PRINTEMPS 2015
ARTS ET CULTURE DE CORÉE
PRÉCURSEURS DE L’ART MODERNE RUBRIQUE SPÉCIALE
récurseurs P de l’art moderne
VOL. 16 N° 1
ISSN 1225-9101
IMAGE DE CORÉE
Les lanternes en papier en forme de lotus, fleurs des cœurs qui s’ouvrent au-dessus des têtes
Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts
E
n Corée, les messagers du printemps
jaillissant par dizaines sur chacune de leurs
anniversaire, découpant des bandes de
viennent des mers du sud.
branches.
papier jaune, vert ou rose, les fixant sur
Sur les îles, quand vient la fin de
Ce renouveau ne connaîtra véritablement
un cadre en bambou avec de la colle et les
février, des corolles rose vif s’épanouissent
son apothéose qu’à la mi-mai, avec l’éclosion
enroulant pour imiter la forme d’un lotus.
entre de luisantes feuilles vert sombre en
des rhododendrons, les processions de
Après cela, elle s’en allait marcher jusqu’à
dressant leurs étamines jaunes sur le bleu
l’anniversaire de Bouddha et leurs lanternes
un grand temple de montagne distant de pas
des eaux qui s’étendent au loin. Dans les
en papier en forme de fleur de lotus. Alors,
moins de vingt li.
poitrines, les cœurs sortent aussi de l’hiver et
naîtra dans les cœurs une lumière qui les
se mettent à palpiter. Puis, c’est au tour des
éclairera et apportera une ultime touche de
sur lequel je l’y accompagnais était une
prunelliers plusieurs fois centenaires de voir
beauté à toutes les fleurs de printemps qu’a
symphonie de couleurs, mais aussi, pour moi,
s’ouvrir leurs fleurs que chérissaient tant les
nourries la nature.
une révélation éblouissante du printemps, car
lettrés confucianistes de jadis. Entre la fin mars et le début avril, se
Ces lanternes, dites yeondeung en coréen,
Tout bordé de fleurs, le long chemin
l’amour et les prières que grand-mère avait
font partout leur apparition pour émettre
mis dans son offrande à Bouddha faisaient
succèdent les floraisons des forsythias
le vœu que les âmes tourmentées sortent
s’envoler mon cœur dans le bleu du ciel et me
jaunes amis des enfants et du peuple, des
des ténèbres et soient aussi illuminées que
comblaient de bonheur.
cornouillers et des azalées roses. C’est
Bouddha dans sa sagesse, afin que l’amour
Quand brûlait la lanterne et qu’il n’en
l’époque où le cœur bout d’impatience, mais
répande sa chaleur en tout lieu et emplisse
restait qu’une poignée de cendres emportée
où le temps reste frileux. Pour que la saison
l’univers de sérénité et de compassion.
par le vent, l’été succédait soudain au
nouvelle soit bien là, il faudra attendre que les cerisiers des rues se chargent de bourgeons
Quand j’étais petit, grand-mère redevenait soudainement bouddhiste, un jour avant cet
printemps, comme à un rêve dont on s’éveille en sursaut.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 1
RUBRIQUE SPÉCIALE
RUBRIQUE SPÉCIALE 1
Précurseurs de l’art moderne
04 Ces artistes qui se sont épanouis à une époque troublée 26
Kim Young-na
RUBRIQUE SPÉCIALE 2
08 Paysage transcendantal et esthétique de la sublimité chez Kim Whanki
Park Mee-jung
RUBRIQUE SPÉCIALE 3
12 Lettre, signes et homme :
l’introspection de Lee Ungno à l’encre de Chine et au pinceau
Mok Soo-hyun
RUBRIQUE SPÉCIALE 4
18 Park Saeng-kwang, une lumière de la peinture coréenne à l’encre colorée Park Young-taek
32
42
RUBRIQUE SPÉCIALE 5
22
Park Soo-keun, l’artiste bien-aimé des Coréens,
a élevé la mélancolie de son temps au rang de lyrisme
Choi Youl
ENTRETIEN
26 Lee Ja-ram, la jeune diva du pansori
50 Sur les chemins de la culture
LIVRES ET CD
MODE DE VIE
58 Le phénomène du selfie stick
coréenne : la peinture du royaume
de Joseon, 1392-1910
32 Conservation de l’habitat,
de la cuisine et de l’habillement
La bibliothèque coréenne du LTI
traditionnels coréens
Les archives en ligne de la littérature
L’escorte de la lumière
Chung Jae-suk
coréenne traduite
Cho Hae-jin
Charles La Shure
DÉLICES CULINAIRES
Kim Soo-hyun
DÉFENSEURS DU PATRIMOINE
Koo Bon-kwon
Une importante étude de la peinture de Joseon
APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE
en tant que “traduction culturelle”
62 De l’obscurité à la lumière, largo
DOSSIERS
38
Des bons et mauvais côtés du boom
du « tourisme youke »
Kim Bo-ram
52 Le gimbap, une spécialité originale
et très appréciée
Park Chan-il
ESCAPADE
42
Geonmundo, un lumineux hymne
REGARD EXTÉRIEUR
à la vie Gwak Jae-gu
56
PROMENADES LITTÉRAIRES
D’UN FRANÇAIS EN CORÉE
Jean-Claude de CRESCENZO
Chang Du-yeong
RUBRIQUE SPÉCIALE 1 Précurseurs de l’art moderne
Ces artistes qui se sont épanouis Kim Young-na
Directrice du Musée national de Corée
à une époque troublée
L’introduction de la peinture occidentale en Corée se situe entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, c’est-à-dire sous l’occupation japonaise qui en a été le vecteur en ouvrant la voie à un afflux massif de nouvelles influences. Toutefois, la Corée a su elle-même se tourner vers ces formes d’expression et manières de penser diverses, notamment en peinture où elle s’est montrée réceptive aux rapides évolutions d’alors. Au sein des courants successifs qui ont marqué cet art à partir des temps modernes, les maîtres coréens se sont faits l’écho de la modernité avec leur sensibilité propre qui a donné naissance à une peinture contemporaine bien spécifique.
E
n 1916, le Journal quotidien de Corée faisait ses
gros titres sur l’exposition du tableau Crépus-
cule , de Kim Gwan-ho, au Salon d’art officiel japo-
nais qui se tenait sous le haut patronage du ministère de l’Éducation. Aucune photo de l’œuvre n’y fut cependant reproduite en raison des deux femmes nues qui figuraient sur cette œuvre. La peinture d’Extrême-Orient consistant alors principalement en portraits et thèmes paysagers réalisés au pinceau et à l’encre de Chine, le nu féminin faisait figure de nouveauté. Outre ce genre, est apparu celui des scènes de moeurs et des portraits de gens du peuple, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, suite à l’introduction en Asie d’une peinture occidentale symbole de renouveau culturel. Dans une société régie par le confucianisme, le genre du nu féminin avait de quoi choquer les sensibilités. En conséquence, l’ensemble de la presse se vit interdire la publication de photos des tableaux qui le représentaient à l’Exposition d’art de Corée organisée en 1921 dans le cadre de la politique culturelle du gouvernement général japonais, au motif qu’« ils comportaient un risque d’incitation à l’indécence chez les gens du commun, ceux-ci étant incapables de les comprendre ». En revanche, il était communément admis que la réalisation de croquis
Crépuscule (1916), Kim Gwan-ho, 127,5 x 127,5 cm, huile sur toile, École des Beaux-arts de Tokyo. Quand Kim Gwan-ho (1890–) parvint à exposer cette œuvre au salon officiel japonais Bunten, le journal coréen qui en fit fièrement état s’abstint d’en montrer une photo, car la représentation de nus était alors jugée contraire à la morale confucianiste.
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de nus faisait partie intégrante de toute formation à la peinture et à la sculpture occidentales. Les années 1930 allaient ouvrir des horizons nouveaux à l’art moderne coréen et l’engager sur la voie de l’abstraction.
Premières œuvres modernes d’artistes de formation japonaise Pendant leur présence en Corée de 1910 à 1945, les puissances d’occupation japonaises ne créèrent pas d’écoles des beaux-arts dignes de ce nom, de sorte que toute personne souhaitant entreprendre des études sérieuses dans ce domaine en était réduite à partir pour le Japon. À l’exception de quelques artistes qui purent aller en Europe ou aux États-Unis, à l’instar de Bae Un-seong (19011978), Lee Jong-u (1899-1981) ou Jang Bal (1901-2001), les candidats au départ portaient logiquement leur choix sur le Japon puisqu’ils devaient de toute façon être porteurs d’un passeport de ce pays. Ces premiers étudiants à faire le voyage s’inscrivaient pour la plupart à l’École des beaux-arts de Tokyo, mais dans les années 1930, les générations suivantes allaient fréquenter des établissements tels que l’école privée qui devint plus tard l’Université Nihon, l’École impériale des beaux-arts et celle de Bunka Gakuen, se joindre à des groupes d’artistes ou participer à des expositions. À leur tour, une fois 1
de retour au pays, ces jeunes diplômés enseignaient au sein d’écoles ou montaient des manifestations pour que leurs cadets prennent la relève. En ce temps-là, il fallait être issu d’un milieu aisé pour partir étudier les beaux-arts à Tokyo et ceux qui pouvaient se le permettre n’avaient pas à se préoccuper de vendre leurs œuvres pour vivre, puisqu’ils exerçaient l’enseignement. En outre, ils tiraient une certaine fierté de leur engagement sur une voie artistique nouvelle. Aux artistes d’autrefois qui connaissaient une situation précaire, ont peu à peu succédé des générations bénéficiant d’une solide formation dans les beaux-arts occidentaux et estimant que la création était l’apanage de « génies solitaires » doués de talents exceptionnels. Cette conception élitiste s’explique vraisemblablement par l’influence d’un certain état d’esprit né du romantisme occidental. Ainsi, on peut affirmer sans exagération que l’art moderne coréen s’est développé grâce à des créateurs formés au Japon.
Une époque d’activité expérimentale aux perspectives plus larges La Libération coréenne, qui met fin à l’occupation japonaise en 1945, donne lieu à un clivage idéologique dont les conséquences 2 1. Portrait du Père Kim Dae-geon (1920), Jang Bal, 60,5 x 50 cm, huile sur toile, Musée de liturgie de l’Université catholique de Corée. Fidèle croyant, l’auteur (1901–2001) peignit de nombreuses œuvres religieuses. Au lendemain de la Libération coréenne, il apporta un important soutien à la construction de cathédrales et à l’enseignement des beaux-arts. Premier prêtre de Corée, le père Kim Dae-geon fut martyrisé en 1846. ortrait d’un ami , Gu Bon-ung, 62 x 50 cm, huile sur toile, Musée national 2. P d’Art moderne et contemporain. En tant que peintre, Gu Bon-ung (1906–1953) se réclama du fauvisme. Il était aussi sculpteur et critique d’art. Ce tableau représente son meilleur ami, le poète Yi Sang, qui mourut à un jeune âge et dont la veuve Kim Hyang-an se remaria plus tard avec le pionnier de l’art abstrait Kim Whanki. Elle reste ainsi célèbre pour avoir été la compagne de deux grandes figures de l’art moderne coréen.
seront, cinq ans plus tard, la Guerre de Corée et la partition du pays. La poursuite d’une carrière artistique relevant alors de l’impossible, il faudra attendre 1955 pour voir les créateurs surmonter le traumatisme de la guerre. Portant leur regard au-delà du Japon, ils vont désormais s’intéresser aux tendances qui se manifestent dans l’art des autres pays. En ces temps difficiles de l’après-guerre, un artiste comme Park Soo-keun (1914-1965), qui avait fait ses débuts sous l’occupation japonaise, en était réduit, dans un but alimentaire, à faire des portraits de soldats sur une base militaire américaine. Les plus chanceux s’envolaient pour la terre d’élection qu’était la France dans les arts. Ils avaient pour nom Lee Ungno (1904-1989), Kim Whan-
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 5
© Lee Ungno / Lee Ungno Museum, Daejeon, 2015
1. Première exposition entièrement consacrée à Lee Ungno, en 1962, à la Galerie Paul Facchetti située à Paris. L’artiste et son épouse Park In-kyung, en hanbok , se tiennent au centre avec des personnes invitées au vernissage. 2. En 1959, le journal ouestallemand Neue Presse publiait un article très élogieux sur une exposition de Francfort présentant des œuvres à l’encre de Chine de Lee Ungno, dont le portrait est ici croqué par le rédacteur.
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Aux artistes d’autrefois qui connaissaient une situation précaire, ont peu à peu succédé des générations bénéficiant d’une solide formation dans les beaux-arts occidentaux et estimant que la création était l’apanage de « génies solitaires » doués de talents exceptionnels. Cette conception élitiste s’explique vraisemblablement par l’influence d’un certain état d’esprit né du romantisme occidental. Ainsi, on peut affirmer sans exagération que l’art moderne coréen s’est développé grâce à des créateurs formés au Japon. 3
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3. Kim Whanki et son épouse Kim Hyang-an flânant dans Paris. Le peintre y réfléchit aux origines de son art et travailla sur leur représentation. 4. Après la Guerre de Corée, Park Soo-keun gagnait à peine de quoi vivre en peignant des portraits de soldats sur une base de l’armée américaine.
© Park Soo Keun Museum
© Whanki Foundation / Whanki Museum
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ditionnelle à l’encre de Chine, où les artistes représenteront l’abstraction par leurs techniques. En sculpture, ils délaissaient le bronze et le bois habituels pour se livrer à des expériences inspirées de l’expressionnisme en soudant par de nouveaux procédés des pièces de ferraille, qui étaient disponibles en grande quantité au lendemain de la guerre.
Art et dialogue à l’heure de la mondialisation À partir des années 1960, les artistes coréens s’intéressent toujours plus aux évolutions que traverse l’art en Europe et aux États-Unis. Suite à leur engagement dans la Guerre de Corée, les seconds participaient à la reconstruction du pays dans bien des domaines et à cet égard, l’art était forcément quantité négligeable par comparaison à l’agriculture, à la médecine ou à l’éducation. Des expositions comme celle intitulée Huit
peintres et sculpteurs modernes , qu’accueillait en 1957 ki (1913-1974), Kim Heung-su (1919-2014) ou Kwon Okyoun (1923-2011), ces grandes figures de l’art qui avaient acquis leur notoriété sous l’Occupation. Ces départs étaient annoncés dans la presse car ce n’était pas une mince affaire, alors, que de partir étudier à l’étranger. En France, ces artistes coréens, qui avaient beaucoup à découvrir et à apprendre, envisagèrent sérieusement d’opter pour un style occidental en y apportant tout de même leur originalité propre. De sa rencontre avec l’art informel, naîtra chez Lee Ungno une production réalisée par le collage sur la toile de fragments de papier de mûrier traditionnel dit hanji , tandis que Kim
Ci-dessus : Rêves (1960), Kwon Ok-yeon, huile sur toile, 73 x 100 cm, Musée national d’art moderne et contemporain. Le grand artiste Kwon Ok-yeon (1923–2011), qui avait étudié à Paris et au Japon, représenta les aspects mystérieux et oniriques de l’Orient selon une sensibilité et des techniques occidentales.
le Musée d’art de Deoksugung, allaient toutefois éveiller un intérêt considérable dans le public en lui faisant connaître les œuvres d’artistes du Nord-Ouest américain tels que Mark Tobey, Morris Graves et David Hare. Des artistes tels que Kim Whanki, qui s’était formé dans le Japon colonial, avait vécu en France de 1956 à 1959, puis enseigné les beaux-arts à l’Université Hongik de retour en Corée, répondaient maintenant à l’appel de l’art américain, celui-ci se situant désormais au cœur de la création mondiale. C’est dans ce berceau de l’art contemporain qu’allaient se former des générations successives d’étu-
Whanki se centrera sur la représentation d’une théma-
diants coréens et aujourd’hui encore, nombre d’entre
tique et d’un sentiment spécifiquement coréens.
eux y fréquentent des établissements tels que l’école
Les jeunes artistes des années 1950 formeront une
des beaux-arts Pratt and Parsons de New York. À partir
tout autre génération. Ils ont le plus souvent fréquenté
des années 1980, l’Allemagne et le Royaume-Uni figu-
les facultés des beaux-arts créées, après la Libération,
reront parmi les nouvelles destinations de ces séjours
au sein de l’Université nationale de Séoul ou de l’Univer-
d’études. Au rôle de simples récepteurs de l’art occi-
sité Hongik, et dans leur peinture, ils ne se limitent plus
dental, les jeunes artistes préfèrent dorénavant celui
à une représentation académique de sujets humains ou
d’acteurs d’un échange. À l’ère de la mondialisation,
de paysages susceptible de leur faire remporter un prix
les États-Unis ou l’Europe ne représentent plus pour
aux expositions d’art nationales bénéficiant du soutien
eux un lieu où découvrir la nouveauté, mais où acquérir
de l’État. Ayant connu les affres de la guerre, ils sont en
un vécu. Depuis les années 1990, les salons internatio-
rupture avec la beauté formelle dans l’art et aspirent à
naux se multiplient en Corée, où se déroule notamment
la liberté d’expression. Ils adhèrent avec ferveur à l’ex-
la Biennale d’art contemporain de Gwangju, et l’art
pressionnisme abstrait américain et à l’Art informel
d’autres pays n’est plus un objet d’émerveillement pas-
européen, deux mouvements qui, en peinture, se carac-
sif ou de simple curiosité. Pour les étudiants en beaux-
térisent par l’application de vifs coups de pinceau sans
arts d’aujourd’hui, un départ à l’étranger représente
souci apparent des conventions. L’influence du pre-
avant tout la possibilité d’élargir toujours plus le champ
mier d’entre eux s’exercera jusque sur la peinture tra-
de leur activité.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 7
RUBRIQUE SPÉCIALE 2 Précurseurs de l’art moderne
Paysage transcendantal et esthétique de la sublimité chez Park Mee-jung
Directrice du Musée Whanki
Dans l’histoire de l’art abstrait coréen, Kim Whanki fait figure de précurseur par la création d’un univers auquel l’élaboration et la subtilité du langage apportent une dimension lyrique. Produits d’un travail expérimental exhaustif sur la matière, ses œuvres sont une ode au spirituel et à l’éternel qui constituent les fondements de son inspiration poétique, un écho de clair de lune et de soleil, l’expression d’une insatiable soif d’inconnu.
À
l’époque où elle le portait en elle, sa mère vit un jour en rêve une forêt de drapeaux multicolores flottant dans
le ciel et comme pour réaliser cette prémonition, Kim Whanki (1913-1974) s’engagea sur la voie de l’art. Lorsqu’il découvre la peinture abstraite, il n’a qu’une vingtaine d’années, et ne tardera pas à occuper une position de premier plan dans le mouvement moderne coréen. Portant depuis toujours un grand intérêt à l’art, à la littérature et à d’autres domaines d’activité créatrice, il entretiendra des contacts suivis avec des personnalités du monde de la culture qui auront un apport enrichissant dans sa carrière d’artiste, outre qu’elles lui permettront de faire la connaissance de sa future épouse Kim Hyang-an. Fidèle compagne au quotidien comme dans l’art, celle-ci exerça une influence considérable sur la production de l’artiste. De son vivant, elle ne cessa de l’encourager dans ses recherches, expositions et publications indispensables à son rayonnement international, mais aussi dans sa production et lorsqu’il disparut, elle créa la Fondation Whanki, en vue d’assurer la défense du patrimoine culturel que représentent ses œuvres, et le Musée Whanki où elles sont exposées, tout en faisant bénéficier d’autres artistes de son soutien et en travaillant à la mise en place d’un environnement propice à la création artistique.
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8 KOREANA Printemps 2015
© Whanki Foundation / Whanki Museum
1. 10-X-73 #322 Air et son II (1973), 264 x 208 cm, huile sur coton 2. Natures immortelles (1956-1957), 128 x 104 cm, huile sur toile
L’ambition d’appréhender l’art dans sa quintessence Kim Whanki poursuivait ses objectifs artistiques sans faire de concession et par un indomptable goût du défi, il n’hésita pas à renoncer à la renommée et aux privilèges dont il jouissait en Corée pour tout recommencer dans les centres d’art internationaux que sont Paris et New York. Dès les années 1940, il prit l’initiative de fonder le groupe des Nouveaux réalistes, ayant la certitude de mettre au jour une « nouvelle réalité, par-delà le réel et l’illusion » en déconstruisant et réinterprétant les objets qui entourent l’homme. Selon cette démarche, c’est par la découverte et l’expression sans entrave de son Moi véritable que l’artiste peut appréhender l’essence même de l’art qui lui ouvrira les portes d’une création de haut niveau. Dans la carrière de celui qui fut qualifié tour à tour de « poète du visuel, chantre de la nature » et de « troubadour célébrant l’éternel », l’année 1963 représente une époque charnière. Les années qui la précèdent sont celles de la jeunesse, de la recherche de racines
2
artistiques et de l’activité qu’il mène au sein des Nouveaux réalistes tout en s’efforçant de rester fidèle à ses idéaux. Ce sont aussi, de 1956 à 1959, les débuts de sa période parisienne où il se livrera à une quête opiniâtre de son identité artistique et de la substance de l’art, puis en 1963, une première participation à la Biennale de
ture abstraite, la représentation figurative de paysages champêtres
São Paulo. Ces années sont marquées par une volonté d’osmose
et d’objets d’autrefois traduit un sentiment poétique de son iden-
avec la nature, prise comme point de départ de son interprétation du
tité. Jusque dans sa production abstraite, la simplicité des lignes
monde. La deuxième moitié de sa carrière correspond aux années
et la douceur des couleurs rappellent l’élégante discrétion, le raf-
de la vie à New York (1963-1974) durant lesquelles l’artiste réalise
finement et la légèreté des tons qui caractérisent la porcelaine
une expérimentation plastique variée et adopte, dans sa vision de
blanche coréenne. Par la superposition et la reproduction à l’infini
la nature, un point de vue purement contemplatif et objectif néces-
de contours gracieux et de plans tout en modération, cette peinture
saire à une évolution vers l’abstraction pure.
évoque le motif de la création et de la destruction de la nature sous une forme où abstrait et figuratif composent un mélange homo-
Une ode à la nature
gène. Dans une déclinaison de ces nuances de bleu qu’il aime à uti-
Après l’engagement des premières années dans l’art d’avant-
liser et qui ajoutent au lyrisme et à l’onirisme de sa peinture, l’ar-
garde et abstrait, Kim Whanki travaillera à acquérir le style qui lui
tiste représente des paysages de son pays natal dont se dégage une
est propre, sans cesser de peindre des éléments de nature sur fond
énergie positive qui est source de création. Parce qu’elle est sym-
abstrait. Dans cette thématique, figurent au premier plan mon-
bole de vie, la couleur tient lieu chez lui de moyen d’expression ser-
tagnes, lune, fleurs de prunellier et jarres de lune, par lesquels l’ar-
vant à mettre en valeur la thématique de son œuvre.
tiste exprime une conception asiatique de l’harmonie naturelle et du
Ce travail naturaliste sur la forme, qu’il mène à l’époque de son
lyrisme des formes. Par le passé, ayant entrevu les qualités esthé-
séjour à Paris, constituera le point de départ d’une quête d’identi-
tiques de la culture coréenne et de l’art ancien, il avait fait l’acquisi-
té émotionnelle et artistique doublée d’une recherche de ce qui défi-
tion d’objets d’art tels que des tableaux et calligraphies. Il affection-
nit l’art. En contemplant les chefs-d’œuvre des grands maîtres dans
nait tout particulièrement ces grands vases de porcelaine blanche
cette capitale et en se pénétrant du « message poétique » intense
que l’on appelle « jarres de lune » et dont la recherche ne représen-
dont ils sont porteurs, Kim Whanki entame une réflexion sur leurs
tait pas chez lui un simple passe-temps, loin s’en faut, puisque ces
intentions dans le cadre même de sa création. Dans la correspon-
objets exercèrent une forte influence sur son œuvre. Dans nombre
dance qu’il échange en 1957 avec une de ses connaissances pari-
de tableaux qu’il réalisa avant d’adhérer pleinement à la pein-
siennes, ses propos sont particulièrement révélateurs de son état
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 9
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2
d’esprit : « Mon art n’a pas du tout changé. Ce que j’ai ressen-
se succéder deux guerres mondiales, réunissait les conditions pro-
ti, ici, c’est l’esprit de la poésie. Je pense que la musique doit être
pices à la coexistence de différents groupes ethniques, à la réalisa-
présente dans toutes les œuvres et chez les grands maîtres, elle
tion d’expériences culturelles et à l’expression libre et objective de
résonne toujours avec force. Lors de mon séjour à Paris, je pense
points de vue divers visant à atteindre un large consensus. Comme
avoir compris le rôle que joue la musique dans mes œuvres. C’est
l’a montré l’apparition de l’École de New York, créatrice de l’expres-
comme si je venais de découvrir à quel point le soleil est brillant ».
sionnisme abstrait, l’atmosphère dont s’imprégnait cette ville favo-
À Paris, il remonte à la source de son inspiration artistique et apprend à la matérialiser dans le visible. Il se rend compte que s’il
risait les échanges d’idées entre différents mouvements possédant chacun leur forme d’expression particulière.
peut y vivre de son art, ce n’est pas en raison de l’aspect que prend
Pour Kim Whanki, New York ne représenta pas le théâtre d’un
celui-ci, mais de ce qu’il renferme en essence, et qu’il est donc
terrible combat pour la vie, mais un nouveau monde qui éveillait sa
impératif de rester fidèle à l’âme poétique qui lui vient de sa culture
curiosité, son inspiration et sa volonté d’avancer toujours plus dans
natale. De cette époque, datent plusieurs chefs-d’œuvre faisant
sa quête artistique. Il lui fournit en outre l’occasion idéale de s’adon-
figurer ses motifs de prédilection des montagnes, oiseaux, jarres
ner constamment à la création. Affranchi des obligations sociales
de lune et fleurs de prunellier, sur ces fonds bleus aux nuances si
qui lui incombaient en Corée, il fut en mesure de consacrer toute
caractéristiques, avec une volonté de donner un nouveau sens à ces
son énergie à cette activité. En le mettant au contact de toutes les
objets emblématiques de la nature et de l’identité coréennes. Pour
formes d’art possibles et imaginables, cette ville lui a ouvert de nou-
Kim Whanki, cette époque parisienne fut celle d’une création exaltée
velles perspectives qui l’ont forcé à se départir d’un lyrisme figura-
par la passion, l’acharnement et les défis qu’il se lança à lui-même.
tif inspiré par son sentiment de la nature pour s’orienter vers des thèmes plus attrayants. Dès lors, son art fut le reflet d’une quête
Le chantre de l’éternité
incessante portant à la fois sur le fond et la forme. Son travail expé-
En 1963, Kim Whanki allait se voir décerner le Prix d’honneur de
rimental sur la matière et les compositions de types divers a peu à
la Biennale d’art de São Paulo. La fréquentation d’artistes des quatre
peu fait évoluer sa représentation de la nature du figuratif à l’abs-
coins du monde et la découverte de leurs œuvres allaient faire naître
trait faisant uniquement appel aux points, lignes et plans.
en lui une envie de partir pour New York, ce cœur de la création
Ce travail sur les points et les lignes, dont les premiers résul-
artistique mondiale, pour y confronter ses conceptions et renouve-
tats sont apparus dans ses dessins des années 1950, s’est poursuivi
ler sa production. Alors âgé de cinquante ans, il va s’immerger dans
dans ses œuvres peintes sous forme de compositions variées, pour
l’énergie créative et l’atmosphère de liberté qui règnent dans cette
finalement déboucher sur un pointillisme intégral. De l’esprit ingé-
ville et partir à la recherche d’orientations nouvelles à donner à son
nu de ses premières créations noyées dans divers tons de bleu, il est
art, ce changement d’environnement l’incitant à se lancer de nou-
passé à des œuvres à l’atmosphère poétique, intimiste et universelle
veaux défis artistiques. Le New York de ce XXe siècle, qui avait vu
composées d’éléments géométriques simples comme le point, la
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ligne ou le plan. Cette évolution l’a conduit à entreprendre une expérimentation originale et variée sur les formes, en particulier par la représentation abstraite des montagnes, de la lune, des plans et des couleurs, par des compositions ou par le pointillisme, ainsi que sur la matière, en recourant notamment à l’argile, à divers objets, au collage ou à l’huile sur papier journal. Dès les années 1970, ses œuvres se composaient exclusivement de ces points, lignes et plans qui allaient par la suite faire l’originalité de son style en recouvrant la toile sur toute sa surface de manière à donner une impression de complexité et de grande profondeur de perspective. Chacun des points qui envahissent le champ visuel, telles des cellules vivantes, constitue un fragment des méditations de l’artiste. L’ensemble peut indifféremment représenter le puissant flot lumineux du soleil, le clignotement rythmé des lueurs d’une constellation ou une grande ville illuminée de nuit, mais aussi les beaux paysages de ce pays natal qui lui a tant manqué et tous les visages des êtres chers. Enfin, on peut y voir l’expression des profondeurs abyssales de l’océan et de l’univers.
Par l’art et avec l’art La production pointilliste originale de Kim Whanki comporte les œuvres des séries intitulées Où et sous quelle forme nous rever-
rons-nous ? et Univers , qui datent respectivement de 1970 et 1971. Dans ces véritables chefs-d’œuvre de l’art moderne coréen, le peintre a créé un espace de méditation par la profondeur du champ et l’aspect mystérieux des tons céruléens, outremer et bleu de Prusse. Ces délicates nuances, qui colorent les points constitutifs de l’œuvre, évoquent la confusion des sentiments qu’a dû éprouver l’artiste en terre inconnue et en franchissant les limites du temps et de l’espace, elles tendent vers l’éternité. La réalisation de ces innombrables points, loin de se limiter à la reproduction systématique du
1. Kim Whanki au travail. Amateur d’antiquités, de peinture et de calligraphie, il s’intéressait à tout ce qui avait trait aux traditions et à l’art ancien. Il affectionnait particulièrement les « jarres de lune », dont la collection n’était pas chez lui un simple passe-temps, puisque ces objets occupent une place importante dans son œuvre. 2. En 1963, commence l’époque new-yorkaise où le peintre met au point son style distinctif de pointillisme. 3. 16-VII-68 #28 (1968), 177 x 128cm, huile sur toile
même motif, l’astreignait aussi à une contemplation transcendantale de sa vie et de ses rapports avec autrui, la nature et l’art. Cette peinture par points constitue l’aboutissement de l’exploration par l’artiste de sa vision poétique confinant au fantastique.
l’art, par l’art et avec l’art ». L’univers créatif possède une dimension
Tout en optant pour les matières de prédilection de l’art occidental
transcendantale à laquelle l’artiste ne peut accéder qu’au prix d’un
que sont l’huile et la toile, il a joué sur le dosage de la peinture pour
âpre et douloureux combat mené dans la réalité, aux côtés de l’art.
obtenir le même effet qu’avec l’encre de Chine, laquelle semble dif-
C’est ce monde sublime qu’a atteint Kim Whanki en faisant jaillir
fuser une douce lumière donnant un aspect translucide aux cou-
des étincelles de créativité où s’est consumée son âme et en créant
leurs délicatement étalées sur le tissu ou le papier de mûrier. Sa
une « esthétique de transcendance » qui a la capacité d’émouvoir.
sensibilité asiatique a su s’affranchir des particularités des matières
Après l’époque parisienne du sentiment poétique de la nature
occidentales pour passer du physique au spirituel, du concret au
exprimé par le maniement contemplatif du pinceau, les années
mental, de la réalité à l’éternité, voire au non-être apte à transcen-
new-yorkaises ont été celles du lyrisme absolu né de la confronta-
der les limites spatio-temporelles, et il est permis de penser que,
tion d’un univers intérieur à une nature et un espace métaphysique
par le biais de son art, il a en fait tenté d’appréhender la nature
transfigurés par la froideur de la civilisation urbaine. Aujourd’hui
même de l’homme et de l’univers.
encore, les œuvres qui résultent de l’ensemble de cette carrière
En se livrant à l’expérimentation, Kim Whanki s’est rendu compte que pour tout artiste, la voie à suivre est celle de la création « dans
conservent toute leur pertinence et continuent de susciter tendresse et émotion.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 11
RUBRIQUE SPÉCIALE 3 Précurseurs de l’art moderne
Mok Soo-hyun Chercheur détaché à l’Institut Kyujanggak de l’Université nationale de Séoul
Des premiers temps du pinceau en bambou à ses dernières séries des Hommes, Lee Ungno est resté fidèle à l’encre de Chine et au papier. Ce pionnier de l’art moderne a livré une œuvre abondante à l’étranger, notamment en Europe où il est parti vivre après la guerre. Hormis l’encre et le papier traditionnels, sa production met en œuvre des matières et procédés plus récents tels que l’huile sur toile et le collage de papier. Elle touche en outre aux disciplines artistiques de la gravure, de la sculpture et de l’illustration, où l’artiste a laissé plus de dix mille pièces constituant un important apport à l’histoire de l’art abstrait.
À
l’âge de cinquante-cinq ans, Lee Ungno (1904-1989) renonce
Paris et sa rencontre avec l’Art informel. Tandis que ses confrères
à une situation établie d’artiste et de professeur d’université
s’en tenaient aux thèmes traditionnels liés à cette technique, Lee
pour partir vivre à Paris. Il y passera le restant de ses jours, à
Ungno recherchait les moyens de l’adapter à l’art contemporain.
l’exception des trois années de prison (1967-1969) auxquelles il est
Loin de renier les origines de son art, il les faisait toujours plus
condamné pour son rôle dans un incident lié à la partition du pays et
siennes pour mieux assimiler la nouveauté de l’Art informel. En
dit « de Berlin-Est ». En s’orientant vers un public international, son
s’appuyant sur l’esprit de la calligraphie, qui reproduit la forme des
activité artistique évolue dans un nouvel univers artistique qui trans-
objets, allié à celui de la peinture à l’encre de Chine, qui vise à révé-
cende les limites entre passé et présent, Orient et Occident.
ler le principe de toute chose sur le papier, l’artiste entreprend de représenter l’univers mental de ceux de ses contemporains qui s’at-
Une perpétuelle expérimentation L’époque de ce départ pour Paris voit triompher l’Art informel.
tachaient à montrer les ravages et traumatismes de la guerre tels qu’ils les avaient vécus.
Quatre ans plus tard, l’artiste y fera ses premiers pas avec succès en
Pour autant, Lee Ungno n’acceptera pas de se laisser enfer-
exposant un ensemble de collages à la Galerie Paul Facchetti, grâce
mer dans l’Art informel, et s’il se rattache à ce que celui-ci a
à l’intervention du célèbre critique d’art Jacques Lassaigne. Dans
d’« informe » en déconstruisant les formes calligraphiques qu’il
ce Paris qui rassemble des artistes d’origines aussi différentes que
maîtrisait depuis son enfance, il dépasse le stade de l’expéri-
Pierre Soulages, Hans Hartung ou Zao Wou-ki, il découvre une nou-
mentation sur la forme dans des œuvres où il trace des idéo-
velle manière de représenter le monde par le biais de leur œuvre.
grammes sur le papier. Dans les années 1960, il se centre-
À son retour en Corée, Lee Ungno se formera à la peinture à
ra tour à tour sur la création de formes au moyen de collages
l’encre de Chine et au pinceau en bambou auprès du plus grand
de fragments de papier déchirés à la main et sur la déconstruc-
artiste et maître calligraphe d’alors, Kim Gyu-jin. De 1935 à 1945, il
tion des formes par la peinture abstraite à l’encre de Chine.
poursuivra ses études à l’École de peinture Kawabata, puis à l’Ins-
Quoique ces morceaux de papier aient été déchiquetés, puis agglo-
titut de peinture Hongo, tous deux situés à Tokyo, où il découvrira
mérés par collage, et donc pu être considérés « informes »,
le réalisme sous l’influence de Matsubayashi Keigetsu. Pendant la
ils allaient, sur la toile, être reconstitués et agrémen-
seconde moitié des années 1940 et dans les premiers temps de la
tés de coups de pinceau ou d’éléments calligraphiques. En
décennie suivante, il évoluera plus particulièrement vers la peinture
outre, du coton et de la laine venaient s’y ajouter, qui confé-
abstraite à l’encre de Chine et au pinceau, jusqu’à son départ pour
raient à l’ensemble une texture unique. Dans ces œuvres à
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© Lee Ungno / Lee Ungno Museum, Daejeon, 2015
Su (longévité) (1972), 274 x 132 cm, encre sur hanji , collage. Dans les années 1970, Lee Ungno manifeste une forte tendance constructiviste dans des oeuvres abstraites composées d’idéogrammes au tracé net.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 13
l’encre de Chine, les formes abstraites évoquent tantôt des
dance constructiviste. Son auteur y révèle une calligraphie nouvelle
signes, tantôt des arbres et montagnes, ou encore des ani-
issue de la déconstruction qui a transformé l’écriture traditionnelle
maux et êtres humains. Pour parler de cette production, Lee
pour la moderniser.
Ungno lui-même employa l’expression d’« abstrait sauijeok »
À partir de la décennie suivante, l’œuvre de Lee Ungno est domi-
qui désignait ces œuvres abstraites exprimant ses idées person-
née par la création des séries dites des Hommes et de la Foule .
nelles.
Après avoir travaillé à doter l’homme d’une forme dans les années
En novembre 1964, l’artiste sera à l’origine d’une réalisation déci-
1960, il s’attache désormais, sur des toiles de grandes dimensions,
sive en créant l’Académie de peinture orientale au sein du Musée
à saisir des silhouettes humaines en mouvement qui semblent défi-
Cernuschi des arts de l’Asie de la Ville de Paris. À l’heure où l’Eu-
ler ou danser par centaines, voire par milliers. Il s’agit de cette série
rope manifeste de l’intérêt pour le psychisme oriental, nombreux
des Hommes rappelant la lutte pour la démocratie qui aboutit au
sont ceux qui cherchent à le discerner dans l’art de Lee Ungno, cet
soulèvement de Gwangju, le 18 mai 1980. Ces œuvres, révélatrices
artiste coréen renommé pour son œuvre imprégnée de modernisme
d’un profond désir d’introspection au soir de la vie du maître, sont
européen. Au terme de sa carrière, c’est en Europe qu’il dispensera
également inspirées par son grand amour de cette patrie dont il dut
un enseignement sur l’emploi de l’encre de Chine et des pinceaux,
s’exiler pour des raisons politiques.
les procédés mis en œuvre par ce moyen et l’utilisation des espaces
En 1977, son épouse ayant été compromise dans l’affaire de la
vides, puis ce sera au tour de ses élèves de faire connaître la pensée
tentative d’enlèvement par la Corée du Nord du couple compo-
orientale et le langage formatif sur le Vieux Continent.
sé du pianiste Paik Kun-woo et de l’actrice Yun Jung-hee, le monde de l’art coréen lui tourne à nouveau le dos. Dès lors, l’artiste est
Un sombre tableau de l’histoire moderne coréenne
contraint de renoncer au rêve si cher à son cœur de rentrer au pays
L’épisode le plus douloureux de la vie de Lee Ungno est celui de
pour y passer ses dernières années en paix et se consacrer à la
sa détention, de 1967 à 1969, pour avoir joué un rôle dans ce qu’il
peinture. Malgré l’intense activité artistique à laquelle il s’adonna
est convenu d’appeler l’« Incident de Berlin-Est », qui fut en réa-
jusqu’à son départ de Corée, en 1958, et le succès considérable qu’il
lité monté de toutes pièces par l’agence nationale du renseigne-
remporta en Europe, il n’accéda jamais à une véritable notoriété en
ment. Il mettait surtout en cause des étudiants, artistes et hommes
Corée pour des raisons politiques.
de culture sud-coréens séjournant en Europe et soupçonnés d’avoir
D’une évolution thématique à l’autre, de l’abstraction du signe à
entretenu des contacts avec des citoyens nord-coréens. Dans le cas
l’homme et du totem à l’abstraction calligraphique, Lee Ungno n’a
de Lee Ungno, il s’agissait d’un voyage qu’il avait effectué à Ber-
jamais cessé de peindre des bambous, dont les feuilles se feront
lin pour essayer d’obtenir des informations sur son fils retenu en
« dansantes » après l’incident de Berlin-Est, puis hommes en
Corée du Nord depuis la Guerre de Corée, suite à son enrôlement
mouvement, par la suite. Ces hommes, qui constituent la théma-
forcé dans la milice. Pendant ces années de captivité où il obtient la
tique centrale des années 1980 et suivantes, ne sont autres que les
permission de posséder un pinceau, il réalisera près de trois cents
feuilles de bambou, la nature, les gens et l’histoire que l’artiste a
oeuvres avec la sauce ou le concentré de soja et le riz des boîtes à
passé sa vie à peindre. Dans la série de la Foule , il imprime un cer-
repas, dont il utilisera aussi le bois. Dans la série des Autoportraits
tain rythme aux sujets en mouvement, mais un examen attentif
qui en fait partie, l’artiste est représenté en position accroupie par
révèle que ceux-ci bougent chacun à leur façon pour s’acheminer
une tache d’encre coagulée rappelant une « trace de suie » et plus
dans la même direction, incarnant ainsi le « nous » ou le « je ».
évocatrice de son univers intérieur qu’aucune autre de ses œuvres
Quand la Corée accédera à plus de démocratie, en 1988, le gou-
informelles. Alors que sa carrière touche à sa fin, il mettra à pro-
vernement lèvera l’interdit qui frappe les œuvres des artistes passés
fit cette épreuve pour sonder les profondeurs de l’être et de son his-
en Corée du Nord et Lee Ungno sera réhabilité. En 1989, l’exposition
toire.
rétrospective que lui consacre la Corée dans sa capitale atteste de la « redécouverte » de son œuvre, mais le jour même de son inaugura-
De l’abstraction calligraphique à l’homme
tion, le 10 janvier 1989, l’artiste, qui entendait se rendre sur place pen-
Dans les années 1970, l’œuvre de Lee Ungno s’engage dans
dant son déroulement, décède d’une crise cardiaque dans un hôpital
l’« abstraction calligraphique », selon l’expression qui lui est appli-
parisien. Les nombreuses expositions dont il a fait l’objet par la suite
quée, en reconstituant ces caractères écrits que l’artiste avait autre-
traduisent l’admiration et l’affection profondes que suscite son œuvre
fois déconstruits pour revenir à l’essence du sens, et ce faisant, elle
dans son pays, où le Musée Lee Ungno de Daejeon évoque désormais
revient à rétablir l’esprit authentique de la peinture orientale. En
sa vie et son œuvre, comme le fait sa maison natale située à Hong-
comparaison de celle des années 1960, cette production abstraite
seong, dans la province du Chungcheong du Sud.
fait intervenir des symboles et signes au tracé net dénotant une ten-
14 KOREANA Printemps 2015
1
Ces hommes, qui constituent la thématique centrale des années 1980 et suivantes, ne sont autres que les feuilles de bambou, la nature, les gens et l’histoire que l’artiste a passé sa vie à peindre. Dans la série de la Foule , il imprime un certain rythme aux sujets en mouvement, mais un examen attentif révèle que ceux-ci bougent chacun à leur façon pour s’acheminer
1. H ommes (1986), 167 x 266 cm, encore sur hanji . 2. En 1964, Lee Ungno fonde l’Académie de peinture orientale au sein du Musée Cernuschi des arts de l’Asie de la Ville de Paris où il dispensera un enseignement sur l’emploi de l’encre de Chine et des pinceaux, les procédés correspondants et l’utilisation des espaces vides. Près de trois mille étudiants suivront son cours. 3. Situé au centre de Daejeon, le Musée Lee Ungno fait découvrir les œuvres du maître depuis 2007. Outre des expositions, il accueille des activités de recherche aux axes différents.
dans la même direction, incarnant ainsi le « nous » ou le « je ». 2
3
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 15
Deux grandes figures féminines de la peinture moderne Choi Youl Critique d’art
Park Re-hyun (1920-1976) et Chun Kyung-ja (1924- ), deux artistes radicalement différentes par leur vécu, leurs rêves et leur façon de représenter le monde, sont des figures exceptionnelles et incontournables de l’histoire de l’art féminin coréen. Elles ont imprimé à jamais leur marque dans l’histoire de l’art coréenne du siècle dernier par une production particulièrement novatrice de peinture traditionnelle à l’encre colorée dite chaesaekhwa d’où émanent un énigmatique sentiment féminin et un onirisme né de l’omniprésence des couleurs. 2 © Woonbo Foundation
Née à Jinnampo, une ville de la province du Pyeongan du Sud aujourd’hui située en Corée du Nord, Park Re-hyun a grandi dans celle de Gunsan, qui se trouve quant à elle dans la province sud-coréenne du Jeolla du Nord. Plus tard, la jeune femme d’une vingtaine d’années, qui rêve déjà d’être artiste, partira étudier à l’École féminine des beaux-arts de Tokyo. Alors qu’elle poursuit ses études, elle se voit décerner le grand prix de l’Exposition d’art de Joseon, qui l’assure dès lors d’un brillant avenir. Son œuvre comprend trois volets principaux qui consistent successivement en compositions géométriques faisant appel aux techniques cubistes occidentales de division de l’image en plans pour représenter des scènes de la vie rurale d’autrefois, en présentations abstraites de motifs populaires tels que les cordelettes sur lesquelles on enfilait les pièces de monnaie trouées ou les nattes en paille rondes et en séries de collages en relief de tissu sur toile. L’artiste s’est distinguée par un traitement particulièrement complexe de ses sujets, qui paraissent d’emblée se limiter 1 16 KOREANA Printemps 2015
1. gauche : L’origine Page ci-contre, àB (1972), Park Re-hyun, 50,5 x 37 cm, eau-forte, Musée de liturgie de l’université catholique de Corée. L’artiste adopta la forme du modernisme occidental dans une production puissante et novatrice fondée sur la ligne, le plan et la couleur. 2. mari,Re-hyun le peintreetKim Park sonKichang, dans l’atelier d’artiste de leur domicile. 3. Chun Kyung-ja parlant Ci-contre à gauche : de son œuvre Belle femme (1977). 4. M a triste légende (1977), Chun Kyung-ja, 43,5 x 36 cm, couleur sur papier, Musée d’art municipal de Séoul.
3
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aux femmes et à des scènes de vie de la Corée pré-moderne, mais
un emploi audacieux de la couleur dans son traitement des thèmes
dont elle a approfondi l’étude avec une grande audace expérimen-
du rêve et de la réalité. Par leurs qualités décoratives remar-
tale. En outre, l’intérêt qu’elle accordait exclusivement à la forme
quables et leur surprenante inventivité, ses tableaux acquièrent une
allait la conduire à adopter différents styles modernes occidentaux
dimension fantastique. En prenant pour thème central celui de la
pour innover au moyen des lignes, plans et couleurs, aspirant à réa-
« féminité sensuelle », Chun Kyung-ja imagine une utopie fantai-
liser une fusion entre l’art oriental et occidental. En atteignant la
siste, un univers particulier fait d’humanité et de nature, deux élé-
cinquantaine, elle se centre sur une production de reliefs en tissu
ments que seule une femme peut réunir en elle. En s’affranchissant
qui constitue l’expression artistique du quotidien d’une femme. Les
des règles de la perspective, elle s’est tournée vers des manières
pièces de monnaie d’époque Joseon dont elle agrémente ces créa-
traditionnelles multipliant les angles de vue, comme il était courant
tions participent d’une tentative d’association de la tradition et de la
de le faire, sous le royaume de Joseon, par l’accumulation de nom-
modernité, de la vie domestique et professionnelle d’une femme et
breux objets sur la toile. De ses mains habiles, naissent des tons
de l’atmosphère qui règne sur les marchés de rue. En outre, la sim-
vifs tout imprégnés de la sensualité d’une femme, mais aussi de sa
plicité des couleurs, la délicatesse des textures et les compositions
grâce et de son élégance.
tout en mesure, mais non moins imposantes, créent sur la toile un univers onirique plein de grâce.
Si Park Re-hyun et Chun Kyung-ja se différencient par leurs thématiques et modes d’expression respectifs, elles se rejoignent par
Chun Kyung-ja est née sur la péninsule de Goheung située dans
la transformation et la reconstitution qu’elles opèrent sur les êtres
la province du Jeolla du Sud. Encore étudiante à l’École féminine des
et les choses selon une logique et au gré d’une imagination qui leur
beaux-arts de Tokyo, où elle est entrée à l’âge de dix-huit ans, elle
sont propres. En s’inscrivant scrupuleusement dans la tendance
voit l’une de ses œuvres être retenue en vue de sa présentation à
artistique de l’après-guerre, la première s’est construit un style très
l’Exposition d’art de Joseon. Quand viendra la Libération coréenne
personnel caractérisé par son point de vue particulier de femme et
qui met un terme à l’occupation japonaise, elle commence à exercer
sa démarche de reconstruction des sujets. À l’inverse, la seconde a
l’enseignement des beaux-arts qu’elle mène de front avec sa car-
su se libérer des contraintes de la logique artistique de son époque
rière d’artiste. Après s’être consacrée à une fidèle représentation de
pour créer, avec un sens esthétique inné, un style particulièrement
l’apparence physique de ses sujets, elle évoluera considérablement
original où explosent les couleurs et l’imagination. En fin de compte,
suite à la Guerre de Corée (1950-53). Alors âgée d’une trentaine
chacune à sa manière, elles s’avèrent avoir emprunté une même
d’années, Chun Kyung-ja satisfait son besoin d’évasion en faisant
voie où elles cheminent côte à côte.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 17
RUBRIQUE SPÉCIALE 4 Précurseurs de l’art moderne
une lumière de la peinture coréenne à l’encre colorée
18 KOREANA Printemps 2015
Park Young-taek Critique d’art et professeur à l’Université Kyonggi
L’impératrice Myeongseong (1984), 330 x 200 cm, couleur sur papier. Dans les années 1980, Park Saengkwang met en œuvre un style original issu de ses recherches sur le bouddhisme, le chamanisme et les grands personnages de l’histoire.
Park Saeng-kwang (1904-1985) se singularise par l’originalité du parcours artistique qu’il a suivi durant la période trouble de l’occupation coloniale japonaise, marquée par l’influence dominante de la peinture occidentale. Par la créativité débordante de ses œuvres où souffle une inspiration spirituelle, il prend place parmi les plus grands peintres coréens du début du siècle dernier.
L
a colonisation de la Corée et le début de sa modernisation à marche forcée se situent au début du siècle dernier, peu après l’introduction de la peinture occidentale, et dans
un pays dépossédé de ses traditions, il est du devoir des artistes d’écrire une nouvelle histoire de l’art. Témoins du choc des traditions avec la nouveauté occidentale, ils s’engageront dans la voie d’un art national indépendant. Pour nombre d’entre eux, l’art coréen ancien tombera au contraire dans l’oubli et leur totale allégeance au style occidental les poussera à l’imiter de leur mieux dans des œuvres dès lors dépourvues de la dimension spirituelle, notamment religieuse, qui s’exprimait depuis des millénaires chez les peintres traditionnels. Tandis que la plupart d’entre eux rejettent la tradition en ces temps mouvementés de la naissance de l’art coréen moderne et contemporain, il en est d’autres qui font le choix de suivre leur voie envers et contre tout, à l’instar de l’illustre peintre Park Saeng-kwang.
Une formation japonaise Park Saeng-kwang naît de parents assez aisés qui habitent un village rural situé non loin de Jinju, une ville de la province du Gyeongsang du Sud. Après avoir appris les rudiments de la culture classique chinoise à l’école du village, il recevra une instruction moderne à l’école primaire Jeil de Jinju, puis à l’École agricole de Jinju, avant de partir étudier les beaux-arts au Japon en 1920. Trois ans plus tard, il s’inscrira à l’École municipale spécialisée de peinture, vraisemblablement comme stagiaire plutôt que pour le cursus normal. Deux années durant, il y suivra l’enseignement de Takeuchi Seiho (1864-1942), qui fut la plus éminente figure de l’École Nihonga de Kyoto, alors prépondérante en peinture, ainsi que celui d’autres grands maîtres tels que Murakami Kagaku (1888-1939) et Tsuchida Bakusen (1887-1936). C’est l’ère de la « grande justice » de Taisho, qui va de 1912 à 1926, et dans cette atmosphère de liberté et d’ouverture à la civilisation occidentale, un certain nombre d’artistes résidant à Kyoto s’emploient chacun de leur côté à créer un nouveau style de peinture, d’où un méli-mélo d’expérimentations en tout genre. Très sensible aux tendances de cette époque, Park Saengkwang élabore un style personnel de peinture à l’encre colorée qui tire les leçons de sa formation en représentant fidèlement formes
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 19
1. C hamane (1981), 136 x136 cm, couleur sur papier. Inspiré par la peinture du chamanisme et du bouddhisme, l’artiste recourt à des techniques primitives comme l’application de couleurs vives et un tracé appuyé des contours, tout en leur conférant une dimension spirituelle. 2. dont l’œuvre subit Park Saeng-kwang, une forte influence de la peinture japonaise moderne, rentra au pays au soir de sa vie et y mena une existence solitaire tout entière vouée à son art.
1
et structures au moyen de lignes et de couleurs éclatantes, dans la tradition de l’école de peinture du nord de la Chine.
Une expression de l’Asie Après vingt-cinq années de vie au Japon, Park Saeng-kwang
Après avoir parfait sa formation à l’école des beaux-arts de Kyoto
rentre au pays en janvier 1945. Vingt-neuf ans plus tard, la pauvre-
en 1926, il part pour Tokyo à l’âge de vingt-deux ans afin d’assis-
té qu’il connaît dans sa terre natale le pousse à repartir pour Tokyo
ter aux cours d’Ochiai Rofu (1896-1937). Son nouveau maître est
afin de « se mettre à l’épreuve ». Il affirmait à ce propos : « De tout
un illustre représentant de l’école hyperréaliste du Néo-Nihonga,
mon être, c’est l’Asie que je veux représenter, non le Japon, et ce
qui se caractérise par un parti pris de banalité dans ses sujets et
désir motive mon art. Étant asiatique, j’aspire à créer des œuvres
le recours à des couleurs claires et pures créant un effet de pers-
qui évoquent l’esprit de tout le continent et ne soient pas limitées à
pective. À Tokyo, au sein de l’Institut d’art Meirō dont il est membre,
la Corée ou au Japon. Le style japonais de ma peinture n’est que le
Park Saeng-kwang réalisera des œuvres qu’il exposera à l’Exposi-
moyen par lequel je m’exprime ».
tion d’art Meirou. Il les fera aussi découvrir à Séoul et en 1930, un
En 1975, Park Saeng-kwang exposera à trois reprises dans
prix le récompensera pour un dessin présenté à la neuvième édition
des manifestations qui lui sont exclusivement consacrées à Tokyo,
de l’Exposition d’art de Joseon, à la Section d’art occidental, puis ce
Osaka et Nagoya. Toutefois, les recettes escomptées ne se concré-
sera au tour du tableau Jardin potager , l’année suivante, à la section
tiseront pas et il devra renoncer à son projet de rester plus long-
d’art oriental de cette même manifestation. Sa production d’alors
temps. En 1977, après avoir passé la plus grande partie de sa vie au
allie le réalisme à des aspects décoratifs réalisés dans des tons
Japon, il retournera définitivement en Corée, où il restera à jamais à
doux, sans établir de distinction entre art occidental et oriental.
l’écart d’une communauté artistique soucieuse de faire disparaître
20 KOREANA Printemps 2015
2
La vivacité des motifs et couleurs, l’audace de l’expression et l’harmonie du fond avec la forme qui sont présentes dans l’œuvre de Park Saeng-kwang, plus que chez aucun autre peintre coréen, l’artiste les avait découvertes dans la peinture ancienne. Ses couleurs vives et ses lignes vigoureuses inspirées du bouddhisme et du chamanisme confèrent une forte dimension spirituelle à son art, qui subit aussi l’influence des croyances populaires à l’imagerie abondante.
les moindres traces de la colonisation japonaise. Après la libération
représentation plane en deux dimensions pour s’orienter vers celle
de 1945, les peintres coréens allaient systématiquement désavouer
de l’homme en recourant au procédé fallacieux de la perspective, la
toute peinture à l’encre colorée pouvant rappeler l’art classique
peinture asiatique traditionnelle est parvenue à stimuler l’énergie
japonais et s’orienter résolument vers la peinture savante à l’encre
mentale en s’accommodant de la planéité inhérente au support de
de Chine comme unique genre de substitution. En raison de sa faible
la peinture. Dans la continuité de cette tradition, Park Saeng-kwang
notoriété d’alors et de l’influence japonaise qui se manifestait nette-
procédait en disposant au hasard des objets échappant au domaine
ment dans son œuvre, Park Saeng-kwang allait, pour ainsi dire, être
spatio-temporel sur des espaces fortement décoratifs pour réaliser
traité en paria du monde de l’art coréen. Cette exclusion et la soli-
les images à première vue crues qui composent l’univers distinc-
tude qui en découlait allaient paradoxalement s’avérer propices à la
tif de son art. Parmi les particularités de son style, on pense surtout
création d’œuvres originales.
à ces lignes orange qui délimitent un espace dynamique renfermant des images hétéroclites.
Des lignes et couleurs qui rendent sa vigueur à la peinture coréenne classique
Pour l’artiste, la tradition ne représentait pas qu’une réserve de motifs dont inspirer sa peinture, car il s’est au contraire employé à
Dans les années 1980, le style distinctif de Park Saeng-kwang
en transmettre le véritable sens en recherchant les fondements spi-
commence à se mettre en place à partir de ses recherches sur la
rituels de l’imagerie traditionnelle coréenne. Par son œuvre, il a
peinture traditionnelle du bouddhisme et du chamanisme, dont
ranimé les valeurs un temps dépréciées ou tombées dans l’oubli de
les sujets et motifs fournissent une réinterprétation de l’esthé-
la peinture traditionnelle issue du bouddhisme et du chamanisme,
tique coréenne. Par la vision de la tradition qu’il y exprime, le peintre
ainsi que d’origine populaire.
semble avoir subi l’influence de ses contemporains, chez qui les
Tout au long de ces années de solitude et de pauvreté, Park
genres ci-dessus étaient à nouveau hautement appréciés, car se
Saeng-kwang s’est construit de haute lutte un univers artistique
situant aux sources de la tradition en peinture. Park Saeng-kwang
qui lui est propre et ses chefs-d’œuvre des années 1980 font date
s’inscrivait aussi dans cette tendance par des œuvres où le réalisme
dans l’histoire de l’art contemporain coréen. Dans ses peintures à
et l’éclat des couleurs présentaient de grandes analogies avec la
l’encre colorée, des couleurs d’une grande intensité semblent dan-
peinture religieuse et populaire. La vivacité des motifs et couleurs,
ser, unies par un même rythme à des motifs empruntés à l’ima-
l’audace de l’expression et l’harmonie du fond avec la forme qui sont
gerie du bouddhisme, du chamanisme et de l’art populaire. Leur
présentes dans l’œuvre de Park Saeng-kwang, plus que chez aucun
apport à l’art coréen a été inestimable et a produit l’effet d’un choc
autre peintre coréen, l’artiste les avait découvertes dans la peinture
chez ceux qui se contentaient de reprendre indéfiniment les mêmes
ancienne. Ses couleurs vives et ses lignes vigoureuses inspirées du
motifs stylisés de belles femmes et fleurs. En ralliant toujours plus
bouddhisme et du chamanisme confèrent une forte dimension spiri-
d’adeptes à sa manière de peindre, l’artiste a fait considérablement
tuelle à son art, qui subit aussi l’influence des croyances populaires
évoluer la peinture traditionnelle coréenne, dès la fin de la première
à l’imagerie abondante. Il témoigne d’un intérêt particulier pour le
moitié des années 1980, vers l’abandon des représentations de
chamanisme, qui fait partie intégrante de l’inconscient collectif du
thèmes stéréotypés à l’encre de Chine.
peuple.
Park Saeng-kwang a beaucoup surpris par la richesse de la pro-
Ses œuvres consistent tantôt en images abstraites déformées,
duction qu’il livrait encore à la veille de ses quatre-vingts ans, deux
tantôt en fragments d’images assemblés de manière aléatoire. Dans
ans avant son décès survenu suite à un cancer du larynx, et il est à
les plus décoratives d’entre elles, qui se composent de plans juxta-
déplorer que la maladie ne lui ait pas permis de savourer enfin le
posés, la notion de perspective semble perdre de son importance.
fruit des efforts accomplis pendant toute sa vie. Rien ne lui enlèvera
Tandis que l’art traditionnel occidental s’est attaché à dépasser la
cependant le prestige de cette abondante œuvre.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 21
RUBRIQUE SPÉCIALE 5 Précurseurs de l’art moderne Choi Youl Critique d’art
L’artiste bien-aimé des Coréens, a élevé la mélancolie de son temps au rang de lyrisme
P
Autodidacte de l’art et travailleur infatigable, Park Soo-keun a créé avec candeur des œuvres à la beauté simple d’autrefois. Dans un style incomparable touchant aux plus grands « mystères de l’univers », il a atteint des sommets dans l’art de représenter cette époque qui fut la sienne.
ark Soo-keun (1914-1965) disparut, bien trop tôt, à l’âge de
les voyait, c’est-à-dire aussi fidèlement que possible. Véritable-
cinquante et un ans, huit ans après la fin de non-recevoir qui
ment épris de l’œuvre de cet artiste, il se consacra à une peinture
fut opposée à sa candidature à l’Exposition nationale d’art
authentique des paysages rustiques et de la vie de tous les jours de
(Daehan Minguk Misul Jeollamhoe). Jouissant déjà d’une renom-
son village natal.
mée bien établie, il avait pourtant participé à plusieurs reprises à
En dépit de la vocation qu’il manifestait, sa famille n’ayant pas
l’Exposition de l’Association coréenne des arts et en 1955, il s’était vu
les moyens de lui faire suivre des études, il fut contraint de se for-
remettre le Prix du Comité culturel de l’Assemblée nationale. L’his-
mer à l’art par lui-même. Dès l’âge de dix-huit ans, sa production
toire dit que l’artiste aurait versé des larmes à la nouvelle inatten-
fut représentée par une œuvre à l’Exposition d’art de Joseon, qui
due du refus de ses œuvres, lequel s’avéra d’autant plus incompré-
pour tout artiste débutant, était alors le passage obligé en vue d’en-
hensible que cette même manifestation qui n’avait pas voulu de lui
tamer une carrière. Désormais, le jeune homme se consacra tout
allait le nommer « artiste recommandé » à son édition de 1959, soit
entier à ses créations, mais comme le succès tardait à venir, il en
à peine deux ans plus tard, puis membre du jury en 1962.
fut réduit, en 1953, à réaliser des portraits pour l’American Criminal
Scolarisé jusqu’au cours primaire, Park Soo-keun fut un auto-
Investigation Command et le magasin central de la base militaire
didacte de l’art qui se hissa pourtant au plus haut niveau de sa dis-
américaine de Séoul. Cet emploi lui valut d’être étiqueté comme
cipline, tout du moins par la reconnaissance qu’il obtint en ce sens
« peintre publicitaire » et d’être mis au ban de la communauté des
et dont attestent indéniablement sa nomination et sa participation
arts, mais l’argent qu’il en tira lui permit de louer un logement dans
au jury de l’Exposition nationale. En réalité, le refus qu’il essuya des
le quartier défavorisé de Changsin-dong, qui faisait alors partie de
mandarins de l’art visait avant tout à lui infliger une humiliation et
la banlieue de Séoul.
ses larmes d’adulte jaillissaient d’un cœur tendre allié à un esprit
Au soir de sa vie, son œuvre fut heureusement remarquée par des
tout entier consacré à l’introspection. Il avait l’âme si tourmentée
ressortissants étrangers à Séoul tels que Maria Henderson, l’épouse
qu’il souffrit de cirrhose du foie, de la cataracte, de maladies rénales
du vice-consul de l’Ambassade des États-Unis, Margaret Miller,
et d’hépatite. Il mourut prématurément, victime de la pauvreté qui
l’épouse d’un autre diplomate américain, et Celia Zimmerman, mar-
fut toujours son lot et des coteries toutes puissantes du monde des
chande d’art et collectionneuse de cette même nationalité.
arts qui avaient eu raison de la santé de cet artiste ne disposant d’aucun soutien dans sa région comme ailleurs.
Ces généreuses admiratrices s’avérèrent être ses plus grands soutiens car en 1962, alors qu’aucune exposition n’avait encore été entièrement consacrée à cet artiste de quarante-huit ans, la
Une volonté de montrer le quotidien
première allait, grâce à elles, avoir lieu sur la base militaire de
Enfant, Park Soo-keun aimait à courir les champs et les mon-
Pyeongtaek. Malheureusement, la petite manifestation qu’accueillit
tagnes, peignant déjà des scènes de la vie rurale et des travaux
celle-ci au sein de sa bibliothèque allait être la dernière à se dérou-
quotidiens de culture ou de cueillette des légumes sauvages. Puis
ler du vivant de Park Soo-keun.
il tomba un jour sur une reproduction de L’Angelus de Millet et dès lors, il ne cessa de nourrir le lointain rêve d’égaler cet artiste par
La voie de la solitude et de la persévérance
son talent. Par cet espoir conçu à un jeune âge, il fit sienne l’as-
En 1958, l’année même du rejet de sa candidature à l’Exposition
piration du peintre français à représenter les choses telles qu’il
nationale d’art, Park Soo-keun avait participé à deux manifestations,
22 KOREANA Printemps 2015
© Gallery Hyundai
1
1. F illettes jouant aux billes (1960), 22 x 30 cm, huile sur panneau 2. Park Soo-keun et ses tableaux, chez lui, en compagnie de son épouse Kim Bok-sun et de sa fille cadette In-ae, en 1959.
la première traitant de l’art de l’Est et de l’Ouest et se déroulant à San Francisco avec le haut parrainage de la Commission américaine
2
pour l’UNESCO, tandis que la seconde était consacrée à la peinture moderne coréenne par la World House Gallery de New York. Un an plus tard, avait lieu l’Exposition nationale où il allait être nommé « artiste recommandé », puis la troisième édition de celle du Chosun Ilbo portant sur l’art moderne. Ainsi, l’intérêt qu’il avait éveillé à l’étranger lui permit de vaincre le mur des préjugés auquel il fit face en Corée et si l’on ne peut que s’en réjouir, le fait qu’il ait dû en passer par là donne une bien piètre image de ce qu’était la Corée au siècle dernier. Si Park Soo-keun s’est frayé son chemin, c’est en partie parce qu’il ne se rattachait à aucune des tendances artistiques d’alors. Ne se réclamant d’aucun maître et d’aucune tradition, l’artiste suivit sa voie en toute liberté pour peindre comme il l’entendait. Il ne fréquenta ni prestigieuses écoles des beaux-arts ni sociétés d’artistes
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 23
et n’eut jamais le désir de le faire. Tout au long d’une modeste vie faite d’errances entre Gangwon-do, Séoul et Pyongyang, il traça son itinéraire artistique propre à force de persévérance, se consacrant exclusivement à ces thèmes de prédilection qu’il puisait avec candeur dans la vie rude mais admirable des gens du peuple. Dans la Corée colonisée des années 1930, les jeunes artistes donnaient souvent un parfum de couleur locale et d’inspiration bucolique à leurs œuvres pour répondre aux critères retenus dans les concours d’art de l’époque. Park Soo-keun avait alors une vingtaine d’années et était en prise avec les difficultés de la vie. N’osant à aucun moment espérer remporter un prix de grand prestige, son seul souhait était de faire connaître son œuvre dans le cadre de l’exposition nationale. Longtemps resté en marge des milieux artistiques, il ne savait vers qui se tourner pour échapper à sa solitude et cet état de fait se poursuivit jusque dans les années 1940, d’où datent ses premiers contacts suivis avec ses confrères. Par ailleurs, il trouva à se placer comme secrétaire dans l’administration de la Province du Pyeongan du Sud, aujourd’hui située en Corée du Nord, et y fit la rencontre de Choe Yeong-lim (1916-1985), Jang Riseok (1916- ) et Hwang Yu-yeop (1916-2010). Cette époque comprise entre 1940 et 1944, qui vit l’artiste se marier et être père d’un fils, tout en accédant à une certaine stabilité en dépit de ses maigres émoluments, constitua la plus heureuse de sa vie. Le peintre parvint à surmonter bien des écueils aux côtés de Kim Bok-sun, qui fut en même temps une tendre épouse, son unique modèle et la fidèle compagne de toute une existence.
La sensibilité moderne d’un citadin Chez Park Soo-keun, le thème central des traditions est appréhendé d’un point de vue foncièrement moderne et urbain. Cet écorché vif, ce déraciné qui délaissa son village natal pour la ville où il finit par s’établir, après maints cheminements dans les périphéries, évolua dans sa thématique du passé au présent, du classique au moderne. Le critique d’art Lee Gyeong-seong (19192009) l’expliquait en ces termes : « Le choix du thème de la « ville natale », avec ce qu’il comporte de risque de tomber dans une grande banalité, témoigne à lui seul du talent de Park Soo-keun qui, loin de le dévoyer, en a fait la matière d’une ode pure, noble et lyrique sur la vie du petit peuple. Par-delà le talent, il est peut-être la manifestation d’un caractère nullement enclin aux faux semblants. Il est possible que cette attitude sans prétention soit liée au fait qu’en dépit de toutes ces années consacrées à la peinture, 1. P etite fille portant un bébé sur son dos (1953), 28 x 13 cm, huile sur toile. 2. Chemin du retour (1965), 20,5 x 36,5: cm, huile sur panneau. Ci-contre
1
il est resté pour ainsi dire un amateur, par ses compositions et sa manière. Ses œuvres dégagent une impression saine et primitive, comme inaccessibles à tout artifice ou dispositif technique. On ne devient pas un tel artiste par ses seuls efforts individuels, mais par son appartenance à une époque ou à un milieu donnés ». À ses débuts, l’amateur qu’il était ignorait fatalement tout de la
24 KOREANA Printemps 2015
2
théorie et des procédés techniques et il fut contraint, inconsciem-
pressionnisme pour recréer la beauté sur la toile ». Il entendait cer-
ment peut-être, de retourner à ses origines, son village de l’époque
tainement par là « la vie de l’époque », car pour un artiste qui avait
coloniale, en quête de thèmes de création. De ces années 1930 et
connu aussi bien la guerre que la vie urbaine, la rusticité et la sim-
1940, il ne subsiste malheureusement rien de son œuvre, si ce n’est
plicité relevaient désormais du symbolisme. Il allait aussi y englober
sous forme de photographies où dominent courbes et sujets rus-
la vie des gens modestes relégués en périphérie des grandes villes,
tiques exécutés avec non moins de soin. Dès les années 1940, l’ar-
qu’il prit pour nouveau thème d’étude et considéra participer aussi
tiste applique la peinture en une couche plus épaisse et donne aux
du symbolisme, au même titre que les mythes et légendes dont sont
contours un trait plus appuyé, tout en exprimant une grande volon-
pétris les Bouddhas en pierre. Par la suite, l’artiste allait s’orienter
té de recréation des images par la nuance et la composition. Cet
davantage vers la création d’œuvres où « est perceptible l’origine de
aspect apparaît dans les tableaux des années 1940, tels Femmes
la beauté », autrement dit vers une peinture du beau.
cueillant des légumes sauvages , qui reprend la composition de
Dans des représentations extrêmement stylisées, il sut rendre
Printemps , une aquarelle de 1937, ou Femme broyant des grains à
l’atmosphère de la cité moderne livrée au capitalisme, comme nul
la meule , située à la fin de cette décennie.
autre artiste de l’époque n’aurait pu le faire, et se situa de ce fait au
Au cours de la suivante, Park Soo-keun a de toute évidence trou-
cœur de l’avant-garde artistique du pays. Hormis ce talent hors pair,
vé le style qui lui est propre par une représentation plane des sujets
il parvint à la maîtrise d’un style d’une incomparable modernité.
où les contours s’épaississent et se simplifient, tandis que les lignes
« Dans ses œuvres à dominante grise, le blanc, le noir et quelques
se font dans l’ensemble plus droites. Les œuvres Femme maniant
touches de bleu-vert luisent comme des étoiles sur une toile inon-
un mortier et Lavoir , réalisées en 1954, ainsi que Deux femmes et
dée par la mélancolie… Dans de robustes compositions, il appliquait
un arbre , qui date de 1962, en fournissent un bon exemple. L’ar-
une à une ses couleurs caractéristiques, aussi simples que subtiles
tiste y a réalisé une surface à la texture irrégulière par l’applica-
et raffinées », a dit de lui le critique d’art Lee Gyeong-seong.
tion méthodique de couches successives de peinture, comme s’il tis-
Artiste qui traversa les temps difficiles de l’occupation japonaise,
sait une toile, pour reproduire l’aspect du granit en usage dans la
de la guerre et de l’avènement du capitalisme moderne, Park Soo-
sculpture traditionnelle. À cette époque, Park Soo-keun ressentit
keun fut beaucoup plus apprécié à titre posthume et les Coréens
un indéfinissable sentiment de beauté face à des édifices ou œuvres
chérissent aujourd’hui son souvenir plus que celui de tout autre
anciennes comme les pagodes ou Bouddhas en pierre et il entreprit
peintre. Aux confins du primitif et de la civilisation, de la ville et de
de le représenter dans son art.
la campagne, du réalisme et de l’abstraction, de la tradition et de la
En parlant de ses tableaux et de leur style, il déclarait en 1962 : « En ce moment, j’applique les techniques du symbolisme et de l’im-
modernité, il invoqua et redécouvrit dans toute sa pureté un lyrisme qui l’éleva jusqu’au lointain monde du Nirvana.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 25
ENTRETIEN
LEE JA-RAM
La jeune diva du pansori
Kim Soo-hyun Chroniqueuse des arts du spectacle Cho Ji-young Photographe
À l’âge de trente-six ans, Lee Ja-ram fait figure de chanteuse prodige dans le genre du
pansori , cet opéra narratif traditionnel autrefois réservé aux personnes d’un certain âge, mais que l’artiste a fait redécouvrir à un large public où se mêlent hommes et femmes, jeunes et moins jeunes. En Corée, tous ses spectacles se donnent à guichets fermés, un fait exceptionnel pour cette catégorie de musique, mais l’artiste est tout aussi appréciée dans les festivals auxquels elle participe à l’étranger, comme celui de Sydney, où elle s’est produite à la fin de janvier dernier. Je l’ai rencontrée au lendemain de cette manifestation où sa prestation a été couronnée de succès dans Ukchuk-ga (le pansori de Mère Courage), une adaptation de la pièce de Bertolt Brecht Mère Courage et ses enfants .
S
ur la scène du Théâtre de l’Opéra de Sydney,
à savoir son interprétation par un unique artiste réci-
Mère Courage pleure sa fille morte avec une voix
tant et chanteur qui narre une histoire en vers en s’ac-
aux accents poignants. Le spectacle a fait salle
compagnant de musique. Dans un spectacle anté-
comble et un tonnerre d’applaudissements salue la
rieur, Jeokbyeokga , elle avait brillamment évoqué la vie
prestation de Lee Ja-ram dans le premier rôle. Outre
d’une résistante coréenne qui brave la mort au milieu
celui-ci, l’artiste a incarné quatorze autres personnages
des combats. L’œuvre dont il s’inspirait s’ajoute à quatre
au cours des deux heures et demie que dure cette
autres qui sont également consacrées à la légende his-
œuvre intitulée Ukchuk-ga .
torique chinoise de la bataille des Falaises rouges et
Au départ, le choix de la jouer dans cette ville com-
dont les manuscrits sont parvenus jusqu’à nos jours,
portait un risque dans la mesure où le genre du pansori
tandis qu’Ukchuk-ga constitue bien sûr une adaptation
y était tout à fait inconnu. Néanmoins, l’excellente pres-
de la pièce de Brecht.
tation livrée par l’artiste lui a valu non seulement l’ova-
Sa première représentation a eu lieu en 2011 et a fait
tion du public, mais aussi une critique beaucoup plus
suite à Sacheon-ga , une autre œuvre de pansori créatif
favorable que prévu, comme le souligne Fiona Winning,
présentée en avant-première trois ans plus tôt et égale-
qui a mis sur pied le programme du Festival de Sydney.
ment tirée d’une pièce de Brecht intitulée La bonne Âme
Pour sa part, la chanteuse affirme avoir été impression-
du Se-Chouan . Située à l’époque contemporaine, elle
née par les réactions passionnelles des spectateurs.
met en scène le personnage principal de Sundeok, qui
Pour ce spectacle de « pansori créatif » qui se situait
raille les traits ridicules ou consternants de la société,
à la frontière de l’opéra et du théâtre, c’est l’artiste elle-
l’importance excessive accordée aux apparences ou aux
même qui a assuré les quatre fonctions de dramaturge,
titres universitaires et la concurrence acharnée. Pour ce
compositrice, directrice artistique et chanteuse. En fai-
faire, il s’emploie à dénoncer ces paradoxes en se don-
sant appel à divers instruments à percussion africains,
nant pour devise de toujours faire preuve de générosité
à la guitare et à la contrebasse, auxquels s’ajoutaient
et trouve le réconfort dans la bonne humeur que dégage
les instruments à proprement parler traditionnels, elle
le pansori . Lors du Festival international de Théâtre
est parvenue à créer une tension dramatique tout en
KONTACT qui se déroulait en Pologne en 2010, Lee Ja-
conservant ce qui fait l’originalité du pansori classique,
ram s’est vu récompenser par le « Prix de la meilleure
26 KOREANA Printemps 2015
Quand Lee Ja-ram chante le pansori , le public qui découvre ce genre épique inhabituel est frappé par sa voix douce et son naturel.
actrice » pour sa prestation dans cette œuvre.
KS Depuis longtemps, les Coréens éprouvent le
Comme dans Ukchuk-ga , la forme d’expression tra-
besoin de faire connaître le plus possible leur art tra-
ditionnelle qu’est le pansori renvoie une image de la vie
ditionnel à l’étranger. Que pensez-vous de la phrase :
actuelle, comme dans un miroir, et propose des solu-
« Tout ce qui est coréen est mondial » ?
tions aux problèmes les plus courants qui s’y posent.
LJ Me permettez-vous de la dire autrement ?
En Corée comme en France, en Pologne, en Rouma-
« Ce qu’il y a de plus mondial, c’est ce qui est vraiment
nie, au Brésil ou en Uruguay, la critique lui a réservé un
coréen. » Si vous allez dans la rue et que vous deman-
excellent accueil et depuis 2011, d’autres oeuvres de ce
dez à des gens ce qui représente le mieux la Corée à
genre sont représentées tous les ans au Théâtre Natio-
leurs yeux, ils donneront tous des réponses différentes.
nal Populaire de Lyon.
Pour moi, ce qu’il y a de plus contemporain, c’est ce qui représente au mieux l’identité des gens. Je suis
« Le mondial vient du local »
donc on ne peut plus contemporaine, puisque je suis
Kim Soo-hyun J’ai cru comprendre que le théâtre
l’expression d’un phénomène de société. J’entends sou-
de l’Opéra de Sydney n’est accessible qu’aux artistes
vent dire que ce que je fais est un bon exemple de « vul-
dont les créations présentent une certaine originalité et
garisation et de mondialisation de la culture tradition-
sont au départ destinées au public de leur pays. C’était
nelle », mais je n’ai rien accompli de manière délibé-
le cas du spectacle de pansori que vous y avez donné et
rée. Après m’être posé des questions et y avoir trouvé
qui a fait les gros titres de la presse coréenne et étran-
des réponses, j’ai tout simplement cherché à toucher un
gère par son caractère particulier. Dans son numéro du
public plus large ».
20 janvier dernier, le Sydney Morning Herald a qualifié
KS Dans le pansori , le public participe avec spon-
votre spectacle d’irrésistible et a estimé que Brecht lui-
tanéité au spectacle en poussant des exclamations
même aurait apprécié votre interprétation percutante.
comme eolssu , eolssigu , jotta ou jalhanda , mais qu’en
Je serais curieuse de savoir ce que vous ressentiez sur
est-il du public étranger ?
scène.
LJ Avant de commencer, je leur apprends à faire
Lee Ja-ram Il me semblait que j’étais en train de
de même en expliquant que ces interjections font par-
dire au public de ce pays, où le pansori est tout à fait
tie intégrante du pansori . Entre deux énoncés chan-
inconnu, que ce qu’ils voyaient était du pansori et faisait
tés, elles insufflent une nouvelle énergie à l’interprète
partie de la culture coréenne ». En fait, j’avais le trac à
et il reprend avec plus d’entrain. Je les leur fais répé-
l’idée de me produire dans un pays anglophone, alors
ter après moi, mais au lieu de le faire, ils m’applau-
que j’ai parcouru l’Europe et l’Amérique du Sud, mais au
dissent, peut-être aussi pour exprimer leur émotion. Il
beau milieu du spectacle, une salve d’applaudissements
y a quelque temps, je me souviens même leur avoir dit,
a éclaté et j’ai dû m’interrompre à plusieurs reprises.
à la fin du spectacle : « Maintenant, je crois que nous
Ce succès immédiat me comblait de bonheur. Le régis-
sommes amis, vous et moi. C’est cela, le pansori . Que
seur a déclaré qu’en vingt-six ans de carrière dans ce
vous l’ayez découvert avec moi ou avant, le principal est
pays, il avait rarement vu autant de gens se lever pour
que vous compreniez ce que c’est ! »
applaudir. KS Qu’est-ce qui les a émus à ce point dans
Ukchuk-ga ?
« J’ai le devoir de perpétuer la tradition » L’année dernière, Lee Ja-ram présentait au public
LJ Qu’ils soient Coréens ou étrangers, les specta-
Une laideronne/L’assassinat , un recueil de morceaux
teurs ont, dans l’ensemble, été surpris qu’une même
de pansori adaptés de deux nouvelles de Joo Yo-seop
chanteuse puisse interpréter plusieurs rôles, tout en
(1902-1972). Dans sa première partie, il raconte la vie
maintenant la tension dramatique aussi longtemps et
d’une femme mise à l’écart toute sa vie à cause de
en produisant des sonorités puissantes, des sonorités
son apparence disgracieuse et dans la seconde, l’his-
puissantes, sans pour autant crier. Mais avant tout, ils
toire d’une prostituée amoureuse qui fait un retour en
ont été sensibles au fait que nous avons su nous renou-
arrière sur sa vie. Au Festival international de musique
veler dans la continuité de cette tradition. Certains cri-
de Tongyeong, Lee Ja-ram a également livré une pre-
tiques ont même émis l’idée de moderniser l’opéra
mière interprétation d’une adaptation au pansori de Bon
occidental.
voyage, monsieur le président , une nouvelle de Gabriel
28 KOREANA Printemps 2015
Pendant les deux heures trente d’Ukchuk-ga (le pansori de Mère Courage), Lee Ja-ram reste seule en scène mais n’interprète pas moins de quinze personnages différents.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 29
En voyant son sourire angélique et le style discret de son maquillage, on n’imaginerait pas que la chanteuse ait autant de présence sur scène et exerce un tel magnétisme sur le public.
« Pour moi, ce qu’il y a de plus contemporain, c’est ce qui représente au mieux l’identité des gens. Je suis donc on ne peut plus contemporaine, puisque je représente un phénomène de société. J’entends souvent dire que ce que je fais est un bon exemple de « vulgarisation et de mondialisation de la culture traditionnelle », mais je n’ai rien accompli de manière délibérée. Après m’être posé des questions et y avoir trouvé des réponses, j’ai tout simplement cherché à toucher un public plus large ».
García Márquez. Tout en recherchant continuellement
ton Wilder. Dans la mesure où elle peut convenir à des
des voies nouvelles dans son art, elle demeure convain-
lieux de dimensions variables, telle que je la conçois, il
cue que la défense des traditions est un devoir qui lui
m’est impossible de la jouer dans une petite salle.
incombe.
KS Une laideronne/L’assassinat a remporté trois
Après avoir découvert le pansori dès l’âge de onze
prix, dont celui du théâtre de nouveau concept que
ans, elle suit des leçons de musique traditionnelle
vous a décerné le Théâtre Dong-A en 2014. Que pen-
pour enfants, puis s’initie aux rudiments de cet art
sez-vous du nom de cette distinction ?
auprès d’Eun Hee-jin (1947-2000), la première diva
LJ Tout d’abord, elle m’honore beaucoup, car j’y
à s’y être pleinement consacrée. Elle effectuera ses
vois une acceptation du pansori en tant que genre à
études musicales dans un lycée-collège spécialisé
part entière du théâtre coréen. Jusqu’ici, j’avais l’im-
dans l’art coréen traditionnel, puis au Département de
pression de ne me classer ni dans la musique tradi-
musique coréenne de l’Université nationale de Séoul,
tionnelle ni dans le théâtre, tel qu’on l’entend au sens
où elle obtiendra une maîtrise de pansori . En 1999, elle
strict du terme. Ce prix m’a apporté une reconnais-
n’a que vingt ans quand son nom est inscrit au Livre
sance officielle qui m’a encouragée. J’espère aussi
Guinness des records parce qu’elle est la plus jeune
que pour les novices du pansori , cette évolution fourni-
artiste de pansori à avoir interprété un morceau de huit
ra des occasions de travailler dans l’espace plus vaste
heures intitulé Chunhyangga . Elle a enregistré plusieurs
que l’on appelle un théâtre.
albums rassemblant ses interprétations d’œuvres telles que Sugungga , Jeokbyeokga et Simcheongga . KS Depuis Sacheon-ga et Ukchuk-ga , il s’est produit une évolution dans votre art.
KS D’aucuns soulignent que les perspectives artistiques du pansori traditionnel sont de plus en plus restreintes, contrairement à celles du pansori créatif, toujours plus tourné vers l’avenir.
LJ Très honnêtement, j’ai eu, un temps, quelque
LJ À mon avis, il conviendrait vraiment de parve-
difficulté à assumer le succès d’Ukchuk-ga . C’était
nir à un compromis entre ces deux genres. Je continue
oppressant de chanter seule sur de grandes scènes
moi-même de pratiquer le pansori traditionnel, même
comme le LG Arts Center. J’ai donc évité ce type de
si l’on considère souvent que je me consacre surtout
lieu prestigieux pendant un certain temps. C’est dans
au pansori créatif. En automne, par exemple, je donne
les petites salles que j’aime le plus chanter le panso-
toujours des spectacles traditionnels au Café Iri qui se
ri , même si c’est sur une scène dépouillée et avec pour
trouve près de l’Université Hongik. Il y a une majorité
tout costume une jupe en coton, un T-shirt et un éven-
de jeunes dans l’assistance et j’y vois une raison d’es-
tail à l’ancienne. Pourtant, je ne l’ai compris qu’assez
pérer. En poursuivant dans cette voie malgré les diffi-
tard. C’est dans ces petites salles que j’ai monté mes
cultés, j’espère voir se produire un changement.
spectacles Une laideronne/L’assassinat et Bon voyage,
KS Avez-vous des projets ?
monsieur le président , en cherchant à remonter le
LJ Pour commencer, je vais reprendre Bon Voyage,
plus possible aux origines de l’art. Il est vrai qu’étant
monsieur le président à Séoul, car à l’origine, je l’avais
encore jeune, je suis en principe capable d’évoluer
joué à Tongyeong. J’ai aussi l’intention de me produire
dans des lieux plus ou moins grands. J’ai la chance
à Okinawa cet été et à Lyon, l’année prochaine. Enfin,
de travailler actuellement à l’adaptation de la pièce
je souhaiterais achever la rédaction du scénario d’Our
de théâtre Our Town du dramaturge américain Thorn-
Town d’ici à la fin de l’année.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 31
DÉFENSEURS DU PATRIMOINE
Conservation de l’habitat, de la cuisine et de l’habillement traditionnels coréens Chung Jae-suk
Chef de la rubrique culturelle au JoongAng Ilbo
Hwang Gyu-back, Cho Ji-young Photographes
Q
uand on croise la directrice du Musée du meuble coréen,
En parallèle avec la direction du Musée du meuble
Madame Chyung Mi-sook, elle porte presque toujours un
coréen, Chyung Mi-sook œuvre à la conservation, à la restauration et à l’exposition d’objets d’usage courant
chapeau, voire des gants de travail, car elle passe la plus
grande partie de son temps à travailler dehors. Elle entretient méticuleusement les moindres recoins de cet établissement occupant sept mille mètres carrés dans le cœur historique de la capitale, où réside une population très aisée. Il se situe plus exactement au numéro 330-577 de Seongbuk-dong, qui est une division administrative de l’arrondissement de Seongbuk-gu. Pas une seule touffe d’herbe ni une seule pierre du jardin n’a été oubliée : le musée tout entier témoigne, chez sa directrice, d’un sens certain de l’esthétique et d’un grand souci du détail auxquels sont sensibles les fidèles des lieux. Cet établissement, qui fête ses vingt ans cette année, est une véritable mine de trésors en matière de culture traditionnelle coréenne et s’il n’était jusqu’ici connu que d’un petit nombre d’initiés, il se veut désormais accessible à un plus large public grâce à l’orientation plus ouverte qu’a adoptée la direction.
Un lieu très apprécié des dignitaires étrangers en visite Ces temps derniers, la télévision et la presse écrite évoquent le Musée du meuble coréen plus souvent que d’habitude. En juillet dernier, il a suscité un regain d’intérêt lors du déjeuner d’État qui réunissait dans ses murs la présidente Park Geun-hye et son homo-
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qui datent des siècles derniers car, ce faisant, c’est l’âme du peuple coréen qu’elle entend préserver.
ARTS ET CULTURE DE CORテ右 33
logue chinois Xi Jinping accompagné de son épouse. Depuis quelques années déjà, c’est un lieu très prisé des hommes d’État étrangers en visite à Séoul et des épouses de diplomates désireuses de découvrir la culture du pays. Les célébrités de passage y prévoient souvent une halte malgré leurs multiples occupations, à l’exemple de l’acteur Brad Pitt, qui en 2013, s’est écrié « Amazing! » après l’avoir visité. Martha Stewart, femme d’affaires et directrice d’un célèbre magazine américain, aurait quant à elle beaucoup aimé le mobilier traditionnel et plus particulièrement les petites
1
tables des repas que l’on appelle soban . D’après elle, si les Coréens ont incorporé la nature à leurs meubles, ce doit être pour pouvoir l’apprécier de plus près. Dans son enceinte, le musée a reconstruit dix mai-
était étudiante, elle a envisagé un temps d’en faire don à 1.
sons d’autrefois dites hanok , qu’il a fait apporter de
la Ville de Séoul. Quand elle a fait part de ses intentions
différentes régions où elles risquaient de tomber en
à son beau-père, il lui a conseillé de créer un musée
ruines. Ses collections comportent 2 500 meubles
pour assurer leur bonne conservation. Pour ce faire, il
datant de la période de Joseon (1392-1910). Ces pièces
a mis à sa disposition un terrain d’une superficie adé-
de grande valeur par leur ancienneté n’en sont pas
quate situé dans le quartier de Seongbuk-dong, où la
moins très simples et tout en finesse, mais sans fan-
belle-famille de Chyung Mi-sook habite encore l’an-
taisie excessive. Autant d’aspects qui, en 2011, ont valu
cienne demeure aristocratique de Seongnakwon, l’une
au musée d’être considéré le plus beau de Séoul par la
des rares qui soient encore sur pied depuis l’époque
chaîne de télévision CNN et qui font s’interroger sur les
de Joseon. Pour ainsi dire, le Musée du meuble coréen
raisons d’une réalisation d’aussi grande envergure.
représente donc l’aboutissement d’une entreprise fami-
Chyung Mi-sook apporte la réponse à cette question :
liale par alliance.
« Mes parents m’ont élevée dans la fierté de mon pays. De plus, les nombreux meubles anciens que nous avions m’ont révélé la beauté des choses d’autrefois. Je voulais aussi être travailleuse et méticuleuse, comme ma mère ».
Une passion « tenace » pour les coffres à riz De tous les meubles anciens que possède Chyung Mi-sook, celui qu’elle préfère est ce coffre à riz au bois
Celle-ci n’était autre que Maître Lee Tai-young (1914-
poli par les mains des générations de femmes qui l’ont
1998), première femme à avoir exercé au barreau, mili-
touché. Cet objet à usage domestique permettait d’em-
tante des droits de l’homme et épouse de Maître Chyung
magasiner céréales et autres denrées alimentaires
Yil-hyung (1904-1982), qui fut lui-même ministre des
pour assurer leur conserveration. Mais pourquoi ce
affaires étrangères, député à l’Assemblée nationale
choix, plutôt que d’autres meubles plus raffinés tels que
durant huit mandats et responsable d’un parti d’opposi-
la tablette à quatre plateaux superposés (sabang takja ),
tion sous la dictature militaire. La mère avait trois règles
le coffre à livres (chaeggwe ), la table de lecture (seoan )
d’or qu’elle répétait constamment à sa fille cadette :
ou le coffre à documents (mungap ) ?
« Lire beaucoup », « Voyager le plus possible » et
Chyung Mi-sook le justifie ainsi : « Pour moi, c’est
« Agir en faveur de son pays et de ses compatriotes,
une source de fierté. Malgré leur apparence modeste
surtout quand les autres ne pensent pas à le faire ».
et leur emplacement discret dans un coin de la mai-
Après s’être formée en suivant les deux premières,
son, ils jouaient un rôle indispensable dans chaque foyer
Chyung Mi-sook a entrepris de mettre en œuvre la troi-
en conservant les céréales et autres aliments garants
sième, conformément aux volontés de sa mère.
de la bonne santé de la famille. De vieux adages en
Cette réalisation allait aussi bénéficier de la partici-
témoignent, tels « Pour être généreux, il faut un coffre
pation, sous forme d’appui financier, du beau-père de
à riz bien rempli » ou « Le riz est meilleur quand le
Madame Chyung. Devant la difficulté d’entretenir tous
fond du coffre est usé ». En somme, le coffre à riz était
les meubles anciens qu’elle avait acquis depuis qu’elle
le fidèle compagnon de la population laborieuse. C’est
34 KOREANA Printemps 2015
Chyungvingt Mi-sook Depuis ans,prend le plus grand soin des objets usuels exposés au Musée du meuble coréen pour veiller à leur bonne conservation. 2. faiblesendimensions Étant général de et d’une conception simple, les meubles traditionnels coréens occupent peu de place et ont un style sobre. Adossés à un mur nu, seuls ou avec d’autres articles ménagers, ils donnent une beauté naturelle à un intérieur.
2
1 2
par exemple en Corée. Maintenant que j’y pense, je savais très peu de choses sur la manière de vivre d’autrefois. À mon retour au pays, je me suis mise à rechercher des meubles anciens. Tout ce qui était coréen m’inspirait la plus grande fierté. Les maisons d’autrefois, les meubles anciens et les costumes traditionnels révélaient tout un sens de l’art et de l’esthétique qui n’avait pas son pareil dans l’art moderne. Quand j’ai compris que tout cela était sur le point de disparaître, je n’ai eu de cesse de passer à l’action ». 3
Pour une « troisième renaissance » Chyung Mi-sook s’intéresse en ce moment aux seowon , ces
1. Le Musée du meuble coréen s’est fixé pour règle de limiter le nombre d’entrées à neuf et de n’autoriser que les visites guidées afin que le public puisse découvrir les beautés de l’habitat et du mobilier anciens dans les meilleures conditions possibles. 2. Dix constructions de style traditionnel abritent 2 500 meubles datant du royaume de Joseon. 3. Le muret qui ferme le jardin sur l’un de ses côtés s’orne de charmants motifs de tortues et des quatre plantes gracieuses (fleur de prunellier, orchidée, chrysanthème et bambou).
écoles confucéennes de l’époque de Joseon où elle se rend en personne pour rencontrer des confrères plus âgés qui travaillent à leur conservation. Dans celle d’Oksan, elle a examiné l’ensemble de la collection, pièce par pièce, et proposé l’aménagement de l’enceinte en vue de la tenue, au mois d’avril, d’une manifestation visant à reconstituer des scènes de la vie de cet établissement. Le système éducatif actuel est pour elle une grande source de préoccupation car il traverse à son avis une « crise importante qui pourrait ébranler jusqu’aux fondements de la nation » et estime que la réouver-
pourquoi j’en ai fait le logo du musée ». Chez Chyung Mi-sook, ce meuble est représentatif d’une cer-
ture des seowon pourrait représenter une solution crédible à ce problème.
taine philosophie de la vie. Dans sa manière de gérer le musée par
Chyung Mi-sook est aussi occupée par le projet d’urbanisme de
exemple, elle a pour principe de ne laisser entrer les visiteurs que
Seongbuk-dong. À son initiative, la Ville de Séoul et l’arrondisse-
dans la limite imposée par la protection des lieux, soit moins d’une
ment de Seongbuk-gu ont entrepris un réaménagement de ce quar-
dizaine quotidiennement à raison de cinq jours par semaine et uni-
tier en vue d’en faire un « centre de culture traditionnelle du quoti-
quement sur réservation par internet. Cette démarche correspond
dien ». C’est dans ce quartier d’origine ancienne que se trouve l’em-
bien, dans son esprit, au caractère à la fois immuable et utile que
placement d’un autel d’époque Joseon où la reine accomplissait un
Chyung Mi-sook prête au coffre à riz. Les critiques qui se sont fait
rite propitiatoire de la sériciculture par la cueillette de feuilles de
entendre sur les trop grandes « prétentions » du musée s’expliquent
mûrier et le tissage de fils. Il comporte aussi nombre de lieux touris-
certainement par la persévérance de sa directrice. En ne dérogeant
tiques tels que des temples bouddhiques, des restaurants servant
pas à ses principes, elle offre pourtant au visiteur la possibilité de
une authentique cuisine coréenne et un hameau de hanok , ainsi que
mieux apprécier l’élégante beauté du hanok et du mobilier sous la
plusieurs musées, dont celui de Gansong, que devraient venir com-
conduite d’un guide.
pléter d’autres établissements de ce type. Chyung Mi-sook ambi-
À l’occasion d’une visite guidée de l’enceinte, on pourra se rendre
tionne de donner à Seongbuk-dong la vocation d’un « quartier de
compte de la somme d’efforts « tenaces » qu’a exigée la parfaite
musées », par la promotion d’une politique d’incitation à en créer
conception de ce musée. Pour faire redécouvrir le hanok , celui-ci
de nouveaux en tout genre, qui seraient consacrés par exemple à la
y est présenté comme un lieu reposant sur l’idée d’osmose entre
soie, la chaudronnerie d’art, la poterie, la peinture populaire et la
l’homme et la nature. D’après Chyung Mi-sook, c’est à son retour de
gastronomie régionale.
l’étranger, où elle a passé son adolescence, qu’elle a su apprécier le
hanok à sa juste valeur.
Elle conclut par ces réflexions : « En l’espace de trois siècles, la période de Joseon a connu deux grandes étapes d’un prodi-
Elle évoque ses souvenirs d’alors : « Quand j’étais lycéenne, j’ai
gieux essor culturel, la première au XVe siècle, sous le règne du roi
eu l’occasion de partir étudier à Nashville, dans le Tennessee, grâce
Sejong, et la seconde au XVIIIe, où régnèrent les souverains Yeon-
à une bourse destinée aux échanges entre lycées. Là-bas, mes
gjo et Jeongjo. Trois cents ans après cette dernière période, je vois
camarades de classe me demandaient souvent : « Qu’est-ce qu’on
apparaître les signes d’une troisième renaissance qui marque-
mange, dans ton pays ? », « Comment est-ce qu’on s’habille ? »,
ra notre siècle. J’ai la certitude que le Musée du meuble coréen, à
« Où est-ce qu’on se loge ? » À cette époque, il n’y avait que très peu
l’échelle modeste qui est certes la sienne, permettra de trouver les
d’Asiatiques aux Etats-Unis et on y était curieux de leur mode de vie,
voies d’un fort développement en ce sens. »
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 37
DOSSIERS
Des bons et mauvais côtés du boom du
tourisme youke Kim Bo-ram
journaliste au Hankyung Magazine
Sur les cent millions de touristes chinois, dits youke dans leur langue, qui ont sillonné la planète l’année dernière, la Corée a attiré à elle seule six millions de personnes et représente donc une destination très prisée de ce public. On n’entend plus parler que le chinois dans des lieux très visités de la capitale tels que le quartier de Myeongdong, le marché de Namdaemun ou les rives du Cheonggyecheon et sur les panneaux d’information ou enseignes de magasins, les inscriptions dans cette langue sont monnaie courante.
38 KOREANA Printemps 2015
Il y a encore peu, les touristes chinois venaient surtout en Corée pour acheter des articles de luxe dans les boutiques hors taxes des aéroports, les commerces de la capitale ou les grands magasins, mais aussi des produits à bon marché qu’ils trouvaient en quantité sur des marchés traditionnels comme celui de Dongdaemun.
D
’après l’Office du tourisme national de Chine, les pays les
moins de 82,8 % de leur activité dans le pays. Pendant leur séjour,
plus visités, l’année dernière, par les voyageurs de ce pays
ils sont donc une majorité à passer le plus clair de leur temps dans
ont été, par ordre décroissant, Hongkong, Macao et la Corée
les magasins de Myeong-dong ou au marché de Dongdaemun, à la
du Sud, et sachant que les deux premiers sont des régions adminis-
recherche d’articles à bon marché qu’ils peuvent acheter en quan-
tratives spéciales chinoises, c’est la Corée qui se classait donc en
tité, mais aussi de grandes marques disponibles dans les boutiques
première position. Ce véritable boom touristique s’est produit sous
hors taxes ou les grands magasins. Cosmétiques, nourriture, habil-
l’effet conjugué de plusieurs facteurs, dont la vogue de la culture
lement et plantes médicinales représentent les principaux postes
de masse coréenne en Chine, la proximité géographique, les res-
de dépense de cette clientèle grâce à laquelle les fabricants et com-
trictions dont font l’objet les visiteurs du continent à Hongkong et la
merçants de Dongdaemun ont vu leur chiffre d’affaires augmen-
montée des tensions avec le Japon.
ter rapidement. Leur présence entraîne aussi des répercussions à l’échelle nationale, puisque dans la balance commerciale, le tou-
Le youke , nouvel acteur de l’essor du tourisme
risme dégage un solde excédentaire depuis deux ans. Plus qu’un
Pour la Corée, cet afflux massif de voyageurs chinois favorise la
simple visiteur étranger, le youke chinois est donc un acteur écono-
relance de l’activité économique, en particulier dans le secteur du
mique qui contribue à la bonne santé des secteurs coréens du com-
tourisme. Le phénomène est tel qu’il a donné lieu à l’apparition du
merce et du tourisme.
néologisme « youke », qui, en langue chinoise, signifie mot à mot
Cet engouement chinois pour les voyages en Corée présente
« hôte en voyage » et désigne ceux des touristes qui partent à
aussi des aspects plus négatifs, notamment par la conception com-
l’étranger. Dernièrement, une étude réalisée par l’Organisation
merciale de ces séjours centrés sur le shopping, d’où les critiques
coréenne du tourisme révélait que le shopping ne représentait pas
qui se font entendre à ce propos. De l’avis de nombreux spécialistes,
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 39
Les youke chinois visitent absolument tout ce qui peut présenter de l’intérêt pour la connaissance du mode de vie coréen et manifestent moins qu’avant un goût des visites et emplettes. Cette nouvelle manière de voyager les pousse par exemple à délaisser leur groupe pour se rendre seuls dans des quartiers comme Itaewon, très fréquenté par les jeunes Coréens quand vient le week-end, ou Sinsadong, son avenue branchée et ses restaurants traditionnels à la clientèle jusqu’ici exclusivement coréenne.
1
1. De nouveaux comportements apparaissent chez les touristes chinois, ou youke dans leur langue, par comparaison avec ceux que l’on appelait les « touristes sous le drapeau » et qui visitaient Séoul en un temps record sans s’éloigner du drapeau criard de leurs guides. 2. Basé sur la danse et l’expression corporelle, les spectacles non verbaux font leur apparition dans de nouveaux circuits touristiques qui permettent aux youke de découvrir d’autres aspects du pays. Ici, il s’agit du spectacle de rue Jump interprété par une troupe d’artistes.
les agences de voyage ne voient dans les touristes qui les sollicitent
nième spectateur à avoir assisté au spectacle du 29 décembre der-
qu’une « clientèle à fort pouvoir d’achat » et ne visent que le profit
nier. Voilà encore un an ou deux, ces touristes effectuaient surtout
en fournissant des prestations standardisées aux simples consom-
leurs visites dans le cadre de séjours organisés, alors qu’ils sont
mateurs qu’ils sont à leurs yeux, sans jamais les inciter à vraiment
aujourd’hui toujours plus nombreux à voyager seuls. Il arrive sou-
chercher à bien connaître la culture coréenne.
vent qu’ils réservent des places dans un spectacle représenté en Corée avant même leur départ, grâce à un célèbre site internet
Quand le youke se lance dans l’inconnu En partant de ce constat, les adeptes des voyages se sont mon-
chinois consacré à la Corée auquel ces adeptes du voyage en solitaire peuvent accéder à l’adresse www.hanyouwang.com.
trés plus exigeants et ont porté leur choix sur des séjours qui leur
Par ailleurs, il faut aussi noter que le youke s’aventure toujours
feraient découvrir un plus large panorama de la culture coréenne.
plus hors de la capitale, cette évolution concernant les jeunes géné-
Nombreux sont ceux qui souhaitent par exemple assister à cer-
rations, qui confèrent un sens plus personnel au voyage et à ses
taines pièces de théâtre et comédies musicales, mais aussi à des
souvenirs. Parmi ces nouvelles destinations provinciales, figurent
spectacles non verbaux de danse ou d’expression corporelle. Par-
l’île de Jeju, la province de Gangwon et une plage de Busan appelée
ticulièrement apprécié des visiteurs, ce dernier genre semble être
Haeundae. Les vacanciers apprécient particulièrement les deux pre-
en passe de supplanter la culture de masse en créant une nouvelle
mières pour la beauté de leurs paysages et leur milieu naturel pro-
Vague coréenne d’où seront absents chanteurs de K-pop et acteurs
tégé, mais aussi pour leurs installations touristiques modernes qui
de feuilletons télévisés. Tout aussi efficace qu’une campagne publi-
comportent hôtels, musées thématiques, équipements de loisirs et
citaire, le bouche à oreille en fait une attraction à ne pas manquer.
centres commerciaux.
Selon PMC Production, qui a produit le spectacle non verbal
Nanta où des cuisiniers pleins d’humour s’affairent de manière bien
Un tourisme de découverte
particulière, la salle du quartier de Myeong-dong où se donnent
Un changement de taille s’est aussi produit dans la façon de voya-
exclusivement les représentations était, fin 2014, remplie à 80 %
ger de ces touristes, jusqu’ici amateurs de voyages organisés où
par des Chinois qui avaient profité de leur fête nationale pour venir
ils se contentaient de suivre le guide et son petit drapeau jusqu’aux
y assister. L’un d’entre eux s’est d’ailleurs vu nommer dix millio-
principaux lieux de visite de la capitale. Aujourd’hui, ils préfèrent
40 KOREANA Printemps 2015
2
partir seuls, ou par petits groupes, à la découverte des différentes
trer plus de difficultés que dans les voyages en groupe. Il convient
régions du pays pour mieux comprendre sa culture et attendent
donc de remédier d’urgence à la pénurie actuelle d’infrastructures,
donc davantage de leurs visites sur le plan qualitatif. Étant toujours
notamment en dotant les régions de réseaux de transport en com-
plus nombreux à vouloir revenir plusieurs fois en Corée, il s’avère
mun, de panneaux d’information et d’outils de communication tels
plus difficile de satisfaire à chaque fois le besoin de nouveauté crois-
que des applications sur smartphone fournissant une informa-
sant qu’ils manifestent par rapport à ceux qui s’en tiennent aux cir-
tion touristique en langue étrangère à l’intention des ressortissants
cuits classiques de shopping à Myeong-dong ou dans les magasins
d’autres pays.
de produits détaxés.
De leur côté, les professionnels du tourisme ont réalisé d’im-
Les youke chinois visitent absolument tout ce qui peut présen-
portants efforts pour rendre ces voyages en Corée plus faciles, par
ter de l’intérêt pour la connaissance du mode de vie coréen et mani-
exemple en proposant aux touristes lassés par les formules habi-
festent moins qu’avant un goût des visites et emplettes. Cette nou-
tuelles d’autres, dites airtel , qui comprennent le prix du transport
velle manière de voyager les pousse par exemple à délaisser leur
en avion et l’hébergement à l’hôtel dans le cadre d’un circuit théma-
groupe pour se rendre seuls dans des quartiers comme Itaewon,
tique consacré au tourisme médical, à un voyage de noces ou à la
très fréquenté par les jeunes Coréens quand vient le week-end, ou
découverte des marchés traditionnels.
Sinsadong, son avenue branchée et ses restaurants traditionnels à
Pour ces spécialistes du tourisme, il convient avant tout de veil-
la clientèle jusqu’ici exclusivement coréenne. En se comportant de
ler à répondre aux goûts divers de leur clientèle par une offre de
la sorte, ils ne font en réalité que suivre la tendance générale du tou-
voyages originale, un véritable sens de l’accueil et du service et une
risme mondial à privilégier le contact avec l’habitant plutôt que la
capacité à donner une bonne image de la Corée, en s’abstenant
visite pure et simple des lieux touristiques.
de spéculer sur le pouvoir d’achat et les profits réalisables à court
Pour accueillir ces nouveaux visiteurs sur tout son territoire, la
terme. En d’autres termes, une adaptation aux nouveaux modes de
Corée souffre encore d’une insuffisance d’infrastructures et de pres-
voyage s’impose dans les plus brefs délais, de même qu’il convient
tations adaptées. Ceux-ci devant s’organiser par eux-mêmes pour
de renouveler constamment les formules destinées aux touristes et
réserver une chambre d’hôtel, trouver un moyen de transport, choi-
d’entamer une sérieuse réflexion sur les autres moyens de conti-
sir un itinéraire ou aller au restaurant, ils sont amenés à rencon-
nuer à les attirer en Corée.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 41
42 KOREANA Printemps 2015
ESCAPADE
Un lumineux hymne à la vie Un port se trouvant à la fin des terres, le marcheur qui parvient à ses quais ne peut s’avancer plus loin, tandis que pour les bateaux de pêche, c’est le lieu du départ en mer. Parce qu’il représente à la
Gwak Jae-gu Poète Lee Han-koo Photographe
fois un endroit sans issue et le début d’un voyage, il exerce toujours une sorte de fascination.
V
oilà un peu plus de dix ans, j’allais passer le cap
avoir de quoi vivre, tandis que les miennes n’avaient
de la cinquantaine et je voyageais alors sur la
connu que les villes, leurs usines et leurs marchés. Ces
côte, errant d’un village l’autre. Quand je ne trou-
mains fortes et rugueuses, mais toutes chaudes, qui
vais pas à me loger chez l’habitant, j’allais jusqu’à la
faisaient imaginer des vies bien remplies avec leurs
place du village pour demander l’hospitalité aux vieux
peines, leurs désirs, leurs rêves et leurs déceptions.
qui y étaient assis. Sans la moindre hésitation, ils me
Au temps de mes vagabondages, tous les chemins
tendaient la main et s’écriaient chaleureusement :
menaient à l’embarcadère. À la seule vue des bateaux
« Mais bien sûr, venez donc ! ». J’étais envahi par des
de pêche qui fendaient les flots avec un petit ronfle-
sentiments confus au contact de ces mains … Ces
ment de moteur, j’avais le cœur serré. Je restais à les
mains d’hommes qui avaient eu pour seul univers cette
attendre jusqu’au coucher du soleil, accroupi dans un
petite agglomération et y avaient vieilli, se ridant tou-
coin, et quand ils étaient enfin en vue, leur retour me
jours plus, mais pêchant ou ramassant des algues pour
faisait chaud au cœur.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 43
Trois îles en communion avec la mer Sur le bateau reliant Yeosu à l’île de Geomun, dite Geomundo, mon cœur se mettait à battre à tout rompre. Yeosu est une belle ville portuaire de quelque trois cent mille âmes. En 2012, l’année de l’exposition internationale qui s’y tenait, j’ai voyagé dans les petits villages côtiers de cette région en compagnie de quelques amis européens dont un Français natif de Nice et prénommé Éric. Il disait s’être mis au pilotage d’ULM pour pouvoir mieux admirer les côtes de sa chère région natale. Comme nous traversions le village de Gajeong-ri, il m’a appris que les plages y ressemblaient à celles de Nice, tout du moins avant que celles-ci aient été dégradées par la vie moderne. Le parc maritime national de Geomundo, qui se situe très exactement à 114,7 kilomètres de Yeosu, se compose des trois îlots de Dongdo, Seodo et Godo, dont la disposition circulaire rappelle la forme d’un œuf. Leurs côtes bordées de villages d’origine ancienne sont baignées par la mer de Donaehae dont les hautes vagues sont arrêtées par des falaises. Dans leur giron protecteur, la mer est si plate que les habitants la désignaient autrefois par le nom de Samho, qui signifie littéralement « le lac aux trois îles ». Geomundo doit avoir été connue par-delà les frontières, car il en est fait mention, en 1845, dans le journal de bord du Samarang , un vaisseau de la marine anglaise. Ce petit port bien abrité y est appelé Port Hamilton, du nom d’un capitaine et secrétaire d’amirauté. La dynastie Qing semblait aussi avoir des visées sur l’île puisqu’un bateau de guerre chinois commandé par l’amiral Ding Ruchang y aurait accosté. Cherchant à établir un contact par écrit, celui-ci traça les trois caractères « 菊花發 », qui signifient « chrysanthèmes en fleur », mais que personne ne comprit. Les villageois apportèrent alors ce message à un vieux lettré de l’île qui, après l’avoir lu, leur conseilla de faire présent aux Chinois d’un coffret de kakis séchés. Les Chinois étant arrivés à l’automne, la saison où l’île se couvre de chrysanthèmes, c’était de cette splendide floraison qu’ils voulaient parler et le sage, touché par ce compliment, souhai-
1
ta les remercier en leur faisant cette délicieuse offrande. De plus, il adopta régulièrement cette forme de communication par écrit et sa haute érudition fit forte impression sur les hommes de l’amiral qui pour cette raison, donnèrent à l’île le nom de Geomundo, c’est-àdire « l’île du grand érudit ». Auparavant, elle était déjà connue des navigateurs chinois sous celui de Geomado, qui signifie « l’île entourée de rochers gigantesques ». Le lettré dont il est question était n’autre que Kim Yu. Le 5 avril 1885, trois navires de la marine royale britannique se lancèrent à l’assaut de Geomundo. Après avoir hissé leur drapeau, les hommes qui y mirent pied établirent un campement, élevèrent des fortifications et posèrent des câbles électriques. Suite à leur
44 KOREANA Printemps 2015
1. Geomundo fait partie d’un parc maritime national situé à 114,7 km au sud de Yeosu, une ville portuaire de la province du Jeolla du Sud. Pour les habitants des villages de pêche des îles orientale de Dongdo et occidentale de Seodo, le ferryboat qui fait la navette entre elles est un précieux moyen de transport. 2. La pêche au maquereau représente la principale activité des pêcheurs de Geomundo. Les touristes peuvent déguster le poisson de la pêche cru, grillé ou en sauce. 3. Autrefois, les pêcheurs entonnaient en travaillant le Chant des marins de Geomundo , aujourd’hui classé Important bien culturel immatériel n°1 de la Province du Jeolla du Sud parce qu’il évoque leur dure vie, leurs joies et leurs peines.
2
3
ARTS ET CULTURE DE CORテ右 45
1
1. Long d’un kilomètre, ce sentier de randonnée mène au phare de Noksan qui se dresse à l’extrémité septentrionale de Seodo. Par son bon état d’entretien et le paysage de plaine qu’il traverse, il figure parmi les meilleurs circuits de randonnée pédestre de Geomundo. 2. À Seodo, quand les camélias sont en pleine fleur, au mois de février, les sentiers du Mont Suwol se couvrent de l’épais tapis de leurs pétales.
Je me suis mis en tête de passer une nuit au bord de la mer, dans une maison villageoise d’où j’entendrai le bruit des vagues. De jour comme de nuit et en toute saison, aussi rude soit-elle, je dors toujours la fenêtre ouverte, en me laissant bercer par ce son. Cette idée n’a rien d’excentrique, puisque les maisons d’autrefois sont en général pourvues d’un chauffage par le sol appelé ondol . arrivée, les habitants de l’île furent les premiers Coréens, hormis
de Geomundo respectivement situés à ses extrémités septentrio-
les occupants du palais royal de Gyeongbokgung, à bénéficier d’une
nale et méridionale. Entre ces deux constructions, s’étend un sen-
desserte électrique qui témoignait déjà de l’avènement de la moder-
tier de randonnée qui traverse les villages de Seodo-ri, Byeonchon-
nisation. Si l’Empire britannique motivait sa présence sur l’île par
ri et Deokchon-ri. Une promenade sur ces chemins et la découverte
sa volonté de prévenir une éventuelle agression de la Russie, elle
des communes habitées qu’ils desservent suffisent à chasser de
n’en portait pas moins atteinte au droit international de manière fla-
l’esprit tous les soucis du monde.
grante. À la fin du XIXe siècle, Geomundo se trouva ainsi au centre
De part et d’autre de celui qui mène au phare de Noksan, on
des démonstrations de force auxquelles se livraient les grandes
remarque de loin en loin des champs recouverts de sortes de filets
puissances et contre lesquelles le royaume de Joseon, quoique
verts et en interrogeant une paysanne en train de travailler, j’ai
désireux de le faire, n’était guère en mesure de s’insurger pour
appris qu’il s’agissait d’« armoise de brise de mer ». Cette variété de
mettre fin à son occupation illégale. L’armée britannique ne se retira
plante indigène tout imprégnée de bon air iodé entre dans la compo-
de l’île, au mois de février 1887, qu’après que la Russie se fut solen-
sition de soupes d’une grande fraîcheur, lorsque ses feuilles ne sont
nellement engagée à s’abstenir de toute incursion sur son sol. Les
pas mises à sécher pour la production de thé.
tombes des trois marins britanniques qui trouvèrent la mort lors de ces événements sont parvenues jusqu’à nos jours.
Je m’apprête à monter en haut du phare quand une statue de sirène attire mon attention. C’est la figure emblématique du parc appelée Sinjikki et parfois aussi connue sous le nom de Sinjikke.
La sirène Sinjikki, patronne des pêcheurs de Geomundo
La légende veut que cette créature à la peau blanche et aux longs
À peine ai-je déposé mon sac à la pension où j’ai trouvé à me
cheveux bruns fasse son apparition, tantôt au clair de lune, tan-
loger dans le village côtier de Geomun-ri, j’ai entrepris de faire le
tôt à l’aube, et pousse des cris ou précipite des rochers du haut des
tour de l’île de Seodo où il se trouve. Celle-ci, qui est la plus grande
falaises pour éloigner les pêcheurs des récifs ou les préserver des
des trois que compte le parc, possède les deux phares de Noksan et
typhons. Eu égard à la distance importante qui sépare l’île du conti-
46 KOREANA Printemps 2015
2
nent, l’existence d’une telle légende n’est guère surprenante.
Sur le circuit de randonnée du phare de Geomundo, les plus
Natif de Geomundo, le romancier Han Chang-hun, qui y a aussi
beaux points de vue sont ceux de la « Falaise aux motifs de dragon »
grandi, est l’auteur d’un roman intitulé La mer, parfois , regarde
et du « Rocher des immortels ». En cheminant sur la première, qui
l’ombre des îles dans lequel il évoque avec tendresse ses souve-
longe une côte aux multiples splendeurs, on aboutit à une véritable
nirs d’enfance émaillés d’innocentes histoires de fantômes qui font
forêt de camélias dont la forme rappelle une grotte ou un tunnel. Il
les délices du lecteur. Dans l’une d’elles, où il faisait nuit noire, une
s’agit du fameux « sentier des amoureux » où l’on se plaît à imagi-
de ses connaissances, qui pêchait du haut d’un rocher accroché au
ner les couples de tourtereaux se promenant main dans la main au
flanc d’une colline, aurait soudain senti quelque chose tirer forte-
milieu des camélias en fleur. À leurs pieds, le sol se couvre du tapis
ment sur sa ligne. En moulinant pour remonter sa prise, quelle ne
écarlate des pétales tombés, tandis que retentissent les trilles des
fut pas sa surprise de voir, accrochée au hameçon, une femme qui le
oiseaux qui volent à travers la forêt. Que rêver de plus enchanteur,
regardait fixement. Celle-ci se précipita aussitôt sur lui pour l’atta-
d’autant qu’au bout du chemin, le phare attend les marcheurs ! En
quer et il ne dut sa vie qu’à l’énergie qu’il mit dans ce combat. C’était
apercevant le faisceau lumineux qu’il projette sur la mer obscure,
le diable sorti des eaux en personne et sa force était prodigieuse.
les marins des bateaux en perdition agitaient les mains pour com-
Han Chang-hun affirme n’avoir pas douté un seul instant de la véra-
mander un changement de cap. Aprèss’être acquitté de sa tâche
cité des faits contés par cet homme simple et intègre, pour ainsi
depuis sa construction en 1905, ce bâtiment prend aujourd’hui un
dire à peine instruit et incapable du moindre mensonge. Si les récits
repos bien mérité et se dresse majestueusement aux côtés du nou-
entourant le personnage de Sinjikki procèdent d’un charmant oni-
veau phare de trente-trois mètres qui a pris sa relève en 2006 pour
risme né du quotidien, il n’en va pas de même de ceux qui parlent de
éclairer la mer par des moyens plus modernes. Les fibres optiques
fantômes tout vêtus de blanc, la couleur du deuil en Corée, et émer-
qui équipent celui-ci produisent, à intervalle de quinze secondes,
geant des eaux au bout d’une canne à pêche, car c’est d’un véritable
un flux lumineux perceptible à une distance maximale de quarante-
mal de vivre qu’ils sont le reflet.
deux kilomètres.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 47
1
1. L ’anse de Geomundo est fermée par trois îles qui la protègent du vent et des vagues, de sorte qu’un calme agréable règne sur son étendue d’eau. 2. Au village de Geomundo, où vivent quelque 1 400 habitants répartis sur 590 foyers, les touristes sont assurés d’être toujours accueillis avec un chaleureux sourire.
Le bruit des vagues pour berceuse Au coucher du soleil, j’ai regagné la petite maison du quai où je logeais. Dans le choix d’un lieu d’hébergement, il est une condition sur laquelle je ne transige pas et qui est la présence d’une fenêtre, grande ou petite, mais donnant sur la mer. Dès lors que l’eau y est 2
visible, peu importe tout le reste. Je me suis mis en tête de passer une nuit au bord de la mer, dans une maison villageoise d’où j’entendrais le bruit des vagues. De jour comme de nuit et en toute saison, aussi rude soit-elle, je dors toujours la fenêtre ouverte, en me laissant bercer par ce son. Cette idée n’a en soi rien d’excentrique, puisque les maisons d’autrefois sont en général pourvues d’un chauffage par le sol appelé ondol . Quand le bruit des vagues résonne à mes oreilles, il me rappelle les berceuses que me chantait ma maman. Les vagues la reprennent en chœur, cette chanson qui est inscrite aussi profondément en moi que mon ADN, et m’évoquent le tendre souvenir de ma mère me berçant en fredonnant gentiment. Mais peut-être ne suis-je pas le seul qui garde ce souvenir, comme ceux qui nourrissent toute leur vie leurs rêves les plus chers, comme beaucoup à Geomundo, cette île qui pourra grâce à eux rester encore longtemps un havre de paix.
48 KOREANA Printemps 2015
Kimpo International Yongsan Station Seoul Airport
Yeosu Airport
Yeosu EXPO Station Yeosu
Geomundo
Airway High Speed Railway Expressway
Jejudo
De Séoul à Yeosu Par la route Pour parcourir les quatre heures qui séparent Séoul de Yeosu, on prendra le car à la gare routière de Banpodong. Des départs ont lieu toutes les trente Kimpo minutes à partir de 5h00 (hticket.co.kr). Yongsan Station Le International trajet dure environ quatre Seoul heures et quinze Airport minutes. Le tarif est de 20 700 wons pour un car de catégorie moyenne et de 30 800 wons fois demandé mon nom, il m’a serré la main en pour un car de luxe. souvenir du bon vieux temps. À l’école, sa mère Par le train Neuf trains à grande vitesse avait pris goût à la lecture et il lui arrivait de se KTX relient tous les jours les gares de Yongplonger des nuits entières dans la poésie. C’est san et de Yeosu Expo en trois heures et ainsi qu’elle lui avait envoyé l’un des livres qu’elle quarante minutes, des départs ayant lieu avait lus, accompagnés de cette lettre qu’elle toutes les deux heures. avait écrite quand elle avait un an de moins que En avion Les compagnies Korean Air lui aujourd’hui. (koreanair.com) et Asiana (flyasiana.com) De retour dans ma chambre, cette nuit-là, proposent trois à quatre vols par jour entre j’ai ouvert grand la fenêtre et me suis allongé. les aéroports de Gimpo et Yeosu, pour un J’entendais un léger bruit de vagues qui me prix qui varie selon le jour de la semaine. Il rappelait les berceuses maternelles. Je ne est conseillé aux voyageurs de s’assurer des trouvais pas le sommeil, à l’idée que j’allais horaires et d’effectuer leurs réservations sur rencontrer la mère de T. le lendemain. J’avais les sites internet correspondants. consacré plus de quarante ans de ma vie à la poésie et j’avais évidemment souhaité qu’elle Yeosu Ferry apporte une consolation à quelqu’un, mais si l’on Terminal m’avait demandé lequel de mes textes aurait pu Yeosu le faire, j’aurais été bien incapable de répondre. Demain, je demanderais à cette dame le nom de celui qu’elle avait envoyé à son fils. J’ai donc pris le bateau et arrivé à Seodo, j’ai pris contact avec la mère de T. Je me suis Geomundo By Ship présenté et lui ai parlé sans ambages : « C’est Du port de voyageurs de Yeosu à Geomundo Gwak Jae-gu, qui écrit des poèmes. Est-ce que je Un ferry-boat assure deux liaisons quotipourrais vous rendre visite ? » Il m’a été répondu Jejudo entre Yeosu et Geomundo, le départ diennes ce qui suit : « Je suis bien vieille, maintenant. étant à 7h40 et à 13h10. En sens inverse, Quand j’étais jeune, j’aimais la poésie, mais ces il part du port de Geomundo à 10h30 et à jours-ci, je ne fais que ramasser de l’armoise au 15h50. La traversée dure une heure et vingtchamp et des algues dans la mer. Ça me gêne six minutes à l’aller. Pour un trajet allerd’être si vieille. Je ne peux pas vous recevoir ». retour, il en coûte 72 000 wons. Les horaires Finalement, je ne ferais pas sa rencontre et de voyage étant fonction des conditions cela me peinait, mais je me suis dit que mieux météorologiques, il est conseillé de télévalait respecter sa volonté. Envolé, mon rêve phoner au port de voyageurs de Yeosu, au de retrouver ce poème dont s’était nourrie une numéro général 1666-0920, pour en avoir autre âme ! J’éprouvais pourtant un sentiment confirmation. Les touristes étrangers ne de réconfort, car cela faisait du bien de se dire pourront pas disposer de guides, mais sur le qu’existait quelque part une vieille cueilleuse site de la Ville de Yeosu (ystour.kr), ils auront d’armoise qui avait autrefois apprécié la poésie. accès aux informations en français, anglais, chinois et japonais.
Le groupe amateur Deungdae et une mère éprise de poésie Sur la place du village de Geomun-ri, je suis tombé tout à fait par hasard sur ce groupe de musique amateur qui a pour nom Deungdae, c’est-à-dire « le phare ». Après une année d’existence, ses musiciens continuent de travailler avec autant de sérieux que des professionnels, quoique ne s’étant jamais produits sur une scène. Ils sont au nombre de treize et ont la particularité de tous habiter le village et de ne se retrouver que le soir, après le travail. Le groupe est dirigé par son batteur, que nous appellerons K., un architecte de profession qui a conçu plusieurs constructions de l’île et exerce également la décoration d’intérieur. Attiré par les percussions depuis l’époque où il était au collège, il lui a fallu attendre tout ce temps pour s’adonner enfin à sa passion. Benjamin du groupe à quarante-deux ans, P. chante la nuit et conduit l’un des deux taxis du village le jour. Pendant les répétitions, il aime interpréter des chansons à succès et quand il les entonne d’une voix tonitruante, les cris admiratifs fusent ici et là dans le public. À la basse, il y a Y., qui tient une pension de famille à Geomundo. Après la série d’échecs et de dépressions qu’il a vécue sur le continent, il affirme s’être complètement rétabli en à peine trois ans de séjour ici, car le vent, le soleil et les vagues lui ont redonné goût à la vie. Quant au saxophoniste J., il a livré une remarquable prestation où était perceptible une certaine influence de ses trente-deux années de carrière militaire. Enfin, j’ai eu avec le guitariste du groupe T. une discussion qui m’a mis du baume au cœur. Cet employé de bureau qui ne faisait que passer, car travaillant à Yeosu, m’a confié que lorsqu’il était à l’armée, voilà vingt-six ans de cela, sa mère lui avait écrit une lettre où était recopié l’un de mes poèmes. Après m’avoir plusieurs
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 49
LIVRES E T CD
littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul
Charles La Shure P rofesseur au Département de langue et
Une importante étude de la peinture de Joseon en tant que “traduction culturelle” Sur les chemins de la culture coréenne : la peinture du royaume de Joseon, 1392-1910 Burglind Jungmann, 392 pages, 40 £, Londres, Reaktion Books
S
i la peinture d’époque Joseon a fourni un terrain fécond aux chercheurs en
histoire de l’art coréenne, leurs confrères occidentaux ont accumulé un grand retard dans ce domaine. C’est cette disparité entre la recherche coréenne et les connaissances occidentales que se propose de combler Burglind Jungmann dans Pathways to
Korean Culture . Plutôt que d’essayer d’englober les cinq siècles d’histoire du royaume de Joseon dans cet ouvrage pourtant long de près de quatre cents pages, l’auteur prend le parti de se centrer sur des études de cas à partir desquelles se dessinent des « chemins » pour la recherche future. En conséquence, le traitement de certains thèmes mériterait inévitablement d’être approfondi, comme ceux, cités par l’auteur
Les archives en ligne de la littérature coréenne traduite La bibliothèque coréenne du LTI http://library.klti.or.kr
Depuis près de vingt ans, l’Institut coréen de traduction littéraire (LTI) œuvre sans relâche à la diffusion de la littérature coréenne dans le monde. Pour ce faire, il s’est constitué, à partir de 2001, un fonds documentaire qui a assuré la fonction d’archives gérées par ses soins avant de se transformer en une bibliothèque à part entière, six ans plus tard. Celle-ci renferme de nombreux trésors à l’intention des amoureux d’œuvres littéraires traduites en langue étrangère. Depuis 2009, la bibliothèque du LTI possède également sa version virtuelle dont le site a fait l’objet d’une importante rénovation, le 15 janvier dernier, afin de per-
50 KOREANA Printemps 2015
à titre d’exemple, des rituels entourant l’art
vrage repose sur deux grandes idées
sième volets de l’étude portent sur les dix-
du portrait ou de la peinture bouddhique des
qui sont la remise en cause de la notion
huitième et dix-neuvième siècles qui com-
derniers temps de la dynastie. Toutefois, la
d’« influence » et la proposition d’y subs-
posent la seconde moitié du royaume de
démarche adoptée vise à aborder ces diffé-
tituer celle de « traduction culturelle »
Joseon et abordent de nombreuses ques-
rents sujets dans leur contexte socio-cultu-
qu’énonça Stuart Hall pour la première
tions, dont l’évolution de style de la peinture
rel et non en tant que phénomènes iso-
fois. Ainsi, tandis que d’aucuns voient dans
paysagère, la recherche de nouvelles voies
lés, d’où certaines concessions ici et là qui
toute l’histoire de l’art coréen une influence
de création, l’œuvre des peintres profes-
s’avèrent au final judicieuses.
chinoise prédominante, Burglind Jungmann
sionnels qui représentaient un monde autre
Burglind Jungmann lui-même avait
juge ce point de vue infondé et lui préfère
que celui des lettrés et les liens unissant la
conscience des lacunes inhérentes à une
celui de l’adaptation d’apports extérieurs à
peinture de cour à l’art populaire.
telle approche, notamment en raison de
la pratique artistique coréenne au moyen de
Par son aspect et sa matière, l’ouvrage
la disparition de nombreuses peintures
l’inspiration et de l’interprétation. Ces deux
est tout aussi agréable à lire qu’à regarder
antérieures au XVIIe siècle et de l’insuf-
conceptions diffèrent fondamentalement
et à feuilleter, avec son épais papier glacé
fisance des informations disponibles sur
l’une de l’autre par l’idée de hiérarchisation
et sa centaine de grandes reproductions de
toutes celles qui sont parvenues jusqu’à
de l’histoire de l’art que suppose la notion
peintures en quadrichromie vive illustrant
notre époque. Il avait aussi pensé à des pro-
d’« influence », contrairement à celle de la
les commentaires du texte. Outre l’impor-
blèmes concrets qui peuvent sembler bas-
« traduction culturelle ».
tant travail de recherche et d’analyse dont
sement matériels mais n’en rendent pas
Dans la première des trois parties qui
il est l’aboutissement, un soin méticuleux
moins la tâche très difficile, comme le
le composent, l’ouvrage est consacré au
a sans nul doute été apporté à sa présen-
savent bien les chercheurs et les traduc-
début de la période de Joseon, qui s’étend
tation pour qu’elle soit d’une telle qualité.
teurs, par exemple l’existence de différentes
du quinzième siècle à la fin du dix-sep-
L’ensemble fait de l’ouvrage une livraison
transcriptions en alphabet latin. Dans ce
tième. Il évoque notamment l’art classique
dont on ne peut que se réjouir, étant donné
domaine et chaque fois qu’il le fallait, Bur-
chinois et son interprétation par les pre-
la maigre production en langue anglaise
glind Jungmann s’est efforcé d’apporter des
miers artistes de Joseon, la place de l’es-
existant dans le domaine de l’histoire de
solutions à ces difficiles problèmes, sans
thétique chez les lettrés du quinzième
l’art coréen, et qui constituera une pré-
perdre de vue les incidences des choix pro-
siècle et le rôle social de la femme, ainsi
cieuse acquisition pour tous ceux que pas-
posés.
que l’art vu par ses créateurs, consomma-
sionne ce domaine en particulier et les arts
D’un point de vue méthodologique, l’ou-
teurs ou protecteurs. Les deuxième et troi-
du monde en général.
mettre au public d’accéder à toujours plus
volume d’information dont les différentes
qui semble particulièrement judicieux eu
d’information sur les ouvrages traduits.
parties font l’objet d’un développement
égard au manque de cohérence qui prévaut
Quatre mille œuvres traduites en trente-
individuel, mais renvoient aussi les unes
dans ce domaine. En revanche, dans la ver-
sept langues différentes sont répertoriées
aux autres. Ainsi, la recherche d’un nom
sion qui a été mise en service en décembre
par ce nouveau service, qui fournit aussi
d’écrivain sur la nomenclature correspon-
dernier, cette base de données ne sem-
des liens avec des DVD, des livres électro-
dante permet d’obtenir non seulement les
blait pas directement accessible au public
niques, des vidéos et d’autres sites internet,
éléments biographiques adéquats, mais
puisqu’une recherche dans la nomencla-
ainsi qu’une information sur les manifesta-
aussi des liens avec les traductions de ses
ture des noms d’auteurs ne permettait
tions culturelles, la recherche récente et les
œuvres, les manifestations le concernant et
d’obtenir que les transcriptions préférées
articles publiés dans les revues. Un cata-
les articles consacrés à sa production, entre
ou recommandées par le LTI.
logue par noms d’auteurs, de traducteurs
autres renseignements susceptibles d’inté-
et de maisons d’édition familiarisera l’utili-
resser le lecteur.
Mis à part ce léger inconvénient dont il est à espérer qu’il sera rapidement sup-
La base de données des noms d’au-
primé, la bibliothèque virtuelle du LTI pro-
teurs rassemble leurs différentes trans-
met d’offrir de précieuses ressources pour
Ce nouveau site présente l’avantage
criptions en alphabet latin et préconise le
la recherche sur les œuvres littéraires
remarquable de donner accès à un énorme
choix de l’une d’elles à titre normatif, ce
coréennes traduites en langue étrangère.
sateur avec les différents acteurs de la traduction littéraire en Corée.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 51
DÉLICES CULINAIRES
Le gimbap
Park Chan-il Chef cuisinier
Lim Hark-hyoun Photographe
Une spécialité originale et très appréciée
De l’en-cas confectionné par les mamans pour les pique-niques de l’école au mets de luxe répondant à un souci très actuel de santé, en passant par le modeste repas à un dollar pour petits budgets, le gimbap est si consommé en Corée qu’il n’est pas superflu d’en rappeler l’histoire, ainsi que toute la gamme des saveurs et prix dans laquelle il se décline.
Q
uand j’étais petit, maman m’envoyait sou-
nous nous levions bien vite pour regarder maman
vent faire des commissions et c’est peut-
préparer les gimbap .
être à ces menues courses en quête de tel
ou tel ingrédient que je dois d’exercer aujourd’hui la cuisine. En effet, sa pratique exige avant tout de savoir se procurer des produits d’un bon rapport qualité-prix, comme j’ai été habitué à le faire dès ma plus tendre enfance. Je me
Le clou du spectacle était la confection des rouleaux, qui s’obtenaient en étalant uniformément du riz sur une feuille d’algue posée sur le bal, cette natte mince en bambou, en le garnissant d’ingrédients au centre de l’ensemble et en enroulant celui-ci de sorte qu’il ne soit ni trop
faisais surtout un plaisir d’aller acheter des algues, à la perspective
lâche ni trop serré. Il fallait ensuite débiter le rouleau en tranches,
des gimbap qui m’attendraient le lendemain et pour lesquels il fal-
ce qui exigeait aussi de l’habileté, faute de quoi on pouvait déchirer la
lait se fournir en épinards, carottes, danmuji, c’est-à-dire du navet en
feuille et « crever les flancs », selon l’expression consacrée qui peut
saumure, pâte de poisson et saucisses dont se garniraient pas moins
aussi désigner plaisamment la confusion éprouvée dans une situation
de vingt rouleaux d’algues séchées. Sur le chemin du retour, je ne
imprévue. Pour effectuer cette délicate opération, il fallait se munir
pouvais m’empêcher de me régaler d’un petit morceau de feuille car
d’un couteau bien aiguisé et mouiller celui-ci régulièrement. Maman
en ce temps-là, les algues séchées étant encore très coûteuses, les
ayant la main généreuse, elle découpait des portions si grosses qu’il
rares occasions d’en manger étaient d’autant plus appréciées, même
m’aurait été impossible de n’en faire qu’une bouchée.
sans rien d’autre. Il suffisait de ce minuscule fragment, que je glissais
Si la pluie tombait, le moment venu, elle nous gâchait en partie
dans ma bouche de mes doigts humectés, pour qu’une forte odeur
le plaisir de manger nos gimpap , car il fallait le faire dans la salle de
d’eau de mer vienne me chatouiller les narines.
classe ou l’amphithéâtre de l’école, où nous ne pouvions humer les senteurs d’herbe et nous réchauffer au doux soleil du printemps.
Un excellent menu de pique-nique Les jours de pique-nique commençaient par la cuisson du riz
Gimbap aux goûts et formes multiples
destiné aux gimbap et maman devait alors veiller à ce qu’il ne soit ni
À partir de la définition générale qu’en donne le dictionnaire :
trop sec, ce qui nuit à la bonne agglomération de l’ensemble, ni trop
« plat coréen composé de riz et de légumes enroulés dans une
humide, ce qui le ramollit, tout en l’assaisonnant convenablement
feuille d’algue », le gimpap varie par sa saveur selon les ingrédients
avec du sel et un soupçon de vinaigre pour la conservation. Cette
qui s’y trouvent, dont le kimchi , le thon, le fromage, les anchois et
première opération était suivie de la préparation des ingrédients
les légumes en saumure. De nos jours, il peut aussi prendre des
entrant dans la composition de la garniture, lesquels étaient fin
formes, dimensions et aspects différents, comme c’est le cas du
prêts dès quatre ou cinq heures du matin. Quand nous étions réveil-
gimbap triangulaire, du mini-gimbap pour enfants ou du « gim-
lés par l’agréable odeur de la fine omelette et des carottes sautées,
bap nu » avec riz en surface. Il existe également une variante régio-
52 KOREANA Printemps 2015
© Baruda Kim Sunseng
Le gimbap se présente sous forme d’un rouleau composé d’une feuille d’algues séchées que l’on a garni de riz et de légumes. Il se décline en différentes saveurs en fonction d’ingrédients aussi variés que le kimchi , le thon, le fromage, les anchois ou les légumes en saumure.
ARTS KOREAN ET CULTURE CULTURE DE&CORÉE ARTS 53
Les avis ont toujours été partagés sur l’origine du gimbap , certains la situant au Japon d’où il aurait été introduit, tandis que d’autres la font remonter à des temps anciens en Corée. Les premiers y voient une variante des makizushi et futomaki japonais apportés par les forces d’occupation entre 1910 et 1945, voire dès l’ouverture des ports coréens, à la fin du XIXe siècle. Les adversaires de cette thèse soulignent que les algues, dites gim , font depuis si longtemps partie de l’alimentation coréenne qu’elles ne pouvaient qu’être associées au riz (bap), en l’espèce sous forme de feuilles séchées dans lesquelles on l’enveloppe.
1
1. Il faut avoir vu confectionner du gimbap . Le clou de cet appétissant spectacle est l’opération qui consiste à enrouler la préparation sur une natte de bambou, après avoir disposé les ingrédients, selon leur couleur, sur l’axe central d’une couche de riz. 2. Des gimbap d’un nouveau style rompent par leur qualité avec l’image de plat populaire de leurs prédécesseurs et offrent une variété de saveurs qui plaît beaucoup aux jeunes, moyennant que l’on puisse les consommer en toute simplicité.
nale dite Chungmu gimbap , car provenant de la ville de Chumg-
Dans son ouvrage intitulé Produits de la mer de Joseon , Jeong
mu, l’actuelle Tongyeong située dans la province du Gyeongsang
Mun-gi, qui est le premier titulaire coréen d’un doctorat sur les pro-
du Sud. Aujourd’hui très répandue dans l’ensemble du pays, elle se
duits de la mer, situe l’apparition des gim deux siècles avant notre
compose uniquement de riz et d’algues et se sert accompagnée de
époque, sur un bangryeom , une plateforme de pêche qui se trou-
ggakdugi , un condiment de kimchi aux dés de radis blanc, ainsi que
vait au large de l’île de Wando, dans la province du Jeolla du Sud.
d’autres ingrédients très relevés. La simplicité de cette préparation,
Cette découverte aurait donné lieu à une activité d’aquiculture, qui
qui ne fait appel à aucun ingrédient superflu et susceptible de s’abî-
semble donc bien avoir débuté en Corée, indépendamment des ori-
mer, pourrait s’expliquer par le mode de vie irrégulier des pêcheurs,
gines du gimbap lui-même. Par ailleurs, sur le monument élevé à
notamment en matière d’heure des repas.
la mémoire de Kim Yeo-ik, un érudit de Joseon qui vécut au XVIIe
De manière générale, à quand peut-on faire remonter la consom-
siècle, se trouve une inscription attestant d’origines bien antérieures
mation du gimpap ? Les avis ont toujours été partagés sur l’ori-
: « Militant pour l’Armée vertueuse pendant la deuxième invasion
gine du gimbap , certains la situant au Japon d’où il aurait été intro-
mandchoue de 1636, il cultiva les gim sous le règne du roi Injo pour
duit, tandis que d’autres la font remonter à des temps anciens en
nourrir les villageois ». Il est également fait mention de gim dans
Corée. Les premiers y voient une variante des makizushi et futoma-
les traités géographiques intitulés La géographie de la province de
ki japonais apportés par les forces d’occupation entre 1910 et 1945,
Gyeonsang et Dongduk-Yeoji-Seungram , qui furent respectivement
voire dès l’ouverture des ports coréens, à la fin du XIXe siècle. Les
rédigés sous le règne des rois Sejong (r. 1418-1450) et Seongjong
adversaires de cette thèse soulignent que les algues, dites gim , font
(r. 1469-1495), les auteurs y affirmant que bien avant les débuts de
depuis si longtemps partie de l’alimentation coréenne qu’elles ne
l’aquiculture, les gim étaient déjà très prisées des Coréens.
pouvaient qu’être associées au riz (bap ), en l’espèce sous forme de feuilles séchées dans lesquelles on l’enveloppe.
54 KOREANA Printemps 2015
À Hadong, ville de la province du Gyeongsang du Sud, une vieille histoire relate les faits suivants au sujet de cette culture : voilà près
2
de trois siècles, une vieille femme qui ramassait des coquillages à
bon marché !
l’embouchure du Seomjin, en Mer du Sud, y trouva un morceau de
Dans une autre gamme de prix beaucoup plus élevés, des pro-
bois couvert de gim . Cela lui donna l’idée de fixer celles-ci sur des
duits de qualité supérieure sont également disponibles pour
cannes de bambou, qu’elle planta au fond de l’eau pour les y laisser
répondre au souci de bien-être des consommateurs. Ces « gim-
croître, et c’est ainsi que vit le jour le procédé à piquets dit jijusik , qui
bap de rois » sont parfois décriés, d’aucuns dénonçant les stratégies
figure parmi les plus anciens de l’aquiculture.
commerciales qui se cachent derrière de soi-disant produits sains, ce à quoi les adeptes de ces derniers répondent qu’il n’y a pas de
Gimbap des riches et gimbap des pauvres
raison que le gimbap se vende à vil prix. Il faut reconnaître une cer-
D’un mets de choix autrefois réservé aux pique-niques scolaires
taine originalité à cette idée de consommer ce plat dans l’ambiance
ou familiaux, le gimbap est devenu le plus économique et le plus
agréable d’un restaurant, dans la mesure où elle va à l’encontre de
répandu de Corée. Pour se restaurer de l’une de ces préparations,
son image habituelle d’aliment simple accessible aux personnes
il n’en coûtera pas plus de mille wons, soit un dollar, ce qui repré-
défavorisées. En revanche, je me demande combien de gens, pour
sente beaucoup moins que le prix moyen d’un repas. Étant moi-
un rouleau de gimbap , seraient prêts à dépenser cinq à six mille
même très attentif au prix des ingrédients, en tant que chef cuisi-
wons, c’est-à-dire cinq ou six dollars, que ce soit pour des raisons
nier, je m’interroge sur les bénéfices réalisés dans ce cas. Sachant
financières ou pour une question de principe. L’avenir dira si l’attrait
qu’au restaurant, un bol de riz coûte souvent à lui seul plus d’un dol-
de ce gimbap de luxe résulte soit d’une méfiance passagère vis-à-
lar, comment est-il possible de proposer pour le même prix du gim-
vis du gimbap à bon marché, soit d’une mode appelée à disparaître,
bap , qui est composé de plusieurs ingrédients, outre les gim , des
ou correspond au contraire à une volonté réelle de redonner à ce
condiments de kimchi et une soupe ? Quoi qu’il en soit, nul doute
plat d’autrefois ses lettres de noblesse en matière nutritionnelle et
que ceux dont les moyens sont limités apprécient un repas aussi
diététique.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 55
REGARD EXTÉRIEUR
PROMENADES LITTÉRAIRES D’UN FRANÇAIS EN CORÉE
L
a première émotion ressentie est souvent un marqueur par
fois au moins, il faut bien aller jusqu’au bout de la terre. Sur la
lequel la vraie rencontre d’un pays se confirme. Avant que
route, et bien que la géographie s’en défende, j’ai cheminé en com-
cette émotion surgisse, impressions et sentiments, doutes
pagnie de Yu (Ici comme ailleurs , Lee Seung-u) cherchant dans la
et questions font assaut et figent la réalité de laquelle nous nous
nuit noire la montagne magique d’où la lumière surgit par intermit-
accommodons. « Le réel commence juste au moment où le sens
tences. Sur cette même route, la route de Sampo, celle qui ne relie
vacille » (Robbe-Grillet). Et le sens vacille avec une lecture, puis une
pas Jangheung à Pyeongchang, en compagnie des trois compères
autre et encore une autre… Elles renversent les modalités de la per-
(La route de Sampo , Hwang Sok-yong) j’ai traversé la Corée des
ception, ruinent le prestige du simulacre. Le réel s’attarde dans les
temps difficiles, la Corée du « cœur gros comme ça » avant d’arpen-
méandres de la mémoire. Il tord les faits et les accommode à l’ima-
ter les champs, là-même où quelques dizaines d’années aupara-
gination. Dans une Corée sillonnée depuis tant d’années, jamais
vant Lee Hyo-sok foulait les hautes herbes de sarrasin. De paysages
guide ne me fut plus précieux qu’un personnage de fiction. Avant
imaginaires en personnages fictionnels, je parcours les contrées
nous, il a exploré des régions entières, il a vécu, il a aimé, il est mort.
du royaume fantastique (Hong Kiltong , Heo Kyun), de crainte sans
Comment ne pas lui accorder la crédibilité qu’il nous réclame ?
doute d’avoir à rechercher le pays neutre, tel Myeong-jun dans La
Je marche sur ses traces. Aucune ville traversée, aucun pay-
Place (Choe In-hun). Dans le lacis des îles, j’ai suivi la barque de
sage entrevu ne l’a été sans qu’aussitôt surgisse un personnage de
Tongu parti sur les traces de son père (L’Harmonium , Yi Cheong-jun)
roman. La Corée se transforme en une fresque ornée de variations
alors que le bruit des armes suspendu laissait filtrer le bruissement
puisées dans les romans aimés. Je déplace les lieux, j’écoute le per-
des rames. Ainsi, j’ai pu rejoindre la Terre des ancêtres (Lim Cheol-
sonnage de fiction, au motif qu’il ne ment jamais.
woo), frôlant dans le miroitement de l’estuaire argenté de Doam-
Produit de sa propre circonstance, il s’offre et se dérobe, et avec
mon, les côtes aplaties du Wando, avant de me rendre à Cheongsan-
lui la terre qui le porte, la société qui l’entoure et le par-trop-de-
do, l’une des plus belles îles de Corée, où près de l’embarcadère, gît
psychisme qui l’envahit. Si « Le roi vient quand il veut », le person-
le poisson à la tête coupée.
nage, lui, est toujours présent, toujours disponible, ne s’offre jamais
À Baengnyeongdo, face à la Corée du Nord, depuis le promon-
dans son dénuement. Il éprouve avant le lecteur la rudesse d’être.
toire, je scrute l’endroit, —l’endroit précis bien entendu, où Shim
Il a absorbé des pans entiers de l’histoire coréenne avant de nous la
Cheong se jeta dans les eaux, et fut par la grâce divine rendue à son
restituer, froidement.
père, ou bien, fille vendue, au plaisir des marins (Shim Cheong, fille
Aucun écrivain n’en voudra au lecteur de recomposer à sa guise
vendue , Hwang Sok-yong). Du haut du musée qui lui est consacré,
les lieux et les personnages que le narrateur enfante. Le lecteur, —
elle contemple, 400 km plus loin, à Namwon, la fidèle Chunhyang,
c’est son travail—, sans souci de vérité, déplace des lieux qu’il lui
toutes deux modèles de filles vertueuses qui encadrent la morale
plaît d’imaginer ici, plutôt qu’ailleurs ; répond à un personnage qui
coréenne. De Seonyudo à Gangneung, de Miryang à Sorokdo, en
ne peut répliquer.
bateau, en voiture, en bus je sillonne les côtes à la recherche de
Sous une averse que le parapluie ne désarmait pas, j’ai attendu
possibles dabang , d’estaminets, d’auberges, de maisons de malle-
les amants terribles d’Interdit de folie (Yi In-seong) près de l’hôtel où
poste, de contes oubliés, d’histoires déformées de siècle en siècle. À
ils s’étaient réfugiés, certain que j’allais découvrir avec eux les res-
moins que ce trajet, je l’ai eu fait en train, dans le compartiment où
sorts par lesquels la Corée s’éveilla au désir, dans les années 70/80.
l’enfant fut giflé par son père—la tête a fait « ploc » quand elle cogna
Je les ai suivis en secret, jusqu’à Ttangkeut Maeul, parce qu’une
contre la vitre, dans le silence gêné des voyageurs (Rideau , Han Yu-
56 KOREANA Printemps 2015
Jean-Claude de CRESCENZO Maître de Conférences à l’Université Aix-Marseille Directeur des études coréennes, Éditeur de littérature coréenne, Directeur de la revue Keulmadang, Traducteur.
joo). Exercice nécessaire à une découverte renouvelée de la Corée,
La littérature coréenne n’a pas encore l’accueil qu’elle mérite
j’ai subi plusieurs transplantations de mémoire à l’instar du per-
et peine à se faire une place parmi les littératures du monde. La
sonnage de Voleur d’œufs (Yun Dae-nyong), désormais contraint de
lecture ne se porte pas au mieux et le public de lecteurs, — des-
reconstituer une réalité absente, celle que la Corée tente d’oublier.
tin comparable à la musique classique—, vieillit. Mais la passion se
Par une facétie de la perception, nous croyons une vie entière dévolue à s’acquitter des dettes contractées. Kant assurait que
laisse difficilement entamer. Pour la littérature coréenne, il faut du « travail littéraire ».
l’émotion esthétique n’avait d’autre but que vouloir être partagée.
Le travail littéraire est une activité de promotion, de commen-
Comment restituer ce qui nous a été offert, sinon en contribuant à
taires, de mises à disposition en langue française de sources biblio-
faire découvrir aux lecteurs français ces personnages et ces lieux
graphiques, de films documentaires, de monographies sur des
que je réinvente, de voyages immobiles en flâneries, de courses
auteurs ou des oeuvres, et de réceptions régulières d’écrivains
éperdues en déambulations ?
coréens. En mars 2015, nous avons inauguré sur l’Internet le Centre
C’est la raison pour laquelle vit le jour en 2009, Keulmadang ,
de Ressources Littéraires, qui permet la consultation de fiches bio-
revue de littérature coréenne. Une version internet (www.keulma-
graphiques d’auteurs, de chroniques d’ouvrages et de mises en
dang.com) et une version papier diffusée en librairie depuis 2014.
liens d’articles de journaux et revues.
Le succès ne bouda pas longtemps et le lectorat grimpa rapide-
L’enseignant universitaire que je suis ne cache pas que la bataille
ment, pour atteindre 35000 lecteurs par an, dans 65 pays. Un score
se gagnera en brisant les frontières entre les études savantes et
que nous n’imaginions pas. Ce premier succès nous incita à ten-
les pratiques de lecture au quotidien. En augmentant le nombre
ter l’aventure d’une version papier diffusée en librairie. Nous allons
d’études, de mémoires et de thèses universitaires, en visitant inlas-
publier en avril 2015, le troisième numéro de Keulmadang , la seule
sablement les librairies, en discutant avec les médiateurs du livre,
revue de littérature coréenne en France. Mais nous restions large-
en tenant des salons, en éditant des fascicules à destination des lec-
ment insatisfaits du nombre de livres publiés en langue française, —
teurs, nous permettrons à cette littérature de conforter sa place
tout au plus une dizaine d’ouvrages par an. Comment faire découvrir
dans le paysage des littératures du monde. À ce titre, il est impos-
la richesse de la littérature coréenne avec si peu d’ouvrages ? Mes
sible d’oublier le rôle majeur que jouent des fondations comme
personnages fétiches, mes lieux révérés se sentaient bien seuls.
l’Institut coréen de traduction littéraire (KLTI) ou encore la fondation
Comme la nature a horreur du vide, une maison d’édition entiè-
Daesan : tous deux œuvrent à promouvoir la traduction de la litté-
rement dévolue à la littérature coréenne, Decrescenzo Éditeurs,
rature coréenne. Sans leur aide, notre tâche serait encore plus dif-
située près d’Aix-en-Provence naquit début 2013. Depuis, chemin
ficile. C’est par une activité globale qui associe la critique, la pro-
faisant, nous avons publié quelque 17 titres diffusés dans tous les
motion, le débat, la rencontre, l’enseignement, la recherche, que
pays francophones, et 10 autres titres sont en préparation. Yi In-
nous donnerons ou que nous rendrons le goût de lire la littéra-
seong, Lee Seung-u, Park Bom-shin, Apple Kim, Kim Ae-ran, Han
ture coréenne, que nous lui permettrons de se faire une place dis-
Kang, Pak Min-kyu, Jung Young-moon, Kim Jung-hyuk, Eun Hee-
tincte, à côté de ses deux grandes sœurs, les littératures japonaise
kyung, Jeong Myeong-kyo, Choi Jae-hoon, Haemin Seunim, figurent
et chinoise.
dans notre catalogue, bientôt rejoints par Pyun Hye-young, Han Yujoo, Kim Kyung-uk, Jeong Yu-jeong, Lee Hyeon-su, Park hyeongseo, Jung Han-ah…
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 57
MODE DE VIE
Le phénomène du selfie stick En 2014, le selfie stick a été élu produit de l’année après maintes enquêtes de consommation. Le smartphone et les réseaux sociaux, omniprésents en Corée, en ont fait l’indispensable accessoire de la réalisation des selfies , ces autoportraits sur téléphone portable, sous forme d’une baguette télescopique d’une longueur maximale d’un mètre qui s’adapte sur le combiné de l’utilisateur. Koo Bon-kwon Directeur de l’Institut de recherche sur le numérique et l’homme du quotidien The Hankyoreh
D
ans une enquête sur la Corée réalisée l’année dernière
lisateur d’éloigner son smartphone de manière à obtenir un
par un grand voyagiste, 48 % des 466 touristes interro-
angle de vue dont il ne pourrait normalement pas disposer ».
gés ont déclaré avoir été surtout frappés par le nombre
Sachant que les vingt-quatre autres inventions retenues com-
de gens se prenant en photo avec un selfie stick . Au centre
portent des produits de très haute technologie comme le char-
de la capitale ou dans d’autres lieux touristiques, qui n’a pas
geur sans fil, l’Apple Watch, l’imprimante 3D ou le Blackphone,
assisté au spectacle de ces photographes amateurs atten-
la présence du selfie à leurs côtés est intéressante à signaler,
dant sagement l’un derrière l’autre de pouvoir faire leur por-
car il procède moins de l’innovation technologique que d’une
trait ? Partout ailleurs, selon un touriste australien qui parti-
tendance actuelle de la société. En réalité, il est né en 1983
cipait au sondage, il est même rare de voir des gens munis de
d’une idée japonaise qui allait deux ans plus tard faire l’objet
selfie sticks . Parmi les curiosités citées, figuraient également
d’un dépôt de brevet aux États-Unis. Des premiers modèles de
en bonne place les tenues voyantes des cyclistes et randon-
monopodes anti-dérapants destinés à assurer la stabilité de
neurs du dimanche.
l’appareil lors d’un long temps de pose, il est passé à un pied de grande longueur adapté à la réalisation d’autoportraits.
Un fidèle compagnon de voyage Pour autant, la vogue du selfie stick n’est pas circons-
Les principes de conception du dispositif japonais d’origine, comme les caractéristiques définies par son brevet d’inven-
crite à la Corée et, l’année dernière, le magazine américain
tion, ne diffèrent pas foncièrement de ceux de l’actuel selfie
Time y voyait même l’une des vingt-cinq meilleures inventions
stick et la seule raison de sa faible diffusion est l’absence de
mondiales. En effet, d’après cet hebdomadaire, « […] le mot
demande importante qui a caractérisé les trente dernières
« selfie », qui a commencé à être répandu en 2013, révélait, un
années dans ce domaine.
an plus tard, un phénomène de société », car « les construc-
En Corée, où les premiers selfie sticks sont apparus il y a
teurs, décelant l’existence d’un nouveau marché, ont lancé
trois ou quatre ans, les usagers trouvaient au début peu pra-
cette production ». Toujours selon le Time , « le selfie stick
tique et plutôt gênant d’avoir à tenir leur smartphone au bout
représente une vraie valeur ajoutée […, car il ] permet à l’uti-
de cette baguette pour prendre la pose, mais ils allaient bien
58 KOREANA Printemps 2015
Les autoportraits réalisés sont sans commune mesure avec ce qui était jusque-là possible en tendant le bras jusqu’à l’obtention de l’eoljjang , cet angle de vue le plus flatteur pour le visage, et le selfie stick s’est dès lors imposé en un rien de temps.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 59
4,6 fois plus que le niveau moyen des pays de l’OCDE. Dans le cas du dernier modèle commercialisé par LTE, ce chiffre dépasse déjà 55% et se classe aussi au premier rang mondial. La durée d’utilisation quotidienne d’un smartphone est en Corée de trois heures et trenteneuf minutes et elle est consacrée en majeure partie à la communication sur les réseaux sociaux. Cet essor considérable que prennent l’un et l’autre en Corée, plus que presque partout ailleurs, pourrait donc être à l’origine de la réussite du selfie stick dans ce pays. Par ailleurs, les Coréens présentent la particularité d’assimiler rapidement toute nouveauté et de s’y adapter tout aussi aisément. On peut aller jusqu’à dire qu’ils en sont avides et y goûtent avec délectation, ce 1
que nombre de fabricants mondiaux ont compris, qui font de ce marché le banc d’essai de leurs nouveaux produits. Avant d’entreprendre une franche percée à l’international, ils attendent souvent de voir la réaction des consommateurs coréens pour évaluer leurs
vite se rendre compte qu’ils y gagnaient en termes de champ de vision et de dynamique de la prise de vue. Les autoportraits réalisés étaient sans commune mesure avec ce qui était jusque-là possible en tendant le bras jusqu’à l’obtention de l’eoljjang , cet angle de vue le plus flatteur pour le visage, et le selfie stick s’est dès lors imposé en un rien de temps. En voyage, son emploi s’avère particulièrement avantageux, car on peut alors cadrer le visage dans un certain décor, ce que ne permet de faire la technique du bras tendu. Pour les voyageurs solitaires, point n’est besoin de faire appel à la gentillesse d’un passant pour réaliser le cliché étant donné la grande liberté de position et de déplacement qu’autorise cet accessoire. L’émission de téléréalité coréenne Mieux vaut tard que jamais , qui suit un groupe de séniors dans ses voyages à l’étranger, aurait forte-
1. Depuis l’émission de téléréalité Mieux vaut tard que jamais , qui suivait quatre séniors célèbres utilisant des selfie sticks dans leurs voyages à l’étranger, les Coréens ne peuvent plus se passer de cet accessoire lorsqu’ils partent à leur tour. 2. Le selfie stick est très prisé des voyageurs par la possibilité qu’il offre de cadrer tout l’arrière-plan de l’autoportrait, cette prouesse étant irréalisable si l’on tient l’appareil à bras tendu.
chances de réussite. Pour des produits de la culture de masse comme le cinéma, la chanson de variétés ou les best-sellers, le moindre succès suffit à créer aussitôt une tendance. Il en va de même en matière d’habillement, de coiffure et de maquillage où, quels que soient les goûts de telle ou telle jeune femme, ils finissent toujours par se couler dans le moule du plus grand nombre. Là encore, réside peut-être dans cette spécificité l’une des raisons de la réussite du selfie stick en Corée. Quant à la troisième qui pourrait l’expliquer, elle tient à l’importance qu’attachent les Coréens à l’apparence physique. Leur fort besoin d’expression et leur souci de bonne présentation ont un lien de cause à effet avec le succès du selfie stick . En 2013, l’hebdomadaire britannique The Economist révélait, en se fondant sur une
ment contribué à lancer la mode des selfie sticks en
étude de la Société internationale de chirurgie esthé-
montrant des personnes célèbres en train de s’en ser-
tique, que la Corée se classait au premier rang mon-
vir lors d’excursions touristiques, à tel point que les
dial pour le nombre de personnes ayant subi des opéra-
Coréens ne semblent plus pouvoir s’en passer dans ces
tions de ce type par rapport à l’ensemble de la popula-
circonstances.
tion. Cette même année, un article du Financial Times indiquait quant à lui que la Corée arrivait aussi en pre-
Les clés du succès Une recherche plus poussée des causes de tout cet
mière position dans le domaine des cosmétiques pour hommes, où elle représentait 20% du marché mondial.
engouement permet d’abord de constater que, selon le
Au-delà de la fonction d’autoportrait pour laquelle
ministère des Sciences, des TIC et de la Planification, le
il a été conçu, le selfie stick s’avère être un facteur de
taux d’utilisation du smartphone, pierre angulaire des
sociabilité faisant passer au second plan la satisfaction
technologies de l’information, est en Corée l’un des plus
personnelle car désormais, l’heure est plutôt au partage
élevés au monde, puisqu’il atteignait 79,4% en 2014, soit
des photos.
60 KOREANA Printemps 2015
2
Au-delà de la fonction d’autoportrait pour laquelle il a été conçu, le selfie stick s’avère être un facteur de sociabilité faisant passer au second plan la satisfaction personnelle car désormais, l’heure est plutôt au partage des photos.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 61
APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE
CRITIQUE
De l’obscurité à la lumière, Chang Du-yeong Critique littéraire
Le mot italien « largo » évoque on ne peut mieux le style fictionnel de Cho Hae-jin car, de même que cette forme de musique, il emprunte un mouvement lent, ample et majestueux. Ici, l’impression de lenteur provient d’une grande rigueur dans le choix des mots et l’élimination des énoncés superflus, sans créer la moindre coupure dans le fil de la narration. Cette écriture n’est pas de celles dont l’attrait repose trop largement sur la nouveauté de thèmes et idées ou qui se complaisent dans l’humour, les jeux de l’esprit ou la dérision. Par de savantes constructions faisant se succéder les mouvements lents, elle produit peu à peu un écho qui, à la fin du récit, résonne longuement et avec profondeur. Les œuvres ainsi produites satisfont pleinement aux critères esthétiques du genre de la nouvelle par la finesse avec laquelle l’auteur découpe des fragments du quotidien et par l’acuité du regard qu’elle y porte.
C
e rythme du largo est perceptible dans de nombreux passages de la nouvelle L’escorte de la
lumière , à commencer par le tout début de l’his-
toire énoncé à la première personne, où le narrateur, qui se dirigeait vers le contrôle des passeports d’un aéroport de New York, tombe soudain à l’arrêt. Ce lieu où la foule des voyageurs se presse dans des directions différentes se comprend comme une métaphore de la vie urbaine moderne. En voyant tomber la neige par les baies vitrées de l’aéroport, le narrateur interrompt sa course effrénée pour se replonger un moment dans la dimension du largo cristallisé par les flocons. Par une association d’esprit avec la lenteur de leur chute, le « je » marque un arrêt et, oubliant les obligations du quotidien, il se replonge dans un largo qui fait revenir à sa mémoire les vagues images d’un lointain passé. Le récit se fait aussi plus lent, tout en poursuivant son inexorable retour aux sources mystérieuses du passé. La petite musique qu’entend en lui le narrateur est à l’image de cette lenteur et on n’en connaît ni le titre ni l’interprète. C’est l’un de ces petits airs que l’on fredonne à tout propos en son for intérieur et que personne n’entend, hormis celui en qui il fait naître des souvenirs. Ici, le narrateur fait mention d’une vague mélodie. Émergeant de l’épais brouillard du passé et s’insinuant peu à peu en lui, elle l’entraîne jusqu’au souvenir depuis longtemps enseveli d’une petite chambre sans chauffage, de la cour d’école enneigée d’un dimanche après-midi et d’une chambre d’hôpital à l’odeur chimique. Au rythme de cette mélodie, le récit avance à grands pas lents et solennels.
62 KOREANA Printemps 2015
Il commence dans un tempo largo où l’auteur donne
procher d’elle et lui proposer de l’abriter sous son parapluie, mais
différentes pistes de sens possibles en laissant filtrer
s’en abstient à l’idée du silence gênant que créerait cette situation.
quelque indices bien choisis, en maîtrisant avec précision
Ainsi, le « je » perçoit les marques de sympathie et tentatives de dia-
le déroulement de l’action et en développant l’intrigue
logue comme une intrusion, et avoue : « je ne me sentais pas prêt
selon une trame efficace. Tel un maître artisan, l’auteur
à entendre quelqu’un me raconter sa vie ». A contrario, toutes ces
bâtit à petits points une atmosphère si lente et tranquille
lenteurs et difficultés dans l’action révèlent ce qu’exige une commu-
qu’elle en est parfois effrayante. L’histoire fait se rejoindre
nication intéressante, courageuse et sincère avec autrui.
plusieurs développements et accumule de menus indices
Enfin, l’histoire fait porter l’un de ses développements sur la
pour susciter l’admiration et laisser transparaître la soli-
grandeur d’âme dont doit faire preuve tout homme. À mesure que
darité qui unit les hommes et leur civilisation.
se déroule une trame narrative sous forme de métaphores élabo-
Le premier développement repose sur une série
rées, se fait jour la vision de cet autre qui vit coupé du monde dans
d’énigmes à résoudre. Les lecteurs que nous sommes
une chambre sombre et sans chauffage, dans l’indifférence géné-
s’associent volontiers au narrateur dans les efforts
rale, cette image prenant une dimension tantôt personnelle, tan-
qu’il entreprend pour combler les lacunes dues à
tôt historique. Dans tous les cas, l’important est qu’apparaisse le
l’oubli et affronter le passé dans toute sa vérité. Au
rayon de lumière qui lui permettra de sortir de son isolement. Dans
fur et à mesure que sont distillés les indices, le «
un langage à l’éloquence posée, la nouvelle entend montrer que
je » les examine minutieusement. En règle géné-
le sauvetage d’une personne à laquelle on apporte une « escorte
rale, ils apparaissent au bout d’un certain temps, «
de lumière » représente non seulement un acte des plus nobles
pas à pas », comme les traces sur la neige de la cour
qu’il n’est pas donné à quiconque d’accomplir, mais aussi un devoir
d’une école. La mélodie qui résonne au-delà des sou-
moral qui incombe à chacun d’entre nous.
venirs est du domaine de l’inconnu et ne devient
La nouvelle comporte cette phrase : « Il y a de la lumière sur ces
audible que très lentement, avec l’effort de mémoire
traces. Tu ne trouves pas qu’on dirait des petits bateaux qui portent une
qu’accomplit le narrateur conscient de ce qu’elle
pleine cargaison de lumière ? » En effet, celle-ci nous entoure, à tout
« a toujours occupé une partie de [son] esprit ».
moment et où que nous soyons, et il nous est possible de la décou-
Un deuxième développement concerne la capaci-
vrir moyennant que nous rétablissions la vérité en tendant la main
té à comprendre vraiment autrui et la manière de par-
à l’autre. Il faut du courage pour surmonter ses hésitations à le faire,
ler aux personnes isolées que l’on côtoie, en révélant à
mais un tel effort peut transformer la petite lueur en une éblouissante
quel point est beau ce moment où apparaît une lueur
lumière qui accompagnera ceux qui, autour de nous, connaissent la
d’espoir. Cependant, avant que le narrateur ne se sente
solitude et l’exclusion. D’une voix aussi ferme que lente, l’auteur met en
proche de l’autre, il passe par toute une étape faite d’hé-
avant cette possibilité d’une communication authentique avec autrui
sitations successives. Un instant, il pense bien se rap-
qui constitue le postulat moral de sa nouvelle.
ARTS ET CULTURE DE CORÉE 63
L’escorte de la lumière Cho Hae-jin
Traduction : Kim Jeong-yeon Illustration : Kim Si-hoon
64 KOREANA Printemps 2015
et Suzanne Salinas