"Aux origines de l'alter-jounalisme"

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Aux origines de l’alter-journalisme ? Les correspondants-photographes de LʼHumanité, 1950-1980. Thierry Bonzon et Vincent Lemire

Nous voudrions revenir ici sur un pan méconnu de l’histoire du photojournalisme en France : l’expérience initiée par les correspondants photographes du journal L’Humanité dans la seconde moitié du

XXe

siècle. Il faut effectivement souligner combien cette expérience, qui s’est

achevée dans l’indifférence à la fin des années 1990, reste encore très mal connue, alors même qu’elle relève d’une véritable préhistoire du journalisme citoyen, aujourd’hui porté par la réactivité du web et le dynamisme des blogs-reporters. Rapporté à la place de choix qu’occupe aujourd’hui l’image de presse dans les études consacrées à l’histoire du médium photographique1, à l’intérêt porté à l’émergence du journalisme citoyen comme à son corollaire la crise du photojournalisme2, le constat peut paraître surprenant. Il l’est moins si l’on considère la désaffection des historiens pour le mouvement communiste comme objet d’histoire3, partout sensible même si le centenaire de L’Humanité a pu livrer son lot de colloques et de publications4. Cette expérience collective met en jeu un réseau de bénévoles à l’origine de la production d’images photographiques explicitement « engagées », destinées à l’organe de presse du principal parti politique de l’après-guerre, le Parti communiste français. Son examen s’inscrit au cœur d’une réflexion sur les relations entre images, médias et politiques. On peut légitimement

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Voir GERVAIS T. et MOREL G., « Les formes de l’information. De la presse illustrée aux médias modernes (1843-2004) », dans André GUNTHERT et Michel POIVERT (sous la direction de), L’Art de la photographie, Paris, éditions Citadelles et Mazenod, 2007. 2 On pourra se reporter à COLIO O., ESTEVE W et JACOB M., Photojournalisme, à la croisée des chemins, Paris, Marval, 2005, ainsi qu’à LAVOIE V., Photojournalismes. Revoir les canons de l’image de presse, Paris, Hazan, 2010. 3 BOSWELL L., « L’historiographie du communisme français est elle dans une impasse ? », in Revue française de science politique, vol. 55, n°5-6, octobre décembre 2005, p. 919-933. 4 DELPORTE C., PENNETIER C., SIRINELLI J.-F. et WOLIKOW S. (sous la direction de), L’Humanité de Jaurès à nos jours, Paris, Nouveau Monde éditions, 2004.


interroger, compte tenu de l’importance de ce réseau dans les années 1950-1980, cette première déclinaison d’un « alter-journalisme » qui ne portait pas encore ce nom. Cette étude est portée par un projet de recherche financé par le Conseil régional d’Ile-de5

France et qui s’attache au versant parisien de la production des correspondants photographes de L’Humanité. La présente communication est largement le fruit de ce chantier en cours.

UNE PHOTOGRAPHIE MILITANTE EN RESEAU Des correspondants ouvriers aux correspondants photographes de L’Humanité Entre les années 1950 et la fin des années 1990 (1998 exactement) des milliers de militants communistes se sont employés à produire des images et des informations en direction de leur journal. Ils sont les héritiers des « Rabcors » de la Pravda et du réseau des Correspondants ouvriers de L’Humanité qui s’en inspire directement6. Créé en octobre 1924 à l’initiative de Paul Vaillant-Couturier, le réseau des « correspondants ouvriers et paysans » de L’Humanité avait pour ambition de produire une information d’un type radicalement nouveau, à l’image de la place qu’occupe alors le PCF dans le paysage politique français et de son ambition politique : émanée du terreau des luttes, déliée de tout emprunt aux agences de presse, immédiatement transmise au journal par le concours des militants. Cette expérience d’un « journalisme de l’engagement », initiée et encadrée par le quotidien L’Humanité, a constitué le socle à partir duquel s’est développé le réseau des correspondants photographes au début des années 1950. —> Doc.1 : « A l’écoute de la France grâce à ses milliers de correspondants », Dessin de Jacques Naret paru dans Notre Richesse le 18 octobre 1960. Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 188J7.

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Le programme de recherche « L’espace francilien dans le regard des photographes de L’Humanité » a été retenu dans le cadre de l’appel à projet « Partenariat Institutions et Citoyen pour la Recherche et l’Innovation » (PICRI) initié par la région Ile-de-France. Débuté en 2010 il s’échelonne sur trois années. Il implique le laboratoire « Analyse comparée des pouvoirs » de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, en partenariat avec l’association « Freelens » (organisation professionnelle regroupant les acteurs du photojournalisme en France), le master Cultures et Métiers du Web de l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, l’association « Mémoires d’Humanité » (chargée de la conservation et de la valorisation des archives du journal) et les Archives départementales de Seine-Saint-Denis, dépositaires des archives de L’Humanité. 6 COURBAN A., « Une autre façon d'être lecteur de l'Humanité durant l'entre-deux-guerres : "rabcors" et "CDH" au service du quotidien communiste », in Le Temps des Médias, 7, 2006-2007, p. 205-217. et « Une structure originale de diffusion de la presse : les Comités de défense de l’Humanité (1929-1939) », dans José GOTOVITCH et Anne MORELLI, (sous la direction de), Presse communiste Presse radicale (1919-200) Passé, présent, avenir ?, Bruxelles, Éditions Aden (Le Fil rouge), 2007, pp. 172-185.


Les responsables du service des correspondants décident alors de structurer un groupe de correspondants-photographes, d’abord indistinct au milieu de celui des correspondants « rédactionnels », puis clairement identifié comme tel à partir du milieu des années 1950. Cette nouvelle pratique collective apparaît comme la résultante de trois facteurs. D’abord le développement du photojournalisme et la place croissante de l’image dans la presse quotidienne qui bousculent alors les pratiques éditoriales ; L’Humanité n’y échappe pas et ce faisant c’est aussi la place hégémonique de l’écrit dans la culture communiste qui est interrogée. Ensuite la baisse du coût des appareils photographiques, qui autorise un développement de la pratique amateur, sa démocratisation, et met à la portée de tous des matériels plus aboutis. Enfin la volonté explicitement politique de contourner les agences photographiques, de la même manière qu’il s’était agit, dans l’entre-deux-guerres, de contourner les grandes agences de presse. Au seuil des années 1950, l’urgence d’une telle démarche apparaît d’autant plus grande que le contexte est celui de la guerre froide et que le PCF est devenu un parti d’opposition au service du combat ouvrier.

Une photographie en réseau La structuration du réseau des correspondants photographes est initiée par la direction du journal, comme en témoigne Etienne Fajon, directeur adjoint de L’Humanité entre 1948 et 1958, lors du Comité Central du 12 novembre 1954, alors même que se mettent en place les premières véritables « école des correspondants » destinés à former ces bénévoles. Le réseau des correspondants, selon lui, « peut aider [L’Humanité] à devenir plus vivante et plus populaire. La croissance et l’efficacité de ce réseau sont déjà un grand succès. Alors que le nombre de correspondants n’atteignait pas deux cent cinquante il y a quatre ans, il s’élève aujourd’hui à deux mille cinq cent, dont quatre cent cinquante métallos, cent cinquante cheminots, cent travailleurs du bâtiment, etc. L’Humanité publie chaque jour en moyenne deux photographies et trente informations ou articles émanant des correspondants »7.

Que sait-on aujourd’hui véritablement de ce réseau ? Il est d’abord étroitement lié au journal et au PCF. En province en particulier l’obtention de la carte de correspondant est le fait de la cellule du Parti, mais c’est moins vrai à Paris où certains correspondants photographes ne sont pas membres du PCF et traitent directement avec le service des correspondants, placé sous la

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Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 261J2/30 : Comité central du PCF, 12 novembre 1954.


houlette de Michel Tartakowsky et de Paulette Jourda. Il ne faut pas oublier non plus que l’un des initiateurs majeurs du groupe des correspondants photographes, Jacques Marie, n’était pas membre du PCF. On peut ajouter qu’il constitue une trame dense sur un plan territorial, même si la relation entre la géographie du réseau et celle de l’implantation communiste n’est pas univoque. Bien sûr, il est largement implanté dans la région parisienne : en 1968 on dénombre ainsi 696 correspondants dans Paris intra-muros, 628 en Seine-Saint-Denis, 426 dans les Hauts-de-Seine, 328 dans le Val-de-Marne, 116 dans le Val-dʼOise, 97 dans les Yvelines et 96 dans lʼEssonne, soit 2387 sur un total de quelques 5000 correspondants photographes au niveau national8. En province la densité du réseau est moindre, même si la trame demeure relativement serrée : on compte en moyenne une quarantaine de correspondants par département en 1968. Doc 2 : « Comment L’Humanité a été la mieux informée grâce au correspondant Dubois » Bulletin des correspondants de L’Humanité, mars 1953, p. 2, Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 188J7. Une photographie de combat De ce corpus il faut d’abord souligner le caractère pléthorique, polymorphe (une partie est constituée de tirages papier, l’autre des négatifs développés) et dispersé (Les archives départementales de Seine-Saint-Denis conservent un riche ensemble de vues mais de nombreux clichés sont sans doute conservés par les correspondants eux-mêmes). Sur le plan des contenus quelques perspectives apparaissent d’ores et déjà. Bien sûr, le regard se pose en priorité sur le mouvement social qui mobilise une part importante de l’ « engagement photographique » des correspondants : manifestations, grèves et occupations d’usines sont ainsi très présentes. La vie du parti est également très bien documentée : actions militantes (en faveur de la paix, contre l’OAS…), congrès, réunions de cellules, funérailles des dirigeants historiques du parti comme Maurice Thorez en juillet 1964, commémorations diverses (mur des fédérés, Mont Valérien…). Mais sont aussi documentés les rituels sociaux et les événements locaux qui ne laissent que peu de traces historiques : travaux d’aménagement, chantiers et mutations des paysages urbains, accidents de la circulation, espaces en friches, événements météorologiques, inscriptions éphémères et graffiti, mais aussi scènes de détentes, évènements associatifs, manifestations sportives communales, commémorations locales, etc. A s’en tenir aux seuls contenus, le caractère « alternatif » de ces images apparaît clairement : portées 8

ROSIAUX J., Les correspondants photographes de L’Humanité. Entre amateurisme et militantisme : une photographie engagée (1952-1998), Mémoire de master d’histoire sous la direction de Thierry Bonzon, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, 2008, p. 65.


par un regard endogène et familier, révélant nombre de réalités occultées, elles s’inscrivent à rebours de la photographie d’agence. L’anonymat, revendiqué par la plupart des correspondants photographes, est une autre caractéristique de ce corpus. Cet effacement de l’auteur renvoie à la mise en avant de la dimension collective de la pratique photographique, raison d’être de l’engagement politique communiste et de l’existence du réseau. Les clichés, lorsqu’ils paraissent dans les pages du journal, sont crédités « Correspondants photographes Huma ». C’est là sans doute l’un des aspects les plus saisissant de cette démarche photographique : à rebours des logiques d’affirmation de l’auteur, si puissantes dans le monde du photojournalisme, c’est une indéfectible auctorialité partagée qui est ici revendiquée. Le rapport à « l’outil de travail photographique » s’inscrit dans la même logique : confié au correspondant par le service, l’appareil photographique y retournait en fin de vie, signe qu’aux yeux de ces militants cet « outil de production » ne pouvait que faire l’objet d’une appropriation collective. Ce regard collectif est enfin porté par une culture commune, construite au travers de deux instances : les écoles photographiques du service des correspondants, d’abord, les bulletins de liaison, ensuite. Grâce aux écoles photographiques plusieurs milliers d’ouvriers se sont vus dispensés une éducation populaire à l’image — ce qui place au passage le corpus étudié entre pratique amateur et activité professionnelle, puisque cet apprentissage a pu déboucher, pour certains correspondants, sur une véritable professionnalisation dans le domaine de la photographie. L’autre socle de cette culture commune est constitué par les bulletins de liaison adressés chaque mois aux correspondants photographes, dans lesquels un certain nombre de conseils de fonds et de forme sont donnés. La raison d’être du réseau y est fréquemment rappelée, comme en témoigne cet extrait du bulletin de liaison du 16 avril 1974 : « Au début, il s’agissait de persuader chacun de sortir de l’album familial et d’envisager différemment lʼusage de son appareil photographique. Bref, de sortir dans la rue et d’en représenter l’extrême diversité. Et peu à peu l’appareil photographique de centaines de correspondants a changé de fonction pour s’intéresser à tout le monde ignoré photographiquement ».

Plus loin, le même bulletin affirme :


« Nous sommes aujourd’hui en mesure de couvrir tous les événements. […] Soyez avec vos appareils photographiques partout où s’exprime et combat l’homme de notre temps. C’est ça la photo »9.

On le voit, la dimension politique, au sens le plus fort du terme, de l’acte photographique, est ici clairement revendiquée. Peut-on tenter de rapprocher cette expérience historique du développement actuel des diverses formes de « photojournalisme citoyen » ?

UN PHOTO-JOURNALISME ALTERNATIF ? L’ « alter-journalisme », une notion complexe et ambigüe On peut effectivement évoquer de nombreuses parentés entre le réseau des correspondants et le développement actuel de la notion de « journalisme citoyen », salué parfois comme l’entrée dans un nouvel âge de l’information, marqué par un rééquilibrage entre producteurs et consommateurs d’informations10. D’abord, dans les deux cas, le passage du statut de consommateurs à celui de co-producteurs de l’information est explicitement assumé, avec un certain nombre de valeurs intuitivement rattachées à ce basculement, comme la spontanéité et la sincérité. Ensuite, la notion de proximité et d’immédiateté est revendiquée pour affirmer un « avantage comparatif » par rapport aux grandes agences de presse professionnelles. Le vocabulaire utilisé par les collectifs qui fleurissent sur le web est de ce point de vue particulièrement significatif. Le collectif « Alter-journaliste », basé en région PACA et notamment à Marseille, se présente ainsi sur sa page d’accueil comme un « collectif citoyen pour un journalisme indépendant et de proximité »11. Il est clair que les correspondants photographes de L’Humanité auraient pu signer telle quelle cette déclaration d’intention. La profession de foi de ce collectif, datée du 14 avril 2010, confirme cette première impression : « Nous sommes un collectif citoyen bénévole. Nous défendons l’idée un journalisme libre et indépendant qui vient de la base. Notre objectif est de montrer la vérité telle qu’elle n’est pas 9

Le correspondant H. Journal des correspondants de L’Humanité, 16 avril 1974, Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 188J7. 10 Gunthert A., Les photographies de l’EHESS et le “journalisme citoyen” », Etudes photographiques, n°18, mai 2006, p. 120-137. 11 L’Alter-journaliste. Collectif citoyen pour un journalisme indépendant et de proximité, http://alterjournaliste.fr/ Consulté le 15/01/2011.


toujours révélée dans les médias officiels. Notre collectif est basé en région PACA et espère inciter d’autres citoyens de toute la France à nous rejoindre dans notre combat pour la vérité. Donnons la parole aux faibles, aux employés soucieux de défendre leur travail et leurs acquis sociaux, aux sans voix… signé : Les alterjournalistes provencaux »12.

On retrouve ici les traits récurrents mis en avant par les correspondants photographes de L’Humanité pour justifier leur activité au sein du réseau : l’autonomie vis-à-vis des médias « officiels », l’intervention citoyenne revendiquée, l’agir-local contre l’information globalisée. Autant de thèmes que l’on retrouve par exemple dans ce passage du bulletin de liaison du 16 avril 1974, qui fait la part entre l’engagement politique et la réussite technique d’une photographie : « Cette authenticité, cette aptitude à montrer, constituent souvent, même si elles pêchent techniquement quelquefois, la qualité première des photos qui nous sont adressées ». Le même bulletin fait de la collection photographique des correspondants « la plus riche des photothèques de l’histoire des luttes de notre temps »13. Il n’en reste pas moins vrai que la notion d’alter-journalisme, par définition plurielle et fluctuante, ne peut aisément se fixer dans une définition univoque. Le concept est au minimum incertain, voire filandreux. La seule définition robuste que l’on peut donner de cette notion est une définition en négatif : l’alter-journaliste se définit comme un journaliste bénévole, nonprofessionnel, donc non salarié, de ce fait censément plus libre, pratiquant une information « alternative », c’est-à-dire par principe « différente » de celle produite et proposée par les médias dits « traditionnels ». Les deux notions communes à cette pratique actuelle et à l’expérience des correspondants de L’Humanité sont la proximité et l’engagement. De fait, si l’on retient cette définition a minima de l’alter-journalisme, alors effectivement les similitudes sont grandes et le réseau émané du journal L’humanité peut apparaître à bien des égards comme une expérience fondatrice. Au-delà de cette convergence théorique, peut-on donner des exemples concrets de photographies « alternatives » produites par le réseau des correspondants dans les années 19501980 ?

Qu’est ce qu’une photographie « engagée » et « alternative » ? Pour illustrer cette convergence théorique, on donnera ici deux exemples très différents de photographies produites par le réseau et qui n’auraient sans doute pas pu être produites par une agence de presse. L’une est particulièrement tragique et concerne le massacre de centaines

12

13

Ibid. Le correspondant H… op. cit.


d’Algériens lors des manifestations parisiennes du 17 octobre 1961 ; l’autre est au contraire plutôt ludique et peut s’apparenter à une « photographie de vacances engagée ». —> Doc. 3 : « Ici on noie les Algériens », photographie de Jean Texier, Paris, octobre 1961. La désormais célèbre photographie de l’inscription « ICI

ON NOIE LES

ALGERIENS »,

réalisée au petit matin du dimanche 5 novembre 1961, était d’une certaine manière une « photographie impossible » pour une agence de presse : l’inscription a été tracée de nuit sur les quais de Seine, en face de l’Institut, à deux pas de la Préfecture de Police, et les archives de la Préfecture démontrent qu’elle a été effacée très tôt dans la matinée14. C’est seulement parce que Jean Texier, ouvrier ébéniste et correspondant n°3782 du journal L’Humanité, était ce matin-là muni de son appareil photo (comme le conseillaient les responsables du réseau) que l’inscription éphémère a pu être « fixée » au vol, c’est-à-dire d’abord photographiée, puis transmise au journal et finalement archivée par le service des correspondants. Jean Texier était accompagné de Claude Angeli, alors journaliste bénévole à L’Avant-garde (journal des Jeunes communistes), aujourd’hui rédacteur en chef du Canard enchainé. A partir du milieu des années 1980, et plus encore à l’automne 2001 à l’occasion du 40e anniversaire du massacre, les militants ont pu se saisir à nouveau de ce graffiti, dont la portée politique est évidente mais qu’une agence de presse aurait, bien malgré elle, laissé échapper. —> Doc 4 : Manifestation d’estivants à Saint-Raphaël contre la privatisation de la plage, 17 août 1965. Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 35 Fi 65 Ce qui rapproche les correspondants photographes de L’Humanité des « photojournalistes citoyens » actuels, c’est donc d’abord la disponibilité immédiate, la proximité avec l’événement, un engagement politique assumé et le fait d’être toujours équipé d’un dispositif de prise de vue. On retrouve les mêmes éléments, mêlés au désir de proposer un regard « décalé » sur les évènements, avec cette photographie prise à Saint-Raphaël le 17 août 1965, lors d’une manifestation d’estivants protestant contre la privatisation d’une plage. Il s’agit là d’une micromobilisation, simplement destinée à défendre le libre-accès du littoral pour tous, mais de toute évidence le correspondant qui prend cette photographie et qui décide de l’envoyer à Paris répond

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LEMIRE V. et POTIN Y., « “Ici on noie les Algériens”. Fabriques documentaires, avatars politiques et mémoires partagées d’une icône militante (1961-2001) », Genèses, n° 49, 2002, p. 140-162.


à cette volonté de spontanéité, de proximité et d’immédiateté que les responsables du service cherchent à promouvoir, comme en témoigne ce passage du bulletin de liaison de juillet 1952 : « La période des vacances est proche. Au cours de ces vacances, faites des petits reportages sur les gens qui vous entourent ; interviewez-les et joignez des légendes à vos photos […]. Photographiez les guinguettes, les bords de rivières, les concentrations de travailleurs qui profitent de leur dimanche pour respirer un peu d’air frais et se détendre de leur harassante semaine »15.

Loin de ne se cantonner seulement qu’aux grands sujets d’actualité, les correspondants cherchaient donc, comme les « alter-journalistes » actuels, à témoigner de la vie quotidienne et des luttes de tous les jours, ce dont les agences de presse peinent bien sûr à rendre compte.

De l’engagement collectif à l’encadrement politique : les limites de l’autonomie Les points de convergence existent donc bel et bien entre l’expérience historique des correspondants photographes de L’Humanité et les pratiques actuelles d’un « photojournalisme alternatif ». Dans les deux cas, des citoyens engagés décident de devenir auto-producteurs d’images et se donnent les moyens de rendre ces images disponibles et visibles. Pour autant, une différence majeure distingue les deux phénomènes et interdit qu’on puisse les confondre : si dans les deux cas la notion d’autonomie est explicitement mise en avant, elle se limite dans le cas des correspondants de L’Humanité à une indépendance revendiquée à l’égard des médias « bourgeois », alors que les photojournalistes alternatifs actuels étendent cette revendication d’autonomie à tout pouvoir économique, financier, mais également politique. Le rôle d’encadrement politique joué par les responsables du service des correspondants, la direction de L’Humanité et la direction du Parti ne pourrait, à l’évidence, pas convenir au modèle revendiqué par les alter-journalistes actuels. C’est donc dans l’articulation de l’individuel et du collectif, ou pour le dire autrement dans l’articulation de l’engagement et de l’encadrement que des écarts voire des contradictions peuvent apparaître entre l’histoire du services des correspondants et la pratique actuelle du journalisme citoyen. Les outils de l’encadrement sont en effet multiples : les correspondants reçoivent un « bulletin de liaison », on l’a dit ; ils sont porteurs d’une « carte de correspondant » ; ils reçoivent également un « guide du correspondant » réédité régulièrement ; ils suivent 15

Bulletin des correspondants de L’Humanité, juillet 1952, Archives départementales de Seine-Saint-Denis, 188J7.


occasionnellement les « écoles de photographie », sous la forme de cours du soir ou de sortie sur le terrain. Bien sûr, tous ces supports et tous ces vecteurs d’encadrement ne sont pas prioritairement orientés vers la formation idéologique des correspondants, mais on peut déceler, y compris dans les conseils techniques qui sont donnés, les limites de l’autonomie individuelle qui leur est octroyée. Un Bulletin donne ainsi l’exemple d’une photographie prise par un correspondant de Castres à la suite d’un attentat qui a eu lieu devant la section locale, sur laquelle on ne voit que très peu de militants assemblés. Il ajoute ce commentaire : « La foule manque. Le photographe, il est vrai, ne peut l’inventer, mais rien ne lui interdit, en pareille circonstance, de demander aux personnes présentes de se regrouper et sa photo y gagnera. Quelquefois, sous peine de réaliser une photo médiocre, ne craignez pas d’intervenir sur la réalité. Non pas pour la transformer, mais pour aider à sa mise en image »16.

On le comprend aisément, ce genre de conseil aurait aujourd’hui bien du mal à passer auprès de praticiens de l’alter-journalisme particulièrement attachés aux notions d’autonomie, de spontanéité et d’authenticité.

La fin du service des correspondants de L’Humanité, dans les années 1990, est assez révélatrice des tensions et des contradictions qui traversent cette expérience singulière : destabilisés par le « tournant managérial » pris par la journal et par une tendance à la professionnalisation des différents services, pris de vitesse par les progrès technologiques de la télétransmission, le service est peu à peu marginalisé au sein de la rédaction, les photographies envoyées par les correspondants bénévoles sont de moins en moins utilisées dans le journal, et une certaine amertume gagne l’ensemble du réseau, comme en témoigne le responsable du service, Michel Tartakowsky, qui prend alors la décision de sauvegarder la fonds photographique en le déposant aux archives départementales de Seine Saint-Denis, et ce avec le soutien des membres encore actifs du réseau. D’une certaine manière, le réseau prend alors son autonomie vis-à-vis de la direction du journal (en même temps que celle-ci s’autonomise vis-à-vis de la direction du Parti), mais cela s’opère au moment même où les correspondants perdent leur capacité d’action et d’intervention sur le contenu même du journal. Le service des correspondants de L’Humanité s’éteint définitivement en 1998, au moment même ou l’usage d’internet est en voie de banalisation, quelques années seulement avant l’explosion du web participatif. Les

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Cité par BEGUIN M., Les écoles des correspondants photographes du journal L’Humanité (1954-1998), Mémoire de master d’histoire sous la direction de Thierry Bonzon, Université Paris-Est Marne-la-Vallée, p. 125.


correspondants de L’Humanité font donc à l’évidence partie de l’histoire du photojournalisme alternatif, mais cette séquence semble se terminer sur une forme de rendez-vous manqué.


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