Koreana Summer 2015 (French)

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ÉTÉ 2015

arts et cuLture de corée rubrique spéciaLe

Les marchés traditionneLs

origines et évolution

Les marchés traditionnels coréens : de tendres vestiges du passé; Le charme des marchés spécialisés à l’ancienne

Les marchés traditionnels :

vol. 16 N° 2

ISSN ISSN 1225-9101 1975-0617


image de corĂŠe


le samgyetang combat le chaud par le chaud Kim hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts

À

la porte d’une grande maison à l’ancienne, une file d’attente s’allonge jusque dans la ruelle. Les clients en chemisette, pour la plupart employés de bureau, patientent sous un soleil de plomb. Se passerait-il quelque chose de particulier ? La réponse à cette question se trouve sur la grande enseigne au néon qui indique samgyetang , sous l’avant-toit. Il s’agit d’un établissement proposant cette spécialité et qui plus est, agréé par l’État, comme le précise le label « bon restaurant » accompagné du symbole de la rose de Sharon, sur la petite plaque apposée près de la porte. L’affluence ne fait d’ailleurs que confirmer la qualité de sa cuisine. Il existe beaucoup d’autres lieux comme celui-ci en Corée et la clientèle s’y presse plus nombreuse à cette époque de l’année pour déguster du samgyetang. La composition de ce plat correspond exactement à celle du terme qui le désigne, à savoir qu’il est fait d’une soupe (tang ) au ginseng (sam ) et au poulet (gye ), ce dernier étant ici un coquelet entier farci au ginseng qui a mijoté dans un bouillon consistant. En réalité, les choses ne sont pas aussi simples que cela car, au poulet et au ginseng, s’ajoutent beaucoup d’ingrédients dans cette préparation caractéristique de la cuisine d’été, dont du riz gluant, des jujubes séchées, des gousses d’ail et des graines de périlla moulues. Comme d’autres spécialités coréennes, l’invention du samgyetang repose sur des croyances ancestrales qui attribuaient des origines communes à la nourriture et aux médicaments. Ainsi, le poulet qui en constitue l’ingrédient de base est riche en acides aminés essentiels. Extrêmement apprécié en Corée, le ginseng a quant à lui la propriété d’être un activateur d’enzymes, et de ce fait, de stimuler le métabolisme et de chasser la fatigue. Enfin, l’ail possède des vertus aphrodisiaques, tandis que châtaignes et jujubes améliorent les fonctions gastriques et permettent de lutter contre l’anémie. Autant de bonnes raisons, quand arrive en Corée la saison chaude et que les forces s’amenuisent, de savourer ce samgyetang qui, bien que servi très chaud, permettra de combattre les effets débilitants de la chaleur. Grâce à l’essor de l’aviculture, on peut aujourd’hui se procurer toute l’année les coquelets nécessaires à cette préparation. Autrefois, les poussins éclos au printemps atteignaient en été la taille voulue, soit un poids d’environ une demi-livre. Ces jeunes poules ou coqs, dits yeongye en coréen, avaient alors la chair tendre à souhait pour entrer dans la composition du samgyetang, un plat sain que l’on mangeait pour mieux résister aux chaleurs estivales. C’est dans les années 1960, après l’apparition des premiers congélateurs, que s’est répandue l’habitude d’en consommer en période de canicule. Désormais disponible à tout moment de l’année, cette préparation des plus nourrissantes est aujourd’hui très prisée en toute saison. Le romancier japonais Haruki Murakami écrivit un jour que le samgyetang représentait pour lui le summun de la cuisine coréenne et ses compatriotes en visite en Corée ne manquent jamais d’y goûter, imités en cela par les touristes chinois qui déferlent sur le pays. Rien d’étonnant à ce que les files d’attente soient toujours plus longues devant les restaurants qui en offrent à leur menu.


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Lettre de la rédactrice en chef

histoires de marchés, par delà le temps et l’espace « Non, jamais il ne me serait venu à l’idée de travailler ici, dans ma jeunesse », se souvient une vieille marchande qui guette le premier client au marché de Gurye, une ville de la province du Jeolla du Sud. Il lui a fallu attendre d’avoir « assez vieilli » et élevé ses enfants, aujourd’hui sûrement tous mariés, pour venir vendre les légumes sauvages qu’elle ramasse elle-même dans la montagne ou les champs. « Ici, je retrouve des gens que je connais, je discute et en même temps, je gagne un peu d’argent. C’est formidable, non ? » s’exclame-t-elle en souriant. Tandis qu’elle explique la manière de cuisiner les légumes tout frais qui s’amoncellent sur son étal, la fierté se lit sur son visage bruni par le soleil et creusé de rides. Elle fait partie de ces petits marchands qui, tout en n’étant pas des commerçants forains, contribuent largement à l’activité des marchés ruraux coréens. Ici comme ailleurs, le marché est la somme d’une infinité d’histoires. La rubrique spéciale de ce numéro, Origines et évolution des marchés traditionnels, se propose d’en conter quelques-unes par le biais des hommes, des choses et des lieux qui participent de cette activité commerciale en constante évolution. La tâche n’était guère aisée et sa réalisation a exigé des efforts particuliers à chaque étape, de la recherche des marchés eux-mêmes à celle des rédacteurs qui les feraient découvrir, en passant par le choix des photos qui illustreraient les articles. Cette revue se fixe pour objectif de ne jamais céder à la facilité et de rendre compte des sujets abordés dans toute leur réalité. L’idée du thème retenu pour ce numéro procède de cette démarche, car elle repose sur la conviction qu’en matière de communication interculturelle, ce qui est le plus proche des gens a souvent une portée qui va par delà le temps et même l’espace. Les articles qui suivent s’attachent donc à décrire cette réalité aussi fidèlement que possible en surmontant les différences culturelles et linguistiques qui se présentent vis-à-vis d’autres pays. Il est à espérer que le lecteur trouvera instructifs, voire réjouissants ces récits sur les marchés traditionnels coréens, comme les autres articles qui composent ce numéro.

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page de couverture Jour de marché , Hwang Young-sung. Huile sur toile, 38 x 45,5cm, 1982.


eNTReTieN

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Seung Hyo-sang imagine une ville de renouveau solidaire Park Seong-tae

amouReux de la coRÉe

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Annaliisa Alastalo, son art de vivre

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Darcy Paquet

escapade

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La vie a rendez-vous avec la légende à Damyang Gwak Jae-gu

31 dÉlices culiNaiRes

rubrique spéciaLe

Le muk , une patiente préparation qui ravive les souvenirs

origines et évolution des marchés traditionnels

RubRique spÉciale 1

Park Chan-il

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mode de vie

Kim Yong-sub

apeRçu de la liTTÉRaTuRe coRÉeNNe

Lee Chang-guy

La lumière au bout d’une insoutenable tristesse

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Chang Du-yeong

Le charme des marchés spécialisés à l’ancienne

RegaRd exTÉRieuR

Premiers coups de pédales à Séoul

L’hiver derrière la vitre

Lee Yun-jeong

Lucas Boudet

Choi Eun-mi

RubRique spÉciale 3

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Les travailleurs de l’aube : mes souvenirs du marché Lee Myoung-lang

RubRique spÉciale 4

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En matière culinaire, le « fait maison » est très tendance

Les marchés traditionnels coréens : de tendres vestiges du passé

RubRique spÉciale 2

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Les vieux marchés renaissent en tant que centres de la vie culturelle locale Park Eun-young

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À Moran, le marché de Seongnam, qui se tient tous les cinq jours, a lieu tous les jours du mois finissant par 4 ou 9. Très fréquenté en raison de sa situation à proximité de la capitale, il peut attirer jusqu’à cent mille personnes, y compris en semaine, et compte quelque 950 étals répartis sur une grande superficie.

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rubrique spéciaLe 1 Origines et évolution des marchés traditionnels

Les marchés traditionnels coréens :

de tendres vestiges du passé

Lee chang-guy Poète et critique littéraire ahn hong-beom Photographe

autrefois, les marchés s’étendaient d’un village à un autre et donnaient ainsi l’occasion de se retrouver ou de demander des nouvelles d’une fille mariée au loin, tout en troquant les céréales récoltées à grand-peine contre des objets d’usage courant. ils assuraient donc une importante fonction économique et sociale qu’ils ont aujourd’hui perdue, après avoir été détrônés par les supermarchés et magasins aux rayons bien propres et bien rangés qui les condamnent à une disparition certaine. en revanche, rien ne remplacera tous les souvenirs et sentiments qu’ils font renaître en chacun.

T

oute tradition est vouée à disparaître un jour ou l’autre et si la Corée se flatte de posséder une civilisation plus de cinq fois millénaire, l’héritage culturel qui en est issu et qu’elle s’attache à conserver remonte à des temps moins anciens. Qui songerait à dire que le mode de vie néolithique constitue une tradition ou à sortir dans la rue coiffé de l’un de ces chapeaux coniques à plumes si prisés des gens de Goguryeo et jusque des Chinois de l’empire des Tang où ils furent exportés ? Les spécialités de la gastronomie coréenne, dite hansik, ne datent pour la plupart que d’un siècle et les hanbok et hanok , qui sont respectivement des vêtements traditionnels et des maisons à toit de tuiles d’autrefois, sont le plus souvent du type de ceux de la période de Joseon (1392– 1910). Ceci dit, quelles sont les caractéristiques d’un marché traditionnel coréen et à quoi cette tradition correspond-elle ? À ce propos, les deux citations suivantes présentent de l’intérêt :

« Les jours de marché, les fruits et légumes s’amoncelaient partout sur la voie publique tandis qu’ail et oignon s’entassaient dans le plus grand désordre. Du matin au soir, ce n’étaient que cris, bavardages et chansons. Quelquefois, tout cela se terminait par une rixe et l’on riait et criait alors de plus belle. La douceur du climat et le faible prix des aliments faisaient que l’on vivait bien en ayant tout ce dont on avait besoin ». « Les jours de marché, l’ennui habituel d’un village coréen est chassé par l’affluence, l’animation et la couleur. De bon matin, les chemins menant au marché sont envahis par des paysans qui apportent tout ce qu’ils peuvent vendre ou troquer,

principalement des volailles en cage, cochons, chaussures ou chapeaux de paille et cuillères en bois. Certains installent leur étal, dont ceux qui vendent du tissu de soie ou de ramie, des cordelettes servant à ajuster les pantalons, des chaussures élégantes, de l’ambre, des boutons, de la soie en écheveau, de petits miroirs, des tabatières, des peignes en écaille de tortue pour la houppe, des rubans de pantalons, des boîtes avec miroir, etc. »

Les marchés vus par les voyageurs Le premier de ces textes est extrait de l’ouvrage Voyage en Italie dû à l’immense écrivain allemand Johann Wolfgang von Goethe (1749–1832), qui le data du « 17 septembre 1786, à Vérone », la ville même où aurait vécu Juliette. Quant au second, il s’agit d’un passage du livre Korea and Her Neighbors qu’écrivit l’exploratrice et femme de lettres britannique Isabella Bird Bishop (1831–1904) après être venue en Corée. Elle y brosse un tableau du marché qui se tenait à Bongsan, une ville de la province de Hwanghae, et qu’elle découvrit par hasard, au lendemain de la Guerre sino-japonaise, alors qu’elle revenait de Kaesong, dont le nom est également orthographié Gaeseong et qui se situe près de Pyeongyang. En quoi ces deux descriptions diffèrent-elles et quels sont au contraire leurs points communs ? Avant tout, elles correspondent à l’image que l’on a d’un tel lieu, où que l’on vive dans le monde et que l’on soit oriental ou occidental, ainsi qu’à l’idée que s’en fait tout voyageur un tant soit peu curieux. Le touriste moyen aurait plutôt tendance à apprécier les stations balnéaires et leurs couchers de soleil spectaculaires sur une mer dont le bleu saphir se confond avec celui du ciel ou les ArTS ET cuLTurE DE coréE 5


ruelles aux fresques multicolores si agréables à photographier, mais si on le lui conseille, il ne dédaignera pas pour autant de consacrer une journée de son séjour bien rempli à une promenade au marché traditionnel.

L’essor de l’agriculture et la multiplication des marchés Si cette image nostalgique de l’abondance qui régnait dans ces lieux fait partie de l’héritage dont sont porteurs les marchés d’aujourd’hui, l’origine de leurs lointains ancêtres est à situer environ au XVIIIe siècle, plus exactement entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe où ils se développèrent dans le pays, comme en attestent des études. Cet essor correspondait à l’accroissement des rendements agricoles, alors en forte hausse, et à la naissance d’un artisanat important qui permettait à la population de subvenir à ses besoins autrement que par l’agriculture. La multiplication des échanges et leur augmentation en volume entraînant le développement d’une économie monétaire, les zones habitées se sont étendues et transformées en toujours plus de villages. Sous le royaume de Joseon, il y avait toujours un marché dit hyangsi dis-

tant de 30 à 40 li d’un village, de sorte qu’une journée suffisait à s’y rendre et à en revenir. Au début du XIXe siècle, sur l’ensemble du territoire, on ne dénombrait pas moins de mille marchés réguliers qui se tenaient avec une périodicité de cinq jours. Les corporations de marchands forains firent leur apparition à la fin de la première moitié du XVIIIe siècle. Des changements climatiques furent à l’origine de cette importante évolution sociale, puisque le XVIIIe siècle marqua la fin du petit âge glaciaire. La situation ne différait guère de ce qui se passait en Europe, car dans les deux cas, la baisse des rendements agricoles avait entraîné de grandes famines et il fallut attendre le XVIIIe siècle pour voir l’offre alimentaire redevenir stable. La mise au point de nouvelles techniques agricoles réduisit la dépendance vis-à-vis du blé, tandis que la culture du maïs et de la pomme de terre commençait à prendre de l’ampleur. Des phénomènes naturels ont donc imposé, dans l’agriculture comme dans certaines industries, d’importantes évolutions qui ont à leur tour favorisé le développement de ces marchés dont les Coréens conservent le souvenir par l’image idéalisée d’un lieu débordant de marchandi-

1 La forge du marché de Gurye. Le forgeron bat et rebat au marteau le fer chauffé à blanc avec lequel il façonne des outils agricoles tels que faucilles, râteaux et sarcloirs. 2 Les étals à poisson du marché de Yongin. Après un début de déclin provoqué par l’apparition d’hypermarchés non loin de là, ce marché traditionnel qui se tient tous les cinq jours connaît un regain d’activité grâce à la mobilisation de la population.

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ses en tout genre et attirant une foule bigarrée. Voilà près de vingt ans, après avoir multiplié les échecs à Séoul, j’ai élu domicile à Janghowon, alors que je n’y connaissais personne, pour me consacrer entièrement à l’écriture et témoigner par ce biais de la vie en milieu rural. Celui que j’étais a disparu sans laisser de traces et je ne suis plus ce touriste étranger qui parcourait les marchés comme pour les inspecter. Depuis déjà longtemps, j’aime y flâner en tenue décontractée, avec à la main un sac en plastique contenant un morceau de gâteau de riz à l’armoise saupoudré de haricot moulu ou un bloc de tofu frais. Je regarde autour de moi, de côté et d’autre, et quand je rencontre une voisine, je n’hésite plus à m’arrêter pour la saluer et échanger quelques propos aimables.

un nœud de communications fluviales et terrestres À Icheon, une ville de la province de Gyeonggi, se trouve encore un assez gros marché, dit de Janghowon. Si sa grande époque n’est plus, il conserve une certaine importance par le nombre de marchands qui y ont un étal comme par celui des acheteurs qu’il

attire des villes voisines de Yeoju, Eumseong et Anseong. Non seulement la région d’Icheon produit un riz d’excellente qualité qui porte son nom, mais elle constitue aussi un centre d’échanges commerciaux pour l’ensemble des céréales, ce qui explique que jusque dans les années 1930, elle était desservie par des liaisons ferroviaires et abritait banques et marchés des céréales à terme qui poursuivent aujourd’hui encore leurs activités. En zone rurale, l’essor plus ou moins grand d’un marché était autrefois fonction de deux critères. Il fallait avant tout qu’il se situe à proximité d’une rivière, car dans un pays au relief très montagneux, le transport fluvial s’avérait mieux adapté, étant plus sûr et plus simple. Les villes situées à l’intersection de routes et cours d’eau conservent donc d’importants marchés. L’un d’eux, distant d’une trentaine de kilomètres de celui de Janghowon, existe encore dans la ville d’Anseong. C’est là que prend fin la voie de navigation du ruisseau du même nom, qui se jette dans la baie occidentale d’Asan après avoir traversé la ville de Pyeongtaek. Le marché d’Anseong est aussi favorisé par sa situation sur la principale artère routière menant à Séoul et son essor en fit naguère l’un des plus

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importants et des plus fréquentés par les marchands et les voyageurs. Ils venaient y chercher, ainsi qu’à celui de Juksan, le sel et le poisson séché venant de la côte ouest pour le vendre dans l’arrière-pays. Il y a un siècle, on dénombrait au marché d’Anseong plus de cinquante ateliers de chaudronnerie réputés dans tout le pays, ce qui donne une idée de sa taille d’alors. Janghowon possède aussi son cours d’eau, le Cheongmi, un ruisseau affluent du Han, et bien qu’en nombre limité, des bateaux y apportaient le sel et les crevettes saumurées à la saison humide, puis repartaient en emportant une cargaison de riz et d’autres produits de la région. L’extrémité de cette voie de navigation est constituée par sa dernière crique navigable, y compris à la saison sèche où la rivière atteint l’étiage. À une vingtaine de kilomètres de là, les rives du Cheongmi accueillent l’embarcadère du ferry-boat Mokgye, où prend fin la voie de transport fluvial du Han. Il régnait autrefois une grande animation sur ce quai où accostaient en nombre les bateaux transportant sel, poisson séché ou saumuré et produits de première nécessité en provenance du port d’Incheon. C’est de là qu’ils étaient acheminés vers le sud du pays pour y être vendus

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dans toutes les régions. Le marché de Mokgye se tenait par intermittence lors des arrivages de sel, à raison de trois fois par mois et de plusieurs jours à chaque fois. Les bateaux chargés de sel arrivaient par centaines au quai où se pressait une foule bruyante et animée jusqu’au marché tout proche. Il existait aussi de tels lieux aux autres nœuds de communications fluviales et terrestres du pays, notamment les marchés de Gurye, dans la province du Jeolla du Sud, de Hadong, dans la province du Gyeongsang du Sud, plus précisément sur les berges du Seomin, de Naju et de Yeongsanpo, sur celles de la Yeongsan, ces marchés se trouvant tous deux dans la province du Jeolla du Sud, ainsi que celui de Ganggyeong, qui est situé au bord de la Geum, dans le Chungcheong du Sud, et celui de Gupo, qui se trouve sur les rives du Nakdong, dans le Gyeongsang du Sud. Les marchés à bestiaux font aussi partie de ces lieux de commerce anciens. Les éleveurs s’y rendaient par groupes de cinq à dix en menant chacun à peu près cinq bœufs. Pour se déplacer d’un marché à l’autre, ils ne prenaient pas le chemin le plus court, contrairement aux autres paysans. L’importance d’un marché se


1 Étals de ppong-twigi , ces en-cas soufflés composés de grains de riz et d’autres céréales. Ils tirent leur nom du « ppong » qu’ils font en éclatant pendant la cuisson réalisée comme pour le pop-corn. Cette préparation traditionnelle est encore très prisée. 2 Sur le marché aux bambous de Damyang, un vieil homme déballe ses vanneries tressées avec ce végétal.

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LE DÉCLIN D’UN ART ET LA DISPARITION D’UN MARCHÉ Kim hyun-jin Rédactrice indépendante

Je suis allée au marché de Damyang qui se tient tous les cinq jours. Jusque dans les années 1980, c’était le plus important de Corée pour la vente du bambou, dont il ne reste rien aujourd’hui. Il fut un temps où les articles ménagers étaient quasiment tous fabriqués à partir de cette plante. Les gimbap, ces rouleaux de feuilles d’algues, riz et légumes pour pique-niques et autres sorties, gar2 deront toute leur fraîcheur dans un panier en bambou, mais se gâteront au bout d’un certain temps si on les met dans un récipient en plastique. Matière utilisée dans l’artisanat sous forme de lanières, le bambou procure une sensation de fraîcheur, facilite la respiration et possède des propriétés antibactériennes reconnues, ce qui le rend bien adapté à la conservation des aliments dans les vanneries qui en sont constituées. Les jours de marché, on venait en foule de tous les coins du pays. Les marchands arrivaient un jour avant et passaient la nuit dans le voisinage pour pouvoir faire l’ouverture à sept heures du matin. Dès que commençait la vente, on s’arrachait les fabrications des meilleurs artisans et la concurrence était rude pour en avoir sa part. Les grossistes qui achetaient en quantités importantes chargeaient la marchandise sur des camions de location, de sorte que le commerce du bambou faisait aussi la prospérité des transporteurs de Damyang. Plus tard, l’arrivée du plastique allait sonner le glas du marché aux bambous. Les boîtes et paniers en vannerie tressés avec de fines lanières de bambou faisaient d’excellents récipients pour les aliments. Quoi de plus élégant que les chaesang, ces boîtes multicolores réalisées avec des bandes de canne teintes en plusieurs coloris subtils. C’est après avoir découvert dans son grenier quelques-unes de ces boîtes colorées, qui avaient renfermé la dot de sa grand-mère, que le maître artisan Seo Han-gyu (1930-) décida de reprendre leur fabrication, bien qu’ayant débuté dans le métier par les nattes en vannerie de bambou. En reconnaissance de ses efforts, il s’est vu octroyer le titre de détenteur de l’artisanat d’art du chaesang, qui est classé Important bien culturel immatériel n°53. De l’avis même des artisans vanniers, l’activité n’est pas promise à un brillant avenir. Au regard du temps et du travail que demande chacune de ses fabrications, les recettes qu’ils tirent de leur vente sont insignifiantes. Les pouvoirs publics ne soutiennent que très peu cet artisanat, bien qu’ils affirment haut et fort leur désir de le voir se perpétuer. Le montant des subsides perçus par Seo Han-gyu au titre de sa distinction d’artisan ne permettent pas même de subvenir aux besoins essentiels d’une famille de quatre personnes. Son apprenti, Kim Yeong-geun, fait sombrement remarquer : « Au lieu d’accorder des subventions, l’État ferait vraiment mieux d’intervenir par des achats massifs. Nous nous consacrons entièrement à la production, alors nous manquons de temps pour nous occuper de la commercialisation ou créer des circuits de distribution. Il serait beaucoup plus utile de nous aider à chercher comment trouver des clients ». Également spécialisée dans la vannerie de bambou, l’artisane Park Hyo-suk s’y est initiée dès l’âge de cinq ans et c’est elle qui tient la boutique située à l’entrée du Musée coréen du bambou de Damyang. Bien que travaillant avec son mari, elle se refuse à apprendre le métier à ses enfants. « Il faudrait qu’il ait de l’avenir pour le transmettre à nos enfants », estime-t-elle. « Le travail ne me fait pas peur, mais pourquoi encourager mes enfants à se former à cet artisanat s’il n’offre pas la possibilité de gagner sa vie ? » En regardant ses vanneries élégantes et pleines de fraîcheur, je me suis dit que la beauté n’avait peut-être plus sa place en ce monde, comme ce marché aux bambous jadis florissant et à cette idée, j’ai aussitôt détourné les yeux.

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mesurait à la participation de ces éleveurs. Quand ils partaient au marché, la halte qu’ils faisaient dans l’une des tavernes situées au bord de la route était l’un des moments forts du voyage. À notre époque, le marché à bestiaux de Janghowon grouille toujours autant de marchands de bétail et d’intermédiaires qui y accourent depuis la région de Yeongnam, située dans la province de Gyeongsang, en franchissant le col du Mungyeong et en marquant un premier arrêt au marché de Chungju. Dans l’un comme l’autre de ces marchés, se trouve toujours une grosse marmite de bouillon de bœuf en train de cuire au feu de bois. Les bonnes odeurs répandues par cette préparation toute fumante aiguisent l’appétit de ceux qui se hâtent dans l’aube naissante. Si les marchés eux-mêmes ont pour la plupart disparu, les clients vont aujourd’hui encore se régaler de ce plat ou de viande grillée dans les restaurants qui se trouvent à proximité de leur ancien emplacement. Les marchés traditionnels voient certes décliner inexorablement leur activité commerciale proprement dite, mais ils exercent toujours un pouvoir d’attraction sur les habitants des villes proches, qui ont ainsi la possibilité de se retrouver en un même lieu et aux mêmes moments. Pendant la morte saison, une journée au marché est toujours un véritable événement, même si l’on n’a rien à vendre et que l’on n’a pas l’intention d’acheter, comme le dit un vieil adage coréen : « Quand quelqu’un dit qu’il va au marché, on prend un sac de grain et on le suit ». Pour savoir ce qui se passe dans le monde, il suffit d’aller faire un tour au marché et les informations que l’on y glanera seront tout autres que celles de la télévision. On apprendra qu’Un tel a basculé dans le fossé avec son tracteur ou que la fille de tel autre a eu un bébé sans être mariée. Gagné par l’enthousiasme communicatif qui règne sur le marché, on sera parfois enclin à formuler des critiques ou à se plaindre de la situation sociale et politique et à cet égard, ce lieu de rassemblement a encore un rôle à jouer dans la société d’aujourd’hui.

des lieux de rassemblements et manifestations populaires Situé entre Jeongeup et Sintaein, ces localités de la province du Jeolla du Sud, le marché de Malmok fut le théâtre de la célèbre révolte paysanne de 1894 dont prit la tête Jeon Bong-jun (1855– 1895) pour s’élever contre les fonctionnaires corrompus qui écrasaient le peuple. L’insurrection allait malheureusement se solder par un échec, mais elle trouva par la suite un écho dans celle de Donghak. Elle reste gravée dans la mémoire collective par le rôle important qu’elle a joué dans l’histoire tumultueuse de la Corée moderne. Le marché d’Aunae, qui se trouve à Cheonan, une ville également connue sous le nom de Byeongcheon, revêt une grande importance historique, car suite à la proclamation de la Déclaration d’indépendance qui eut lieu à Séoul le 1er mars 1919, une foule se massa sur ce marché pour exiger que soit mis fin à la présence japonaise. Pour disperser les manifestants, les forces d’occupation 10 KorEANA Été 2015

tirèrent des coups de feu qui firent de nombreuses victimes. Une lycéenne de la région nommée Yu Gwan-sun (1902–1920) fut arrêtée et mourut en prison, après avoir été torturée, pour avoir participé au rassemblement de Séoul le 1er mars, puis aidé à appeler aux manifestations de Cheonan. Les Coréens ont honoré la mémoire de cette combattante pour l’indépendance en faisant d’elle leur héroïne nationale, à l’égal de Jeanne d’Arc pour les Français. Le Centre commémoratif de Yu Gwan-sun et le Centre de l’indépendance de Cheonan rappellent les actes de bravoure de cette lycéenne et d’autres résistants. Pour le peuple, le marché était aussi un lieu de divertissement. L’apparition ou le déplacement de l’un d’eux était toujours prétexte à des spectacles de chanson et de danse dits nanjangpan, ce mot d’usage courant désignant aujourd’hui l’agitation ou le brouhaha. Différents sports et jeux populaires étaient pratiqués sur les marchés, dont la lutte, le tir à la corde et un jeu de société appelé yut, des représentations de bateleurs s’y donnant également, de sorte que les gens venaient nombreux pour y assister. Par la suite, la construction des réseaux autoroutiers et d’irrigation a fait disparaître les voies de navigation de jadis, la modernisation et les règlements de sécurité sanitaire ayant quant à eux conduit à isoler les marchés à bestiaux de ceux consacrés à l’alimentation générale. Aujourd’hui, rassemblements et manifestations sur la voie publique se déroulent dans les rues des villes ou devant le siège des gouvernements. Les spectacles de rue tels que ceux des acrobates et danseurs masqués se donnent dans des salles spécialisées où les spectateurs assistent religieusement à leurs évolutions. À la demande du public, les marchés traditionnels ont beaucoup progressé en matière d’hygiène et de capacité de stationnement. En revanche, ils ont considérablement perdu de leur variété dans ce que l’on peut y voir, écouter ou manger, la marchandise n’étant plus ce qu’elle était, tant par sa qualité que par sa quantité. Ceux d’entre eux qui se situent dans des lieux touristiques ou qui proposent des spécialités régionales réputées connaissent un sort bien meilleur, ce qui permet de penser que la conservation des marchés à l’ancienne n’est pas une vue de l’esprit. De vieilles femmes portent sur leur tête des paniers qui, au printemps, débordent de légumes sauvages nouveaux qu’elles ont cueillis dans la montagne, puis quand viendra l’automne, se rempliront des fruits et légumes de leur jardin. Elles se trouvent une place sur le marché, s’accroupissent côte à côte et bavardent en disposant leur marchandise. Les petits plaisirs que l’on s’accorde en regardant le spectacle des gens qui passent, quitte à se contenter de faibles gains, les peurs et difficultés d’une existence vagabonde : tout cela est voué à disparaître un jour ou l’autre. Par quel moyen retenir encore un peu ce spectacle de vieilles dames qui, pour le voyageur novice découvrant à peine le plaisir d’errer en liberté et de vivre à un rythme lent, sans la moindre certitude sur la voie qu’il va suivre, rivalisent de sagesse avec les anciens par une simple plaisanterie lancée avec désinvolture ?


Vieille dame vendant des légumes au marché de Jincheon. Au printemps, elles sont nombreuses à y apporter ceux qu’elles ont elles-mêmes ramassés dans les champs et montagnes des environs.

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rubrique spéciaLe 2 Origines et évolution des marchés traditionnels

Le charme des marchés spéciaLisés à L’ancienne Lee yun-jeong Journaliste au supplément week-end du Kyunghyang Shinmun shim byung-woo Photographe

Les marchés traditionnels spécialisés dans certains produits ont une atmosphère bien particulière faite de joies et peines simples et d’une multitude d’histoires parlant à tout le monde, par delà le temps et l’espace. Les pages qui suivent s’adressent aux voyageurs qui rêvent de découvrir des lieux de vie authentiques habités par des gens comme les autres, quels que soient l’époque et le pays où ils se situent. 12 KorEANA Été 2015


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héri, pour ton mal de dos, c’est des centipèdes qu’il te faut. Allons en acheter au marché ». C’était il y a trente ans et mon oncle souffrait terriblement après avoir réparé une clôture cassée. Malgré les soins dispensés par l’hôpital, la douleur continuait et il était obligé de rester couché. Grand-mère a alors décidé de parcourir toute la ville à la recherche de médicaments efficaces et m’a emmenée avec elle. C’est ainsi que j’ai découvert le marché de Kyungdong, moi qui n’avais encore que dix ans.

Vieux de plus de trente-trois ans, le marché aux simples de Gyeongdong ne compte pas moins d’un millier de magasins. Les plantes employées dans la médecine traditionnelle coréenne s’y trouvent quasiment toutes.

Le marché aux simples de séoul Une grande animation régnait dans le réseau en toile d’araignée de ses allées. En son centre, s’étendait le marché aux simples de Yangnyeongsi. Ses étals offraient une quantité étonnante de plantes médicinales de toutes les variétés, apparences et dimensions qui y étaient classées selon la pharmacopée coréenne ancienne. Sous ces amas de marchandise, grand-mère a enfin déniché des centipèdes séchées. Ils semblaient être dans le même état que vivants et avaient conservé toutes leurs pattes velues. Le marchand a pris ceux choisis par grand-mère, les a soigneusement broyés dans un mortier et a versé la poudre ainsi obtenue dans des capsules. Emporté dans mon élan par ces vieux souvenirs, je suis parti dare-dare pour le marché de Kyungdong. Les lieux de vente traditionnels tels que celui-ci sont en déclin depuis déjà plusieurs dizaines d’années. Grands magasins et supermarchés ont fait leur apparition dans tous les quartiers et le commerce en ligne permet de commander d’un seul clic de souris pour se faire livrer à domicile. Dans ces conditions, le marché de Kyungdong réussissait-il à survivre ? Je m’y suis rendue par la ligne n°1 du métro d’où je suis descendue à la station Jegi située dans le nord-est de Séoul. En débouchant dans la rue, j’ai été assaillie par une multitude d’odeurs qui venaient me chatouiller les narines. En haut de la grande porte traditionnelle qui en délimite l’entrée, se trouvait une enseigne indiquant « Yangnyeongsi de Séoul », c’est-à-dire le marché aux simples de Séoul, qui est le plus grand en son genre de Corée. Il occupe une dizaine de kilomètres carrés et s’étend sur plusieurs quartiers, à commencer par Jegi-dong et jusqu’à ceux de Yongdu-dong et Jeonnong-dong situés dans l’arrondissement de Dongdaemun. À ce marché aux simples de Séoul, s’ajoutent les nouveaux et anciens marchés de Kyungdong, l’immeuble Kyungdong et la tour Hansol Donguibogam. Le marché de médecine traditionnelle fut créé sous le règne de Hyojong (r. 1649–1659), l’un des monarques du royaume de Joseon. Placé sous l’autorité du roi, il assurait la vente saisonnière de plantes médicinales provenant de toutes les régions et se déroulait plus précisément au ArTS ET cuLTurE DE coréE 13


printemps et en automne. Outre le commerce des simples, le marché offrait secours et soins médicaux, comme dans les trois autres institutions qu’avait fait créer le roi. On y distribuait vêtements ou repas aux pauvres et on y soignait les malades. Il se peut que d’autres postes de secours aient existé près de la Porte de l’Est, dans la zone périphérique qui correspond aux actuels quartiers d’Anam-dong et de Hongje-dong, mais seule l’existence de celui de Yangnyeongsi est avérée. Dans les derniers temps de l’occupation japonaise (1910-1945), le marché de médecine traditionnelle faillit disparaître définitivement. L’occupant le ferma dans le but de freiner l’essor de la Résistance coréenne, car il se prêtait à de nombreux échanges de produits et d’informations entre les gens. Il se recréera spontanément dans les années 1960, au fur et à mesure que les marchands referont leur apparition entre la gare de Cheongnyangni et la gare routière de Majang-dong, et assurera jusqu’à aujourd’hui la distribution des deux tiers de toutes les plantes médicinales commercialisées en Corée. C’était la première fois en trente ans que je revenais au marché aux simples, mais je l’ai trouvé toujours aussi animé. Tout un assortiment de produits s’y entassait, des centipèdes séchés qu’avait achetés grand-mère aux grenouilles-taureaux, en passant par les coques de châtaignes, l’écorce de frêne épineux, les baies de toute sorte et l’herbe aux ânes. La tour Donguibogam abrite au sous-sol un très intéressant musée consacré à l’histoire de la médecine traditionnelle, tandis qu’aux étages, un labyrinthe d’allées dessert les étals d’alimentation générale où se vendent fruits et légumes, poissons et autres denrées de première nécessité.

La fin de certains marchés spécialisés Comme celui de Kyungdong, quelques marchés traditionnels ont encore de beaux jours devant eux, tandis que d’autres appartiennent à une époque révolue. C’est notamment le cas du marché aux nattes traditionnelles à motifs de fleurs dites hwamunseok, qui a définitivement fermé ses étals dans les années 1990. Le mot hwamunseok est formé des trois vocables hwa, mun et seok qui signifient respectivement « fleur », « motif » et « natte ». Ce nom charmant fut donné à des nattes en jonc qui faisaient l’objet d’une petite fabrication sur l’île de Ganghwa, à la fin de la première moitié du royaume de Goryeo, mais qui allaient par la suite faire naître un important artisanat régional. Au XIIIe siècle, l’île de Ganghwa abrita la capitale du pays pendant trente-neuf ans, suite à une invasion mongole, et la confection de nattes d’excellente qualité s’y poursuivit sans discontinuer à l’intention de la famille royale et des hauts fonctionnaires. Il est fait mention des nattes à motifs de fleurs de Ganghwa dans plusieurs ouvrages datant de la période de Joseon, dont le Sejong sillok, c’est-à-dire les annales du règne du roi Sejong, les Imwon simnyuk ji ou traités d’économie rédigés pendant les années de retraite et la Gyodong-gun eupji, qui était la gazette du canton de Gyodong. Dans l’ouvrage Gyeongdo japji, dont le titre signifie « rela14 KorEANA Été 2015

tions diverses sur la capitale », le lettré Yu Deuk-gong (1748–1807) écrivait : « On trouve des hwamunseok chez les fonctionnaires les plus influents ». L’occupant japonais lui-même, bien qu’ayant mis en œuvre une politique d’assimilation culturelle forcée, ne tarissait pas d’éloges sur les nombreuses qualités de ces nattes à fleurs. Procurant une impression de fraîcheur en été et absorbant le froid en hiver, elles conservaient en outre leur brillance naturelle après un long usage et s’avéraient particulièrement résistantes. Me voilà donc parti chercher sur l’île de Ganghwa ce qui pouvait rester de traces des marchés d’autrefois. À Dangsan-ri, j’ai découvert que s’était créé un village à thème autour des hwamunseok, puis à Yango-ri, j’ai visité une salle d’exposition qui leur est aussi consacrée. Dans cette dernière commune, il y a environ cent trente ans, le roi passa commande à un artisan nommé Han Chunggyo de nattes en jonc ornées de différents motifs tels que des canards mandarins, des paysages naturels, le caractère wan (卍) et d’autres sujets de prédilection de la peinture populaire. En cette fin de la première moitié de la période de Joseon, les décors les plus appréciés étaient ceux du dragon, du tigre et des dix symboles de la longévité, tandis que les foyers modestes se contentaient de nattes sans ornements. Jusque dans les années 1980, quelque 49 000 nattes gaiement décorées sortaient chaque année des ateliers de l’île de Ganghwa et leur fabrication fournissait des emplois à quatre cents familles, soit un tiers de toutes celles que comptait l’île. Au début de la décennie suivante, le nombre d’habitants continuant à pratiquer cette activité ancestrale a enregistré une forte diminution. « Il leur paraissait plus simple de travailler dans une entreprise de la ville qu’à la fabrication des nattes, aussi a-t-on arrêté d’en produire. Autrefois, une partie du marché qui se tenait tous les cinq jours dans l’agglomération de Ganghwa était réservée aux hwamunseok, mais la baisse continuelle de la production a fait qu’il n’en reste plus rien aujourd’hui », explique Goh Mi-gyeong, qui dirige un centre de découverte des hwamunseok. À l’heure actuelle, seule une dizaine de familles s’attache à perpétuer la tradition. Quant aux « marchés traditionnels à thème » qui se centrent sur des fabrications de l’artisanat local, ils ont connu des destins variés. Situé non loin de Jeonju, le village de Juggok produit une toile de chanvre aujourd’hui encore réputée pour sa finesse d’exécution qui en fait un produit de luxe. Alors qu’elle se vendait autrefois sur le marché qui se tenait tous les cinq jours à Jeonju, on n’en trouve plus aujourd’hui que dans la salle d’exposition de Juggok. Les artisans du village travaillent sur commande et fournissent leurs clients sans intermédiaire. Née en 1590, la tradition chanvrière de Juggok s’est poursuivie pendant plus de quatre siècles. C’étaient aux femmes qu’incombaient les opérations les plus minutieuses, du filage réalisé à partir des tiges de la plante au tissage des fils ainsi obtenus et à leur teinture. Alors que cette activité occupait presque tout le village il y a encore trente à quarante ans, elle ne concernait plus cette année qu’une vingtaine de foyers. Et encore, les vieilles dames octogénai-


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Le marché de médecine traditionnelle fut créé sous le règne de Hyojong (r. 1649–1659), l’un des monarques du royaume de Joseon. Placé sous l’autorité du roi, il assurait la vente saisonnière de plantes médicinales provenant de toutes les régions et se déroulait plus précisément au printemps et en automne. outre le commerce des simples, le marché offrait secours et soins médicaux, comme dans les trois autres institutions qu’avait fait créer le roi. 1 À partir des années 1980, les brocantes dispersées dans plusieurs quartiers de Séoul se sont déplacées vers celui de Dapsimni, où s’est peu à peu constitué un marché qui comporte actuellement quelque 140 magasins d’objets d’art et d’antiquités. 2 Depuis la Guerre de Corée, Busan possède sa ruelle des libraires située dans le quartier de Bosu-dong. À la fois lieu touristique et d’activités culturelles, elle a désormais son festival qui se déroule en octobre.

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res qui continuent de l’exercer se promettent toutes de ne pas initier leurs enfants à ce dur métier. Les marchés à bestiaux ont connu un sort analogue. À la fin de l’année 1918, on n’en recensait pas moins de 655 dans tous le pays, mais depuis, ils se sont réduits à leur plus simple expression ou ont entièrement disparu. Autrefois connu dans tout le pays, celui de Cheongdo est le seul à avoir survécu. Il avait habituellement lieu en même temps que celui de Donggok, qui se tenait tous les cinq jours dans ce centre de commerce très prospère dans les années 1960 et 1970 au sein du canton de Cheongdo situé dans la province du Gyeongsang du Nord. Créé en 1959, le marché à bestiaux de Cheongdo était rattaché depuis 1998 à la Coopérative d’élevage de Cheongdo, mais en 2010, l’apparition de sites de vente aux enchères sur internet a sonné le glas de ce type de lieu. Dans les allées désertes, des restaurants servant la soupe de bœuf au riz et d’autres spécialités de viande rappellent que le marché à bestiaux de Dogok et le marché aux viandes de Majang-dong connurent des heures de gloire.

Les nouveaux marchés à thème de l’après-guerre Les marchés de spécialité ne sont pas tous condamnés à disparaître, comme en témoigne le regain d’activité qui s’est produit au lendemain de la Guerre de Corée. Fuyant les zones de combat, les réfugiés sud-coréens cherchaient le plus souvent à gagner Busan. Des quatre coins du pays, ils affluaient en masse dans cette ville côtière qui leur paraissait assez sûre en raison de sa situation tout au sud du pays. Les provisions de l’armée américaine et les marchandises entrant par le port de Busan donnaient lieu à un commerce très dynamique qui entraîna l’apparition, dans le quartier de Nampo-dong, d’un marché international dit Kukje. Connu aujourd’hui encore sous ce nom, c’est un véritable marché à ciel ouvert où l’on trouve de tout, de l’électronique à l’habillement. Un marché aux poissons a ouvert ses étals près de l’embouchure du Bosu, ce ruisseau qui baigne le quartier de Chungmudong et dont le lit est tapissé du fameux gravier jagal qui a donné son nom au marché tout proche. La modernisation a métamorphosé le marché de Jagalchi et il ne résonne plus des jurons des ajime, ces marchandes de poisson portant pantalon large et tablier qui hélaient le chaland, campées devant leurs maigres étals. Il n’en demeure pas moins l’un des emblèmes de la ville de Busan. Le quartier de Bosu-dong est quant à lui célèbre pour ses bouquinistes, dont la présence remonte à l’époque de la guerre. Dans les premiers temps, l’achat et la vente se faisaient non loin du mar-

1 Marché à bestiaux de la Coopérative des éleveurs de Hapcheon, une ville de la province du Gyeongsang du Sud. Comme tous ceux de ce type, il égalait en importance régionale un marché se tenant tous les cinq jours et allait connaître le même sort qu’eux avec l’apparition des sites de vente aux enchères sur internet. 2 Le marché aux hwamunseok de l’île de Ganghwa. Ces nattes tressées avec des tiges de jonc séchées ont longtemps été d’un usage très courant, non tant pour leur beauté que pour la sensation de fraîcheur qu’elles procurent dans la chaleur et l’humidité de l’été coréen.

ché de Kukje où les livres étaient présentés dans des cageots à pommes vides. Aujourd’hui, les rues aux graffiti multicolores où se succèdent les petits cafés-librairies douillets offrent un sujet pittoresque aux photographes. Les marchés de spécialité se situent parfois à contre-courant de l’époque, tel celui de Dapsimni, à Séoul, qui se consacre inlassablement au commerce de l’art et des antiquités depuis les années 1980. À deux pas de l’artère principale où l’on débouche par les sorties n°1 ou 2 de la station du même nom située sur la ligne n°5, on découvre tout un bric-à-brac d’articles dignes de prendre place dans un musée : véritables chapeaux traditionnels en crin de cheval d’époque Joseon dits gat , poteries, objets de bois et de l’artisanat populaire, peintures anciennes, calligraphies et antiquités acquises dans des ventes aux enchères à l’étranger. Pour retrouver un peu de la couleur locale de jadis, on préférera certes le quartier d’Insa-dong, mais les amateurs de vieilleries se rendront sans hésitation à Dampsimni, qui rassemble quelque cent quarante petites brocantes dispersées jusque dans les années 1980 dans les quartiers de Cheonggyecheon, Ahyeon-dong, Chungmu-ro et Hwanghak-dong. Ce marché assure 15% du commerce des antiquités de l’ensemble du territoire. Les Coréens ont tendance à parler d’antiquités à propos de tous les objets d’art plus ou moins anciens, qu’ils désignent par le terme « goldongpum ». « Le mot « goldong », ou « gudong » en chinois, désigne une spécialité culinaire chinoise composée d’une épaisse soupe à l’os », précise Cheon Se-yeoung, la secrétaire générale de la Société des antiquaires de Dapsimni. « J’imagine que ce nom est révélateur d’une certaine volonté de donner plus de signification aux vieilles choses », en conclut-elle. Le mot « gudong » aurait aussi signifié « bazar » en vieil argot chinois. Avec la patine du temps, les objets d’autrefois se transforment en « antiquités » dont la rareté fait la valeur et qui au fil du temps, sont toujours plus porteurs de sens au regard de l’histoire de l’art. Le promeneur qui entre chez un antiquaire de Dapsimni se sent soudain replongé dans un lointain passé.

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LES MARCHÉS DE SÉOUL : PLUS ON LES CONNAÎT, PLUS ON S’Y INTÉRESSE Kim hyun-jin Rédactrice indépendante

Le marché de namdaemun C’est au début de la période de Joseon, et plus exactement à 1414, que remontent les premières traces d’une activité commerciale à l’emplacement de l’actuel marché de Namdaemun, c’est-à-dire « de la Porte du Sud », principale entrée de la ville fortifiée de jadis. Sous l’occupation coloniale, le fonctionnaire projaponais Song Byeong-jun (18581925) créa en 1911 la Corporation coréenne de l’agriculture, sur laquelle s’appuie le marché tel qu’on le connaît aujourd’hui. Par la suite, plusieurs changements y furent, notamment par sa cession à l’État japonais en 1922, et quatorze ans plus tard, par l’adoption du nom de Marché central des produits, sur ordre du gouvernement-général japonais. Les marchands coréens y étaient en petit nombre en raison du quasimonopole dont bénéficiaient les marchands japonais tout-puissants. Les rares qui restaient allaient finir parqués dans le quartier du pont de Yeomcheon qui s’étend près de l’actuelle gare centrale de Séoul. Au lendemain de la Libération survenue en 1945, les autres ne tardèrent pas à revenir et le marché connut cinq années de prospérité jusqu’à la Guerre de Corée, qui donna un coup d’arrêt au commerce. À deux reprises, en 1968 et en 1975, de grands incendies ont presque entièrement ravagé le centre du marché. Aujourd’hui, ce dernier occupe une superficie de 42 225 m² et comporte cinquante-huit bâtiments abritant 9 265 magasins. Il est difficile de répertorier avec précision toutes les marchandises qui s’y vendent, tant leur variété est grande. Des vêtements pour enfant, femme et homme aux ustensiles de cuisine, à l’électronique et aux accessoires en tout genre, en passant par l’artisanat, les produits d’importation, les 18 KorEANA Été 2015

lunettes et les appareils-photos, on y trouve, comme le dit très justement une boutade, « de tout sauf de ce qu’il n’y a pas ». Après s’être régalé du spectacle des minuscules magasins débordant de marchandises diverses et variées, il faut penser à se sustenter un peu. Pour ce faire, on goûtera au galchi jorim, une spécialité de sabre et de radis noir en sauce piquante, les restaurants qui en proposent attirant de nombreux clients, tant coréens qu’étrangers. Il y a trente ans, le premier à l’avoir fait a remporté un tel succès que d’autres lui ont aussitôt emboîté le pas, au point qu’ils s’alignent aujourd’hui dans toute une ruelle surnommée pour l’occasion « ruelle du galchi jorim ». Situé en plein cœur de la capitale, à deux pas du quartier de Myeongdong ou du grand magasin Lotte, et riche d’une histoire aussi longue que mouvementée, le marché de Namdaemun est appelé à continuer d’avoir la faveur des touristes.

Le marché de dongdaemun Pour les leaders de la mode à petit budget, le marché de Dongdaemun, dont le nom signifie « de la Porte de l’Est », est un point de ralliement incontournable. Il ne s’agit pas d’un marché comme les autres. La vente de vêtements en gros y commence à vingt heures et ne prend fin qu’à l’aube. Quand approche minuit, les commerçants venus de tous les coins du pays marchandent les articles, chargés de gros sacs en bandoulière bourrés de vêtements, pendant que s’allonge la file des bus par lesquels ils sont venus et qui attendent de les ramener avant le lever du jour. De telles scènes donnent l’impression que ce marché est le seul endroit de la ville à rester éveillé. Réputé parmi tous les


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détaillants coréens du secteur de l’habillement, il l’est aussi chez les acheteurs étrangers qui viennent s’y fournir, de même qu’il attire les touristes pour le shopping, notamment ceux d’Asie du Sud-est, d’Amérique centrale, d’Europe et de Russie. Dans sa configuration actuelle, le marché de Dongdaemun comporte une partie traditionnelle s’étendant des districts de Jongno 4-ga et Cheonggye 4-ga à la Porte de l’Est qui donnait accès à la vieille capitale, et un ensemble de centres commerciaux modernes. S’il prit le nom de Marché de Baeogae sous l’occupation japonaise, c’est-à-dire de 1910 à 1945, il avait été officiellement enregistré sous celui de Marché de Dongdaemun dès 1905, où il était déjà le premier marché moderne de Corée. Dès 1996, de grands centres commerciaux spécialisés dans la mode y ont ouvert leurs portes et l’ensemble qu’ils composent est aujourd’hui connu sous le nom de « Dongdaemun Shopping Town » ou de « Dongdaemun Fashion Town ». Outre l’habillement, on y trouve tous les articles utilisés dans la couture, dont des tissus et accessoires en tout genre. Il sert aussi de tremplin aux jeunes créateurs qui rêvent de faire leur entrée sur la scène internationale de la mode et travaillent avec enthousiasme dans ce but.

Le marché de gwangjang C’est la Corporation de Gwangjang, fondée en 1904 et considérée être la première forme d’entreprise commerciale en Corée, qui est propriétaire du marché traditionnel de Jongno Gwangjang et en assure la gestion. Son nom, qui en est l’appellation officielle, vient de sa situation dans la partie des districts de Cheonggye 3-ga à 4-ga délimitée par les ponts de Gwang et de Jang. Célèbre pour l’habillement à l’époque de la mode rétro, le marché de Gwangjang l’est aujourd’hui davantage pour ses préparations culinaires. Parmi les plus appréciées, figurent les bindaetteok, qui sont des galettes à base de haricot mungo, les nouilles, le sauté de viande hachée, les tartares, le ragoût épicé de poisson et

1 Échoppe de hanbok du marché de Namdaemun. 2 Gigantesque centre commercial pour l’habillement de gros et de détail, la Dongdaemun Fashion Town est un lieu de visite très prisé des touristes étrangers. 3 Gargotes du marché de Gwangjang. Célèbre pour la variété des plats à savourer dans ses ruelles chères aux Coréens, il comporte aussi plus de 600 magasins proposant des articles en tout genre, dont des vêtements, tissus, cosmétiques et objets d’artisanat. 4 Boutique de bougies. Au marché de Bangsan, on trouve, entre autres articles, des matières et accessoires pour travaux manuels.

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le fameux mayak gimbap, dont le nom désigne littéralement un rouleau de riz « narcotique » parce que l’on en devient très vite « accro » : autant de spécialités qui attirent acheteurs et touristes tout au long de la semaine.

Le marché de bangsan Situé dans le centre historique de Séoul, sur les berges du ruisseau Cheonggye et dans le prolongement du marché de Gwangjang, celui de Bangsan propose tous les articles nécessaires à la confection de pain et de gâteaux, ainsi que des outils et matériaux pour le bricolage et des fournitures pour l’emballage et l’empaquetage. Le pâtissier amateur y trouvera toute sorte d’ingrédients et ustensiles à des prix défiant toute concurrence, puis rentrera chez lui les bras chargés de sacs et la tête pleine de rêves. En période de fête, à Noël ou à la Saint-Valentin, l’atmosphère un peu morne qui y règne habituellement est transformée par l’irruption de la foule joyeuse des jeunes femmes et des collégiennes et lycéennes portant l’uniforme scolaire. Elles viennent notamment y chercher les matières qui leur serviront à fabriquer elles-mêmes des bougies parfumées, qu’elles apprécient tout particulièrement ces temps-ci. Enfin, les sacs, les boîtes et le papier destinés à l’emballage et au transport d’aliments proviennent tous du marché de Bangsan. Des magasins spécialisés dans les fournitures d’imprimerie s’y trouvent également car dans le quartier d’Eulji-ro tout proche, s’est développée toute une activité florissante dans ce domaine. Aux matières d’emballage, s’ajoutent les cartes de visite que les magasins réalisent sur-lechamp pour le client, tout comme les panonceaux et supports de promotion des ventes qui sont réalisés en un tour de main, comme par enchantement. À la différence des autres marchés spécialisés, celui de Bangsan s’adresse principalement aux détaillants et n’attire que très peu le grand public. Il ferme à dix-huit heures.

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rubrique spéciaLe 3 Origines et évolution des marchés traditionnels

Les travailleurs de l’aube : mes souvenirs du marché

Lee myoung-lang Romancière ahn hong-beom Photographe

fourmillant d’activités dans le clair-obscur de l’aube, un marché réunit une multitude de gens très différents en eux-mêmes et par leur mode de vie, en dépit des apparences. vivant au rythme des saisons selon le contenu changeant de leur étal, les marchands de fruits se livrent concurrence dans leur commerce, mais nouent aussi des liens d’amitié qui leur apportent courage et réconfort.

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e suis née à Yeongdeungpo et j’ai grandi sur le marché de gros des fruits et légumes. Arrivée à l’âge adulte, j’y ai à mon tour vendu des fruits pendant quelque temps. Un jour, un homme s’est arrêté à mon étal. Il portait une veste kaki usée jusqu’à la corde, toute tachée aux manches, et des chaussures de sport en simili-cuir dont les semelles étaient en lambeaux. Il m’a demandé comment faire pour être grossiste, alors d’autres marchands ont accouru et ont fait cercle autour de nous, chacun y allant de ses conseils. « Rien de plus simple ! Il n’y a pas besoin d’être allé à l’école pour ça ! » « Pour vendre en gros, il faut avoir étudié à l’université. C’est vraiment difficile ». Quand l’homme s’en est allé, il ne savait trop que penser. Les marchands évoquent encore ce dialogue cocasse avec force commentaires et plaisanteries. Dans mon quartier natal de Yeongdeungpo, le marché aux fruits et légumes en gros est une communauté dont les membres possèdent des vécus très divers, car on y trouve aussi bien des gens sans instruction que des titulaires de doctorats. Ce groupe social à la composition très variée et aux modes de vie très différents n’en obéit pas moins à une même loi qui est celle des arrivages de marchandise. Personne ne peut s’y soustraire. Quand vient le jour des fraises, il faut vite les vendre, quand c’est celui des pêches, prendre bien soin de leur peau veloutée et quand c’est au tour des pastèques, les déplacer et les empiler à grand-peine les unes sur les autres. Pour les marchands, se pose donc au jour le jour la question de savoir à quel type de fruits ils auront à faire. Ils ont aussi leur manière particulière de percevoir les saisons. Pour eux, il n’est pas de printemps sans étals débordants de fraises, de même que l’été ne se conçoit pas sans pastèques et l’hiver, sans mandarines. Ainsi passent les saisons et pendant que l’une succède à l’autre, les marchands vieillissent ensemble et boivent du makgeolli dans le même bol.

« nos enfants à tous » Quand j’étais petite, tous les marchands étaient des pères et mères pour moi. Lorsque j’obtenais la meilleure note aux examens, les fidèles clients de la gargote de ma mère me récompensaient par de l’argent de poche et se réjouissaient de mes succès comme si j’étais leur fille. Si je restais jouer trop tard dans le parc, ils 20 KorEANA Été 2015

Chez ce grossiste en fruits du marché de Gangseo, des marchands trient les pastèques du dernier arrivage selon l’épaisseur de la peau et la maturité.


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me grondaient et me disaient de rentrer bien vite à la maison. En somme, les gens des marchés s’occupaient des enfants des autres exactement comme des leurs. Les enfants arrivent de très bon matin au marché, en même temps que leurs parents. Les tout-petits ne marchant pas encore sont assis dans des cartons à fruits et y restent « enfermés » toute la journée, tour à tour pleurant, riant ou dodelinant de la tête pour le plus grand plaisir de leurs parents, jusqu’à ce que le travail finisse. Dès qu’ils tiennent sur leurs jambes, ils parcourent le marché en tous sens. Tel enfant qui était assis quelques minutes plus tôt à côté de sa maman se trouve déjà devant un lointain étal de bananes et presque aussitôt, court à la gargote voisine. Ces petits polissons exigent une attention de tous les instants, car ils ne sont jamais à court d’espiègleries. Tantôt ils chapardent une pêche dans un panier et prennent la poudre d’escampette, tantôt ils engloutissent une coûteuse mandarine de serre avant qu’on n’ait le temps de les en empêcher. Malgré ces diableries, les marchands, loin de leur faire les gros yeux, étreignent affectueusement leurs petites épaules, se sachant unis à leurs parents par une même exigence de travailler au marché pour gagner sa vie et d’élever ses enfants. Libres de toute surveillance, les gamins font du marché un terrain de jeu où courir à son gré et quand ils s’en fatiguent, ils vont bien gentiment s’allonger dans les cartons à pommes de l’étal familial et s’y endorment. Telle est la vie d’un enfant de marchand. Lorsqu’il m’arrivait à moi-même de déchirer l’un des sacs en plastique achetés aux magasins d’emballages ou de dévorer l’une de ces mandarines hors de prix cultivées en serre, les marchandes me faisaient la leçon en me regardant avec sévérité. Ces mêmes femmes m’emmenaient faire mes besoins dès que je leur faisais signe, me relevaient quand je tombais et m’achetaient une glace si je

Au marché de gros de Gangseo, il y a deux séries de criées différentes pour les fruits et les légumes. Elles ont lieu toutes les 30 minutes à partir de 2h00 pour les fruits et de 20h30 pour les légumes.

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CES AUTRES ACTEURS DU MARCHÉ Le soleil n’a pas encore blanchi le ciel que les grossistes envahissent déjà le marché de la coopérative où se déroule la vente à la criée. Autour des piles de cartons de pommes arrivant à hauteur d’homme, s’activent des marchands qui font des signes des deux mains en criant « un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix » ou examinent soigneusement la marchandise mise en vente. Juchés sur une estrade, les grossistes observent les cartons. En ce début de journée, il semble bien que cette première criée soit « fixe ». Ce terme qualifie l’une des deux catégories existantes, la seconde étant dite « mobile ». Dans la première, les acheteurs se tiennent debout sur la plateforme et examinent les échantillons qui passent devant eux sur un étal en mouvement. Ce procédé convient aux fruits durs autorisant une longue durée de conservation, comme les pommes, les poires et les plaquemines. Celui des criées mobiles, où les acheteurs et le commissaire-priseur se déplacent parmi la marchandise rassemblée à un emplacement donné, est réservé aux fruits mous très périssables que sont les fraises, les kakis et le raisin. - Pousse-toi un peu ! - Pourquoi est-ce que tu cours toujours après ce que je veux ? Autour des cartons de pommes, monte le vacarme des grossistes qui se fraient tant bien que mal un chemin dans la foule, ouvrent les cartons pour contrôler l’état des fruits, se font bousculer, marcher sur les pieds, voire frapper, à tel point que certains s’arrêtent et reculent de quelques pas devant cette confusion. - J’ai là dix cartons de cinquante pommes vertes de chez Yi Bok-sun, à Yeongcheon ! Voilà le vendeur qui énumère à tue-tête les caractéristiques des produits. Aujourd’hui, c’est un dénommé Park, qui travaille au service des expéditions. Avant d’ouvrir les enchères, il donne des précisions telles que le nom du producteur, la région d’origine et le nombre de fruits par carton. Si son travail ne semble pas exiger de savoir-faire particulier, il n’est pas à la portée de tout le monde. Pour se le voir confier, il faut travailler au service des expéditions, y occuper un poste supérieur à celui de chef d’équipe, posséder suffisamment d’ancienneté et d’expérience, outre qu’on doit avoir la voix forte et l’esprit vif. Trois ou quatre vendeurs mènent la criée à tour de rôle. - J’ai là dix cartons de cinquante pommes vertes de chez Yi Bok-sun, à Yeongcheon! Du haut de l’estrade, le commissaire-priseur rappelle les particularités indiquées par le vendeur tandis que les

grossistes campés derrière les cartons de pommes resserrent la bride qui retient à leur poignet un petit cachemain empêchant les autres enchérisseurs de voir leurs gestes. - J’ai là trente mille ! J’ai là trente et un mille ! J’ai là trente-deux, trente-trois, trente-cinq, trente-huit, trenteneuf ! Quarante mille ! Un carton de quarante pommes vertes est mis à prix 30 000 wons et pour acquérir ces produits de qualité le moins cher possible, les marchands doivent surenchérir en levant la main. - Qui dit mieux ? Personne pour quarante mille ? Adjugé au n°702 pour trente-neuf mille ! Le commissaire-priseur tape du pied sur l’estrade, comme il le fait toujours pour signaler que le marché est conclu. La façon d’annoncer les enchères peut varier, certains disant « J’ai là trente mille ! », comme ici, d’autres, « Encore une fois, trente mille ! » et d’autres encore lançant « Salut, salut, salut ! » avant d’indiquer le prix. - Trente cartons de quatre-vingts pommes vertes de chez Yi Bok-sun, à Yeongcheon ! J’ai là sept mille ! J’ai là huit mille ! J’ai là neuf mille! Ces répétitions permettent aux marchands de réfléchir avant de couvrir une enchère ou d’attendre la mise à prix de produits correspondant exactement à leurs besoins. En fonction de ces impératifs, les grossistes en fruits se classent en trois catégories qui regroupent ceux qui privilégient la qualité sans tenir compte du prix, ceux qui se contentent de produits de qualité moyenne et ceux qui recherchent avant tout le plus bas prix. On peut alors se poser la question de savoir lesquels d’entre eux ont le plus de clients fidèles, la réponse étant qu’ils en ont tout autant. Dans le commerce de gros, la qualité n’est pas le seul critère à prendre en compte pour séduire l’acheteur. Les détaillants qui exigent des produits de qualité supérieure se servent évidemment chez les grossistes qui la leur offrent. Les restaurateurs et cafetiers achètent pour leur part des produits de qualité moyenne et d’un prix raisonnable qu’ils chargeront et transporteront eux-mêmes sur leur fourgon. Quant aux marchands des quatre saisons, ils ne déboursent jamais plus de 30 000 wons par carton, quels que soient les articles et les prix du marché, ce qui explique que leurs camionnettes soient en permanence garées devant les magasins qui vendent les produits les moins chers. Jour après jour, le marché grouille de monde au petit matin. Quand prend fin la criée, les marchands retournent à leur magasin, dûment approvisionnés pour la journée et se réjouissant à la perspective que celle-ci soit bonne pour leur commerce. ArTS ET cuLTurE DE coréE 23


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Des marchands qui vieillissent ensemble et boivent du makgeolli dans le même bol, des gens sans aucun lien de parenté qui se retrouvent et s’entendent comme s’ils faisaient partie d’une même et grande famille : tel est le paysage du marché de mon quartier natal de Yeongdeungpo.

me mettais à pleurer, l’une d’elles m’ayant même acheté un tee-shirt jaune à mon nom qu’elle m’a aussitôt aidée à enfiler. Les marchandes étaient toutes des mères pour moi, et j’étais leur fille à elles toutes. Pour la fête des parents, les enfants de marchands, comme moi à l’époque, doivent avoir fort à faire pour confectionner tous les œillets en papier qu’ils offriront à ces « taties » ou « tontons » et épingleront eux-mêmes sur leurs vêtements. Des gens sans aucun lien de parenté qui se retrouvent et s’entendent comme s’ils faisaient partie d’une même et grande famille : tel est le paysage du marché de mon quartier natal de Yeongdeungpo. Quand les vagues du changement ont déferlé jusqu’à lui, il a bien fallu que mon chez-moi s’en aille et trouve refuge dans un autre marché, celui de Gangseo. À l’emplacement de l’ancien marché de gros où les marchands vendaient les produits achetés à la coopérative, se trouve aujourd’hui un immeuble abritant le siège d’un parti politique et un centre commercial.

Le marché aux fruits et légumes de Yeongdeungpo ouvre tôt le matin pour la criée de gros et reste ouvert l’après-midi pour la vente au détail. Ses bons fruits frais attirent toujours une foule d’acheteurs.

« tout peut toujours arriver » Bien qu’ils aient eu à se déplacer, les marchands n’en continuent pas moins d’arriver aux aurores, vendant des fruits pour gagner leur vie et élever leurs enfants, tout en répétant à l’envi leurs aphorismes préférés : « Il faut faire avec ce qu’on a » ou « Tout peut toujours arriver ». Si ces phrases peuvent sembler fatalistes, elles prennent un autre sens quand les marchands racontent leur vie. Ce monsieur Choe, par exemple, qui n’a pourtant pas l’air d’avoir fait fortune, possède le magasin le plus prospère du marché. Autrefois électricien, il avait perdu son emploi lors de la crise financière de 1997, mais un jour qu’il errait sur le marché pour ramasser les fruits jetés, un grossiste lui a offert un emplacement situé en face de son magasin pour qu’il se lance dans la vente au détail. La réussite qui a été la sienne lui fait souvent dire que « tout peut toujours arriver », ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille vivre n’importe comment puisque le cours des choses est imprévisible, mais qu’il faut pouvoir parer à toute éventualité. Autre personnage haut en couleur du marché, une vieille marchande serait l’auteur du sage conseil selon lequel « il faut faire avec ce qu’on a ». Surnommée la « dame des cartons » parce qu’elle ramasse ceux-ci sur le marché pour gagner sa vie, elle demande toujours poliment la permission de le faire. Puis elle enlève les déchets ou fruits gâtés qui peuvent s’y trouver et les place dans le sac poubelle qu’elle ne manque jamais d’apporter. Elle accomplit chacun de ces gestes avec délicatesse. Comme je lui disais qu’elle ne semblait pas faite pour ce travail, elle s’est contentée de répondre en souriant : « Je fais avec ce que j’ai ». C’est grâce à des gens comme ceux-là que vit un marché : des gens qui s’accommodent de leur destin, savent faire face aux aléas de l’existence en toute circonstance, mettent à profit de leur mieux chaque jour qu’il leur est donné de vivre et commencent souvent la journée plus tôt que les autres. Quand paraissent les premières lueurs de l’aube, un nouveau jour commence pour eux. ArTS ET cuLTurE DE coréE 25


rubrique spéciaLe 4 Origines et évolution des marchés traditionnels

Les vieux marchés renaissent en tant que centres de la vie culturelle locale

park eun-young Rédactrice indépendante shim byung-woo Photographe

une ruelle, un éclairage blafard et des étals installés au hasard composent le décor d’un marché typique à l’ancienne. si des lieux comme celui-ci étaient autrefois le point de mire de la collectivité, ils ont cessé de l’être en attirant toujours moins de clients. malgré ce déclin, de jeunes artistes s’emploient depuis peu à ranimer leur flamme aux côtés des marchands. avec la fougue de la jeunesse et quelques idées de génie, ces créateurs font revivre les heures de gloire des marchés d’antan.

d

e 2008 à 2013, le ministre de la Culture, des Sports et du Tourisme a entrepris une réhabilitation des marchés traditionnels par la mise en œuvre du projet dit Munjeon seongsi, dont le nom signifie « prospérité attirant une grande foule ». Cet ensemble de mesures visait à faire prendre conscience au public de l’importance de ces lieux et à proposer des moyens de les faire revivre dans tout le pays. Les responsables estiment qu’elles ont permis d’enrayer le déclin des marchés par leur reconversion en centres de la vie culturelle locale qui rassemblent anciens clients et jeunes consommateurs. D’aucuns leur reprochent en revanche d’« avoir privilégié les aspects quantitatifs et de s’être cantonnés à une approche superficielle ». Il n’en demeure pas moins que l’initiative a éveillé l’intérêt des jeunes consommateurs vis-à-vis de ces lieux qu’ils ont enrichis de leurs apports spécifiques.

une nouvelle vie sous forme de lieux de culture Le Youth Mall du marché de Nambu, qui se situe à Jeonju, une ville de la province du Jeolla du Nord, fournit une bonne illustration de la réussite remarquable de ces actions, car à n’en pas douter, ce cen26 KorEANA Été 2015

tre commercial constitue aujourd’hui l’un des hauts lieux de la vie locale. Voilà encore peu, il s’était réduit comme la peau de chagrin au fur et à mesure que les marchands s’en allaient pour cause de gains insuffisants. Et puis les lumières se sont rallumées une à une, en commençant par le premier étage dont les emplacements sont proposés à des prix intéressants aux jeunes entrepreneurs souhaitant attirer une nouvelle génération de clients. On y trouve notamment une boutique de décoration pour la maison dont le propriétaire a fait des études d’arts plastiques en France, une boutique de cadeaux réunissant les souvenirs de mois de voyages à l’étranger effectués par son propriétaire et une clinique de médecine alternative, ainsi que des bars à cocktails, des taquerías, des restaurants coréens et divers autres magasins. Suite à son succès, le Youth Mall a vu son chiffre d’affaires progresser de 10 à 20 % selon les établissements. Lors des manifestations qui s’y déroulent de dix-huit heures à minuit le vendredi et le samedi soir, un public de tous âges découvre quantité de choses sur ses étals qui offrent encas et articles fait à la main, mais aussi dans les petits spectacles et expositions qui s’y tiennent. Aujourd’hui, le marché de Nambu fait partie des principaux lieux tou-

risques de Jeonju et de sa région, aux côtés du Village de hanok situé non loin de la ville.

marchands et jeunes artistes Comme dans les quartiers londonien de Soho et new-yorkais de Chelsea, ou encore dans celui de Dashanzi et sa 798 Art zone à Pékin, de jeunes artistes sans grands moyens ont été attirés par les faibles loyers proposés dans d’anciennes zones industrielles ou d’aménagement urbain. Peu à peu, ont fait leur apparition des boutiques, galeries aux nombreux visiteurs, cafés, restaurants et autres installations de loisirs qui ont donné un cachet d’originalité aux lieux. Séoul a vu se produire le même phénomène dans ses quartiers de Hongdae, Garosugil et Itaewon. La multiplication des ateliers semble être la règle dans ces mutations qui font d’un quartier un repère incontournable de la vie locale. Que se passe-t-il lorsque c’est le cas dans les marchés traditionnels ? À Séoul, le sous-sol du marché central de Hwanghak-dong accueille le siège d’un groupement d’artisans et concepteurs dénommé « Galerie marchande créative de Sindang ». Il abritait auparavant un centre commercial qui avait connu un certain temps la prospérité, après sa création dans


1 Atelier d’artisan de la Galerie marchande créative de Sindang. Celle-ci a succédé à un centre commercial souterrain dans le cadre d’un projet de réhabilitation mis en œuvre par la collectivité du Grand Séoul pour favoriser l’implantation d’ateliers d’artistes et d’artisans et donner ainsi un second souffle aux installations en déclin. 2 Boutique du Youth Mall situé au premier étage du marché de Nambu, à Jeonju. Les jeunes en quête d’originalité apprécient particulièrement ses commerces pour leurs articles attrayants tout en étant peu communs.

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les années 1970, mais avait par la suite vu sa fréquentation baisser progressivement, au point qu’il ne s’y trouvait plus que quelques magasins. Pour enrayer son déclin, la collectivité locale du Grand Séoul a entrepris sa rénovation en 2009 en vue de le reconvertir en ateliers d’artisans et d’artistes. Malgré l’exiguïté des locaux, dont la superficie unitaire est de 6,6 m², les artistes qui les occupent peuvent s’y concentrer sur leur travail, sans avoir à se préoccuper du paiement d’un loyer et de charges. Plutôt que de rester dans leur coin en s’enfermant au fond de quelque atelier en sous-sol, des artistes ont décidé d’aller à la rencontre de ces marchands qui étaient la vie même du marché. Ils se sont joints à eux pour entreprendre des actions dans l’intérêt de tous, dessinant les nouvelles enseignes des magasins et organisant des festivals sur place. Leurs activités se démarquent ainsi de celles que proposent la plupart des marchés traditionnels et qui ont avant tout pour but d’attirer les visiteurs. Situé dans l’agglomération du Grand Gwangju, le marché de Daein connaît aussi une deuxième vie grâce à l’action conjointe d’artistes et de marchands. L’initiative en revient à Park Sung-hyen, l’organisateur en chef de la Septième biennale de Gwangju qui a eu lieu en 2008. Convaincu de la nécessité d’encourager les arts pour qu’ils fassent partie du quotidien de tous, il a proposé que les emplacements du marché laissés vacants soient mis à la disposition de jeunes artistes, les marchands faisant un geste de bonne volonté en baissant leurs loyers. Pas moins de trente artistes ont opté pour cette cohabitation dont le résultat le plus remarquable est une manifestation nocturne bimensuelle créée en 2010, le marché Star. Dans ce quartier à la vie culturelle plutôt restreinte, la nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Avec ses étals attrayants et ses multiples possibilités de découverte garants de plaisirs partagés par tous, le marché de nuit a doublé d’envergure par rapport à sa taille d’origine. 28 KorEANA Été 2015

Plutôt que de rester dans leur coin en s’enfermant au fond de quelque atelier en sous-sol, des artistes ont décidé d’aller à la rencontre de ces marchands qui étaient la vie même du marché. Ils se sont joints à eux pour entreprendre des actions dans l’intérêt de tous, dessinant les nouvelles enseignes de magasins et organisant des festivals sur place.

À l’été 2013, la galerie coopérative Dada Creative Studio a été créée au sein du marché pour aider au bon déroulement des foires d’art, ventes aux enchères d’œuvres d’art, expositions et autres activités créatives menées par de jeunes artistes. Grâce à cette initiative, nombreux sont ceux pour qui le marché tient lieu d’atelier ou accueille une première exposition. Contre toute attente, les marchands eux-mêmes n’ont pas vu leurs profits évoluer de façon conséquente. Si le marché attire plus de mille personnes par jour en fin de semaine, celles-ci viennent pour la plupart assister à des manifestations ou à des spectacles et ne font que rarement des achats. Les marchands ne se réjouissent pas moins pour autant de la présence des jeunes artistes et de la fréquentation croissante du marché qu’ils ont contribué à sauver de la disparition par leur dynamisme. Autre exemple révélateur de cette évolution, le marché de Dongjin se trouve à Yeonnam-dong, un quartier de Mapo-gu, qui est l’un des arrondissements de Séoul. Converti un temps en entrepôts, il était à l’abandon depuis que ceux-ci étaient désaffectés. Ce lieu, si peu étendu et si discret qu’il se faisait presque oublier, a retrouvé une activité avec l’arrivée de jeunes organisateurs et créateurs tout aussi passion-

nés de culture que de marchés traditionnels. Depuis l’année dernière, il propose toute une série d’ateliers et de manifestations culturelles hebdomadaires, dont une initiation à la menuiserie faisant appel au recyclage de morceaux de bois de récupération. Ces animations ont favorisé la multiplication des petits commerces dans les ruelles adjacentes, notamment des cafés, restaurants, librairies, ateliers d’artisanat et galeries. Aujourd’hui, ce lieu figure parmi les plus branchés que compte le quartier déjà très fréquenté de Hongdae.

Le marché de bongpyeong a retrouvé son dynamisme grâce à de nouvelles créations À Pyeongchang, un canton de la province de Gangwon, le marché de Bongpyeong témoigne d’une expérience de réhabilitation menée avec succès par la collectivité locale en partenariat avec les marchands et sponsors. Des siècles durant, il a fait partie des plus importants marchés du pays et aujourd’hui encore, on y dénombre plus de soixante-dix boutiques assurant la vente en permanence, outre la centaine de marchands et vendeurs qu’il rassemble tous les cinq jours, ceux qui se terminent par 2 ou 7. C’est dans la commune rurale de Bongpyeong que se déroule la célèbre


1 Boutique d’accessoires du marché de Daein, à Gwangju. Les ateliers qu’y ouvrent de jeunes artistes et artisans sont destinés aussi bien à la création qu’à la vente, d’où le rajeunissement de la fréquentation de l’ensemble du marché. 2 Dans la capitale, le marché central de Hwanghakdong s’est agrémenté de la touche qu’y apportent les artistes de talent résidant dans la Galerie marchande créative.

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nouvelle de LEE Hyo-seok Quand fleurissent les fleurs de sarrasin, qui évoque les joies et peines des marchands forains. Principalement pour cette raison, quand vient le mois de septembre, on accourt de partout pour admirer les champs en pleine floraison. Cependant, parmi les visiteurs des lieux les plus célèbres tels que le centre commémoratif consacré à Lee Hyo-seok, rares sont ceux qui poussent jusqu’au marché historique pourtant distant d’à peine quelques centaines de mètres. Pour venir au secours des marchés traditionnels menacés de disparition, la collectivité provinciale de Gangwon a fait appel à la société de crédit Hyundai Card qui, dans

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le cadre du projet dit de « Réalisation d’un rêve » lancé par la maison mère, propose une aide à la reconversion des petits commerces en réaménageant les emplacements du marché. Le laboratoire créatif de Hyundai Card s’est associé à la collectivité provinciale pour mettre au point un dispositif autonome qui permette aux marchés traditionnels d’exercer leurs activités sans devoir recourir à un quelconque soutien provenant de l’extérieur. Dans cette perspective, les partenaires mettent l’accent sur « ce qui est réalisable sans construction supplémentaire ni autre ajout quel qu’il soit », l’aspect général du marché de Bongpyeong ayant d’ores et déjà été amélioré par certaines modifications apportées aux

auvents des magasins. Il s’agit pour ceuxci d’indiquer la nature de leurs activités par les couleurs d’auvent correspondantes, qui sont notamment le vert pour les produits de l’agriculture, le bleu pour ceux de la mer, le violet pour l’habillement et les rayures orange pour l’alimentation, le tout complété par un petit écriteau où figurent la photo du commerçant et des informations sur les articles en vente. Contrairement aux autres marchés dont la rénovation a mis à contribution des artistes, celui de Bongpyeong propose assez peu de manifestations promotionnelles ou culturelles, ce qui n’enlève rien à la longue histoire et au charme naturel qui sont les siens.


« L’AFFLUENCE DES CLIENTS ENTRAÎNE AUSSI L’AFFLUX DES CAPITAUX »

« LA VOCATION ARTISTIQUE DU MARCHÉ EN FAIT UN LIEU UNIQUE EN SON GENRE »

Kim chae-ram Dirigeante de Boddaridan

jung sam-jo Directeur général du marché Star au Daein Market de Gwangju

Au sein du Youth Mall, le groupe Boddaridan, c’est-à-dire des emballeurs, programme et organise différentes animations visant à donner un second souffle au marché de Nambu. Il s’est fixé pour objectif d’en faire un centre de la vie culturelle locale et dans ce but, il assure la planification et la gestion des marchés aux puces, l’exploitation des centrales d’achat proposant des marques coréennes et l’organisation d’ateliers. L’affluence des clients entraîne aussi l’afflux des capitaux. Les magasins en franchise qui occupent le rez-de-chaussée et les alentours du marché ont chassé les commerces les plus anciens. C’est peut-être le revers de la médaille, mais je ne peux que trouver regrettable cet aspect de l’évolution en cours.

Le marché Daein loue actuellement vingt de ses emplacements à de jeunes entrepreneurs. Depuis l’année dernière, cette présence et l’activité qu’elle engendre lui ont permis non seulement d’attirer une clientèle plus jeune, mais aussi d’étendre sa notoriété à tout le pays. Les marchands se réjouissent de cette évolution. Les nouveaux venus se félicitent quant à eux d’avoir su donner une vocation artistique à ce lieu. Il leur reste maintenant à rendre le marché suffisamment concurrentiel pour qu’il conserve son caractère propre en faisant se côtoyer art et artisanat, commerçants, artistes débutants et jeunes entrepreneurs.

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« POUR LES JEUNES STYLISTES, LES MARCHÉS AUX PUCES PEUVENT VRAIMENT SERVIR DE TREMPLIN » song yoon-gi Fondateur et dirigeant de Susurrus

J’ai créé ma marque dès mon retour de Grande-Bretagne, où je me suis formé à la conception d’accessoires de mode. Mes premiers pas, c’est sur un marché aux puces que je les ai faits à l’occasion d’une manifestation qui avait lieu l’année dernière au Digital Media City de Sangam-dong, à Séoul. Pour mieux faire connaître ma marque, j’ai ensuite loué un emplacement dans beaucoup de marchés aux puces du pays, dont ceux de Séoul et de Busan. Il y a six ou sept mois, un responsable du marketing du grand masagin Hyundai m’a appelé pour me demander de participer à une opération réservant des stands aux jeunes stylistes. Aujourd’hui, Susurrus est représenté dans les principaux grands magasins de Séoul et de Daegu. Pour les jeunes stylistes, les marchés aux puces ne se résument pas à la vente et à l’achat, car ils peuvent vraiment servir de tremplin ».

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1 Atelier d’artiste de la Galerie marchande créative de Sindang. Malgré les 6,6 m² de superficie de ce local, la jeune artiste y a trouvé un lieu où pouvoir se concentrer. 2 La nuit est tombée sur le Youth Mall du marché de Nambu, à Jeonju. Différentes manifestations y sont organisées par le groupe d’événementiel Boddaridan, dont des concerts et marchés aux puces. 3 Galerie marchande créative Sindangau du marché de Daein, à Gwangju. Le regard du passant est attiré par la décoration extérieure que les artistes résidant sur le marché ont réalisée à l’entrée de chaque boutique. 4 Heure d’ouverture au marché aux puces de Daehangno, qui est l’un des plus célèbres de Séoul.

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entretien

seung hyo-sang 1

imagine une ville de renouveau solidaire

park seong-tae Secrétaire général de la Fondation Junglim

en optant pour « le beau dans la pauvreté » pour préférer l’usage à la propriété, le partage à l’accumulation et le vide au remplissage, seung hyo-sang, alias seung h-sang, applique ses conceptions à l’architecture. son art est aussi porteur d’un message d’émerveillement sur la possibilité qui s’offre à l’homme de partager routes et terres, mais aussi cette nature où plongent ses racines. cet « architecte municipal », le premier du genre à séoul, aspire à mieux faire connaître la capitale, mais sous quelle forme et par quels moyens ?

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ar l’étendue et la richesse de ses connaissances, l’éminent architecte et intellectuel Seung Hyo-sang a acquis une maîtrise de son art presque inégalée en Corée. En une vingtaine d’années, il a rejoint les plus importantes figures de la profession au sein d’une entité de sa création, le Groupe 4.3 chargé de réinventer un discours sur l’architecture coréenne en refusant toute appartenance à une quelconque école et en adoptant le concept du « beau dans la pauvreté » qui guide sa démarche. Au poste d’« architecte municipal » qu’il occupe depuis septembre 2014 dans la capitale, Seung Hyo-sang assure des fonctions de conseil auprès des services municipaux chargés d’étudier et de retenir des projets urbanistiques et pour ce faire, il doit mettre entre parenthèses le reste de son travail. Celui-ci comporte actuellement plusieurs projets de rénovation et d’aménagement urbain tels que l’agrandissement de l’esplanade de Gwanghwamun, la modernisation du centre commercial Sewoon et la création d’un « Jardin de l’air » sur la passerelle d’accès à la gare de Séoul. Quel est exactement son rôle dans la politique urbanistique de la capitale et quels objectifs poursuit-il ?

un premier « architecte municipal » à séoul park seong-tae Vous vous consacrez actuellement à votre rôle d’architecte municipal de Séoul. ce poste est encore méconnu en corée. seung hyo-sang En ce moment, c’est mon activité la plus importante. Je pourrais baisser les bras et me dire « Oh non, c’est trop compliqué ! Il y a trop d’avis différents. Laissons tomber ». Mais ce serait désastreux. Je suis obligé de faire de la politique, bien que j’aie horreur de ça et que je trouve ça stressant. Mais maintenant que je suis vieux, je peux supporter bien des choses. Avant… j’en aurais été incapable. park Par le passé, il vous est arrivé à plusieurs reprises de

1 Seung Hyo Sang, premier « architecte municipal » coréen. Il rêve de créer des lieux de communion avec la nature. 2 Welcome City (2000). Situé dans un quartier de la capitale, Jangchung-dong, l’immeuble de l’agence de publicité Welcome figure parmi les principales réalisations de Seung Hyo Sang.

©Osamu Murai

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monter sur la scène publique, comme coordinateur de la Ville des livres, à Paju, ou en tant que commissaire de la Biennale de Venise, par exemple. Aujourd’hui, votre fonction d’architecte municipal semble primer, car elle comporte davantage de difficultés et une plus grande diversité de tâches. En dépit de tous ces obstacles, qu’aimeriez-vous voir changer à Séoul ? seung À supposer que je le veuille, est-ce que les choses peuvent changer du tout au tout ? En fait, je ne cherche pas à les faire changer ; j’essaie juste de répondre aux besoins de notre époque. Nous nous trouvons dans une phase de croissance faible. Mon activité s’en ressent vraiment. Autrefois, un développement tous azimuts était réalisable. Aujourd’hui, on assiste à un changement de paradigme, car, dans l’attente d’une prochaine étape, on s’en tient à améliorer ce qui peut l’être à une petite échelle, avec l’aide de la population. Même si cela prend du temps, on revient à plus de sagesse en se contentant de rénover à moindres frais et avec le plus petit risque d’erreur possible. De l’urbanisme, on est en train de passer à une « acupuncture urbaine ». park Vous voulez dire que vous avez cherché les points faibles de Séoul et que vous êtes en train de les corriger, comme à la passerelle de la gare de Séoul, au centre commercial Sewoon ou à l’esplanade de Gwanghwamun, qui font l’objet de projets d’urbanisme visant à revivifier la ville tout en limitant votre intervention sur l’architecture ? seung Le développement réalisé jusqu’ici a coupé les hommes de leur milieu naturel. Il est temps de les réunir. Il faut travailler à revivifier la ville en reliant entre eux les espaces de vie collective et non par des réalisations donnant dans la démesure et le spectaculaire. Le réaménagement du Centre commercial Sewoon, la création du « Jardin de l’air » sur la passerelle de la gare de Séoul, la restauration des anciennes fortifications et la mise en relation de l’ensemble sont des projets de notre époque.

un renouveau communautaire, environnemental et humain park Des projets sur lesquels vous travaillez actuellement, quel est le plus complexe ? Pour ma part, je dirais que c’est l’agrandissement de l’esplanade de Gwanghwamun, pour lequel il faudra supprimer cinq voies de circulation. or cette question fait vraiment débat. seung Ce projet est en fait l’un des moins difficiles de tous. Nous avons fait de nombreux essais, en fermant par exemple des voies pendant le week-end, mais nous n’avons constaté aucune incidence grave sur la circulation. L’agrandissement peut se faire progressivement et pendant ce temps, des installations culturelles seront mises à la disposition du public. Ce sera un lieu tranquille où les gens pourront assister à des spectacles, visiter des expositions ou, quand il fait beau, s’asseoir et bavarder autour d’une tasse de thé. park Vous semblez vouloir rendre la ville plus agréable à vivre aux piétons. certains sont opposés au projet à la perspective d’éventuels embouteillages, mais j’ai cru comprendre que vous cherchiez ArTS ET cuLTurE DE coréE 33


à éviter ce problème en limitant l’accès des véhicules au centre ville. seung C’est exact. La zone délimitée par les anciennes fortifications constitue le vieux Séoul. Dans d’autres pays, il existe une séparation bien nette entre les parties anciennes et récentes des villes historiques. Ce n’est plus le cas à Séoul. Nous avons aboli ces frontières pour ressembler aux villes modernes étrangères. L’année dernière, la collectivité régionale de Séoul a présenté sa nouvelle vision de la capitale dans un document intitulé Seoul 2030 Plan. Voilà un projet qui fait enfin figurer les montagnes, car jusqu’ici, elles n’ont pas été au centre des préoccupations de ceux du même type et n’y étaient même pas représentées par des dessins. À ce stade, l’apparition des montagnes prouve que nous commençons à envisager la ville dans ses trois dimensions. Si la politique d’urbanisme prend en compte la configuration propre à chaque ville, les vieux quartiers pourront se transformer en « villes lentes » qui réservent de la place au vide. 34 KorEANA Été 2015

La réhabilitation de l’ancien et des petits quartiers park Vous avez dit que les changements d’un centre ville faisaient aussi changer la périphérie. Pensiez-vous plus précisément aux petits quartiers situés au-delà des quatre portes du vieux Séoul ? seung Globalement, une fois transformée, Séoul se composera d’espaces dégagés et de vieux quartiers qui formeront une ville lente située à l’intérieur des murs, à laquelle s’ajouteront cent cinquante quartiers extra-muros. Aux dernières élections, parmi les promesses de campagne de l’actuel maire Park Won-soon, se trouvait le projet appelé « Quartier à dix minutes ». Il prévoyait la création de bibliothèques, de parcs et d’installations sportives et culturelles qui seraient situées à dix minutes à pied de tous les logements. Les quartiers constitueraient alors de petites communautés autonomes et compatibles entre elles. park En 2017, l’union internationale des architectes devrait


1 L’arboretum de Séoul , un dessin de l’architecte néerlandais Winy Mass qui a été retenu dans le cadre d’un projet visant à l’aménagement de la gare de Séoul en 2017. Il représente un jardin suspendu dont les arbres et fleurs créent une bordure végétale le long de la passerelle aérienne. 2 Le Jardin-poumon de Sewoon. La municipalité de Séoul a mis en œuvre un projet de réhabilitation comportant la création d’espaces verts qui redonneront vie au quartier un peu mort du Centre commercial de Sewoon.

d’une telle manifestation. park Quand prendra fin votre mandat d’architecte municipal, projetez-vous d’entreprendre un projet particulier à titre individuel ? Qu’est-ce qui vous tiendrait le plus à cœur ? seung En Europe, les architectes se regroupent à trois ou quatre au sein de cabinets. Dans une structure de cette taille, ils n’ont pas à se préoccuper trop des questions de gestion. Ils disposent d’assez de temps pour réfléchir aux projets et réaliser beaucoup de croquis et plans. Je les envie. Ils ont l’air tellement heureux. C’est exactement comme cela que j’aimerais travailler. (Rires)

qui est seung hyo-sang ? Né à Busan en 1952, Seung Hyo-sang a fait ses études au Département d’architecture et à l’École d’architecture de l’Université nationale de Séoul, avant de les parachever par un cursus à l’Université de technologie de Vienne. À son retour en Corée, il a travaillé quinze ans au cabinet Kim Swoo-geun, l’actuel SPACE Group, où il a participé à la conception d’importants édifices comme l’église catholique Yangdeok de Masan ou l’église presbytérienne Kyungdong de Séoul. En 1989, il a créé à son tour un cabinet appelé IROJE dont les principales réalisations sont Sujoldang (1993), Subaekdang (1998), Welcomm City (2000) et la tombe du défunt président de la République Roh Moo-hyun (2010). En 2002, il a été le premier architecte à se voir nommer artiste de l’année par le Musée national d’art moderne et contemporain de Corée (MMCA). Il a assuré les fonctions de commissaire et directeur général de la Biennale de Venise et de la Biennale d’art contemporain de Gwangju. Ses publications comportent notamment Les vieilles choses sont toutes belles , La tombe de Roh Moo-hyun , Voyage artistique à 50° de latitude nord , Les motifs de la terre , Architecture, un signe de pensée et Le beau dans la pauvreté. 1

tenir son congrès à Séoul, si je ne me trompe ? seung Séoul n’accueille pas de manifestations culturelles d’envergure internationale. Elles se déroulent dans des villes de province comme Busan pour le Festival international du film, Tongyeong pour celui de musique et Gwangju pour la Biennale d’art contemporain. Pour remédier à cela, nous préparons actuellement une première biennale d’architecture qui se déroulera en 2017 à Séoul et coïncidera ainsi avec le congrès de l’UIA. Elle sera précédée d’une biennale préparatoire qui aura lieu cette année. Les Biennales de Venise auxquelles j’ai eu l’occasion de participer m’ont permis de constater qu’elles avaient une optique exclusivement occidentale. L’année dernière et il y a trois ans, alors que David Chipperfield était commissaire, j’ai été sollicité pour présenter des œuvres à l’exposition principale. Parmi la centaine de personnalités présentes, Kazuyo Sejima et moi-même étions les seuls Asiatiques. Je me suis alors dit qu’il fallait que l’Asie se dote elle aussi

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amoureux de La corée

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Annaliisa Alastalo,

« j’ai l’impression d’être dans ma bulle », confie l’artiste verrière finlandaise annaliisa

SON ART DE VIVRE alastalo, en parlant de son mode de vie plutôt atypique en corée. La famille qu’elle forme

avec son mari, l’architecte hong sung-hwan, et ses deux filles s’est créé elle-même cet univers. en pénétrant dans leur maison/

atelier de sudong, un quartier de la ville de

namyangju qui est à quarante-cinq minutes de route de séoul, on croirait vivre dans un monde plus paisible et plus beau, le temps d’une visite.

darcy paquet Rédacteur indépendant ahn hong-beom Photographe

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ans un pays aussi urbanisé, au rythme de vie si trépidant qu’il est parfois insupportable, le style néorural d’Annaliisa Alastalo ne pouvait qu’attirer l’attention. « Parfois, les gens trouvent bien que je sois là pour montrer qu’il est possible de vivre plus lentement. Mes amis coréens sont souvent surchargés de travail, alors en me voyant, peut-être se disent-ils qu’ils pourraient s’organiser autrement. » Chacun peut en principe mener sa vie comme il l’entend, mais les gens se conforment aux façons de vivre du plus grand nombre. Consciemment ou non, les Coréens accordent pour la plupart plus d’importance aux études et au travail qu’à toute autre chose. À l’inverse, les choix de vie d’Annaliisa Alastalo prouvent que la concurrence n’est pas une fatalité et que les moments passés en famille ou au contact de la nature sont plus précieux, tout comme ceux que l’on consacre à des activités artistiques.

L’artiste verrière Annaliisa Alastalo, qui habite la Corée depuis huit ans, éveille la curiosité par la « vie lente » qu’elle mène à la campagne aux côtés de son mari coréen, lui aussi artiste, avec lequel elle travaille et élève deux enfants.

une nouvelle vie en corée Née en 1984 dans un petit village finlandais situé près de Joensuu, Annaliisa Alastalo est la troisième enfant d’une famille qui en compte douze. En 2003, elle est allée à Helsinki étudier la céramique à l’Université d’Aalto. Elle appréciera tout particulièrement la possibilité d’exprimer ses sentiments que donne le travail de l’argile. Elle s’initiera également à celui du verre, qui pour elle, procure d’autres sensations. « Dans la poterie, tout repose sur le toucher, alors que la température du verre ne permet pas ce contact et nécessite des outils », explique-t-elle. C’est à l’université qu’Annaliisa Alastalo rencontre son futur mari, un artiste coréen qui a étudié la céramique en République Tchèque avant de venir en Finlande faire les mêmes études qu’elle. « J’ai eu le coup de foudre ! », se souvient-elle en souriant. « Il était si beau ! » De son côté, ce dernier dit avoir été très attiré par l’art finnois, comme par l’art tchèque avant lui, tous ArTS ET cuLTurE DE coréE 37


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« Si je dois revenir en Finlande, je pense que je me remettrai à la céramique. c’est un artisanat très ancien en corée et je ne suis pas sûre d’y avoir ma place. »

deux différant totalement de celui de la Corée. « J’étais émerveillé par les œuvres d’art que je voyais et je voulais en créer à mon tour », raconte-t-il. La rencontre d’Annaliisa a scellé son destin. Ils sont aussitôt devenus amis, puis se sont mariés quelque temps après et de leur union, sont nées en 2005 et 2006 deux filles prénommées Saaga et Saara. Un an plus tard, ils allaient s’envoler pour la Corée. « La première fois que nous sommes venus, je n’aurais jamais cru y rester aussi longtemps. Je voulais tout au plus y séjourner quelques années parce que c’est le pays de mon mari et que je trouvais bon que nos enfants connaissent nos deux cultures », précise Annaliisa Alastalo. À leur arrivée, ils habiteront Jongno, un célèbre quartier de Séoul, mais quand ils prendront la décision de rester, ils porteront leur choix sur la ville de Namyangju. Leur maison se trouve au bord d’un étroit chemin de terre et l’on y a une vue très dégagée sur les collines environnantes. « En Corée, bien des gens ont une mauvaise image de la campagne, parce qu’ils la trouvent pauvre et pas assez développée. Pour ma part, je la trouve au contraire très belle », affirme-t-elle. « Pour moi, il était exclu que mes enfants grandissent en ville ». Dans leur maison, dont ils ont eux-mêmes conçu l’aménagement, l’atelier occupe le rez-de-chaussée, où se trouve également le four de verrier construit par le mari, les logements se situant à l’étage. Dehors, les arbres qu’ils avaient plantés en arrivant ont beaucoup poussé.

1 Objets de verre réalisés par Annaliisa Alastalo, qui s’est formée à la verrerie à l’Université Aalto d’Helsinki. Ces pièces de style persan allient des aspects artistiques et fonctionnels. 2 Œuvres inspirées des porcelaines blanches d’époque Joseon.

La liberté d’expression qu’autorise le verre En vivant à la campagne, Annaliisa Alastalo est plus en mesure de se consacrer à son art. Sa maison est envahie de bols, assiettes et vases en verre de toutes dimensions et de toutes couleurs qui s’entassent dans des vitrines et jusque dans la cuisine. « Ces temps-ci, je travaille beaucoup le verre semi-opaque », explique-t-elle au sujet des pièces exposées, qui semblent noircies par la fumée. Malgré la finesse de leur exécution, ces œuvres présentent toutes un caractère fonctionnel. « Je pense avant tout à leur côté pratique, tandis que ce que fait mon mari est plutôt artistique », reconnaît-elle avec un sourire. La réalisation de verreries d’art exige de disposer d’un four très chaud dont on augmente la température pendant plusieurs jours et que l’on maintient ensuite au niveau de chaleur obtenu. On y place alors le sable constituant la matière première pour le fondre, puis on le recueille à l’aide d’une longue canne. Après avoir roulé la matière incandescente sur une plaque de métal mince, l’artiste souffle dans sa canne pour que se forme une grosse bulle dans cette masse en fusion. Il s’agit du verre, qu’il va maintenant façonner au moyen de divers outils. « On peut ajouter différentes matières pour obtenir la couleur souhaitée ou créer des bulles et d’autres effets dans la masse par certains procédés », précise Annaliisa Alastalo. Ces dernières années, plusieurs expositions lui ont été entièrement consacrées, notamment au Centre d’art Gana et à la Galerie Pfo de Busan. L’artisanat de la verrerie n’étant pas ancien en Corée, ces manifestations ont permis la découverte d’une activité méconnue par un plus large public. J’ai dû travailler dur pour m’y préparer, mais j’ai été satisfaite du résultat, déclare-t-elle. « Je n’avais pas la moindre idée de l’accueil qui serait réservé à ces expositions. J’ai donc été agréablement surprise de constater leur succès. » Depuis, elle reçoit toujours plus de visiteurs dans son atelier de Namyangju, où elle réalise aussi la vente. À leur arrivée, ils sont frappés par la manière détendue avec laquelle ils sont reçus et certains se lient parfois d’amitié avec l’artiste. La presse coréenne n’a pas manqué de s’intéresser à elle. En 2010, elle a participé, aux côtés de son mari, à une émission de télévision à succès intitulée Ingan geukjang, c’est-à-dire « le théâtre humain » et personne ne s’étonne plus de voir figurer le couple dans des magazines ou sur d’autres supports ArTS ET cuLTurE DE coréE 39


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d’information. En 2011, elle a fait éditer le livre L’Onnela d’Annaliisa, qui se compose de photos et de textes portant sur sa vie de famille en Finlande et en Corée, le premier mot du titre signifiant en langue finnoise « la maison du bonheur ».

1 Annaliisa Alastalo au travail dans son atelier de verrerie. En semaine, elle’sadonne á cetté activire presque tous les matins. 2 Annaliisa Alastalo jouant avec ses enfants dans son jardin de Namyangju. En 2011, elle a fait éditer un livre intitulé L’Onnela d’Annaliisa qui porte sur sa vie famille en Corée et en Finlande.

L’enfant de deux cultures Saaga et Saara, dont les prénoms à double voyelle sont une particularité du finnois, comme l’indique leur mère, sont aujourd’hui scolarisées au primaire, dans un petit établissement situé non loin du domicile familial. « Les petits effectifs ont leurs avantages et leurs inconvénients. Les enseignants peuvent mieux suivre chaque enfant, ce qui est positif. Les enfants apprennent aussi comment se comporter dans un petit groupe de gens », estime-t-elle. À l’avenir, des décisions plus audacieuses en faveur des filles seraient les bienvenues. « En Finlande, nous avons réussi à créer un système éducatif où l’on enseigne avec efficacité, sans exercer trop de pression sur les élèves. Je sais bien à quel point les collégiens et lycéens sont mis à rude épreuve et j’aimerais que Saaga et Saara ne le soient pas trop. » Les deux filles d’Annaliisa Alastalo aiment jouer en pleine nature et ont confiance en elles-mêmes, ces traits de caractère devant leur venir de la manière simple et constructive dont elles ont été élevées. Parlant coréen couramment, elles comprennent aussi leur mère quand elle s’adresse à elles en finnois, bien que lui répondant souvent en coréen, ce qui la chagrine un peu. « J’espère qu’elles feront plus d’efforts pour parler la langue le jour où nous repartirons en Finlande », avoue-t-elle. Son mari et elle parlent entre eux un mélange de coréen et de finnois. Les deux fillettes disent vouloir être plus tard artistes elles aussi. Si elles ne semblent guère manifester d’intérêt pour la verrerie, elles sont très sensibles à l’œuvre de leur mère. À ce propos, Annaliisa Alastalo trouve un peu choquant que les parents soient avant tout soucieux de sécurité matérielle en matière d’orientation professionnelle. « Pour moi, il est impensable de les soumettre à une telle pression », affirme-t-elle. une autre vision du monde Pour Annaliisa Alastalo, la Corée a été source d’inspiration à plusieurs égards et en tant qu’artiste, elle apprécie en connaisseuse la longue histoire et les traditions dont est riche son art de la céramique. « Ce qu’a réalisé la Corée dans ce domaine est tout à fait impressionnant. En voyant certaines œuvres, j’en ai eu le souffle coupé. » Dans la production de l’artiste finlandaise, le public a particulièrement remarqué une pièce de vaisselle rappelant les vases de porcelaine blanche du royaume de Joseon. L’adaptation de cette forme bien connue à une verrerie délicatement teintée crée un effet esthétique alliant tradition et modernité, inspirations orientale et occidentale. « Si je dois revenir en Finlande, je pense que je me remettrai à la céramique. C’est un artisanat très ancien en Corée et je ne suis pas sûre d’y avoir ma place. » Bien que l’art de la verrerie soit extrêmement prenant, Annaliisa Alastalo trouve le temps de s’adonner à d’autres activités, comme la photo (elle affiche régulièrement ses clichés sur Instagram), la couture (elle vient de créer une élégante robe de mariée pour une amie) ou la pâtisserie (la tarte aux pommes est son dessert préféré). Sa maison, dont son mari a dessiné lui-même les plans, les assiettes dans lesquelles mange toute la famille et les vêtements que portent ses enfants : autant d’objets du quotidien faits main et avec goût au sein du foyer. « L’art incite à la réflexion. Il donne une autre vision du monde. Ainsi, il fait entrer la beauté dans la vie des gens. » La sienne en est l’illustration parfaite, car en se faisant davantage connaître du public coréen, l’artiste lui communique d’autant mieux son inspiration créatrice. 2 ArTS ET cuLTurE DE coréE 41


escapade

Le vent souffle sur Jungnogwon, la forêt de bambous de Damyang. célèbre pour ces plantes plus qu’aucune autre région coréenne, Damyang bénéficie des beautés du paysage tout au long de l’année.

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La vie a rendez-vous avec la légende

à Damyang

gwak jae-gu Poète Lee han-koo Photographe

des ruisseaux limpides, de doux rayons de soleil et des forêts de bambous bruissant sous le vent composent le paysage de la région de damyang. ce végétal, omniprésent dans les jardins, fournit aux habitants les cannes avec les lanières desquelles ils tresseront paniers ou boîtes de couleur

servant de coffres à dot aux jeunes mariées. La ville possède aussi nombre de pavillons anciens qui font sa renommée et où souffle encore l’esprit des lettrés de jadis. ceux-ci les semèrent çà et là dans cette vallée pittoresque, selon le sens d’où venait le vent, afin que les âmes en souffrance puissent y faire une halte et prendre un peu de repos. ArTS ET cuLTurE DE coréE 43


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l arrive à tout le monde de se trouver à un tournant de sa vie en raison de quelque choix important à faire. Dans mon cas, ce fut au printemps 1989 et je décidai de quitter l’école où j’enseignais depuis sept ans et demi pour me consacrer entièrement à la poésie. En remettant toutes mes économies et l’argent de ma prime de départ à ma femme, je lui ai demandé de me donner trois ans, ce qu’elle a heureusement accepté. Sachant qu’en outre elle ne travaillait pas, nous n’étions guère prudents de partir ainsi à l’aventure pour voler de nos propres ailes. Pendant quelques mois, nous nous en sommes à peu près bien sortis et avons même fait un voyage à Dunhuang et Loulan, deux villes situées dans une région désertique de l’ouest chinois, ce qui aurait pu paraître un luxe pour des personnes sans emploi. Six mois ont ensuite passé, suivis de six autres, et les choses ont changé du tout au tout. Nos économies avaient diminué de moitié et notre bail allait arriver à échéance dans un an. Bien vite, la belle confiance avec laquelle j’avais démissionné a cédé la place à la détresse et à un sentiment d’impuissance. C’est à cette époque que j’ai commencé à pratiquer la marche. Gwangju, la ville où j’habitais, était encadrée par les montagnes. On n’avait qu’à prendre le premier bus de banlieue venu et à en descendre au terminus pour se retrouver en pleine nature. Tout en cheminant, je respirais le souffle du vent, sentais les gouttes de pluie ou regardais les fleurs épanouies. À force de le faire, c’était comme si la rivière au cours paisible inondait peu à peu tout mon être. Je m’asseyais sur ses berges pour composer un poème, lire le livre que j’avais emporté ou écouter de la musique sur mon baladeur. Les jours passaient de la sorte. Quand venait le soir, je rentrais sans un mot à la maison.

Le jour où je rencontrai l’arbre Un jour que je traversais Hanjae, un minuscule village de montagne de la région de Damyang, la cloche de l’école primaire a tinté

faiblement. Attiré jusqu’à la cour où s’amusaient les enfants, je les ai regardés tristement jouer au ballon, sauter à la corde et courir en tous sens. Soudain, j’ai eu l’œil attiré par une scène qui se passait dans un coin de la cour. En se tenant par la main, des enfants s’étaient mis en rond autour d’un arbre et lui faisaient la bise en riant joyeusement. Émerveillé par ce spectacle, j’ai été tenté de me joindre à eux pour faire de même. Quand ils sont retournés en classe et que je me suis retrouvé seul, je suis allé à mon tour embrasser cet arbre. C’était un zelkova plus de six fois centenaire qui mesurait 26 mètres de hauteur sur 8,3 de circonférence et n’était rien moins que le Monument naturel n°284. Cet arbre magnifique impressionnait surtout par l’étendue de son ombre. Au moment même où je l’étreignais, j’ai été envahi par une impression d’absolue sérénité. Par la suite, j’ai pris l’habitude de courir le retrouver dès que j’avais l’âme chagrine. Un jour, un vieux du village m’a rapporté la légende suivante à ce propos. Yi Seong-gye, en vue de fonder le royaume de Joseon (1392–1910), arriva en ces lieux après avoir sillonné tout le pays à la recherche de l’emplacement le plus favorable par sa concentration d’énergie tellurique sacrée. L’ayant trouvé, il partit prier sur le Mont Samin qui se dresse à l’orée du village, puis revint planter le zelkova. Pour ceux qui croient aux légendes, chacune d’elles fait entrer en eux une part de rêve. Le récit que j’ai entendu m’a plu. C’était donc là que s’était recueilli cet homme qui rêvait d’être le bâtisseur de la nation ! Cette folle idée que la poésie me ferait vivre confinait peut-être elle aussi au mythe. Trois ans plus tard, n’ayant toujours pas trouvé d’emploi, j’avais vidé mon compte en banque. Le printemps était revenu, les fleurs avaient éclos et le vent répandait leur parfum de tous côtés. Un jour, je suis allé revoir le zelkova dans le soleil couchant. Quand je l’ai embrassé, j’ai cru entendre la voix de ma mère, qui n’était plus de ce monde. Elle parlait de ma grand-mère maternelle, qui avait mis au monde douze enfants dont elle-même, qui était la neuviè-

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1 Pavillon du jardin traditionnel coréen de Soswaewon. Dans les habitations d’autrefois, les portes pouvaient se soulever verticalement pour créer une ventilation naturelle dans les intérieurs en période de canicule. 2 Dans le jardin de Soswaewon, la présence de ce ruisseau prenant sa source au Mont Mudeung révèle l’idéal qu’avaient les lettrés confucéens de Joseon d’apprendre à vivre selon les lois de la nature.


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L’été, le vent agitait les bambous avec un bruissement apaisant pour l’esprit, et les jours d’hiver, de gros flocons de neige s’écrasaient au sol avec ce bruit mat qui pourrait inspirer un poème. Les gens d’autrefois l’entendaient, pendant les longs hivers où ils tressaient les objets en vannerie du ménage.

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1 Couple se promenant dans la forêt de Juknongwon, qui conserve sa fraîcheur au plus chaud de l’été. 2 Spécialité très appréciée à Damyang, le « riz en bambou » s’obtient par cuisson à la vapeur dans une canne de bambou. 3 Seo Han-gyu, détenteur du titre d’Important bien culturel immatériel, fabrique une boîte en lanières de bambou séchées dans son atelier.


me. Au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, la famille dut se disperser pour échapper à un enrôlement forcé dans l’armée japonaise. Tous les matins, grand-mère allait prier dehors. Dans ce village de montagne, une source jaillissait à mi-versant et grand-mère s’y rendait de bon matin pour recueillir son eau pure dans un bol qu’elle déposait devant le vieux zelkova, cet arbre sacré du village, puis elle priait pour ses enfants. Un jour qu’elle était en train de prendre de l’eau, elle a vu luire deux vives taches de lumière dans la forêt qui s’étendait devant elle. C’était un tigre. Sans perdre son calme, elle s’est levée et a adressé cette prière silencieuse à l’animal : « Ô Dieu des montagnes, fais que mes enfants soient sains et saufs ». Puis, comme si de rien n’était, elle est revenue vers l’arbre et a fait ses prières habituelles. D’aucuns affirment qu’un miracle peut se produire pour peu qu’on l’appelle de ses vœux avec ferveur. Quoi qu’il en soit, les faits ci-dessus sont tels que me les a contés ma mère quand j’étais à l’école primaire.

Le jour où je devins auteur de contes pour enfants Un jour, j’ai entrepris d’écrire l’histoire d’un petit moineau qui voulait, quand il serait grand, vaincre tous les ennemis des moineaux et fonder leur royaume. J’avais trouvé le thème de sa fondation dans la légende de Yi Seong-gye et son symbole, dans l’image du grand zelkova doré. Au bout de quinze jours, j’ai achevé le récit et envoyé le manuscrit à un éditeur. Notre situation n’a pas changé jusqu’à la naissance de notre deuxième enfant, qui a coïncidé avec la parution de mon conte intitulé Le petit moineau Chiku. Ainsi, la légende et le miracle se réalisaient dans ma vie, à moins que ce ne soit en fait dans celle dont je rêvais. Le livre a fait l’objet de deux éditions successives et avec les droits d’auteur qu’il m’a rapportés, j’ai fait l’acquisition d’un petit appartement. En parvenant à dompter la peur, j’ai été en mesure de suivre la voie de l’écriture que j’avais choisie. Ma rencontre avec le zelkova en a été le point de départ. Entre les villages de Hanjae et Subok, puis au-delà, jusqu’à Damyang, s’étire une route bordée de métaséquoias qui est devenue le symbole de Damyang. À première vue, cet arbre à larges feuilles caduques rappelle beaucoup les sapins de l’Himalaya, à cette différence près qu’il perd ses feuilles en hiver et les retrouve au printemps. L’automne venu, quand elles prennent leur belle couleur dorée, on vient les prendre en photo et se promener dans ce havre de paix, comme le font souvent les couples, parfois montés sur des tandems. La forêt qui couvre les rives du ruisseau baignant la région de Damyang et se nomme Gwanbang Jerim serait, au dire de certains, la plus belle de toutes celles que compte la Corée. Elle est peuplée de quelque quatre cent trente arbres dont l’âge est compris entre deux cents et quatre cents ans. Il se dégage une impression de beauté sereine de cette étendue d’arbres ancestraux dont chacun semble observer les affaires des hommes de toute sa hauteur

et pourrait tout aussi bien être l’arbre sacré d’un village. C’est le premier magistrat de Damyang qui en ordonna les premières plantations en 1648, le boisement ayant repris en 1854, également à la demande du plus haut fonctionnaire de la région. En Corée, le zelkova à larges feuilles, le micocoulier et l’arbre muku au feuillage bercé par le vent participent d’un certain idéal de beauté traditionnel. Que ceux qui ont l’occasion de parcourir la Corée à pied pendant un mois ou plus se rendent d’abord à la forêt de Damyang s’ils souhaitent voir un lieu où la population vit en parfaite harmonie avec la forêt.

bruit du vent et de la neige dans les bambous Sur la berge opposée à celle du sentier, s’étend une forêt de bambous portant le nom de Jungnogwon, c’est-à-dire le jardin des bambous verts. En d’autres temps, les habitants de Damyang agrémentaient toujours leur jardin d’un petit bois de bambous et voyaient en chacune de leurs cannes un « divin poteau », comme l’indiquait le vocable coréen sindae. L’été, le vent agitait les bambous avec un bruissement apaisant pour l’esprit, et les jours d’hiver, de gros flocons de neige s’écrasaient au sol avec ce bruit mat qui pourrait inspirer un poème. Les gens d’autrefois l’entendaient, pendant les longs hivers où ils tressaient les objets en vannerie du ménage. Il y a encore trente ou quarante ans, il ne fait aucun doute que la plupart des fabrications coréennes à base de bambou provenaient de Damyang. Dans la région, on a coutume de servir le riz cuit à la vapeur dans un tronçon de gros bambou vert et c’est cette tradition qui est à l’origine du plat dit daetongbap. Ce récipient tubulaire peut aussi recevoir un alcool qui, en s’imprégnant de son arôme, donnera une boisson appelée daetongsul. Enfin, quand on prend un verre, il n’y a rien de meilleur à grignoter qu’une salade mêlant de jeunes pousses du printemps à des escargots des jardins, le tout assaisonné de concentré de piment et de vinaigre. Le Festival mondial du bambou, qui se déroulera à Damyang du 17 septembre au 31 octobre prochains, permettra de découvrir différentes productions réalisées dans plusieurs pays du monde à partir de cette plante. À ce propos, on ne saurait omettre de parler de ces bars où l’on peut déguster des nouilles en forêt, au détour d’un certain sentier, car pour le randonneur affamé, il n’est pas de plus grand plaisir que d’en manger un bol après une longue marche, et ce, d’autant que les Coréens en sont déjà très friands. Quoi de plus délicieux que des nouilles accommodées dans un simple bouillon d’anchois séchés, avec de la sauce de soja pour tout assaisonnement ! La consommation de ce plat arrosé d’un petit verre d’alcool de bambou, puis une promenade dans le calme de la forêt de métaséquoias sont peut-être des moments à ne pas manquer pour les amoureux de la campagne coréenne. À Hyoja-ri, l’actuelle commune de Jichim-ri située dans l’agglomération de Damyang, un jeune homme de la famille des Jeong épousa un jour une jeune fille de la famille des Han. Cependant, ArTS ET cuLTurE DE coréE 47


comment se rendre à damyang? aéroport international de gimpo

de séoul à damyang

Village de l’agglomération de Damyang, Samjinae s’est vu classer « ville lente ». Le long des ruelles bordées de murs de pierre, les habitations conservent leur aspect de jadis.

gare de Yongsan

seoul

dam yang gare de gwangju

par la route en train en avion

par la route : Damyang est à environ 300 kilomètres au sud de Séoul, soit environ trois heures et demie de route. Quatre fois par jour, une liaison express est en car : assurée à partir de la gare routière Central City Terminal située à Banpo-dong. Elle permet de se rendre à Damyang en 3 heures et 45 minutes. Des départs ont lieu toutes les trois heures, le premier étant à 8h 10. 1) Par le KTX : Vingt-deux trains à grande en train : vitesse relient chaque jour la gare de Yongsan à celle de Songjeong située à Gwangju. Le voyage dure environ deux heures et des départs ont lieu toutes les demi-heures. En sortant de la gare de Songjeong, aller à la gare routière de Gwangju et prendre le bus pour Damyang. 2) Par le Mugunghwa, l’ITX ou le Saemaeul : Des départs sont assurés en gare de Yongsan. Il faut compter environ quatre heures trente de trajet selon le train choisi. Pour de plus amples informations, consulter le site internet de KORAIL. À la gare de Gwangju, prendre un bus jusqu’à Jungnogwon ou Soswaewon, qui se situent près de Damyang. en avion : Les compagnies Korean Air et Asiana proposent respectivement deux et trois vols par jour entre les aéroports de Gimpo et Gwangju à différents prix et jours de la semaine. Pour de plus amples informations et pour effectuer des réservations, consulter les sites internet correspondants.

carte de la région de damyang

Jungnogwon Route des métaséquoias village de Hanjae gare routière musée coréen du bambou

sigyeongjeong soswaewon

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le mari décéda avant la naissance de leur premier enfant, que sa femme dut alors élever seule. Le fils, déjà grand, découvrit un jour la jupe que sa mère avait mise à sécher dans la cuisine, de bon matin. La voyant quitter le logis, le soir suivant, il sortit discrètement à sa suite. Elle allait retrouver le maître d’école veuf du village voisin et la rosée mouillait sa jupe quand elle s’en retournait par la forêt. Le lendemain, pour éviter cela, il coupa l’herbe des deux côtés du sentier et par la suite, il fit tout son possible pour que sa mère puisse vivre aux côtés du maître d’école. En apprenant ces faits, les villageois prirent l’habitude d’appeler leur commune Hyoja-ri, c’est-à-dire « le village du fils aimant ». Quant à celui de Samjinae, il porte désormais l’appellation de « ville lente ». Le voyageur qui s’y arrête pour cette raison risque d’être un peu déçu. Hormis les longs murs de pierre bordant les rues du village, il y trouvera difficilement un lien avec le mouvement qui est à l’origine de ce titre. Ses grosses bâtisses d’autrefois à la construction rudimentaire, ses pensions de famille et ses restaurants ne s’apparentent en rien à un mode de vie lent et calme. En fait, il serait agréable d’y passer la nuit s’il était resté tel quel au lieu d’être classé « Ville lente ».

des pavillons au bord de clairs ruisseaux Commune la plus méridionale de l’agglomération de Damyang, Jigok-ri était jadis connue sous le plus joli nom de Jisil. Adossée au Mont Mudeung, elle est blottie dans une vallée où des pavillons, si pittoresques et pleins de poésie qu’on les dirait tout droit sortis d’un livre d’images, s’élèvent çà et là entre des ruisseaux qui font entendre le chant de leur eau cristalline. Des différents pavillons de Jigok-ri, celui que je préfère est le Sigyeongjeong, dont le nom signifie « le pavillon où les ombres viennent se reposer ». En ce monde, tout projette une ombre, à condition qu’il y ait de la lumière et des formes de vie. Ce pavillon fut voulu par son propriétaire pour que ses ambitions, ses rêves impossibles et toute sa personne puissent de temps en temps y trouver le repos. Son nom est aussi caractéristique d’une certaine époque du royaume de Joseon où les fonctionnaires lettrés écartés des plus hautes sphères de l’État se retiraient à Jilsil, cette localité de montagne baignée par de clairs ruisseaux, pour y cultiver l’art poétique en communion avec la nature. Moi qui aspirais alors à vivre de ma plume, peut-être voulais-je aussi mettre mes rêves en sommeil en visitant ces lieux ? À la fin de la première moitié de la période de Joseon, le haut fonctionnaire et écrivain Jeong Cheol (1536–1593) habita le village voisin de Byeolmoe pen-


dant sa réclusion. Il y composa de charmants poèmes lyriques appartenant au genre dit gasa, dont Sa miin gok (« L’amour d’une belle personne »), qui lui fut inspiré par son respect pour la personne du roi, Seongsan byeolgok (« Chant de Seongsan »), qui évoque une montagne faite d’étoiles, ou Byeolmoe, qui chante les beautés de la nature. Dans leurs vers, transparaît l’état d’esprit de l’auteur, toujours plus inquiet de sa situation. Il est temps de rebrousser chemin pour partir à la découverte du fameux jardin de Soswaewon lequel, même pour ceux qui vont à pas lents, se trouve tout au plus à une heure de marche du pavillon de Sigyeongjeong. C’est un érudit du moyen Joseon nommé Yang San-bo (1503–1557) qui fit aménager ce jardin dit « de l’esprit pur ». L’eau qui ruisselait des pentes du Mont Mudeung s’y réunissait en un point central à partir duquel elle s’écoulait derrière les deux constructions de Jewoldang et Gwangpunggak, dont les noms signifient respectivement « la lune claire après la pluie » et « le vent soufflant à travers le soleil », la première abritant les logements du propriétaire tandis que la seconde accueillait ses invités. Le clapotis de l’eau qui parvenait jusqu’à ces deux habitations était propice à un sommeil paisible peuplé de rêves agréables tout au long de la nuit. À l’invitation des descendants de Yang San-bo, j’ai eu l’occasion, il

y a une quinzaine d’années, de passer la nuit à Gwangpunggak en compagnie de la romancière Park Wan-seo (1931–2011). La lune éclairait joliment le ciel et un léger vent frais parcourait le bosquet de bambous, mais ce sont les bruits d’eau qui m’ont le plus charmé. Quand je me suis levé, Park Wan-seo, déjà debout, m’a confié qu’elle était restée à écouter chanter un oiseau, comme subjuguée par son charme. Quand je lui ai demandé si elle avait bien dormi, elle m’a répondu que le bruit agréable du ruisseau l’avait tenue éveillée toute la nuit et qu’elle n’avait trouvé le sommeil qu’au petit matin. Aujourd’hui, Park Wan-seo n’est plus, mais qui sait, peutêtre est-elle une étoile au ciel qui garde en elle le doux souvenir de cette nuit passée en un beau jardin ? Dans la vallée, les zinnia violacea fleurissent du début de l’été à l’automne. Le rose des corolles et le vert du feuillage donnent l’impression que ces fleurs sont celles du jardin d’un ermite. Le grand poète Jeong Cheol donna au ruisseau de cette vallée le nom de Jamitan, qui signifie « le ruisseau des zinnia violacea ». N’y a-t-il pas une part de magie dans le fait que plusieurs siècles avant nous, ces mêmes pétales qui frissonnent sous nos yeux tandis que nous cheminons jusqu’aux confins de Damyang inspirèrent à un lettré de Joseon le thème de l’un de ses poèmes ? ArTS ET cuLTurE DE coréE 49


regard extérieur

PREMIERS COUPS DE PÉDALES À SÉOUL Lucas boudet Secrétaire Général, Chambre de Commerce et d’Industrie Franco-Coréenne

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ovembre 2013, Bangkok, 40 degrés à l’ombre. J’aperçois des montagnes enneigées de l’autre côté du quai. Ce mirage n’est autre qu’une campagne d’affichage pour promouvoir le ski en Corée, « Superski » à Gyeonggi. Les sports d’hiver, un aspect peu connu de ce pays qui, pourtant, est omniprésent et plébiscité dans tous les pays d’Asie du Sud-Est pour ses dramas, sa K-Pop et sa culture. Le spectacle Nanta Cooking Show mêlant comédie et rythme de samulnori, un genre de musique traditionnelle coréenne, venait même justement de prendre sa résidence permanente dans une salle de spectacle de la capitale thaïlandaise. Et me voici donc, un an après, fraîchement installé à Séoul. J’y ai posé mes bagages avec une vraie volonté d’aller au-delà des images les plus connues et de vivre une expérience qui ne prendra tout son sens qu’avec le temps. A chaque nouveau départ, ces quelques mots me reviennent à l’esprit : « Quand on arrive dans une ville, on voit des rues en perspective, des suites de bâtiments vides de sens. Tout est inconnu, vierge. Voilà, plus tard on aura habité cette ville, on aura marché dans ses rues, on aura été au bout des perspectives, on aura connu ses bâtiments, on y aura vécu des histoires avec des gens. Quand on aura vécu dans cette ville, cette rue on l'aura prise dix, vingt, mille fois. Au bout d'un moment, tout ça vous appartient parce qu'on y a vécu.». Ces rues, je ne les ai pas encore prises mille fois, mais je m’aventure toutefois à partager quelques impressions de néophyte concernant « ces rues » que j’ai arpentées sur la selle de mon vélo et ces « histoires avec des gens » que j’ai rencontrés au guidon de mon VTT. Le sport facilite les rencontres car il permet d’outrepasser la barrière de la langue et de s’affranchir de tout statut professionnel.

des réseaux urbains J’ai tout de suite été frappé par l’omniprésence de la nature autour et au sein de la ville, loin des images ultra-urbaines et bétonnées que pourrait retenir le visiteur de passage. Chacune des perspectives se termine avec un mont à l’horizon, la ville étant entourée de plus d’une dizaine de montagnes, sans compter les nombreuses collines qui ponctuent son relief. J’arpente sur mon vélo tout terrain les flancs des monts Bonghwasan et Choansan au nord ou encore ceux de Cheonggyesan, Gwanaksan et Chongreongsan au sud, qui, pour certains, culminent à plus de 600 mètres, et ce, à 5 minutes de chez moi. La ville s’est développée dans les vallées, laissant le haut des reliefs vierges de tout développement, si ce n’est des sentiers longeant les cimes. Rares sont les mégapoles qui présentent un tel enchevêtrement de gris et de vert, de béton et de forêt. En effet, Séoul propose non seulement une proximité avec la nature, mais aussi un réseau de sentiers urbains extrêmement bien balisés et, 50 KorEANA Été 2015


surtout, interconnectés. Les artères en contrebas sont traversées par des passerelles aménagées couvertes d’arbres qui permettent d’assurer un maillage quasi continu de chemins de randonnée au travers de la ville. Ainsi, il m’est possible de relier l’extrême sud de la ville de Séoul à l’extrême nord en n‘empruntant que des sentiers ou des pistes cyclables longeant le fleuve Han ou ses canaux et affluents tels que le Chungrangcheon, rive droite, ou encore l’Anyangcheon et le Yangjaecheon, rive gauche. Avec de telles infrastructures, Séoul peut aisément rivaliser avec ses homologues occidentales qui connaissent un fort développement de leurs réseaux de pistes cyclables et de coulées vertes mais avec, toutefois, quelques particularités qui n’ont pas manqué de retenir mon attention : des espaces de convivialité agrémentés de tables pour pique-niquer et de bibliothèques proposant des livres pour les promeneurs et, aussi, des aménagements pratiques tels que des escaliers pour franchir les passages les plus difficiles et des jets d’air comprimé pour nettoyer ses bottes ou son vélo !

des réseaux sociaux J’ai aussi été frappé par la spontanéité et la curiosité des Coréens que j’ai pu rencontrer dans le cadre de mes activités sportives. Je pousse la porte d’une petite boutique de cycles, près de chez moi, et demande au gérant s’il connaît de bons endroits pour rouler. Après quelques sourires et mots échangés en anglais et en coréen encore très approximatifs, mieux : il me propose de le rejoindre la semaine suivante avec ses acolytes vététistes. Non seulement je découvre de nouveaux sentiers près de chez moi, mais aussi un sympathique groupe de personnes curieuses me posant de nombreuses questions. Me voici immédiatement accueilli au sein de leur communauté ; les cafés partagés après les sorties sont rapidement complétés par des repas organisés indépendamment de toute sortie à vélo. J’ai été surpris par la vitesse de cette intégration et l’absence d’une quelconque méfiance à l’égard d’un étranger. J’ai aussi été surpris par l’implication de chacun au sein du groupe, une implication qui va bien au-delà de la simple pratique sportive. Chacun arbore fièrement, à toute occasion, des signes d’appartenance tels que des pin’s, des autocollants et autres T-shirts et témoigne d’une disponibilité totale, que ce soit au travers d’échanges continus sur le blog Naver Cafe ou d’innombrables soirs de semaine passés ensemble. La notion de groupe structure de manière importante la vie sociale en Corée. Cette expérience en est-elle l’illustration ? Et comment font les Coréens pour assurer un tel niveau d’implication au sein des nombreuses communautés auxquelles ils appartiennent : collègues de travail, famille, groupes religieux et clubs sportifs ? Il s’agit de questions pour lesquelles je connaîtrai, j’espère, les réponses « quand j’aurai vécu dans cette ville », et que «ces rues, je les aurai prises mille fois ». ArTS ET cuLTurE DE coréE 51


déLices cuLinaires park chan-il Chef cuisinier et journaliste culinaire ahn hong-beom Photographe

une patiente préparation qui ravive les souvenirs Le muk est toujours associé à des souvenirs. je chéris tendrement celui du memilmuk de sarrasin que confectionnait ma grand-mère maternelle en relevant sa saveur délicate d’huile de sésame et de sauce de soja, du dotorimuk de gland accompagnant les boissons alcoolisées que j’ai consommées, une fois adulte, dans les bars coréens à l’ancienne, et du nokdumuk de haricot mungo, qui est le principal ingrédient du tangpyeongchae, ce mets des rois dont parlaient mes leçons d’histoire. dans la vie moderne, les préoccupations diététiques et une certaine nostalgie ont redonné goût à cet aliment qui parle à notre mémoire. pour bien des coréens d’aujourd’hui, il fait partie des précieux legs du passé.

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1 La confection du muk de gland exige une préparation longue et complexe. Après avoir ramassé ces fruits en montagne, il faut en retirer l’écorce pour les faire sécher, après quoi on les moud en une farine que l’on met à tremper dans l’eau. Il convient ensuite de faire bouillir la pâte ainsi obtenue à feu doux et de la laisser refroidir jusqu’à ce qu’elle ait une consistance ferme. Ce plat possède des vertus diététiques, parce que peu calorique et renfermant du tanin, qui a la propriété de dissoudre les graisses. 2 Autrefois très coûteux, le cheongpomuk , c’est-à-dire le muk de haricot mungo, était réservé à la table des rois et aux banquets de la noblesse.

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utres pays, autres mœurs, et ce que les uns délaissent ou jugent impropre à la consommation peut représenter un festin de roi pour les autres. Les ressortissants asiatiques des pays occidentaux trouvent dans le milieu naturel d’abondantes ressources alimentaires sous forme d’holothuries, de fougères et de glands que les autochtones ne consomment guère. En Europe, ceux-ci ne voient aucun mal à ce que les Coréens ramassent les glands tombés d’un arbre pour faire la cuisine, à condition de ne pas causer de dégradation à l’environnement. C’est d’ailleurs ce que je faisais moi aussi dans les collines qui se trouvaient derrière chez moi, tout comme j’y ai cueilli des fougères, à l’époque où je vivais à l’étranger. Parmi les immigrés de première génération, nombreux sont ceux qui doivent s’être livrés à ces cueillettes en forêt pour préparer de savoureuses gelées appelées muk.

un complet refroidissement Le muk s’obtient par la solidification d’un mélange à base d’amidon issu de plantes telles que le sarrasin ou les haricots mungo. Dans la cuisine occidentale, les préparations à consistance gélatineuse proviennent surtout de la transformation de matières animales. Ainsi, la gélatine est une substance extraite de tissus riches en collagène comme les arêtes de poisson, la peau ou les ligaments. Elle entre notamment dans la composition des pâtés, terrines et savoureux aspics français, ainsi que de certains amuse-bouche et biscuits. Les ingrédients du muk possèdent aussi une forte teneur en amidon, mais diffèrent selon leur mode de préparation, qui leur confère une texture et un goût particuliers. C’est le cas des haricots mungo, dont peuvent être faites les nouilles aussi bien que le muk, qui n’ont pourtant rien à voir entre eux par leur forme ou leur consistance. Une telle polyvalence rend celui-ci bien adapté à de nombreuses préparations culinaires, y compris celles de la grande cuisine où a donc sa place l’amidon, une substance pourtant des plus ordinaires. Malgré leurs différences, le muk coréen et la gélatine occidentale ont pour dénominateur commun de devoir refroidir tout à fait pour atteindre une consistance adéquate. C’est ce qui explique que ce plat coréen, comme la panna cotta italienne, ne se consomme jamais chaud. Alors que le premier est servi le plus souvent en tranches assaisonnées de sauce de soja et garnies de légumes frais, la gélatine recouvre une autre préparation qui, sous cette pellicule transparente, participe de l’esthétique et de la consistance de l’ensemble. Le régal des nuits d’hiver Dans mon enfance, j’ai bien sûr mangé du muk accommodé de différentes manières, mais ma famille et moi habitions en ville, où le mode de vie ne se prêtait pas à sa préparation. Celle-ci exige en effet tout un patient labeur. Pour le muk de gland, par exemple, on ne doit employer que les meilleurs fruits en veillant à les récolter après les premières gelées. Il conviendra ensuite de les faire bouillir afin d’en attendrir la ArTS ET cuLTurE DE coréE 53


coque et de pouvoir la retirer aisément, après quoi on les mettra à tremper dans l’eau pour faire disparaître l’amertume en renouvelant le liquide au moins dix fois pour éliminer le tanin. À ces opérations, succède le séchage de la chair, laquelle, une fois moulue, donnera la farine qui constitue le principal ingrédient du muk. Pour préparer celui-ci, il faudra être prêt à passer plusieurs heures devant sa cuisinière pour surveiller et remuer régulièrement le mélange d’eau et de farine. Outre qu’elle est longue, fastidieuse et douloureuse pour le dos du fait de la station debout, l’opération se complique au fur et à mesure que le muk s’épaissit. Chez moi, nous nous contentions donc de consommer les produits du commerce. Pendant les longues soirées d’hiver, le muk de sarrasin faisait les délices de tous. Aujourd’hui, à la saison froide, retentit parfois encore le cri du marchand de muk qui passe dans la rue : « Achetez mon muk de sarrasin ! » Dès qu’il l’entendait, mon père, qui en était très friand, m’envoyait vite en prendre au marchand. Si le vendeur était un jeune qui travaillait pour payer ses études, mon père l’encourageait en lui donnant un peu plus que le prix. Puis nous mangions le muk accompagné de notre kimchi maison tout juste sorti des jarres enterrées dans le jardin. Ah ! Au moment où j’écris ces lignes, l’eau m’en vient encore à la bouche ! En ce temps-là, le kimchi lui-même était d’une tout autre qualité que celui que l’on conserve maintenant chez soi au réfrigérateur. Pour autant que je m’en souvienne, jusque dans les années 1970, le muk de gland n’était pas disponible en quantité dans les villes, étant encore considéré faire partie de la cuisine régionale. Il a fallu que j’arrive à l’âge adulte pour pouvoir y goûter, ce que j’ai fait dans l’un de ces bistrots coréens à l’ancienne, dits haksa jujeom , dont la fidèle clientèle se composait surtout d’étudiants. Les années 1970 et 1980 feront mieux connaître et apprécier le muk, mais verront aussi apparaître les contrefaçons en tout genre dans ce domaine. Ces pâles imitations n’étaient pas exclusivement à base de farine de gland et n’avaient de commun avec le produit véritable que leurs couleur et texture. Leur prix modique expliquait en revanche qu’elles figurent parmi les plats d’accompagnement servis par les restaurants à bon marché que fréquentaient les étudiants.

des ingrédients adaptés au milieu social Aujourd’hui, le cheongpomuk, c’est-à-dire le muk confectionné à partir de farine complète de haricot mungo, est tout aussi répandu que celui de sarrasin. Jadis, le premier de ces ingrédients était une denrée rare réservée à la table des nobles en raison de son prix. Dans la tradition orale, il est dit que le roi Yeongjo (r. 1724-1776) avait coutume d’inviter ses courtisans et fonctionnaires à des banquets destinés à apaiser les tensions qui régnaient entre leurs différentes factions politiques. À l’une de ces occasions, le monarque leur présenta du tangpyeongchae, un plat qui associait les haricots mungo à des émincés de bœuf, des algues sèches grillées et du cresson. S’adressant à ses convives, le roi aurait alors porté à leur attention le fait que les quatre ingrédients employés, chacun d’une saveur différente, pouvaient être harmonieusement réunis en un même plat. L’appellation de celui-ci lui aurait d’ailleurs été inspirée par les principes même de sa politique, puisque les mots tang, pyeong et chaek, qui signifient respectivement « éliminer », « couper en égalisant » et « politique » formaient ce mot tangpyeongchaek indiquant la volonté royale de réduire les

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1 Le muk peut être réalisé à partir de farine de gland, de sarrasin ou de haricot mungo, à laquelle vient s’ajouter de la farine de gardénia pour la coloration. 2 Autrefois très apprécié pendant les soirées fraîches du printemps, le tangpyeongchae est un plat, à base de muk de haricots mungo en lamelles, dans la composition duquel entrent aussi du bœuf sauté et assaisonné, du persil d’eau, de la sauce de soja et du vinaigre. 3 Le mukbap se compose tout simplement de muk de gland ou de sarrasin accompagné d’une sauce et d’un peu de riz arrosé d’eau. Il fournissait jadis un repas frugal dans les régions de montagne du centre du pays.


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conflits entre ces groupes et de rétablir leur entente. La véracité de ces faits est toutefois sujette à caution, car il n’en est fait nulle part mention, que ce soit dans les Annales du royaume de Joseon ou dans d’autres documents. Néanmoins, il ne fait aucun doute que les haricots mungo étaient consommés lors des banquets offerts par la royauté à ses hauts fonctionnaires. À l’origine, le muk de sarrasin se situait à l’opposé de la cuisine de cour dite tangpyeongchae, étant un plat populaire simple par sa réalisation comme par l’ingrédient qu’il employait. Pendant la période de Joseon, on pouvait se procurer facilement cette céréale pourtant aujourd’hui plus chère que le blé. À l’inverse, la farine de froment, parce que produite en faible quantité, n’était accessible qu’aux plus fortunés. Pour leur consommation de farine, les gens du peuple substituaient donc le sarrasin au blé. Cette plante particulièrement résistante présentait l’avantage de pouvoir pousser dans des conditions peu favorables, convenant donc bien à la culture sur brûlis en terrain montagneux et résistant aux grands froids comme à la sécheresse : autant d’aspects qui en faisaient un produit de première nécessité pour les plus démunis. Pour en tirer de la farine, le meunier broyait les grains à l’aide d’une meule entraînée par une roue à aubes ou un animal, puis faisait bouillir la poudre ainsi obtenue, qui en s’épaississant donnait le muk. Dans l’ouvrage du professeur Han Bok-jin intitulé Deux cents plats coréens à connaître absolument, un chapitre consacré aux recettes de muk cite l’hommage rendu à cette modeste préparation par le poète Park Mok-wol. Dans son poème Triste appétit, Park Mok-wol (1916-1978) voyait dans le muk de sarrasin « cette chose à la saveur fine et légère, d’un aspect pour le moins agréable tout en étant simple, mais suffisamment convenable pour prendre place sur la table octogonale du repas de mariage offert à la belle-famille ». Il précise qu’il faut autant que possible l’accompagner d’un vin de riz traditionnel appelé makgeolli, car ce plat populaire léger, mais non moins nourrissant se marie bien avec des boissons comme ce vin de riz non raffiné. À notre époque, le muk retrouve ses lettres de noblesse par sa dimension d’aliment diététique, puisqu’il a la propriété de rassasier aussitôt sans apport important de calories. Il fournit en outre un aliment foncièrement sain, dans la mesure où l’on assaisonne avec modération la sauce qui l’agrémente. Mes parents sont nés dans une ville de la province du Gyeongsang du Nord qui se situe loin des côtes et dont l’agriculture n’est guère développée, de sorte que la gastronomie n’y est pas importante. Elle se flatte toutefois d’être à l’origine de la spécialité du mukbap, aujourd’hui très prisée aux quatre coins du territoire, qui consiste en une soupe froide au muk de gland ou de sarrasin relevée de sauce de soja et mélangée à un peu de riz. Aussi simple soit-elle, cette préparation a conquis une population soucieuse de sa santé et j’en arrive à me demander si la sympathique rusticité du muk n’est pas pour quelque chose dans ce que l’on appelle l’âme coréenne.

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mode de vie

En matièrE culinairE, lE « fait maison » Est très tEndancE Kim yong-sub Directeur d’Edged Imagination Institute for Trend Insight & Business Creativity

Les coréens ont depuis longtemps cette manière bien particulière de saluer quelqu’un en lui lançant « est-ce que vous avez mangé ? », cette question devant se comprendre par « comment ça va ? ». aujourd’hui encore, ils tiennent aussi à rappeler que s’ils travaillent, c’est parce qu’il faut manger pour vivre. ces formes de langage sont révélatrices de la pauvreté et des privations dont ils ont eu à souffrir au cours de leur histoire. elles expliquent peut-être que pour eux, il n’est pas de plus grand plaisir que de partager un repas avec les gens qu’on aime. L’actuel renouveau de la cuisine faite maison, dite jipbap, répond donc à ce goût pour la convivialité plutôt qu’à celui de la bonne chère.

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’émission de téléréalité Trois repas par jour proposée par la chaîne de télévision par câble tvN n’est pas thématique. On y voit juste deux ou trois célébrités arriver dans un petit village perdu et errer à la recherche de nourriture pour préparer leurs trois repas par jour. Elles se font à manger comme elles peuvent avec les légumes ramassés dans les jardins des gens ou le délicieux poisson qu’elles viennent de pêcher au bord de la mer. J’ai été très surpris d’apprendre que de nombreux téléspectateurs se passionnent pour ce spectacle somme toute des plus ordinaires.

Les raisons d’un succès fou Aujourd’hui, les Coréens sont toujours plus nombreux à manger tous les jours au restaurant, lorsqu’ils ne se contentent pas de la restauration rapide, et quand toute la famille est réunie à la maison, chacun a déjà mangé de son côté. De ce fait, nombre de gens ne se donnent pas la peine de cuisiner ou de faire à manger pour tout le monde. Mais il suffit qu’ils regardent l’émission Trois repas par jour à la télévision pour soudain retrouver l’envie de cuisiner à l’ancienne comme ils le voient faire au petit écran où, pour préparer le repas familial, il faut avoir choisi et rapporté les ingrédients nécessaires, coupé du bois et fait du feu. Ils s’identifient avec les participants dans leurs combats et leurs petites victoires, ce qui leur procure indirectement une certaine satisfaction, tout en leur faisant retrouver les valeurs de la famille et les plaisirs de l’art culinaire. Autrement dit, les Coréens ont la nostalgie de la bonne cuisine que leur faisait leur maman et qu’ils mangeaient en famille. Ils rêvent de ces dîners à la maison que le stress les pousse souvent à sacrifier au travail. Faite maison sans pour autant être particulièrement complexe, cette cuisine leur remet en mémoire les scènes depuis longtemps oubliées de ces repas pris en commun auxquels leur ont fait renoncer malgré eux la modernisation, l’urbanisation et l’industrialisation. influence sur le mode de vie La « cuisine faite maison » se compose de préparations simples qui, comme son nom l’indique, sont réalisées et consommées à la maison. Actuellement, les Coréens y reprennent goût et les restaurateurs, conscients de cette évolution, s’empressent d’en proposer au menu de leurs buffets, avec un succès qui ne se dément pas. En faisant son entrée dans ce mode de restauration jusque là presque toujours réservé à la cuisine occidentale ou japonaise, la cuisine coréenne lui permet aussi de se renouveler. Ces nouveaux buffets à la coréenne sont d’ailleurs en passe de détrôner les restaurants de type classique, à clientèle familiale. Depuis plusieurs décennies, les Coréens fréquentent surtout les buffets ou les restaurants de style occidental pour y manger en famille. Et voilà que « la cuisine à la coréenne de maman » est maintenant tout ce qu’il y a de plus tendance en matière de repas au restaurant. Pour répondre à cette nouvelle demande, les grands groupes coréens ouvrent chacun leur chaîne de buffets avec un succès remarquable. La cuisine coréenne faite à la maison s’avère ainsi offrir de juteuses possibilités commerciales, et ce, d’autant que les conglomérats prévoient d’en ouvrir toujours plus et sont rejoints en cela par d’autres entreprises. Lors d’une enquête réalisée en 2013 par le ministère de la Santé et du Bien-être sur un échantillon de sept mille personnes, seules 64% des personnes interrogées ont affirmé dîner en famille à la maison plus de deux fois par semaine, ce dont on peut déduire que près d’un tiers d’entre elles mangent régulièrement au restaurant. Si ce chiffre a chuté de douze points de pourcentage par rapport aux 76% enregistrés huit ans plus tôt, cette tendance à la baisse révèle en fait que toujours plus de Coréens apprécient la cuisine faite à la maison. Ce fort attrait se manifeste aussi par une nouvelle approche de la cuisine à la télévision. Jusqu’ici, les émissions proposées dans ce domaine consistaient soit en démonstrations de la réalisation de ArTS ET cuLTurE DE coréE 57


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1, 3 Un « dîner convivial » se doit d’être bon, sans pour autant être exceptionnel, et se partage avec des inconnus. Ce style très tendance répond à un goût actuellement très prononcé pour le « fait maison » en matière culinaire, à l’heure où toujours plus de Coréens ont la nostalgie des joies des repas en famille. 2 À première vue sans grande originalité, l’émission de téléréalité Trois repas par jour est très suivie sur la chaîne de télévision par câble tvN. Sans aborder de thème particulier, elle se contente de suivre deux ou trois célébrités lors d’un séjour dans un village isolé où elles doivent se nourrir de ce qu’elles peuvent trouver dans les environs pour confectionner les trois repas de la journée.


recettes par des cuisiniers professionnels, soit en présentations par des célébrités des spécialités de restaurants gastronomiques. Depuis peu, les plus regardées d’entre elles se limitent à des plats simples que chacun peut préparer chez soi. Happy together et ses « snack-bars nocturnes », proposés par KBS 2TV, et Voici un réfrigérateur, diffusée sur JTBC ont particulièrement séduit le public en mettant l’accent sur une cuisine facile faisant appel aux ingrédients que l’on trouve dans la plupart des garde-manger ou réfrigérateurs coréens. En faisant entrer la cuisine dans le quotidien des gens, ces émissions leur permettent de découvrir les joies des préparations faites maison, de sorte qu’ils sont toujours plus nombreux à s’y intéresser et s’y initier. On assiste aussi à une multiplication des établissements qui proposent des cours de cuisine, comme c’est le cas dans les grands magasins. Enfin, il est à noter que les hommes représentent une importante proportion des effectifs de ces formations.

Le style kinfolk et le repas convivial Outre que c’est le nom d’un magazine américain La cuisine faite maison n’est pas forcément sur le mode de vie, « kinfolk » est un mot clé représentatif d’une nouvelle tendance culturelle. Celleélaborée ou délicieuse et le plus simple des repas peut satisfaire tout le monde, à condition ci correspond à un choix de vie axé sur la simplicité, une esthétique minimaliste et un rythme lent, qu’il soit pris en famille. À telle enseigne qu’en parents, amis et voisins formant une grande famille qui se retrouve pour manger et se tenir compagnie. coréen, le mot sikgu, qui désigne un membre Dans le domaine culinaire, ses adeptes optent pour de la famille, peut se traduire littéralement des plats simples, mais sains, tels que ceux de la par « celui avec qui on prend ses repas ». cuisine faite maison. Ils se refusent à adopter tout mode de vie qui serait fondé sur l’effort permanent en vue de la réussite professionnelle ou de l’enrichissement personnel, préférant s’intéresser réellement aux autres, en particulier à la famille et aux amis, et prendre le temps de mener une existence paisible. Ce faisant, nul doute qu’ils touchent aux grandes questions liées au bonheur individuel. En parallèle avec ce style kinfolk, la cuisine faite maison suscite un intérêt révélateur d’une évolution rapide du mode de vie à l’échelle planétaire. Pour ceux qui partagent certaines façons de penser, le repas convivial est l’occasion de se rencontrer. La mise en présence d’inconnus assis autour d’une table pour se restaurer en faisant un brin de causette fait l’objet d’une activité commerciale à l’époque qui est la nôtre. Cette organisation de repas conviviaux qui a vu le jour aux États-Unis se pratique désormais aussi en Corée où, il convient de le souligner, le principal prestataire de services se nomme Home Food. La cuisine faite maison n’est pas forcément élaborée ou délicieuse et le plus simple des repas peut satisfaire tout le monde, à condition qu’il soit pris en famille. À telle enseigne qu’en coréen, le mot sikgu, qui désigne un membre de la famille, peut se traduire littéralement par « celui avec qui on prend ses repas ». Le repas convivial ayant pour principe de rechercher la compagnie à table, il semblerait bien adapté dans le cas des sikgu, puisque ceux-ci placent sur un même plan les gens de leur famille et ceux avec qui ils aiment partager un repas. Avec la progression constante du nombre de foyers unipersonnels, on peut s’attendre à ce que les Coréens apprécient toujours plus la cuisine faite maison dans la mesure où ils ont de moins en moins l’occasion de manger en famille.

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aperçu de La Littérature coréenne

critiquE

La Lumière au bout d’une insoutenabLe tristesse chang du-yeong Critique littéraire

L’œuvre de choi eun-mi est tout imprégnée de tristesse. Les nouvelles de son recueil intitulé un rêve trop beau dépeignent la vie comme une succession d’horribles tragédies et le quotidien, comme un apprentissage de l’aptitude à affronter ces malheurs. dans la nouvelle éponyme, une grosse tempête de sable et de poussière jaune rend l’air presque irrespirable, obligeant le protagoniste à fermer un moment les yeux, mais en se plongeant dans ses pensées, il voit et entend sans cesse ses chers disparus. cependant, la tristesse qui envahit ce personnage, comme d’autres, ne l’empêche pas de rêver de baleines qui parcourent l’océan en toute liberté. en proie à cette agonie que l’on appelle la vie, accablé par un sentiment de futilité désespérante qui ne le quitte pas d’une semelle, le protagoniste apprécie quand même les beautés de la vie et la possibilité de rêver qui s’offre à lui à chaque instant.

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’est aussi la tristesse qui domine dans L’hiver derrière la vitre. Le protagoniste y fait un rêve agréable où apparaît une femme tout inondée de soleil et d’une beauté si éblouissante qu’il n’ose pas la regarder. S’éprenant aussitôt d’elle, il connaît un moment le bonheur, puis il se réveille et ne peut que se résigner à l’idée que ce rêve qu’il souhaiterait tant voir se réaliser relève de l’impossible. Trop beau pour être vrai, il ne fait qu’accroître sa tristesse et ses regrets.

« De cette fenêtre où elle était assise, elle regardait quelque part en direction de l’objectif. Les gouttes d’eau dégoulinaient sur la vitre toute couverte de buée. Adossée à son siège, elle regardait fixement dehors, l’air vacant. Les gouttes d’eau tombées semblaient ruisseler sur son front et sa nuque. Bien à l’abri derrière cette vitre étanche, on aurait dit une femme se reposant après l’amour ou une passante assistant avec indifférence à quelque événement. » En l’observant à son insu, il se laisse aller à des rêveries érotiques et à ce moment-là, son comportement relève assurément du voyeurisme, comme il en prend lui-même conscience en apprenant que la femme de cette photo n’est autre que l’une de ses collègues : « J’étais gêné de croiser son regard, comme un enfant pris en train de faire une bêtise ». La vitre d’autobus est à la fois lieu de passage de ce regard qu’il porte sur la femme et cloisonnement de l’espace qu’ils occupent elle et lui. La buée et le givre qui se forment sur la vitre représentent parfaitement cette séparation totale entre l’intérieur et l’extérieur de l’autobus, par l’important écart des températures qui règnent de part et d’autre. L’objet de désir peut attirer

d’autant plus qu’il est inaccessible. De même que la manière dont le protagoniste regarde à la dérobée la femme de son cousin prend une dimension particulière, dans la mesure où s’y ajoute le tabou des relations incestueuses, son désir d’approcher la femme de la photo n’est que plus intense parce que la vitre les sépare. Cependant, cette femme dont il souhaite être proche est comme un fantôme avec lequel il n’y a pas de contact possible. Pour pouvoir la toucher, il faudrait qu’il brise cette vitre qui se tient entre eux, mais il n’en a pas le courage. Il refoule le désir que lui inspire sa beauté. Pourquoi sombrer ainsi dans la mélancolie et renoncer à rompre la paroi de verre ? La nouvelle laisse deviner le rôle sous-jacent du drame familial que représente le suicide du père. Très peu est dit sur les raisons de ce décès provoqué par l’absorption d’herbicide, mais le protagoniste évoque le souvenir de la longue agonie du mourant et du terrible choc qu’a subi la famille. De surcroît, la tristesse a d’autant plus de prise sur les proches qu’ils se remettent à grand-peine de cette perte. Les douleureuses démangeaisons dont souffre le protagoniste au niveau de l’entrejambes, à l’instar de son père autrefois, sont le symbole physique, par leur étendue et leur intensité, de cette tristesse à laquelle il ne peut échapper. La guérison de ce mal nécessiterait une exposition au soleil, comme à celui qui semble briller sur le visage souriant de la femme en train d’essayer une parure des cheveux à l’ancienne. Pour que s’améliore son état, il faudrait aussi que l’hiver arrive. Le froid glacial qui enveloppe tout derrière la vitre du bus où la femme se rend au travail suffirait à réduire considérablement la terrible prolifération. L’hiver et le soleil sont tout ce dont a besoin le protagoniste. En réalité, le désir qu’il éprouve pour cette femme est assimilable au combat qu’il mène contre lui-même pour évacuer sa tristesse. Il n’est pas facile de chasser sa tristesse. Comme l’a clairement dit le dermatologue, « Les champignons sont les êtres les plus prolifiques au monde » et il en va de même pour guérir de ce mal comme de la mélancolie. En s’armant de courage, peut-être le protagoniste réussira-t-il à tendre la main à cette femme, mais il se peut aussi qu’il voie sa main glisser à chaque fois et ne puisse que pleurer de rage impuissante en donnant des coups de pied par terre. Malgré tout, il ne sombrera peut-être pas dans le plus complet désespoir. La terre continue de tourner, comme l’a écrit la femme sur le panneau d’affichage du site de l’association, et parce qu’elle tourne, le moment viendra bien où l’été cédera la place à l’hiver, où peine et douleur seront plus supportables. Dans cette nouvelle, il est donc question d’effort et de volonté de surmonter sa tristesse, c’est-à-dire, en fin de compte, d’espoir.

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