Koreana - Autumn 2013 (French)

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A ut o mne 2013

Arts et Culture de Corée Rubrique spéciale Asum utommer n e2012 2013 vo vol.l.2614 n No °. 23

Cours et jardins Cours et jardins ; Les jardins d’appartement ; Les cours des maisons d’autrefois ; La paysagiste Hwang Ji-hae cultive avec amour ses sentiments primordiaux

ISSN 1225-9101

v ol . 1 4 N° 3

Cours et jardins : une communion avec la nature


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Lettre de la rédactrice en chef

Le jardin à la coréenne

Dans sa rubrique spéciale, Koreana examine de plus près cette particularité culturelle et artistique sous la plume de spécialistes qui apportent, selon leur discipline, différents points de vue et informations contribuant à une meilleure connaissance des traditions locales, mais aussi du pays et de sa population. À chaque nouveau numéro, l’équipe rédactionnelle débat des sujets susceptibles d’intéresser les lecteurs parmi ceux que lui a proposés le Comité de rédaction, auquel elle soumettra à son tour les thèmes retenus au final. Les rédacteurs qui ont été affectés à cette publication se réunissent alors pour s’entretenir du sujet et présenter des projets d’articles qui permettront d’en traiter à fond et avec pertinence. Il arrive très souvent qu’ils se déplacent sur les lieux même en compagnie des photographes et rédacteurs en chef pour les découvrir de visu et recueillir les témoignages de personnes concernées. Dans le cas présent, ces voyages ont joué un rôle crucial pour l’étude

du thème Cours et jardins coréens : une communion avec la nature. À cette occasion, l’équipe a sillonné pas moins de cinq provinces coréennes à la recherche des vieilles maisons de l’ le de Daebu et des agglomérations de Yesan, Asan, Nonsan, Jeongeup, Hamyang, Yang­dong et Cheongdo, éparpillées à travers le pays. Lors de son périple de trois jours, elle a eu pour guide M. Cho Jeon-hwan, un charpentier-menuisier spécialisé dans l’architecture traditionnelle coréenne et auteur de l’article Les cours des maisons d’autrefois . L’itinéraire qu’il avait fixé l’a entraînée dans des déplacements aussi nombreux que merveilleux par la découverte de ces habitations anciennes aux cours et jardins témoignant de l’inventivité de leurs créateurs et utilisateurs. Nul doute que le lecteur saura aussi les apprécier au gré des articles et photographies réalisés à cette occasion. Choi Jung-wha


Rubrique spéciale Cours et jardins

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Rubrique spéciale 1

Cours et jardins

Han Kyung-koo

Rubrique spéciale 2

Les jardins d’appartement

Kim Yoo-kyung

Rubrique spéciale 3

Les cours des maisons d’autrefois

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Cho Jeon-hwan

Rubrique spéciale 4

La paysagiste Hwang Ji-hae cultive avec amour ses sentiments primordiaux

Suh Hwa-sook

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Dossiers

Restauration et avenir de Sungnyemun

Kim Chang-hee

Chronique artistique

Jiseul, années inachevées 2 Un film indépendant sur l’espoir qui demeure au milieu des massacres

Heo Young-sun

Sur la scène internationale

Nah Youn-sun, une diva du jazz qui embrasse le monde entier dans sa musique

Seo Jeong Min-gap

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Défenseurs du patrimoine

Yu Ji-hwa, maître de la danse au panache-fleur

Choi Hae-ree

Amoureux de la Corée

« Le rêve de mon fils est aussi le mien » : un entretien avec Vu Thi Ly, la maman du « Petit Psy »

Kim Dae-o

Livres et CD Charles La Shure

Les Voix du Ciel

Du confucianisme et de la guerre : l’émouvant roman autobiographique d’une Coréano-Américaine

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Magnolia et lotus : poèmes choisis de Hyesim Comment trouver la Vérité sans attendre dans la poésie d’un maître zen

Le Programme Sejong pour futurs coréanologues Un cours de coréen en ligne à l’intention des lycéens américains

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K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

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Regard extÉrieur

Mes premières impressions coréennes

Martin TRICAUD

Délices culinaires

La saveur du champignon songi

Ye Jong-suk

Mode de vie

Loin du stress urbain, une nouvelle vie à Jeju

Lee Jin-joo

Aperçu de la littérature coréenne

Une détoxication de la violence Un tel, Keunwon Paik Ga-huim

Uh Soo-woong

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[ Rubrique spéciale 1 Cours et jardins ]

Cours et jardins

En quoi les jardins traditionnels coréens diffèrent-ils tant de ceux tout en symétrie de l’Europe et des paysages en miniature chinois ou japonais ? La réponse réside peut-être dans l’aménagement de l’espace qui est propre à chacune de ces cultures. Han Kyung-koo Anthropologue culturel et professeur à la Faculté des arts libéraux de l’Université nationale de Séoul | Suh Heun-gang Photographe

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ontrairement à leurs voisins chinois ou japonais, les Coréens de jadis ne se souciaient guère de l’aménagement extérieur lorsqu’ils faisaient bâtir une maison, et ce, qu’ils soient du petit peuple, pour des raisons évidentes, ou qu’ils fassent partie de l'élite de la société, peu soucieuse d’agrémenter de plantations l’avant de ses magnifiques demeures. Dans ce dernier cas, on se contentait de faire damer le sol et de l’entretenir en désherbant et en retirant les pierres pour qu’il présente un aspect bien net. On ne saurait en conclure pour autant que la notion universelle de jardin soit étrangère à la Corée. Avec leurs beaux paysages d’inspiration philosophique qui renferment tout un symbolisme, ceux de Sosoewon, à Damyang, et de Buyongdong, sur l’ le de Bogil, illustrent le degré de raffinement qu’avaient atteint dans ce domaine les hommes de Joseon. Toutefois, il s’agit d’exceptions

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à la règle qui veut depuis toujours qu’en Corée, une cour nette et propre soit préférable à un grand et joli jardin.

Une seconde pièce principale Au temps passé, la cour était le reflet de l’intérieur d’une maison, comme le visage d’une personne. Dans le roman intitulé Le feu de l’esprit, celle que décrit Choe Myeong-hui a un sol « si doux et ferme qu’on pourrait la traverser pieds nus sans se salir », car on la balaie « avec autant de soin que pour se laver la figure ». Quant au poème de Seo Jeong-ju intitulé Mythes du col de Jilma, il parle de cette « cour-pièce principale », ainsi nommée en raison de l’usage qui en était fait et « aussi douce et parfumée que le visage de Chun-hyang », attestant ainsi du rôle important qu’elle jouait dans l’habitat traditionnel, au même titre les chambres à chauffage Arts e t cu l tu re d e Co ré e


par le sol ou les salles parquetées qui en sont des caractéristiques plus connues. Tout à la fois lieu de passage et zone de protection, la cour assurait des fonctions variées et constituait tout aussi bien un espace extérieur ou intérieur selon la saison et les circonstances de la vie domestique. Tantôt terrain de jeu des enfants, tantôt lieu de travail, elle pouvait aussi, moyennant l’adjonction d’un auvent, se transformer en salle pour accueillir fêtes et cérémonies à la mémoire des ancêtres. C’est là qu’étaient mis à sécher légumes sauvages ou piments et que les céréales étaient conservées. L’été, on s’y asseyait en famille pour dîner, déguster une pastèque et bavarder avant d’aller se coucher. On y célébrait les cérémonies de mariage et lors d’un décès, la famille y recevait ceux qui venaient lui présenter leurs condoléances. À la première pleine lune du calendrier K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

Cour des appartements masculins de la maison ancienne de Jeong Yeo-chang, à Ham­yang. L’espace y est dégagé à l’exception de quelques zones aménagées telles que le jardin des rochers que surplombe une véranda largement ouverte sur le paysage environnant.

lunaire, la « marche dans la cour » représentait l’étape la plus importante du rite dit de la « marche sur les Dieux de la Terre » que l’on accomplissait au son des gongs et tambours en l’honneur des Dieux de la Terre veillant sur la maisonnée. La dernière partie de la cérémonie, qui avait pour but de chasser les esprits invoqués, se déroulait aussi dans cette enceinte. Ainsi, la cour avait à la fois vocation de lieu de travail, d’espace ludique et d’endroit propice à la détente, outre qu’elle accueillait rites et festins, quand elle n’était pas consacrée à la production ou

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Dans les cités modernes, un fort besoin de contact avec la nature semble inciter à la rechercher dedans comme dehors, en appartement ou dans une maison individuelle, en fréquentant les jardins publics, en profitant des espaces verts des résidences ou en s’adonnant soi-même à des cultures.

à la conservation. En raison de cette grande polyvalence, le mot madang qui la désigne allait s’étendre à tout emplacement où se déroulait une manifestation culturelle, mais aussi aux actes d’un spectacle de pansori ou de talchum , qui sont respectivement un genre de chant narratif et une danse des masques. Par extension, on parlera de madangbal, un vocable dont la dernière syllabe signifie « pieds », au sujet d’une personne d’un grand talent ou aux nombreux amis.

Le choix d’un espace vide À l’évidence, la cour ne se concevait pas en tant que lieu situé à l’extérieur, pas plus que comme un paysage censé imiter la nature ou la reproduire en miniature, et en un mot, il ne s’agissait pas d’un jardin. En revanche, on ornait de frises le bas des murs qui entou-

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raient la maison, on aménageait d’agréables jardinets fleuris face aux pièces destinées aux femmes et on cultivait des légumes au fond du local. Comment expliquer que les Coréens se soient aussi peu intéressés à leur jardin ? Est-ce sous l’influence du confucianisme qui désapprouvait et freinait le luxe extravagant de la classe dirigeante ? Ou est-ce en raison de leur préférence pour les fleurs et arbres à l’état naturel qu’ils s’abstenaient de tailler et façonner les plantes pour leur donner des formes artificielles ? Est-ce pour cela que les jardins coréens à l’ancienne diffèrent tant de ceux d’Europe qui obéissent à une rigoureuse symétrie, mais aussi des paysages élaborés de la Chine ou du Japon ? À moins que la cause en soit liée à la monoculture du riz sur laquelle reposait toute l’économie et qui ne permettait pas une accumulation de richesse suffisante pour Arts e t cu l tu re d e Co ré e


pavillon à un emplacement offrant une belle vue. À la fin du XIXe siècle, Séoul était une ville de deux cent mille âmes, aux paysages pittoresques de montagnes couvertes de forêts. Qu’ils soient du peuple, pauvres et démunis de tout, ou nobles, riches et puissants, tous pouvaient apercevoir ces reliefs depuis chez eux et n’avaient que quelques pas à faire jusqu’aux rivières qui coulaient dans de larges vallées. C’est peut-être cette facilité d’accès aux beautés de la nature qui les dispensait d’avoir un jardin chez eux et les poussait au contraire à dégager autant que possible leur cour.

Cour des appartements féminins de la maison ancienne de Yi Sang-ik (1848-1897, nom de plume Geonjae), à Asan, une ville de la province du Chungcheong du Sud. Elle était destinée aux travaux domestiques, malgré son mur du fond bordé d’arbres et de fleurs. Près de la cuisine, on remarque une meule et un puits, ainsi que les piments rouges séchant au soleil.

réaliser de vastes et magnifiques jardins ? Selon toute vraisemblance, il faut plutôt en rechercher l’origine dans la conception différente de l’aménagement de l’espace qui sépare ces cultures. Dans la Corée d’alors, le paysage environnant était d’une telle beauté que point n’était besoin d’avoir un jardin chez soi. À la recherche d’un effet naturel par des moyens artificiels, on devait préférer tirer le meilleur parti de la place disponible pour y résider et y faire des cultures, quitte à faire construire un K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

De la cour au jardin Cette chance ne s’offre plus aux Coréens d’aujourd’hui. La capitale est une mégalopole de plus de dix millions d’habitants et plus de quatre-vingts pour cent du territoire est urbanisé. Suite à un tel essor démographique et urbain, il était inévitable que les espaces naturels s'amenuisent comme une peau de chagrin et que les Coréens cherchent à se créer des petits coins de nature ou à rechercher les espaces verts. À l’ère industrielle, la cour a donc cessé de jouer le rôle de lieu de production, de conservation et de travail pour céder rapidement la place au jardin. Les amoureux des maisons d’autrefois affirment que la lumière provenant d’une cour vide inondée de lumière produit dans le logis un éclairage indirect d’un effet délicat et que l’air frais qui vient du fond de cette même cour maintient la température à un niveau agréable. Dans les villes, les femmes au foyer qui habitent une maison particulière s’empressent au contraire de planter leur cour d’herbe, fleurs et arbres, faisant surgir un peu partout de charmants jardinets. La majorité des gens, qui vit par contre en appartement pour plus de commodité, ne dispose pas de cour, comme c’est le cas de plus de 50 % de la population de Séoul et de plus de 60 % de celle de Daejeon et Busan que concerne ce type d’habitat ou celui des logements abritant plusieurs familles. Leurs occupants n’en tiennent pas moins pour autant à posséder un jardin et pour ce faire, ils s’efforcent tant bien que mal d’en créer un en garnissant de plantes en pot balcon, hall de l’immeuble, cage d’escalier et entrée de leur domicile. On remarque aussi, çà et là, les traces du jardinage soigné que certains effectuent sur les plates-bandes situées entre les immeubles de leur résidence. Au Coréen d’antan qui déblayait soigneusement son lopin de terre pour en faire une cour et s’en allait admirer la nature en montagne ou au bord d’une rivière, a succédé le citadin moderne, qui éprouve vivement le besoin de reconstituer un semblant de nature chez lui ou de fréquenter les jardins publics. Dans l’habitat urbain de masse, se fait sentir cette envie de contact avec la nature et de travail de la terre, que ce soit dans les intérieurs ou dehors. Il est à espérer que ce faisant, les Coréens d’aujourd’hui s’inspireront de la sagesse de leurs ancêtres en sachant ménager des espaces vides qu’ils pourront consacrer à d’autres activités.

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© Womansense

Jardin suspendu de l’occupant d’un appartement du dernier étage. On accède à cet espace privatif par une porte coulissante située sur le toit.

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[ Rubrique spéciale 2 Cours et jardins ]

Les jardins d’appartement Kim Yoo-kyung Journaliste | Ahn Hong-beom Photographe

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eux pour qui la culture des fleurs représente plus qu’une simple façon de s’occuper ne peuvent pas s’en passer, même s’ils vivent en appartement. Ils ont plaisir à s’entourer de plantes en pot et à garnir leurs balcons de minuscules jardins pour rompre avec la monotonie de leur cadre de vie. « La première chose que je vois en ouvrant les yeux, le matin, ce sont mes fleurs qui me rendent heureuse ». « En regardant mes plantes en pot, j’assiste au passage des saisons. J’aime surtout le printemps, où apparaissent les premières pousses, et l’automne, où les feuilles tombent ». Les deux femmes qui tiennent ces propos s’appellent Jeon Young-ok et Lee Kyu-hee. Elles sont femmes au foyer et possèdent une centaine de plantes ornementales qui font presque partie de la famille et exigent tout autant d’attention. Comme elles, leurs proches apprécient de s’installer sur leur terrasse pour contempler la ville à l’ombre d’un parasol, entourés des plantes de leur jardin. Quand on vit en appartement et que l’on aime les fleurs, le plus simple est d’en cultiver en pot, alors au printemps, le moment est venu de « consommer » ces plantes, que l’on achète couvertes de bourgeons dans des pots en plastique pour les jeter dès que les fleurs se fanent. Même entre quatre murs, le spectacle des fleurs devient vite ennuyeux, alors il ne faut pas se contenter de regarder, mais agir et ce n’est qu’après leur avoir consacré de longs efforts d’entretien que l’on pourra en apprécier la beauté qui va croissant avec le temps. Celle-ci n’en sera que plus grande si l’on choisit un pot adéquat pour remplacer le récipient en plastique fourni à l’achat. À ceux en faïence commune, qui résistent mal aux rigueurs de l’hiver et deviennent très friables, les connaisseurs préfèrent des articles plus solides selon la plante à laquelle ils sont destinés, dépensant parfois plus que de raison pour se procurer une certaine qualité. Cultiver des plantes en pot ne se fait pas sans mal et il faut même leur consacrer autant d’efforts qu’à un jardin. Ce travail s’impose pour tout type de fleur et en toute saison. Quand le printemps approche, il faut dépoter et rempoter, traiter avec des pesticides adéquats, ajouter de l’engrais et tailler. Si les fleurs se trouvent sur le balcon pour ne pas nuire à l’ordre de l’appartement, il faudra y aller à pas de loup, entre deux et trois heures du matin, car c’est là que sortent les limaces pour manger les jeunes pousses, faute de quoi les feuilles dépériront, les fleurs mourront et le tout aura un triste aspect. «Désherber, rempoter... Ces tâches qu’il faut sans cesse recommencer me font oublier les petits soucis de la vie en ville. J’adore avoir des fleurs près de moi, les voir fleurir et embellir », confie une femme, qui en cultive pour occuper ses loisirs. « L’espace d’un instant, je découvre la joie de vivre au contact de la nature. Grâce aux fleurs, je retrouve l’espoir quand je suis découragée », dit même cette autre. K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

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« Désherber, rempoter... Ces tâches qu’il faut sans cesse recommencer me font oublier les petits soucis de la vie en ville. J’adore avoir des fleurs près de moi, les voir fleurir et embellir ».

© Womansense

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On ne saurait imaginer que cette occupation ne concerne que les inactives ou que l’amour des fleurs est réservé aux femmes. À preuve, le cas de cet homme d’affaires nommé Kim Jung-hoon : « En mettant de belles fleurs dans de jolis pots et en m’occupant d’elles, d’une certaine manière, c’est comme si j’écrivais une lettre d’amour à ma femme ». On peut aussi être employé de bureau et s’intéresser aux arbres ou militaire et adorer les fleurs. L’Institut botanique Hyorim qu’a fondé Choi Byung-cheol, un ancien professeur de l’Université Konkuk disparu l’année dernière, attire la fréquentation de tels enthousiastes. Ils peuvent y admirer les centaines de plantes en pot de l’éminent botaniste que fut le professeur Choi. Ces nombreux et splendides spécimens sont débordants de vitalité et d’espèces très différentes qui vont de l’if six fois centenaire au muguet, en passant par différentes variétés de pins. Le Professeur Choi tenait dans cet établissement des conférences spéciales au cours desquelles il parlait des soins exigés par les plantes en pot, du choix de celui-ci et de la connaissance des arbres. Jeon Hae-soon est directrice de crèche et quand elle a visité l’Institut voilà quelques années, cette grande quantité de pots l’a tellement impressionnée qu’elle a entrepris d’avoir elle aussi des plantes très diverses et depuis quelque temps, elle consacre une grande partie de son temps à faire découvrir fleurs et forêts aux petits citadins. Quant à You Jeong-su, elle a mis en pratique l’enseignement de Choi Byung-cheol selon lequel « la culture des plantes en pot peut s’apparenter à un art » en organisant une exposition qui a réuni plus de trois cents spécimens à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de ce professeur. En la voyant assise parmi toutes ces plantes, ses anciennes camarades du lycée ne pouvaient s’empêcher de l’envier. Parfois, les balcons ou vérandas ne sont plus qu’un énorme pot de fleurs, comme celle de Kang Yeun-sim, qui vit en rez-de-chaussée et cultive un jardin dans la cour sur laquelle donne son logement. Pour pallier le manque d’ensoleillement habituel au niveau du sol, elle a placé sur cette véranda une planche de drainage qu’elle a recouverte de terre et sur laquelle elle a déposé un morceau de non-tissé pour retenir celle-ci. Il ne lui restait plus qu’à faire ses plantations sur cette couche superficielle partiellement ombragée. Elle ne s’est pas arrêtée là, puisqu’elle a bordé les murs de sa cour de plantes en pot et placé contre de vieilles souches d’arbre sur lesquelles elle a fixé un treillis en bois pour y faire grimper orchidées et jasmins étoilés jaunes, de sorte que sa véranda s’est transformée en un tunnel de verdure. Celui-ci, vu du salon, fait comme de grosses vagues qui déferlent jusque dans la cour. Lorsque Kang Yeun-sim s’absente longtemps pour aller en famille, elle sollicite ses voisins pour l’arrosage. Au dernier étage, il y a aussi Kim Jung-soon, son petit balcon et son jardin suspendu tout fleuris du printemps à l’automne. Le balcon étant entièrement vitré, il y règne une chaleur qui lui permet de cultiver des fleurs en tout genre et de goûter « la variété des formes et couleurs qu’elles peuvent présenter ». Elle y a fait installer une vasque et un robinet trouvés chez un antiquaire. Échelles, chaises et jusqu’à la corde à linge qui se balance dans le vent : tout s’harmonise avec les couleurs des roses, géraniums, lilas nains Miss Kim et hortensias. Elle cultive aussi de belles laitues atteignant la taille d’un chou. « Chaque fois que je vais chez le fleuriste, je découvre de nouvelles plantes et j’ai envie d’en acheter », avoue-t-elle. Son jardin prend ainsi un aspect changeant au fur et à mesure que fleurissent et se fanent ses plantes. 1 Jardin suspendu de Kim Jung-soon, qui habite au dernier étage d’un immeuble du centre-ville. 2 Au rez-de-chaussée de son immeuble, Kang Yeun-sim a transformé la cour en un beau jardin dont elle fait aussi profiter ses voisins. 3 Balcon de la galerie de la Fondation coréenne pour l’artisanat et le design. La paysagiste Seo Su-hyeon qui l’a aménagé a su tirer parti du peu de place disponible en le décorant de plantes en pot. 4 Jardin suspendu de l’école maternelle Bethel de Séoul, dans le quartier de Haengdang-dong. Les enfants ont la chance d’y être au contact de la nature.

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[ Rubrique spéciale 3 Cours et jardins ]

Les cours des maisons d’autrefois Je me consacre à la charpente et à la menuiserie de tradition au sein d’une entreprise familiale qui existe depuis cinq générations. Depuis vingt ans, je parcours tout le pays à la recherche de vieilles maisons délabrées car ce n’est pas seulement leurs boiseries auxquelles je suis attentif et sensible. Mon long périple a commencé en ce matin merveilleux où je me suis réveillé dans la cour d’un temple de montagne. Cho Jeon-hwan Charpentier-menuisier et chef d’entreprise chez Eyoun Hanok | Ahn Hong-beom, Suh Heun-gang, Ha Ji-kwon Photographes

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Le temple de Buseok s’accroche à un versant montagneux à neuf dénivellations, dont la septième accueille le Pavillon Anyangnu (du réconfort et de la gratification) et sa cour (à droite).

Les neuf cours d’un temple de montagne J’ai repris mon chemin sur ce versant escarpé que j’ai gravi

un bon moment, de sorte que j’ai bientôt été hors d'haleine, mais voilà que se dressait devant moi une deuxième entrée, qui est une porte honorant les quatre gardiens célestes chargés de veiller sur le temple. Passé celle-ci, avant de monter l’escalier qui mène au sanctuaire, j’ai levé les yeux et n’ai vu qu’un haut mur de pierre qui se dressait devant moi. En regardant en arrière, j’ai constaté que la forêt ne barrait plus l’horizon car je m’étais éloigné de la montagne, ce qui m’a permis de me rendre compte de sa hauteur. Après cette courte pause, j’ai poursuivi mon ascension et suis parvenu au pied d’un escalier conduisant à l’un des magnifiques murs

a première fois que j’ai visité le temple de Buseok, qui se situe à Yeongju, dans la province du Gyeongsang du Nord, c’était en 1995 et un typhon venait de balayer toute la région. À cause des pluies torrentielles, l’allée qui menait au temple n’était plus praticable. Alors il m’a fallu prendre un chemin détourné et marcher tout le long des crêtes avoisinantes, en tenant mes chaussures à la main pour ne pas les souiller de boue, jusqu’à la Porte à un Pilier, qui permet le passage dans l’enceinte du temple. En me retournant tandis que je la franchissais, il n’y avait plus derrière moi qu’une forêt sombre à perte de vue.

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en pierre. Du haut des marches, j’ai constaté, en me retournant, que la masse vert sombre de la montagne avait disparu et faisait place à une vaste étendue de ciel bleu. J’avais devant moi le toit du Muryangsujeon, c’est-à-dire du Pavillon de la vie éternelle, qui est le plus grand du temple et abrite une châsse renfermant une statue de Bouddha. À ses côtés, s’élevait celui où pend la grande cloche du temple et où se trouvent divers autres instruments. En montant encore les degrés, je suis passé devant ce Pavillon de la cloche, auquel succédait l’Anyangnu, qui est le Pavillon du réconfort et de la gratification. Soudain, le Pavillon de la vie éternelle a dressé devant moi son imposante façade tandis que dans mon dos, les monts Sobaek

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offraient le spectacle grandiose de leurs reliefs se détachant sur un ciel radieux que la pluie avait lavé de toute pollution et dégagé de ses brumes. J’ai ressenti un choc en découvrant cette architecture qui respirait et vivait, comme je n’en avais jamais vu auparavant et qui n’était comparable à aucune autre. C’est cette forte impression qui m’a donné envie d’étudier l’architecture traditionnelle coréenne de manière plus approfondie. J’ai donc interrompu mon activité de charpentier-menuisier pour participer au chantier de restauration du palais de Gyeongbok et ce faisant, j’ai vu ma rémunération journalière passer de cent cinquante mille à trente-huit mille wons. Il m’a fallu plusieurs années pour comprendre que ce que j’avais ressenti ce jour-là n’était ni le fruit du hasard ni une réaction qui Arts e t cu l tu re d e Co ré e


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1 Dans la maison Songhwa d’Asan, une ville de la Province du Chungcheong du Sud, une allée relie l’entrée principale aux appartements du maître. Sa cour possède une beauté naturelle qui la distingue de celles, toutes semblables, des demeures aristocratiques d’époque Joseon. 2 Cour intérieure carrée de la maison ancienne de Chusa, à Yesan, une ville de la province du Chungcheong du Sud. Les bâtiments qui l’encadrent protègent les occupants des rigueurs du climat.

m’était propre, mais l’effet qu’avaient recherché les bâtisseurs dans leur excellent savoir-faire, voilà plus d’un millénaire. Le temple de Buseok étant situé sur un terrain en pente, ses constructions ont dû être étagées sur neuf niveaux. Entre la Porte des quatre rois célestes et le pavillon de la vie éternelle, qui est le principal lieu de culte, s’étendent trois cours dont chacune est subdivisée en K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

courettes. En franchissant les cent huit pierres de l’allée qui permet de les traverser, il est dit que le marcheur peut chasser de son esprit toute ses mauvaises pensées. Ce soulagement de l’âme tourmentée à l’approche de l’idéal bouddhique, l’effort physique exigé par l’ascension du sentier pentu et les impressions visuelles produites par le paysage changeant, tout concourt à faire de cette visite une véritable découverte. Aujourd’hui encore, je reviens une ou deux fois par an en ces lieux qui me font toujours une impression nouvelle, car l’ingénieuse conception en terrasse de ses cours offre une vue différente sur les monts Sobaek et leur enchaînement de cimes. Au fur et à mesure que je m’avance vers le grand pavillon, je sens en moi toute une

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mosaïque d’impressions sous l’effet conjugué de mon état d’esprit, de ma condition physique et de l’aspect changeant de la nature.

Pavillons et vérandas en bois Sous le royaume de Joseon, il n’était pas rare de voir un érudit confucianiste se retirer du monde en un lieu isolé et dans ce but, il avait fait construire au cœur d’une forêt une maison entourée d’un jardin qui alliait une conception bien pensée à une certaine sensibilité poétique et à des aspects fonctionnels. À titre d’exemple, on peut citer les pavillons de Gyosujeong et de Doksujeong, c’est-àdire respectivement de l’éducation et de la défense solitaire, le premier étant situé dans les jardins de Jo Seung-suk, à Hamyang, et le second dans ceux de Jeon Sin-min, à Damyang. Tous deux furent édifiés par des hommes loyaux au royaume déchu de Goryeo qui avaient préféré cette retraite à une collaboration avec les tenants du pouvoir du nouvel État de Joseon. Plus tard, ils allaient servir de modèle aux constructions qui allaient peu à peu apparaître au pied des monts Deogyu et Mudeung, dont le spécimen le plus brillant fut le Soswaewon, ce « jardin de l’esprit pur » qui figure parmi les plus beaux de ceux ayant appartenu aux lettrés de Joseon à être parvenu jusqu’à nos jours. Ce style architectural allait aussi influencer la conception de l’habitat par la création du numaru, cette sorte de véranda en bois située en hauteur et sur laquelle donnait souvent le bâtiment principal qui abritait les pièces destinées aux hommes dans les demeures aristocratiques d’autrefois. À Hamyang, la maison ancienne de Jeong Yeo-chang, qui se situe dans le village de Gaepyeong, comporte aussi une véranda de ce type où le maître des lieux recevait ses amis pour deviser avec eux de néoconfucianisme ou de politique. De par sa situation tout à l’est des appartements des hommes, il offrait la plus belle vue sur la montagne et ses rochers, minuscules à cette distance, qui apportaient un élément décoratif au paysage de la cour. Ce relief correspond si bien au paysage idéal que les architectes qui cherchent à retrouver l’habitat traditionnel le prennent souvent pour modèle. Devant la maison de Hamyang, deux pins adossés au mur apportent la fraîcheur de leur ombre à la véranda en bois en lovant leurs

branches tortueuses pour former un arc. Celle-ci jouait autrefois le rôle de pavillon de jardin. Les invités y retrouvaient leur hôte pour se divertir en récitant des poèmes ou en chantant les beautés du paysage. Elle représentait donc un foyer d’activités par comparaison à la cour vide sur laquelle donnaient les pièces réservées aux hommes.

Une discrète communion avec la nature Pour les Coréens de jadis, l’homme devait côtoyer la nature sur un pied d’égalité plutôt que d’entretenir avec elle un rapport de domination. Avant de faire bâtir une maison, ils réfléchissaient donc à sa situation géographique, notamment à la forme des montagnes environnantes et au sens dans lequel coulait la rivière la plus proche. La vue sur de lointaines montagnes constituait l’un des principaux critères de l’orientation de la maison. À certains endroits, il était possible d’avoir plusieurs vues différentes à la fois par une même fenêtre. À partir de cet emplacement, le regard pouvait se porter à une plus grande distance, par-delà les murs de la cour et la vie quotidienne qui se déroulait dans leur enceinte comme à l’intérieur de la chambre, toutes ces perceptions visuelles produisant un certain effet dans l’imaginaire de l’observateur. Dans la mesure où l’extérieur de la maison devait se fondre dans le paysage, les futurs occupants ne cherchaient pas à le façonner à leur guise, alors qu’ils jouaient sur la taille et l’orientation des fenêtres pour obtenir la vue souhaitée dans leur encadrement. D’une certaine façon, ils modifiaient quand même l’extérieur de leur habitation par l’adjonction d’éléments décoratifs à ses constituants fonctionnels, notamment murs et cheminées, d’arbres ou de plantes dans la cour et de rochers aux formes insolites. De telles pratiques paysagères obéissaient à des considérations esthétiques, mais aussi symboliques. Elles pouvaient consister, pour ceux qui vivaient en ville ou n’avaient pas la possibilité d’agir sur le cadre naturel comme ils l’entendaient, à accrocher des peintures paysagères au mur ou à créer bassins et montagnes miniatures dans leur cour. Dans l’agglomération de Gyeongju, la maison dite Dongnakdang, c’est-à-dire de la solitude heureuse, est l’archétype de l’habitation

Dans toutes les maisons, il était possible, à un certain endroit, d’avoir plusieurs vues différentes à la fois par une même fenêtre. À partir de cet emplacement, le regard pouvait se porter à une plus grande distance, par-delà les murs de la cour et la vie quotidienne qui se déroulait dans leur enceinte comme à l’intérieur de la chambre, toutes ces perceptions visuelles produisant un certain effet dans l’imaginaire de l’observateur. 16

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conçue pour tirer le meilleur parti du cadre naturel. Yi Eon-jeok (1491-1553), illustre érudit confucianiste du Joseon du XVIe siècle, y vécut plusieurs années après avoir renoncé à son poste de haut fonctionnaire pour des raisons politiques. Cette construction, dont le nom révèle la volonté de son propriétaire de louer les vertus de la solitude, se situait près d’un ruisseau qui prenait sa source au mont Jaok et créait l’impression d’un lieu retiré dans les montagnes, tandis que la double ceinture de murs qui l’entourait assurait une certaine sécurité à son occupant. C’est en ces lieux que Yi Eonjeok élabora sa théorie du néoconfucianisme, qui se différenciait des doctrines chinoises par ses incidences concrètes sur la réalité et à partir desquelles Yi Hwang allait construire un véritable systèK o r e a n a ı A u t o mn e 2013

Dans les appartements du ma tre de la maison de Myeongjae, à Nonsan, une ville de la province du Chungcheong du Sud, une véranda en hauteur domine la cour adjacente et au-delà, tout le village.

me de pensée philosophique d’une grande portée. Dans la maison comme dans la cour, l’aménagement est parfaitement conçu pour permettre d’admirer la nature virginale qui s’offre au regard, avec une extrême logique issue des vues philosophiques du propriétaire, pour lequel les considérations rationnelles l’emportaient sur l’essence spirituelle du néoconfucianisme. Près de cinq siècles après sa construction, cette habitation témoigne encore, par sa conception, des idéaux et opinions de Yi Eon-jeok

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sur les relations entre Homme et Nature. Cette charmante maison de campagne présente, entre autres particularités intéressantes, celle des claires-voies qui s’ouvrent verticalement sur le mur qui l’entoure. Ces minces percées créent une rupture dans la solide continuité des murs pleins composés d’un empilement de tuiles liées entre elles par de la terre. Si un mur avait pour fonction principale de fermer le passage aux inconnus, il assurait aussi un lien avec l’extérieur et l’occupant n’était ainsi pas coupé du monde. Ses ouvertures permettaient aussi de regarder le ruisseau après avoir ouvert la fenêtre de la pièce principale. Contrairement à la plupart des maisons d’alors, qui comportaient une chambre de part et d’autre du maru , celle-ci n’en

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possédait que sur un seul côté afin de ne pas boucher la vue sur le ruisseau. On retrouve ce même détail de conception à un certain endroit de Bukchon, ce « village du Nord » situé à Séoul. Il s’agit d’un quartier composé de maisons traditionnelles avec cour, véritable îlot dans un océan de tours modernes serrées les unes contre les autres. L’une de ces habitations d’autrefois est une maison de petites dimensions nommée Mumuheon, c’est-à-dire la maison du néant, et située au coin d’une ruelle de Gahoe-dong. Le mur qui la ceint est aussi pourvu d’ouvertures verticales à claire-voie et comme la construction est en angle, deux de ses murs donnent sur une ruelle, dont celui qui est percé de la porte d’entrée et celui qui Arts e t cu l tu re d e Co ré e


comprend les ouvertures à claire-voie. Par celles-ci, il arrive souvent d’entrevoir le propriétaire des lieux en train d’arroser les plantes de sa cour. C’est un peu comme si la maison ouvrait son cœur sur l’extérieur par cette ouverture, alors si on jette un coup d’œil par le treillis et que d’aventure on croise le regard de l’un des occupants, il n’y a pas de mal à cela. Cette version moderne du mur de Dongnakdang semble donner vie à la paisible venelle.

Les cours des maisons particulières Dans la plupart des cas, les demeures aristocratiques de jadis ne possédaient pas moins de quatre cours. Dans la première, sur laquelle donnaient les pièces des domestiques, ceux-ci s’adonnaient aux cultures et aux travaux de la maison. La deuxième se situait près des pièces réservées au chef de famille et permettait à celui-ci de recevoir des invités ou d’organiser les cérémonies familiales. Située au centre des différents logements, la troisième était le lieu où se déroulaient les travaux ménagers réalisés par la maîtresse de maison. Quant à la quatrième, qui s’étendait derrière la maison, elle accueillait la cheminée accolée au mur arrière, ainsi que les grands pots qui renfermaient sauces et condiments et étaient posés sur une estrade. Cette dernière cour était aménagée en tenant compte autant que possible de la topographie particulière des lieux, notamment en y plantant des arbres ou en y installant des plates-bandes surélevées ou en terrasses, afin de dégager la vue que l’on avait depuis les portes situées au fond des pièces occupées par les femmes. Située près de la ville de Nonsan, la maison ancienne de Myeong­ jae fournit une bonne illustration de ce type d’habitat qu’affectionnaient les nobles de Joseon. Myeongjae était le nom de plume de Yun Jeung, un grand érudit du XVIIe siècle dont les fidèles disciples firent bâtir cette habitation. Tout en elle est révélateur de la vision philosophique du monde qui était celle de Yun Jeung, pour qui le cœur était le siège de la raison et permettait de s’affranchir des limitations d’un néoconfucianisme prônant en toute chose des valeurs absolues. L’implantation des différentes cours y traduit aussi un souci de bonne conception à l’égard du futur occupant. En

particulier, la cour des appartements de la maîtresse de maison est agencée de telle sorte que celle-ci voyait à tout instant ce qui se passait dans le reste du logis, en dépit des murs et pièces qui entouraient celles où elle vivait. Sous le royaume de Joseon, où hommes et femmes occupaient des lieux de vie séparés, les différentes activités de la maîtresse de maison étaient presque entièrement confinées à ces pièces tournées vers l’intérieur. En revanche, à Myeongjae, les différents bâtiments, comme les autres éléments de la maison, étaient disposés de telle sorte que la maîtresse de maison puisse surveiller toutes les allées et venues qui avaient lieu dans les logements de son époux. Quant à la cour sur laquelle donnaient les siens, en fournissant un raccourci jusqu’à la grange, elle permettait aux femmes d’être plus efficaces dans leur travail en cuisine. De par son emplacement, elle assurait en outre une meilleure circulation de l’air et l’évacuation des eaux pluviales. Le muret qui la bordait, ainsi qu’un genévrier situé près du puits, soustrayaient les logements féminins à la vue des invités du maître des lieux. Enfin, les fenêtres dont étaient percées ces pièces offraient une vue intégrale de la cour avec ses belles plates-bandes et son estrade où prenaient place des pots. Les logements du maître étaient pourvus d’une véranda construite en hauteur sur le mur orienté à l’ouest, grâce à laquelle on pouvait embrasser du regard l’ensemble du village, ainsi que d’une cour spacieuse agrémentée d’un bassin, d’une montagne en miniature et d’un puits.

Des principes de conception scientifiques L’ancienne maison de Chusa, nom de plume par lequel se faisait appeler le calligraphe Kim Jeong-hui, fut occupée antérieurement par la princesse Hwasun, fille du roi Yeongjo qui régna sur Joseon, après qu’elle eut épousé l’érudit Kim Han-sin, lui-même arrière-grand-père de Chusa. Les charpentiers du roi furent chargés de la construction de cette habitation, dont il ne reste pourtant aujourd’hui qu’une moitié, de sorte qu’il est difficile de se faire une idée de ce qu’était son aspect. Il n’en demeure pas moins qu’avec ses élégantes bâtisses, elle constitue un magnifique spécimen

1 Estrade à jarres et grange de la cour de la maison Seobaekdang (des cent écrits) située au village de Yangdong, à Gyeongju, dans la province du Gyeongsang du Sud, un lieu historique inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO. 2 La maison Dongnakdang (de la solitude heureuse), se trouve non loin de l’Académie Oksan de Gyeongju, au bord d’un ruisseau et à l’orée d’une épaisse forêt. Le professeur d’anthropologie Han Kyungkoo (à droite), auteur du premier article de cette rubrique spéciale, y est assis en compagnie du charpentiermenuisier Cho Jeon-hwan, qui a rédigé le présent article.

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d’habitat aristocratique du XVIIIe siècle. C’est plus particulièrement le cas des logements situés en son centre, dans lesquels résidait la princesse et qui présentent la forme caractéristique d’un carré percé d’une cour en son centre. L’été, quand le soleil déversait sa lumière fulgurante du faîte du toit jusqu’au sol de la cour, il se créait un courant d’air ascendant. Par la fenêtre qui s’ouvrait sur l’arrière-cour, la brise qui s’engouffrait apportait l’air frais de la forêt, qui en circulant dans toute la maison y abaissait la température. Cette cour centrale permettait aussi de maîtriser une nature parfois impétueuse en modérant la force des bourrasques pour en faire de douces brises qui aéraient la maison et abaissaient les fortes températures diurnes pour les rendre plus

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agréables de nuit. Elle assurait aussi le drainage des surplus d’eau de pluie en les faisant s’écouler jusqu’au bassin. Cette évacuation se faisait d’autant mieux que la cour était bien dégagée et recouverte de sable à gros grain, mais ici, on a curieusement choisi le gravier lors de la restauration.

Épilogue Après avoir fait mon apprentissage de charpentier-menuisier, à l’âge de quinze ans, pour reprendre l’entreprise familiale, je suis passé d’un chantier à l’autre pour travailler à la reconstitution du patrimoine culturel. Avec le temps, toutefois, j’en suis venu à préférer construire des maisons où vivre, au lieu de restaurer les palais Arts e t cu l tu re d e Co ré e


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1 Cour de la maison ancienne de Jeong Yeo-chang, à Hamyang, une ville de la province du Gyeongsang du Sud, vue de la véranda en hauteur des appartements du ma tre. Dans l’encadrement de la fenêtre, un vieux pin et une montagne rocheuse en miniature composent un beau paysage. 2 Le pavillon Dongnakdang (de la solitude heureuse) s’élève sur les berges d’un ruisseau de Gyeongju. Il offre une vue sur ce cours d’eau et sur l’épaisse forêt voisine.

de royaumes disparus. Dès lors, je me suis entièrement consacré à la construction d’habitations de style ancien à l’intention de mes contemporains et pour ce faire, les maisons de jadis qui sont parvenues jusqu’à nos jours ont toujours constitué une précieuse source d’inspiration. Voilà peu, j’ai effectué des recherches sur celles qui sont touK o r e a n a ı A u t o mn e 2013

jours sur pied dans une le située au large du littoral occidental coréen. Ces constructions délabrées sont à l’abandon depuis quinze ans, suite à la réalisation d’un nouveau pont reliant l’île au continent, qui a entraîné des projets d’urbanisme. En raison des limitations géographiques inhérentes à une île, ces maisons ne sont ni grandioses ni élégantes et pourtant les visites et relevés métrages que j’y ai effectués, ainsi que les recherches que j’ai réalisées à leur sujet, m’ont beaucoup appris sur l’architecture traditionnelle et sur la création de jardins paysagers. Avant qu’il ne soit trop tard, j’aimerais apporter ma contribution aux efforts entrepris çà et là pour faire rena tre ce mode de vie d’autrefois fondé sur l’harmonie entre l’Homme et la Nature.

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[ Rubrique spéciale 4 Cours et jardins ]

La paysagiste Hwang Ji-hae cultive avec amour ses sentiments primordiaux Suh Hwa-sook Journaliste au Hankook Ilbo | Ahn Hong-beom Photographe

1 1 La paysagiste Hwang Ji-hae estime que de modestes matériaux peuvent s’unir pour évoquer une riche histoire. Dans sa dernière réalisation intitulée Chemin des arénicoles , elle a employé des matériaux de recyclage et des plantes trouvés sur les chantiers voisins. 2 Cette structure en forme d’arénicole conçue par Hwang Ji-hae conduit les visiteurs à la galerie et à la bibliothèque. 3 La sculpture La main qui sème rappelle au visiteur que, sur les lieux de l’exposition, s’étendaient autrefois des rizières dont la population a longtemps tiré sa subsistance.

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’Exposition internationale des jardins se déroulait cette année du 20 avril au 20 octobre au bord de la baie de Suncheon, dans la province du Jeolla du Sud, et bénéficiait donc d’un cadre idéal par sa proximité avec l’un des cinq plus grands marais au monde. Première édition coréenne de cette manifestation, elle s’attachait à faire découvrir l’horticulture et l’art paysager du monde dans toute leur diversité en sollicitant la participation des plus grands spécialistes de ces domaines. Les visiteurs y ont notamment apprécié le Chemin des arénicoles , une réalisation de la célèbre paysagiste coréenne Hwang Ji-hae, deux fois médaillée d’or de l’Exposition florale de Chelsea organisée en 2011 et 2012 par la Société royale d’horticulture (RHS). À cette dernière occasion, elle s’est aussi vu décerner le Prix du Président qui a consacré son talent à l’échelle internationale. Son Chemin des arénicoles résultait d’un travail de mémoire sur le paysage familier de son enfance, tout en doux reliefs, avec sa petite crique, ses souricières et fourmilières, son biotope et ses champs où les chiens gambadaient en toute liberté. Il comportait aussi un jardin à l’allée sinueuse, une bibliothèque et une galerie à la forme allongée évocatrice de l’arénicole. En pénétrant dans cet espace plein d’inventivité, on croyait se trouver dans un village traditionnel coréen à la vue des sophoras qui se penchaient doucement sur le sentier et produisaient un effet d’ensemble des plus naturels, comme s’ils avaient toujours été là. Une rizière se trouvait autrefois en ce lieu dont Hwang Ji-hae avait soigneusement conçu l’aménagement. L’allée conduisait le visiteur à la galerie et à la bibliothèque, toutes deux en forme d’arénicole. Dans la seconde, les mots suivants étaient affichés à la fenêtre : « Ne pas frapper à la fenêtre : présence de mésanges à longue queue ». Cent jours à peine après la réalisation du jardin, un couple de ces oiseaux y nichait déjà, à l’abri d’un buisson de lamier blanc planté devant la bibliothèque et quatre œufs avaient été pondus. Pendant notre entretien, la mère nourrissait sans trêve les oisillons.

Un jardin qui a beaucoup de choses à raconter Suh Hwa-sook : Il est vraiment surprenant que les oiseaux aient investi le nouveau jardin dès sa création pour l’Exposition. Hwang Ji-hae : Un jardin n’en est pas tout à fait un sans abeilles et papillons, sans oiseaux qui y font leur nid. Suh : Vous avez donc fait un choix de plantes susceptibles de les attirer ? Hwang : Je me suis attachée à y créer l’impression de calme qui règne dans les jardins traditionnels coréens, en le laissant à l’état naturel. Les oiseaux, les papillons, comme tous les autres êtres vivants qui participent de cet écosystème invisible à l’œil nu savent mieux que nous apprécier la tranquillité. Autour de la galerie et de la bibliothèque d’arénicoles, j’ai transplanté des variétés aussi courantes que l’isodon japonicus ou le tussilage, qui se plantaient autrefois dans la cour située derrière la cuisine d’une maison. Suh : De quoi s’inspirent les jardins et paysages que vous réalisez ? K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

Hwang : J’effectue des recherches sur l’histoire du lieu concerné et je me la représente visuellement pour en faire le point de départ de mon travail. Suh : Quelle est celle de la baie de Suncheon ? Hwang : La baie de Suncheon renferme un vaste marais. Sur ses rives, à l’emplacement de l’exposition, se trouvaient autrefois des rizières, ces zones humides artificielles dont les agriculteurs tiraient leur subsistance. À mon avis, ce sont elles qui font la baie de Suncheon. Dans le Chemin des arénicoles, j’ai voulu conter l’histoire de son écosystème invisible en prenant pour thème ces animaux pour témoigner du respect que je voue à la nature et à ses habitants et évoquer la vie des hommes en harmonie avec les espèces qui habitent les étendues boueuses. Dans le ventre de mon arénicole imaginaire, j’ai construit une galerie et une bibliothèque où la hauteur de porte ne dépasse jamais cent vingt centimètres pour obliger les visiteurs à baisser la tête et les inciter peut-être à réfléchir à l’importance des moindres créatures qui peuplent ce milieu. Suh : La cascade qui jaillit d’une sculpture de tête féminine penchée en arrière est tout à fait impressionnante. Hwang : Au centre de l’Exposition, se trouve le Jardin du lac de Charles Jencks, théoricien architectural et paysagiste britannique. Il est entouré d’une prairie où ont été créées de petites côtes qui composent un paysage assez inhabituel en Corée, alors les organisateurs de cette manifestation ont fait appel à moi pour aménager un jardin qui assure une transition en douceur avec le cadre naturel. C’est pourquoi j’ai pensé à cette cascade pour rappeler l’eau du Jardin du lac, qui sort des profondeurs de la Terre nourricière.

Les huit saisons coréennes Suh : Quelles difficultés avez-vous dû affronter dans la réalisation du Chemin des arénicoles ? Hwang : Comme le jardin se trouvait en terrain marécageux, il n’était pas pensable de planter de grands arbres, car les côtes et hauteurs artificielles n’en auraient pas supporté le poids. J’ai donc opté pour un compromis en mettant en œuvre des matériaux de recyclage et des plantes trouvés sur les chantiers voisins, des pierre et du bois des sophoras situés à l’entrée du jardin, par exemple. Sur la dalle en ciment, j’ai créé des formes intéressantes à l’aide de métal de rebut récupéré chez les ferrailleurs des environs. Aussi modestes soient-ils, ces matériaux se sont unis pour évoquer une riche histoire. Quoique le recours au recyclage ait représenté une importante réduction des coûts, il a aussi beaucoup allongé le temps d’exécution et compliqué le travail. Suh : Si les jardins coréens se conçoivent à l’origine comme une reproduction de la nature dans la cour située devant la maison, ils réalisent le plus souvent cet objectif de manière idéalisée. Ce n’est pas le cas du vôtre, qui présente l’aspect d’un paysage coréen familier et crée une impression d’intimité chaleureuse. Hwang : Pour moi, la Corée a huit saisons, et non quatre. Les

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« J’ai compris que ce qui fait Suncheon, ce sont ses vastes étendues boueuses. En étudiant les arénicoles qu’elles abritent, je me suis intéressée à leur écosystème invisible ».

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1 Vue aérienne du Chemin des arénicoles , un jardin dont la conception très inventive met en œuvre les créations plaisantes de la Galerie-bibliothèque des arénicoles , du Café trou de souris et de la Loge du tunnel des fourmis . 2 Cette tête de femme penchée en arrière symbolise la vitalité de la Terre nourricière d’où provient l’eau du Jardin du Lac conçu par Charles Jencks au centre du site de l’Exposition. 3 Sur le reste de son parcours, le Chemin des arénicoles est agrémenté de plantes et pierres de la région.

paysages y sont si beaux et changeants qu’il semble en apparaître de nouveaux chaque mois ou presque. C’est la raison pour laquelle j’ai mis en œuvre la technique du « paysage d’emprunt » pour recréer un coin de vraie nature à l’avant de la maison. Sur un terrain un peu pentu, j’ai construit un pavillon où les visiteurs peuvent sentir le souffle de la brise et voir les arbres onduler sous le vent en embrassant toute la forêt du regard. Quand j’étais petite, une cour s’étendait derrière la maison, jusqu’à la colline voisine où je pouvais ainsi aller jouer tous les jours des heures durant, sans jamais m’en lasser. Suh : J’imagine que ces souvenirs d’enfance prennent forme dans les jardins et paysages que vous aménagez. Hwang : J’ai grandi dans une maison d’autrefois située à Gokseong, une ville de la province du Jeolla du Sud. Devant chez nous, ma mère travaillait un jardin potager auquel s’ajoutaient quelques arbres fruitiers. Quand les cerises étaient mûres, elle m’appelait pour me mettre en garde: « Ji-hae, n’oublie pas de cueillir les cerises avant que les oiseaux ne les mangent ». Pour l’Exposition, elle m’a fait cadeau d’un banc que j’ai installé au bord de l’allée qui mène à la galerie et j’ai planté un cerisier à côté. Sur le banc, j’ai peint la petite phrase par laquelle elle me prévenait de l’arrivée des oiseaux.

Les toilettes traditionnelles coréennes et la zone démilitarisée Suh : Qu’est-ce qui a suscité votre vocation de paysagiste? Hwang : Paysagiste ou artiste environnementale ? Je ne sais pas lequel de ces termes me convient le mieux. Où que je me trouve, il faut que je dessine. À l’université, j’ai étudié les beaux-arts occidentaux. Quand je faisais mon stage d’enseignante dans un village, j’ai réalisé des peintures murales pour les enfants et elles leur ont beaucoup plu, d’autant qu’ils n’ont que très peu accès à la culture. C’est de là que date mon intérêt pour l’art environnemental et dans ce domaine, j’ai ensuite participé à de nombreuses réalisations allant de la petite peinture murale destinée à décorer une ruelle au projet du Ssamzie Art Space, en passant par diverses œuvres d’installation et des aménagements de rues. Après dix années passées à travailler sur les objets inanimés, j’ai eu envie de m’occuper de la nature avec ses arbres, son herbe et sa terre. En 2009, j’ai décidé de reprendre mes études et je me suis envolée pour l’Angleterre. Après un stage linguistique, j’ai présenté ma candidature à l’Inchbald School of Design, qui est célèbre pour sa formation à la décoration intérieure. Dans le même temps, j’ai postulé en vue d’une participation à l’Exposition florale de Chelsea de 2011 et dans les deux cas, j’ai fort heureusement été retenue. Il m’a fallu faire un choix, ce qui n’est pas allé sans quelques tiraillements, mais K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

j’ai fini par me décider à aller à Chelsea. Ma première œuvre s’intitulait Hae Woo So : pour faire le vide dans son esprit – les toilettes traditionnelles coréennes . Le mot haewooso , qui désigne ce type de toilettes à la turque, signifie littéralement « le lieu où se débarrasser des soucis de la vie ». Il est vrai que cet endroit doit être propice à la paix de l’esprit que tout un chacun recherche, qu’il se trouve dehors, comme autrefois, ou à l’intérieur des maisons d’aujourd’hui. Pour l’étudiante étrangère que j’étais dans ce pays, les toilettes représentaient le seul lieu où je puisse vraiment me recueillir en moi-même. Pour réaliser Hae Woo So, j’ai rapporté de Corée quantité d’herbes et fleurs sauvages en tout genre, dont des lilas dilatés, des Rodgersia podophylla, des racines de codonopsis lanceolata , des pissenlits et des plantains. J’ai éprouvé un sentiment extraordinaire à l’idée que j’avais réussi à faire passer auprès du jury et du public britannique tout le plaisir avec lequel j’avais réalisé cette œuvre. Suh : La production que vous avez livrée pour l’Exposition de Chelsea, en 2012, et qui s’intitulait Beau temps calme : le jardin interdit de la zone démilitarisée, a tout autant éveillé l’intérêt de la presse britannique que l’œuvre dont nous venons de parler. Selon la BBC, de nombreux anciens combattants britanniques de la Guerre de Corée ont trouvé qu’elle créait une impression très émouvante et d’une grande profondeur, les membres de la famille royale britannique l’ayant également beaucoup appréciée. Hwang : Je pense que le plus beau jardin du monde est celui où s’expriment nos sentiments primordiaux. À cet égard, la zone démilitarisée, parce qu’elle est interdite d’accès depuis des décennies, constitue un lieu propice à l’évocation de ce qu’est fondamentalement un jardin à travers son histoire. Dans mon jardin de la zone démilitarisée, on peut ainsi s’interroger sur l’essence originelle de la nature et sur la capacité de celle-ci à se renouveler sans fin. À l’occasion du soixantième anniversaire de l’armistice de la Guerre de Corée et du cent trentième anniversaire des relations diplomatiques qui unissent la Corée à la Grande Bretagne, il sera transplanté dans les Pleasure Gardens qui longent la Tamise et restera ouvert au public jusqu’en 2016. Suh : Quels sont vos projets pour l’année prochaine? Hwang: Cette année, la réalisation du Chemin des arénicoles ne m’a pas permis de participer à l’Exposition florale de Chelsea et si je souhaite bien sûr le faire l’année prochaine, j’ignore comment évoluera la situation. La réalisation d’un jardin est extrêmement onéreuse parce qu’elle exige de faire venir de Corée des centaines de variétés différentes de plantes. Sans le soutien financier d’entreprises privées ou des pouvoirs publics, une participation à titre individuel s’avère d’un prix exorbitant. Or il n’est pas chose facile d’obtenir le parrainage des sociétés en Corée, où le public commence à peine à s’intéresser à l’art paysager. La situation est bien différente en Europe, car l’idée y a germé qu’en l’absence de jardins, le besoin d’hôpitaux psychiatriques pourrait bien se faire sentir toujours plus.

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u mois de mai dernier, les Coréens retrouvaient enfin leur premier trésor national, la porte de Sung­ nyemun, c’est-à-dire des cérémonies glorieuses, après une parenthèse de cinq ans, ou plus exac­ tement des mille neuf cent onze jours qui ont suivi sa destruction par le feu. La grande porte de la cité de jadis dresse à nouveau son imposante silhouette et rena t dans sa construction d’origine minutieusement reconstituée. Sa restauration a exigé un chantier de plus de trente-cinq mille hommes-jours qui aura coûté 24,5 milliards de wons, soit environ 21,2 millions de dollars et a été financée à raison de 14,7 milliards par l’Office du patrimoine culturel et pour le restant, par des dons d’entreprises ou de particuliers.

La grande porte de la cité de jadis Au sanctuaire de Jongmyo, qui abrite les tablettes funéraires des souverains de Joseon, une cérémo­ nie qui se déroulait le premier mai dernier a célébré avec solennité la réouverture de Sungnyemun et trois jours plus tard, elle a été suivie d’une célébration commémorative à laquelle la population s’est rendue en foule. Grâce à la réouverture de Sungnyemun, le public peut donc désormais accéder aux lieux, poser la main sur les pier­ res de ses murailles vieilles de six siècles et passer sous son arche. En fin de semaine, le visiteur peut aussi monter au som­ met de la porte et embrasser la ville du regard, à l’instar des monarques de Joseon contemplant leur cité. Enfin, les habi­ tants de la capitale retrouvent leur Sungnyemun adorée ! L’absence d’enceintes percées de portes suppose qu’une ville ne possède pas de biens anciens exigeant d’être pré­ servés, ce qui explique que les agglomérations modernes en soient dépourvues. De plus, celles-ci doivent être accessibles et raccordées entre elles, voire aux pays voisins, par un réseau Après cinq années de restauration nécessitées par un incenroutier. Il en va tout autrement du cœur historique des villes anciennes, tel celui de Séoul, qui abonde en vestiges datant de die en 2008, la porte de Sungnyemun de Séoul, aussi connue plusieurs siècles, en tant que capitale du pays depuis les six siè­ sous le nom de porte du Sud, est à nouveau accessible au cles qui ont suivi la fondation du royaume de Joseon en 1392, public depuis le mois de mai dernier. Édifiée en 1398, c’estvoire neuf, si l’on considère que le royaume de Goryeo (9181392) la prit pour capitale méridionale (Namgyeong) aux côtés à-dire six ans après la fondation du royaume de Joseon par de deux autres grandes villes choisies pour le reste du territoire. le roi Taejo, elle constitua durant des siècles l’accès princiLe Séoul de jadis était ceint de fortifications pourvues de huit pal qui permettait de franchir l’enceinte de la ville. Dans la portes, dont celle de Sungnyemun qui est parvenue jusqu’à nos continuité du chantier qui vient de s’achever, ce monument jours. Son centre historique regroupe nombre de monuments tels que des palais et un sanctuaire royaux, ainsi que des autels fera peut-être l’objet d’une initiative de plus grande enverélevés aux Dieux de la Terre et des Récoltes. Il conserve un par­ gure visant à mettre en valeur les vestiges de la ville historifum d’histoire évoquant le souvenir de la morale intègre des que et à retrouver les traces de ceux qui l’habitèrent. érudits confucianistes, de l’excentricité des artistes et de l’éner­ Kim Chang-hee Journaliste | Suh Heun-gang Photographe gie débordante des marchands. Par-delà l’impératif de conservation d’un monument his­ torique ancien, la restauration de Sungnyemun répondait donc à une volonté de faire revivre à l’identique tout ce qui se trouvait dans les murs. Les constructions, routes et infrastructures réalisées selon des prin­ cipes d’aménagement qui étaient propres à la configuration du lieu et en firent la cité de jadis, mais aussi la vie quotidienne des habitants sont autant de témoignages d’un passé ancien qu’il importait de reconsti­ La restauration de Sungnye­ tuer pour redonner à la ville tout le cachet de son histoire. Nul doute que ceux qui ont été les artisans de la mun a pris fin. Composée d’un renaissance de Sungnyemun sont impatients de voir revivre l’ensemble de cet héritage. pavillon à deux niveaux repo­

Restauration et avenir de Sungnyemun

sant sur un soubassement en pierre, c’était la plus grande porte des fortifications qui ceignaient Hanyang, capitale de Joseon et actuel Séoul. K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

L’alliance de techniques anciennes et modernes Sungnyemun fera date dans l’histoire en tant qu’exemple de restauration réussie d’un monument archi­ tectural. Ce chantier qui a fait appel à de grands artisans issus de différents corps de métier, dont des

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Les constructions, routes et infrastructures réalisées selon des principes d’aménagement qui étaient propres à la configuration du lieu et en firent la cité de jadis, mais aussi la vie quotidienne des habitants sont autant de témoignages d’un passé ancien qu’il importait de reconstituer pour redonner à la ville tout son cachet historique. Nul doute que ceux qui ont été les artisans de la renaissance de Sung­nyemun sont impatients de voir revivre l’ensemble de cet héritage. détenteurs d’Importants biens culturels immatériels, ne visait pas seulement à reconstituer la porte telle qu’elle était avant l’incendie, mais aussi à reproduire aussi fidèlement que possible son architecture d’origi­ ne, c’est-à-dire celle qu’elle présentait lors de sa construction en 1398. Dans ce but, des recherches appro­ fondies ont été effectuées pour répertorier les techniques et matériaux employés voilà six siècles, tout en mettant en œuvre des technologies évoluées de conservation des biens culturels, lors de la construction. Pour la toiture, on a fait usage de tuiles façonnées à la main et cuites au four traditionnel et pour les peintures décoratives, on a préféré des pigments naturels aux matières synthétiques des précédentes res­ taurations. Sur le panneau calligraphié, qui avait été remplacé après la Guerre de Corée, on a procédé par gravure des idéogrammes, comme à l’origine, d’après une estampe datant du royaume de Joseon. Enfin, on a reconstitué un tronçon du mur d’enceinte d’origine que les impérialistes japonais avaient fait détruire, ce qui représente une importante amélioration. La restauration de la porte de Sungnyemun a recouru à des techniques traditionnelles comme à des technologies ultra-modernes, les premières, lors de la reconstitution proprement dite, et les secondes, pour l’inventaire des matériaux et procédés de construction d’origine. Depuis les années soixante-dix, les maçons coréens disposent d’un outillage moderne pour découper et tailler la pierre des moellons, à savoir, respectivement, de dispositifs mécanisés permettant d’obtenir de larges dalles de granit aux contours bien nets et de burins à pointe de diamant. Sur le chantier de Sungnye­ mun, en revanche, il a été décidé d’exécuter ces opérations conformément à la tradition et de ne recourir à des technologies de pointe que dans la sélection d’une pierre se rapprochant autant que possible, par sa composition, du granit constituant les autres tronçons de muraille et la porte elle-même. La découpe d’une dalle de granit commence par la réalisation d’un perçage de surface pour insérer un coin qui permettra de scinder l’en­ semble à l’aide d’un maillet et se poursuit par la taille des blocs ainsi obtenus au moyen d’un ciseau en acier. L’usure très rapide de ces outils traditionnels a exigé l’aménagement d’une forge sur le chantier pour leur fabrication ou leur affûtage et pour ce faire, l’entreprise POSCO a fourni des lingots d’un fer qui présentait la même composition métallique que celui employé sous le royaume de Joseon. Si la mise en œuvre de techniques traditionnelles a été aussi longue que coûteuse, ce parti pris s’est traduit par des résultats bien concrets. Contrai­ rement aux murailles de Séoul, du Mont Bukhan et du Mont Namhan, dont la restauration a été réalisée avec des pierres à la découpe et à la taille uni­ formes, car mécanisées, celles de Sungnyemun présentent l’aspect naturel d’une réalisation humaine.

L’alliance de technologies variées Cette association de procédés traditionnels et modernes doit maintenant faire ses preuves pour la restauration d’autres lieux historiques situés dans ce que fut Séoul intra-muros. Les technologies de pointe permettront notam­ ment de reconstituer aussi exactement que possible les peintures décorati­ 1

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ves d’origne du palais de Gyeongbok, dont la restauration est en cours. Il reste aussi à terminer celle des Sajikdan, ces autels voués au culte des Dieux de la Terre et des Récoltes, en rétablissant le tracé du che­ min qui y menait et qu’emprunta Taejo, le premier roi de Joseon, lorsqu’il y accomplit le premier rituel. Sur d’anciens plans de Séoul, figurent encore des chemins analogues qui avaient été aménagés le long des affluents du fleuve à l’intention du roi et de son entourage. Grâce aux programmes informatiques de simulation, il est en outre possible de retrouver l’emplace­ ment et l’aspect de constructions disparues afin de les restaurer ou de les reconstruire comme il se doit. À une époque où les vues que prennent les satellites à des centaines de kilomètres de la terre permettent de localiser les veines de minéraux du sous-sol, il devrait être chose facile de déceler les vestiges de ce que fut le vieux Séoul à seulement quelques mètres de profondeur. La réalisation d’autres chantiers de restaura­ tion serait aussi souhaitable dans la mesure du possible, toujours dans le respect des procédés d’origine. Au siècle dernier, la ville a subi les ravages et déchirures de l’histoire. Partout dans son cœur historique, le modernisme colonial a profondément imprimé sa marque et lorsque le pays s’est affranchi de son joug, à la libération, la guerre et le développement débridé qui lui ont fait suite ont occasionné beaucoup de pertes dans le patrimoine. La porte de Sungnyemun n’a pas été épargnée par ce sombre destin puisque les murs sur lesquels elle s’ouvrait ont été démolis au début du XXe siècle pour le passage des tramways et qu’elle a même subi de grosses dégradations pendant la Guerre de Corée, pour enfin faire l’objet, au tournant du millénaire, d’un absurde et malheureux incendie criminel. Tout à la joie de retrouver cet ancien monument, il ne faut pas pour autant oublier de rester à son écoute. En passant sous son arche et en effleurant des doigts ses pierres de six siècles d’âge, on l’entendra certai­ nement remercier, dans un murmure, ceux qui lui ont redonné vie, mais aussi leur demander de faire d’elle plus qu’un simple monument en lui permettant de retrouver sa véritable fonction de porte. Pour ce faire, il conviendra de chercher comment reconstituer les autres vestiges de cette vieille cité que protégeait la porte, en s’engageant à tout mettre en œuvre pour que Séoul puisse allier tradition et modernité. K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

1 La restauration qui vient de s’achever a aussi porté sur les tronçons de mur attenants au soubassement en pierre. 2 Le plafond du pavillon s’orne de motifs peints aux pigments naturels et inspirés d’un style très courant dans les pre­ miers temps de Joseon. Sur la poutre, les mots suivants sont inscrits : « La restau­ ration de la charpente s’est achevée le 8 mars 2012 ».

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Chronique artistique

I

l y a d’abord ce cône volcanique, un oreum en dialecte de Jeju, enseveli sous la neige et battu par le vent aux gémissements évocateurs d’une douloureuse plainte. Puis appara t la chaumière d’un village de montagne, dont la porte bien fermée s’ouvre sou­ dain avec un grincement sur un soldat qui se tient dans une pièce envahie par la fumée. Des objets destinés au rite en mémoire des ancêtres y sont épars et l’odeur persistante de l’encens est pres­ que palpable… Soudain, des vagues déferlent impétueusement sur un fond couleur de cendre, au son plaintif de la bourrasque et l’ensemble produit un effet poignant. C’est par ces bruits et ima­ ges que commence Jiseul, années inachevées 2, et le spectateur se demande où ont bien pu passer ceux qui accomplissaient de sim­ ples rituels.

Les nuages, les arbres et le vent pour acteurs Terrés dans une épaisse pénombre, des gens parlent de leurs peurs et de leurs espoirs. Qu’est-il vraiment arrivé, il y a soixan­ te-cinq ans ? Sous les yeux du spectateur, ces lointaines années semblent peu à peu sortir de l’oubli où les avait plongées l’histoire

officielle. Dans cette scène et dans d’autres, les impressions fortes s’accompagnent d’une douloureuse tristesse, comme si on ressen­ tait dans sa chair les déchirures du passé . Quand le générique de fin défile de bas en haut aux accents d’un chant populaire de Jeju, je suis encore sous l’effet de ce que j’ai vu. Les splendides versants de l’oreum sont soudain pleins de tristes­ se. Il émane de ce film sombre, mais d’une beauté envoûtante, une douleur qui pénètre jusqu’à la moelle. Apportera-t-il du réconfort aux âmes en peine ? Sur cette le de vent et de volcans, les traces du Massacre du 3 avril sont encore visibles partout, jusque sur le magnifique litto­ ral, dans les champs et au sommet des montagnes. Au cours d’un entretien, le réalisateur O Muel déclarait : « Je ne savais même pas que les lieux étaient liés à ce massacre. Mais en entendant le vent gémir affreusement et en voyant les roseaux s’agiter comme s’ils dansaient de douleur, je me suis dit que cet endroit se sou­ venait avec précision des événements qui s’y étaient produits. Les nuages, les arbres et le vent que saisit l’objectif sont les acteurs du film».

Jiseul, années inachevées 2 Un film indépendant sur l’espoir qui demeure au milieu des massacres Jiseul, années inachevées 2 est un film indépendant en noir et blanc traitant des tragiques événements qui se sont produits dans l’île de Jeju en 1948, dans le contexte tourmenté de l’histoire moderne coréenne. Son succès a été exceptionnel pour une œuvre coréenne réalisée hors des circuits commerciaux et il a battu tous les records d’entrées. Il présente dans un nouvel éclairage des faits historiques longtemps passés sous silence en rappelant qu’au nom de la lutte contre le communisme, nombre d’innocents furent victimes du conflit qui faisait rage entre les tenants d’idéologies opposées. Heo Young-sun Poète et conférencier à l’Université de Jeju

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Une intrigue sur fond de culte aux ancêtres Lors du Massacre du 3 avril, près de trente mille habitants de Jeju sont tombés sous les balles de l’armée, ce qui en fait l’une des grandes tragédies de l’histoire moderne coréenne. En novembre 1948, époque à laquelle la Corée était encore dirigée par le gouver­ nement militaire américain, après que le pays se fut affranchi du joug japonais, l’ le de Jeju allait faire l’objet d’un ordre d’évacua­ tion. C’est cette situation que résume le film par la phrase qui suit immédiatement son titre : « Toute personne s’éloignant de plus de cinq kilomètres de la côte sera considérée rebelle et abattue surle-champ ». Dans son déroulement, il conte l’histoire de ceux qui se cachèrent pour tenter d’échapper à la progression de l’armée, qui brûlait tout sur son passage dans cette région de montagne. Face aux soldats qui poursuivent ces fuyards, il montre des villa­ geois réfugiés dans une « grotte vaste et profonde » pour se sous­

Dans Jiseul , les habitants de Jeju se réfugient dans une « grotte vaste et profonde » pour échapper aux soldats et se nourrissent de quelques pommes de terre.

traire à l’ordre d’évacuation et rester en vie... Au nombre de cent vingt, ils vont y vivre pendant plus de cinquante jours. C’est dans de tels tunnels de lave, aujourd’hui classés au patrimoine natu­ rel mondial, qu’ont trouvé un ultime refuge ceux qui vont périr dans le massacre et, pensant n’y rester qu’un temps, ils s’effor­ cent de vivre tant bien que mal dans les ténèbres. Alors qu’ils ont pour seul espoir de revoir le ciel et de sentir à nouveau le souffle du vent, c’est la mort qui les attend à l’extérieur. Découverts par une patrouille, ils font brûler des couvertures et des piments pour enfu­ mer l’entrée du tunnel de lave et empêcher les soldats d’entrer. Ces faits ont été reconstitués d’après les témoignages de survi­ vants. Les villageois qui réussiront à s’enfuir seront pour la plupart capturés, exécutés devant la cascade Jeongbang de Seogwipo et leur corps jetés à la mer, ce que ne montre pas le film. Il ne relate donc pas les événements dans leur intégralité, car il se centre sur les personnes, ces villageois tués ou ces soldats exé­ cutant des ordres. Aprés avoir lui-même visité cette « grotte vaste et profonde », il y a quatre ans, le cinéaste O Muel a voulu faire ce film dans l’espoir d’apaiser l’âme des disparus. L’œuvre prend la dimension d’une cérémonie en hommage à ceux qui furent contraints de chercher refuge dans ses ténèbres immenses. Elle comprend quatre par­ ties dont le titre désigne les différents aspects du culte des ancê­ tres que sont, dans l’ordre de leur exécution l’invocation des esprits ou sinwi, le culte à proprement parler dit sinmyo, le partage des offrandes alimentaires après la cérémonie appelé eumbok et la destruction par le feu de la feuille de papier où est inscrit le nom des morts, qui porte le nom de soji. Ces différents rites sont desti­ nés à consoler l’âme de ceux qui ont connu une mort tragique à une époque où l’on n’avait pas droit au chagrin, où l’innocence méritait punition et où les larmes étaient interdites. Ainsi, Jiseul s’apparen­ te en quelque sorte au rituel qu’accomplissent les chamans pour laver l’âme des morts de ses souillures ou à la messe de Requiem dite pour son repos. Il fait acte de guérison et de consolation. « Mon film ne s’intéresse pas aux idéologies mais aux gens », explique O Muel. « Le Massacre du 3 avril a été passé sous silence pendant la guerre froide. J’espère qu’il permettra de se le remé­ morer, même tardivement, et de prendre conscience de ce que furent réellement les événements survenus à cette époque dans le pays ». Les mots « années inachevées 2 » qui composent en partie le titre du film, pourtant le premier du metteur en scène à évoquer ce massacre, s’expliquant par sa volonté de donner une suite à une œuvre antérieure intituée Les années inachevées et due au réalisa­ teur Kim Gyeong-ryul, qui a abordé ces événements avant quicon­ que mais a disparu sans que son film ne suscite un grand intérêt.

Le symbolisme de Jiseul Dans le monde entier, la pomme de terre est la nourriture du pauvre, comme à Jeju où son nom dialectal est jiseul. À l’époque K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

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du Massacre du 3 avril, les gens s’en nourrissaient, ainsi que de patates douces, car si les villages avaient été ravagés par les incen­ dies, toutes les familles en avaient en réserve grâce à une méthode régionale de conservation dite nul et consistant à placer ces tuber­ cules dans un trou creusé dans le sol et recouvert de paille. La scène du film où l’on voit des pommes de terre calcinées jon­ chant une cour reproduit un fait qui s’est réellement produit lors du massacre. Celles que la mère mourante a pu tirer des flammes qui dévoraient son logis vont apporter plus tard chaleur et nourriture aux gens du tunnel de lave. Parmi eux, il y a cet homme qui se sou­ cie tant de la santé de son cochon qu’il va jusqu’à repartir au village pour s’en assurer, ce vieux garçon qui espère encore se marier, ce jeune homme ingénu qui se vante de courir aussi vite qu’un che­ val, celui qui est amoureux d’une fille du village, ou cette femme en fin de grossesse... Dans le tunnel de lave, tout continue comme avant au village. Assis devant le feu qui leur tient lieu d’éclairage, tous gardent espoir de revenir vivre bientôt au grand jour, malgré la gravité de la situation. Cette pomme de terre appelée jiseul est ici le symbole d’un esprit positif, optimiste et libre. Les dialogues en

dialecte de Jeju, sous-titrés en coréen, apportent une touche d’exo­ tisme par leur généreuses consonances.

Un film indépendant très primé Outre qu’il se classe dans le cinéma indépendant, Jiseul est l’œuvre d’un cinéaste originaire de Jeju et il est interprété par des acteurs non professionnels. Sa réalisation n’a pas été sans poser des problèmes. Manquant de moyens, O Muel a fait appel à des bénévoles, qu’il a formés lui-même, et le matériel de tournage lui a été apporté de Séoul. Les coûts de production n’ont pas dépassé deux cent cinquante mille dollars, soit un dixième de ceux destinés aux circuits de distribution commerciale. Le film a en grande par­ tie bénéficié de soutiens financiers et son créateur y a lui-même investi au point de s’endetter. Au dix-septième Festival international du film de Busan en 2012, où quatre prix ont été décernés à cette œuvre pourtant réali­ sée dans de telles conditions, celle-ci a fait beaucoup parler d’elle. Elle avait déjà été remarquée à l’étranger, lors du vingt-neuvième Festival du film de Sundance, dont le jury lui a attribué son Grand

Ce film a pour protagonistes des hommes comme les autres : d’un côté des villageois réfugiés dans un tunnel de lave pour échapper à un ordre d’évacuation et de l’autre, des soldats lancés à leur poursuite pour les exterminer.

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prix du cinéma du monde dans la catégorie des films dramatiques, très sensible à son scénario comme à la mise en scène d’O Muel, qui y fait preuve d’une remarquable retenue dans le traitement du thème de la guerre, évoquée avec précision et sensibilité. Le cinéaste s’est également vu remettre le Cyclo d’or au dix-neuvième Festival du film asiatique de Vesoul. Sur l’île de Jeju, la sortie sur les écrans de Jiseul a eu lieu un peu avant le printemps, le 1er mars, et coïncidait donc avec l’anni­ versaire de l’incident qui fut à l’origine du massacre. En une semai­ ne, quarante mille spectateurs l’avaient déjà vu dans tout le pays. Le 26 mai, soit un peu moins de trois mois plus tard, ils étaient plus de cent quarante mille à avoir été séduits par le charme magique de ce film et les éloges n’ont pas tardé à se répandre par le bou­ che à oreille. Comment expliquer que les spectateurs aient pleuré et applaudi en voyant un film à la narration si empreinte de réser­ ve, aux dialogues dits dans le dialecte de Jeju, qui est d’une com­ Le soldat Park tient en joue une jeune villageoise, mais son doigt hésite à appuyer sur la gâchette, car elle n’a en rien l’air d’une rebelle.

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préhension difficile, et aux images en noir et blanc d’une grande sobriété ?

La tristesse de l’achromatisme, mais aussi l’espoir Si Jiseul traite d’une tragédie de l’histoire, ce n’est pas d’un point de vue politique ou idéologique. Tout au long du récit, il s’in­ téresse exclusivement aux individus et à leur histoire qui fait tour à tour rire et pleurer le public. Il chante l’espoir de la vie qui conti­ nue malgré tout, même quand la mort est proche. Dans toutes ses scènes, des êtres humains témoignent de leur affection ou de leur amour maternel, et on y ressent une chaleur humaine et une émo­ tion universelle qui touchent les coeurs. L’ancien étudiant des beaux-arts qu’est O Muel leur a donné pour décor des paysages rappelant les peintures à l’encre de Chine et dépourvus de cet éclat des couleurs qui est propre à Jeju. Jamais je n’aurais imaginé que le noir et blanc soit aussi apte à évoquer la tristesse et que musique et images puissent être plus belles et fascinantes quand elles sont d’une grande sobriété. « J’ai recherché des couleurs évoquant une tristesse incolore. J’ai voulu que le spectateur retrouve lui-même les couleurs, à partir de ses sentiments personnels », explique-t-il. Dans sa jeunesse, O Muel a mené de front bien des activités, puisqu’à l’étude des beaux-arts et de l’art dramatique, s’ajoutaient la réalisation de films et l’écriture de scénarios. Son intérêt pour le cinéma l’a amené à voir des centaines de films et à découvrir, à l’âge de vingt-cinq ans, Le Sacrifice et Nostalgie, ces oeuvres d’An­ drei Tarkovsky qui l’ont fortement impressionné. Le tournage de Jiseul s’est déroulé de Noël 2011 à février 2012 et pendant ce dernier hiver, les températures ont été particulière­ ment glaciales, notamment dans cette « grotte vaste et profonde » d’Andeok-myeon, un village situé près de Seogwipo, ainsi que dans les parcs de la culture des pierres et sur la colline Dongbaek, qui se trouvent dans la ville de Seonheul-ri. Les acteurs et l’équipe de tournage ont dû affronter les rigueurs du climat et plusieurs per­ sonnes ont souffert d’engelures. Longtemps après l’achèvement du film, le metteur en scène subissait encore les conséquences du froid et à son seul souvenir, il est parcouru d’un frisson, car c’est avant tout son corps qui le garde en mémoire. Jiseul parle d’une tragédie sans en emprunter la forme et quoique de manière implicite, il laisse entrevoir un espoir. Ainsi, dans la der­ nière scène, les pleurs du bébé qui gigote auprès de sa mère sont à n’en pas douter des cris d’espérance. C’est le « moi » ou le « nous » qu’il a vus dans ce bébé qui lui aurait inspiré le film. Alors que le film touchait à sa fin, je ne pouvais m’empêcher de me demander quelle était cette énergie qui m’enveloppait, pareille à la légère fumée qui noie l’écran tout au long du film. J’aurais cru entendre gémir et respirer les villageois d’alors. Dans les situa­ tions les plus dramatiques, l’espoir subsiste comme les arbres du mont Halla en hiver. Ils continuent certainement d’y pousser, comme avant.

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Sur la scène internationale

Nah Youn-sun, une diva du jazz qui embrasse le monde entier dans sa musique Nah Youn-sun chante surtout en Europe, plus particulièrement en France, où le public apprécie beaucoup son interprétation originale du jazz occidental teintée d’un sentiment de nostalgie évocateur de l’Orient.

Seo Jeong Min-gap Critique de musique populaire

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a chanteuse aux longs cheveux bruns et à la robe toute simple monte sur scène. Elle penche un peu la tête de côté et sourit timidement en regardant son public, puis elle ferme les yeux. Puis elle se met à chanter doucement, en susurrant presque, lentement accompagnée par le piano qui la suit pas à pas. Elle continue un moment et termine, en apothéose, par un déluge d’aigus et de scats qui mettent le public en extase. Tantôt ses longs doigts minces restent figés en l’air pour créer une impression de rêverie immobile, tantôt elle rompt brusquement le silence en ouvrant grand les bras. Qu’elle chante dans une langue ou une autre et qu’elle se fasse accompagner au piano ou par une for­ mation, elle semble s’exprimer avec naturel et sincérité, sans céder à l’excès. La qualité de son timbre atteint des sommets quand elle interprète des chansons pour enfants ou des adaptations de chants folklo­ riques coréens. Parfois, le public étranger apprécie davantage sa puissance sonore, étant particulièrement sensible à la composante coréenne des mélodies.

Le succès en studio comme sur scène En 2010, Nah Youn-sun a enregistré, avec le célèbre guitariste suédois Ulf Wakenius, un septième album intitulé Same Girl qui a remporté un énorme succès puisqu’il s’est vendu à plus de cent mille exemplaires, caracolant en tête du classement du jazz de la FNAC et poursuivant sur sa lancée commerciale pendant quatre-vingts semaines d’affilée. En France, il a obtenu le Disque d’or et il s’est également placé en très bonne position en Allemagne, en Suisse, en Norvège et en Belgique. Au mois de mars dernier, lors d’une représentation sur la scène du prestigieux Théâtre du Châtelet parisien, qui est vieux d’un siècle et demi et faisait salle comble pour l’occasion, les quelque deux mille cinq cents spectateurs se sont levés et ont applaudi l’artiste pendant un quart d’heure. À son huitième album Lento, ont fait suite deux autres livraisons qui occupent tour à tour les meilleures places au classement du jazz français sur Amazon.com. L’emploi du temps de la chanteuse est déjà entiè­ rement occupé par des tournées qui se poursuivront jusqu’en avril 2014 et la conduiront notamment aux États-Unis, en Allemagne, en Espagne, en Slovénie, en Turquie et en Suède. Lors de ces déplacements, elle sera parfois amenée à donner jusqu’à dix-sept spectacles par mois. Elle a en outre présidé le jury de la onzième édition de la Compétition de jazz vocal qui s’est déroulée en juillet dernier dans le cadre du Festival de jazz de Montreux. Ce succès, dont témoigne l’enthousiasme débordant du public, donne à l’artiste l’impression de rêver tout éveillée, même si elle a bel et bien la musique dans la peau. Elle est née en 1969 dans une famille de musiciens où le père, Nah Young-soo, dirigeait le Chœur national de Corée tandis que Kim Mi-jeong, sa mère, jouait dans des comédies musicales. À l’époque de sa deuxième année en langue et littérature fran­ çaises, elle allait remporter le concours de chant qu’organise tous les ans l’Alliance française de Séoul. Après ce premier succès, Nah Youn-sun fait pour tant le choix de travailler dans le service des relations publiques d’un grand conglomérat, mais elle ne va pas tarder à comprendre que sa véritable vocation est

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La chanteuse de jazz Nah Youn-sun s’impose sur scène par la simplicité de son style et la pureté de sa voix. Arts e t cu l tu re d e Co ré e


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la musique et l’amélioration de son talent. À peine huit mois plus tard, elle démissionnera et se présentera à une audition en vue de jouer dans la comédie musicale Ligne n°1 du métro que met en scène le célèbre chanteur et auteur-compositeur Kim Min-gi. Elle y interprètera son premier rôle sur scène, celui de l’hé­ roïne Seon-nyeo, qui s’avérera déterminant pour la suite de sa carrière. « Une actrice de comédie musicale doit exceller tout à la fois en chant, en art dramatique et en danse, mais ce rôle-là n’exigeait que le premier de ces talents, ce qui a été une chance pour moi ». Deux comédies musicales plus tard, la jeune femme se décide à entreprendre des études de musique à l’étranger et part pour la France en 1995. Ce choix donnera une orientation décisive à sa carrière car il lui permettra de se faire un nom parmi les amateurs de jazz européens, tout en restant peu connue du public coréen. Partout, on s’accorde à reconna tre que ce succès européen est absolument phénoménal, ce qu’ elle confirmera par une production régulière qui allongera toujours plus la liste de ses « albums à ne pas manquer » pour les connaisseurs de jazz. À l’évocation de ces exploits, la chanteuse quadragénaire éclate de rire et on croirait entendre une petite fille. « Je n’ai jamais cherché à être célèbre dans mon domaine. J’ai tout simplement eu la chance de pouvoir chanter et je l’ai saisie en faisant de mon mieux... » Son succès n’est pourtant pas le fruit du hasard, mais d’études dans d’illustres établissements que sont l’École de jazz CIM, l’une des plus anciennes d’Europe dans ce domaine, l’Institut national de musique de Beauvais et le Conservatoire Nadia et Lili Boulanger. En ce temps-là, se souvient-elle, elle était tout entière imprégnée de jazz, comme une éponge imbibée d’eau. Pour élargir ses horizons musicaux, il lui a fallu sur­ monter des écueils. « Quand je m’initiais au jazz classique, j’avais l’impression que je n’arriverais jamais au niveau des virtuo­ ses à cause de ma voix. Après avoir écouté un grand nombre de chanteurs européens grâce à nos profes­ seurs, j’ai été rassurée en découvrant que ce genre se prêtait à toute sorte de voix et d’interprétations dif­ férentes. Je me suis donc armée de courage pour tenter de progresser à ma manière ». Elle estime que le choix d’étudier à Paris, qui est devenu une deuxième ville natale pour elle, a été l’une des décisions les plus sages de sa vie. C’est pour elle un lieu exceptionnel, qui « prend sous son aile des gens du monde entier ». « Quand je vais d ner chez un ami, j’entends de la musique indienne en entrant. Sur la table, un livre de cuisine est ouvert à la page des recettes thaïlandaises et le thé qui succède au repas a un arôme africain. Après l’avoir bu, nous dansons sur des musiques du Moyen-Orient. C’est en découvrant tout cela que j’ai appris à aimer la diversité. Aujourd’hui, j’aimerais encore m’ouvrir aux musiques du monde et continuer à travailler avec des musiciens de cultures différentes, qu’ils soient de Malaisie, de Singapour ou d’Estonie. La musique me permet de mieux appréhender le monde ». Après avoir mené ses études de musique à l’École de jazz CIM, elle a entrepris, avec l’aide de son grou­ pe dénommé YSN 5tet, de mettre en application les conceptions personnelles qu’elle s’était forgé pour imprimer sa marque dans le paysage du jazz français. « Je démarchais tous les petits clubs de jazz en leur envoyant des cassettes de démonstration, puis je relançais les responsables pour leur demander si je pou­ vais chanter chez eux. Parfois, je les appelais plusieurs fois par jour ». Déjà, elle n’était pas sans savoir que ce petit travail patient s’impose toujours aux musiciens quand ils font leurs débuts, même aux plus talen­ tueux d’entre eux, en vue d’élargir leur public. Consciente de cet impératif, elle s’est dit qu’il lui faudrait à elle aussi travailler dur pour mieux se faire connaître des amateurs de jazz.

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Liberté et simplicité La scène se situe au centre de l’univers musical de Nah Youn-sun. « Je répète avant chaque spectacle, mais aussi pendant et après, en réfléchissant à son déroulement. En conséquence, je suis presque toujours en répétition », explique-t-elle. Elle estime que les représentations sur scène constituent un indispensable canal de communication avec le public. Elle ajoute à ce propos : « Je pense que ce qu’il faut avant tout à un musicien, outre la maîtrise technique, c’est la capacité de communiquer ses émotions au public. Il va de soi que la première est indispensable, mais une fois qu’il l’a acquise, le musicien doit commencer par se demander s’il est capable de transmettre ses émotions au public, d’être en communion avec lui pour parvenir à des échanges authentiques et mémo­ rables. Il est tout à fait possible qu’un chant finlandais nous aille droit au cœur sans que nous comprenions

Nah Younsun en concert au Théâtre du Châtelet, en mars 2013. Elle a joué à guichets fermés dans cette salle de deux mille cinq cents places et le public s’est levé pour l’applaudir pendant un quart d’heure.

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un seul mot de la langue. « Les émotions vont au-delà des barrières de langue et le degré d’intensité avec lequel le public s’y abandonne est fonction de celui de la sincérité du musicien, qui est immédiatement perceptible. Quand je suis sur scène, j’éprouve un sentiment particulier, comme une énergie que m’insuffle le public. Certains jours, je sais tout de suite que le spectacle va bien se passer, et ce pressentiment me vient à plus de qua­ tre-vingts pour cent du public. C’est pourquoi je préfère les petites salles où les spectuteurs sont peu nom­ breux, ce qui me permet de mieux percevoir nos émotions communes ». Tout en ayant plus de vingt ans de carrière à son actif, Nah Youn-sun cherche constamment à se dépas­ ser par une expérimentation artistique destinée à évaluer les progrès qu’elle a accomplis. « J’adore faire des expériences avec ma voix. J’obtiens chaque jour une production différente », explique-t-elle. « Il m’arri­ ve de produire un son que je n’aurais jamais cru pouvoir réaliser auparavant parce qu’il sortait de mes limi­ tes vocales. Dans ce cas, j’ai toujours l’impression d’une plus grande liberté, à la mesure de ce nouveau son et des nouvelles possibilités que j’ai découvertes ». Ce sentiment d’être libre lui vient aussi de la simplicité de son mode de vie. « Comme mon instrument de musique est mon corps, je fais l’effort de bien manger et de dormir suffisamment. Je ne téléphone pas beau­ coup et je ne surfe pas souvent sur internet, par paresse certes, mais aussi parce que j’aime vivre simple­ ment. À leur façon, les tournées conviennent à cette simplicité par leur côté nomade. Quand je pars, j’empor­ te toute ma vie dans ma valise. C’est en vivant simplement que je pourrai entretenir ma voix comme il faut ».

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« Quand je chante en anglais, en français ou en coréen, c’est comme si je jouais à chaque fois d’un instrument différent, tout en restant moi-même, bien sûr ».

« À leur façon, les tournées conviennent à cette simplicité par leur côté nomade. Quand je pars, j’emporte toute ma vie dans ma valise ». K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

Une musicienne coréenne sur les scènes mondiales Dans Lento, le dernier album de Nah Youn-sun, le travail sur la voix a produit de puissantes sonorités mises en valeur par un accompagnement instrumental simple. Sa voix charmante ne peut que bouleverser le public. « Tous les enregistrements se font en une seule prise de son. J’ai remarqué que c’est toujours à la première que les chanteurs et musiciens se concentrent le mieux, alors je me donne à deux cents pour cent à ce premier essai. C’est ce qui explique la tension qui règne dans les représentations sur scène. Dans Lento , toutes les chansons ont été enregistrées sans la moindre répétition accompagnée, à l’exception d’Arirang et de Momento Magico. En enregistrant aussitôt chaque chanson, nous avons voulu saisir l’instant présent. » Quelle qu’elle soit, la musique est éphémère par nature et elle dispara t sans laisser de trace entre les doigts des musiciens et dans les cochlées du public. C’est pour capter son énergie et ses sonorités aussi fugaces que perceptibles que Nah Youn-sun confronte vaillamment son moi musical à cet instant du pre­ mier contact, en s’attachant à saisir le sentiment même du vide, outre les sons musicaux. Comment cette musicienne coréenne exerçant surtout en Europe définit-elle son identité ? « À vrai dire, c’est en France que j’ai tout appris de la musique. Dès que j’y suis montée sur scène, le public français m’a acceptée telle quelle en tant qu’artiste, sans le moindre préjugé sur mes origines et sur ma vie passée. En d’autres termes, il ne me voit pas très différemment des musiciens français, ce que j’apprécie beaucoup ». Lorsqu’elle se produit, rares sont pourtant les spectateurs qui font abstraction de sa nationalité. Dans le regard qu’ils portent sur elle, il y a une certaine curiosité de son origine asiatique, rare dans le domaine du jazz. Elle confie à ce sujet : « Je pense que la manière dont on utilise sa voix ne peut pas s’apprendre car on la tient de ses parents. De même, mes origines coréennes ont certainement une influence sur ma musique, même s’il est difficile de dire comment elle s’exerce. Quand je chante en anglais, en français ou en coréen, c’est comme si je jouais à chaque fois d’un instrument différent, tout en restant moi-même, bien sûr ». Si ses albums comportent le plus souvent un certain nombre de chansons coréennes telles que Nostal­ gie, Cœur de verre, Senoya Seonya et Arirang, ce n’est absolument pas par chauvinisme ou par patriotisme. « Mes musiciens aiment interpréter Arirang. Je pense que ce chant possède cette vitalité qui est celle de tous les airs folkloriques. Il se prête à d’infinies variations dans son interprétation. Même s’ils n’en com­ prennent pas les paroles, les musiciens étrangers apprécient sa beauté mélodique simple et s’étonnent des innombrables versions auxquelles il a donné lieu. Dans mes concerts, quand j’explique que c’est une vieille chanson que tout Coréen conna t et dont il existe plus de huit mille textes différents, le public est tout à fait surpris ». La chanteuse de jazz avoue s’être sentie un peu intimidée lors de notre entretien, tout en ayant donné l’impression d’évoquer sa carrière avec plaisir. Aussi adulée et brillante soit-elle, jamais elle ne tente d’af­ firmer sa personnalité aux dépens des autres. Elle nourrit des rêves fort simples : « Tout ce que je souhai­ te, c’est de continuer à faire de la musique, comme je le fais maintenant. J’espère pouvoir encore donner des concerts et conserver une voix qui me permette de chanter. J’aimerais… si possible… représenter un encouragement pour les jeunes musiciens, en démontrant qu’une voix telle que la mienne, qui ne se marie pas bien avec le jazz classique, peut, malgré tout, chanter le jazz ». En outre, elle se dit chanceuse d’avoir découvert de nouveaux aspects sur lesquels elle pourra se lancer dans une expérimentation enrichissante sur le plan intellectuel. En tant que critique de musique, je ne peux qu’admirer son univers musical en perpétuelle évolution et sa capacité à se diversifier dans son art. (Pour de plus amples informations, le lecteur est invité à visiter son site officiel : <www.younsunnah.com>.)

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Défenseurs du patrimoine

Yu Ji-hwa maître de la danse au panache-fleur Yu Ji-hwa se consacre à la conservation des traditions musicales paysannes de Jeongeup en recueillant des enregistrements de musique et de danse pour promouvoir leurs attraits et en faire un art du spectacle à part entière. À soixante-douze ans bien sonnés, cette « finaliste » hors pair fait toujours frissonner de plaisir les audiences tombées sous son charme. Choi Hae-ree Ethnologue de la danse | Ahn Hong-beom Photographe

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a tribune des spectateurs est plongée dans l’obscurité. Sur la scène inondée de lumière, la grosse fleur de lotus qui pend au chapeau de la danseuse est d’un blanc lumineux. En secouant la tête, l’interprète fait virevolter le panache-fleur de sa coiffe et sa corolle s’ouvre au son métallique du gong qu’elle frappe en même temps. Celle qui exécute cette danse dans l’ensemble de musique paysanne traditionnelle n’est autre que la célèbre Yu Ji-hwa dont les mouvements de tête, comme au souffle du vent, font tour à tour se fermer et s’ouvrir la fleur au rythme de l’accompagnement musical. En admirant son interprétation de la danse dite bupo noreum ou bupo nori , c’est-à-dire au panache-fleur, le public est captivé par l’effet d’image résiduelle que produit le tournoiement de celui-ci et par l’évolution rapide de la danseuse qui sautille de côté et d’autre sans cesser de frapper son gong en cadence.

La fabrication du panache-fleur Le panache-fleur, cet accessoire distinctif des nongak , c’est-à-dire des danses et musi­ ques paysannes traditionnelles, se compose d’un faisceau de plumes naturelles ressemblant à une grosse fleur dont la tige longue et rigide vient s’accrocher sur la coiffe de la danseuse, comme sur le casque des guerriers du royaume de Joseon (1392–1910). Par des mouvements très précis de la tête, la danseuse projette ce panache d’avant en arrière pour imiter une fleur qui s’ouvre et se referme. Quant à l’ensemble de musique paysanne, il rassemble différents joueurs d’instruments traditionnels dont des percussionnistes, qui peuvent se faire solistes pour interpréter certains morceaux du répertoire, notamment les joueurs de kkwaenggari , de janggu et de sogo, qui sont respectivement un gong, un tambour en forme de sablier et un petit tambour. Au cours du spectacle, les différents musiciens font tour à tour la démonstration de leur ma trise technique. Le chef de la formation, qui est le premier batteur de gong appelé sangsoe, fait la présentation suivante de la danse au panache-fleur. « Tout d’abord, il importe de ne pas tourner la tête et le cou ensemble, mais en quelque sorte séparément. Au contraire, le torse doit se déplacer d'un seul bloc, des épaules jusqu’à la taille. Il faut aussi savoir ma triser sa respiration en la retenant, puis en expirant aussitôt après et d’un seul coup, sans cesser de frapper l’instrument. Ainsi, on pourra accorder sa respiration sur les mouvements du panache, qui donnent l’impression de voir un filet de nuage se lover sur lui-même pour former un bourgeon ou s’ouvrir grand comme une fleur ».

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Yu Ji-hwa entra nant sa troupe féminine dans la danse au panache-fleur. D’une habile rotation de tête qui suit la cadence du gong métallique, elle fait virevolter et s’ouvrir en corolle le panache-fleur de sa coiffe.

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L'interprète de la danse au panache fleuri peut s’arrêter au beau milieu d’un morceau pour amuser le public en chantant ou en fai­ sant des mots d’esprit selon son inspiration. Cette discipline exige donc de réunir les talents de danseur, de musicien, de chanteur et de clown, alors rares sont ceux qui peuvent assurer un specta­ cle de haute qualité. Yu Ji-hwa, en tant que ma tre des musiques et danses paysannes de Jeongeup, fait partie de ces artistes d’ex­ ception car elle interprète à merveille non seulement cette danse au panache-fleur, mais aussi d’autres spectacles pour solistes accompagnés au gong et au tambour en forme de sablier.

L’art magistral de la syncope allié au pouvoir de séduction Depuis 2008, la Fondation coréenne pour la défense du patri­ moine culturel propose le spectacle intitulé « Huit ma tres de la danse », qui réunit chaque année les plus grands interprètes de danses traditionnelles coréennes à la Maison de la culture coréen­ ne (KOUS). À sa cinquième édition, qui avait lieu au mois de mai dernier, la représentation de danse au panache-fleur qu’a livrée Yu Ji-hwa lui a attiré les éloges de tous les critiques présents, qui se sont accordés à y voir le moment le plus marquant de cette manifestation. Les spectateurs n’étaient pas en reste, qui encoura­ geaient la danseuse par des « Excellent !.. Bravo ! », certains n’hé­ sitant pas à monter sur scène pour glisser des billets de banque entre sa robe et ses instruments. Pour un public plutôt familier de formes plus contemporaines des arts du spectacle, il y avait de quoi être surpris de les voir aller ainsi à la rencontre de l’artiste et lui remettre de l’argent. Or, dans les arts du spectacle traditionnels coréens, en particulier le rituel chamaniste dit gut , les danses paysannes et le chant narratif du pansori où il n’existe pas de véritable distance entre les interprè­ tes et leur public, il semble tout à fait naturel que des spectateurs enthousiastes rejoignent les artistes sur scène pour danser à leurs côtés. Il est tout aussi fréquent qu’ils manifestent leur ferveur en plaçant un peu d’argent dans les poches ou instruments de musi­

que des interprètes. Dans les représentations de musique et de danse paysannes, on appelle l’interprète qui se produit en clôture noreum machi, c’est-à-dire le ou la finaliste. Lors de la dernière édition du spectacle « Huit ma tres de la danse », c’est Yu Ji-hwa qui est intervenue à ce titre et les spectateurs n’ont pas manqué de monter sur les planches dans une atmosphère bon enfant. Au cours de notre entretien, l’artiste ne peut sémpêcher de sou­ rire de plaisir au souvenir de ces moments. « J’étais si heureuse de me produire à Séoul que j’ai joué un peu de « tambour de gorge », se rappelle-t-elle en employant cette expression pour parler des plaisanteries qu'elle fait pour divertir les spectateurs. Elle dit ne danser que pour le public, convaincue que le rôle d’un artiste est de tout faire pour son bonheur. Le charisme et la séduc­ tion sont les clés du succès, révèle cette grande dame de la danse qui, une fois sur scène, bien que toute menue, entra ne éperdu­ ment le public par le charisme puissant qui émane de sa personne. À ce propos, elle formule la remarque suivante : « C’est la syn­ cope qui fait toute la spécificité et tout le charme des musiques et danses paysannes coréennes ». Comme en jazz, elle consiste à prolonger sur un temps fort un élément accentué d’un temps fai­ ble. Pour exécuter une danse syncopée, il faut accorder le blocage de la respiration sur les temps accentués et les pas de danse, sur les temps non accentués. C’est ce que les danseurs d’autrefois appelaient « avaler un temps ». En réglant ses pas et sauts sur cette joyeuse syncope, Yu Ji-hwa fait montre d’une totale maîtrise du rythme.

L’exception dans un genre traditionnellement masculin Yu Ji-hwa est native de Jeonju, une ville du sud-ouest de la Corée, où elle a vu le jour en 1942. Après le décès de son père, sur­ venu quand elle était encore enfant, sa mère s’est acquittée avec succès de l’éducation de ses enfants en leur fournissant un envi­ ronnement culturel favorable. Cette descendante en ligne directe de la famille royale des Yi a élevé sa fille selon des principes très

1 Représentation de l’Ensemble municipal de musique paysanne de Jeongeup, que dirige Yu Ji-hwa. 2 Les évo­ lutions de la danseuse au panache-fleur, rythmées par le gong métallique que frappe le chef de la troupe, exercent un pouvoir magnétique sur le public.

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stricts pour en faire une jeune fille à marier parfaite sous tous rapports. Dès l’âge de douze ans, celle-ci allait cependant réduire ces beaux projets à néant. Un dimanche, alors qu’elle allait faire une course pour sa mère, elle a entendu des chants de pan­ sori qui l’ont aussitôt séduite et inci­ tée à entrer dans une école assurant la formation de futures musiciennes professionnelles. Ce type d’établissement, qui porte le nom de gwonbeon en coréen, avait été créé à l’époque où la Corée était une colonie japonaise, à l’intention des gisaeng , ces courtisanes char­ gées de divertir les hommes par la comédie et d’autres arts. Il s’était substitué à l’office gouvernemental qui, sous le royaume de Joseon, rem­ plissait la même vocation en dispensant cours de poésie, de chant, de danse et d’autres formes de divertissements. Après la libéra­ tion, différents instituts privés allaient lui succéder dans ce rôle, dont celui où allait étudier la jeune Yu Ji-hwa. Désireuse de s’initier au chant du pansori , la jeune fille allait faire l’école buissonnière et se précipiter tous les jours à l’insti­ tut jusqu’à ce que sa mère apprenne par son instituteur qu’elle s’était absentée tout un mois de l’école. Tour à tour grondée, ama­ douée et menacée par sa mère, elle allait finir par obtempérer à sa demande de ne plus fréquenter l’institut. Toutefois, elle avait beau n’avoir assisté que très brièvement aux cours de celui-ci, elle y avait déjà révélé d’exceptionnelles dispositions qui avaient fait dire à son maître impressionné qu’elle connaîtrait un grand succès dans cet art. Quant à la jeune fille, incapable de résister à l’appel de son inspiration musicale et de son talent artistique, elle allait s’en­ fuir de son domicile à l’âge de quinze ans, après avoir lu une affiche annonçant le recrutement de nouveaux membres par l’ensemble féminin de musique paysanne de Jeonbuk. À l’origine, ce genre musical à vocation divertissante était aussi associé aux travaux des champs et aux cérémonies de village. Il consistait principalement en danses et accompagnements à base de percussions telles que le gong ou le tambour. Quand la moder­ nisation allait tout bouleverser dans le monde rural, il allait évo­ luer et se transformer en un genre à part se rattachant aux arts du spectacle. À l’époque où Yu Ji-hwa s’est jointe à l’ensemble fémi­ nin mentionné plus haut, c’est-à-dire dans les années cinquante, le public n’avait que très rarement l’occasion de se divertir dans un pays en pleine reconstruction suite à la Guerre de Corée. L’interpré­ tation par des femmes de musiques et danses paysannes d’ordinai­ re réservés aux hommes était une nouveauté pour le public rural, K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

qui allait lui faire partout un très bon accueil. Dans son adolescence comme dans sa jeunesse, Yu Ji-hwa a passé son temps à sillonner le pays pour donner des représentations. Ce faisant, elle aura la chance d’avoir pour ma tres des artistes aussi remarquables que Park Namsik et Kim Jae-ok, respectivement dirigeant du groupe et batteur de gong, Park Seong-geun, un excel­ lent interprète de la danse au pana­ che-fleur, Yi Myeong-sik et Yi Jeongbeom, ces percussionnistes spé­ cialistes du tambour en forme de sablier, et Hong Yu-bong, un autre percussionniste. Elle se formera aussi à la danse, au chant du pansori 2 et à l’art dramatique dans le cadre d’œuvres musicales qui apparte­ naient aussi au répertoire traditionnel des ensembles de musi­ que paysanne. Suite à la disparition de celui où elle évoluait, elle en créera de nouveaux qui porteront successivement son nom, puis ceux d’Arirang et de Saemaeul. C’est aussi à cette époque qu’elle travaillera à la mise au point d’un nouveau genre de specta­ cles réunissant les disciplines dont elle était spécialiste, à savoir le chant, la danse, la musique instrumentale et l’art dramatique. Ce style novateur, qui allait se compléter d’un élément d’improvisation bouffonne, en transformant la musique et la danse paysannes, en a fait une forme à part entière des arts du spectacle. Jusque dans les années soixante-dix, Yu Ji-hwa a joui d’une notoriété grandissante non seulement grâce au haut degré qu’elle avait atteint dans son art, mais aussi par son apport à la promo­ tion de la place des femmes dans cette catégorie particulière des arts du spectacle. Le déclin du genre où elle excellait s’est amorcé au cours de la décennie suivante, sous l’effet du succès grandis­ sant que connaissait la musique pour quatuors à percussions tra­ ditionnelles dite samul nori, une nouvelle forme artistique issue de la musique et de la danse paysannes traditionnelles. De ce fait, les représentations de Yu Ji-hwa allaient se faire toujours plus rares.

Deux souhaits En 1993, à la demande des autorités de la ville de Jeongeup, qui fait partie de la province du Jeolla du Nord, Yu Ji-hwa allait s’éta­ blir en ville et décider de s'y consacrer sans cesse à la formation de jeunes artistes. C’est à son intention que les autorités allaient aussi créer un centre municipal dédié aux arts traditionnels du specta­ cle où elle allait désormais travailler à faire revivre les musiques et danses paysannes propres à cette région, mais en voie de dispari­ tion depuis la Guerre de Corée. Elle s’est aussi signalée par son rôle

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Yu Ji-hwa préférerait à la plume d’autruche de son panache celle de la grue à tête rouge, qui par son poids un peu supérieur, confère plus d’élégance aux mouvements.

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« Il faut retenir sa respiration et aussitôt après, expirer d’un seul coup, sans cesser de frapper le gong. Ainsi, on peut accorder sa respiration avec les mouvements du panache, qui donnent l’impression de voir un filet de nuage se lover sur lui-même pour former un bourgeon ou s’ouvrir grand comme une fleur ».

important dans le classement de la musique des paysans de Jeong­ eup sur la liste des biens culturels immatériels du Jeolla du Nord. Au fil de leur évolution, les danses et musiques paysannes coréennes ont donné lieu à de nombreuses variantes différant selon la région. Dans celle de Honam, qui comprend les provinces du Jeolla du Sud et du Nord, la forme particulière de ce genre s’est même subdivisée en deux catégories dites udo et jwado, à savoir respectivement les musiques de la « région située à droite » et de la « région située à gauche ». C’est à la première d’entre elles qu’appartiennent la danse et la musique de Jeongeup, qui se prati­ quent dans les vastes plaines du sud-ouest du Jeolla du Nord où se situent Gochang, Gimje, Gwangju et Jeongeup, ainsi que d’autres cantons et localités. Selon Yu Ji-hwa, la musique de la « région située à droite » se caractérise par la douceur de ses mélodies et le dynamisme de son rythme rapide, de sorte qu’elle la trouve plus intéressante à interpréter que les autres variantes régionales. Dans les temps anciens où les croyances chamanistes étaient très répandues dans la population de Jeongeup, les familles des descendants directs des chamans étaient prospères et la musique rituelle se pratiquait beaucoup. Dans les années vingt, les adeptes de la religion indigène de Bocheongyo faisaient souvent appel à des musiciens et danseurs paysans pour l’interprétation de musique rituelle. Ces circonstances ont donc été favorables à une plus gran­ de évolution artistique de la musique paysanne dans cette région au point que par la suite, elle allait pleinement s’imposer en tant qu’art du spectacle qui englobait chants, danses, musique instrumentale et art dramatique. C’est cette tradition artistique de la « région située à droite » que Yu Ji-hwa s’est attachée à perpétuer en l’agrémentant d’éléments également valables issus de celle de la « région située à gauche ». Voilà maintenant soixante ans que cette artiste se consacre avec passion à cet effort de conservation. Le professeur Kim Bok-man, qui enseigne à l’École des arts traditionnels coréens de l’Univer­ sité nationale des arts de Corée, affirme à ce sujet : « Le maître Yu Ji-hwa n’excelle pas seulement dans son art aux multiples facettes, car c’est toute sa personne qui est admirable. Elle mérite pleine­ ment le titre de « mère des danses et musiques paysannes coréen­ nes qui est le sien ». À n’en pas douter, une telle remarque est révé­ latrice de l’amour quasiment maternel avec lequel elle forme ses élèves et de sa volonté d’en faire des artistes qui excelleront un jour à leur tour. K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

Pour ce faire, elle prononce des conférences dans plusieurs éta­ blissements d’enseignement, dont l’Université nationale des arts de Corée et le Centre national Gugak de Séoul, l’Université ChungAng d’Ansan et l’Université Sehan de Yeongam, en s’attachant à mobiliser tous ses savoir-faire pour léguer l’héritage artistique populaire aux générations futures. Tout à fait consciente que c’est en élargissant son audience qu’elle pourra y déceler de nouveaux talents, elle ne se compla t pas dans le confort de son établisse­ ment de Jeongeup, mais passe trois à quatre jours par semaine à sillonner le pays à leur recherche. Elle a même accueilli chez elle deux jeunes élèves issus de milieux défavorisés et outre l’héberge­ ment, leur a offert repas et cours particuliers, en bonne enseignan­ te fidèle à la conception traditionnelle de l’enseignement artisti­ que se prolongeant dans la vie quotidienne. Il y a deux ans, elle a convaincu la municipalité de soutenir la création de l’Ensemble municipal de musique paysanne de Jeongeup en vue de lancer ses étudiants dans leur carrière. Aujourd’hui, Yu Ji-hwa a deux souhaits, dont le premier est de pouvoir mettre sur pied une « grande scène » avec l’aide d’an­ ciennes consœurs des différents ensembles féminins de musi­ que paysanne dont elle a fait partie autrefois. Il s’agit de chanteu­ ses de pansori aujourd’hui célèbres comme An Suk-seon, O Gapsun et Gang Gyeong-suk entre autres noms cités. À ce propos, elle déplore que l’ esprit de camaraderie manque aux jeunes artistes de maintenant et regrette le bon vieux temps, ce qui doit être aussi le cas des autres danseuses de son âge. Elle a la certitude que leurs efforts communs déboucheront sur un spectacle de qualité où elles mettront en œuvre leur savoir-faire artistique avec toute la maturité qu’elles ont acquise. Quant à son second souhait, il pourrait être plus difficile à exau­ cer puisque c’est de faire à nouveau fabriquer d’authentiques panaches-fleur avec des plumes de grue à tête rouge que l’on ne peut plus se procurer suite au classement de cet oiseau sur la liste des Monuments naturels coréens. Or, les plumes d’autruche aujourd’hui employées à leur place sont d’une trop grande légè­ reté pour produire les effets de scène souhaités. Alors Yu Ji-hwa se prend à rêver qu’elle danse coiffée d’un chapeau à l’élégant pana­ che-fleur en plumes de grue à tête rouge, aux côtées de ses a nées et cette image si chère à son cœur représente à elle seule la quin­ tessence des arts du spectacle traditionnels coréens.

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Amoureux de la Corée

« Le rêve de mon fils est aussi le mien » un entretien avec Vu Thi Ly, la maman du « Petit Psy » Pour tout le monde, aujourd’hui, Vu Thi Ly est la « maman du Petit Psy », ce petit garçon de neuf ans, et cette façon de l’appeler n’a pas été sans conséquences plus ou moins bonnes sur sa vie en Corée, où la jeune Vietnamienne est arrivée il y a plus de dix ans pour épouser un Coréen.

Kim Dae-o Journaliste à Ohmystar | Yi Jung-min Photographe

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n 2002, trois ans après être arrivée en Corée pour se marier avec un homme d’affaires coréen, Vu Thi Ly donne naissance à un garçon à l’âge de vingt-trois ans. Trois mois plus tard, le bébé exige déjà une attention de tous les instants et c’est à peine s’il reste le temps d’effectuer les tâches ménagères. Pour apaiser ses caprices, la maman a alors l’idée de lui faire écouter de la musique sur son téléphone portable et en effet, l’enfant arrête aussitôt de pleurer pour gazouiller ou rire aux éclats. Hwang Min-woo est aujourd’hui ce petit garçon de neuf ans que l’on appelle le « Petit Psy » et qui s’est fait conna tre par le clip vidéo où il danse sur la chanson Gangnam Style du célèbre chanteur pop coréen Psy. Il a la musique dans la peau depuis sa naissance et même avant, quand il était dans le ventre de sa mère, comme le dit celle-ci.

Des dispositions pour la musique « Comme mon mari m’achetait beaucoup de CD de musique vietnamienne pour me distraire quand je me sentais seule et que j’avais la nostalgie du pays, en attendant Min-woo, j’écoutais à longueur de journée de la musique pop vietnamienne, mais aussi des chansons coréennes. C’est peut-être pour cela que Min-woo a des dons pour la musique depuis sa plus tendre enfance. Quand il était tout bébé, je me suis aperçue qu’il adorait ça et j’ai pris l’habitude de lui en faire entendre. À trois ans, il commençait déjà à imiter les vedettes qui dansaient à la télévision. Il imitait surtout très bien Michael Jackson dans Billie Jean, se souvient-elle. C’est au Vietnam, où son mari Hwang Eui-chang se rendait souvent pour ses affaires, que Vu Thi Ly a rencontré celui-ci qui a aujourd’hui cinquante-trois ans. Après le mariage, le couple s’est mis en ménage dans la ville de Gwangju et la jeune femme a obtenu la nationalité coréenne. Comme elle ne parlait pas encore assez bien coréen pour communiquer avec ses voisins, elle ne se sentait pas vraiment heureuse en Corée. C’est la naissance de Min-woo qui allait lui permettre de véritablement s’intégrer à son pays d’accueil, grâce à l’équilibre et à la joie de vivre que lui apportait cet enfant doué pour la musique. « Quand il avait quatre ans, toute la famille est partie en vacances au Vietnam. Sur le Mekong, il y a un bateau où l’on peut faire des croisières avec d ners-spectacles. Pendant le repas, mon mari a demandé au restaurateur, qu’il connaissait, de faire monter Min-woo en scène pour montrer ce qu’il savait faire. Il a accepté, alors le petit a dansé sur Billie Jean et chanté une chanson vietnamienne. Parmi les spectateurs, il y avait des gens de différentes nationalités comme des Français, Chinois, Japonais et Coréens, mais tous ont adoré. Mon mari a filmé la représentation et de retour en Corée, il a fait voir les images à ses employés, tout fier », raconte-t-elle. S’il ne s’agissait dans son cas que de satisfaire sa fierté de père, ses salariés ne l’entendaient pas de cette oreille, estimant que ce petit prodige ne devait pas rester méconnu du public. Ils allaient donc envoyer la cassette vidéo aux responsables de l’émission de télévision à succès « Star!King » de la chaîne SBS.

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Des débuts réussis à la télévision Quand les producteurs de « Star!King » ont pris contact avec Thi Ly Vu et son mari, ceux-ci ont bien réfléchi avant de prendre la décision de faire passer leur enfant à la télévision pour lui donner sa chance. Toutefois, c’était une occasion à saisir à tout prix, étant donné son talent hors du commun. Le hasard a voulu que les réalisateurs intitulent l’émission de ce jour-là Gentleman, car il se trouve que c’est aussi le titre de la chanson qui allait succéder au Gangnam Style qui a remporté un succès mondial. Une fois la décision prise de l’y faire participer, les parents se sont engagés dans de longs préparatifs. « À Gwangju, nous avons écumé les grands magasins à la recherche d’une tenue et d’accessoires de scène adéquats. Cela n’a pas été facile d’en trouver qui nous plaisent, surtout pour le costume, la chemise et la cravate, comme c’est un enfant. Pour moi, ce jour-là a été le plus extraordinaire de toute ma vie en Corée. Je m’en souviens du début à la fin », déclare la jeune femme. Le jour de l’enregistrement, les choses étaient bien différentes car les parents étaient au supplice. « Les producteurs et coordinateurs de l’émission ne tarissaient pas d’éloges sur Min-woo et disaient que c’était une star comme on n’en voit que tous les cent ans, ou quelque chose d’approchant, mais mon mari et moi étions très inquiets », confie-t-elle. « Min-woo était affreusement grippé, et pendant la lecture du script et les répétitions, il devait vraiment se sentir mal car on aurait dit qu’il allait se mettre à pleurer. Quand je lui ai demandé s’il voulait partir, puisqu’il était malade, il a agrippé son père par la main et l’a supplié de rester pour le spectacle. Sur le plateau, cela me faisait de la peine de le voir danser et parler gaiement avec les présentateurs en reniflant discrètement pour que personne ne s’en apperçoive. Malgré son état, il a dansé sur Billie Jean, RingDingDong de SHINee, et Bonamana de Super Junior en se surpassant par rapport à ce qu’il fait à la maison. Quand nous avons vu ce dont K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

Vu Thi Ly et son fils Hwang Min-woo posant pour les photographes. Tout en tirant fierté du succès que remporte son fils de neuf ans dans le show-business, elle se dit parfois qu’il a aussi droit à l’insouciance de son jeune âge.

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il était capable, mon mari et moi, nous nous sommes résignés à accepter ce qu’il voulait faire, puisque cela lui plaisait vraiment. En tout cas, il avait manifestement du talent ». Cette première émission vaudra à l’enfant d’être surnommé « Président Hwang de Gwangju » par l’équipe de production stupéfaite d’un tel pouvoir de séduction à cet âge. Dès lors, la vie allait changer du tout au tout pour l’enfant, mais aussi pour sa mère. Dans la rue, on les abordait pour demander un autographe à Min-woo ou se faire prendre en photo avec lui. On a fait appel à lui pour des spectacles organisés par des associations caritatives à l’intention des enfants ou des personnes âgées, pour des concerts universitaires et même pour la célèbre Fête du papillon de Hampyeong. Un an plus tard, à l’Exposition internationale de Yeosu, il est sorti victorieux des deux grands concours où « Star!King » avait réuni les concurrents les plus talentueux de chacune de ses émissions hebdomadaires.

Hwang Min-woo sous les feux des projecteurs dans le clip vidéo Gangnam Style de Psy, qui lui a valu le nom de scène de « Petit Psy ».

© YG entertainment

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Comment vivre en étant mère du « Petit Psy » Ces brillantes prestations à l’émission « Star!King » allaient permettre à l’enfant d’être retenu pour figurer dans le clip vidéo Gangnam Style du chanteur Psy. Lors de notre entretien, tout au long duquel il restera aux côtés de sa mère, il fera le récit suivant de sa participation à ce clip, en s’exprimant avec un fort accent régional de Jeolla. « C’était merveilleux de faire ce clip avec Oncle Psy ! J’ai dû recommencer à danser au moins six fois et pourtant je n’étais pas du tout fatigué. Après le tournage, Oncle Psy m’a fait signe que tout allait bien et m’a dit que j’étais « génial ». J’étais fier de contribuer à son succès. Au début, je voulais que la chanson soit première au hit-parade coréen, c’est tout… Mais je suis content qu’Oncle Psy soit connu dans le monde entier, comme si c’était moi !». Après la sortie du clip, Min-woo n’allait plus être appelé le « Président Hwang de Gwangju », mais le « Petit Psy » et à l’école, y compris en classe, les enfants venaient le voir et le prendre en photo. Pour maintenir une atmosphère studieuse, la ma tresse a dû masquer les vitres des fenêtres avec du papier. À l’interclasse, Min-woo ne cessait pas de donner des autographes à ses petits camarades ou de se faire prendre en photo avec eux. Malheureusement, cette soudaine célébrité n’a pas manqué de s’accompagner de malentendus et préjugés relatifs à sa mère. À l’heure où la Corée s’oriente toujours plus vers le multiculturalisme, en raison notamment de la multiplication des mariages mixtes, nombreux sont ceux qui restent attachés à l’idée d’homogénéité de sa population et les origines familiales du Petit Psy n’allaient pas être épargnées par les médisances en tout genre. « Au début, nous cherchions seulement à l’aider de notre mieux, puisqu’il a du talent. Mais au bout de quelque temps, les autres enfants ont commencé à se moquer de lui parce qu’il avait une mère vietnamienne. Cela me désolait tellement que j’en arrivais à regretter de l’avoir laissé passer à la télévision. S’il avait continué à vivre comme les autres, cet aspect de sa vie n’aurait pas été connu du public », en conclut Vu Thi Ly. « Ce qui m’apporte le plus de satisfaction dans ma vie en Corée, c’est que mon fils est un enfant bien portant et agréable à vivre. Mon mari est coréen et je le suis aussi maintenant, ce dont je suis fière, mais je garde aussi la fierté de mes origines vietnamiennes. Beaucoup de Coréens ne se font pas encore à l’idée de famille multiculturelle et les préjugés de certains sont ressortis devant le succès de Min-woo. J’espère quand même qu’ils ne sont pas si nombreux à réagir ainsi et qu’ils voient en lui un enfant coréen comme les autres ».

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« Dong Nai, ma ville natale, est à moins d’une heure de route de Ho Chi Minh Ville… Quand j’ai quitté le Vietnam, j’ai placé tous mes espoirs dans mon mariage et j’ai accordé toute ma confiance à mon mari coréen, mais jamais ma mère ou moi n’aurions imaginé que j’aurais un fils qui serait connu jusqu’à Dong Nai. » Le « Petit Psy » fait aussi fureur dans la patrie de sa mère Le petit Min-woo est aussi très sollicité au Vietnam, dans des domaines divers, pour chanter et danser bien sûr, mais aussi au cinéma où il a fait ses premiers pas dans un film coréano-vietnamien intitulé La mariée de Sa gon. Sur le plan commercial, il participait dernièrement à des opérations promotionnelles portant sur des produits à base de ginseng rouge coréen. « La dernière fois que nous y sommes allés, nous étions tellement pris que nous n’avons même pas pu aller au village bien que ma mère ne cesse de répéter combien son petit-fils lui manquait. Nous sommes pourtant allés jusqu’à Ho Chi Minh Ville, anciennement Sa gon, qui est à moins d’une heure de route de Dong Nai, ma ville natale. Ma mère aurait été vraiment triste, si elle avait su que nous étions si près. La prochaine fois, nous irons la voir sans faute. … Quand j’ai quitté le Vietnam, j’ai placé tous mes espoirs dans mon mariage et j’ai accordé toute ma confiance à mon mari coréen, mais jamais ma mère ou moi n’aurions imaginé que j’aurais un fils qui serait connu jusqu’à Dong Nai. » Témoin des efforts inlassables de Min-woo, sa maman est persuadée qu’il progressera toujours plus et ira plus loin que le « Petit Psy » qu’il est aujourd’hui. « Min-woo s’entra ne au chant et à la danse trois à quatre heures par jour, tous les jours sans exception et quand il s’arrête, son tee-shirt est trempé de sueur. Pour l’aider à réaliser ses rêves, nous avons quitté Gwangju et habitons maintenant Incheon. À la maison aussi, il s’entra ne beaucoup et à trois reprises, les voisins se sont plaints, alors il ne répète plus qu’au studio », explique-t-elle. Malgré son très jeune âge, Min-woo cultive son image de marque, ce qui n’est pas sans inquiéter sa maman. « Quand nous allons au supermarché ou dans d’autres lieux publics, les gens réclament toujours des photos ou des autographes. Ils nous font plaisir en le reconnaissant et en montrant qu’ils apprécient ce qu’il fait. Mais parfois, il me demande de bien m’habiller avant de sortir. Ce n’est plus la même tranquillité qu’avant. Les enfants de son âge se battent de temps en temps, et c’est naturel, tandis que lui évite toujours la bagarre par peur des cicatrices au visage », avoue-t-elle. Et l’enfant de l’interrompre pour ajouter : « Avant je n’aimais pas la pizza et les glaces, mais maintenant, j’évite vraiment d’en manger pour ne pas grossir. À Gwangju, je mangeais beaucoup de raie et de poulpe, tandis qu’en ce moment, je préfère les grillades. Mais la meilleure cuisine, c’est celle de maman ». Le père de Min-woo se joint à l’éloge du cordon bleu qu’est sa femme. « C’est une très bonne cuisinière. Elle fait tout aussi bien la cuisine traditionnelle coréenne que la vietnamienne. Ses soupes de loche aux fanes de radis séchées et au crabe bleu sont un vrai délice ! Min-woo est tellement habitué à manger de bonnes choses qu’il n’aime pas vraiment les restaurants et les plats cuisinés », affirme-t-il. Min-woo fait tellement sensation par le talent qui est le sien à un si jeune âge qu’il a participé à une représentation aux côtés de Psy à la cérémonie de prise de fonction de l’actuelle présidente de la République Park Geun-hye. Pourtant, il voit plus grand encore dans ses rêves, comme le font tous les enfants : « Je voudrais être le chanteur le plus connu de Corée… et même du monde entier !», lance-t-il. « Je veux être une superstar aux Billboard charts et sur YouTube, comme Oncle Psy ! Je veux acheter une très belle maison pour ma mère et une voiture pour mon père, car c’est à eux que je dois le plus ». La maman abonde en son sens : « Pour lui, réaliser son rêve, c’est devenir célèbre. Puisque c’est ce qu’il veut, je le souhaite aussi. Mais en même temps, la vie des gens célèbres me fait un peu peur ». Nul doute qu’en bonne mère coréenne, elle saura se dévouer pour que ce rêve devienne réalité, comme si c’était le sien...

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Livres et CD Charles La Shure Professeur à l’École d’Interprétation et de Traduction de l’Université Hankuk des Études étrangères

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Du confucianisme et de la guerre : l’émouvant roman autobiographique d’une Coréano-Américaine

Les Voix du Ciel de Maija Rhee Devine, 305 pages, 16,00$ /12 000 wons, Irvine, Seoul Selection USA, Inc., 2013

Le premier roman de Maija Rhee Devine se voulait à l’origine une autobiographie évoquant son vécu en Corée en temps de guerre. Sur les conseils de son éditeur, toutefois, elle allait remanier son texte pour en faire une fiction qui raconterait son histoire en prêtant sa voix au personnage d’une jeune fille appelée Mi-na, dont les parents sont unis par un amour réciproque, mais n’ont pas pu avoir de garçon comme ils le souhaitaient. La petite fille souffre des regards chargés de reproche que lui lancent les voisins en répétant sans cesse que si un garçon était né à sa place, son père n’aurait pas dû prendre une ma tresse pour assurer la descendance mâle alors indispensable en vue de la succession des biens. Dans une première partie qui est plus longue que les autres et que l’auteur fait commencer en 1949, c’està-dire dans l’avant-guerre, l’auteur évoque le quotidien de cette famille tenue de côtoyer une concubine que l’héro ne appelle « petite maman ». Quand éclate le conflit armé, la famille est, comme le pays, en proie à des déchirements, comme tout le pays, et si elle finira par se réunir quand cesseront les combats, elle ne sera plus aussi soudée que par le passé. La jeune Mi-na se consacre désormais entièrement à ses études pour partir vivre aux États-Unis et laisser ses parents se retrouver. Dans l’épilogue qui fait suite à une troisième partie et se déroule sur une cinquantaine d’années, la femme qu’est devenue Mi-na découvre un secret qui va l’ébranler au plus profond de son identité. La traversée dans le temps à laquelle on s’attend dans un récit de ce type se double ici d’une dimension spatiale. Quoique l’énonciation y soit faite du point de vue de l’auteur, il donne aussi tour à tour la parole à Mi-na, à son père, à sa mère et à la « petite maman », la jeune femme qu’est alors celle-ci étant d’ailleurs évoquée la première, avant même le personnage principal de Mi-na. Cette alternance des points de vue confère à l’œuvre une certaine profondeur tout en créant une proximité entre le lecteur et tous les personnages. Ici, en effet, le véritable ennemi est l’époque à laquelle ils sont nés et la société où ils vivent. L’œuvre parle de l’existence d’êtres emportés dans la tourmente de l’histoire et survivant de haute lutte sous le poids des valeurs du confucianisme qui régit alors la société. Sa peinture, en elle-même des plus saisissantes, met surtout en lumière le combat mené par des femmes telles que Mi-na, cette petite fille qui aurait dû être un garçon ou Eum-chun, l’épouse docile contrainte d’accepter qu’une autre partage la couche de son mari pour n’avoir pu mettre au monde un garçon, ou encore Soo-yang, cette jeune femme délaissée par son mari qui en est réduite à devenir la ma tresse d’un autre. S’il n’est pas rare de lire des textes qui critiquent ouvertement le confucianisme à notre époque, très peu l’ont fait avec une telle force d’émotions. L’œuvre évoquée ici se distingue avant tout par son écriture faite de phrases curieusement construites, aux formulations qui semblent calquées sur une langue étrangère et interpellent le lecteur, comme dans les toutes premières pages : « gloussant comme un imbécile qui ne connaissait même pas la différence entre des haricots rouges et des haricots noirs », « des amoureux ressemblant à des canards mandarins » ou « la chance qu’une citrouille pleine d’or nous tombe sur la tête ». Le texte s’agrémente aussi d’onomatopées inexistantes en langue anglaise, voire d’ellipses du sujet dans les dialogues, comme la langue coréenne en a la particularité. En fin de compte, tout se passe comme si un locuteur coréen écrivait en anglais, ce qui n’est pas déplaisant pour les ressortissants de pays anglophones vivant depuis longtemps en Corée, mais aussi pour les Coréens eux-mêmes. À maintes reprises, je suis moi-même revenu sur les phrases pour m’amuser à rechercher la formulation coréenne d’origine à partir des expressions anglaises, mais à n’en pas douter, l’ensemble produit un effet de style très particulier. Les lecteurs qui connaissent moins bien la Corée et sa langue n’en apprécieront pas moins l’originale évocation d’une époque récente dont les travers se retrouvent encore dans la société actuelle. Arts e t cu l tu re d e Co ré e


Comment trouver la Vérité sans attendre dans la poésie d’un maître zen

Magnolia et lotus : poèmes choisis de Hyesim de Hyesim (Choe Sik), traduction de Ian Haight et Ho Tae-yong, 97 pages, 16,00$, New York, White Pine Press, 2012

Dans le bouddhisme, la méditation Seon (zen) diffère radicalement de la lecture des textes sacrés dans la mesure où la seconde a pour but de mener peu à peu à l’illumination par la découverte des soutras, tandis que la première, comme les traducteurs l’expliquent fort bien dans leurs notes, conduit plus rapidement à cet éveil au moyen de la méditation ou de la contemplation. Le bouddhisme Seon illustre donc la contradiction inhérente au langage selon laquelle, tout en étant indispensable à la communication, celui-là fait obstacle à celle-ci. À cet égard, la poésie, en véhiculant plus de signifié que la somme des signifiants, représente peut-être le mode d’expression le plus parfait qui soit pour cette école de pensée bouddhique. Hyesim est un moine bouddhiste qui vécut entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe dans le sud-ouest de la Corée et fut le premier ma tre Seon (Zen) à se consacrer à la poésie. Ce recueil de poèmes issus d’un ensemble plus important dû à ce religieux est précédé d’une évocation de sa vie à partir de l’époque où, enfant, il s’initiait au confucianisme, au bouddhisme, jusqu’à sa nomination à la tête du Temple de Songgwang, puis à son élévation à titre posthume au rang de « précepteur national », qui est la dignité la plus élevée de cette religion. En Corée, il est d’ailleurs plus connu sous son titre de Précepteur national Jingak, ce dernier mot désignant l’éveil véritable. La préface comporte également des commentaires sur la thématique des poèmes, tandis que des considérations ayant trait aux points de vue adoptés dans la traduction et à la lecture poétique figurent séparement dans l’ouvrage. Les cinquante-huit poèmes constitutifs du livre sont classés par ordre chronologique et situés dans trois époques correspondant aux premières années de la vie monacale de l’auteur, à celles où il occupa la charge de supérieur du Temple de Songgwang et à ses derniers moments. Si son œuvre comporte des textes de grande longueur, ceux du présent recueil sont assez courts et se lisent très rapidement. Ceux qui traitent des préceptes du Bouddhisme Seon peuvent para tre d’emblée d’une compréhension peu aisée, car en quelques lignes, s’y trouvent condensées des pensées complexes. Ce faisant, toutefois, ils incitent le lecteur à prendre le temps de rechercher la dimension de vérité que recouvrent les mots, l’acte même de lire donnant alors accès à la connaissance des principes et pratiques du bouddhisme Seon. Dans d’autres textes, l’auteur se livre à une contemplation de la nature envisagée non seulement du point de vue de sa beauté, mais aussi de la vérité qu’elle est susceptible de dévoiler. Ainsi, le texte intitulé Plantain consiste en une méditation visant à montrer combien K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

notre perception des choses peut être éloignée de leur essence même. Horloge à eau fait partie des poèmes qui traitent de cet objet et fait en l’occurrence un usage métaphorique de cet appareil indiquant l’heure pour évoquer la nature éphémère de l’existence humaine. L’auteur se livre aussi à des méditations sur la nature même de la réalité, notamment dans l’ensemble de quatre quatrains intitulés Émotions des saisons . Cette représentation rapide, mais riche en images, des quatre saisons de l’année s’éloigne des sentiers battus et invite le lecteur à se joindre au poète dans sa contemplation de la vie.

Un cours de coréen en ligne à l’intention des lycéens américains

Le Programme Sejong pour futurs coréanologues Université Stanford : http://spice.stanford.edu/docs/sejong_korean_scholars_program/

Le Programme d’éducation internationale et interculturelle de l’Université Stanford (SPICE) est né dans le cadre de l’action entreprise par cet établissement pour assurer un enseignement adapté au public mulculturel des établissements américains du primaire et du secondaire. Au nombre de ses activités et projets, figure un dispositif dit Sejong, qui a été créé à l’intention des futurs coréanologues et permet aux lycéens qui le souhaitent de commencer par apprendre la langue. Sur un groupe de soixante candidats venus de tout le pays, les vingt-sept plus brillants ont été retenus pour suivre un cursus en ligne traitant de différents domaines et globalement intitulé Études de civilisation coréenne. Ce programme mis en œuvre en mars dernier est le premier à proposer des études de civilisation coréenne au niveau du lycée. Il se compose d’un ensemble de cours dispensés en anglais par des spécialistes avérés et portent sur des disciplines aussi variées que l’histoire, la culture, la religion, l’art, la politique et l’économie de la Corée. Ils comportent notamment des modules intitulés « Présentation du boud­ dhisme coréen », « Le développement économique en Corée » et « Le mouvement Hallyu », ce dernier étant très susceptible d’intéresser les enthousiastes de la culture pop de ce pays. Les participants suivent les douze cours en ligne de leur choix et peuvent en outre participer à des forums en ligne, lire des textes et rendre chaque semaine des devoirs. Entièrement gratuit, ce programme offre aux lycéens américains une possibilité exceptionnelle d’acquérir des connaissances sur la Corée et d’envisager de poursuivre leurs études à un plus haut niveau dans la perspective d’une future carrière spécialisée dans la civilisation coréenne. Shin Gi-wook, qui dirige le département des études de civilisation coréenne de l’Université Stanford et figure parmi les conférenciers du Programme Sejong pour futurs coréanologues, a l’espoir que celui-ci permettra d’en finir avec les idées reçues qui subsistent à l’égard de la Corée aux États-Unis.

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Regard extÉrieur

Mes premières impressions coréennes Martin TRICAUD - Président de la Banking Corporation Limited de Hongkong et Shanghai

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on amie le Professeur Choi m’a demandé d’écrire un article sur mes premières impressions coréennes. Elle a dû penser qu’un banquier savait écrire et qu’après quatre mois à Séoul j’aurai des tas de choses à raconter, mais la vérité, c’est que depuis ce temps que je vis ici, je n’ai rien vu ou presque. J’ai travaillé la plupart de mon temps, comme souvent quand on prend un nouveau poste dans un nouveau pays. Pourquoi ai-je accepté d’écrire cet article? Peut-être parce que je suis persuadé qu’un regard neuf ne le reste pas longtemps. Après quelques mois, on s’est fait son idée et on devient de parti-pris. Alors essayons de nous acquitter de l’exercice avec honnêteté. Je voudrais d’abord dire que j’aime l’idée d’être en Corée. C’est le cinquième pays où je vis après la France, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis et l’Angleterre. La première fois que je vis en ExtrêmeOrient. Dans l’expatriation, j’aime l’idée d’être loin, d’être inconnu, de ne pas avoir de passé. Arriver dans un pays nouveau, c’est un peu comme une naissance. Tout semble possible, l’avenir est plein de nouvelles promesses. Après cinq ans passés dans une Europe fatiguée, confrontée à la crise économique, la Corée m’intéresse pour sa réussite et sa croissance extraordinaire depuis près de cinquante ans. Un jour, je demandais au président d’un chaebol quels étaient à son avis les secrets de la réussite coréenne et il me répondit : « Nous autres Coréens sommes un peuple très intelligent et travailleur »; j’eus envie d’ajouter « et très modeste », mais au-delà, je crois qu’il a assez largement raison. J’ai été impressionné aussi par la manière dont Madame Park a pris ses fonctions (je l’appelle

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Madame Park depuis que je sais qu’elle a étudié à Grenoble). Je suis arrivé à Séoul après son élection et j’ai tout de suite été frappé par la manière calme et sereine avec laquelle elle a dirigé le pays durant la crise du dernier printemps avec le Nord. Tout le pays d’ailleurs m’a semblé remarquable par son sang-froid et sa détermination. Quand on arrive dans un pays, il faut bien sûr essayer de se garder des généralités. On m’avait dit que la Corée était « différente », que les rapports humains y seraient difficiles, qu’il fallait se méfier du sens de la hiérarchie, que les gens ne s’exprimaient pas facilement, qu’ils étaient inhibés par la crainte de s’extraire du groupe. Je ne l’ai pas ressenti, en particulier avec mes collègues qui ne sont pas les derniers à me dire s’ils ne sont pas d’accord. Pas de cinéma, pas de faux-semblants, quand on a quelque chose à dire, on le dit. Parfois cela prend un peu de temps, mais finalement les choses sont claires. Les Coréens me semblent authentiques, quand ils aiment, ils le disent et quand ils n’aiment pas aussi. Quand ils sont heureux, cela se voit et quand ils sont tristes aussi. J’aime ce côté direct et simple, la joie des enfants et des amoureux qui se promènent sur les bords du ruisseau Cheonggyecheon. La gaieté lors de la fête de Bouddha et ces lanternes de mille couleurs, l’excitation des enfants et ce plaisir d’être ensemble. La Corée me rappelle parfois aussi la France, mon pays natal. La fierté d’une culture et d’une langue uniques contribue à la forte identité du pays, le bouillonnement créatif, le sentiment d’un destin et d’une différence dans une mondialisation informe. Le refus de se laisser diluer, absorber, dans un monde régi par des règles extérieures qui ne seraient que subies. On l’a dit mille fois, la Corée est une le. J’ai toujours aimé les les, alors peutêtre est-ce pour cela que je m’y sens bien ? Pour un étranger, il y a bien sûr la barrière de la langue ; je dois aussi admettre que je n’ai pas fait encore beaucoup d’efforts pour apprendre des rudiments de coréen. Le roi Sejong a dit que le Hangeul (l’alphabet coréen) était tellement bien conçu qu’un homme intelligent pouvait le ma triser en une demi-journée et un imbécile en une dizaine de jours. J’ai eu mon premier cours aujourd’hui et il me reste donc environ deux heures pour savoir à quelle catégorie, selon la nomenclature de Sejong, j’appartiens. Avant l’apprentissage du coréen, je me suis aussi appliqué pendant ces quelques mois à me remettre au golf. Mis en garde sur le niveau élevé et l’importance du jeu pour les relations d’affaires, j’ai passé de trop nombreuses – et je dois dire assez infructueuses - heures, à m’entra ner dans ces immeubles sans façade qui rappellent les meubles à tiroirs asiatiques. Chaque joueur dans sa case s’entra ne comme si sa vie en dépendait. Ensuite, fort heureusement, j’ai passé davantage de temps encore sur ces terrains merveilleux dans la montagne aux petites heures, lorsque les lambeaux de nuages se disloquent sur les rochers, lorsque l’air est transparent, lorsque ces pins tordus et savamment taillés composent en avril, avec les azalées de somptueux bouquets de couleurs. La nature coréenne tranche avec la relative austérité des villes. Un curieux mélange urbanistique. Façades sobres, teintes grises, peu de vitrines, au nord de Séoul en tout cas, assez peu de fleurs dans les jardins, mais aussi de vraies réussites architecturales, la Mairie de Séoul qui me fascine ou la rivière déjà citée. Je me réjouis qu’il me reste tant de choses à découvrir. Voilà, j’allais oublier ; pourtant on me le demande souvent ; j’aime la cuisine coréenne. Oui, vraiment, je ne dis pas cela pour faire plaisir. Quand je dîne coréen, j’ai l’impression de manger « sain ». Dans quinze jours, je quitte enfin l’appartement-hôtel où j’ai vécu jusqu’à maintenant pour m’installer avec ma femme et mes enfants dans une élégante villa. Dans la cuisine, il y a un réfrigérateur à kimchi, que j’ai pris au départ pour un sèche-linge. Je compte bien me faire expliquer son fonctionnement.

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Délices culinaires

La saveur du champignon songi

Champignons songi sauvages sautés entiers ou en tranches, parsemés de baies de ginkgo et délicatement posés sur un lit d'aiguilles de pin.

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Le champignon des pins, que l’on appelle en coréen songi beoseot , possède une saveur et une texture qui en font une denrée aussi appréciée que rare. Sa pousse automnale, très limitée dans le temps et circonscrite aux rares forêts de pins rouges de régions isolées et il fournit alors aux gourmets le meilleur légume de saison qui soit. Ye Jong-suk Journaliste culinaire et professeur de marketing à l’Université Hanyang | Ahn Hong-beom Photographe

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uand l’automne répand sa manne, les Coréens recherchent particulièrement les songi beoseot , ces champignons des pins qui n’existent qu’à l’état sauvage, alors quand vient Chuseok, qui est la fête la plus importante avec le Nouvel An lunaire, les télévisions les tiennent constamment informés des prix du marché. Ils suivent leur évolution avec d’autant plus d’intérêt que ce produit constitue pour la circonstance un cadeau classique, mais coûteux.

Un champignon, un pin Ce qui pla t avant tout dans le songi, c’est sa fra cheur et son goût qui reste longtemps en bouche. S’il a été ramassé de bon matin en forêt, il suffira d’en manger une bouchée, après l’avoir essuyé pour en ôter la terre et déchiqueté dans le sens du grain, pour sentir toute la journée son léger goût de résine de pin. Il est aussi très apprécié pour sa texture souple et légère. À lui seul, il constitue un mets dèlicieux que l’on peut consommer tel quel, mais la nature l’a ainsi fait qu’il peut s’accommoder à merveille dans bien des plats, par exemple des soupes ou ragoûts dont on relèvera la saveur en y ajoutant de petits morceaux de ce champignon qui mettra ainsi la préparation en valeur. Il peut également se consommer seul, à peine grillé, ou comme accompagnement d’une grillade avec laquelle il s’avérera encore plus goûteux. Il agrémente aussi très avantageusement le riz. Chez les Coréens, le champignon des pins occupe un peu la place qui est celle des truffes dans les goûts des Français. Il est d’ailleurs tout aussi rare que celles-ci, sa pousse n’étant possible que dans un milieu bien particulier et n’intervenant qu’une fois par an, sur une durée très limitée, autant de conditions requises qui en font un mets très recherché. Le songi appartient à la famille des Tricholomatacea , qui comporte de nombreuses variétés de champignons. Il pousse sur le sol des forêts, une fois qu’il s’est détaché des radicelles d’un pin de vingt à soixante ans d’âge avec lequel s’est établie une symbiose permettant l’échange des nutriments. Il ne peut cro tre que dans certaines conditions climatiques, à savoir une K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

température qui ne doit en aucun cas être supérieure à vingt-six degrés Celsius de jour et inférieure à quinze de nuit, vingt jours de précipitations étant nécessaires avant qu’il ne dépasse cent millimètres de hauteur. C’est ce qui explique qu’il ne soit en vente sur les marchés que trois semaines durant, à cheval sur les mois de septembre et d’octobre. Si les conditions météorologiques s’y prêtent aussi au mois d’août, les « songi d’été » font leur apparition, mais ils n’égalent jamais ceux de saison par leur saveur comme par leur arôme.

Un mets de choix pour les rois Un certain nombre d’ouvrages et de documents d’archives attestent des origines anciennes de sa consommation en Corée. Dans le traité intitulé Dongeui Bogam (Modèle de médecine coréenne), qui date de l’an 1613, c’est-à-dire de la période de Joseon, il est dit : « Le parfum agréable et la saveur légère du songi en font le meilleur de tous les champignons. Il pousse dans la forêt, au pied des pins adultes qui lui transmettent leur force vitale et il est dépourvu de substances toxiques ». En remontant plus loin encore, au XIIIe siècle, il en est fait mention sous le nom de songji dans le recueil de poèmes Pahanjip (Collection pour chasser le loisir), que composa un fonctionnaire lettré du royaume de Goryeo nommé Yi In-ro. Un siècle plus tard, dans ce même royaume, un poème dû à Yi Saek, qui appartenait à l’élite cultivée, fera l’éloge du « goût simple mais délicat » du songi. Pendant la période de Joseon, les songi se ramassaient dans plusieurs contrées pour faire présent d’une spécialité régionale au souverain. Les Yeongjo Sillok (1724-1776), qui sont les annales du roi Yeong­ jo, rapportent que lorsqu’il en était servi à ce monarque, celui-ci s’inquiétait de savoir s’il en avait aussi été déposé sur les autels dressés pour le culte des anciens rois. Dans le cas contraire, il adressait des reproches à ses courtisans et se refusait à en consommer. Quant aux Gojong Sillok (1864-1907), c’est-à-dire les annales du roi Gojong, elles relatent une intéressante anecdote selon laquelle l’inspecteur de la province de Gangwon informa le roi de sa décision de congédier un

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Les champignons songi poussent en automne après s’être accrochés aux radicelles de pins de vingt à soixante ans d’âge avec lesquels se crée une symbiose pour l’échange des nutriments.

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Arts e t cu l tu re d e Co ré e


fonctionnaire au motif qu’il n’avait su se procurer ces champignons. Le roi lui donna alors ordre de rétablir cet homme à son poste en arguant des nombreuses occupations auxquelles doit vaquer tout un chacun en automne en raison de la fête des récoltes.

Le songi a ses fêtes En Corée, on trouve ce champignon dans les forêts de pins rouges qui recouvrent les versants escarpés des monts Taebaek, le long du littoral oriental, ainsi qu’en certains endroits des monts Sobaek, qui s’enfoncent plus loin dans les terres. Il s’agit notamment des environs des villes de Yeongdeok, Bonghwa, Uljin et Yangyang, les trois premières appartenant à la province du Gyeongsang du Nord, et la dernière à celle de Gangwon. Ces régions bénéficient d’une épaisse couverture boisée composée de pins en bonne santé. Pour

Chez les Coréens, le champignon des pins occupe un peu la place qui est celle des truffes dans les goûts des Français. Sa particularité tient au délicat goût de résine de pin dont il s’imprègne, mais qui s’estompe en deux ou trois jours faute d’avoir conservé le produit comme il se doit. plus de quatre-vingts pour cent, les champignons des pins sauvages ramassés en Corée le sont dans la première de ces deux provinces. Tandis qu’ils sont lourds, d’une consistance ferme et d’un goût prononcé dans les montagnes de l’intérieur du pays, ils ont une plus grande taille et une chair plus tendre près des côtes. Les magnifiques forêts de Bonghwa, qui bordent les monts Taebaek, sont réputées pour leurs excellents songi qui allient une bonne fermeté à une faible teneur en humidité et à un délicieux parfum provenant du masato (granit décomposé) dont ils se sustentent par le biais des arbres-hôtes, en particulier le pin rouge (pinus densiflora) dit chunyangmok en coréen, un bel arbre très apprécié pour son bois. Pour ce qui est des qualités d’ensemble du songi , on se bornera à évoquer son chapeau, qui doit être un peu plus gros que le pied et de couleur différente. En revanche, il a pour caractère distinctif une très légère odeur de résine de pin qui s’estompe en deux ou trois jours faute de l’avoir conservé comme il se doit. Pour le consommer le plus frais possible, le mieux est d’aller K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

le ramasser soi-même dans la nature, mais en ville, il conviendra d’exiger un délai de livraison rapide. Il faut aussi savoir qu’en vue de son exportation, les producteurs perfectionnent constamment le conditionnement pour optimiser la fra cheur et l’arôme. Quant à la manière de le consommer, la meilleure qui soit est de le manger cru en le déchiquetant avec les doigts dans le sens du grain. Si on l’accommode, la préparation se doit d’être brève et de ne pas employer trop d’ingrédients qui pourraient neutraliser son arôme. Un traité d’agriculture datant de la fin de la première moitié du XVIIIe siècle et intitulé Jeungbo Sallim Gyeongje (édition révisée de la gestion agricole), s’enthousiasmait ainsi : « Lorsqu’on en met dans une soupe de faisan ou qu’on en fait légèrement griller sur une brochette, après les avoir enduits d’huile de sésame, les songi sont un mets divin ». Quant au traité de cuisine Sieui Jeonseo, c’est-à-dire « précis de la cuisine convenable », qui fut rédigé au XIXe siècle, il explique différentes façons de l’accommoder, notamment en soupe, en brochettes (sanjeok ) ou en ragoût, ainsi qu’à la vapeur (jjim). Les songi entrent en effet dans la composition de nombreux plats tels que le bulgogi, le pot-au-feu dit jeongol, le riz servi dans une marmite de terre appelée dolsot , la bouillie aux ormeaux, le kalguksu , qui est une soupe aux nouilles fra ches, et le jangjorim, du bœuf mijoté dans de la sauce de soja. Si l’on tient à déguster des champignons des pins en saison, on le fera de préférence dans des restaurants comme le Yongdu ou le Solbongi, qui se situent respectivement dans la commune de Bongseong-myeon et dans le canton de Bonghwa-eup, tandis qu’à Uljin, le Galbi Braisé de Namyang est réputé. Enfin, les établissements Songigol et Village des songi, qui se trouvent au bord de l’autoroute n°7 à Yangyang, dans la province de Gangwon, servent des spécialités à base de songi. Dans les régions d’origine, à l’époque de la récolte, on pourra avec un peu de chance se régaler d’une soupe de songi en guise de petit déjeuner, car si le restaurateur les a ramassés lui-même, il a écarté de la vente les moins beaux pour confectionner une soupe au concentré de soja. Cette préparation improvisée pourra alors sembler plus délicieuse encore que les préparations plus coûteuses. Enfin, il convient de signaler que l’automne venu, une fête du songi se tient dans les villes de Bonghwa, Uljin et Yangyang, qui rivalisent d’initiatives dans ce domaine et font profiter tous les visiteurs, qu’ils soient néophytes en la matière ou fins connaisseurs, des saveurs de ce que les Coréens anciens appelaient un « mets divin ».

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Mode de vie

Loin du stress urbain, une nouvelle vie à Jeju

L’île de Jeju est la terre d’élection des citadins éprouvés par le rythme de la vie moderne, jeunes de vingt à quarante ans refusant l’esprit de compétition ou personnes d’âge moyen souhaitant offrir à leurs enfants un environnement plus propice à leur épanouissement, mais aussi actifs déjà retraités à la cinquantaine ou à la soixantaine qui réalisent un vieux rêve.

Lee Jin-Joo Rédactrice occasionnelle | Ahn Hong-beom Photographe

À

la pension de famille Dalparan, qui fait aussi café, le propriétaire est un ancien professeur de coréen du lycée, Kim Tae-hwan. Quand ses deux enfants sont entrés à l’université, il a demandé à être nommé dans un établissement de Jeju, de même que sa femme, qui est également enseignante. Au lycée de jeunes filles de Daejeong où il travaillait en fin de carrière, il a pu constater par luimême qu’à Jeju comme à Séoul, les élèves étaient surchargées de travail, parfois au détriment de leur santé et dans le même esprit de concurrence acharnée que dans la capitale. Déçu par les travers de l’instruction scolaire, il en est arrivé à douter de son métier d’enseignant, outre que sa santé n’était plus la même à l’âge de quaranteneuf ans, et il s’est donc décidé à prendre sa retraite anticipée.

Un nouveau chapitre Après avoir vendu son appartement de Séoul pour six millions de wons, monsieur Kim a fait l’acquisition d’un terrain à Wimi-ri, une commune du canton de Namwon-eup situé dans la banlieue de Seogwipo pour s’y faire bâtir une maison qui lui fournirait aussi un rapport. Cette habitation se situe non loin de la Route nationale 5, dans les plaines que traversent les sentiers de randonnée dits olle. Au rez-de-chaussée, se trouve un café d’où on a une vue magnifique sur la mer et le Mont Halla, dont le relief spectaculaire

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se profile à l’horizon. Dans les premiers temps, les amis et proches de l’enseignant étaient très préoccupés de le voir se lancer dans cette activité après avoir passé sa vie à lire et enseigner la poésie. Il a finalement démontré que leurs inquiétudes étaient injustifiées en gérant tant bien que mal son affaire avec l’aide de son entourage. À Jeju, pourtant, la vie n’est pas toujours aussi agréable qu’on l’imagine, à commencer par les précipitations abondantes qui exigent de se prémunir en toute saison contre l’humidité, les insectes et les moisissures. Quoique propriétaire, monsieur Kim s’acquitte souvent lui-même de nombreuses tâches, y compris celle de donner à manger au chien, mais aussi la vaisselle et le ménage des chambres. En esquissant un sourire, il confie : « Je suis habitué à vivre comme un garçon de ferme, à tout faire par moi-même ». En août, l’année dernière, sa femme l’a rejoint après avoir quitté son travail de Séoul. L’ le est une destination de rêve pour les citadins proches de la retraite qui sont entrés dans la vie active dans les années quatrevingts et écoutaient la chanson Nuit bleue sur l’ le de Jeju, dont les paroles étaient une véritable invitation au départ : « Dès qu’on est fatigué des choses qui comptaient : journaux, télé et fiche de paie... ». Les lieux y tenaient d’une nouvelle Utopie aux attraits irrésistibles. Aujourd’hui, nombre de préretraités projettent d’y ouvrir un Arts e t cu l tu re d e Co ré e


nouveau chapitre de leur vie tant que le leur permettent leur âge et leur santé. Dans la plupart des cas, ils se font alors construire un café ou une pension de famille à proximité d’un sentier de randonnée Olle ou des plages, ce qui représente la tendance actuelle.

Le départ des artistes à la trentaine Ko Pil-heon, un dessinateur de BD humoristiques bien connu sous le pseudonyme de Mega Shocking, mais sans prétentions intellectuelles, tient une pension de famille nommée Centre Jjolgit à deux pas de la plage de Hyeopjae. Il y a trois ans de cela, il allait soudain mettre fin à cette activité pour partir vivre à Jeju. Après les temps difficiles qui avaient suivi son divorce, il avait décidé de tourner une page et de changer de cap. Pour ce faire, il a commencé par racheter une maison délabrée à deux étages dans le canton de Hallim-eup situé dans l’agglomération de Jeju et y a aménagé une pension de famille qu’il tient avec son frère cadet et sept confrères plus jeunes. Son établissement attire surtout une clientèle jeune d’artistes marginaux, mucisiens de rock indé et désenchantés des chaebol capitalistes. L’affaire, au départ des plus hasardeuses, survit grâce aux nombreux jeunes âgés de vingt à quarante ans qui, sur Twitter, proposent avec enthousiasme de venir travailler chez lui comme bénévoles, ce à quoi le propriétaire des lieux est très sensible. Pour eux, ce n’est pas un travail, mais un jeu. « Il ne faut pas remettre le bonheur à plus tard », estime Ko. « C’est maintenant qu’il faut tout faire pour que notre coeur batte plus fort ». Le peintre Lee Myung-bok et sa femme Kim Eun-jung sont un peu dans le même cas. Le premier dit s’être rendu compte que, dans son double rôle d’artiste dénonciateur du capitalisme et de présentateur vedette surpayé d’une cha ne de télévision, il risquait fort bien de tout perdre du jour au lendemain, alors il a aussitôt répondu à l’appel de Jeju, de même que sa femme, qui travaillait dans une société du même secteur. Là-bas, ils ont ouvert une galerie d’art appelée Nori à l’entrée du Village des artistes de Jeojiri, qui se situe près du Musée d’art contemporain de Jeju. Ils allaient y organiser des expositions proposant en même temps des concerts et autres spectacles, avec le concours de gens connus depuis peu comme Mari Kim, une artiste pop très appréciée de la haute société de Cheongdam-dong, ce quartier de Séoul, ou Vandal, le pionnier de l’art du graffiti coréen. De temps à autre, ils mettent à la disposition des enfants des écoles des espaces d’exposition où ceux-ci présentent leurs œuvres, en particulier à l’intention des grands-pères et grands-mères qui accourent les admirer. Les manifestations artistiques qu’ils animent dans leur région d’accueil attirent la participation d’artistes de tous niveaux. Depuis toujours, Jeju faisait figure de parent pauvre en matière culturelle, car dépourvue d’infrastructures telles que théâtres ou salles de spectacle. L’arrivée d’artistes venus s’y établir en a fait un nouveau foyer d’art et de culture, à l’image des enclaves artistiK o r e a n a ı A u t o mn e 2013

ques du quartier de l’Université de Hongik, à Séoul, ou de celui de Heyri, à Paju, une ville de la province de Gyeonggi. Il leur arrive de se joindre aux causes du militantisme local, notamment contre la construction d’une base navale ou dans le cadre d’autres actions. Outre les retraités issus du baby-boom, les trentenaires et quadragénaires qui font le choix de vivre à Jeju sont toujours plus nombreux. Ils se différencient des premiers par l’enthousiasme de la jeunesse avec lequel ils se lancent dans des activités diverses et variées. On parle à leur sujet de downshifters , un néologisme sociologique qui désigne des personnes souhaitant trouver le bonheur en réduisant leurs train et rythme de vie, quitte à gagner et consommer moins. Ils s’inscrivent donc en rupture avec leurs a nés, industrieux qui ont trimé toute leur vie pour acheter une maison, envoyer les enfants à l’école, veiller à leur insertion sociale et les encourager à fonder un foyer. Pour cette nouvelle génération, mieux vaut donc prendre le temps de vivre pour profiter des bienfaits de l’existence sans plus attendre. Sociologues et psychologues s’accordent à souligner les aspects positifs de cette évolution, tel Kim Ho-ki, ce professeur de sociologie de l’Université de Yonsei, qui les qualifie de « jeune génération à la stratégie de retraite active ». Selon ce spécialiste, « ils choisissent le retour à la terre pour s’éviter la peur du chômage que d’autres éprouvent à vingt ans, suivie du stress lié aux études des enfants, à la trentaine, et de la hantise du licenciement, à la quarantaine ». Parmi les scientifiques, d’aucuns considèrent même que s’amorce ainsi l’« exode urbain » qui est déjà en cours dans certains pays industrialisés.

L’éducation alternative Au mois de septembre dernier, Kim Yeon-deok, âgé de trente-sept ans et ophtalmologiste de profession, allait se joindre à ce flux migratoire en direction de Jeju en y ouvrant une petite clinique. S’il n’a pas hésité à renoncer aux confortables appointements du poste qu’il occupait dans un grand centre hospitalier de la région de Séoul, c’est dans l’intérêt de son fils de huit ans, un petit prodige qui figurait parmi les 0,1% d’enfants les plus brillants sélectionnés à l’issue de tests de Wechsler sur le quotient intellectuel, mais qui souffrait de difficultés d’adaptation dans l’instruction publique. À l’École internationale de Jeju, qui se caractérise par une certaine souplesse dans le déroulement de la scolarité, promesse lui a été faite de suivre attentivement son fils et de lui permettre de sauter des classes en fonction de son niveau. La mère de l’enfant allait à son tour démissionner de son emploi dans une cha ne de télévision pour partir le rejoindre. Quant à l’enfant, qui avait eu à souffrir de la violence scolaire à Séoul, il s’est vu élire délégué de classe pas plus tard qu’un semestre après son arrivée. C’est aujourd’hui un enfant heureux à l’école, où il fait même partie de l’équipe de football. « En voyant combien il a changé, je me dis que les sacrifices que nous avons faits, ma femme et moi, n’ont pas été vains », confie Kim Yeon-deok.

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Comme les Kim, ceux qui, parvenus à la trentaine ou à la quarantaine, ont décidé de scolariser leurs enfants à Jeju habitent soit au village qui abrite cette école internationale, dans le canton de Daejeong-eup situé à Seogwipo, soit dans le centre assez onéreux de Jeju. Pour la plupart, ces familles ont voulu leur faire échapper à l’esprit de compétition féroce qui règne dans les établissements de la capitale. Jeju constituant une province autonome spéciale, les petits Coréens peuvent y être inscrits dans n’importe quelle école internationale, alors qu’à Séoul et dans sa région, il est impératif pour ce faire d’être ressortissant étranger ou d’avoir préalablement vécu à l’étranger. Aux yeux des parents d’élèves, Jeju offre donc de nouvelles possibilités en matière éducative et nombreux sont ceux qui renoncent à la vie urbaine pour les faire entrer plus facilement dans des établissements internationaux, mais aussi y bénéficier de meilleures conditions d’études. Il faut en effet savoir que les écoles primaires les plus cotées de Séoul sont toujours en sureffectif, avec parfois une trentaine d’élèves par classe. Sous leur revêtement imperméable en fibre de polyuréthane, les cours de récréation sont si exiguës que les enfants n’ont pas la place de courir cent mètres d’affilée, même en diagonale. En revanche, les établissements de Jeju ne comptent pas même dix élèves par classe et les moindres d’entre eux possèdent leur pelouse susceptible d’accueillir tous les matchs de football que les enfants veulent disputer.

Le revers de la médaille À Jeju comme ailleurs, la vie a aussi ses inconvénients et les nouveaux arrivants ont pour habitude de dire : « La première année, on est fasciné par la beauté des paysages, la deuxième, on commence à s’ennuyer un peu et la troisième, on finit par repartir si on ne supporte plus cette vie ». En milieu insulaire, la culture et le mode de vie diffèrent souvent de ceux du continent et dans le cas de Jeju, le départ pour cette le relève d’une sorte d’immigration que l’on risque de rater faute de s’y être bien préparé. J’habite moi aussi l’ le depuis l’automne dernier, étant dési-

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1 Kim Tae-hwan, propriétaire de la pension Dalparan. De bonne heure, il part enseigner au lycée, après avoir dégusté un café maison en regardant la mer. 2 Lee Myoung-bok et sa femme Kim Eun-joong ont ouvert la Galerie Nori de Jeju, après avoir démissionné de leurs emplois respectifs pour des cha nes de télévision.

reux d’offrir à mes enfants un cadre plus favorable à leur scolarité. Une année s’est donc presque écoulée et je ne me suis toujours pas fait aux caprices du climat, comme cette voisine qui y vit ellemême depuis dix ans. Par gros temps, les hurlements du vent sont effrayants. On voit avec appréhension le ciel changer plusieurs fois d’aspect dans la même journée en redoutant l’humidité pénétrante qui semble vous tremper jusqu’aux os. Il n’y a personne à qui parler et nulle part où aller, les manifestations culturelles de bonne qualité sont rares et de l’avis de mon pédiatre, il est même difficile « de tenir plus de trois ans si on ne joue pas au golf ». Si les « continentaux » comme moi ont adopté ce lieu de vie, lassés par le côté superficiel des relations en ville, ils n’en demeurent pas moins d’éternels étrangers dans une mentalité insulaire fermée et profondément enracinée dans la notion de gwendang, un mot du dialecte qui désigne cette famille où seuls « ceux qui se ressemblent s’assemblent ». Les villes de l’ le où les nouveaux venus s’installent le plus souvent assurent pour la plupart un certain anonymat, mais dans les zones plus isolées où les relations de voisinage sont inévitables, ils se heurtent souvent à un mur dès qu’ils tentent d’approfondir ces liens. Ils se retrouvent alors comme sur une le dans l’ le. « Il faut y avoir au moins vécu entre six mois et un an avant de prendre la décision de rester ou partir », conseilleront les plus anciens. Elle ne doit pas dépendre seulement du climat ou de la façon de vivre, qui varient selon les régions. D’autres facteurs entrent en ligne de compte, comme la situation de la famille, la scolarité des enfants, leur âge, celui des parents et les préférences de chacun. Il arrive souvent que des continentaux se laissent bercer d’illusions par les agents immobiliers. Or, le salaire d’un simple employé de bureau ne représente que le tiers ou la moitié de Arts e t cu l tu re d e Co ré e


celui de son homologue de Séoul, à moins d’être spécialisé dans un domaine ou un autre, ce qui veut dire que le niveau de vie est assez bas dans l’ensemble de la population. Si l’on a pour tout projet d’ouvrir un café situé dans un cadre agréable, il est peu probable qu’il soit couronné de succès.

ont fait une forte impression. Tout commence par une petite excursion, le temps d’un week-end, puis on revient faire une randonnée d’une quinzaine de jours, suivie d’un séjour d’un mois dans une pension de famille et on finit par décider de rester. Dans un article de magazine qui évoquait cette nouvelle tendance, on peut lire : « Les voyageurs qui ne tiennent pas en place, comme des courants d’air, décident un jour de s'ancrer solidement sur ce sol, comme les dol La ruée sur Jeju hareubang, les statues de basalte typiques que l’on trouve partout En dépit de cela, il faut encore s’attendre à voir affluer beaucoup de continentaux sur l’ le pendant longtemps. Selon l’Office national sur l’ le ». des statistiques, ils ont été vingt-cinq mille à s’y établir au cours de Les sentiers olle étendent sur tout le pourtour de l’ le leur la seule année passée. Le chiffre net de cette population, déduction réseau aux vingt-six parcours différents qui totalisent une disfaite de ceux qui sont repartis ailleurs, s’est considérablement accru tance de 425 kilomètres. Suh Myung-sook, une native de Jeju qui à partir de l’année 2010, où il ne s’élevait encore qu’à 437. Dès lors, il préside la Fondation des sentiers de randonnée olle de Jeju, est a l’origine de la création du premier d’entre eux en 2007. Trente ans après avoir quitLorsque je parle d’« immigration » pour désigner le fait d’aller té son le natale pour aller faire ses études en ville et travailler comme journaliste, elle vivre à Jeju, c’est à dessein. Pour les citadins qui ont cédé aux est donc revenue à ses racines. C’est sur le Chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle attraits d’une vie saine à la mer et de la beauté des paysages, il qu’elle a découvert les vertus de la randonfaudra aussi apprendre à lutter contre les caprices du climat, le née pédestre. Conformément à leur devise en dialecte de Jeju : « nolmeong, shimeong, manque d’infrastructures et la culture populaire très particulière georeumeong », ces sentiers permettent tout à la fois divertissement, repos et marche et du gwendang , cette « famille » que désigne ainsi le dialecte de l’île ce faisant, ils représentent un véritable chanet qui exclut toute personne venue d’ailleurs. gement de paradigme dans la conception des voyages, attirant de nombreux adeptes. L’attrait qu’exerce l’ le de Jeju depuis ces deux ou trois dera amorcé une progression constante d’année en année pour atteindre le quintuple de l’effectif d’origine en 2011, soit 2 343 personnes, nières années a provoqué une forte hausse de la valeur de l’impour passer à 3 052 en 2012, et à la fin de mai dernier, il s’élevait à 3 mobilier et du prix des installations. En dépit de quoi, il est encore 401. Quant à la population totale, elle franchissait cette année pour possible, pour le prix d’un petit appartement situé dans le nord la première fois la barre des six cent mille habitants. Séoul mis à de Séoul, sur la rive droite du Han, de se faire bâtir une habitation part, Jeju est la seule région à conna tre une telle expansion avec campagnarde à deux étages avec jardin. Alors que dans la capitale, les embouteillages de fin de semaine permettent difficilement de Sejong, une ville créée de toutes pièces où vivent surtout des foncs’en échapper, mer et forêts sont partout à dix minutes de route à tionnaires que l’on a fait venir de la capitale avec leur famille. Jeju, ce qui représente la chance inespérée dont rêve tout citadin. Cet essor a donné lieu à l’adoption de dispositifs visant à favoriEn outre, des baux locatifs à l’année permettent de disposer d’une ser l’implantation définitive des nouveaux arrivants. Sur les rayons maison pendant un an pour pas plus de deux millions de wons et des librairies, les guides touristiques consacrés à Jeju côtoient des nombreux sont ceux qui en profitent pour venir à la saison de la ouvrages écrits par des gens qui s’y sont installés et parlant de leur cueillette des mandarines ou pour se faire embaucher comme vie. L’image de ces migrants a évolué car, aux marginaux des predébardeur dans un port, tout en réfléchissant à la possibilité de miers temps qui fuyaient les villes où ils avaient connu l’échec, a s’installer pour de bon sur l’ le. succédé la vague des citadins qui appartiennent aux élites mais qui, par choix, ont renoncé à de confortables revenus et à des perspecInterrogée sur les raisons de l’incroyable succès des sentiers tives de promotion sociale. Les médias rendent aussi compte des de randonnée, Suh Myung-sook déclarait voilà peu lors d’un entrechangements qui se sont opérés dans le profil des migrants de Jeju tien que « c’est parce qu’on mène une vie épuisante en Corée ». En en se faisant l’écho de leur réussite sur l’ le. voyant à son réveil un sentier olle, le Coréen moyen, qui toute sa vie n’a fait qu’étudier et travailler avec acharnement, se prend à méditer sur ses conditions d’existence et s’aperçoit soudain qu’il n’est Le succès des sentiers de randonnée olle pas heureux. L’ le de Jeju fait alors figure de panacée face à ce Si nombre de gens sont partis pour Jeju, c’est d’abord et avant tout pour y découvrir ces sentiers de randonnée dits olle qui leur besoin d’apaisement créé par le stress de la vie urbaine. K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

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Aperçu de la littérature coréenne

Critique

Une détoxication de la violence Uh Soo-woong Journaliste à la rubrique arts et culture du Chosun Ilbo

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ans le monde des lettres coréen, cet auteur est une figure particulièrement sociable et serviable envers ses confrères, et tant pis si cela lui vaut d’être surnommé « l’agent Paik ». Si l’un d’eux l’appelle pour le lui demander, il est capable de l’emmener lui-même en voiture jusqu’à Samcheonpo, Namhae ou Gwangju, et ce, quel que soit le moment de l’année. Au dire de certains, il assure même une sorte de navette entre la capitale et le Centre culturel Toji de Wonju, qui abrite la cité des artistes créée par la défunte romancière Park Kyung-ni pour encourager la création chez les jeunes écrivains. Cette bonne volonté témoigne d’une générosité et d’un altruisme authentiques. On s’étonne donc d’autant plus de la distance qui existe entre ces traits de caractère et une production où les personnages ont constamment à affronter la violence. L’amour lui-même y est hors du commun car il relève plutôt d’une déviation de la passion se manifestant par le viol, le crime, la possession, la soumission et le sadomasochisme. J’ai eu entre les mains le texte intitulé Étude des curiosités hépatiques de Paik Ga-huim du romancier Yi Gi-ho, qui est son a né de deux ans dans la carrière littéraire. Dans cette soi-disant étude débordante d’humour, ce dernier analyse l’œuvre de son confrère à l’aune de la santé de son foie : « On croit souvent que les romans s’écrivent avec la main, la tête ou le cœur, mais ce n’est pas vrai. C’est en réalité le foie qui est créateur de fiction. Seul un foie sain et robuste peut permettre la production d’une œuvre qui fera débat. C’est le secret le mieux gardé de l’activité fictionnelle ». L’auteur part de ce postulat pour évoquer avec beaucoup de drôlerie le cas particulier de Paik Ga-huim : Pourtant, tel ne semble pas forcément être le cas de l’écrivain Paik Ga-huim. À en juger par son teint, il n’a manifestement pas le foie en bon état, ce qui ne lui pose cepedant pas de problème pour la création fictionnelle. [...] Paik Ga-huim a un foie exceptionnellement souple, comme il n’en existe que rarement chez les autres écrivains coréens. La plupart du temps, il rétrécit et n’est pas plus grand qu’une balle de ping-pong, tandis que quand il écrit, il gonfle et a la taille d’un ballon ; il subit tant de dilatations et de contractions qu’il en est tout ridé, enflé, fragile, tendre, mais surtout d’un genre insolite.

Cet organe joue un rôle essentiel d’épuration et de détoxication en neutralisant les substances toxiques de l’organisme. Chez Paik Ga-huim, les déficiences de cet organe provoquent sa contraction, cause de fatigue et de faiblesse, tandis qu’en écrivant ses textes qui parlent de violences et accidents en tout genre, il provoque la dilatation et la détoxication de son foie. Ce travail d’élimination qu’il mène sur lui-même laisse au lecteur comme un goût âcre qui l’incite à s’interroger à son tour sur ses capacités de purification et d’élimination. Geun-won, héros de la nouvelle présentée ci-après, exerce imperturbablement son modeste travail de laveur aux bains publics quand un entrepreneur peu scrupuleux, qui a remarqué son sérieux et son endurance, l’engage comme « imprésario » d’une chanteuse à succès, son rôle se limitant en fait à celui d’un garde du corps. Au fur et à mesure, le texte retrace l’histoire de sa vie, par bribes de conversations avec le patron et fragments de souvenirs personnels. Son frère Geun-bon et lui ont été abandonnés par leur mère quand ils étaient en bas âge, après que le père eut lui-même quitté le domicile familial pour ne jamais revenir. Quant à la grand-mère, elle s’accroche désespérément à sa foi en priant « Dieu le Père » de faire revenir son fils. La mère s’est remariée et dans ces circonstan-

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Arts e t cu l tu re d e Co ré e


Depuis ses débuts de romancier en 2001, Paik Ga-huim se signale par l’originalité d’une œuvre où il brosse une peinture pleine d’humour et d’imagination de la vie des « autres », ces marginaux désaxés de notre époque que l’on ne peut faire semblant de voir, même s’ils dérangent.

Paik Ga-huim ces, il va sans dire que les deux garçons se trouvent dans un état d’indigence extrême. Au fil du récit, qui fait se succéder retours en arrière et bonds en avant, le lecteur apprend donc que Geun-won travaille depuis trois ans dans une agence artistique. Il s’agit du vingt-septième emploi qu’il exerce depuis son arrivée à Séoul, suite à celui de laveur aux bains publics. Le patron de l’agence l’a engagé comme imprésario après s’être rendu compte de son intégrité à la manière qu’il a de frotter avec une égale force toutes les parties du corps, même lorsqu’elles ne sont pas très sales. En tout, il s’oppose diamétralement à son frère cadet Geun-bon, qui est constamment source de problèmes. Autant le premier est timide, autant le second est téméraire et sans vergogne. Enfant, il extorquait déjà de l’argent de poche à ses petits camarades, ce qui lui a valu d’être exclu du collège. Après une première condamnation pour le meurtre du brocanteur qui l’avait confondu après un vol, il commet un nouveau crime dès sa sortie de prison et y repart pour le restant de ses jours. Geun-won est donc imprésario de Cash, une chanteuse d’un genre vieillot dit trot. Sans oublier un seul instant les instructions de son chef, il surveille étroitement la jeune femme pour la priver de tout contact avec le monde extérieur. Mais voilà que survient un événement trois ans après le début de cette activité, à savoir qu’il reçoit un appel téléphonique de sa mère, qui l’a abandonné avec son frère il y a vingt-huit ans. Oubliant ses souffrances passées, Geun-won se met en devoir, à la tombée de la nuit, de descendre par un sentier de montagne dans cette vallée où sa mère vivrait, ou plutôt serait en train de mourir. Quand dispara t la lune, le blanc lumineux des fleurs d’un cerisier guide ses pas. Malgré sa nouvelle vie dans l’industrie du spectacle, qui semble avoir fait de lui une personne plus raffinée, il n’a foncièrement changé en rien et reste le Geun-won d’autrefois. Le dénouement ne le voit pas parvenir jusqu’à chez sa mère, mais il passe la nuit dans une autre maison. Si, de tous les textes dus à Paik Ga-huim, il s’agit du moins violent et du moins cruel, c’est aussi à n’en pas douter celui qui produit le plus puissant effet de détoxication et d’épuration. L’auteur semble y murmurer au lecteur : « Qui êtes-vous, au fond ? Êtes-vous en paix avec vous-même ? J’espère que cette nouvelle sera pour vous comme une piqûre anti-douleur ». Le critique littéraire Seo Yeong-chae écrivait au sujet du titre, qui comporte indûment une virgule : « Le temps que le lecteur fasse cette petite pause entre les deux mots, vingt-huit années passent. Et pas seulement elles ! Dans sa nouvelle, Paik Ga-huim conte l’histoire d’un homme que le temps prend par la main pour l’entra ner jusqu’à un lieu inattendu. Comme pour dire qu’ainsi va la vie ».

[Note du traducteur : Le personnage principal se nomme Geun-won, un prénom composé bisyllabique typiquement coréen. Toutefois, c’est aussi un nom commun qui signifie « racine, cause, source, base », dont le quasi-synonyme est celui qui correspond au prénom Geun-bon donné à son frère cadet et désignant une racine, la base ou l’essence. Dans le titre de la nouvelle : Keureon, Geunwon, il y a donc un jeu de mots difficile à restituer dans sa traduction. Le premier des deux vocables signifie « ainsi, un tel », tandis que le second peut désigner aussi bien le nom du protagoniste que le mot « essence ».] K o r e a n a ı A u t o mn e 2013

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Image de Corée

L

e plaqueminier est si grand à côté des enfants ! Quand s’avance l’automne, le ciel et les fruits mûrs sont accrochés toujours plus haut. Les regards des enfants remontent la longue perche, à travers l’arbre , et s’envolent avec leurs rêves dans le ciel bleu. Aux branches du plaqueminier posé au coin d’un carré de légumes, les enfants cueillent les kakis. L’un d’eux secoue la ramure en agitant la longue perche avec d’amples gestes du bras et le panier se remplit de fruits orange clair. Dans la campagne coréenne, c’est un arbre qui se trouve partout : aux versants des montagnes, en bordure des champs ou jardins et dans toutes les cours, derrière la maison. Pour qu’il pousse, point n’est besoin d’engrais ou de pesticides et il n’exige pas d’élagage. Alors il se fait toujours une place, quelle que soit la région, et pousse tant bien que mal pour monter jusqu’au ciel. Tel un miroir, il renvoie l’image des quatre saisons de l’année. Ses tendres pousses vertes, surgies à l’arrivée du printemps, se changent en larges feuilles soyeuses, puis il se couvre de blanches fleurs qu’il perd l’été venu et que les enfants ramassent pour tresser colliers ou bracelets. L’automne le dépouille promptement de ses feuilles pour le charger de fruits qui, une fois mûrs, font ressortir leur jaune orangé sur le bleu du ciel. En les voyant perchés tout là-haut, sous leur manteau de givre, on se sent soudain envahi par la nostalgie et pris d’un désir d’écrire aussitôt à ses vieux parents restés au village. L’usage veut que l’on ne cueille pas les kakis des plus hautes branches afin d’en laisser quelques-uns au ciel bleu et aux oiseaux, pour le « repas des pies ». Quand les oiseaux se sont gorgés de ces derniers fruits épargnés par la récolte, vient l’époque des tempêtes de neige. Le moment est venu de déguster des kakis frais ou secs bien sucrés, assis tous en rond dans la douce chaleur du logis. Mais il n’est pas encore là et par cette belle journée d’automne, les rêves des enfants grimpent tout là-haut par la longue perche qui mène aux fruits mûrs.

Un ciel bleu, des fruits orangés Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts de Corée


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