Koreana Winter 2011 (French)

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H i v e r 2011

Culture et Art de Corée

Tripitaka Koreana

vo l. 12 N ° 4

Rubrique spéciale H i ver 2011

Introduction; Millième anniversaire; Édition originale; Les imprimés du Japon; Tablettes en bois; Base de connaissances numériques

Le millénaire du Tripitaka Koreana

ISSN 1225-9101

v ol . 1 2 N° 4

inaugure une nouvelle époque dans la recherche sur le bouddhisme


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La seconde édition des tablettes xylographiques du Tripitaka Koreana, réalisée entre 1236 et 1251. La première, dont c’est cette année le millième anniversaire, fut détruite par le feu en 1232, lors des invasions mongoles.

Célébration d’un nouveau millénaire Les enseignements de Bouddha se sont transmis de génération en génération grâce aux moines qui, des siècles durant, gardèrent en mémoire et récitèrent les paroles de leur seigneur avant de les écrire sur des feuilles d’arbres. Le Tripitaka était tout à la fois source de sagesse et objet de vénération. Au péril de leur vie, les moines d’Asie de l’Est parcoururent les montagnes, les déserts et les mers pour trouver la Parole. Si certains ne revinrent jamais, ceux qui survécurent rapportèrent des manuscrits des Écritures Saintes en langue chinoise, celle-ci étant alors en usage dans toute l’Asie de l’Est. Ces textes furent ensuite gravés sur des tablettes d’imprimerie en bois afin de les reproduire et diffuser en grand nombre. Au millénaire suivant, l’imprimerie à caractères mobiles allait accroître considérablement leur tirage et les rendre accessibles à une plus grande partie de la population.

Un siècle plus tard, la numérisation de ces écrits va permettre à toute l’humanité d’y accéder sur internet. Le présent numéro se propose de retracer les étapes successives de la réalisation, de l’étude, de la diffusion et de la conservation de ces précieuses sources de connaissance et de sagesse en Asie, en précisant dans quelle mesure la Corée en bénéficia et quel fut son apport. Par cette modeste contribution qui s’inscrit dans le cadre des célébrations du millième anniversaire du Tripitaka Koreana, nous avons espoir que ces tablettes anciennes éclaireront de toute leur sagesse la voie qui mène à un monde meilleur. Choi Jung-wha Rédactrice en chef de la version française

© Musée Horim

Illustration imprimée en xylographie du Sutra Yesusiwangsaengchil (XIIIe siècle, détail).


Rubrique spéciale Tripitaka Koreana

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Introduction

Millième anniversaire

Des festivités qui révèlent les secrets bien cachés des tablettes en bois

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Charles La Shure

Édition originale

Une sagesse ancestrale conservée sur les rouleaux en papier de mûrier de Goryeo Kim Hak-soon

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Les imprimés du Japon

Des originaux du Tripitaka Koreana conservés au Japon

Kim Hak-soon

Tablettes en bois

Des tablettes xylographiques en parfait état, 760 ans après

Park Sang-jin

Base de connaissances numériques

Le Vénérable Jongnim rêve de « computopie» en numérisant le Canon

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Un millénaire après sa création, le Tripitaka Koreana inaugure une nouvelle époque dans la recherche sur le bouddhisme Lewis Lancaster

Kim Yoo-kyung

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DossierS

Des pétroglyphes anciens menacés par le projet AEP

Lee Kwang-pyo

chronique artistique

Feuillette , poule en liberté renouvelle le dessin animé coréen

Han Tae-sik

Sur la scène internationale

Les débuts internationaux de Lim Yi-jo avec Le Lac des Cygnes à Shanghai

ARTISAN

Kim Jung-hwa: L’artiste teinturière habille les tissus aux couleurs de la nature

Choi Hae-ree

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Park Hyun-sook

À la dÉcouverte de la corÉE

«Les grandes chaînes de montagnes qui ont changé le cours de ma vie »

Park Jung-won

Escapade

Une promenade nostalgique au quartier de Seochon

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Kim Yoo-kyung

Livres et CD Kim Hak-soon, Kim Ho-joung Parution de la traduction de La cartographie des sociétés traditionnelles d’Asie de l’Est et du Sud-Est (partie consacrée à la Corée)

Cartographie de la Corée de Gari K. Ledyard

Un nouveau CD de Chung Myung-whun à la tête de l’Orchestre philharmonique de Séoul

La Mer de Debussy, Ma mère l’Oye et La Valse de Maurice Ravel Un recueil de textes anciens sur le thé et la cérémonie du thé en Corée Les classiques du thé coréen de Hanjae Yi Mok et du Vénérable Choui 82

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Délices culinaires Le Gukbap : un plat savoureux, original et rapide à préparer Ye Jong-suk Divertissements

La réalisation très souple des feuilletons télévisés coréens

Kim Dae-oh

Regard extÉrieur Séoul, c’était écrit ! Edouard Champrenault Mode de vie

Les fans chantent en chœur et à cœur joie aux concerts de K-Pop Aperçu de la littérature coréenne

Critique: Histoires d’amour et couches de glace Premier amour de Joun Gyoung-rin

Uh Soo-woong

Surh Jung-min


Tripitaka Koreana

Introduction

Un millénaire après sa création, le Tripitaka Koreana inaugure une nouvelle époque dans la recherche sur le bouddhisme

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L’énorme travail qu’a réalisé la Corée, en 1011, sous la dynastie de Goryeo, pour transcrire l’ensemble du Canon bouddhique en idéogrammes chinois a représenté une sorte de révolution dans l’histoire du savoir en Asie de l’Est. Le millième anniversaire du Tripitaka Koreana, qui a lieu cette année, permet de jeter un nouvel éclairage sur le sens profond de cet événement marquant. Lewis Lancaster Professeur émérite de langues et cultures d’Asie de l’Est de l’Université de Californie à Berkeley | Ahn Hong-beom Photographe

K o r e a n a ı A u t u mn 2 011

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1 1. Un imprimé du Kaibao Tripitaka de la dynastie du Song du Nord, que conserve la bibliothèque des livres rares du Temple de Nanzen, à Kyoto. Publié en l’an 983, le Kaibao Tripitaka est le plus vieux Tripitaka de la sphère d’influence de la culture classique chinoise, mais aucune des tablettes ne subsiste aujourd’hui.

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ette année marque le millième anniversaire du lancement d’une énorme entreprise de publication à la cour des rois de Goryeo. En l’an 991, c’est-à-dire vingt ans auparavant, la dynastie des Song du Nord avait fait présent à la Corée d’une série d’imprimés du canon bouddhique chinois. À ce premier ensemble, qui représentait plus de cent mille pages, allaient succéder d’autres dans les années qui suivirent. Dix ans plus tard, la royauté ordonna la fabrication de tablettes xylographiques à partir des imprimés fournis par les Song du Nord. Plus tard, la cour de Kaifeng renouvela son offrande en faisant apporter les nouvelles traductions des textes en sanskrit dont la Chine était alors entrée en possession. Enfin, un troisième cadeau allait se composer de traductions datant des dynasties précédentes qui n’avaient pas été adjointes au premier envoi.

Quatre éditions en Asie de l’Est Les tablettes en bois que fit graver la Corée entre 1011 et 1087 furent conservées jusqu’en 1232, où elles allaient être détruites par le feu lors des invasions mongoles. Des séries d’impressions furent aussi réalisées sous les

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royaumes de Liao (Khitan) et de Jin (Jurchen), de sorte qu’au XIe siècle environ, coexistaient quatre versions provenant des États des Song du Nord, de Goryeo, de Liao et de Jin, dont aucune n’est parvenue jusqu’à notre époque. S’il subsiste des imprimés, les tablettes xylographiques ont depuis longtemps disparu. Fort heureusement, deux siècles plus tard, les souverains de Goryeo allaient en faire réaliser une seconde série, que conserve aujourd’hui encore le Temple de Haein et qui représente la reproduction xylographique la plus ancienne du Canon bouddhique. Aujourd’hui encore, elle se trouve en bon état et présente un aspect intact, ce qui tient du miracle s’agissant de pièces qui datent du XIIIe siècle, car voilà près de huit siècles que ce sanctuaire les abrite. Il est étonnant que l’on soit parvenu à dater avec précision un événement survenu il y a un millénaire. L’histoire a pour fonction de relater les grands événements politiques et sociaux du passé, dont la connaissance se transmettait auparavant par la tradition orale et dont le souvenir était parfois entretenu par des fêtes. Le millième anniversaire de la gravure des tablettes xylographiques diffère beaucoup de ces rituels de convenance et de Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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3 2. Rouleaux de manuscrits et sutra du Khitan Tripitaka. 3. Moines du Temple de Haein portant avec précaution les tablettes en bois de la seconde édition du Tripitaka Koreana, vieille de 760 ans, lors des festivités de son millénaire.

cette connaissance conventionnelle. Il témoigne de la possibilité de dater avec exactitude l’origine d’une entreprise d’envergure nationale à l’initative d’un petit groupe. La connaissance de faits vieux de dix siècles révèle la perpétuation d’une forte identité culturelle en Corée. Si des techniques d’imprimerie existaient déjà en Asie de l’Est depuis plusieurs siècles, elles n’étaient pas d’un niveau suffisant à la production de plus de cent mille pages au format standard, au moyen d’idéogrammes chinois officiellement en usage, pas plus qu’à la reliure à la main de milliers de volumes. Le véritable exploit technique que représenta, au XIe siècle, la réalisation de ces milliers de tablettes xylographiques allait permettre à la Corée de se situer en tête de la collecte et du stockage de l’information dans ce domaine.

Un tournant de l’histoire de l’imprimerie C’est il y a quarante-cinq ans que j’ai entrepris des recherches sur la xylographie, suite à l’acquisition par l’Université de Californie à Berkeley de l’un des douze ensembles de reproductions des quatre-vingt-deux mille tablettes conservées à Haeinsa. Ce projet, qui s’est donc déroulé dans les années 1960, allait être le dernier à porter sur la totalité de ces reproductions. À l’époque, les tabletKoreana ı Hiver 2011

tes xylographiques coréennes étaient méconnues et sans subvention, je n’aurais pu faire publier mon catalogue d’imprimés par les Presses universitaires. Au cours des décennies suivantes, un certain nombre de chercheurs allaient se joindre à moi et aujourd’hui, leurs travaux apportent de nouvelles informations sur les tablettes et permettent d’avoir une meilleure compréhension de leur histoire. Parmi les découvertes les plus passionnantes qu’il m’a été donné de faire, je citerai la découverte de milliers de pages d’imprimés de l’édition de 1011, qui étaient archivées avec des livres rares, au Temple de Nanzenji. Le moine principal de ce sanctuaire de Kyoto a autorisé une équipe coréenne à en réaliser des images numériques, qui sont aujourd’hui accessibles gratuitement sur internet. Nous en savons aussi beaucoup plus sur les caractéristiques physiques des tablettes qui se trouvent actuellement à Haeinsa. Il s’avère notamment qu’elles n’ont pas toutes été gravées sur le même bois. Selon des documents anciens, il aurait été fait usage de bouleau pour certaines d’entre elles, la plupart ayant été réalisée sur du merisier, comme l’ont révélé les premières études. D’autres études portent sur les bâtiments où elles ont été entreposées au cours des siècles. Au fur et à mesure que ces recherches

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1. Tablette de la seconde édition du Tripitaka Koreana. La couche d’encre qui est restée à sa surface, suite aux impressions, a formé une mince pellicule de carbone qui empêche son vieillissement et son effritement. 2. Le Temple de Haein. Les bâtiments situés dans la partie la plus élevée de son enceinte, à 645 mètres d’altitude, sont les dépôts dans lesquels sont entreposées les tablettes en bois du Tripitaka Koreana, de dos au Mont Gaya et à ses nombreux pics.

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Depuis près d’un siècle, ce sont les imprimés xylographiques de Goryeo que les scientifiques prennent pour référence, sans parfois le savoir, dans leurs recherches sur la littérature bouddhique d’Asie de l’Est.

progressent, elles permettent de constater les qualités exceptionnelles de ces dépôts, qui offrent un milieu de conservation idéal pour le bois, comme il n’en existe pas par ailleurs aujourd’hui.

La numérisation du Canon Les dix dernières années du siècle passé ont vu la réalisation de la conversion au format numérique informatique des cinquantedeux millions de caractères des Tripitaka et leur mise à disposition à l’intention de la communauté scientifique mondiale. Tandis qu’au millénaire passé, les dernières techniques de transmission de l’information permettaient l’impression d’images inversées, l’innovation technologique porte aujourd’hui sur la numérisation. Il existe toutefois un point commun entre ces deux époques, à savoir que la numérisation du Canon conservé à Haeinsa offre aujourd’hui de nouvelles méthodes de lecture, de reproduction et d’analyse, tout comme le fit l’impression de grandes quantités de documents, il y a mille ans de cela. L’informatisation du Canon transforme les méthodologies de recherche, en permettant de mieux comprendre l’emploi des mots et expressions, ce qui débouche sur une interprétation nouvelle et plus exhaustive des textes. Les tablettes en bois de Haeinsa fournissent des indications sur le contexte dans lequel elles furent réalisées en 1011. L’édition « moderne » du Canon bouddhique chinois que produisit le Koreana ı Hiver 2011

Japon était de même teneur que les tablettes coréennes. Lorsque cette édition dite Taisho fut adoptée dans le monde entier en tant que norme du Canon bouddhique chinois, rares étaient ceux qui savaient que les reproductions qui en étaient diffusées avaient été intégralement copiées sur les imprimés de Haeinsa. Depuis près d’un siècle, ce sont donc les imprimés xylographiques de Goryeo que les scientifiques prennent pour référence, sans parfois le savoir, dans leurs recherches sur la littérature bouddhique d’Asie de l’Est. Nombre de questions restent encore sans réponse. Nous ignorons encore dans quel type d’atelier étaient gravées les tablettes, par exemple. Ce travail était-il effectué à un seul endroit ou réparti sur plusieurs temples ? Que s’est-il passé pendant les deux siècles qui ont suivi la création des premières tablettes ? Combien de fois ont-elles servi à l’impression et que sont devenus les documents tirés ? Les conférences et ateliers qui se sont déroulés dans le cadre des manifestations du millième anniversaire ravivent l’intérêt des chercheurs et suscitent leur participation en plus grand nombre. Grâce au présent numéro de Koreana, les lecteurs pourront se faire une idée de ce que sont les tablettes et en comprendre le sens. Avec cette nouvelle époque qui débute pour la recherche, nous espérons pouvoir en apprendre toujours plus sur ces précieux vestiges au cours des années à venir.

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Tripitaka Koreana

Millième anniversaire

Des festivités qui révèlent les secrets bien cachés des tablettes en bois L’âme du peuple coréen, la précieuse tradition de l’imprimerie de Goryeo et les enseignements prodigués par Bouddha pour rendre l’homme meilleur méritent tous d’être conservés encore un millénaire. Les festivités qui se déroulent à l’occasion du premier millénaire du Tripitaka Koreana sont un premier pas dans cette voie. Charles La Shure Professeur à l’École d’Interprétation et de Traduction de l’Université Hankuk des Études étrangères | Ahn Hong-beom Photographe

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emontons à un passé très lointain, c’est-à-dire pas à dix ans plus tôt, ni même à cent, mais à mille, en ces débuts du millénaire passé où le monde est très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. En Europe, les invasions ont pris fin depuis longtemps, paix et stabilité favorisant l’accroissement démographique et l’évolution de la société du Haut Moyen Age. Le Califat fatimide, une dynastie musulmane chiite, règne sur l’Afrique du Nord, tandis que le Sahara et tous les territoires situés au sud de ce grand désert sont une mosaïque d’empires, royaumes et tribus. Les Amériques ne sont pas encore au contact des nations maritimes d’Europe qui y débarqueront malheureusement cinq siècles plus tard ; en Méso-Amérique, les sites de la civilisation Maya classique sont abandonnés et les bâtisseurs de tumulii de la civilisation du Mississippi dominent le centre et le sud-ouest actuels des États-Unis. Aux antipodes, c’est-à-dire en Asie de l’Est, l’État de Goryeo repousse l’envahisseur Khitan de la dynastie Liao, qui régnait sur l’actuelle Chine du nord-est et sur la Mongolie orientale. Si le royaume a eu raison d’eux, il ne le doit pas seulement à la bravoure de ses hommes et à la supériorité de ses armements. Comprenant que cette crise nationale exige plus que la simple puissance militaire, le roi Hyeonjong ordonne que le Canon bouddique soit gravé sur des tablettes en bois. Pendant soixante-seize ans et dans tous le pays, des moines s’isolent dans les temples de montagne pour s’atteler à cette gigantesque tâche qui témoigne non seulement de la vie spirituelle du royaume de Goryeo, mais aussi du haut degré d’évolution qu’il atteint dans le domaine de l’imprimerie. Un siècle et demi plus tard, toutefois, surviennent les tragiques

événements de l’invasion mongole et la destruction des tablettes par le feu, en 1232. « Cette crise s’est transformée en une occasion exceptionnelle », affirme le Vénérable Sungahn, qui dirige le Département de la conservation à l’Institut du Tripitaka Koreana, qui se situe au Temple de Haein. En à peine seize ans, les moines graveront avec ferveur une nouvelle version du Canon bouddhique, plus précise que la première et bénéficiant du progrès des techniques. Aujourd’hui inscrit sur le Registre « Mémoire du monde » de l’UNESCO et conservé au Temple de Haein, ce Tripitaka Koreana se trouve au centre de festivités organisées à l’occasion de son millième anniversaire.

L’emplacement du Tripitaka Koreana Notre voyage débute par la visite du Temple de Haein. Tandis que nous suivons la foule s’avançant sur la route baignée de soleil qui s’enfonce dans les hauteurs du Mont Gaya, nous remarquons un objet en cheminant. C’est un panneau qui indique une déviation par rapport au chemin le plus emprunté. En suivant cette direction, nous nous retrouvons très vite seuls et tombons sur une excavation. Des statues de Bouddhas assis y ont été à moitié déblayées et deux jeunes hommes, pioche et pelle en main, se tiennent devant elles et discutent de la meilleure façon de poursuivre le creusement. 1. Entrée du premier des deux dépôts du Tripitaka Koreana, le Sudarajang, où sont conservées les tablettes en bois. 2. Déambulation dans la cour principale du Temple de Haein. Les visiteurs méditent tout en faisant le tour de la pagode en pierre située au centre.

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Kalchakura , de l’artiste chilienne Magdalena Atria. C’est l’une des œuvres du Projet d’Art de Haein réalisé pour le Millième anniversaire du Tripitaka Koreana.


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Il ne s’agit pourtant pas d’un site archéologique, mais d’une création d’installation d’art contemporain se doublant d’un spectacle et s’intitulant « Projet d’excavation », l’ensemble étant dû à l’artiste Cho Duck-hyun. Au Temple de Haein et dans son voisinage, beaucoup d’autres créations de ce type ont été réalisées dans le cadre du Projet d’Art de Haein, un ensemble d’une cinquantaine d’œuvres se situant à la croisée de l’art et de la religion. À l’entrée du temple, se trouve ainsi une statue de Bouddha en bronze, Les sons de Bouddha, qui a pour auteur Ahn Sung-keum. Ce n’est pas une statue comme les autres, puisqu’elle est divisée en deux par un évidement incitant à rechercher la nature profonde de Bouddha au plus profond de soi. Les artistes coréens ne sont pas les seuls à participer au projet. En nous approchant de l’entrée du temple, nous avons la surprise de nous trouver face à des mandalas d’argile aux couleurs de l’arcen-ciel fixés directement à la pierre de seuil. Cette œuvre appelée Kalchakura est due à la Chilienne Magdalena Atria. En poursuivant la visite, nous franchissons la Porte à un seul pilier et empruntons le chemin qui mène à la partie principale du temple. Dans une première cour intérieure, se dresse une pagode en pierre desservie par un chemin sinueux. Le simple fait de le suivre pour en faire le tour invite à la méditation et ce faisant, nous réfléchissons au lieu où nous nous trouvons et à la raison pour laquelle nous y sommes. Il nous faut cependant presser le pas, car les 81 258 tablettes en bois du Tripitaka Koreana nous attendent à l’arrière du temple. Alors, sous les feux du soleil qui brille dans le ciel bleu, nous posons le pied sur la première marche de l’escalier menant au bâtiment des tablettes du Tripitaka. Après avoir enjambé sa pierre de seuil en forme de fleur de lotus, nous les apercevons partout. Fermées par des portes en bois, de grandes étagères soutenant les tablettes s’étendent sur toute la surface des murs. Si la pièce est bien aérée, grâce à des fenêtres spécialement conçues pour faciliter la ventilation, on ne sent pas moins tout le poids de l’histoire qui pèse sur ces lieux. On a peine à croire que ces tablettes aient pu se conserver plus de sept cent cinquante ans et conserver à ce jour leurs inscriptions avec une telle netteté. Aujourd’hui, il est rare que soient tirés de nouveaux exemplaires à partir des tablettes d’origine, comme nous l’apprendra plus tard le Vénérable Sungahn, devant une tasse de thé oolong que nous dégustons à son appartement. « Avec un thé bien chaud, il est plus agréable de bavarder », déclare-t-il en préparant lui-même cette boisson. Pendant plusieurs heures, nous aborderons de nombreux

1. Les sons de Bouddha , de l’artiste coréen Ahn Sung-keum est une statue de Bouddha divisée en deux par un évidement incitant à rechercher la nature profonde de Bouddha au plus profond de soi. 2. Chœur millénaire , une œuvre d’installation d’art numérique. Les visages de mille Bouddhas assis s’affichent sur des écrans de type AMOLED. 3. Au Pavillon des Citoyens du Monde, qui se trouve sur le lieu principal de la manifestation, les visiteurs ont inscrit des vœux sur des milliers de morceaux de papier. Koreana ı Hiver 2011

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sujets et constaterons à cette occasion l’ampleur de nos lacunes sur le Tripitaka Koreana. Quand la conversation touche à sa fin, le Vénérable fait une remarque intéressante en nous adressant un sourire : « Tout change, et en acceptant ce changement, on s’évite les souffrances, dans la vie ». Ces paroles nous semblent étranges, venant du responsable de la conservation de tablettes vieilles de plusieurs siècles. En effet, en conservant, ne cherche-t-on pas à arrêter le passage du temps ? Nous comprendrons bien vite où l’homme veut en venir. « Le Tripitaka est un texte très difficile. Nous devons créer un lien ou un code qui nous permette d’y accéder ». Tant il est vrai que tout change, la conservation du Tripitaka ne consiste pas à préserver uniquement l’état matériel des tablettes, mais aussi tout ce qu’elles représentent.

Une célébration de l’esprit du Tripitaka Le lendemain, nous nous levons tôt pour nous rendre sur les lieux où se déroule la principale manifestation. Alors que l’ouverture n’était prévue qu’à 10h00, la file d’attente était si longue qu’il a fallu l’avancer. Derrière la Place centrale du Millénaire, s’élève le Pavillon du Millénaire du Tripitaka, qui constitue la partie la plus importante de l’exposition et vers lequel nous nous dirigeons immédiatement. Nous poussons la porte et entrons dans l’imposante salle d’exposition du Tripitaka, une pièce circulaire où un couloir qui monte en spirale, avec une faible déclivité, permet d’accéder à l’étage supérieur, comme au Musée Guggenheim de New York. Au centre de cet espace, un cube holographique en trois dimensions présente des images des tablettes. Sur les murs, sont représentées les étagères qui soutiennent celles-ci. En remontant l’allée, nous croyons voir de vraies étagères portant ce qui semble être des tablettes, mais ce sont en fait des reproductions gravées de ces dernières. Elles sont à ce jour au nombre de mille, mais le travail qui se poursuivra après les festivités permettra de représenter 81 258 tablettes sur les étagères bordant l’allée sur toute sa longueur. Au bout de ce couloir, on parvient au premier étage du Pavillon, où sont aménagées les nombreuses salles où le visiteur pourra mieux faire connaissance avec le Tripitaka Koreana. L’une d’elles abrite des reproductions en vraie grandeur d’objets qui furent employés à toutes les étapes de la création du Tripitaka. Cette longue entreprise débuta par la relecture et la correction des textes, suivies de la gravure du texte original. Ce dernier fut alors réparti, en sens inverse, sur les différentes tablettes dont le bois fut gravé, caractère par caractère. Dans une autre salle, une vidéo projetée sur grand écran évoque les connaissances scientifiques qui furent mises en œuvre pour la construction des bâtiments où allait être conservé le Tripitaka pendant ces nombreux siècles. Du sol parsemé de charbon et de sel pour permettre au bois de respirer, aux fenêtres de conception

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spéciale, tout concourait à un même but : celui de conserver intact le Tripitaka d’origine. Une fois que nos yeux se sont habitués à l’obscurité, nous nous apercevons que ce lieu n’est pas une simple salle de projection, mais une reproduction de l’intérieur des bâtiments où sont conservées les tablettes. Grâce aux nombreuses œuvres qui se répartissent sur les différents espaces de la salle, jeunes et moins jeunes partent à la découverte du Tripitaka Koreana, s’essayent à l’impression xylographique et prennent place sur les chaises qui sont mises à leur disposition pour se détendre ou écouter les récitations de sutras. La principale curiosité du Pavillon du Millénaire du Tripitaka est incontestablement cette salle qui renferme des tablettes et d’autres supports d’impression coréens et du monde entier. Présenté en vitrine, le clou de l’exposition est l’une des tablettes en bois d’origine du Tripitaka Koreana. En la regardant de près, on a peine à croire qu’elle existe depuis sept cent cinquante ans et on y voit encore les traces du travail soigneux des artisans. Sur les lieux de cette grande exposition, quatre autres pavillons se répartissent, deux par deux, de part et d’autre de la Place du Millénaire. Celui que l’on trouve sur sa droite, en sortant du Pavillon du Millénaire du Tripitaka, est le Pavillon des échanges mondiaux, où des œuvres d’art et d’installation réalisées par plus d’une soixantaine d’artistes du monde composent une merveilleuse évocation de l’esprit du Tripitaka. À l’opposé, se trouve le Pavillon des citoyens du monde, où les visiteurs se voient offrir l’occasion de participer aux festivités. En témoignent les milliers de morceaux de papier multicolores accrochés aux sculptures qui sont suspendues au plafond. En les examinant de plus près, on s’aperçoit qu’ils ne servent pas uniquement à la décoration, car sur chacune d’entre eux est inscrit le vœu d’un visiteur. On découvrira aussi la petite salle dite des « Cent huit prosternations ». Ce nombre possède une importante signification dans la pensée bouddhiste, puisqu’il représente le nombre d’illusions qui sont la cause des souffrances humaines. Ici, l’objectif recherché est que 81 258 visiteurs assistent à une cérémonie bouddhique et se prosternent cent huit fois afin de réaliser un record mondial qui sera inscrit au Livre Guinness des records. À l’époque de notre visite, c’est ce qu’avaient déjà fait quinze mille visiteurs. Toujours sur la Place du Millénaire, mais en vis-à-vis de ceux déjà évoqués, se trouvent deux pavillons plus grands. Le Pavillon de la civilisation de la connaissance expose une frise chronologique qui retrace brièvement l’histoire de l’imprimerie orientale et occidentale traditionnelle. On peut y admirer nombre d’objets et

1. Dans la Salle scientifique de conservation du Tripitaka, sont exposées les tablettes en bois du Sutra du Cœur et du Sutra des Guirlantes de Fleurs. 2. Reconstitution, à l’aide de mannequins grandeur nature, de la fabrication du Tripitaka Koreana, à commencer par la gravure des tablettes, et de l’impression des sutras. 3. Couloir en spirale du Pavillon du Millénaire du Tripitaka.

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Présenté en vitrine, le clou de l’exposition est l’une des tablettes en bois d’origine du Tripitaka Koreana. En la regardant de près, on a peine à croire qu’elle existe depuis sept cent cinquante ans et on y voit encore les traces du travail soigneux des artisans.

de reproductions de tablettes en pierre ou en bois, des manuscrits et d’autres documents attestant de l’évolution de l’imprimerie à travers le temps. Sous l’éclairage tamisé de ce pavillon, l’une des œuvres brille d’un éclat plus vif que les autres. Il s’agit d’un recueil de sutras bouddhiques qui ont été transcrits à l’encre dorée par le calligraphe contemporain coréen Hur Rak. L’admirable précision de ses caractères minuscules est stupéfiante et ses illustrations minutieuses rappellent les fines enluminures des manuscrits qui se trouvent dans de nombreux musées du monde. Au fond du pavillon, nous parvenons aux temps modernes qu’illustrent d’innombrables objets numériques miniaturisés, dans une symphonie de lumière et de couleurs symbolisant la « constante » universelle qu’est le changement. Au Pavillon de la vie spirituelle, les visiteurs pourront comprendre l’influence du bouddhisme sur la vie quotidienne. Ils y découvriront que tout découle du bouddhisme, que ce soient les expressions d’usage courant, la tradition du thé ou les objets d’art tels que les cloches en bronze et les pagodes en pierre. Cette découverte ne se limite pas à une acquisition passive, car les méandres d’une allée incitent le visiteur à se plonger dans la méditation, qu’il pourra poursuivre dans le pavillon suivant, où une salle a été aménagée à son intention.

La découverte concrète du Tripitaka Vue de l’extérieur, la Place du Millénaire attire l’attention par ses tentes pointues blanches et oranges. Elles accueillent ceux qui désirent graver eux-mêmes la tablette qu’ils emporteront ou imprimer une reproduction du texte d’une tablette, ou encore confectionner des produits artisanaux tels que carillons et lanternes en forme de fleur de lotus. Impressionnés par ce que nous avons appris de la création du Tripitaka, nous décidons de nous essayer à l’impression d’un texte. Dans un premier temps, il faut enduire la surface d’encre, une opération qui se faisait jadis au moyen d’un pinceau, et que nous réaliserons quant à nous à l’aide d’un rouleau encreur moderne afin de bien recouvrir l’ensemble de la tablette. Une forte et agréable odeur d’encre monte dans l’air tandis que nous plaçons une feuille de papier coréen sur les tablettes. Il ne nous reste plus qu’à frotter doucement le papier avec une éponge recouverte de tissu pour voir notre texte s’imprimer sur la tablette en bois. Quand prend fin notre travail, nous avons l’impres-

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sion d’être en possession d’un objet historique que nous avons fait de nos propres mains. Quand le soleil est au plus haut de sa course, la foule qui nous entourait a grossi. Plus loin, d’autres traversent à la queue leu leu la Place du Millénaire et une annonce nous invite à attendre deux heures de plus pour aller voir les tablettes d’origine du Tripitaka. Alors, les visiteurs décident d’aller se sustenter au restaurant du pavillon, qui leur propose d’alléchantes brochettes de poulet et autres plats appétissants. À l’autre bout du site, il y a du bruit et de l’agitation car des hommes, des femmes et des enfants vêtus de costumes anciens sont alignés les uns derrière les autres, comme s’ils s’apprêtaient à défiler. Il s’agit d’une reconstitution de la procession du Tripitaka, qui réalisa le transport des tablettes. En tête du défilé, se trouvent les musiciens frappant leur tambour ou leur gong, sous l’escorte de braves soldats en armure, arme à la main. Puis vient un groupe de femmes portant sur la tête une reproduction de tablette qu’elles ont fixée avec un ruban noué sous leur menton. Chaussées de sandales en paille, elles s’avancent sur un chemin sablonneux, les deux mains jointes devant elles en signe de grand respect. À leur suite, marchent de jeunes enfants tout fiers de porter les tablettes sur leur dos. Enfin, des adolescents, des hommes et femmes avec hotte et des bœufs portant les tablettes ferment le cortège. Pour les marcheurs comme pour les spectateurs, cette procession est une occasion supplémentaire de découvrir le Tripitaka. Comme le Vénérable Sungahn l’a fort justement souligné, le Tripitaka Koreana est un texte vraiment difficile. Les expositions, manifestations et festivités qui se déroulent à l’occasion de son millième anniversaire, sont toutefois un premier pas vers l’élucidation de ses secrets bien cachés. En quittant les lieux où elles se déroulent, nous avons acquis une meilleure compréhension de l’histoire de sa création, de la sagesse et des efforts que celle-ci supposa, mais enfin et peut-être surtout, en sachant que le Tripitaka Koreana n’est plus seulement cet objet que l’on allait voir ou dont on entendait parler, mais aussi qu’il fait partie intégrante de notre vie. 1. Des visiteurs regardent une projection vidéo expliquant les principes scientifiques de conservation du Tripitaka Koreana. 2. Reconstitution de la procession transportant les tablettes en bois du Tripitaka.

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Tripitaka Koreana

Édition originale

Une sagesse ancestrale conservée sur les rouleaux en papier de mûrier de Goryeo L’impression sur tablettes en bois des textes d’origine du Tripitaka Koreana a permis leur conservation pendant un millénaire, mais sur les deux mille sept cents ouvrages ainsi réalisés, trois cents se trouvent en Corée et deux mille quatre cents, au Japon.

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Kim Hak-soon Journaliste

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’avais vraiment du mal à croire que ce rouleau, qui semblait n’avoir été imprimé que tout dernièrement sur du hanji , le papier coréen, l’avait été il y a un millier d’années. J’ai été émerveillé en posant mon regard sur la centaine de volumes originaux imprimés du Tripitaka Koreana, qu’expose le Musée Horim situé près de l’Université nationale de Séoul. J’avais le cœur qui battait à tout rompre à l’idée que ces imprimés rassemblaient la totalité des écrits bouddhiques et des enseignements du Bouddha Sakyamuni, ainsi que tous les textes s’y rattachant. La plupart sont en parfait état de conservation, n’ayant subi ni perte de couleur ni déformation. Il s’y trouve bien, çà et là, quelques textes endommagés, mais cela résulte des opérations de conservation au cours desquelles ils passent dans les mains de plusieurs personnes.

Le papier et l’encre Ce qui a éveillé ma curiosité, c’est la question de savoir comment ces imprimés ont pu traverser tout un millénaire dans un état aussi irréprochable. Park Jun-yeong, le conservateur du Musée Horim, qui abrite la plus grande collection d’imprimés originaux du Tripitaka Koreana, a élucidé ce mystère en m’apprenant que la clé de leur préservation résidait dans leur papier d’époque Goryeo qui était alors incontestablement le plus fin au monde. Il se composait de fibres de papier de mûrier que l’on martelait plus de cent fois. On plongeait ensuite ces fibres dans un bain où on immergeait à plusieurs reprises un cadre poreux jusqu’à ce que les fibres se déposent par couches successives à sa surface, d’où la grande résistance du papier. Il fallait alors étendre les feuilles sur un foulon et on les martelait avec soin pour obtenir un papier doux et brillant. Les fibres sont d’une telle cohésion que le papier semble avoir été enduit d’un produit de finition spécial. Le secret de l’extraordinaire résistance de ce papier, de sa couleur particulière et de son éclat intact réside dans ces matières et ces procédés de fabrication exceptionnels. C’est aussi le pH neutre du papier de Goryeo qui assure sa conservation au cours des siècles, même en cas d’exposition à l’air et à la lumière. La supériorité du papier traditionnel coréen est connue de longue date, comme en atteste un vieil adage : « Le papier dure mille ans, la soie cinq cents ans ». Celui de Goryeo était notamment réputé à la ronde pour sa finesse, même chez les fiers Chinois, qui écrivirent dans un ouvrage : « Le papier de mûrier de Goryeo, appelé « papier blanc battu » est de belle couleur. Il contient de la soie provenant des cocons de vers à soie, ce qui le rend aussi lisse et résistant que ce tissu. Quand on s’en sert pour la calligraphie, il absorbe si bien l’encre qu’il est hautement apprécié ». Selon la légende, Su Shi (1037-1101), l’un des huit maîtres de la littérature

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L’édition originale du Tripitaka Koreana, réalisée il y a mille ans, dont subsistent aujourd’hui des rouleaux d’imprimés.

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de la dynastie des Song et des Tang et le plus illustre poète de la première, aurait formulé le souhait de posséder du papier et du céladon de Goryeo. Les protocoles royaux de la dynastie Joseon, dits uigwe, qui sont conservés au Gyujanggak extérieur, sur l’île de Gangwha, se trouvent remarquablement préservés, tant du point de vue de l’état du papier que de la lisibilité des textes. L’exemplaire réservé au souverain était réalisé sur le papier de la plus haute qualité disponible, mais les spécialistes s’accordent à considérer que le papier de Goryeo était supérieur à celui de Joseon. Cette exceptionnnelle qualité de papier destinée à l’impression de l’édition originale du Tripitaka Koreana a été mise en évidence par l’équipe de chercheurs du professeur Nam Gwon-hui, qui exerce au Département des Informations et Sciences philologiques de l’Université nationale de Kyungpook. Au cours du deuxième semestre 2010, le professeur Nam et l’Institut de recherche sur le Tripitaka Koreana, que dirige le Vénérable Jongnim, ont mis en œuvre un projet de recherche intitulé « Analyse du papier et de la reliure de l’original du Tripitaka Koreana ». Ils ont ainsi découvert les secrets de fabrication du papier, des rouleaux, de la pellicule de protection, de la reliure, de la colle et des couvertures composant chacun des imprimés originaux actuellement disponibles du Tripitaka Koreana. Leurs conclusions se sont fondées sur une analyse minutieuse des dimensions, de l’épaisseur et des couleurs du papier, ainsi que de la forme des cadres employés dans leur fabrication, de l’amplitude des mouvements du marteau sur le papier et de la densité de celui-ci. Les résultats de ce travail ont été rendus publics sur le site internet de l’Institut, en novembre dernier.

« Le papier de mûrier coréen peut durer jusqu’à deux mille ans, moyennant d’être à l’abri de facteurs extérieurs et protégé des dommages. Il n’y a donc pas lieu de parler des secrets d’une conservation d’un millénaire », affirme le professeur Nam. L’encre, par sa composition particulière, joue un rôle tout aussi important que le papier, par ses caractéristiques exceptionnelles. Elle est constituée d’une sorte de colle à base de suie, qui s’obtient en faisant brûler des branches de pin à haute teneur en résine. Sur les textes imprimés ou calligraphiés, elle gardera plus de mille ans tout l’éclat de sa couleur noire.

Une colle à la fermentation naturelle Si les rouleaux de papier peuvent conserver leur forme d’origine pendant aussi longtemps, c’est grâce à la colle de qualité remarquable qui est employée dans leur fabrication. La pellicule de protection qui relie les pages du rouleau entre elles était fixée au moyen d’une colle composée d’un froment naturel de dix ans d’âge

1. Douzième tome de l’Abhidharma Vijnaya-kaya Pada Sastra (Discours du Corps conscient) de la première impression du Tripitaka Koreana (collection du Musée Horim) 2. Le onzième tome de l’Abhidharma Vibhasa Sastra (Commentaires sur les Enseignements Suprêmes) de la première impression du Tripitaka Koreana (collection du Musée Horim)

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et de plantes médicinales. Ce procédé rigoureux assurait l’adhésion durable des pages au revêtement intérieur et la conservation de la forme d’origine des rouleaux au cours des siècles. Sachant que l’espacement entre les pages n’est que de deux ou trois millimètres, il y a de quoi s’étonner qu’elles soient si bien restées en place. Le papier employé dans la fabrication des imprimés originaux du Tripitaka Koreana présente d’importantes différences d’une époque à l’autre. Selon le Professeur Nam, les imprimés actuellement disponibles en Corée ont pour la plupart été réalisés sur d’épaisses feuilles de papier blanc, tandis que ceux que conserve le temple japonais de Nanzen, ainsi que d’autres édifices, sont composés d’un fin papier jaune.

La collection d’imprimés Park Jun-young, le conservateur du Musée Horim, fait remarquer que cet établissement rassemble la plus grande collection d’ouvrages du Tripitaka Koreana, qui a été classé Trésor national et Trésor de Corée. Cette collection comprend notamment le deuxième tome du Buddhavatamsaka Mahavaipulya Sutra (Sutra Avatam-

saka, Trésor national n°266), le douzième tome de l’Abhidharma Vijnaya-kaya Pada Sastra (Discours sur le corps conscient, Trésor national n°267) et le onzième tome de l’Abhidharma Vibhasa Sastra (Commentaires sur les Enseignements suprêmes, Trésor national n°268), qui sont particulièrement remarquables. À l’occasion du millième anniversaire de la création des tablettes en bois d’origine du Tripitaka Koreana, le Musée Horim a organisé à Séoul une exposition spéciale intitulée « De 1011 à 2011, une attente longue d’un millénaire : l’original du Tripitaka Koreana ». Cette manifestation se déroulait en parallèle dans ses succursales de Sinsa, un quartier de l’arrondissement de Gangnam-gu (du 18 mai au 31 août), et de Sillim, situé dans l’arrondissement de Gwanak-gu (du 30 mai au 31 octobre), afin de permettre au grand public de découvrir la première édition de ces imprimés. Cette exposition de grande envergure avait réparti ces imprimés en plusieurs catégories, notamment selon qu’ils constituaient des Trésors nationaux ou des Trésors de Corée, mais aussi en fonction de leur type de reliure et de leur état. En outre, il est de notoriété publique que le Musée Sung Am des livres anciens possède l’imprimé d’origine des Yuzhi micang-

Témoins vivants d’un millénaire de sagesse, les imprimés originaux du Tripitaka Koreana m’évoquent subitement ces paroles d’Uicheon, le précepteur national de Goryeo : « La création du Tripitaka Koreana a permis l’accumulation d’un millénaire de sagesse et sa transmission au cours du millénaire suivant. »

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quan, c’est-à-dire les commentaires impériaux des Song du Nord, qui en est l’unique exemplaire conservé jusqu’à nos jours. Il s’agit d’une sorte d’anthologie de la poésie bouddhique qui rassemble un millier de poèmes composés à la gloire de Bouddha et invitant le lecteur à réfléchir sur le sens profond de ses enseignements. Ces imprimés sont illustrés de représentations de figures humaines enseignant les préceptes du bouddhisme avec, en arrièreplan, d’agréables paysages voilés de nuages de bon augure. Sur ces splendides œuvres des premiers temps de Goryeo, la géographie est richement dépeinte, avec ses montagnes et rochers, ses ciels nuageux et ses rivières, ses arbres aux essences variées, ses constructions et sa population. On situe la production de ces imprimés à la fin du XIe siècle, époque à laquelle le Tripitaka Koreana fut gravé sur des tablettes en bois. Dans la mesure où ne subsistent que de rares peintures

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datant des premiers temps du royaume de Goryeo, ces imprimés constituent des œuvres d’art d’une grande valeur qui fournissent un aperçu de la peinture paysagère et de l’illustration des sutras d’alors. Le Musée Sung Am des livres anciens abrite également des sutras d’époque Goryeo marqués au stylet, qui ajoutent encore à la valeur de ses collections. Composés d’une matière dure telle que l’ivoire ou le bois, les stylets permettaient de faire une marque sur le papier, à un passage donné du livre, pour indiquer l’ordre dans lequel devait se lire le sutra, ou pour signaler une explication ou un commentaire portant sur un sutra. Si ce marquage n’est pas immédiatement visible à l’œil nu, il apparaît lorsqu’on le regarde à un certain angle ou au moyen d’un instrument spécial. Le Musée Horim et le Musée Sung Am des livres anciens renferment chacun une centaine d’imprimés originaux du Tripitaka Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


Frontispice du premier tome des Yuzhi micangquan . Différents éléments du paysage, comme des montagnes et rochers, nuages, rivières, arbres, ainsi que des hommes, y sont merveilleusement représentés par une gravure complexe.

imprimé du Tripitaka Koreana à avoir conservé sa forme d’origine ». Le Professeur Nam émet l’hypothèse que d’autres personnes détiennent des imprimés originaux du Tripitaka Koreana, sans rien en révéler. Aujourd’hui, quelque trois cents tomes se trouvent sur le territoire coréen, alors qu’ils sont près de deux mille quatre cents au Japon. La plupart d’entre eux sont conservés au Temple de Nanzen et au Musée d’histoire populaire de Tsushima. Le nombre total de ces ouvrages, tous pays confondus, avoisine donc les deux mille sept cents. Les études effectuées à ce jour ont révélé que la Corée détenait cent cinquante-quatre imprimés originaux, soit soixtante-dix-huit titres. Soixante-six autres, représentant cinquante titres, se trouvent au Temple de Nanzen, huit exemplaires à un seul titre étant conservés au Musée d’histoire populaire de Tsushima. Au nombre des imprimés disponibles en Corée, près de soixante-dix sont ceux des mêmes sutras et des mêmes livres que ceux du Japon, dont un sutra en trois exemplaires, ce qui doit avoir supposé la réalisation d’au moins trois impressions de tout ou partie d’un livre, suite à la fabrication des tablettes en bois d’origine. Le Professeur Nam explique que pour un même livre, une vingtaine de différences peuvent exister entre les imprimés du Japon et de la corée. Après la fabrication des tablettes en bois, les gardiens du canon n’en ont pas moins continué de réviser partiellement les textes ou de changer des tablettes d’emplacement en raison de problèmes de stockage.

Koreana, soit 83% de tous les imprimés actuellement présents en Corée. D’autres tomes sont en possession de l’Université Keimyung (5), du Musée national de Corée (4), du Musée d’art Ho-Am (4), du Musée de Gacheon (4), du temple Guin (3), du Musée de l’imprimerie ancienne de Cheongju (3), de l’Université Yonsei (3), du Musée d’histoire de Séoul (2), de l’Université Yeungnam (2), du Musée du papier Pan-Asie (2), du Musée provincial de Gyeonggi (1), du Musée de l’Université Myongji (1) et du Musée de l’édition Samseong (1). L’exemplaire du Prakaranaryavaca Sastra (Acclamation des enseignements scripturaux, Trésor national n°271) qui se trouve au Musée national de Corée, a fait l’objet d’un don par le défunt Song Seong-mun, l’auteur de méthodes très connues d’apprentissage de l’anglais. Lors de son classement au titre de trésor national, en 1992, les spécialistes ont sauté de joie et l’ont qualifié de « plus vieil Koreana ı Hiver 2011

Les rouleaux Les imprimés du Tripitaka Koreana ont été reliés sous forme de rouleaux composés de plusieurs feuillets. Dans l’édition originale, il s’agit de la méthode la plus ancienne connue à ce jour et c’est ainsi que furent réalisés les premiers livres coréens. La couverture se composait de papier teint en bleu foncé, mais pouvait dans certains cas rester incolore. Le titre du sutra était imprimé à l’encre dorée sur une couverture bleu foncé et à l’encre noire, sur une couverture ordinaire. Le conservateur Park Jun-young précise que l’exécution de la calligraphie de l’original du Tripitaka Koreana est de meilleure qualité que celle de sa seconde édition. Témoins vivants d’un millénaire de sagesse, les imprimés originaux du Tripitaka Koreana m’évoquent subitement ces paroles d’Uicheon, le précepteur national de Goryeo : « La création du Tripitaka Koreana a permis l’accumulation d’un millénaire de sagesse et sa transmission au cours du millénaire suivant. »

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Tripitaka Koreana

Les imprimés du Japon

Des originaux du Tripitaka Koreana conservés au Japon Kim Hak-soon Journaliste | Park Bo-ha Photographe

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n tant que Coréen, j’ai été extrêmement déçu d’apprendre que c’est le Japon, et non la Corée, qui est en possession de la plus grande partie des exemplaires originaux du Tripitaka Koreana. D’après ces révélations, il semble en effet que près de deux mille quatre cents d’entre eux se trouvent principalement à Kyoto, au Temple de Nanzen, ainsi qu’au Musée d’histoire populaire de Tsushima. Non seulement ce nombre est huit fois supérieur à celui que compte la Corée, mais la qualité des imprimés du Japon se trouve aussi être supérieure. Ce sont près de mille huit cents volumes qu’abrite le Temple de Nanzen, soit plus de la moitié de tous les imprimés du Tripitaka Koreana actuellement recensés. Selon le Professeur Nam Gwonhui, ces volumes auraient été imprimés à peu près à la même époque, c’est-à-dire peu après l’apparition des techniques xylographiques, à l’exception du Prakaranaryavaca Sastra (Acclamation des enseignements scripturaux), aujourd’hui conservé au Musée d’Histoire de Séoul, dont l’origine plus ancienne est avérée. En outre, les imprimés du Nanzenji sont jugés être de grande valeur en raison de leur contenu. L’édition originale du Tripitaka Koreana de Goryeo étant, par son contenu comme par sa structure, à l’image de l’édition chinoise de Kaibao (971-983) qui fut réalisée sous la dynastie des Song du Nord, les imprimés qui ont été produits représentent une mine d’information pour la recherche sur le royaume de Goryeo, ainsi que sur les travaux de reconstitution de la version chinoise, dont ne subsistent que très peu de volumes. Le septième tome du Yogacarabhumi Sastra (Discours sur les étapes de la pratique de la concentration), dont la Corée possède une version, est un sutra tout à fait fondamental marqué au stylet, ce qui en fait une référence obligée pour l’interprétation des sutras chinois classiques, mais aussi pour la recherche sur l’histoire de Corée. En outre, le Yuzhi micangquan, le Yuzhi xiaoyao yong et le Yuzhi fofu sont des éditions rares comportant un grand nombre d’imprimés xylographiques qui renferment les commentaires impériaux poétiques des Song du Nord. Si l’un des vingt volumes originaux a été perdu, les autres comptent une centaine d’imprimés qui furent produits au moyen d’un procédé élaboré de gravure, avec un grand souci du détail. De la version chinoise, ne subsiste qu’un volume

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d’imprimés. Les imprimés de la version originale du Tripitaka Koreana qui se trouvent au Temple de Nanzen ont en majeure partie été réalisés sur une ou deux qualités différentes de papier, voire plus pour certains. C’est à la fin des années vingt, sous l’occupation japonaise, que l’on en découvrit l’existence en Corée. L’accès à ces documents allait pourtant être très restreint, y compris pour les scientifiques japonais, leurs homologues coréens n’ayant pas même une fois eu la possibilité de les examiner. En se voyant autoriser à en étudier certains, dans les années 1960, le Docteur Kim Du-jong et le Professeur Cheon Hye-bong de l’Université Sungkyunkwan Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


allaient être les premiers chercheurs coréens à pouvoir effectuer une étude. Quelque six cents volumes sont actuellement conservés au Musée d’Histoire populaire de Tsushima et à d’autres endroits du Japon. À l’origine, des imprimés furent entreposés au Temple d’Ankoku, qui se situe sur l’île d’Iki, non loin de Tsushima, ainsi qu’au Temple de Josho, lequel se trouve dans cette ville. Autrefois, le premier porta d’ailleurs le même nom que le Temple coréen de Haein en Corée, qui abrite la seconde édition du Tripitaka Koreana, mais il changea de nom pendant la première moitié du XIVe siècle, époque à laquelle le Japon avait entrepris d’édifier temples et pagodes dans tout le pays pour apaiser l’âme des soldats morts au combat et prier pour le bien de la nation. L’actuel nom de ce sanctuaire signifie « Temple de la Nation paisible ». Parmi les Sutra Maha Prajnaparamita du Temple d’Ankoku, deux cent dix-neuf volumes proviennent de la version originale du Tripitaka Koreana et six comportent des annotations indiquant qu’en 1046, ils furent imprimés, puis enchâssés dans des pagodes par Heo Jin-su, un fonctionnaire de Goryeo qui se trouvait en poste à Gimhae et voulut implorer la paix pour son pays, une longue vie pour sa mère et le repos éternel pour son défunt père. C’est le seul document qui atteste de la réalisation d’impressions à partir de l’original du Tripitaka Koreana. Heo Jin-su aurait offert ces imprimés au Bouddha du Temple de Seobaek, qui s’élève près de Gimhae. Selon les scientifiques coréens, certains de ces volumes auraient été dérobés et emportés par l’envahisseur japonais. Quant aux imprimés du Temple de Josho, ils pourraient même avoir fait partie de la version originale du Tripitaka Koreana et ils constituent donc un ensemble à part. Ce sont eux qui renferment le plus de textes, d’où le nom de « Six cents Prajnaparamita » qui leur a été donné pour indiquer qu’il s’agit des sutras les plus importants. Les mille huit cents volumes du Temple de Nanzen ne comportent aucune impression du Sutra Maha Prajnaparamita, d’où l’hypothèse que ces volumes puissent avoir été emportés en une seule fois au Japon et qu’ils y aient été disséminés en divers points du territoire. La présence de textes imprimés à Gimhae au verso de certains volumes de Nanzenji semble corroborer l’idée qu’ils sont tous issus d’un même ensemble. Dans un premier temps, les volumes d’Ankokuji furent conservés près de Nagasaki avant d’être transportés jusqu’aux temples. Quant aux volumes du Tripitaka Koreana qui se trouvent au Musée d’Histoire populaire de Tsushima, ils se trouvaient à l’origine dans les Temples de Josho et d’Ankoku. Selon les informations bibliographiques du Tripitaka, qui comportent le nom du temple où furent imprimés les textes, il semble que ces volumes auraient été réalisés au Temple de Cheonhwa, qui se situait à l’est de Gaeseong, alors capitale de Goryeo. Les ouvraKoreana ı Hiver 2011

2 1. Le Professeur Nam Gwon-hui, qui a participé au projet coréano-japonais de numérisation de l’original du Tripitaka Koreanan de 2004 à 2010, effectue des recherches sur les imprimés de la première édition du Tripitaka Koreana, au Temple de Nanzen de Kyoto. 2. Imprimés de la première édition du Tripitaka Koreana archivés au Temple de Nanzen.

ges intitulés Goryeosa et Sinjeung dongguk yeoji seungnam, c’està-dire respectivement « Histoire de Goryeo » et « Nouvelle étude augmentée de la géographie de Corée », c’est au XIIe siècle que fut édifié le Temple de Cheonhwa et il resta sur pied jusqu’au XVe siècle. Les imprimés du Temple d’Ankoku ayant été volés dans les années 1980, il n’en reste que trente-trois volumes. Par la suite, certains des documents dérobés auraient été retrouvés en Corée. En 2005, quelques-uns des imprimés qui se trouvaient à Tsushima ont été rapportés en Corée, ce qui a plongé les milieux scientifiques coréens dans l’émoi. Ces documents avaient été transportés jusqu’en Corée dans des conditions inadéquates, comme l’ont découvert les bibliographes en les répertoriant en vue de leur classement au patrimoine culturel. De fait, certains d’entre eux allaient être classés biens culturels. Cependant, le Japon les ayant auparavant inscrits à son patrimoine, il exige aujourd’hui leur restitution. Le Professeur Nam Gwon-hui a fait part des grandes difficultés que son équipe et lui-même ont rencontrées lorsqu’ils effectuaient des recherches sur les imprimés du Tripitaka conservés au Japon. Été comme hiver, ces études se sont déroulées dans des salles sans fenêtres, sans climatisation ni chauffage en période de congé. L’hiver, il leur a donc fallu travailler dans le froid et se sentir glacés jusqu’aux os, malgré tous les vêtements dont ils se couvraient. En été, ils devaient porter masques et vêtements de protection, qui ne laissaient paraître que leurs yeux et ont particulièrement souffert de l’humidité, qui les a obligés à s’accorder de fréquentes pauses. Rien de cela ne les a pourtant empêchés d’effectuer leurs études pendant cinq ans.

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Tripitaka Koreana

Tablettes en bois

Des tablettes xylographiques en parfait état, 760 ans après Les tablettes en bois du Tripitaka Koreana, ces planches gravées de centaines de caractères et recouvertes d’encre noire, ne sont certes pas des œuvres d’art, mais elles constituent un ensemble important de vestiges de l’imprimerie coréenne ancienne. Elles témoignent de la persévérance et de l’amour du métier de ces gens de Goryeo qui gravèrent un à un les cinquante-deux millions de caractères des sutras bouddhiques. Park Sang-jin Professeur émérite du Département des sciences et technologies forestières de l’Université nationale de Kyungpook Ahn Hong-beom, Suh Heun-gang Photographes

Tablette en bois de la seconde édition du Tripitaka Koreana composée des derniers tomes qui renferment 660 des sutras de la « Perfection de la sagesse ». Des poignées fixées sur les bords des tablettes en bois facilitent leur manipulation lors de l’imprimerie et de l’entreposage.

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est grâce à l’invention de l’écriture que l’humanité a pu consigner les connaissances afin de les conserver et de les transmettre, cette évolution étant à l’origine des différentes civilisations. Dans les premier temps, elle servit principalement à marquer d’images et symboles les animaux, vêtements, tablettes d’argile et arbres. Le perfectionnement des techniques permit plus tard d’écrire sur de fines tiges de bambou ou de bois. Très vite, l’expansion du bouddhisme exigea l’impression des sutras en vue de la diffusion des enseignements de Bouddha. La gravure des écritures sur planche de bois devait alors permettre de les tirer à un grand nombre d’exemplaires, en fonction des besoins. En Corée, une technique de ce type est apparue très tôt, puisque c’est au huitième siècle environ que fut imprimé un texte qui est, à ce jour, le plus ancien au monde, à savoir le Sutra Dharani de la Lumière Pure, un incunable tabellaire. Plus tard, les techniques xylographiques allaient atteintre leur apogée avec la gravure sur bois du Tripitaka Koreana, le plus grand ensemble de sutras tabellaires parvenu jusqu’à notre époque.

La fabrication des tablettes en bois Le Tripitaka Koreana se compose de 81 528 tablettes en bois sur lesquelles sont gravés 52 millions d’idéogrammes chinois constituant le texte des sutras, à raison d’environ six cent quarante caractères par tablette. Ces tablettes sont munies de poignées métalliques aux deux extrémités et varient en longueur, la plupart mesurant de soixante-huit à soixante-dix-huit centimètres de long sur vingt-quatre centimètres de large. Elles ont approximativent 2,8 centimètres d’épaisseur et pèsent à peu près 3,4 kilogrammes chacune. Si on en faisait une pile, celle-ci atteindrait 3 200 mètres de hauteur, et si on les juxtaposait, elles s’étendraient sur une distance de soixante kilomètres. Leur poids total est approximativement de deux cent quatre-vingts tonnes, et leur volume, d’environ 450 mètres cubes. Leur échantillonnage minutieux et leur observation au microscope ont permis de découvrir que 64%

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Tablette d’illustration du Sutra Yesusiwangsaengchil . Elle fut gravée dans un temple après la réalisation de la deuxième édition du Tripitaka Koreana.

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Sachant que l’artisan le plus expérimenté peut tout au plus graver une quarantaine de caractères par jour sur une tablette en bois, on estime qu’il a fallu environ un million trois cent mille hommes-jours pour accomplir le travail considérable qu’a exigé la gravure du Tripitaka. d’entre elles se composaient de bois de cerisier à fleurs (Prunus sargentii) et 15 %, de nashi (Pyrus pyrifolia), deux essences présentes en abondance dans le sud et le centre de la Corée. Les autres sont faites de bois de bouleau de Mandchourie (Betula costata), de cornouiller des pagodes panaché (Cornus controversa), d’érable (Acer mono), de Machilus thunbergii et de Populus davidiana, ces derniers représentant 1 % à 9 % de l’ensemble. Le cerisier à fleurs fournit un bois solide d’une densité d’environ 0,6, qui est parfaitement adapté à la gravure et on le trouve en général dans des lieux d’accès facile. Pour fabriquer des tablettes xylographiques, il faut abattre des arbres d’un diamètre minimal de quarante centimètres et les laisser dans la montagne pendant un ou deux ans pour réduire les contraintes internes. Des équipes de deux personnes doivent alors scier les troncs en tronçons de longueur adéquate pour y réaliser des planches. Afin de limiter les risques de fissuration ou de gauchissement lors du séchage, on ébouillante ces tronçons à l’eau salée. Après les avoir laissés sécher à l’air pendant au moins six mois, il convient de raboter leur surface. On les découpe ensuite en tablettes d’une taille adéquate, aux deux extrémités desquelles on fixe des poignées métalliques d’une épaisseur légèrement supérieure. Ces poignées sont destinées à éviter que les surfaces gravées entrent en contact avec des corps étrangers pendant qu’elles sont travaillées ou stockées et à prévenir le gauchissement. L’opération suivante consiste à prendre une feuille de papier coréen, sur laquelle on a calligraphié un sutra au pinceau, et à la placer recto vers le bas pour obtenir une image inversée. Comme les caractères ne sont pas nettement visibles à l’envers, il faut les enduire d’huile végétale, à l’aide d’une brosse, pendant la gravure. Suite au brossage des tablettes encrées, on y étend une feuille de papier. En frottant légèrement celleci, on fait apparaître les caractères par impression. Après avoir réalisé plusieurs impressions, on procède au laquage des tablettes par une méthode propre à l’Asie de l’Est. Une substance huileuse qui est présente dans la laque, l’urushiol, empêche l’absorption de l’humidité et joue donc le rôle d’agent de conservation naturel, outre que c’est un insectifuge. Peu de tablettes étant laquées, on suppose qu’elles l’ont surtout été à des fins décoratives. Sachant que l’artisan le plus expérimenté peut tout au plus graver une quarantaine de caractères par jour sur une tablette en bois, on estime qu’il a fallu environ un million trois cent mille hommes-jours pour accomplir le travail considérable qu’a exigé la gravure du Tripitaka. L’ouvrage intitulé Histoire de Goryeo précise en effet que cette entreprise s’est étendue sur seize années. Pourtant, les notes qui figurent sur les tablettes évoquent une durée de douze ans, de 1237 à 1248. En conséquence, ce sont environ 110 000 hommes-jours par an qu’aurait requis cette fabrication. Si ce chiffre connut des variations selon les années, le nombre d’artisans qui y participèrent dépassa souvent plusieurs centaines de milliers.

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1. Les dépôts du Tripitaka sont deux longs bâtiments donnant au sud, parallèles et distants l’un de l’autre de seize mètres. Les deux petites constructions situées à leurs extrémités renferment d’autres tablettes de sutras appartenant au Temple de Haein. 2. Le Vénérable Sungahn (à gauche), responsable du Département de la conservation à l’Institut du Tripitaka Koreana, fait une démonstration de l’impression de sutras au moyen des tablettes en bois.

Une ventilation naturelle optimale Alors que le bois est susceptible de subir des dégradations en raison du pourrissement, de l’action des insectes et du feu, les tablettes sont demeurées intactes pendant 760 ans grâce à la mise en œuvre de procédés scientifiques, notamment dans la construction des dépôts où elles furent entreposées. Ces dépôts s’alignent sur deux rangées distantes de seize mètres et occupant chacun une superfi-

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1. Intérieur de l’un des dépôts du Tripitaka. 2. Sur la façade des dépôts, les fenêtres hautes sont quatre fois plus grandes que les fenêtres basses pour assurer une évacuation rapide de l’air chargé d’humidité.

cie de 646 mètres carrés. Leur orientation au sud assure un ensoleillement maximal et, de ce fait, l’entrée d’air sec dans les bâtiments. Dépourvu d’éléments décoratifs superflus, l’intérieur des bâtiments est conçu pour bénéficier d’une ventilation naturelle. Les poutres transversales, que soutiennent des piliers extérieurs, sont reliées aux piliers intérieurs du bâtiment. Chaque poutre transversale est soutenue par des colonnes plus petites situées de part et d’autre des colonnes centrales afin d’augmenter au maximum la place disponible dans le bâtiment. En outre, les fenêtres hautes et basses du bâtiment sont de dimensions différentes à l’avant et à l’arrière. Pour éviter la circulation d’air humide, les fenêtres arrière, qui donnent au nord, sont plus petites quant elles sont basses que quand elles sont hautes afin de limiter le passage d’air humide à l’intérieur du bâtiment. C’est l’air sec qui y règne qui se charge d’absorber l’humidité des tablettes, la condensation résultante s’écoulant alors vers le plancher. De même, les fenêtres basses orientées au sud sont quatre fois plus grandes que les hautes pour favoriser l’évacuation de l’air humide à l’extérieur. Plus l’air est sec, plus il monte, alors les fenêtres hautes qui donnent au sud sont très exiguës pour retenir cet air à l’intérieur du bâtiment. Le sol est en terre battue, car celle-ci contribue naturellement à maintenir l’humidité à un niveau constant en absorbant d’éventuels excédents, voire à la supprimer par temps très humide. Lors de récents travaux, ce sol a été recouvert d’une fine couche de chaux vive en poudre pour empêcher la poussière d’y pénétrer. Or, la présence de chaux vive risque d’empêcher l’absorption d’humidité par le sol terreux et de perturber ainsi la régulation de l’humidité des bâtiments. À l’avenir, il conviendra donc de vérifier le bien-fondé de cette mesure par des moyens scientifiques et de manière exhaustive. La bonne conservation des tablettes s’explique aussi par le procédé mis en œuvre pour leur stockage. Les dépôts sont pourvus de grandes étagères qui s’étendent sur toute la longueur des bâtiments. Elles se subdivisent en cinq travées sur lesquelles les tablettes sont placées horizontalement. Chaque travée reçoit deux rangées d’environ quatre-vingts tablettes. Les poignées étant d’une épaisseur supérieure à celle des tablettes, elles ménagent un espace où l’air peut circuler entre les tablettes adjacentes 2 et qui fait ainsi office de gaine d’aération. Ce dispositif de ventilation naturelle permet à l’air des bâtiments du dépôt de circuler de haut en bas par convection. Ainsi l’hygrométrie des tablettes ne dépasse jamais seize à dix-sept pour cent et enregistre de faibles variations saisonnières grâce à la ventilation naturelle assurée à l’intérieur des dépôts et sur les étagères. Les couches d’encre qui ont séché sur les tablettes, suite à l’impression, jouent aussi un rôle dans la conservation de celles-ci en obstruant les minuscules pores qui se creusent à la surface du bois au fur et à mesure du stockage. C’est donc sciemment qu’a été laissé ce revêtement d’encre sur les tablettes, afin d’y former une pellicule de carbone qui empêche leur vieillissement, leur effritement et leur décomposition sous l’action de la chaleur, de la lumière et de l’humidité.

Le dévouement des moines En dépit des procédés scientifiques mis en œuvre pour assurer leur bonne conservation, les tablettes ne sont pas à l’abri de vols ou incendies éventuels. Elles furent ainsi mises en péril par l’invasion japonaise de 1592, mais les défenseurs plein de bravoure du pays surent repousser l’envahisseur. Elles furent aussi menacées en 1950, pendant la Guerre de Corée, quand ordre fut donné de bombarder le Temple de Haein où s’étaient réfugiés des partisans, mais le colonel de l’armée de l’air qui dirigeait les opérations prit la sage décision de faire usage de petites armes à feu pour les attaquer et évita ainsi une véritable catastrophe. Toutefois, si les tablettes du Tripitaka Koreana sont parvenues jusqu’à notre époque dans un état aussi exceptionnel, sept cent soixante ans après leur fabrication, c’est grâce au dévouement des moines bouddhistes qui assurèrent leur protection. Koreana ı Hiver 2011

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Tripitaka Koreana

Base de connaissances numériques

Le Vénérable Jongnim rêve de «computopie» en numérisant le Canon En voyant le Tripitaka Koreana sur l’écran d’un ordinateur, j’ai la tête pleine de souvenirs sur tous ces gens qui ont tant contribué à la réalisation de cette version numérique, du lancement du projet à son financement, en passant par le contrôle de sa mise en œuvre, à chaque étape. Le Vénérable Jongnim a occupé une place de premier plan dans cette entreprise. Kim Yoo-kyung Journaliste | Ahn Hong-beom Photographe

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e Vénérable Jongnim, qui préside le Conseil de l’Institut de recherche sur le Tripitaka Koreana (RITK), se consacre actuellement à convertir la seconde édition du Tripitaka Koreana au format numérique de ce XXIe siècle, près de sept siècles et demi après sa compilation. Après être devenu moine en 1972, il sera nommé directeur de la Bibiliothèque du Temple de Haein dans les années 1980 et tout en exerçant cette fonction, il se livrera à des réflexions qui l’amèneront à la conclusion suivante : « Les supports imprimés ont atteint leurs limites. Je voudrais créer des versions numérisées des écritures bouddhiques pour les adapter à notre époque ». Ce moine Seon (Zen), qui est aussi un grand lecteur, rêve d’une « computopie » où les ordinateurs permettraient de prouver la justesse des concepts philosophiques bouddhistes tels que la production conditionnée, en donnant un plus large accès aux textes sacrés.

Les bases de connaissance du Tripitaka Koreana Depuis sa création, en 1993, le RITK s’est employé à produire une nouvelle version du Tripitaka Koreana qui rassemblerait sa seconde édition, actuellement conservée au Temple de Haein, et sa version originale, qui fut réalisée entre 1011 et 1087, mais fut détruite par un incendie. Elle comporterait également tous les textes qui furent publiés entretemps, y compris une édition due au précepteur national de Goryeo et intitulée Gyojang chongnok. Cette entreprise avait pour but de permettre aux internautes de consulter en ligne ces textes qui sont les authentiques fondements du bouddhisme. La saisie des cinquante-deux millions d’idéogrammes chinois du Tripitaka Koreana allait soulever bien des problèmes, notamment le choix de la variante de caractères adéquate, le traitement de ceux qui sont d’un sens proche tout en étant de forme différente et la ponctuation, mais aussi les aspects financiers de l’opération.

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Néanmoins, ce travail de Titan allait être mené à bien et s’achever en l’an 2000. Parmi les autres pays qui sont en possession d’un Tripitaka, dont la Chine, Taïwan, le Japon et le Tibet, aucun n’a accompli une tâche aussi difficile. Depuis son achèvement, ce recueil de textes a fait l’objet de six autres relectures visant à lui apporter plus de précision. Tout au long de sa réalisation, les chercheurs ont publié une douzaine d’études portant sur les variantes de caractères, la terminologie bouddhique, l’annotation du Tripitaka et les bibliographies des sutras, entre autres questions, ce qui ouvre de nouvelles voies à la recherche sur le bouddhisme. Par ailleurs, la restauration des sutras en pierre du Temple de Hwaeom a également pris fin. Lors des invasions japonaises de 1592, ces pièces avaient été brisées en près de treize mille morceaux dont chacun a été photographié avant de reconstituer l’œuvre sous sa forme d’origine. « Sans la fonction de recherche disponible dans la version numérisée du Tripitaka Koreana, ce travail aurait été impossible », explique le Vénérable Jongnim. « Après avoir reconstitué tous les textes, nous avons découvert qu’il s’agissait des soixante volumes du Sutra de la guirlande des fleurs ». Dès 2004, le Vénérable Jongnim a entrepris de rechercher des documents pouvant s’insérer dans l’édition originale du Tripitaka Koreana, notamment des vues photographiques et une étude bibliographique recensant quelque mille huit cents ouvrages conservés au Temple japonais de Nanzen. Ces pièces, ainsi que la première édition de plus de trois cents ouvrages conservés en Corée, en particulier au Musée Horim, allaient être intégrés à la

C’est au Vénérable Jongnim, qui préside l’Institut de Recherche du Tripitaka Koreana, qu’est due l’initiative du projet de numérisation.

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Une édition photographique de l’original du Tripitaka Koreana réalisée par l’Institut de Recherche sur le Tripitaka Koreana en 2011. Elle permet de redécouvrir différents aspects de l’imprimerie à l’époque Goryeo, dont le stockage en caisses.

base de données de l’édition originale du Tripitaka Koreana produite en 2009. Deux ans plus tard, ce recueil fera l’objet d’une édition sous forme de photographies. Ce travail s’avérera tout à fait exhaustif, puisque dans le but de réunir un nombre maximal de documents authentiques d’époque Goryeo, il s’intéressera non seulement aux photos et aux textes, mais aussi aux moindres détails concernant ces documents tels que les qualités de papier, d’encre ou de colle, ainsi que les bois, teintures et caisses destinées au strockage. Dès lors, on entrevoit la variété des procédés scientifiques auxquels fit appel la création de ces recueils de textes bouddhiques du XIe siècle. Ces divers documents sont accessibles sur le site internet du RITK (http://www.sutra.re.kr/home_eng/index.do), à la rubrique « Base de connaissances du Tripitaka Koreana ». Selon les mots même du Vénérable Jongnim, celle-ci représente « un voyage dans un océan d’informations », car, outre les écritures bouddhiques, elle renferme un nombre toujours croissant de dictionnaires et de bibliographies correspondantes, voire de renseignements sur les personnes qui gravèrent les tablettes en bois du Tripitaka.

Les ressources numériques du XXIe siècle Le Vénérable Jongnim travaille aujourd’hui à d’autres projets. D’ores et déjà, il a fini de rassembler les documents de référence cités dans quatre mille sept cents ouvrages de commentaires bouddhiques appelés gyojang, qu’avait recueillis le moine Uicheon (1055-1101), sous le royaume de Goryeo. En outre, il a rédigé Une étude comparative du Tripitaka Koreana et des Documents de Dunhuang, en se fondant sur des textes de Dunhaung qui sont dispersés en Angleterre, en Allemagne, en France et en Russie. Ce travail constituera les fondements de L’histoire de la publication et de l’édition des documents bouddhiques qu’il entend également publier. Le Vénérable Jongnim a pour objectif final de mettre en ligne la trentaine de versions du Tripitaka qui existent de par le monde, comme ceux en sanskrit, en langue de Pali, en japonais, en chinois et en anglais. Il y fera aussi figurer sa traduction coréenne en alphabet « hangeul », qui est actuellement en cours, ainsi qu’une version spéciale réalisée dans l’espoir de voir l’avènement de la réunification de la Corée. Le Vénérable Jongnim aspire avant tout à redonner un élan à la recherche sur le bouddhisme, plus particulièrement à ce qu’il est convenu d’appeler l’« étude du Tripitaka », et ce faisant, il favorise l’élargissement et l’approfondissement des recherches déjà exis-

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tantes. « Aujourd’hui, tout le monde peut accéder facilement, de manière pratique, à ces énormes ressources en ligne qui comprennent non seulement tous les documents constitutifs du Tripitaka Koreana, mais aussi tous ceux qui lui sont liés dans le monde entier », explique le Vénérable Jongnim. « Ce support permettra aussi de mettre en lumière le passage de la copie à la main des manuscrits à l’impression xylographique des textes, puis à celle à caractères mobiles et enfin à la numérisation. Si notre entreprise a procédé par tâtonnements, elle s’est globalement déroulée comme je l’avais prévu. Sans la moindre hésitation, je dirais qu’il s’agit DU recueil numérique du XXIe siècle, qui fait suite aux quatre recueils d’importance historique qui furent produits après la disparition de Bouddha . « Vis-à-vis du Tripitaka, les trois nations de l’Asie de l’Est que sont la Corée, la Chine et le Japon ont adopté des points de vue différents au cours de l’histoire. Très tôt, la Chine a pris de l’avance en traduisant le Canon bouddhique dans sa langue, puis en créant son propre Tripitaka, sous la dynastie Song. Plus tard, grâce au travail de relecture et de correction qu’assura le Vénérable Sugi, le royaume de Goryeo enrichit et perfectionna ces textes pour en produire une version tabellaire initulée Tripitaka Koreana, qui nous est parvenue dans un bon état de conservation. Quant aux Japonais, faute d’avoir pu créer leur propre version de ces écrits, ils ont dérobé à la dynastie Joseon des impressions de la première édition du Tripitaka Koreana, ainsi que des manuscrits et ont fini par réaliser leurs propres textes qu’ils conservent à ce jour. « Dans les années 1920, il y a donc moins d’un siècle, le Japon a réussi à imprimer cette version à de nombreux exemplaires au moyen de caractères mobiles et il y a adjoint un index, ainsi que des documents d’origine récente. En conséquence, les spécialistes du bouddhisme du monde entier peuvent la consulter. Tandis que le Japon se plaçait à la tête de la recherche dans ce domaine, le Tripitaka Koreana allait se dévaloriser pour des raisons pratiques. « En l’an 2000, nous avons été les premiers à réaliser sa numérisation et permis l’avènement d’une nouvelle époque dans la recherche sur le bouddhisme car tous les chercheurs pourront dorénavant trouver des informations sur la base de connaissances du Tripitaka Koreana. Si nous n’avions pas effectué ce travail aussi rapidement, les études dans ce domaine, en Corée, auraient été tributaires de celles qui sont réalisées en Occident, en Chine ou au Japon ». Le Vénérable Jongnim a mis sur pied plusieurs équipes comCu l tu re e t A rt d e Co ré e


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1. Le papier utilisé dans l’édition photographique de l’original du Tripitaka Koreana a été produit par le maître artisan papetier Kim Sam-sik, qui est classé Bien culturel immatériel. 2. Exemplaire du Tripitaka Koreana avec espacement et ponctuation. La segmentation du texte d’origine en phrases et l’insertion des signes de ponctuation ont représenté l’une des opérations les plus importantes de la numérisation.

posées chacune de cinq à quinze chercheurs chargés de résoudre les difficultés qu’a posées la mise en œuvre de cette numérisation et de publier les résultats de leurs recherches. Les paragraphes qui suivent évoquent un exemple de réalisation intervenu dans ce cadre. Il existe de nombreuses variantes de caractères dans le Tripitaka Koreana. Si la nouvelle version japonaise, qui s’est fondée sur lui, a normalisé les variantes employées, la version numérique du Tripitaka Koreana a conservé la presque totalité des trente mille qui figurent sur les tablettes en bois. L’un des caractères des 7 486 catégories de variantes qui s’y trouvent ne possède pas moins de soixante-cinq variantes. Le Professeur Yi Gyu-gap de l’Université Yonsei et son équipe de chercheurs ont publié un Dictionnaire des variantes de caractères du Tripitaka Koreana qui répertorie ces différentes variantes et précise leur lien avec les caractères normalisés. Il s’agit du premier et du plus vaste projet de l’histoire en matière d’études des caractères chinois. D’autres pays pourront se référer à cet important document pour numériser leur propre version du Tripitaka. Dès qu’un pays fera usage de variantes qui lui sont spécifiques, le RITK les ajoutera à sa liste et créera les caractères numériques correspondants pour les entrer dans sa base. Les notes bibliographiques du Tripitaka Koreana et le Dictionnaire bouddhique qu’a publiés l’équipe de recherche dirigée par le Professeur Jeong Seung-seok de l’Université Dongguk, comportent beaucoup plus d’entrées que les ouvrages précédents. L’adjonction des éditions xylographiques du Tripitaka Koreana à la version numérique, avec des espacements spécifiques et dix signes de ponctuation différents, a été réalisée dans les années 1990, au prix d’un énorme travail de copie à la main, par une maind’œuvre sud-coréenne, mais aussi nord-coréenne. Les chercheurs chevronnés de l’Académie des Sciences sociales nord-coréenne, qui possèdent une grande maîtrise de la langue chinoise classique, ont participé au projet depuis la Chine. Dans sa version numérisée, le Tripitaka Koreana surpasse donc son équivalent japonais, qui ne comporte que les espacements, virgules et points normalisés. Koreana ı Hiver 2011

Le photographe Park Bo-ha a réalisé cent soixante mille vues des caractères d’imprimerie du Tripitaka Koreana pour les conserver sous cette forme. En faisant aussi apparaître les liens qui existent entre tous les textes du Tripitaka, Le catalogue intégré du Tripitaka pourra servir de modèle et de source d’information principale à tout projet susceptible d’être entrepris dans ce domaine ces prochaines années.

Un effort intellectuel authentique et passionné Le RITK a son siège au Temple de Bota, à Anam-dong, un quartier de l’arrondissement séoulien de Seongbuk-gu. En 2005, le Vénérable Jongnim a quitté les fonctions de direction qu’il occupait à l’institut pour assumer celles de président du Conseil. « Avant le lancement des divers projets, je mène leur préparation de front. Mais une fois le projet lancé, nous créons des équipes, qui seront dissoutes quand le projet arrivera à son terme. C’est un dur travail ». confie-t-il. L’institut se situe dans des locaux si modestes que l’on a peine à croire que des projets d’une telle envergure s’y soient déroulés. Sept ou huit coreligionnaires de longue date, dont les moines Daeseok, 2 Junghyeon, et Cheolhwan, ainsi que Kim Mi-yeong y travaillent régulièrement. Quant à Oh Yun-hui, qui a récemment publié dans une revue scientifique Le Tripitaka Koreana: une vaisselle contenant la sagesse d’un millénaire , il n’est autre que le Vénérable Hyemuk, qui a travaillé aux côtés du Vénérable Jongnim dès le lancement du projet de numérisation du Tripitaka Koreana. De tous ceux qui ont participé à cette entreprise, sept sont devenus moines bouddhistes et sept autres ont obtenu un doctorat dans le domaine de la recherche sur le Tripitaka dans des établissements tels que l’Université de Peking. En 1986, le Vénérable Jongnim a livré ses réflexions sur des sujets tels que le concept bouddhiste de production conditionnée, la pratique de la méditation Seon et la philosophie du vide dans son livre intitulé Mangnyang-ui norae (Les chants des esprits errants ). « Sans biens matériels pour rendre notre vie plus agréable et sans concepts spirituels comme l’existence d’un dieu, les notions

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bouddhistes de production conditionnée (pratiya-samutpada ), de vide (sunyata) et de sagesse méditative permettent d’avoir raison des problèmes de ce monde. Je voudrais en finir avec les idées de nature indépendante et d’ontologie, qui vont à l’encontre de la production conditionnée. « Ces philosophies veulent savoir ce qu’il y a après la mort, tandis que le principe bouddhiste de production conditionnée insiste davantage sur les relations qui existent entre toutes les choses, ce en quoi il se distingue de la philosophie occidentale de l’ontologie et peut constituer une forme d’épistémologie. Les sutras qui me fascinent le plus sont le Sutra du Diamant et Le traité sur la Voie du Milieu. Dans le Sutra du Diamant, qui fut l’un des premiers au monde, le concept du vide était inexistant. Il est apparu par la suite et Le traité sur la Voie du Milieu en arrive logiquement au concept du vide. « Aujourd’hui encore, si je pouvais faire comprendre aux autres cette manière de penser, j’estimerais avoir fini mon travail. Mais mon livre Les chants des esprits errants a ses limites, c’est pourquoi je me suis lancé dans la numérisation du Tripitaka, pour y

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trouver confirmation de la logique qui est la mienne». À la lumière de cette notion de production conditionnée, on peut vérifier le bien fondé de la réponse : « Un pin dans la cour » à la question : « Qu’est-ce que le dharma ? ». Le Vénérable Jongnim a donc l’intention de montrer à quel point les paroles et actes de ces centaines de moines Seon qui recueillirent des textes et les documents dont ils étaient tirés ont été interprétés différemment selon les époques, les ordres bouddhistes et leurs adeptes. En fin de compte, on pourra dire que le grand projet de numérisation du Tripitaka Koreana est né de la passion intellectuelle d’un homme. Par la suite, il a dépassé le cadre de l’individu, voire du bouddhisme tout entier, pour être légué à tous en héritage. Toutefois, si le Vénérable Jongnim ne s’était pas entêté dans son rêve, cette entreprise n’aurait pas vu le jour.

Les véritables artisans En voyant le Tripitaka Koreana sur l’écran d’un ordinateur, j’ai la tête pleine de souvenirs sur tous ces gens qui ont tant contribué à Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


La création de la base de connaissances de l’Institut de Recherche sur le Tripitaka Koreana permet à tout un chacun de lire dans le texte le Tripitaka Koreana et de rechercher les informations correspondantes sur le site internet de l’Institut.

croyants allaient faire don d’un milliard de wons, soit environ neuf la réalisation de cette version numérique, du lancement du projet à cents millions de dollars, ce qui représente la plus importante colson financement, en passant par le contrôle de sa mise en œuvre, lecte de fonds jamais réalisée dans la communauté bouddhiste à chaque étape. Le Vénérable Jongnim a occupé une place de precoréenne. Samsung Electronics, l’Office national du patrimoine mier plan dans cette entreprise. culturel, la Fondation nationale de la recherche coréenne, ainsi que Uicheon était un prince qui se fit moine à l’âge de dix ans. De d’autres organismes, allaient aussi soutenir ce projet, mais les dons son voyage dans la Chine des Song et des Liao, au Japon et à Okiémanant de personnes vouant une grande admiration au Vénérable nawa, il ramena près de quatre mille documents bouddhiques qu’il Jongnim et à son travail allaient également jouer un rôle décisif. fit imprimer en trois tomes sous forme tabellaire intitulés Gyojang Une douzaine de relations datant de la dynastie Joseon traitent chongnok. La tâche était d’une telle ampleur que ni la Chine, ni le de l’impression du Tripitaka Koreana, une entreprise à forte intenJapon n’avaient un seul instant pensé s’y atteler. sité de main-d’œuvre qui exigea l’impression et la reliure de plus Quant au moine Sugi, qui vécut au Temple de Gaetae, à Gaede six mille volumes constituant l’ensemble. Ils furent donc, en seong, il corrigea la seconde édition du Tripitaka Koreana en la grande partie, le fruit des efforts de la famille royale et de moines confrontant aux impressions déjà existantes de la première édition, âgés. Si la société de Joseon se conformait strictement aux préqu’avait réalisées la Chine des Liao et des Song, ainsi qu’aux écriceptes du confucianisme, les rois Taejo, Sejong et Sejo n’en fournitures bouddhiques qu’il avait personnellement rassemblées, recrent pas moins une contribution à cette entreprise, dans le but d’intifiant les erreurs ou omissions survenues dans une soixantaine de voquer la protection par Bouddha de la nation, du peuple et de la sutras. Son travail allait permettre au Tripitaka Koreana de constifamille royale. tuer le plus important receuil d’écritures bouddhiques, mais aussi Dame Shin, l’épouse du roi Yeonsangun, fit imprimer trois séries le manuscrit comportant le plus petit nombre d’erreurs, ce qui attestait du haut niveau de connaissance atteint par le royame de Goryeo dans l’étude du bouddhisme. Le moine Sugi laissa en outre dix ouvrages où il consigna « …Sans la moindre hésitation, je dirais qu’il s’agit du des notes dans le cadre de son travail de relecture et numérique du XXIe siècle, qui fait suite aux quatre recueils de correction. « Le travail du Vénérable Sugi fut le premier à avoir d’importance historique qui furent produits après la dispariinstauré des procédés spécifiques de relecture, plus de deux siècles avant les réalisations d’Erasme pour tion de Bouddha ». les textes sacrés du christianisme, en Occident », souligne le Vénérable Jongnim. de Tripitaka pour son époux, qui était un tyran notoire, tandis que Une tablette en bois a été présentée à l’Exposition spéciale les reines douairières Insu et Inhye, sous le règne du roi Seongjong, consacrée au Tripitaka Koreana par le Grand musée du boud­ financèrent des projets de rénovation des dépôts où étaient entredhisme, qui se trouve au Temple de Jogye, à Séoul. Si elle peut posés les Tripitaka. Enfin, le roi Gojong fit imprimer le Tripitaka à faire piètre figure, avec son bois noirci par l’encre et ses caractèses frais et conserva les imprimés au Temple de Jeongyang, sur le res gravés à l’envers, elle n’en semble pas moins un témoin de la Mont Geumgang (Montagne des Diamants), la reine Eom et Dame noblesse d’âme de son créateur. Le Vénérable Sungahn, qui dirige Im participant en personne au nettoyage et à l’entretien des tabletle Département de la conservation du Temple de Haein, déclarait à tes en bois. ce propos : « Lorsque je pense à lui, mon cœur bat à tout rompre ». Plus près de nous, en 1963, douze séries d’exemplaires du TriChoe U, son fils Choe Hang et son beau-frère Jeong An avaient pitaka Koreana ont été réalisées au Temple de Haein, dont une financé à titre privé la seconde édition du Tripitaka Koreana. Quand qui comportait plus de six mille volumes et qui est actuellement le Vénérable Jongnim a entrepris le projet de numérisation du Triconservé au premier étage du Sudarajang (Dépôt de Sutra), l’un pitaka, le Vénérable Songdam d’Incheon s’est contenté de dire : des deux bâtiments où est entreposé le Tripitaka Koreana, une « C’est une collecte sans précédent pour la communauté bouddvitrine permettant d’admirer ces ouvrages de l’extérieur. histe de notre époque ». En vue de la réalisation du projet, les Koreana ı Hiver 2011

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Dossiers

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Des pétroglyphes anciens menacés par le projet AEP Des mesures adéquates s’imposent d’urgence pour protéger les gravures préhistoriques du rocher de Bangudae, à Ulsan. Un important différend oppose actuellement l’Administration du Patrimoine culturel, chargée de la défense des biens culturels dont font partie ces pétroglyphes, et la municipalité d’Ulsan, dont le projet d’AEP peut mettre en péril ce site préhistorique. Malgré la solution de compromis proposée par l’État coréen, la situation reste dans l’impasse pour des raisons économiques. Lee Kwang-pyo Journaliste à la rubrique culturelle du Dong-a Ilbo | Kwon Tae-kyun Photographe

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lassés Trésor national n°285, les pétroglyphes de Bangudae sont des signes qui ont été gravés à la préhistoire, sur un rocher que l’on a découvert dans le cours inférieur du Daegok, ce ruisseau qui traverse la commune de Daegok-ri située dans le canton d’Ulju, lequel appartient à l’agglomération d’Ulsan. C’est en 1971 que le professeur Mun Myeong-dae et son équipe d’archéologues, qui exercent à l’Université Dongguk, allaient en faire la découverte.

Une chronique de la vie sous la préhistoire Ces signes gravés à même la roche, dont le nombre dépasse trois cents, sont une représentation figurative d’hommes et d’animaux comme les tigres, cerfs, sangliers, phoques et baleines. Selon les spécialistes, leur origine se situerait entre l’époque post-néolithique et l’Âge du bronze. Ces figures qui occupent une partie importante de la surface du rocher, puisqu’elles s’étendent sur plus de dix mètres de largeur et quatre de longueur, nous permettent de nous faire une idée du mode de vie des hommes qui peuplèrent la péninsule coréenne à la préhistoire. Elles représentent de manière dynamique, voire cocasse, un homme aux organes génitaux dénudés en train de danser, une chasse à la baleine en mer, un tigre pris au piège, l’accouplement de deux sangliers, une baleine au dos percé d’un harpon et une autre rejetant une colonne d’eau par ses évents. Bien peu de pays sont pourvus de gravures sur rocher offrant une représentation pictographique aussi saisissante de la vie aux temps préhistoriques et de la lutte acharnée des hommes pour atteindre l’abondance. Ces images qui évoquent de manière épique l’aube de l’humanité et ses formes d’expression artistique sont d’autant plus précieuses qu’il s’agit des premières gravures sur rocher au monde et qu’elles dépeignent notamment des scènes de chasse à la baleine avec réalisme. Les pétroglyphes de Cheonjeon-ri, qui constituent le Trésor national n°147, ont aussi été découverts non loin du même ruisseau. Ils se composent, cette fois, de signes aux formes géométriques abstraites tels que des points, des cercles, concentriques ou non, des losanges, des ondes et des visages que l’on suppose être ceux de divinités. Ils se différencient de ceux de

Les pétroglyphes de Bangudae se situent à Daegok-ri, une commune du canton d’Ulju situé dans l’agglomération d’Ulsan. Les gravures ont été réalisées sur la paroi du rocher vertical le plus large et le plus lisse de ceux qui bordent le cours inférieur du Daegok. K o r e a n a ı AWui nt ut emm r 2 0211 011

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Les pétroglyphes de Bangudae composent une sorte de poème épique qui apporte des indications sur la vie quotidienne et artistique des Coréens de la préhistoire. Ils sont d’autant plus précieux qu’il s’agit des premières gravures sur rocher au monde, qui dépeignent notamment des scènes de chasse à la baleine avec réalisme.

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1. Depuis la construction d’un barrage tout proche, les gravures sur rocher de la falaise de Bangudae sont sous l’eau quatre à huit mois par an. (Vue réalisée le 23 août 2008 par Yim Se-gweon, professeur d’histoire à l’Université nationale d’Andong) 2. Une baleine (à gauche) et un poisson gravés sur rocher à la Falaise de Bangudae.

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Bangudae par leur expression idéographique de la vie spirituelle des hommes préhistoriques. La proximité géographique de ces deux séries de gravures leur confère encore plus de valeur en témoignant de l’importance de la région d’Ulsan, où vécurent les premiers habitants de la péninsule. La Corée souhaite voir classer les pétroglyphes de Bangudae au Patrimoine mondial de l’humanité. En 2010, ces gravures sur rocher, ainsi que celles de Cheonjeon-ri et leur cadre naturel, ont été inscrits sur la liste provisoire du patrimoine culturel mondial de l’UNESCO, sous la dénomination de « Pétroglyphes du Ruisseau de Daegok ».

État de conservation Depuis des temps reculés, les pétroglyphes de Bangudae bravent les rigueurs des éléments en raison de leur emplacement sur une partie de rocher abritée des intempéries et relativement imperméable grâce à sa surface lisse. Celle-ci a bien sûr subi une érosion naturelle sur plusieurs millénaires, mais aujourd’hui se pose le problème plus grave des dégâts importants que risque de lui occasionner l’aménagement de zones avoisinantes. En 1965, c’est-à-dire avant que ne soit découverte la valeur de ces gravures, la municipalité d’Ulsan a fait construire le barrage de Sayeon à quatre kilomètres du site, en vue d’assurer l’approvisionnement en eau d’une zone industrielle proche et des riverains, pour leur consommation. Il en résulte que les gravures sur rocher sont submergées plusieurs fois par an, pendant quatre à huit mois, ce qui ne peut qu’entraîner des dégradations. L’hiver, l’eau s’infiltre dans les fissures du rocher où elle gèle, puis refond, ce qui accélère la détérioration structurelle. Selon une étude effectuée en 2010 par une équipe de spécialistes de l’Université nationale de Kongju, il faut d’urgence assurer la protection des pétroglyphes, car le rocher est d’ores et déjà endommagé sur vingt-quatre pour cent de sa surface et trois à quatre millimètres d’épaisseur de sa couche externe, en raison de l’érosion provoquée par des séjours prolongés sous l’eau. Le conflit avec la Ville d’Ulsan C’est à peu près en 1995 que les responsables concernés de l’Administration nationale du Patrimoine culturel, alarmés par l’ampleur des dégâts, engagent des discussions avec la municipalité d’Ulsan sur les solutions susceptibles d’être apportées. En 2003, cette réflexion aboutit K o r e a n a ı A u t u mm 2 0 1 1

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à trois possibilités qui sont l’abaissement du niveau d’eau du bassin artificiel contigu au barrage, le détournement du lit du ruisseau et la construction d’une digue. Dans le premier cas, il s’agit plus précisément de faire passer ce niveau, à hauteur du barrage de Sayeon, de soixante à cinquante-deux mètres au-dessus du niveau de la mer, afin d’éviter l’inondation des gravures. Quant à la déviation du cours du Daegok envisagée dans le deuxième cas, elle consiste à creuser un tunnel juste au-dessous des gravures, afin que l’eau s’y écoule. Enfin, la troisième solution prévoit la construction d’un batardeau ou d’une digue passant également au-dessous des gravures pour assurer cette déviation. Les experts concernés, tout comme les représentants de l’Administration du Patrimoine culturel, défendent en majorité la première proposition, en avançant que la construction d’un tunnel ou d’un batardeau défigurerait le paysage et occasionnerait aux gravures de nouveaux dommages qui pourraient compromettre leur inscription au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour la municipalité, en revanche, cette première solution entraînerait une diminution de la fourniture d’eau, y compris pour la consommation des administrés. Chacun campant sur ses positions, le débat se poursuivra plusieurs années. Peu à peu, l’opinion publique va cependant se rallier au premier des trois choix qui s’offrent, tandis que la municipalité continue de s’y opposer, au motif qu’un abaissement de niveau n’est pas envisageable tant que l’approvisionnement n’a pas atteint un volume suffisant. En 2009, le cabinet du Premier Ministre proposera une solution de compromis consistant en une réduction simultanée du débit du Daegok et du niveau des eaux au barrage de Sayeon, et recourant à d’autres sources d’approvisionnement dans l’éventualité d’une insuffisance de la fourniture. À Ulsan, il est prévu que celle-ci s’élève à cent vingt mille tonnes d’eau par jour, dont soixante-dix mille proviendront du barrage d’Unmun situé près de la ville voisine de Cheongdo. Cet ensemble de mesures s’inscrit dans le cadre du projet dit « d’approvisionnement en eau propre », qui concerne Ulsan. En 2010, la municipalité a quand même fini par lui donner son aval, moyennant toutefois de pallier toute pénurie d’eau, et ainsi prendra fin la longue polémique qui portait sur la manière la plus adéquate de conserver les pétroglyphes de Bangudae. L’Administration du Patrimoine culturel a alors pris des dispositions pour faire abaisser le niveau d’eau du barrage et y faire installer une vanne au deuxième semestre 2011, en se fondant sur les résultats d’études sur le terrain réalisées au barrage d’Unmun. Le passage à une hauteur d’eau de cinquante-deux mètres devrait se traduire par une diminution de cinquante-cinq jours par an de la durée de submersion des pétroglyphes, la vanne devant permettre ultérieurement de supprimer celle-ci tout au long de l’année.

Les pétroglyphes de Cheonjeon-ri se situent près des rives du Daegok. Ces signes géométriques offrent une représentation idéographique de la vie religieuse et spirituelle des premiers hommes.

D’irremplaçables biens culturels Cette année, un véritable revirement s’est produit, puisque le projet a été abandonné suite à l’étude de faisabilité préliminaire que les pouvoirs publics ont fait réaliser et qui a conclu à l’impossibilité de sa mise en œuvre. À la lumière de ces résultats, la Ville d’Ulsan s’est alors à nouveau refusée à réduire le niveau d’eau du barrage, ce dont elle a informé les services de l’État. On est donc revenu à la situation de départ. L’opinion publique a reproché aux pouvoirs publics d’avoir tiré des conclusions trop hâtives pour des raisons économiques et de n’avoir pas tenu compte de l’éventualité d’occasionner des dommages à des biens culturels d’une valeur inestimable. S’il importe certes de réduire le niveau d’eau du barrage de Sayeon, il est autrement plus urgent d’assurer la conservation et la consolidation des gravures. Toutefois, il convient de procéder avec précaution à de telles mesures, car la consolidation du rocher entraînera une modification de sa composition. « La conservation consistera en un traitement de surface sous forme d’une mince pellicule qui peut en revanche provoquer des effets secondaires non escomptés », explique Kim Chang-joon, le directeur du Bureau de Conservation de l’Adminis-

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tration du Patrimoine culturel. « Ce traitement causera d’importants dégâts aux gravures dans les dix ou vingt années à venir, ce qui est plus grave encore ». Ce responsable a donc donné des consignes de prudence et signalé que le traitement de surface ne pourra être efficace que si l’on assèche complètement le lit du ruisseau qui passe sous le rocher. À tous égards, la situation semble donc délicate. La question de l’AEP se pose inévitablement, dans la mesure où celui-ci fait obstacle à la mise en œuvre des mesures de conservation des pétroglyphes. Les pouvoirs publics devront donc trouver moyen d’apaiser les inquiétudes de la municipalité d’Ulsan en matière de fourniture d’eau. Mais, malgré toute cette polémique, il est heureux que l’unanimité se soit faite sur la précieuse valeur culturelle des pétroglyphes de Bangudae, qui participent à la fois d’une meilleure qualité de vie et de l’enrichissement spirituel de la population, ainsi que sur la priorité qui doit leur être accordée par rapport à des facteurs purement économiques. L’impératif de leur conservation doit en effet l’emporter sur toute considération d’ordre économique. De par le monde, les actions de conservation du patrimoine ne portent plus seulement sur les biens culturels eux-mêmes, mais aussi sur leur cadre et leurs paysages. Tel doit aussi être le cas pour les pétroglyphes de Bangudae. Il est à espérer que le débat en cours parviendra dès que possible à une conclusion, car le devoir de conservation du patrimoine culturel national à l’intention des générations futures est un postulat auquel il faut donner la primauté sur les bénéfices réalisables dans l’immédiat, quels qu’ils soient. Koreana ı Hiver 2011

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chronique artistique

Feuillette ,

poule en liberté renouvelle le dessin animé coréen Le film d’animation familial Feuillette, poule en liberté raconte les aventures d’une poule de ferme qui s’échappe dans la nature. Il a pour décor un paysage coréen de montagnes et champs et pour autres personages, des animaux qui, par leur comportement exemplaire, invitent le public à comprendre et respecter autrui. Han Tae-sik Critique de cinéma

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euillette, poule en liberté a pour personnage principal une poule qui s’enfuit d’un élevage de volailles en compagnie du canard sauvage qu’elle a pris comme son petit après avoir couvé l’oeuf. À sa sortie sur les écrans, cet été, ce dessin animé dû à Oh Sung-youn a attiré un public très nombreux et en grande partie familial. Comme le Jour vert de Han Hye-jin et Ahn Jae-hoon, qui est apparu sur les écrans un peu plus tôt en cette même année, et Le roi des cochons de Youn Sang-ho, qui vient de sortir en novembre, cette œuvre accueillie avec beaucoup d’enthousiasme apporte un renouvellement dans le film d’animation coréen.

L’alliance du dessin animé et du cinéma Le marché coréen du dessin animé souffre d’une certaine morosité depuis la projection de Yobi , le renard à cinq queues, qu’a réalisé Lee Sung-gang en 2007, une situation qui s’explique avant tout par la difficulté de trouver un financement pour réaliser un projet. En Corée, les films d’animation, malgré leur bonne qualité, n’attirent pas suffisamment de spectateurs pour être rentables et avant même la sortie de

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ces trois œuvres, beaucoup doutaient qu’elles puissent relancer l’activité dans ce domaine. L’une d’elles, Feuillette, poule en liberté était pourtant appelée à connaître un succès phénoménal qu’a favorisé sa programmation pour les congés scolaires d’été, mais qui est aussi due à des innovations dans sa production. En Corée, la création de projets, la production, la promotion et la distribution des films commerciaux, y compris d’animation, sont le plus souvent prises en charge par les producteurs. En comparaison du secteur du cinéma, celui du dessin animé souffre d’un certain manque d’efficacité et de quelque retard, et il est donc impératif de les associer plus souvent. Feuillette, poule en liberté a été la première œuvre a avoir bénéficié de cette coopération, puisqu’elle allie le savoir-faire de Myung Films en matière de création de projets et de scénarios avec l’inventivité et le graphisme touchant d’Odolddogi. Elle a exigé un budget de trois milliards de wons, soit environ 2,6 millions de dollars, pour la production et de 1,8 milliard pour le marketing, mais a été couronnée de succès. Celui-ci résulte de l’adaptation intelligente d’un original livre pour enfants au grand écran et de la représentation splendide, éclatante de couleurs, des animaux qui en sont les personnages. Ce récit débordant de créativité, à la manière d’un conte de fées, parle du rapport de l’homme à la nature.

Une intrigue puissante Feuillette, poule en liberté reprend l’idée du livre pour enfant éponyme dû à Hwang Sun-mi, qui s’est vendu à un million d’exemplaires, ce qui est exceptionnel dans ce genre littéraire en Corée. Dans cette œuvre, la pondeuse Feuillette rêve de quitter son élevage de volailles pour couver des œufs qui soient siens, comme il se doit et qui s’échappe. On pense aussitôt au dessin animé britannique Chicken Run, mais l’œuvre coréenne aborde en fait un thème plus sérieux et véhicule un message philosophique. La partie du récit

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où Feuillette quitte l’élevage de poules, entre dans la basse-cour et s’aventure jusqu’à un lac artificiel sousentend tout un questionnement complexe, voire douloureux sur la vie et la mort, la discrimination raciale, la liberté et les luttes, la civilisation et la nature, le modernisme et le postmodernisme. En 2004, quand les producteurs ont décidé d’adapter cette œuvre pour enfants au grand écran, ils ont souhaité que le résultat, tout en étant visible par tous les publics, transmette toute la sensibilité qui se trouve dans le livre. Il allait se matérialiser, six ans plus tard, sous forme d’une belle et émouvante histoire sur la fin de l’enfance, la vie et la nature, conformément à la thématique du livre, qu’évoque discrètement le titre. Ainsi, entre Feuillette et le canard sauvage Vert qui sort de l’oeuf qu’elle a choisi pour la première fois de couver, se crée une exceptionnelle relation de mère à enfant. Par ce biais, le film parle des découvertes de la vie réelle, des enfants qui grandissent et de l’instinct maternel. C’est dans l’évocation de ce lien que réside la particularité coréenne du film. Le film ne se termine pas par l’habituel triomphe du bien sur le mal. « Nous n’avons pas voulu une fois de plus mettre en scène une lutte entre le bien et le mal, que représenteraient respectivement la poule et la belette. Dans la vie, entre les gens vraiment bons et méchants, il existe beaucoup de variations. C’est justement cela qui fait réfléchir». En guise de conclusion audacieuse à cette œuvre familiale, le réalisateur n’a pas opté pour un « happy-end ».

Du succès chez les adultes Feuillette, poule en liberté se distingue particulièrement par sa représentation vivante de nombreux personnages variés aux personnalités très différentes. À commencer par ceux d’une poule ou d’un canard, qui peuvent s’avérer difficiles à personnifier. Le dessin animé étant en outre un film en deux dimensions qui comporte un grand nombre de dessins, il fait appel à une main-d’oeuvre beaucoup plus importante qu’une production en trois dimensions. Ce sont au total cent vingt mille dessins qui ont été réalisés à la main par les dessinateurs et animateurs d’Odolddogi, ce qui représente un énorme travail exigeant amour et talent artistique.

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Pour réaliser des paysages tels que ceux que représentèrent les peintres coréens et affirmer leurs particularités par rapport aux films d’animation japonais ou hollywoodiens, les réalisateurs n’ont pas hésité à aller voir eux-mêmes les montagnes, lacs et champs du pays et c’est à partir des esquisses qu’ils ont faites lors de ces voyages qu’ils allaient créer le millier de décors différents du dessin animé.

Pour réaliser des paysages tels que ceux que représentèrent les peintres coréens et affirmer leurs particularités par rapport aux films d’animation japonais ou hollywoodiens, les réalisateurs n’ont pas hésité à aller voir eux-mêmes les montagnes, lacs et champs du pays et c’est à partir des esquisses qu’ils ont faites lors de ces voyages qu’ils allaient créer le millier de décors différents du dessin animé. Vers la fin du film, il y a cette scène inoubliable du marécage inondé des couleurs éclatantes du soleil couchant, non loin d’un lac où se reflète un paysage splendide de montagnes et forêts. Les grands acteurs qui ont prêté leur voix aux personnages et la bande musicale composée par Lee Ji-su donnent au film encore plus de force par rapport au livre dont il est adapté. Comme l’avaient escompté les créateurs du projet, le film a attiré un public représentant tous les créneaux d’âge, qui a appris son existence de bouche à oreille. Au box-office, il a enregistré sept cent vingt mille entrées dès le premier mois et a ainsi battu tous les records de ventes de places dans le secteur coréen du dessin animé. Fin septembre, ce chiffre était passé à deux millions et avait donc largement franchi son seuil de rentabilité prévisionnel qui était d’un million et demi.

Le renouvellement du dessin animé coréen Hormis quelques défauts minimes dans les scènes représentées en trois dimensions, Feuillette, poule en liberté est un succès qui marque un renouvellement du dessin animé coréen, jusqu’alors réservé au public des enfants et adolescents, par le choix de ses thèmes, ses effets spéciaux ultramodernes, son exceptionnel talent artistique et l’effet de synergie dont cette œuvre a bénéficié grâce à l’alliance du cinéma d’acteurs et d’animation. À l’étranger, un certain nombre de réalisateurs et animateurs coréens se sont déjà vu récompenser lors de prestigieux festivals internationaux du film. La voie est donc ouverte à la réalisation de leur potentiel.

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Sur la scène internationale

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e directeur artistique de la Compagnie de danse de la Ville de Séoul, Lim Yi-jo, a remanié la mise en scène d’origine du chef-d’œuvre de Tchaikovsky selon une esthétique toute en courbes gracieuses. En association avec les élégants jeux de jambe du didim traditionnel coréen, les pointes et pirouettes agiles des danseurs classiques y connaissent une nouvelle vie. Si nombre de chorégraphes et danseurs coréens se sont efforcés d’accroître l’audience internationale de la danse traditionnelle coréenne, très peu d’entre eux sont parvenus à séduire les publics étrangers. Pour pallier les défauts de ces premières initiatives, Lim Yi-jo s’est éloigné de la voie qu’elles avaient empruntée, en portant son choix sur Le Lac des Cygnes . Il a opté pour le répertoire du ballet classique, auquel il a allié des éléments de la danse traditionnelle coréenne et se situe donc en rupture nette avec la démarche

habituellement adoptée. Le maître coréen, fort de plus de cinquante ans de carrière, reconnaît avoir privilégié le public mondial dès le moment où il a conçu son projet d’adapter Le Lac des Cygnes à la danse coréenne. Il hésitait en effet à aborder la scène internationale par des thèmes spécifiquement coréens tels que les personnages de « Sim Cheong », « Chun-hyang », ou « Hwang Jin-yi », car ces intrigues traditionnelles étaient rarement parvenues à toucher des sensibilités étrangères peu accoutumées à la culture et à l’art traditionnel coréens. « Je sais parfaitement que selon des critères esthétiques coréens, l’adaptation de la danse traditionnelle à un récit occidental est loin d’être parfaite sur le plan artistique. Toutefois, le public étranger souhaite connaître des arts du spectacle autres qu’occidentaux, qui leur soient d’un accès et d’une compréhension faciles », souligne-t-il.

Pour dissiper les doutes coréens C’est en avril 2010 que Lim Yi-jo et la Compagnie de danse de la Ville de Séoul ont réalisé leur première mise en scène du Lac des Cygnes , dans le

Les débuts internationaux de Lim Yi-jo avec Le Lac des Cygnes à Shanghai Le maître de ballet Lim Yi-jo a mis en scène Le Lac des Cygnes en vue de sa représentation au Festival international des arts de Shanghai, avec une fraîcheur qui apporte un nouveau point de vue sur ce ballet de Tchaikovsky. Choi Hae-ree Chercheuse au Centre coréen de documentation sur la danse

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1. Scène du Lac des Cygnes mis en scène par Lim Yi-jo pour l’édition 2011 du Festival international des Arts de Shanghai. Il dirige la Compagnie de danse de la Ville de Séoul. 2. Lim Yi-jo exécutant un salpuri , une danse d’exorcisme.

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Lee Jin-young, danseuse à la Compagnie de danse de la Ville de Séoul, interprète le premier rôle de la princesse Seolgoni dans Le lac des cygnes monté par Lim Yi-jo.

cadre de leur programmation régulière. En mai 2011, après son amélioration, elle allait être suivie d’une seconde réalisation à laquelle les milieux de l’art coréen allaient réserver un accueil mitigé. Une telle expérience avait vraiment de quoi inspirer quelques craintes à son créateur. Ce chef-d’œuvre de Tchaikov­ sky est un pilier si monumental de la musique orchestrale et de la danse classique que toute interprétation qui en est faite s’attire forcément des critiques, quand elle n’est pas accueillie dans l’indifférence. Un récit lyrique, une perfection musicale et chorégraphique, de gracieux costumes de cygnes et un romantisme théâtral plein de fantaisie sont profondément ancrés dans l’esprit des amateurs de danse classique du monde entier. Dans les milieux du théâtre coréens, d’aucuns ont craint que l’entreprise de l’artiste ne soit vouée à l’échec. Or, le public étranger s’est avéré être des plus sensibles à cette création. Le Festival international des arts de Shanghai a invité le chorégraphe coréen et sa compagnie de danse à représenter ce spectacle sur la

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scène du Grand Théâtre de cette ville. Cette initiative a représenté une importante consécration du succès international qui a couronné le travail accompli par le maître de ballet pour accroître l’audience de la danse traditionnelle coréenne à l’étranger. Le spectacle a été présenté en Chine sur le thème de « La Compagnie de danse de la Ville de Séoul s’allie à Tchaikovsky ». « La danse traditionnelle coréenne se prête à toutes sortes de genres musicaux. Mon interprétation de l’œuvre de Tchaikovsky se veut une célébration de sa rencontre avec la musique classique occidentale», explique Lim Yi-jo. Ce chef-d’œuvre de la danse classique acclamé dans le monde entier a fait l’objet d’une nouvelle interprétation fondée sur une adaptation à la danse traditionnelle coréenne, dont l’artiste a mis en valeur la charmante réserve, la gestuelle toute en retenue et le recours aux techniques de maîtrise de la respiration. Cette mise en scène du Lac des Cygnes faisait appel à un décor imaginaire évoquant l’antiquité coréenne, qui fut dominée par les trois royaumes de Buyeon, Biryung et Mangang. Les quatre rôles principaux de l’œuvre originale ont aussi été modifiés : la princesse Seolgoni de Biryung y est l’Odette de Tchaikovsky, le prince Jigyu de Buyeon, le Prince Siegfried, le sorcier maléfique Nodubalsu de Mangang, le principal antagoniste Von Rothbast, et sa fille Nodubalsu de Geomunjo, Odile. Lim Yi-jo a initié les jeunes danseurs à ses concepts esthétiques. Outre les formations circulaires qui remplacent les spectraculaires déplacements en diagonale ou rectilignes des scènes où dansent les Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


groupes de cygnes, Lim Yi-jo a harmonisé la sensibilité coréenne avec la musique de Tchaikovsky en ajoutant divers éléments traditionnels tels que la danse à l’épée, la danse aux éventails, la danse des moines et la danse de la cour du roi, taepyeongmu.

nationale. Il cherche à créer des œuvres exprimant le lyrisme traditionnel et la vitalité du pays, en incorporant des aspects de la culture populaire et des rituels religieux à ses chorégraphies. En 2006, la Compagnie de danse de la Ville de Séoul a déjà interprété l’une d’elles, qui s’intitule Ciel et Terre, lors du « Fall for Dance Festival » du New York City Center. Cette même année, au mois d’octobre, l’État lui a remis une décoration honorifique nationale en récompense de son action remarquable pour promouvoir la danse coréenne,.

Un large succès et un esprit créatif Chorégraphe et danseur, Lim Yi-jo est une éminente figure du monde des arts du spectacle coréen. La danse traditionnelle coréenne sur la scène mondiale Les critiques sont nombreux à admirer ses techniques Le Lac des cygnes a été représenté dans la mise en scène de Lim Yi-jo deux de danse, qui sont caractérisées par une maîtrise parsoirs de suite au Grand Théâtre de Shanghai, les 4 et 5 novembre derniers, faite et une grande spiritualité du mouvement, dont se dans le cadre de la programmation artistique du treizième Festival internadégage une remarquable beauté. Ses jeux de jambe, tional des arts de Shanghai. Coorganisé par le ministère chinois de la Culture ses gestes de la main et son regard serein sont tout et la Ville de Shanghai, ce festival est le plus important en son genre dans ce empreints de cette exquise subtilité. Petit et séduisant, pays et figure parmi les trois principales manifestations artistiques internatioil possède les qualités physiques nécessaires à une nales d’Asie. Ce festival d’une durée d’un mois a rassemblé à Shanghai quelinterprétation puissante des danses traditionnelles. que trois cents artistes et présentateurs. Les arts du spectacle, qui occupaient Lim Yi-jo affirme que son destin était d’être danune place de premier plan dans sa programmation, étaient représentés par seur. Sa mère, danseuse contemporaine, l’a initié à des œuvres symphoniques, des spectacles de danse, des expositions d’arts de nombreux styles de danse occidentale et traditionvisuels, des comédies musicales et des ballets classiques coréens et étrannelle. À l’âge de six ans, il a commencé à apprendre la gers. danse classique avec le maître de ballet Song Beom. Depuis 1999, nombre d’artistes et groupes prestigieux venus des quatre Ses rencontres avec les musiciens et danseurs tracoins du monde font régulièrement la une de cette manifestation annuelle, ditionnels lui ont laissé des souvenirs inoubliables. notamment le Ballet Kirov-Mariinsky, le Royal Ballet britannique, la Troupe Dans sa jeunesse, il suivra aussi des cours particuliers de Danse de la Porte des Nuages de Taïwan, l’Orchestre national de France de musique traditionnelle avec la maîtresse de chant et l’Orchestre philharmonique d’Israël sous la direction de Zubin Mehta. Cette année, la Compagnie de danse de la Ville de Séoul était conviée à se produire pansori Kim So-hee et sera formé par le célèbre danseur moderne Eun Bang-cho. Le maître de danse traditionnelle Lee Mae-bang le prendra comme élèvre, à l’âge de dix-neuf « La danse traditionnelle coréenne se prête à toutes sortes de genres ans, après l’avoir vu exécuter la danse des moines dite seungmu. « J’avais la chair de musicaux. Mon interprétation de l’œuvre de Tchaikovsky se veut une poule en le voyant danser. Je crois pouvoir dire qu’il m’a fait entrevoir ce qu’était célébration de sa rencontre avec la musique classique occidentale. » la danse traditionnelle coréenne : une immense maîtrise de soi et de la mesure dans l’expression ». lors de ce festival, au côté de vingt-quatre artistes et groupes tels que le Ballet Aujourd’hui encore, Lim Yi-jo suit l’enseignement Béjart de Lausanne, l’Orchestre philharmonique de Berlin, le violoniste Itzhak de son maître. Leurs relations dans ce cadre se pourPerlman et la comédie musicale de Broadway, Zorro. suivent depuis près de quarante ans et par sa manière de danser, l’élève est considéré par la plupart comme Le Lac des Cygnes mis en scène par Lim Yi-jo était la première œuvre l’héritier de son mentor. Les services de l’État s’apcoréenne à être invitée au festival de Shanghai, dont les organisateurs sont prêtent à reconnaître officiellement ses compétences connus pour leur rigueur dans la sélection des artistes invités à se produire au en tant qu’authentique interprète de la danse des moisein de la programmation principale. Les artistes chinois ayant des relations nes, qui est classée Important bien culturel immatériel avec le Comité d’organisation du festival ont dit leur étonnement, après avoir n°27. En outre, il figure parmi les rares danseurs de assisté à la représentation de ce spectacle, en ajoutant que voilà dix ans, ils s’étaient eux-mêmes essayés sans succès à monter cette œuvre. C’est après salpuri, une danse exécutée lors d’un exorcisme, selon avoir vu, par hasard, une vidéo de sa réalisation coréenne, en mai 2010, qu’ils l’appellation que leur confère officiellement l’État. ont décidé d’un commun accord d’inviter Lim Yi-jo et sa formation au festival. Lim Yi-jo travaille inlassablement à la promotion de la danse traditionnelle coréenne sur la scène interKoreana ı Hiver 2011

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ARTISAN

Kim Jung-hwa

L’artiste teinturière habille les tissus aux couleurs de la nature Kim Jung-hwa utilise l’indigo naturel pour représenter le bleu foncé de l’océan, le rouge du carthame, pour la chaleur torride du soleil et le noir de l’écorce de marronnier, pour le Mont Jiri au crépuscule, comme sur une peinture à l’encre de Chine. La réalisation d’une pièce d’étoffe exige de nombreux passages successifs dans la teinture, parfois jusqu’à plus de mille cinq cents sur une durée de production totale qui varie entre trois et cinq ans. Park Hyun-sook Rédactrice Occasionnelle | Ahn Hong-beom, Kwon Tae-kyun Photographes

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’artiste teinturière Kim Jung-hwa, qui travaille au renouveau des tissus teints naturellement par des procédés traditionnels coréens, rappelle ce personnage de la littérature appelé Kkonni, qui est la jeune protagoniste du roman Honbul (Feu de l’esprit), de Choi Myung-hee. Comme sa mère est couturière dans une famille de nobles, elle passe son enfance au milieu de magnifiques étoffes et d’ornements aux couleurs exquises, sans jamais pouvoir en porter. Quand sa mère lui montre de petits morceaux de soie écarlate et de chanvre pourpre ou des vêtements en ramie vert jade, elle est émerveillée par leurs couleurs vives et garde la moindre pièce avec amour, comme si c’était un trésor. C’est ainsi que va se forger sa sensibilité aux teintes naturelles. En découvrant combien sa fille

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admire ces splendeurs inaccessibles à une fille de domestique, sa mère se lamente : « Si seulement elle pouvait nager et jouer dans une rivière aux couleurs aussi magnifiques ! » La teinture traditionnelle fait appel aux pigments naturels qui se trouvent dans les fleurs, les feuilles, les tiges et les fruits des plantes et autres arbres. Les étoffes teintes par les hommes du métier se caractérisent par la beauté de leur couleurs authentiquement naturelles. Sous la dynastie Joseon, où existait un système de classes profondément ancré dans la société, les tissus aux délicates teintures étaient un luxe réservé à la noblesse. Kim Jung-hwa, la fille aînée d’une famille qui cultivait un verger à Yeongcheon, dans la province du Gyeongsang du Nord, a découvert les couleurs de la nature avec enchantement dans sa plus tenCu l tu re e t A rt d e Co ré e


Explosions : Cosmos 3 (2007). 1600cm × 120cm. Noix de Galle, aiguilles de pin, pivoine, bois de sappan, cannelle, magnolia argenté et mélange d’autres teintures sur toile de coton et de lin.

dre enfance. Elle évoque ainsi ce sentiment : « Quand j’étais petite, j’étais d’une constitution très frêle et j’avais souvent des convulsions. Pour me calmer, pendant ces crises, ma mère me portait sur son dos pour me faire promener dans le village. Je regardais alors le paysage et je m’en souviens encore nettement. Je revois le soleil se lever dans un flamboiement de couleurs, le visage de profil de ma mère, tout orange dans cette lumière, la couleur sombre mais douce du fumier répandu sur le sol et la couleur des poires de notre verger, entre le gris et le violet. Étendue dans l’herbe, je regardais fixement le soleil puis fermais les yeux et un kaléidoscope de couleurs jaillissait sous mes paupières abaissées. Plus tard, quand j’ai vu pour la première fois un mandala, j’ai eu la surprise Koreana ı Hiver 2011

de constater qu’il réunissait toutes les nuances de couleur et intensités de lumière, comme ces éclats que je voyais après avoir regardé le soleil. « J’espérais fermement être un jour artiste pour représenter toutes ces superbes couleurs. Mais quand je me suis mise au dessin en couleur, j’ai été déçue de la différence qu’il y avait entre ce que j’avais vu et ce dont je disposais. Un jour, je suis rentrée de l’école en pleurant à chaudes larmes, après la classe de dessin, parce que j’étais tout à fait découragée par le nombre limité de couleurs que je pouvais choisir dans ma boîte de crayons pour représenter fidèlement celles d’un arbre ». Les vingt années suivantes ne suffiront pas à étancher la soif de couleurs naturelles qu’avait ressentie la fillette. La mort de son

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« Quand je souhaite créer une œuvre, je cherche toujours de nouvelles sources d’inspiration. Et pour ce faire l’herbe, le soleil, la rosée, le vent et le clair de lune me viennent en aide. »

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Ko re a n Cu l tu re & A rts

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1. Kim Jung-hwa arrosant sa toile de jus de kaki. Pour travailler sur de grandes toiles, elle quite son atelier et travaille dans les champs. 2. Voir : voir 20 (2009). 74cm × 122cm. Indigo polygonum, bois de sappan, jus de kaki et mélange d’autres teintures sur coton.

père, alors qu’elle était encore au collège, plongera les siens dans le besoin et il lui faudra travailler pour les aider. Après ses études secondaires, elle passera avec succès un concours administratif en 1974 et obtiendra un poste d’agent de vulgarisation des sciences ménagères au Centre des techniques agricoles. Arrivée à environ trente-cinq ans, les rêves de carrière artistique de son enfance reviendront la hanter et elle en aura le cœur gros.

La quête d’un art ancien Avant tout, sa passion des couleurs est restée la même. « Un jour, quand j’avais à peu près trente-cinq ans, je me suis dit que quand nos aïeux avaient besoin de couleurs, ils les trouvaient toutes dans la nature. Je me suis donc décidée à revenir en arrière pour obtenir des réponses à mes questions. J’ai lu des livres d’histoire et j’ai trouvé des descriptions de procédés de teinture naturelle dans plusieurs documents, dont Gyuhap chongseo (L’encyclopédie de la femme), Imwon gyeongje ji (Seize traités écrits en retraite), Sangbang jeongnye (Réglementation pour le Bureau des atours royaux) et le classique chinois Bencao gangmu, ou Boncho gangmok en coréen ( Recueil de pharmacopée), se souvient-elle. Toutefois, elle n’allait pas seulement se rapporter à ces textes pour s’initier à la teinture naturelle. Elle savait que les teinturiers de jadis étaient illettrés, car d’origine pauvre, et les ouvrages traitant de teinture lui paraissaient fournir des informations fragmentaires et peu fiables, outre qu’ils présentaient des lacunes et des déformations par rapport au savoir-faire des gens du métier. Elle allait donc délaisser ces textes anciens pour se former directement chez des artisans et à partir des années quatre-vingts, elle allait partir aussi souvent que possible pour des régions différentes afin d’y rencontrer d’authentiques artisans teinturiers forts d’une longue expérience. La teinture traditionnelle étant en déclin, les hommes de métier qu’elle recherchait étaient le plus souvent octogénaires, voire nonagénaires. Les connaissances qu’elle acquerra à leur contact ont peu en commun avec ce qu’elle a lu dans les livres. Elle découvrira que la plante censée correspondre à une certaine couleur produit des résultats différents selon l’époque et les conditions météorologiques de l’année de sa récolte. Le mordant, cet agent qui permet de lier rapidement les couleurs sur les tissus difficiles à teindre, peut s’obtenir à partir de matières différentes telles que l’alun naturel ou la lessive produite avec la cendre du bois de Simplocos chinensis . Or, une concentration de cette substance peut altérer considérablement les résultats d’une teinture. Pour acquérir à son tour un savoir-faire technique, Kim JungKoreana ı Hiver 2011

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hwa va se tenir à l’écoute des hommes de métier les plus habiles et expérimentés. Dès qu’elle est prise d’un doute, elle leur rend visite à Naju et à Muan, où ils vivent pour la plupart, et leur pose toutes les questions nécessaires pour parvenir à un résultat satisfaisant. Il arrive que sa curiosité insatiable embarrasse ces vieux artisans, qui se contentent toutefois de lui lancer : « Arrête de me harceler de questions qui n’en finissent pas ! », mais la présentent à leurs amis et parents, qui connaissent avec précision l’information recherchée. Grâce à ses efforts inlassables, elle va parvenir à retrouver des couleurs depuis longtemps oubliées. « En 1996, un jour que je me premenais sur l’île de Jeju à la recherche des couleurs indigènes, j’ai rencontré un vieil homme à cheval qui gardait des vaches et des chevaux », se souvient-elle. « Il m’a montré une couleur particulière, entre le jaune et le noir, qu’il disait être celle du cheval bai dit wolda, dont la robe est brun rouge et la crinière noire. Cette couleur s’appelle en coréen yuhwang, un terme qui se compose des mots yu et hwang, qui désignent respectivement le cheval wolda et la couleur jaune. J’étais impatiente de voir de mes propres yeux un ton mêlant le noir au jaune. J’ai fini par l’obtenir. C’était un jaune noirâtre, une sorte de marron clair ». À ce jour, Kim Jung-hwa a réalisé plus de deux cent quatre nuances à partir de teintures naturelles issues de plantes réputées pour leurs qualités tinctoriales, comme l’indigo, le carthame et le kaki, ou de végétaux peu communs tels que le champignon Coriolus versicolor, les baies de troène, les feuilles de pommiers, la peau des grains de raisin et les haricots noirs. Il faut toute une

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journée pour teindre en une seule fois du tissu, que l’on plonge dans un bain de teinture et dont on fixe la couleur avec du mordant, mais il faudra recommencer cette opération quarante à cinquante fois pour obtenir un grand teint, qui ne s’effacera pas et ne déteindra pas. Quant à Kim Jung-hwa, étant donné le nombre de teintures qu’elle emploie, elle a dû effectuer ce travail plus de huit mille fois pour ce qu’elle appelle son « expérimentation sur les couleurs de la nature ». Il lui faut aussi parcourir les montagnes et les champs pour y ramasser les feuilles et 3 les fruits qui constitueront la matière première de ses teintures. Enfin, elle doit consacrer plusieurs journées au traitement des tissus teints, en les étendant dehors pour qu’ils soient au clair de lune et se couvrent de rosée. Depuis des années, la journée de travail commence pour elle vers quatre heures du matin et se poursuit sans trève jusqu’aux premières heures du jour suivant. Cependant, elle ne voit pas le temps passer, tant elle est émerveillée par les nouvelles nuances que révèle chaque immersion du tissu dans le bain de teinture, même si cet état d’euphorie l’épuise physiquement. Son travail sur les teintures, qui exige un temps de main-d’œuvre important, lui a permis de répertorier quarante à cinquante espèces végétales constituant d’excellentes matières tinctoriales. Enfin, elle a découvert ces « bonnes couleurs » qui lui permettent de représenter la nature sur de l’étoffe.

Du rouge royal au brun rustique En juillet 2007, Kim Jung-hwa a réalisé une exposition de plus de cent œuvres peintes à la teinture naturelle, avec le soutien de Site Creations, une organisation artistique à but non lucratif de la Silicon Valley. Son président, Gerald Brett, s’est exprimé en ces termes au sujet de ses œuvres : « Kim Jung-hwa évoque un monde dans lequel nous aspirons à vivre. Elle est pareille à un maître céleste des couleurs, mais en joue parfois même plus habilement

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encore. Et si elle est remontée dans le temps pour produire ses coloris, son imagerie est atemporelle ». Kim Jung-hwa représente la nature et les traditions coréennes dans ses œuvres, tels ces tissus d’emballage à motifs de hautes montagnes réalisés en patchwork teint à l’indigo, à la ramie et à la carthame, ces étoffes ornées de fleurs, d’une tortue et d’autres motifs traditionnels symboliques de la chance, de l’honneur et de la longévité, ou encore ce tissu à la trame chinée par mille motifs de Bouddhas et mille motifs de pagodes. Une autre de ses œuvres, intitulée Voir: voir, représente ce soleil fascinant de son enfance au moyen d’indigo, de racine de rhubarbe, de poireau, de bois de sappan et de jus 1 de kaki. Quant aux Arbres d’esprit , ils occupent deux grands tableaux à support en tissu (dimensions unitaires : 6m x 4m), tandis que la série Cosmos (20m x 2m de superficie totale) invite à une réflexion approfondie sur les mystères de l’univers. Ces œuvres de grande taille éblouissent les visiteurs par leurs proportions, mais aussi par leur souci du détail et la liberté de leur style d’expression. Ces créations ont exigé trois à dix années de travail mettant en œuvre de longues opérations de teinture sans cesse recommencées. Par leur alliance de l’art figuratif à l’art abstrait, elles abolissent les frontières entre peinture à l’huile et à l’encre. Kim Jung-hwa ne cesse de vanter les qualités des couleurs naturelles : « Dans la teinture naturelle, il y a ce quelque chose de profond et de beau que ne pourront jamais atteindre les couleurs synthétiques. Quand elle est naturelle, la couleur ne fane pas et ne ternit pas, quel que soit le nombre de bains de teinture dont elle résulte. En conséquence, elle se prête mieux à des formes d’expression variées. Si la teinture a été réalisée comme il se doit, la couleur ne passera pas. Quand je souhaite créer une œuvre, je cherche toujours de nouvelles sources d’inspiration. Et pour ce faire l’herbe, le soleil, la rosée, le vent et le clair de lune me vienCu l tu re e t A rt d e Co ré e


1. Des tissus teints au carthame pour les tons de rouge, qui vont du rose à l’écarlate, ont été étendus pour les faire sécher. 2. Ces tissus teints au jus de kaki sont déposés sur l’herbe pour recueillir la rosée du soir. 3. Matières tinctoriales naturelles (de gauche à droite à partir du haut) : écorce de marronnier, carthame frais, kaki, fleurs de carthame séchées et feuilles d’indigo. 4. Les motifs rapportés sur le tissu teint sont cousus main.

nent en aide. Dans ma quête de l’essence des couleurs, c’est-àdire de tons plus naturels et humains, l’art de la teinture naturelle est comme un bon enseignant qui me suivra toute ma vie pour me dispenser ses précieuses leçons ». Parmi les fascinantes couleurs que lui a inspirées la nature, j’ai remarqué en particulier un mélange de rouge foncé et de marron. Dans la rigide société de classes de la dynastie Joseon, l’assortiment de ces deux couleurs était proscrit. Le rouge vif et le vert foncé, dit daehong en coréen, étaient réservés à la cour du roi et aux vêtements royaux. Ce dernier coloris s’obtenait par un procédé particulièrement long et onéreux. La teinture et le rinçage, en vingt-cinq passes successives, de coupons d’environ trente centimètres de large sur vingt-deux de long exigeait l’emploi d’environ cent vingt kilogrammes de carthame. Par ailleurs, il importe de maintenir l’acidité du bain de teinture à son niveau optimal. Pour ce faire, Kim Jung-hwa a essayé tous les vinaigres de fruits dont il est fait mention dans les traités anciens, notamment ceux de baie de schisandra ou omija en coréen, de kaki, de raisin et de pomme, ainsi que certains acides citriques et elle est parvenue à la conclusion que celui de raisin est le meilleur. La couleur traditionnelle coréenne que désigne le mot gal et qui se situe entre l’orange et le marron, s’obtient à l’aide d’une teinture brute composée de jus de kaki. Les tissus de cette couleur étaient d’usage courant dans les classes laborieuses, car ils avaient le grand avantage de ne pas faire ressortir les taches et salissures causées par le travail de la terre. En raison du fort contraste qui séparait les emplois auxquels étaient associées ces deux couleurs, il ne serait pas venu à l’esprit des teinturiers de Joseon de créer de beaux coloris mêlant le rouge royal au brun rustique.

Des couleurs « lentes » dans une époque obsédée par la vitesse Kim Jung-hwa formule la remarque suivante : « La teinture naturelle suit le rythme des saisons et de la vie quotidienne. Pour produire la couleur rouge, par exemple, il faut compter plus de six mois juste pour la préparation des fleurs, c’est-à-dire pour planKoreana ı Hiver 2011

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ter les graines de carthame au printemps, cueillir les fleurs en été, extraire le pigment jaune en faisant tremper les fleurs dans l’eau et enfin les faire fermenter. Il faudra aussi pétrir les fleurs fermentées dans la lessive, et les opérations ne s’achèveront qu’au début de l’automne. Mais il faudra alors faire le vinaigre de raisin, de kaki ou de schisandra qui servira à fixer la teinture sur le tissu. C’est le procédé dit gaeogi qui permet d’obtenir le rouge le plus beau et le plus délicat qui soit. Il consiste d’abord à appliquer la teinture sur un tissu très absorbant, comme le coton, puis à teindre le tissu souhaité avec les extraits de pigment. À ce stade, le moindre incident se soldera par un échec et il faudra alors attendre l’année suivante pour tout reprendre depuis le début. Il s’agit donc bien de couleurs « lentes » à une époque dominée par la vitesse ». Ne se considérant pas comme une artiste, Kim Jung-hwa préfère être qualifiée de « teinturière amoureuse des couleurs de la nature ». Elle me montre l’un de ses doigts dont le tendon coupé est le douloureux symbole d’années de dur labeur accomplies par amour du métier.

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À la découverte de la Corée

« Les grandes chaînes de montagnes qui ont changé le cours de ma vie » Roger Shepherd, un Néo-Zélandais passionné de randonnée en montagne, se trouve parmi ces quelques étrangers qui connaissent presque les moindres recoins du Baekdu Daegan, une chaîne de montagnes qui traverse la péninsule coréenne du nord au sud. Après un périple de soixante-dix jours dans la partie sud-coréenne de ce massif, il vient de faire paraître un guide des sentiers de montagne dont le coauteur est son compatriote et compagnon de route Andrew Douch. Park Jung-won Éditeur du mensuel Montagne

Mt. Baekdu

Plateau de Kaema

DMZ e e d es ain gn Ch ontaaek m aeb T

Pic de Hyangno

Mt. Odae

Mt. Taebaek

aek de Sob Mt. Worak ine nes Chaontag Mt. Songni m

Mt. Jiri

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Roger Shepherd (à droite) et Andrew Douch en randonnée au Baekdu Daegain, cette chaîne de montagnes qui est l’épine dorsale de la péninsule coréenne.


A

près deux ans d’un dur travail, Roger Shepherd s’est vu récompenser de ses efforts par la parution chez Seoul Selection, en juillet 2010, du livre Les pistes du Baekdu Daegan : une randonnée sur l’épine dorsale de la Corée, le premier guide en langue anglaise consacré aux randonnées sur la plus grande chaîne de montagnes coréenne. C’est en amoureux de la randonnée qu’il a entrepris cet ouvrage, peu après avoir fait ses premières ascensions dans les six parcs nationaux coréens de montagne, afin de partager avec les randonneurs du monde entier ses « découvertes vraiment exaltantes et merveilleuses ».

Une première aventure le long de la dorsale Du début à la fin, ce guide de quatre cent cinquante-deux pages est une véritable mine d’informations sur cette chaîne, dont il divise le sentier de randonnée en dix-sept tronçons eux-mêmes découpés en sentiers de promenade, entre le Pic de Cheonwang du Mont Jiri, qui ferme la chaîne au sud, et le Pic de Hyangno, qui se situe dans la province de Gangwon et constitue la partie la plus septentrionale du Baekdu Daegan sud-coréen. Il comporte des cartes et graphiques détaillés qui signalent le point culminant de chaque parcours. L’ouvrage est abondamment illustré, puisqu’il comprend plus de deux cents photographies de monuments religieux et de lieux historiques ou pittoresques qui jalonnent le sentier, en accompagnant ces vues de notes sur les aspects culturels ou écologiques de ces sites. Qu’est-ce qui, au Baekdu Daegan, ou la Grande Crête à la Tête Blanche, a donc marqué ce randonneur néo-zélandais au point de l’intéresser autant ? Roger Shepherd affirme que sa curiosité et son goût pour les voyages remontent à son enfance et l’ont incité à quitter très tôt son pays pour découvrir de nouveaux horizons. À l’âge de vingt et un ans, il partira pour la Grande-Bretagne, d’où il embarquera un an plus tard pour l’Afrique, qui était pour le jeune homme d’alors un continent « inconnu ». Au cours des neuf années K o r e a n a ı W i n t e r 2 0 11

suivantes, il sera successivement garde forestier de parcs nationaux et guide de safari en Afrique du Sud, au Mozambique et en Zambie. En l’an 2000, sa passion des voyages le conduira jusqu’en Corée, où il sera parculièrement sensible au milieu naturel. Il faudra pourtant rentrer en Nouvelle-Zélande, un an plus tard, pour entrer dans la police. En 2006, Roger Shepherd décide toutefois de prendre un congé de trois mois pour revenir en Corée où il partira cette fois-ci à l’aventure sur les sentiers de randonnée du Baekdu Daegan. Il en escaladera les pentes pas moins de six semaines durant, quand, parvenu à moitié parcours, il sera contraint de rebrousser chemin en raison des fortes pluies de la mousson. Pour autant, cela ne le dissuadera pas de refaire un jour cette ascension, mais après tout ce qu’il a vu des lieux, il se promettra que cette prochaine fois, il couchera sur le papier ce qu’il a découvert, en écrivant un guide de voyage. C’est avec le sentiment d’être très attaché à cette grande chaîne de montagnes qu’il repartira pour la Nouvelle-Zélande.

Une difficile excursion de soixante-dix jours En septembre 2007, Roger Shepherd est de retour en Corée, bien décidé à réaliser ses projets, mais cette fois-ci, il demande à son compagnon de route Andrew Douch de l’accompagner. Le 2 septembre, les deux hommes partent de Jungsan-ri, une commune de la province du Gyeongsang du Sud qui s’étend au flanc du Mont Jiri, à mi-altitude, et gagnent en vingt jours le Pic 502, ainsi nommé en raison de ses cinq cent deux mètres d’altitude et situé au nord du col de Chupungnyeong, juste après son passage. Ils entreprennent son ascension, qui les mène jusqu’au Mont Songni à la fin septembre, puis, début octobre, repartent en direction du Mont Worak. Une quinzaine de jours plus tard, ils atteignent l’autel de Cheonjedan, qui s’élève sur l’un des versants du Mont Taebaek. Le 27 du même mois, ils arrivent au Parc national du Mont Odae, non loin du littoral nord-est de la province de Gangwon. Le 7 novembre, alors que leur périple touche à sa fin, ils obtiennent l’autorisation de pousser jusqu’au Pic de Hyangno, qui se situe au-delà du poste-frontière civil de la Zone démilitarisée (DMZ) et constitue l’extrémité septentrionale de la plus grande chaîne de

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montagnes sud-coréenne. Le 10 novembre, le duo atteint le Pic de Masan après avoir franchi le col Jinburyeong et met ainsi un terme à cette randonnée de soixante-dix jours dans la partie sud-coréenne de la chaîne. Ce périple a été émaillé d’incidents inoubliables, comme ce jour où ils voulaient s’abriter de la pluie, en pleine nuit. Attirés par la lumière vacillante d’une pension, ils ont frappé à la porte, mais à la vue de ces deux étrangers à l’air harassé, le propriétaire a été si surpris qu’il a refermé la porte en criant : « Des fantômes !» Une autre fois, en pleine montagne, ils sont tombés par hasard sur la maison d’une famille qui vivait de la cueillette de ginseng sauvage.

Une épine dorsale symbolique « Non seulement Baekdu Daegan est une belle chaîne de montagnes, mais elle possède aussi une importante valeur spirituelle, comme nulle autre dans le monde », affirme Roger Shepherd. « Ce parcours de randonnée possède un fort potentiel dont on peut tirer parti pour attirer les touristes étrangers, comme pour la chaîne des Appalaches. J’espère que dans d’autres pays, les gens en entendront parler et viendront y faire des randonnées. »

Ce qui a suscité l’intérêt, puis la passion de Roger Shepherd, c’est la nouveauté d’un environnement qui n’a d’abord fait qu’éveiller légèrement sa curiosité. Puis, l’enthousiasme a cédé la place à un fort attrait pour la culture coréenne, notamment sa tradition du pungsu, la géomancie, et les croyances sur les esprits des montagnes. « L’esprit sacré de la nation coréenne se trouve sur le Baekdu Daegan. Quand on gravit ses versants, on a l’impression qu’une présence vivante, mais surhumaine, nous insuffle sa mystérieuse énergie. Ce n’est pas seulement une zone géographique aux paysages magnifiques et plaisants, car il constitue une entité spirituelle à part entière et est à l’origine de la pensée transcendantale coréenne. Je suis convaincu que dans la Corée d’aujourd’hui, le Baekdu Daegan représente un être symbolique, et pas simplement une grande chaîne de montagnes ». Après leur aventure, Roger Shepherd et Andrew Douch se sont attelés à la rédaction d’un guide de randonnée en langue anglaise, que David Mason, un professeur américain de l’Université Kyung Hee, s’est chargé de réviser. Ce dernier, qui a pour spécialité de recherche l’anthropologie culturelle, 1 s’intéresse tout particulière-

« L’esprit sacré de la nation coréenne se trouve sur le Baekdu Daegan. Quand on gravit ses versants, on a l’impression qu’une présence vivante, mais surhumaine, nous insuffle sa mystérieuse énergie ».

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ment aux croyances locales sur les esprits des montagnes, et il s’est lancé à leur recherche dans toute la Corée.

Le Baekdu Daegan nord-coréen En 2009, Roger Shepherd a été nommé ambassadeur honoraire de l’Organisation coréenne du Tourisme dans le cadre des relations publiques de cette agence rattachée au ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme. En 2010, il a démissionné du poste d’agent de police qu’il occupait en Nouvelle-Zélande, pour venir s’installer en Corée du Sud. Sur place, il a alors créé une agence dénommée Hike Korea, dont les activités consistent à mieux faire connaître les montagnes coréennes à l’étranger, ainsi que d’autres aspects méconnus, au moyen de publications et de photographies. Cet homme épris d’aventure porte aujourd’hui son regard vers un projet à long terme visant à découvrir aussi la partie nord-coréenne du Baekdu Daegan, que seuls de rares étrangers ont eu le privilège de voir depuis la division de la péninsule. En mai 2011,

il s’est rendu en Corée du Nord pour faire part à des responsables de l’administration de son désir de photographier les reliefs du Baekdu Daegan en vue de la publication d’un essai illustré. Grâce à l’aide que lui a apportée l’Association pour l’amitié coréano-néozélandaise, une organisation non gouvernementale, il a obtenu l’autorisation de revenir en Corée du Nord en octobre dernier pour y mettre en œuvre son projet. C’est ce qu’il fera lors d’un séjour de dix-huit jours qui lui permettra de photographier dix tronçons du parcours de randonnée de cette chaîne. Pendant l’année qui vient, Roger Shepherd projette de repartir pour ce pays afin d’y réaliser des vues du reste de la dorsale, dans les trois provinces de Yanggang et de Hamgyong du Nord et du Sud. Cette expédition de quarante jours le conduira jusqu’aux régions les plus célèbres pour leur beauté, qui sont celles du Mont Paektu (Baekdu) et des plateaux de Kaena situés non loin de Samjiyon, Pujeon et Changjin. Il y photographiera ces montagnes que bien peu de Sud-Coréens ont eu la chance d’admirer de près, et encore moins de parcourir suite à la partition réalisée il y a plus de soixante-dix ans. Roger Shepherd a répondu à l’appel des montagnes et mers coréennes en escaladant pratiquement tout le relief et en visitant toutes les îles. « Le paysage coréen est d’une beauté attirante et se distingue vraiment des étendues immenses de la Nouvelle-Zélande. Il n’est comparable à aucun autre dans le monde. »

1. Roger Shepherd (au centre) avec ses compagnons de randonnée au col de Jochimnyeong. 2. Roger Shepherd lisant une carte pour indiquer le parcours de randonnée au Baekdu Daegan.

Koreana ı Hiver 2011

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Escapade

Une promenade nostalgique au quartier

de Seochon

Seochon, le « village de l’ouest », est le nom d’un quartier qui s’étend de l’extrémité ouest du Palais de Gyeongbok au pied du Mont Inwang. Ses autels, dits de Sajikdan, y furent élevés aux dieux de la terre et des céréales en 1392, lors de la fondation de la dynastie Joseon, qui voulait assurer sa légitimité religieuse par ce symbole. Blotti au bas d’une belle montagne, Seochon fut aussi un quartier résidentiel très prisé des hauts fonctionnaires et artistes illustres de l’époque. Kim Yoo-kyung Journaliste | Suh Heun-gang, Ahn Hong-beom, Lee Sun-hee Photographes

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Scène du rituel consacré aux dieux de la terre et des céréales accompli à Sajikdan en 2011. Cette cérémonie se déroule tous les ans, le troisième dimanche de septembre. En 2000, elle a été inscrite sur la liste des Biens culturels immatériels importants de la Corée.

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e quartier séoulien de Seochon comprend quinze subvidisions, dont celles de Hyoja-dong, Sajik-dong et Ogin-dong et sa partie résidentielle occupe une surperficie de 0,58 km². Il a pris un grand essor sous la dynastie Joseon, avec la venue des fonctionnaires de bas rang du royaume, comme les eunuques et les greffiers de la catégorie sociale des jungin, qui constituait une sorte de classe moyenne par rapport à la noblesse et au bas peuple. D’ailleurs, il était aussi connu sous le nom de utdae , c’est-à-dire de « village supérieur », qui était révélateur de la satisfaction de ses habitants d’avoir accédé à ce statut social intermédiaire après s’être enrichis dans la Corée pré-moderne. Seochon possède un cachet vieillot que les Coréens tiennent à lui conserver par nostalgie du passé. On ne saurait évoquer Séoul sans en faire mention, ainsi que de Bukchon, ce « Village du Nord » situé à mi-chemin entre hier et aujourd’hui, car ces deux quartiers témoignent encore de la vie d’autrefois. Koreana ı Hiver 2011

La grand-rue de Hyojaro, non loin de Cheong Wa Dae Depuis les années 1980, le tracé des rues a beaucoup changé par rapport à celui d’origine, dont les trois artères principales de Hyojaro, Jahamunno et Pirun Daero, qui traversent le quartier du nord au sud, ont été plusieurs fois élargies et pourvues de voies adjacentes desservant les ensembles résidentiels anciens. Les étroites ruelles qui y serpentent conservent encore les traces du Séoul de jadis. Les quinze subdivisions du quartier sont d’une surface si exiguë qu’il suffit de quelques minutes pour se rendre de l’une à l’autre. Les quartiers résidentiels de Seochon ont pour décor, en arrière-plan, les charmantes hauteurs du Mont Inwang, et ces petites boutiques traditionnelles si familières à ses habitants. Ma balade débute dans la rue de Hyojaro, qui descend à partir de Yeongchumun, la porte ouest du Palais de Gyeongbok. Grâce aux lois qui interdisent de construire au-dessus d’une certaine hauteur, les immeubles modernes qui s’y élèvent n’ont que peu d’étages. On

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aperçoit aussi quelques maisons à toit de tuiles d’autrefois, mais elles sont d’origine assez récente puisqu’elles datent pour la plupart de l’époque pré-moderne comprise entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième. Les trois grandes artères de Seochon délimitent le pourtour de trois quartiers qui possèdent un caractère original. Celle de Hyojaro longe la résidence présidentielle de Cheong Wa Dae. On y croise beaucoup d’hommes en costume qui doivent travailler à proximité, dans la fonction publique, et donnent aux lieux une atmosphère très administrative. Cette particularité du quartier remonte au temps de Joseon, où nobles et fonctionnaires royaux étaient nombreux à y vivre, quand le monarque résidait au Palais de Gyeongbok.

petites rues étroites, qui bifurque à angle droit, comme un chemin de labyrinthe, en six points d’un parcours de moins de cent mètres, s’alignent de part et d’autre des maisons à toit de tuile de différentes tailles. Elles ont été restaurées en ajoutant des éléments modernes à leur style traditionnel. À la mi-jounée, certaines sont très retranchées du monde et silencieuses, comme si elles tenaient des secrets bien gardés. Des eunuques y auraient-ils vécu ? Un certain nombre de maisons d’édition, attirées par la quiétude des lieux, y sont en exploitation. Quelques très bons restaurants s’y cachent aussi et à les voir, on croirait des maisons d’habitation. Au centre du quartier, se dresse un pin blanc qui est mort voilà une dizaine d’années, alors qu’il était presque six fois centenaire, c’est-à-dire quasiment aussi vieux que la ville. Aujourd’hui, ne subsiste de lui que sa souche à l’écorce blanche, entourée de jeunes pins. Au Au cours de ces dernières décennies, Séoul a vu disparaître peu à peu mur d’une maison proche, une vieille photo du quartier montre à quel point il une grande partie de son patrimoine architectural le plus précieux. était beau quand ce pin majestueux s’y élevait encore. Aujourd’hui, des jarres Cependant, il y existe encore quelques quartiers dont les tortueuses en terre cuite et différents objets épars, certainement jetés par les restaurants ruelles semblent les mêmes depuis des siècles et survivent à l’ombre et les habitants du voisinage, dissimulent malheureusement en partie cette des tours de béton qui se dressent le long des rues passantes. souche, qui n’en est pas moins impressionnante. En parcourant cette petite rue, où règne une atmosphère de Hwang Doo-jin, un architecte qui habite ce quartier, signale la paix et de tranquillité, on découvre, un peu plus loin, la vue tout à présence d’un certain nombre de vieilles maisons de conception fait insolite d’une guitare accrochée sur un mur à moitié démoli qui originale qui auraient appartenu à des eunuques. « Autrefois, elles ferme cette artère en impasse. Cette étrange composition ajoute comportaient tout un dédale d’allées qui menaient de l’entrée à encore à la poésie du quartier. C’est en recherchant de tels éléla partie centrale. Mais tout cela a été démoli au nom de l’améments du patrimoine matériel et immatériel quotidien que l’on nagement urbain », explique-t-il. Comme les maisons qui ont été pourra apprécier à leur juste valeur les trésors que renferme ce conservées jusqu’à notre époque sont toutes d’un style uniforme, vieux quartier. ses propos ont éveillé ma curiosité et j’ai décidé d’aller voir par moiSi l’on est capable de trouver sans hésiter le chemin qui mène même quelles étaient ces maisons si particulières. Au cours de ces au pin blanc, c’est que l’on connaît bien Seochon. Partout, les rues dernières décennies, Séoul a vu disparaître peu à peu une grande ne sont que galeries d’art et cafés. La communauté des artistes s’y partie de son patromoine architectural le plus précieux. Cependant, il y existe encore quelques quartiers dont les tortueuses ruelles semblent les mêmes depuis des siècles et survivent à l’ombre des tours de béton qui se dressent le long des rues passantes.

Le Baeksong, un pin six fois centenaire Je m’enfonce dans les ruelles, par derrière les galeries d’art et restaurants chics qui poussent comme des champignons depuis que Seochon est devenu un lieu très touristique. Dans l’une de ces

1. Dans cette ruelle de Tongui-dong conduisant à Ryugaheon, une petite galerie de photo se trouve dans une maison d’autrefois à toit de tuiles, où l’affiche du portail informe les passants de l’exposition en cours. 2. Les feuilles de ginkgo colorent la rue Hyojaro de jaune. 3. La galerie ZeinXeno de Changseong-dong côtoie d’autres minuscules établissements de ce type dans l’une des nombreuses ruelles de Seochon. Koreana ı Hiver 2011

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1 © Musée d’art Leeum, Samsung

1, 2. La peinture Après la pluie sur le Mont Inwang de Jeong Seon (à gauche) et une vue du même lieu aujourd’hui (à droite). 3. Monument de granit près de l’autel du dieu de la terre, à Sajikdan.

retrouve et y expose des œuvres pour tous les goûts. On découvre ensuite le bâtiment d’une ancienne auberge transformée en galerie. Celle-ci, dont l’enseigne annonce « Mini-boutique d’art », présente des œuvres d’art surréalistes dans ses nombreuses salles. Un groupe de visiteurs se trouve dans la salle des calligraphies, où un abscons poème moderne a été copié en écriture cursive sur l’encadrement des fenêtres, à la manière d’une peinture abstraite. En cet après-midi, le soleil brille sur la Porte Yeongchu. À l’ombre de ses murs, un jeune homme est assis sur une chaise et déguste un sandwich tout en lisant un livre. L’une des maisons de la rue a un mur blanchi à la chaux fissuré où a été peint un arbre aux fleurs rouges et le profane que je suis y voit l’œuvre d’un artiste de talent. Tandis que je me laisse aller à des divagations face à cette peinture, un homme au visage impénétrable s’avance et entre dans la maison par une porte métallique, des outils plein les bras. Serait-ce l’auteur ? Une foule nombreuse envahit les trottoirs. Les jeunes gens en

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visite se mêlent aux riverains qui passent devant la galerie et la fresque sans les regarder.

Sajikdan, haut lieu du rite étatique Le célèbre calligraphe Kim Jeong-hui (1786-1856) aurait vécu à Seochon il y a environ deux siècles, aux environs du pin blanc. On savait qu’il rendait souvent visite à ses amis, qui habitaient à la périphérie du village. En partant de Hyojaro, on arrive en un quart d’heure à Sajik-dong, après avoir traversé la rue de Jahamunno. C’est là que se situe Sajikdan, cet ensemble d’autels qui furent dressés pour les dieux de la terre et des céréales. En vertu des préceptes de la philosophie dynastique officielle, ces autels ont été édifiés à l’ouest du grand palais jouxtant le sanctuaire royal de Jongmyo, lequel se trouvait à l’est. Aujourd’hui encore, des cérémonies s’y déroulent à l’automne selon un rituel parfaitement réglé. Sajikdan consiste en deux autels de terre respectivement voués au culte des dieux de la terre et des céréales. Ces constructions carrées en terre comprimée, que ferme une double paroi sur leurs quatre côtés, sont l’émanation d’une forme de religion primitive, et non du confucianisme, dont la dynastie Joseon fit sa doctrine d’État. Si les tablettes votives consacrées aux deux dieux sont enchâssées dans un bâtiment, l’autel du dieu de la terre comporte un monument en pierre rappelant une stèle fichée dans le sol. Composé de granit poli, il est de section carrée Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


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à sa partie inférieure, pour symboliser le terre, et ronde à sa partie supérieure, pour représenter le ciel. Tout en ayant déjà connaissance de cette vision ancienne de l’univers, il m’a paru intéressant de découvrir un objet cultuel qui soit l’expression concrète de cette philosophie. Quand le roi Jeongjo (r. 1776-1800) se rendit devant ces autels, il demanda au fonctionnaire qui en était responsable : « Qu’estce que c’est que cette pierre sur l’autel, là bas ? » Le fonctionnaire répondit alors : « Conformément aux prescriptions du Gukjo orye ui (Manuel des cinq rituels étatiques), un monument en pierre doit

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être élevé près de l’autel du dieu de la terre. Celui-ci a donc été placé sur l’autel, dans le respect de cette disposition ». Ce petit monument en pierre ne doit pas avoir manqué d’attiser la curiosité des visiteurs, y compris le roi en personne.

L’héritage d’une communauté artistique Pour présenter de façon exhaustive le riche passé de Seochon, on se doit impérativement de parler des artistes du Mont Inwang. Les ruisseaux qui prennent leur source sur cette hauteur déroulent leur cours sinueux dans de pittoresques vallées. Cette splendeur attira de nombreux artistes qui vinrent explorer les lieux, les peindre ou composer des poèmes sur leurs paysages, et même parfois y faire construire une maison à l’emplacement de leur choix. Tel fut le cas de Jeong Seon (1676-1759), l’illustre artiste paysager et auteur de Après la pluie sur le Mont Inwang, qui représente une imposante cime émergeant des brumes. Au pied de celle-ci, une maison entourée d’arbres aurait appartenu à l’écrivain Yi Byeongyeon, un proche ami. La scène qui figure sur ce tableau évoque la vie de ces artistes partis vivre à Seochon et la nature qui leur apporta l’inspiration. L’énorme rocher que l’on voit sur ce tableau se trouve aujourd’hui encore au même endroit, comme on peut le constater en regardant depuis la rue de Jahamunno. Seule nouveauté dans ce décor, les bâtiments qui se serrent les uns contre les autres sur cette artère

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1. Promenade dans le Parc de Cheongun, au Mont Inwang. 2. Rocher tombé du Mont Inwang , une œuvre d’installation réalisée dans le parc de Cheongun.

ont succédé aux élégantes bâtisses solitaires du tableau. À la fin du XVIIIe siècle, les habitants des classes moyennnes de Seochon demandèrent aux pouvoirs publics d’abolir les dispositions qui restreignaient leur accès aux postes de haut rang de la fonction publique et dans une certaine mesure, ils eurent gain de cause. Leur apport dans le domaine de la médecine, de la traduction, des arts et des techniques joua certainement un rôle décisif dans la modernisation du pays. En embrassant la vue qui s’étend entre le Pont de Girin et le Mont d’Ogin-dong, tandis que je marchais au pied du Mont Inwang, j’ai pu me faire une idée de la source d’inspiration qu’avait pu constituer ce magnifique paysage pour les poètes et autres artistes. Le Prince Anpyeong (1418-1453), un éminent écrivain et calligraphe, y aurait élu domicile. Le Pont de Girin apparaît aussi dans une autre peinture paysagère de Jeong Seon qui porte le nom de Suseong-dong, qui était anciennement celui d’Ogin-dong. Sous la dynastie Joseon, nombre de personnages illustres résidèrent dans ce quartier, notamment la famille de l’impératrice Yun et le Prince Régent Heungseon, mais seul subsiste l’emplacement de leur demeures. À une époque plus proche de la nôtre, le luxueux restaurant Seonungak, qui avait été construit à cet endroit, fut le théâtre d’événements politiques et historiques dans les années soixante et les décennies suivantes. Il n’y a pas longtemps, différentes personnalités allaient élire domicile à Seochon. Ce fut le cas, en 1920, du leader politique Yi Beom-seung (1887-1976), qui créa dans l’arrondissement de Jongno-gu la première bibliothèque privée et actuelle bibliothèque municipale de Sajik-dong. Son buste y est exposé en hommage à son action. Dans le parc de Cheongun, qui se situe sur le Mont Inwang, la mairie de l’arrondissement de Jongno a créé la Colline du Poète, non loin du domicile du poète Yun Dong-ju, dans le quartier de Nusang-dong. Cet écrivain s’y serait rendu pour y faire « une promenade en vue de nourrir son inspiration poétique ». Près de cette colline, se trouve une œuvre d’art intitulée Rocher tombé du Mont Inwang , qui est pourvue d’un cadre métallique rappelant par sa forme le célèbre rocher de cette montagne. En 2007, trois architectes ont été mobilisés pour réaliser cette immense structure destinée à être remplie de pierres trouvées par les visiteurs dans la montagne.

Les marchés traditionnels Aux environs de Pirun Daero, la rue la plus proche du Mont Inwang, se trouvent d’innombrables petites boutiques et des alignements de maisons dans les ruelles qui remontent les versants Koreana ı Hiver 2011

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de cette hauteur. Outre une boucherie, une quincaillerie, une épicerie, un supermarché, une papeterie et une brasserie, on y découvre une petite maison au toit de tuiles dont l’une des chambres donne sur la ruelle. Dans cette petite pièce de six mètres carrés tout au plus, Ju Eui-mi, une femme d’une trentaine d’années, vend des produits artisanaux en tissu et d’autres articles faits main. « J’aime bien fabriquer et vendre mes produits ici », déclare-t-elle. Dans une vieille librairie attenante à son magasain, entre fièrement un petit garçon coiffé d’un chapeau pointu avec une fleur, qui a visiblement été fait à la main. Le jeune homme de la boucherie qui en sort pour prendre l’air porte une dizaine de boucles d’oreille. À Seochon, se tiennent deux marchés traditionnels, dont celui de Tongin est assez moderne, avec ses étals dressés sur un sol pavé. Il y a peu, des étudiants des beaux-arts y ont réalisé une œuvre d’art en effectuant la décoration thématique des étals selon les produits qui s’y vendent. J’y ai remarqué un vieil aiguiseur de couteaux, alors que ce métier a disparu depuis longtemps. Le Marché d’Ogin se déroule en revanche sur terre battue. Une vieille dame vend des ddeokbokki, ces gâteaux de riz à la sauce piquante ou à la sauce de soja, sur un étal à ciel ouvert qui se compose d’un réchaud et de quelques boîtes. C’est depuis sa lointaine jeunesse qu’elle se consacre au commerce de cet aliment traditionnel très apprécié. Elle a notamment pour client un professeur d’université qui habite Changseong-dong, de l’autre côté de la rue, et qui est accompagné de ses filles. À la tombée de la nuit, des hommes entrent dans le bistrot du coin en vue d’une soirée très arrosée. Les passagers montent dans les petits bus de quartier qui sillonnent les ruelles, tandis que d’autres en descendent. Contrairement aux nombreux quartiers de commerces de Séoul, celui de Seochon ne désemplit pas, la nuit venue. Ses habitants y sont très attachés et quand de nouveaux arrivants s’installent, c’est pour rester pendant vingt ans et plus. À Chebu-dong, où se concentrent de nombreuses maisons d’autrefois, se trouve aussi une habitation de style occidental qu’a certainement réalisée un architecte. Un vieux couple y vit au rez-de-chaussée, où les nombreux pots de fleurs bien entretenues laissent deviner la vie paisible de cette maison perdue dans un coin de Seochon.

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Livres et CD

Parution de la traduction de La cartographie des sociétés traditionnelles d’Asie de l’Est et du Sud-Est (partie consacrée à la Corée)

Cartographie de la Corée de Gari K. Ledyard, Chicago University Press ; traduit par Jang Sang-hoon, Sonamoo Publishing Co. ; 406 pages, 35 000 wons

Gari Keith Ledyard, Professeur émérite d’histoire de Corée de l’Université de

Columbia, souligne que l’excellente réputation de la cartographie coréenne s’éten-

dait bien au-delà des frontières, puisque sous la dynastie Qing, des responsables du gouvernement firent appel à des cartographes coréens pour participer à la réalisa-

tion du Huangyu quanlan tu, un atlas auquel seraient incorporés les derniers progrès de la cartographie moderne. Le Professeur Ledyard indique qu’ils dépêchèrent à

Joseon une délégation chargée d’acquérir les connaissances géographiques et cartographiques coréennes, qui avaient déjà assimilé celles de l’Occident.

Son ouvrage intitulé La cartographie des sociétés traditionnelles d’Asie de l’Est et

du Sud-Est a été édité en 1994 par la Chicago University Press. Il constitue le deuxiè-

me des huits tomes de son Histoire de la cartographie, qui retrace l’évolution de cette science dans le monde. C’est la partie qu’il comprend sur la Corée qui vient d’être traduite et qui s’intitule en coréen Hanguk-eui gojido , c’est-à-dire « Cartographie

de Corée ». La parution de cet ouvrage s’inscrit dans le cadre du cent cinquantième anniversaire de l’établissement du Daedong Yeojido, cette carte détaillée de Corée qui représente un véritable chef-d’œuvre dû à l’illustre géographe et cartographe Kim Jeong-ho, qui vécut sous la dynastie Joseon.

La cartographie des sociétés traditionnelles d’Asie de l’Est et du Sud-Est a permis, pour une large part, de mieux faire connaître la cartographie traditionnelle

coréenne à l’étranger. Son auteur s’attache à révéler la grande influence qu’elle exerça sur le plan culturel et technique, tout en analysant son évolution historique. Dans sa préface, il souligne que la Corée a su conserver sa spécificité culturelle tout

en adoptant les procédés et le savoir-faire techniques de la Chine par le biais de ses institutions.

Ces commentaires pertinents du professeur Ledyard sont en accord avec la vision qu’il a, sur un plan plus global, de l’histoire et de la culture coréennes. Son livre évo-

que succinctement les réalisations des cartographes coréens anciens. Établie sous la dynastie Goryeo, l’Ocheonchukguk do , c’est-à-dire la Carte des cinq royaumes

indiens, fut notamment la première du monde à se fonder sur la philosophie bouddhiste et sa vision du monde. L’auteur vante aussi les mérites du Honil gangni yeokdae

gukdo jido, cette carte des territoires et régions acquis par les nations et ces plans de leurs capitales historiques, qui remontent aux premiers temps de la dynastie Joseon. Il considère qu’il s’agit du premier véritable planisphère réalisé en Asie de l’Est. Il est intéressant de noter, comme il le signale, que l’histoire des cartes est révélatrice

Kim Hak-soon Journaliste Kim Ho-joung J ournaliste à la rubrique culturelle du JoongAng Ilbo

de manières de voir différentes chez les Coréens et les Chinois. À partir des mêmes informations cartographiques que celles dont disposaient les pays arabes et occidentaux, la Chine réalisa une carte de l’Empire des Ming, dont les visées expansionnistes y transparaissent, tandis que la Corée établissait son planisphère en y faisant figurer la péninsule coréenne et les îles japonaises. Dans l’ensemble, l’ouvrage du professeur Ledyard réalise bien l’équilibre entre l’analyse historique et culturelle, tout en se situant à un haut niveau de rigueur scientifique.

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Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


Un nouveau CD de Chung Myung-whun à la tête de l’Orchestre philharmonique de Séoul

Un recueil de textes anciens sur le thé et la cérémonie du thé en Corée

La Mer de Debussy, Ma mère l’Oye et La Valse de Maurice Ravel

Les classiques du thé coréen

par Chung Myung-whun et l’Orchestre philharmonique de Séoul, Deutsche Grammophon, 17,25 dollars

de Hanjae Yi Mok et du Vénérable Choui, traduit par le Frère Anthony de Taizé, Hong Kyeong-hee, et Steven D. Owyoung, Seoul Selection, 196 pages (livre de poche), 18 000 wons

Les amateurs de musique classique coréens apprécient à sa juste

Jadis, un écrivain parla de son goût pour le thé coréen en ces termes

valeur le travail qu’accomplit depuis un certain temps le chef d’orches-

poétiques : « L’eau coule et les fleurs sont écloses ». Il entendait par là que

tre mondialement connu Chung Myung-whun. Depuis l’année 2005, où

le goût délicieux du thé coréen était à l’image de l’harmonie de la nature.

il a commencé à diriger l’Orchestre philharmonique de Séoul, cette for-

Contrairement au café, cette boisson traditionnelle n’est ni forte ni stimu-

mation a connu une considérable évolution. L’ascension fulgurante de

lante et c’est cet avantage qui en fit la meilleure amie des lettrés et érudits

cet ensemble s’est amorcée grâce à l’arrivée de jeunes musiciens qui ont

d’antan.

contribué à relever son niveau par la fraîcheur de leur manière de jouer,

Deux écrivains célèbres et connaisseurs de cette boisson s’illustrèrent

qui n’en était pas moins raffinée, et par leur talent musical. Il recrute aussi

particulièrement dans ce domaine de la tradition coréenne. Il s’agit de Yi

des musiciens étrangers pour les instruments à cordes afin de renforcer

Mok (1471-1498) et du Vénérable Choui (1786-1866), qui vécurent tous deux

les compétences de l’orchestre dans ce domaine longtemps considéré le

sous la dynastie Joseon. En atteste notamment, dans le cas du second, le

point faible des formations coréennes.

surnom de « Saint du thé coréen » qu’employaient à son endroit ceux qui

L’Orchestre philharmonique de Séoul fait la preuve de sa remarqua-

estimaient son savoir-faire et le raffinement de son goût. Quant au Vénéra-

ble évolution, dans un CD où il interprète des compositeurs français et

ble Choui, il fut l’auteur des ouvrages Cha Sin Jeon (Chronique de l’esprit

qui a été mis en vente en juin dernier. Son enregistrement faisait suite

du thé) et Dong Cha Song (Hymne du thé coréen) qui, aux côtés du Cha Bu

au premier contrat de ce type passé par Deutsche Grammophon avec un

(Rhapsodie du thé) de Yi Mok, représentent les trois grands classiques de la

orchestre asiatique. Il propose, entre autres œuvres françaises, La Mer

tradition coréenne du thé. C’est de ces trois ouvrages que le livre Classiques

de Debussy et deux enregistrements de l’interprétation en concert de

du thé coréen propose aujourd’hui une traduction réalisée à partir de textes

Ma Mère l’Oye et de La Valse de Maurice Ravel. L’interprétation révèle

condensés, dans l’espoir de mieux faire connaître les délicates saveurs du

une délicate et harmonieuse osmose entre les instruments à cordes et le

thé coréen dans le public étranger.

reste de l’orchestre. Virtuose de la musique classique française, Chung

Cha Bu est le texte le plus ancien qui traite de la tradition du thé en

Myung-whun a transmis à la formation qu’il dirige les techniques et

Corée, puisqu’il devança de plus de trois siècles le Ki Da, de Yi Deok-li, et de

modes d’interprétation adaptés à ses spécificités.

trois cent quarante ans, le Cha Sin Jeon. Il suscite l’admiration par ses qua-

L’album présente le répertoire de la tournée qu’a effectuée l’orchestre

lités littéraires comme par sa valeur historique dans ce domaine. Hormis

dans neuf grandes villes européennes, de mai à juin 2010. Si l’enregistre-

quelques connotations relevant de la culture générale dans ce domaine, cet

ment ne dure que cinquante-quatre minutes et onze secondes, ce qui est

ouvrage est une œuvre purement littéraire que créa Yi Mok. L’auteur, grand

assez peu pour un album de musique orchestrale, c’est parce que Chung

amateur de thé, indique les raisons qui l’ont incité à traiter de celui-ci et les

Myung-whun a souhaité centrer l’interprétation sur les morceaux qu’il

connaissances qu’il possède sur la manière de le faire infuser et de le pré-

connaît le mieux dans ce premier album commercialisé sur le marché

parer, ainsi que sur ses propriétés bienfaisantes. Le texte comprend trois

mondial.

parties intitulées « Les sept bols de thé », « Les cinq bienfaits du thé » et

Au cours des cinq années à venir, l’Orchestre philharmonique de Séoul, toujours placé sous la direction de Chung Myung-whun, enregistre-

« Les six vertus du thé ». En conclusion, l’auteur expose sa conception philosophique du thé.

ra dix albums pour Deutsche Grammophon, ce qui représente un record

Le deuxième texte d’origine est le Cha Sin Jeon du Vénérable Choui,

de durée pour un contrat passé avec un orchestre coréen. D’ores et déjà,

qui est depuis toujours un texte incontournable pour les amateurs de thé

la Symphonie n°1 de Mahler a fait l’objet d’un deuxième album, au mois

coréen. Il s’agit d’un guide qui fournit toutes les connaissances nécessaires

d’octobre dernier.

sur la récolte des feuilles de thé, les sols les mieux adaptés à sa culture et

Si la Corée se flatte de posséder un nombre important, et toujours plus

la manière de le préparer, de le faire infuser, de le servir et de le savourer.

grand, de pianistes, violonistes et autres solistes qui connaissent un suc-

Le Dong Cha Song , qui fut également rédigé par cet auteur, est un

cès international, les enregistrements actuels de l’Orchestre philharmoni-

poème classique qu’il composa sur cette boisson. Il y fait part de considé-

que de Séoul favoriseront désormais l’essor de la musique symphonique.

rations philosophiques à ce sujet, dans le passage suivant : « C’est l’eau qui

Quant à Chung Myung-whun, qui déplorait le faible niveau des formations

fait un bon thé. C’est l’infusion qui met en harmonie l’essence et l’esprit du

classiques coréennes, il a accompli sa part d’efforts pour faire considéra-

thé. Quand le corps et l’esprit se mêlent, la force et l’esprit s’unissent. Ainsi,

blement évoluer cette situation et améliorer les compétences des musi-

on atteint la Voie du Thé ».

ciens.

Pour faciliter la lecture, les trois traducteurs ont inséré les notes explicatives des deux auteurs et ont fait précéder le texte d’une brève introduction sur la tradition coréenne du thé et son histoire.

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Délices culinaires

Le Gukbap :

un plat savoureux, original et rapide à préparer

Plat à base de soupe et de riz très apprécié en Corée, le gukbap se mange dans le bol de service et selon la région, il se décline en de nombreuses variantes qui portent le nom de leur principal ingrédient. Ye Jong-suk Professeur de marketing à l’Université Hanyang | Ahn Hong-beom Photographe

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liment très important dans la cuisine de tous les pays, la soupe se sert généralement à part pendant un repas. Inexistante en Chine, la pratique qui consiste à plonger du riz dans la soupe est presque taboue au Japon. En revanche, elle résulte d’une longue tradition en Corée. Elle est liée à la consommation ancienne du gukbap, ce plat unique composé de soupe et de riz. À preuve de sa large diffusion dans l’alimentation, l’une de ses variantes se nomme ddaro gukbap, c’est-à-dire « soupe et riz séparés », par opposition à l’habituel mélange de ces deux aliments. Le plus souvent, dans la plupart des cas, le riz et la soupe servis à part quand on commande un ddaro gukbap, finissent ensemble dans le même récipient au moment d’être mangés.

Un plat de restauration rapide à la coréenne À chaque région de Corée, correspond une variante du gukbap différant par son principal ingrédient, qui donne lieu à une certaine appellation du plat. Dans la région de Séoul, on apprécie depuis toujours le jang gukbap relevé à la sauce de soja, tandis que les gukbap aux pousses de soja et au porc sont respectivement les spécialités des provinces de Jeolla et Gyeongsang. Quant au gukbap au sundae, c’est-à-dire au boudin, il a depuis longtemps la faveur des NordCoréens, au côté du onban , une variante à la sauce de soja de la province de Pyeongan, et au garit gukbap, son équivalent en sauce de la province de Hamgyeong. Entre autres versions locales, il convient aussi de citer les gukbap au kimchi, aux hu tres et à la tête de bœuf, ainsi que ceux qui se déclinent à partir de différents bouillons à la viande, comme le gomtang, le seolleongtang et le yukgaejang, autant de plats de prédilection à la pauserepas de midi. Si l’origine de cette soupe au riz n’est pas connue avec précision, on peut s’avancer à dire que c’était, au départ, un plat populaire d’une consommation très courante. Selon le journaliste Yi Gyu-Tae : « Les Coréens de condition modeste vivaient très difficile-

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1. Du gukbap à la tête de bœuf bout dans un chaudron. Cette soupe se compose de tête de bœuf et d’os de jambe de bœuf que l’on a fait longuement mijoter avec du radis chinois et du ginseng. Au bout de cinq heures de cuisson, on retire la tête et on laisse encore cuire le reste. La viande découpée est ajoutée au gukbap au moment de servir. On sale la soupe à son goût. Les jours de semaine, on fait bouillir 32 têtes de bœuf par jour au « Gukbap à la Tête de Bœuf » de Choe Mija, à Gwangju, ville de la province de Gyeonggi. 2. Le gukbap au sundae est généralement accompagné de condiments tels que de la ciboulette assaisonnée, du kkakdugi (kimchi de radis chinois en cube) et du kimchi de chou.

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ment et dans une famille nombreuse, lorsqu’il n’y avait qu’un petit morceau de viande à se partager, un ou deux geun par exemple (un geun égale six cents grammes), elle l’accommodait dans une soupe au riz. Par ailleurs, dans un pays qui fut envahi à plusieurs reprises, la possibilité de confectionner rapidement un repas, avec du riz et de la soupe, convenait bien aux familles qui devaient parfois quitter leur domicile dans l’urgence ». Yi Gyu-Tae sous-entend l’existence de liens entre l’apparition du gukbap et les tragiques événements que connut la Corée, un pays victime de nombreuses invasions et frappé d’une pauvreté endémique dans certaines couches de sa population. D’aucuns voient dans le gukbap une formule alimentaire pratique dans la Corée en cours de modernisation de la fin du XIXe siècle, où l’on manquait de temps pour faire la cuisine. Quant à Yi Seong-u, un chercheur en science culinaire, il explique que la soupe au riz a été introduite lorsque les gens ont dû commencer à Koreana ı Hiver 2011

déjeuner à l’école ou au travail, et non plus à la maison. Dès lors, on a assisté à une multiplication des établissements préparant rapidement des repas pour une population qui travaillait sans relâche à la modernisation du pays et ne pouvait se permettre le luxe de déjeuner à domicile. Cette cuisine correspond donc bien à une première forme de restauration rapide en Corée.

Au marché Aujourd’hui, la version de base dont sont issues toutes les variantes du gukbap est sans conteste le jang gukbap, cette soupe à la sauce de soja servie avec du riz. Parmi elles, ce sont le seolleongtang et le gomtang , composés d’un épais bouillon de bœuf, qui ont la préférence des Coréens, longtemps amateurs de soupe à la sauce de soja toute simple. Celle-ci, appelée jang gukbap, arrivait d’ailleurs en tête de ces préparations jusque dans les années 1950. Selon un livre de cuisine de 1869, le Gyugon Yoram, c’est-à-

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Au lendemain d’une soirée très arrosée, il n’y a rien de meilleur, diton, qu’un bol de gukbap bien chaud aux pousses de soja et entre deux cuillerées, on s’exclame souvent : « Ah, que c’est désaltérant ! » Ce plat aussi simple que délicieux a une origine très ancienne.

dire le guide essentiel de la femme, « Le jang gukbap se prépare comme une soupe aux nouilles, mais avec du riz à la place. On fait cuire la viande pour obtenir une importante réduction du bouillon. On place ensuite la viande sur le riz et on y verse le reste du bouillon ». Ce plat tient son nom de la sauce de soja traditionnelle dite Joseon ganjang, qui entre dans sa composition. Au XIXe siècle, à Séoul, les nombreux restaurants qui avaient ce plat pour spécialité rivalisaient pour attirer le chaland auquel ils annonçaient qu’il figurait à leur menu en accrochant une banderole en papier blanc en haut d’un grand poteau. Parmi eux, se trouvait un établissement situé sur les rives du Cheonggye qui s’appelait le Soupe au riz de Mugyo et dont le nom est passé à la postérité en raison de son succès exceptionnel. Le petit peuple y côtoyait les yangban de la noblesse accompagnés de leurs serviteurs, et le roi en personne s’y rendit sous un humble déguisement. À l’arrivée de la clientèle distinguée, les petites gens lui cédaient leur siège pour qu’elle soit servie et ne finissaient leur repas qu’à son départ. En ces temps marqués par de profonds clivages sociaux, un tel restaurant rassemblait donc une clientèle de haute et de basse extraction. Le romancier Bak Jong-hwa évoque en ces termes le savoureux gukbap du Soupe au riz de Mugyo : « Le bouillon de poitrine de bœuf de ce restaurant est assez goûteux à lui seul, mais on l’additionne de morceaux de pis de vache et d’une viande bien chaude à l’assaisonnement particulier, cette riche alliance de saveurs surpassant les mets les plus délectables au monde ». Des documents révèlent en outre qu’au Soupe au riz de Mugyo, dans les années 1930, le prix de cette spécialité était trois fois plus élevé que celui des plats populaires habituels, comme le seolleongtang, les naengmyeon et le bibimbap, qui sont respectivement un épais bouillon de bœuf au riz, des nouilles froides et du riz aux légumes et au bœuf émincé. Il semble donc que le caractère onéreux de ce plat n’ait nui en rien à son succès. À Séoul, le gukbap était au menu de nombreux restaurants, mais en province, il se mangeait sur les marchés où des marchands itinérants venaient vendre leurs produits. C’est dès l’ouverture du marché que l’on faisait cuire le gukbap dans d’énormes marmites, sur un feu de bois allumé dans les rues les

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plus passantes, et cette préparation constituait l’une des attractions des lieux. Après avoir fait une longue route pour y accourir, marchands et clients pouvaient alors se délecter de ce gukbap bien chaud, en l’arrosant de vin de riz fermenté, le makgeolli, et reprenaient des forces.

Un mets savoureux et désaltérant Si le jang gukbap fait la renommée de Séoul, Jeonju est célèbre pour son gukbap aux pousses de soja, qui possède des vertus bienfaisantes contre les effets de l’alcool. En effet, non seulement cette préparation désaltère, mais en outre elle redonne du tonus et permet de mieux assimiler l’alcool grâce à l’asparagine que contiennent les pousses de soja. Au lendemain d’une soirée très arrosée, il n’y a rien de meilleur, diton, qu’un bol de gukbap bien chaud aux pousses de soja et entre deux cuillerées, on s’exclame souvent : « Ah, que c’est désaltérant ! » Ce plat aussi simple que délicieux a une origine très ancienne. De plus, cette variante de « gukbap » se marie très bien avec le moju, une boisson chaude confectionnée avec des restes de vin de riz. Très prisé à Busan et Miryang, le savoureux gukbap au porc est exempt de mauvaises odeurs. Agrémenté de crevettes en saumure et de poireaux assaisonnés qui en relèvent le goût, ce plat unique est tout à fait nourrissant. Quant au Sundae gukbap, qui est à base d’intestin de porc, c’est une spécialité nord-coréenne qui s’est répandue dans le Sud pendant la Guerre de Corée. Aujourd’hui, on peut en trouver partout. Le sundae est une sorte de boudin fait avec des boyaux de porc que l’on remplit de légumes divers et de céréales. Il se mange seul ou avec un plat de gukbap. Un assaisonnement à base de feuilles de périlla et de flétan fermenté et épicé rend cette préparation encore plus goûteuse. Enfin, on ne saurait omettre de parler du seonji gukbap, qui est un des plats de prédilection des Coréens. Composée de sang de bœuf coagulé, le seonji, et de feuilles de radis séchées, cette soupe a un goût très particulier. Elle possède en outre une teneur élevée en fer, vitamines et protéines, ce qui permet de retrouver son tonus et ses esprits après des beuveries, mais aussi de guérir l’anémie. Dans les restaurants de Séoul, ces plats sont toujours préparés selon leur recette traditionnelle, alors on pourra y déguster d’authentiques spécialités régionales de soupe au riz et évoquer les souvenirs du pays. C’est notamment le cas du Pyengnaeok du quartier de Jeo-dong et du Joseonok de celui d’Euljiro 3-ga, qui servent leur délicieux jang gukbap en toute simplicité. À Bukchang-dong, autre quartier séoulien, la Maison de Waeng-yi de Jeonju et la Cuisine de Grand-mère Yu de Jeonju proposent un excellent gukbap aux pousses de soja. Pour savourer un bon gukbap au porc, on mangera au Gukbap des Trois générations de Song­ jeong, qui se situe dans le quartier de Seomyeon, à Busan, ou au Gukbap de porc en marmite de Chungmuro, à Séoul. Enfin, le sundae au riz gluant du Hamgyeong, un établissement du quartier séoulien de Sinsa-dong, est très apprécié pour son gukbap du même nom, de même que le seonji gukbap du Cheongjinok, dans celui de Cheongjin-dong. K o r e a n a ı W i n t e r 2 0 11

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Divertissements

La réalisation très souple des

feuilletons télévisés coréens «L

es feuilletons médicaux ne racontent que des amourettes de docteurs et ceux qui se déroulent dans le milieu de la justice, des histoires à l’eau de rose qui ont pour personnages principaux des professionnels du droit, tandis que les feuilletons historiques ne parlent que des amours secrètes de la royauté ». Les téléspectateurs coréens aspirent pourtant à plus de variété dans ce domaine et ils déplorent pour la plupart la banalité de ces productions qui ressassent infatigablement les mêmes histoires d’amour. Quand ils les comparent aux mid, les feuilletons américains que désigne cette abréviation formée à partir des mots miguk et drama, ils grommellent : « Les feuilletons coréens ne sont pas comme les Mid. Ils ne sont pas fondés sur la réalité ».

Le don de raconter les histoires d’amour Et pourtant, les Coréens ne peuvent que se réjouir de voir leurs feuilletons s’exporter dans beaucoup de pays. C’est notamment le cas d’une célèbre série de MBC, Dae Jang Geum (Le joyau du palais), qui est une fiction historique évoquant les médecins des rois et dont le succès sans précédent s’est étendu jusqu’à l’Iran, où il a réalisé le meilleur audimat de 2007. Adapté du manga japonais éponyme et diffusé sur KBS, le feuilleton Boys Over Flowers (Des garçons plutôt que des fleurs) a été commercialisé au Kirghizistan, où la culture de masse coréenne s’est engouffrée dans la brèche pour déferler sur ce pays. Tirant parti de ce succès, un producteur kirghiz a financé dernièrement un long-métrage mettant en scène les personnages de ce feuilleton. Cette production a fait appel à des professionnels du pays, tant pour la rédaction du scénario que pour l’interprétation. Il y a encore peu, les producteurs et acteurs coréens de l’œuvre d’origine ignoraient jusqu’à l’existence de ce film. Celui-ci a été intitulé Comment se marier avec Gu Jun-pyo, du nom du personnage principal. Les feuilletons coréens passionnent de très nombreux téléspectateurs non seulement en Chine, au Japon et dans d’autres pays de l’Asie de l’Est historiquement unis par une culture commune,

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mais aussi dans des pays d’Asie Centrale comme le Kirghizistan, et même au Moyen-Orient, où la population est très peu au contact de la culture coréenne. Ce succès prouve bien que les feuilletons coréens ont leur particularité. Dans l’un de ses numéros récents, la sélection hebdomadaire du Nihon Geizai Shimbun, Nikkei Trendy, révélait que les feuilletons coréens diffusés sur toutes les chaînes de télévision japonaises, dont quatre terrestres et six par satellite, avaient totalisé quatre-vingttreize heures et quarante minutes par semaine au mois d’octobre dernier. Il existe donc manifestement une forte demande d’émissions de ce type chez les téléspectateurs japonais. Alors que les Coréens se plaignent de voir et revoir les mêmes histoires d’amour rebattues, les Japonais semblent au contraire les apprécier vivement pour leurs intrigues dramatiques et leurs acteurs séduisants.

Des changements de dernière minute En réalité, les feuilletons coréens ne sont pas réalisés avec autant de soin que dans les pays qui bénéficient d’un environnement plus favorable à leur production. Ils n’en ont pas moins un attrait, qui tient à leurs intrigues riches en rebondissements et à leurs dénouements des plus inattendus. Pour optimiser le taux d’audience de ces séries, leurs producteurs doivent être à l’écoute des réactions du public à chacun de leurs épisodes. Pour en tenir compte, il importe plus que tout de conserver à l’intrigue toute sa souplesse dans la manière dont elle se développe. Si les feuilletons coréens ont bien sûr pour point de départ un certain scénario, ses auteurs doivent pouvoir, au fur et à mesure que se déroule l’action, s’écarter de cette trame pour parvenir à une conclusion différente, en fonction des réactions manifestées par les téléspectateurs. C’est pourquoi il arrive souvent que l’intrigue suive un cours inattendu et conduise à un dénouement tout à fait surprenant, voire ahurissant, car tout à fait contraire à l’idée de départ. Plus l’histoire touche à sa fin, plus les téléspectateurs en discutent à bâtons rompus, certains faisant connaître Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


Les feuilletons télévisés règnent sur les quatre chaînes hertziennes terrestres de la télévision coréenne. Chaque semaine, ce sont plus de vingt d’entre eux qui sont diffusés à raison d’un épisode par jour ou par week-end, en plus des miniséries des jours de semaine. La production de ces émissions est souvent si difficile, sur le plan psychologique, qu’elle met à rude épreuve les nerfs des producteurs comme des acteurs.

leurs prévisions par des messages sur internet, où circulent aussi des « spoilers » en tous genres à ce sujet. Pour l’équipe de production, il est donc impératif que la fin soit la plus inattendue possible et pour ce faire, que le mystère plane jusqu’à la diffusion du dernier épisode. Cette manière de procéder pouvant donner lieu à des incohérences dans le récit, l’intrigue en devient absurde et peu crédible. Il n’en demeure pas moins que les téléspectateurs coréens raffolent du suspense, et préfèrent un dénouement inattendu aux habituels « happy-end » et fins mélodramatiques. Une série télévisée récente, qui s’intitulait Le parfum d’une femme , conte l’histoire d’une femme qui, après avoir découvert qu’elle est atteinte d’un cancer et n’a plus que six mois à vivre, décide de faire tout ce dont elle rêvait pendant le peu de temps qui lui reste. Dans le développement de l’intrigue, tout laissait penser que l’histoire finirait par la mort de son héroïne. Et pourtant, quelle n’a pas été la surprise du public, à la fin du dernière épisode, où ce personnage prononce ces mots lors de la scène finale : « Eh bien, je suis encore en vie après sept mois et deux jours ».

Quand une actrice refuse de jouer Une telle souplesse dans l’intrigue a cependant pour inconvénient de poser bien des problèmes en raison du contexte dans lequel se fait la production en Corée. Il arrive par exemple que l’équipe du feuilleton doive tourner en pleine nuit, n’ayant reçu les jjok-daebon du scénariste, c’est-à-dire le « script au jour le jour », que le matin du jour du tournage. Il n’est pas rare qu’un épisode doive être produit en vingt-quatre heures, c’est-à-dire tourné, monté et même diffusé ! Pour faire évoluter l’histoire selon les réactions des téléspectateurs, il est impossible de réaliser les épisodes à l’avance, ce qui impose une démarche d’une grande souplesse. Pour protester contre ces conditions de travail aléatoires et boycotter la réalisation du feuilleton, il y a peu, le premier rôle féminin a quitté les lieux du tournage en plein travail. Elle est quand même revenue pour s’acquitter de sa tâche jusqu’au bout, non sans avoir Koreana ı Hiver 2011

Kim Dae-oh Chef de Département à Oh My Star

tenté auparavant d’expliquer son geste en ces termes : « Tout le monde sait à quel point notre situation est difficile. Je suis désolée d’avoir importuné l’équipe de réalisation, mais j’éprouvais le besoin de réagir pour que les choses s’améliorent ». Il faut tout de même savoir que son cachet s’élève à trente mille dollars par épisode et si l’on y ajoute encore vingt mille dollars pour la vedette masculine, leurs émoluments cumulés représentent vingt pour cent du budget de production. La trop grande importance accordée aux acteurs célèbres se traduit par une constante surenchère dans les cachets demandés par ceux-ci. Alors, pour justifier leur rémunérations astronomiques, acteurs et actrices doivent donner le meilleur d’eux-mêmes à chaque tournage. L’importance de ce poste a pour conséquence de grever le budget de production, dans lequel on réduit alors, à la première occasion, la part qui revient aux éclairages, à l’enregistrement vidéo et audio, au matériel et aux frais professionnels. En outre, ces cachets onéreux exigent aussi de filmer chaque scène aussi rapidement que possible. C’est pourquoi, l’actrice vedette s’est insurgée contre les conditions de production, mais sa grève de courte durée a été critiquée, au vu des centaines de milliers de dollars que lui rapporte une seule série télévisée. Suite à cet incident, une vive polémique a eu lieu sur l’urgence qu’il y a à améliorer les conditions de réalisation des émissions de télévision en Corée. Le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme a rendu public un plan visant à élargir le soutien financier apporté aux compagnies de production des mini-séries, par l’octroi de subventions représentant cinquante pour cent des coûts de préproduction. Or, les trois chaînes de télévision terrestre sous-traitent aujourd’hui plus de 90% de la production des feuilletons télévisés et 100% des mini-séries, ce qui décourage les producteurs d’entreprendre des projets de pré-production, en raison du caractère très concurrentiel du marché de la sous-traitance. En conclusion, des améliorations structurelles s’imposent absolument pour que s’améliore la qualité de la programmation des feuilletons coréens.

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Regard extÉrieur

Séoul, c’était écrit ! Edouard Champrenault directeur exécutif FKCCI

Incheon : Meilleur aéroport du monde « Nous allons à Séoul » ! C’est à Dieppe, en Normandie, que j’ai appris où nous allions passer les prochaines années de notre vie. Étant dans un centre commercial, j’ai couru au rayon librairie pour acheter tous les guides sur Séoul et la Corée du Sud. Bien, a priori, Dieppe n’est pas une cible prioritaire pour le tourisme en Corée. À partir de ce moment, dès que nous entendions prononcer le mot Corée, une lumière s’allumait et mettait tous nos sens en éveil. Et on en parle de la Corée, en France. Malheureusement, je m’aperçus que l’on parlait surtout du voisin du nord. Vivant en Belgique à cette période et travaillant essentiellement dans le nord de la France, nous avons décidé de les appeler « nos chtis ». Ainsi, nous entendions plus parler de la Corée du Nord que de la Corée du Sud. Nous avons vite été rassurés sur la sécurité et compris que cette déviance de la communication répondait plus à des mécanismes mercantiles des salles de rédaction qu’à la réalité. J’ai d’ailleurs l’impression que la Corée du Sud est de plus en plus présente et que son identité propre se crée de plus en plus. Aussi bien pour les « particuliers » qui plébiscitent chaque jour les produits coréens que pour les entreprises françaises qui voient un marché à part entière et une excellente porte d’entrée sur l’Asie du Nord. Il n’y a pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Pas besoin de parler la même langue pour se comprendre. Soufflant sur mon bras, l’installateur de l’air conditionné que j’avais acheté deux heures plus tôt, m’expliquait comment régler la force du vent à l’aide de la télécommande ornée de magnifiques hiéroglyphes indéchiffrables ! Après plus de cinq années en Belgique dans une commune flamingante qui refusait de partager notre langue commune, j’étais merveilleusement accueilli par des citoyens avec lesquels la communication orale s’annonçait difficile. Ça commençait bien ! Mégalopole, sortie 3. Immense, tentaculaire, dense, sont des adjectifs que j’utilise régulièrement pour décrire la capitale coréenne. Parisien, je trouve « ma » ville petite ! Après, l’important est de bien se repérer. Pour ça, il y a une règle d’or ; savoir quel numéro de sortie de Métro prendre. En moyenne, il y en a dix par station. Vous imaginez donc l’importance de choisir la bonne du premier coup !Si le métro peut servir de révélateur des mentalités du pays dans lequel on se trouve, je peux dire que les Coréens sont disciplinés, respectueux des a nés et accros aux séries TV qu’ils suivent, de sept à soixante-dix-sept ans, sur leur smartphone ! Et modernes, car dans le métro séoulite, vous avez la climatisation ! Pali-Pali ! Dans ce pays dont la devise pourrait être « pali-Pali » - vite-vite, la notion de service prend tout son sens. Bien sûr dans les métiers « traditionnels » que peuvent être l’hôtellerie et la restauration, mais également dès que le client entre dans l’environnement. Faites une ouverture de banque, une ouver-

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ture de grand magasin et tous les matins, à toutes les ouvertures, toute l’équipe sera présente, à son poste de travail et saluera et accueillera tous les clients prêts à rentrer. Il y a derrière cette notion d’accueil, une autre encore plus forte, celle du collectif. Ne l’oubliez jamais ; sans la force collective, vous n’arriverez à rien en Corée. Pour vous en persuader, regardez l’évolution de ce pays exsangue au lendemain de la Guerre de Corée et qui a magistralement présidé le G20 en novembre 2010 !

Non. Connais pas Comment ? L’envie et la volonté sûrement, mais aussi cette préoccupation de tout rendre pratique et facile dans un pays où on ne dit jamais non. Envie de faire du ski ? Faites cinquante kilomètres d’autoroute et allez skier en sortant du bureau. Arrivé à la « station », vous trouverez tout à la location ; chaussures, skis (peu de grandes tailles…)… mais aussi combinaisons, gants, bonnets… ! Et les pistes sont ouvertes jusqu’à six heures du matin, donc pas d’inquiétude pour prendre la dernière remontée et peu de risque de devoir chanter « quand te reverrais-je, pays merveilleux…. ». Fighting ! Le sport a d’ailleurs une place prépondérante dans la vie des Coréens. Si certains permettent d’afficher son niveau social, l’activité physique est pratiquée par la majorité des Coréens qui n’hésitent pas à se lever très tôt ou à se coucher tard pour faire le tour d’un parc ou d’un pâté de maison à un rythme énergique et moult mouvements de bras. Il y a des salles de sport et des practices de Golf à ciel ouvert aux quatre coins de la ville et tout bon Coréen qui se respecte a un bois 3 et un fer 7 dans le coffre de sa voiture ! And the winner is : Le sport est également un moyen d’affirmer son appartenance nationale, et aussi d’assurer la promotion de son pays. Après les JO de 1988 qui ont marqué le début de l’ère d’ouverture pour la Corée, la ville de Yeongam (sud-est) accueille une épreuve de Formule 1 depuis 2010, la Ville de Daegu (sud-ouest) a organisé cet été les Championnats du monde d’athlétisme et Pyeongchang s’apprête à accueillir en 2018 les Jeux Olympiques d’hiver. Quand on connaît la station, on se demande vraiment sur quelle piste vont se dérouler les épreuves de vitesse… mais cette réussite est à l’image de celle du pays, de son abnégation et sa détermination à exister sur la carte mondiale. Après deux échecs successifs, le « fighting » coréen aura balayé Annecy et Munich sur son passage. Ensuite, construire une piste de descente, ce n’est qu’un détail. Je me dis d’ailleurs souvent que rien n’est impossible en Corée. C’est ton destin. En 1996, en poste à Manille, aux Philippines, on m’a proposé de venir à Séoul. Jeunes mariés, nous avons décidé de rester aux Philippines. Treize ans plus tard, mon épouse était mutée à Séoul et nous décidions d’y aller. Ce que femme veut…., bon sujet pour un prochain article ! Seoul, Soul of Asia !

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Mode de vie

Les fans chantent en chœur et à cœur joie aux concerts de K-Pop

Les musiciens étrangers qui se produisent en Corée sont aussi agréablement surpris qu’inspirés par l’enthousiasme débordant du public. Il faut dire que ce désir de participer pleinement au spectacle est une particularité coréenne, puisqu’il existe même une expression, ddechang , pour désigner le fait de reprendre les airs en chœur avec les artistes. Surh Jung-min Journaliste au Hankyoreh

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D

ès qu’ont retenti les premières notes de l’introduction à la guitare électrique de Chau Chau , la chanson du groupe de rock coréen Deli Spice, elles ont déclenché dans le public une clameur assourdissante, à faire exploser le dôme de la salle de spectacle. Dehors, la pluie n’avait pas découragé la foule nombreuse qui s’était massée tout autour, bien trop loin de la scène pour avoir la moindre chance de voir quoi que ce soit, mais qui sautillait allègrement, sans craindre de se mouiller. « J’entends ta voix…, » a commencé la chanson, et les spectateurs l’ont entonnée à l’unisson. Malgré la tonalité sombre et mélancolique de cette composition, l’atmosphère était festive et même survoltée. Pour ceux qui se trouvaient loin de la scène, la voix du chanteur et son accompagnement musical étaient presque totalement couverts par les clameurs continues du ddechang qui emplissaient la salle. Sans paraître le moins du monde gênés par le bruit, ils se laissaient enflammer par d’émouvants crescendos en se balançant au rythme de musiques puissantes et très entraînantes. Cette nuit-là, le spectacle se déroulait en clôture du Festival de Rock de la Vallée de Jisan, qui avait lieu du 29 au 31 juillet derniers à Icheon, une ville de la province de Gyeonggi.

L’intensité du ddechang Yoon Jun-ho, le bassiste de Deli Spice, se souvient de ce concert : «Ce jour-là, Chau Chau n’était pas seulement notre chanson. C’était aussi celle de tout le public. Ce que j’ai ressenti ? Une émotion qui va au-delà des mots. À un moment, mon regard a croisé celui d’un spectateur en larmes, mais rayonnant, et j’ai senti en moi une grande chaleur humaine. » La puissance et l’intensité des voix qui s’élèvent à l’unisson créent le contact entre les musiciens et le public, par-delà la scène. L’expression ddechang est formée du mot coréen dde, qui signifie « groupe », « foule », et du mot chang emprunté au chinois, qui veut dire « chant ». Ce néologisme n’a pas été officiellement admis et ne figure pas dans le dictionnaire. Contrairement aux chants d’une chorale, que désigne le mot hapchang, le ddechang est par nature spontané et facile. Quand des artistes chantent sur une scène, les spectateurs reprennent tous ensemble. L’effet obtenu peut ne pas être aussi beau et harmonieux que dans le chant choral, mais il est tout aussi émouvant que lui, et parfois même plus, par ses accents pleins d’intensité. Les musiciens étrangers qui se sont produits en Corée connaissent bien le comportement très particulier de son public. En octobre 2009, l’étoile montante de la pop britannique, Mika, y a donné son premier concert où il a interprété l’intégralité de ses deux

Le public manifeste son enthousiasme pendant le spectable donné par Deli Spice au Festival de Rock de la Vallée de Jisan, en 2011. (Photographie de CJ E&M) K o r e a n a ı W i n t e r 2 0 11

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La foule survoltée malgré la pluie, au Festival de Rock de Pentaport, en 2010.

albums. Là encore, le public s’est avéré très démonstratif, en reprenant tous ses titres avec lui, ce qui a produit une impression tout a fait extraordinaire, y compris sur moi qui, en tant que journaliste, ai pourtant assisté à de nombreux concerts. Il semble aussi que Mika en a été très touché, puisqu’il est revenu l’année suivante, puis cette année même. Juste avant son dernier concert, qui avait lieu le 20 septembre dernier, il écrivait dans un courriel destiné à une interview : « Du début à la fin, c’était une vraie fête. En chantant avec nous, les spectateurs participaient directement au concert. Quand le public se montre aussi chaleureux, les artistes veulent donner le meilleur d’eux-mêmes. Moi aussi, je sais que je dois le faire pour le remercier ». En juillet 2000, au concert des Smashing Pumpkins, le très célèbre groupe de rock des années 1990, le public chantait sans cesse et dansait frénétiquement. Billy Corgan, qui a été témoin de cet enthousiasme délirant, depuis la scène, allait confier par la suite : « Je regrette de n’être pas venu plus tôt en Corée. Qu’est-ce que j’ai été bête de ne pas en avoir eu l’idée avant ! » Le concert des Smashing Pumpkins s’est terminé dans une atmosphère électrique. Le groupe s’est séparé peu après, comme il l’avait annoncé auparavant, et n’est donc plus remonté sur scène, mais il allait se reconstituer en 2005. En août 2010, soit près de dix ans après leur démantèlement, les Smashing Pumpkins se sont retrouvés tous ensemble, comme avant, pour un deuxième concert en Corée. Billy Corgan s’en explique : « Je n’avais jamais pu oublier les spectateurs coréens d’il y a dix ans, alors j’ai tout fait pour revenir ».

Un public très entraîné Comme les musiciens, qui doivent faire des répétitions avant de présenter un spectacle, les spectateurs coréens s’entraînent à chanter ensemble avec tout autant de sérieux. Avant d’aller au concert de leur choix, ils se procurent une liste de titres susceptibles d’être interprétés et s’exercent à les chanter. Ils passent beaucoup de temps à en apprendre les textes par cœur, d’autant plus s’ils ont été composés en langue étrangère, et comme le répertoire varie beaucoup dans une tournée mondiale, ils s’efforcent de connaître autant de morceaux que possible. Pour Starlight, la chanson à succès du groupe de rock anglais Muse, ils se sont même entraînés à applaudir au rythme de 1-2-1-3. Pendant un concert, il arrive que les spectateurs ne chantent pas, en particulier sur les titres les plus graves, qu’ils se contentent alors d’écouter assis et en silence. Pour eux, chanter en chœur permet de ne faire qu’un avec les autres, mais le ddechang n’en a pas moins pour principe qu’il faut savoir quand chanter ou non. Si sa pratique constitue une spécificité coréenne, elle s’est aussi

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« Du début à la fin, c’était une vraie fête. En chantant avec nous, les spectateurs prenaient directement part au concert », s’étonne le chanteur anglais Mika.

répandue au Japon, dont le public est réputé pour son grand sens de la discipline. Pendant un concert, tout le monde se lève et agite en rond des bâtons lumineux avec un parfait ensemble, mais la participation s’arrête là. On n’applaudit que pendant le laps de temps prévu entre les chansons et on reste courtois pour ne pas déranger les musiciens en scène et les autres specrateurs. Le public de la Yokohama Arena, où le groupe de filles coréen 2NE1 (comme « To Anyone ») donnait son premier concert japonais le 20 septembre, allait rompre avec cette habitude. Comme toujours, on s’est aussi levé pour agiter les bâtons lumineux, mais de temps en temps, on hurlait et on applaudissait au beau milieu des chansons. Quand le groupe a entonné le dernier titre intitulé Ugly, tous les gens l’ont repris ensemble en bondissant frénétiquement. Il semblerait que la fièvre de la K-pop ait aussi gagné le public japonais pour qu’il se mette ainsi à chanter en chœur à la manière coréenne.

Quand une salle de concert se change en un gigantesque karaoké Pour certains spécialistes, la pratique du ddechang se rattache à la coutume ancienne qu’ont les Coréens de chanter et danser ensemble pour se divertir. Il apprécient davantage la chanson s’ils peuvent s’y joindre que s’ils se contentent de l’écouter, comme c’est le cas dans les concerts où le public intervient avec enthousiasme. Inventé au Japon, le karaoké a été introduit en Corée au début des années 1990 et depuis, il s’y est répandu largement, voire plus qu’au Japon. Les Coréens de tous âges et des deux sexes aiment à chanter et à danser dans les noraebang, ces « salles de chant » qui sont l’équivalent coréen du karaoké. Alors, les salles de concert se transforment aussi en gigantesques noraebang. En chantant en chœur avec enthousiasme, les spectateurs sont en communion les uns avec les autres et ont un sentiment d’appartenance collecrive. Tout en appréciant les prestations de leurs artistes favoris, ils se sentent liés par un esprit de camaraderie. Ils ne font plus qu’un en reprenant avec ferveur leurs titres favoris et leur euphorie insuffle de l’énergie aux musiciens qui, sur scène, éprouvent l’envie d’ouvrir leur cœur au public et de revenir. K o r e a n a ı A u t u mm 2 0 1 1

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Aperçu de la littérature coréenne

Joun Gyoung-rin D’aucuns affirment que, de tous les écrivains coréens, c’est Joun Gyoung-rin (1962- ) qui conte le mieux les histoires d’amour. Cette vision de son écriture provient peut-être de l’imagerie puissante et de l’intensité dramatique auxquelles elle recourt pour sonder dans toute leur profondeur amour, liaisons, passion et atmosphère étrange qui font son originalité.

CRITIQUE

Histoires d’amour et couches de glace Uh Soo-woong Journaliste à la rubrique arts et culture du Chosun Ilbo

L

e dictionnaire définit comme suit le mot jeongnyeom, qui désigne la passion : « pensée née de l’émotion et difficile à réprimer ». Par une association d’idées, l’œuvre de Joun Gyoung-rin évoque souvent la passion et l’étrange. J’ai été moi-même témoin du talent exceptionnel avec lequel elle sait toucher le cœur de ses lecteurs, par cette thématique de la passion, qu’illustre l’anecdote suivante. Cela s’est passé au temps où j’étais célibataire et où je vivais seul dans le quartier de Myeongnyun-dong, bien décidé à mieux prendre soin de mon corps. Un matin que j’étais rentré chez moi, après une séance de musculation, j’ai voulu prendre une douche. Les choses allaient se gâter par la suite. Aussi incroyable que cela puisse paraître, la porte de la salle de bain ne s’ouvrait plus de l’intérieur, comme si quelqu’un l’avait verrouillée de l’extérieur. Je me suis alors souvenu de la jeune femme d’au-dessus, qui avait un jour

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mis sur ma porte un Post-it disant : « Ayez le respect d’autrui ». Je reconnais avoir allumé ma chaîne-hifi avant de me coucher, mais il ne fait aucun doute que je l’avais réglée le plus bas possible. Ce jour-là, en tout cas, cette personne à l’ouïe si fine m’a semblé être tout à fait celle dont j’avais besoin dans ces circonstances. Me résignant à l’idée que j’allais perdre la face, j’ai frappé au plafond de la salle de bain en hurlant « Au secours ! » et comme par enchantement, elle est arrivée pour me tirer de là. Elle a appelé le serrurier, dont le numéro était inscrit sur une étiquette collée audessus de ma porte, et une demi-heure plus tard, un homme d’aspect jovial a débloqué la porte et m’a libéré. À mon grand regret, j’avais laissé mes sous-vêtements à l’extérieur de la salle de bain. « Je vous remercie mille fois », ai-je commencé, « et je suis désolé de ne pas être habillé pour le faire comme il se doit. Si vous retournez chez vous, je vous y rejoindrai tout de suite, pour vous témoigner toute ma reconnaissance ». Cu l tu re e t A rt d e Co ré e


J’ai voulu lui faire un cadeau, mais je n’avais que des livres sous la main. De plus, j’hésitais à faire don de quelque chose dont j’aurais peut-être besoin plus tard. J’ai alors retrouvé un livre que je possédais en deux exemplaires. C’était le roman de Joun Gyoungrin : Les habitudes de la passion . « Oh, que c’est gentil !», s’est exclamée la jeune femme quand je le lui ai tendu. « Je vous en prie. Ce n’est rien », l’ai-je rassurée. « Je travaille dans ce domaine ». Le lendemain, quand je l’ai rencontrée dans le couloir, elle a détourné le regard. Elle devait avoir lu le livre en entier et voyait peut-être en moi une incarnation de la passion. Après des études à l’université, Joun Gyoung-rin a travaillé comme productrice extérieure et scénariste pour la chaîne Korean Broadcasting System (KBS), dans la ville méridionale de Masan. Elle s’est mariée avec un homme qui avait beaucoup milité quand il était étudiant et a mené la vie d’une femme au foyer comme les autres jusqu’à la naissance de son deuxième enfant, époque à laquelle elle a commencé à écrire. En 1993, Joun Gyoung-rin et sa famille allaient quitter Masan pour aller s’installer dans le village de Jinjeon. Comme elle le dit elle-même, elle a alors senti que « quelque chose sortait d’elle » et elle s’est enfermée pour se consacrer exclusivement à l’écriture. L’année 1995 verra la sortie de sa première œuvre, La Lune du Désert, qui lui vaudra de remporter un prix dans la catégorie des novellas au concours littéraire annuel du Dong-a Ilbo. En peu de mots, sa thématique favorite se centre sur l’existence de femmes prises dans leurs contradictions entre le désir de communication, la tension et les demandes d’un monde intérieur fidèle aux aspirations personnelles et les contraintes d’un monde extérieur de plus en plus rationnel et uniformisé. La carrière de Joun Gyoung-rin est jalonnée de distinctions qui ont récompensé ses œuvres telles que le prix du Hankook Ilbo (1997), pour sa nouvelle La femme qui rassemble les chèvres ; le prix du roman de Munhak Dongne (1997), pour L’homme qui n’était nulle part; le prix littéraire du XXIe siècle (1998) pour La dame du cirque au manège, le prix du roman coréen (2004) pour la nouvelle Vacances d’été et le trente et unième prix littéraire Yi Sang (2007) pour la nouvelle L’ange demeure ici. On lui doit plusieurs recueils de nouvelles et romans, dont Le jour spécial qui sera unique en son genre dans ma vie, Je dérive sur une mer inconnue dans un bateau de verre et Les habitudes de la passion. Ces œuvres se distinguent toujours par leur style d’écriture magistral et leur point de vue critique sur les conflits qui peuvent survenir quand une femme qui sait ce qu’elle veut se heurte aux institutions de la société. Un jour, Joun Gyoung-rin elle-même s’est comparée à une montagne de glace et à un lion. La première, parce qu’elle fond inexorablement à la chaleur du soleil, et le second, parce qu’il tourne sans fin autour de la montagne pour saisir les rayons de soleil. Elle se voit donc en même temps en montagne de glace qui fond Koreana ı Hiver 2011

continuellement et en lion protégeant celle-ci. Entre le soleil et le lion, la montagne de glace renouvelle les cycles perpétuels de la fonte et du regel. De l’action réciproque qu’exercent entre eux la tension, l’angoisse, d’une part, et l’harmonie du lion, du soleil et de la montagne de glace, d’autre part, naissent des couches de glace d’une certaine forme et dans un certain ordre. Cette curieuse métaphore peut en fait symboliser l’essence même de la vie. Ceux qui sont allés, selon le cas, jusqu’au bout de la vie, de l’amour ou de la littérature finissent par arriver au bord d’un abîme aussi mystérieux qu’inévitable. La vie et les œuvres de Joun Gyoung-rin peuvent alors représenter les couches de glace évoquées plus haut. S’il me fallait citer une seule idée évocatrice de l’auteur, ce serait celle du mong , un mot qui peut se traduire par « rêve ». J’irais même jusqu’à dire que cet onirisme la résume tout à fait en tant que personne. Il y a quelques mois, j’ai eu l’occasion d’effectuer un déplacement à Uljin, dans la province du Gyeongsang du Nord, pour y rencontrer Joun Gyoung-rin et d’autres écrivains. Si certains arrivaient de Séoul, Joun Gyoung-rin venait de la province du Gyeongsang du Sud, où elle est professeur d’écriture créative à l’Université Gyeong­nam. Je me suis donc dit qu’elle arriverait bien avant les autres, puisqu’elle se trouvait déjà dans cette province, mais je me trompais. Son voyage a duré presque autant que celui des autres, à savoir près de quatre heures et elle a eu cette exclamation pleine d’onirisme : « Comme il fait chaud !». Dans cette langue si mélodieusement léthargique. Sa fine robe à motifs fleuris s’agitait doucement au souffle de la brise et à l’expression de ses traits, on l’aurait crue amoureuse de cette chaleur. Le romancier Kim Hoon, qui se qualifie lui-même de « machiste héréditaire », a tenu les propos suivants au sujet de sa cadette en littérature : « Son discours et son affect ont cette timidité charmante que la délicatesse féminine modèle avec finesse. Mais derrière ce raffinement, se cache un penchant dangeureux et erratique pour la provocation. De temps en temps, on dirait une bombe au détonateur caché. Elle ne se fixe pas. Elle s’agite sans cesse, sans laisser la moindre trace, allant d’une salle à l’autre, et aujourd’hui même, nul ne sait dans quel sens elle s’orientera. Dans les écrits de Joun Gyoung-rin, la place laissée à la vie, en ce monde, porte le nom de blessure. La vie n’est que privation et disparition, aussi l’autosuffisance est-elle impossible. Comme pour dire que privation et disparition sont des phénomènes naturels de la vie. Alors, la soif de vivre de l’homme, son refus de la privation et de la disparition, sont eux aussi des phénomènes naturels de la vie. C’est de la rencontre et du choc de ces deux éléments qu’est née l’écriture belle et percutante de Joun Gyoung-rin. À l’heure qu’il est, elle doit être en train de faire ses bagages, prête à partir pour des destinations inconnues ».

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Image de Corée

Q

uand vient le printemps, la lumière dont se sont imprégnées toutes les espèces de la création, herbe, arbres et autres, resplendit de mille éclats. Sous sa caresse irrésistible, l’écorce des arbres libère les pousses vert tendre. Les bourgeons pointent dans une explosion de couleurs. Les fleurs éveillent le ciel de leur parfum. Les arbres déploient leurs feuilles verdissantes. L’odeur d’herbe se fait grisante. Entraînés par l’élan impétueux de la vie, les êtres sont à bout de souffle. Assoiffés d’eau, les arbres plongent leurs racines dans les tréfonds de la terre. Le tonnerre gronde, l’éclair luit, la pluie abreuve l’automne. Les gens courent. Partout, l’effervescence règne dans un joyeux tumulte. Puis, les feuilles se mettent enfin à tomber dans la forêt lasse de tant de verdure. Un grand vide se fait entre les branches et le vent est froid. Le ciel vacille. Un à un, les gens regardent au loin et ralentissent le pas. Les routes s’étirent jusqu’à des bois obscurs. Au bout des branches, les dernières feuilles disparaissent comme un postscriptum à l’été. Vent et temps s’amoncellent ensemble sur les feuilles tombées. Puis, un jour, voilà la neige venue. Elle ensevelit printemps, été et automne et efface tout souvenir de ces saisons passées. Tout ce qui était compliqué paraît simple. De quatre, on passe à deux, et de deux, à un. À l’inverse, l’ordinaire reste complexe et impur. La véritable pureté est inexistante. Les êtres sont autant de taches dans le vide, de mouvements imparfaits. Seuls le néant et la mort sont purs. La pureté est un état transitoire qui nous rapproche du sacré. Pendant des siècles, rois et reines de la dynastie régnèrent sur leurs sujets, et quand ils disparurent, leur âme fut enchâssée dans une construction simple en forme de un. Leur grande maison est là, muette. Une maison où il n’est nulle vie et où tout n’est donc que désolation. La neige enveloppe de son liceul cette simplicité absolue. Cette pureté et cette simplicité parfaites sont évanescentes. Comme en réaction à l’abstraction et à la symétrie de la mort, à sa pureté simple, la forêt aux arbres nus soutient le ciel du crépuscule où se détache un sanctuaire solitaire. Jusqu’au retour du printemps.

De la pureté et de l’évanescence Kim Hwa-young Spécialiste de littérature française Suh Heun-gang Photographe

Koreana ı Hiver 2011

1 Jongmyo, le sanctuaire royal de la dynastie Joseon, à Séoul.


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