Lh42fascicule 2017 18

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Université Paris-Est Marne-la-Vallée

2017-2018

Licence Histoire UELH42

L’EUROPE ET LES ETATS-UNIS ENTRE GUERRE ET PAIX FRANCE, ROYAUME-UNI, ALLEMAGNE, ETATS-UNIS (1914-1929)

Choix de documents

Cours magistral et Travaux-dirigés : Thierry Bonzon


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SOMMAIRE BIBLIOGRAPHIE 19. La naissance des Corps francs (1919) DOCUMENTS 20. Inauguration d’un monument aux morts à Wüstringen

1.

La déclaration de guerre vue par un paysan français (1914)

2.

Le manifeste de Zimmerwald (1915)

3.

Les mutineries de 1917

4.

L’Union sacrée (1917)

23. Lettre de Gustav Stresemann au Kronprinz (septembre 1925)

5.

Intervention de L. Blum au Congrès de Tours (1920)

24. Stresemann plaide pour l’interdiction du film : « Le cuirassé Potemkine » (1926)

6.

L’homme au couteau entre les dents (19191924)

25. Message du Président Wilson au Congrès (1917)

7.

La S.D.N. vue par Léon Bourgeois (1920)

26. Discours des 14 points du Président Wilson (1918)

8.

Albert Demangeon et le déclin de l’Europe (1921)

21. Les 25 points du NSDAP (1920) 22. Erwin Piscator et le théâtre prolétarien (1920)

9.

27. Un réquisitoire contre les « rouges » (1920)

« Appel des mutilés et des combattants du Loiret », La France mutilée (1922)

28. Les Etats-Unis et la Société des Nations (1920) 29. Le privilège d’être Américain (1924)

10. Programme du candidat communiste JeanMarie Clamamus (1928)

30.

11. Les débuts politiques d’Anthony Eden (19181926)

« Vers un monde sans pauvres » ? Deux discours d’Herbert Hoover, candidat républicain à la présidence (1928)

31. Les ouvriers américains dans la 2ème révolution industrielle : l’exemple de Détroit (1918-1928)

12. Discours d’Eamon de Valera au Parlement irlandais (1922)

32. Les partis américains : des machines électorales (1927)

13. Le premier gouvernement d’Union nationale en Grande-Bretagne (1931) 14. Déclaration de K. Liebknecht au Reichstag (1914) 15. Appel du groupe spartakiste (1916) 16. Que veut le parti communiste allemand ? (1918) 17. Karl Liebknecht analyse l’échec de la révolution allemande (1919) 18. L’antibolchévisme dans la culture politique allemande (1918-1919)

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BIBLIOGRAPHIE

1. Généralités - Milza Pierre, De Versailles à Berlin, 1919-1945, Paris, Masson puis Armand Colin, (multiples rééditions). - Rémond René, Introduction à l’histoire de notre temps, 3. le XXe siècle de 1914 à nos jours, Paris, Seuil « Point Histoire », 1974 (pour la première édition).

Histoires comparées - Beaupré Nicolas, Le traumatisme de la Grande Guerre, 1918-1933, Villeneuve-d’Ascq, PU du Septentrion, 2012. - Chapoutot Johann, L'âge des dictatures. Régimes autoritaires et totalitarismes en Europe (1919-1945), Paris, PUF, 2008 (Réédition : Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe, 1918-1945, Paris, PUF, Quadrige, 2013) - Charle Christophe, La crise des sociétés impériales. Allemagne, France, Grande-Bretagne 1900-1940. Essai d’histoire sociale comparée, Paris, Seuil, 2001. - Hobsbawm Eric J., L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, Bruxelles, Complexe, 1999, édition originale 1994. - Mosse George L., De la Grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999, traduction française de Fallen soldiers, Reshaping the Memory of World Wars, New York, Oxford UP, 1990. - Traverso Enzo, A feu et à sang. De la guerre civile européenne 1914-1945 Paris, Stock, 2007.

Sur la Grande Guerre : - Audouin-Rouzeau Stéphane, Becker Jean-Jacques (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre. 1914-1918. Histoire et culture, Paris, Bayard, 2004. - Becker Jean-Jacques, L’Europe dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 1996. - Loez André, La Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2010. - Winter Jay (dir.), La première guerre mondiale, Cambridge History, 3 tomes, Paris, Fayard, 2013-2014.

2. France Ouvrages généraux - Agulhon Maurice, Nouschi André et Schor Ralph, La France de 1914 à 1940, Paris, Armand Colin, réédition, 2006. - Beaupré Nicolas, Les grandes guerres. 1914-1945, Belin, Collection « Histoire de France », 2012. - Guieu Jean-Michel, Gagner la paix 1914-1929, Paris, Seuil, 2015

La France en guerre - Beaupré Nicolas, La France en guerre 1914-1918, Paris, Belin, 2013 - Becker Jean-Jacques, La France en guerre 1914-1918 : la grande mutation, Bruxelles, Complexe, 1988. - Loez André, 14-18 les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010

Les années vingt - Abbad Fabrice, La France des années 20, Paris, Armand Colin, 1993. - Cabanes Bruno, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004. - Prost Antoine, Les anciens combattants. 1914-1940, Paris, Gallimard, 1977.

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3. Allemagne Ouvrages généraux - Bariéty Jacques et Droz Jacques, L’Allemagne, République de Weimar et régime hitlérien, 1918-1945, Paris, Hatier, 1975. - Flonneau Jean-Marie, Le Reich allemand de Bismarck à Hitler 1848-1945, Paris, Armand Colin, 2003. - Wahl Alfred, L’Allemagne de 1918 à 1945, Paris, Armand Colin, 1993.

République de Weimar - Badia Gilbert, Les spartakistes, 1918: l'Allemagne en révolution, Paris, Julliard, 1966. - Chapoutot Johann, Le meurtre de Weimar, Paris, PUF, 2010 - Peukert Detlev, La République de Weimar, Paris, Aubier, 1995 - Richard Lionel, La vie quotidienne sous la république de Weimar, Paris, Hachette, 2000 (réédit.).

4. Royaume Uni - Bedarida François, La société anglaise du milieu du XIXe siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1990. - Leruez Jacques, Surel Jeannine, « Les temps difficiles 1914-1977 » in Bedarida François (dir.), Histoire de la Grande Bretagne, Paris, Hatier, 1978. - Marx Roland, La Grande-Bretagne contemporaine, Paris, Armand Colin, 1973 (pour la première édition)

5. Etats-Unis - Fohlen Claude, De Washington à Roosevelt. L’ascension d’une grande puissance 1776-1945, Paris, Nathan, rééd. 1992. - Kaspi André, Les Américains. Les Etats-Unis de 1607 à nos jours, Paris, Seuil, 1986, rééd. coll. Points-Histoire en 2 tomes, Paris, Seuil, 1998. - Lacroix Jean-Michel, Histoire des Etats-Unis, Paris, PUF, rééd. 2001. - Melandri Pierre, Histoire des Etats-Unis depuis 1865, Paris, Nathan, rééd. 2000. - Fohlen Claude, Les Etats-Unis au XXe siècle, Paris, Aubier 1988. - Kaspi André, La vie quotidienne aux Etats-Unis au temps de la prospérité 1919-1929, Paris, Hachette, 1980. - Melandri Pierre, Portes Jacques, Histoire intérieure des Etats-Unis au XXe siècle, Paris, Masson, 1991 - Zinn Howard, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002 - Zunz Olivier, Naissance de l ’Amérique industrielle. Detroit, 1880-1920, Paris, Aubier, 1983. - Zunz Olivier, Le siècle américain. Essai sur l'essor d'une grande puissance, Paris, Fayard, 2000

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DOCUMENTS 1. La déclaration de guerre vue par un paysan français (1914) C'était un vendredi. La moisson avait du retard et presque tout le monde était aux champs, sauf nous les jeunes. Nous enterrions Lucien Barbet, un gars de la classe 14, mort subitement au travail. L'enterrement avait eu lieu à dix heures. On disait déjà : — Il y en a qui sont partis pour garder les lignes, la guerre va venir. Elle va venir. Comme d'habitude après les enterrements, il y a eu un repas. Nous, les copains de Lucien, on a mangé chez les Barbet. Après le repas, comme il était à peu près deux heures, deux heures et demie, et qu'on discutait sur la place, voilà les gendarmes qui arrivent au grand trot sur leurs chevaux. Ils vont droit à la mairie. Là, ils trouvent le maître d'école, et le maître ressort avec l'affiche dans les mains, l'affiche blanche avec deux drapeaux en croix : MOBILISATION GÉNÉRALE Le maître nous crie : — Allez dire à Achille qu'il sonne la trompette, à Cagé de prendre son tambour. Vous, les gars, sonnez le tocsin. Alors, moi et Albert Barbet qui a été tué à la guerre, on a sonné le tocsin. Le monde, ils ont laissé leurs faucheuses ; les charretiers ont ramené leurs chevaux. Tout ça arrivait à bride abattue. Tout ça s'en venait de la terre. Tout le monde arrivait devant la mairie. Un attroupement. Ils avaient tout laissé. En pleine moisson, tout est resté là. Des centaines de gens devant la mairie. Pommeret sonnait le clairon. Cagé battait la Générale. On voyait que les hommes étaient prêts. — Et toi, quand donc que tu pars? — Je pars le deuxième jour. — Moi, le troisième jour. — Moi, le vingt-cinquième jour. — Oh, t'iras jamais. On sera revenu. Le lendemain, le samedi, Achille se promenait avec son clairon : — Tous ceux qui ont de bons godillots, de bons brodequins, faut les prendre. Ils vous seront payés quinze francs. Tu aurais vu les gars. C'était quasiment une fête, cette musique-là. C'était la Revanche. On avait la haine des Allemands. Ils étaient venus à Saint-Loup en 70 et ils avaient mis ma mère sur leurs genoux quand elle avait deux, trois ans. Dans l'ensemble, le monde a pris la guerre comme un plaisir. Ils sont partis le lundi. Ils ont laissé leur travail et leur bonne femme comme rien du tout. Le monde était patriote comme un seul homme. Ils parlaient du 75 et du fusil Lebel : — A un kilomètre, tu tues un bonhomme. Achille Pommeret, sa femme était malade d'accoucher; il a pris le tramway à la Bourdinière; il a pas voulu savoir si c'était un gars ou une fille. Voilà les hommes partis. Avec la moisson tardive de cette année-là, il restait beaucoup à faire. Toutes les femmes, les jeunes, les vieux, tout le monde à la moisson. Ceux qui avaient fini leur récolte allaient aider les autres. On a rentré tout ça. Pour les battages, des soldats sont venus : des vieux, des territoriaux, des gars blessés dans les premiers jours, des auxiliaires, des gens du Nord, du Sud. Là, on a commencé à avoir des contacts avec toutes sortes de monde, toutes ces sortes de soldats. Quand ils venaient manger à la maison, on leur demandait : — Comment c'est, la guerre ? Jamais on n'avait vu des étrangers comme ça. De la guerre, on en parlait tout le temps. Au début les hommes n'écrivaient pas. Il n'y avait que le communiqué affiché chaque jour au mur du jardin du presbytère. Et puis des lettres sont venues. Les gars de l'Eure-et-Loir se trouvaient au 102, presque tous dans le même régiment. Quand ils écrivaient, ils donnaient des nouvelles les uns des autres et les nouvelles allaient de village en village : — Un tel de Mignières, il est tué. Un tel de Saumeray, blessé. Des mauvaises nouvelles en permanence. Il y en a qui n'ont jamais écrit. Ephraïm Grenadou et Alain Prévost, Grenadou, paysan français, Paris, Éd. du Seuil, 1978 (1ère éd. 1966), p. 63-65.

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2. Le manifeste de Zimmerwald (1915)

PROLÉTAIRES D’EUROPE ! Voici plus d'un an que dure la guerre ! Des millions de cadavres couvrent les champs de bataille. Des millions d'hommes seront, pour le reste de leurs jours, mutilés. L'Europe est devenue un gigantesque abattoir d'hommes. Quels que soient les responsables immédiats du déchaînement de cette guerre, une chose est certaine : la guerre qui a provoqué tout ce chaos est le produit de l'impérialisme. Elle est issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l'exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l'univers. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient, dans cette guerre, de remanier la carte du monde par le fer et par le sang, selon leurs intérêts. [ ... ] Les capitalistes de tous les pays, qui frappent dans le sang des peuples la monnaie rouge des profits de guerre, affirment que la guerre servira à la défense de la patrie, de la démocratie, à la libération des peuples opprimés. Ils mentent. La vérité est qu'en fait ils ensevelissent, sous les foyers détruits, la liberté de leurs propres peuples en même temps que l'indépendance des autres nations. De nouvelles chaînes, de nouvelles charges, voilà ce qui résultera de cette guerre, et c'est le prolétariat de tous les pays, vainqueurs et vaincus, qui devra les porter. [ ... ] Les institutions du régime capitaliste qui disposaient du sort des peuples: les gouvernements — monarchiques ou républicains —, la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l'Église : sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre surgie d'un ordre social qui les nourrit, qu'elles défendent et qui ne sert que leurs intérêts. PROLÉTAIRES ! Depuis que la guerre est déchaînée, vous avez mis toutes vos forces, tout votre courage, toute votre endurance au service des classes possédantes, pour vous entre-tuer les uns les autres. Aujourd'hui, il faut, restant sur le terrain de la lutte de classes irréductible, agir pour votre propre cause, pour le but sacré du socialisme, pour l'émancipation des peuples opprimés et des classes asservies. [ ... ] Ouvriers et ouvrières, mères et pères, veuves et orphelins, blessés et mutilés, à vous tous qui souffrez de la guerre et par la guerre, nous vous crions: Par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille, par-dessus les campagnes et les villes dévastées : PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS ! Zimmerwald (Suisse), septembre 1915. Cité in : Marc Ferro, La Grande Guerre, 1914-1918, Paris, Julliard-Gallimard, 1969, p. 288-289.

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3. Les mutineries de 1917 Le mobilisé ne refusait pas de marcher, il refusait d'attaquer dans des conditions que trente mois d'expérience lui montraient vaines. A des massacres de ce genre, il préférait mille fois la paix. C'était le fondement de sa politique. Il en laissa d'ailleurs des preuves décisives que l'histoire impartiale a recueillies: 1 ° Aucune mutinerie n'eut lieu en première ligne ; 2° Toutes eurent lieu à la veille d'un retour en ligne ; l'heure du départ les déclenchait ; 3° Quatre-vingt-dix mutineries sur cent eurent lieu dans les armées qui venaient de prendre part à l'offensive ; 4° Toutes les mutineries ont pris fin dès que les troupes allemandes sont passées à l'offensive. Ces rébellions spontanées s'échelonnèrent durant deux mois. Elles troublèrent 16 corps d'armée, le long de l'arrière-front. Elles affectèrent exactement 113 unités combattantes : 75 régiments d'infanterie, 22 bataillons de chasseurs à pied, 12 régiments d'artillerie, 2 régiments d'infanterie coloniale, 1 régiment de dragons, 1 bataillon sénégalais. Elles ne furent ni concertées d'un régiment à l'autre, ni groupées, au contraire. Il est indéniable qu'elles revêtirent un caractère occasionnel, sans cesser d'être simultanées. Les herbes trop chauffées prennent toujours feu sur divers points au même instant. Dès la quatrième semaine d'avril, quelques membres des Commissions parlementaires, appelés aux armées par l'exercice de leur mandat, constatent les symptômes d'un grand changement. D'inquiétants conciliabules se tiennent dans les cantonnements. Les soldats évitent les regards des chefs. Leur attitude est hargneuse et coléreuse. Le 3 mai, la 2e division d'infanterie coloniale reçoit l'ordre de se préparer, pour le lendemain, à une attaque au nord du Chemin des Dames. Des attroupements se forment. On proteste en masse aux cris de :« A bas la guerre ! Mort aux responsables ! » C'est le désordre des cantonnements. Les officiers parlementent. Leur argument d'apaisement est qu'il faut relever les camarades de première ligne. Il en est de même dans d'autres corps au même instant. Les rapports signalent que, si plusieurs de ces rébellions présentent une certaine gravité, leur multiplicité semble encore beaucoup plus grave. [ ... ] N'oublions pas de le répéter, à ce moment critique, les armées russes abandonnaient la partie, les États-Unis venaient à peine de déclarer la guerre aux empires centraux, pas un combattant ne croyait à leur intervention militaire, tous par ailleurs en voulaient aux armées anglaises de leur trop longue passivité, aucun n'espérait plus la victoire. Que cette opinion arrêtée, unanime, partagée par tous les chefs d'exécution, nous voulons dire ceux de l'avant, sans exception, au moins jusqu'au grade de colonel, soit restée ignorée ou à peu près, cela montre seulement, une fois de plus, le pouvoir de la censure et l'étouffement systématique de la vérité par tous les faiseurs de livres de l'époque. Leurs ouvrages déclassés aujourd'hui ne trouvent plus preneur nulle part. Donc, les soldats du front criaient : — Assez de morts inutiles ! Pourquoi refuser les offres de paixde l'Allemagne ? A bas la guerre ! Nous voulons rejoindre nos femmes qui crèvent la faim à l'arrière. Nous irons à la Chambre pour nous plaindre. Si le Grand Quartier refuse de comprendre, nous ferons marcher nos députés. Joseph Jolinon, Il y a vingt ans. Les mutineries de mai-juin 1917, Paris, Les Éditions de la patrie humaine, 1937, p. 15-17.

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4. L’Union sacrée (1917)

Lorsque je parle d'une politique d'Union nationale, ce n'est pas par attachement à une formule usée et vide de sens, ce n'est pas seulement en raison d'une expérience de trois années, que nous voudrions prolonger artificiellement, au milieu de circonstances nouvelles. Pour nous, qui avons été mêlés si intimement à tout l'effort industriel de la Nation pendant la guerre et pour la guerre, la politique d'Union nationale demeure une réalité efficace et vivante. Plus j'ai cherché à comprendre la situation actuelle, malgré toutes ces difficultés, malgré les interprétations fallacieuses de certains, plus j'acquiers la certitude que c'est par la pratique de l'Union nationale que nous devons conduire notre pays à la Victoire. L'appel que j'adressais hier dans ce sens à mes camarades ouvriers, je le renouvelle aujourd'hui devant vous. Après les nécessités de Défense nationale auxquelles nous avons dû obéir et satisfaire depuis trois ans, nous devrons, demain, satisfaire aux nécessités non moins impérieuses de production et de prospérité. A cette Œuvre comme à l'autre, la classe ouvrière devra collaborer et collaborera, j'en ai la certitude, sans hésitation ni réserve. Elle s'associera à l'effort de production nationale et elle nous donnera ainsi l'autorité nécessaire pour vous demander à vous, industriels, je ne dirai pas des sacrifices, je ne dirai pas des concessions, mais les ententes qui lui permettront de travailler en toute confiance et sécurité. Sur ces bases, j'en suis sûr, notre accord sera complet, la classe ouvrière sait, en effet, qu'il n'y a pas de réforme sociale possible, qu'il n'y a pas de progrès social possible, dans un pays vaincu, ni même dans un pays épuisé, fatigué, faible économiquement. C'est par l'activité économique, c'est par les initiatives audacieuses que cette prospérité peut être assurée. Depuis de longues années déjà, je l'ai soutenu au Parlement et, avec vous et avec moi, de nombreux camarades du mouvement ouvrier. Ils savent et ils l'ont souvent dit, que c'est par la prospérité économique seule qu'ils réaliseront leur glorieuse et belle devise : Bien-être et Liberté. C'est ainsi par cette ardeur à entreprendre et à travailler qu'après la victoire militaire, nous assurerons, dans un nouvel effort commun, notre victoire économique. Ce matin, lorsque j'appuyai sur le bouton électrique qui allait permettre d'allumer le Haut Fourneau, c'était toutes ces pensées qui agitaient mon cœur, et je me souvenais des paroles du vieux poète Hésiode inscrites sur le four du verrier: « S'il doit brûler pour les œuvres d'iniquité, qu'il s'écroule ! Mais que l'étincelle jaillisse, que resplendisse la flamme, s'il brûle pour la Justice ! » Albert Thomas, Discours prononcé au banquet offert par la chambre de commerce de Caen, le19 août 1917, Paris, s.e., 1917, p. 11-13.

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5. Intervention de Léon Blum au Congrès de Tours (27 décembre 1920) M. Léon Blum : [...] Cela dit, je me hâte de conclure et de descendre de la tribune. Sur les questions d'organisation, sur les questions de conception révolutionnaire, sur les rapports de l'organisation politique et de l'organisation corporative, sur la question de la dictature du prolétariat, sur la question de la défense nationale, je pourrais dire aussi sur ce résidu sentimental de la doctrine communiste que nous ne pouvons pas plus accepter que sa forme théorique, sur tous ces points, il y a opposition et contradiction formelles entre ce qui a été jusqu'à présent le socialisme et ce qui sera demain le communisme. […] Nous sommes convaincus, jusqu'au fond de nous-mêmes que, pendant que vous irez courir l'aventure, il faut que quelqu'un reste garder la vieille maison. [Très bien.] Nous sommes convaincus qu'en ce moment il y a une question plus pressante que de savoir si le socialisme sera uni ou ne le sera pas. C'est la question de savoir si le socialisme sera, ou s'il ne sera pas. [Applaudissements.] C'est la vie même du socialisme que nous avons la conscience profonde de préserver en ce moment dans la mesure de toutes nos forces. Et puisque c'est peut-être pour moi la dernière occasion de vous le dire, je voudrais vous demander quelque chose qui est grave à mes yeux. Pouvons-nous vraiment, les uns et les autres, prendre là-dessus une sorte d'engagement suprême ? Demain, nous serons peutêtre divisés comme des hommes qui comprennent différemment l'intérêt du socialisme, le devoir socialiste ? Ou serons-nous divisés comme des ennemis ? Allons-nous passer notre temps devant la bourgeoisie à nous traiter les uns de traîtres et de renégats, les autres de fous et de criminels ? Ne nous ferons-nous pas, les uns et les autres, crédit de notre bonne foi ? Je le demande: « Y a-t-il quelqu'un ici qui croie que je ne suis pas socialiste ?» Cartier : Tu es confusionniste. [Tumulte.] Blum : Dans cette heure qui, pour nous tous, est une heure d'anxiété tragique, n'ajoutons pas encore cela à notre douleur et à nos craintes. Sachons nous abstenir des mots qui blessent, qui déchirent, des actes qui lèsent, de tout ce qui serait déchirement fratricide. Je vous dis cela parce que c'est sans doute la dernière fois que je m'adresse à beaucoup d'entre vous et parce qu'il faut pourtant que cela soit dit. Les uns et les autres, même séparés, restons des socialistes ; malgré tout, restons des frères, des frères qu'aura séparés une querelle cruelle, mais une querelle de famille, et qu'un foyer commun pourra encore réunir. [Applaudissements prolongés sur les bancs de droite. Tumulte à gauche.] Léon Blum, discours du 27 décembre 1920, cité par Annie Kriegel, Le Congrès de Tours (1920). Naissance du Parti communiste français, Paris, Gallimard-Julliard, 1964, p. 132-136.

6. L’homme au couteau entre les dents

Adrien Barrière, « Comment voter contre le bolchévisme ? », 1919

Anonyme, Manifestation d’ouvriers parisiens en soutien à la révolution soviétique, 1919.

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Grandjouan, « Ah ! ton couteau pour nous délivrer ! », 1924


7. La S.D.N. vue par Léon Bourgeois (1920) [...] Les horreurs de la guerre déchaînée par la barbarie allemande, en soulevant l'indignation du monde, ont fait chercher par tous les libres esprits, désirer par tous les cœurs généreux, la formation d'un pacte de justice et de paix qui assurât les hommes contre le retour de semblables catastrophes et mît définitivement la force au service du droit. Le Président Wilson, par ses messages, par ses interventions personnelles, offrit à l'idée les moyens de se réaliser dans une grande convention internationale. Et quelles qu'en soient encore les lacunes, le pacte du 28 avril 1919 a scellé entre les peuples libres l'engagement solennel de l'union de tous pour la sûreté et l'indépendance de tous. Les Nations ont prêté serment sur les tables de la loi de l'Humanité. [...] Nous avons une triple tâche à remplir. Une tâche immédiate : empêcher que les puissances vaincues qui ne reconnaissent pas la légitimité de notre victoire, qui n'acceptent pas la sentence rendue au nom du droit, ne puissent troubler à nouveau la paix reconquise. Le traité de paix doit être exécuté non dans un esprit de persécution et de haine, mais dans celui de la stricte et impassible justice ; l'Allemagne doit sentir l'impuissance de tout sursaut de révolte, et se convaincre, puisqu'elle ne croit qu'à la force, que c'est la force du droit qui désormais restera souveraine. Il faut, en deux mots, qu'elle ne puisse troubler l'ordre nouveau et que soient garantis enfin au monde l'ordre et la sécurité. […] La Société des Nations doit créer dans le domaine du travail, de l'hygiène sociale, tous les éléments de la vie internationale. A l'âpre concurrence substituer l'harmonie des intérêts et des droits; aux risques que la misère, la maladie et les mille maux sociaux font courir à chacun de nous, opposer la force collective de grands organismes internationaux, telle est l'action bienfaisante entre toutes qui s'impose à nos efforts. Ainsi, de toutes parts, entre les peuples, se réduiront peu à peu, en se divisant, les raisons d'opposition et de conflits. Ainsi se multiplieront en se coordonnant les liens qui permettront de rendre à tous, de plus en plus conscientes, de plus en plus évidentes, les raisons que l'on a de s'entendre et de s'accorder. […] Pour que les Nations continuent à vouloir délibérer ensemble sous la loi commune, il faut que se forme peu à peu l'unité intellectuelle et morale sans laquelle l'œuvre sera toujours menacée. A cet être nouveau il faut une âme. […] C'est à cette œuvre d'enseignement, de propagande universelle que se sont vouées les grandes Associations aujourd'hui formées dans tous les pays libres, aux États-Unis, en Italie, en Belgique, en Espagne, aussi bien que dans les États de l'Asie et de l'Amérique latine […] Léon Bourgeois, Discours à la Sorbonne le 30 janvier 1920 à l’occasion de la manifestation organisése par l’Association française pour la Société des Nations. In Léon Bourgeois, Œuvre de la Société des Nations, Paris, Payot, 1923, p. 14.

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8. Albert Demangeon et le déclin de l’Europe (1921) Jusqu'ici c'était un fait élémentaire de géographie économique que l'Europe dominait le monde de toute la supériorité de sa haute et antique civilisation. Son influence et son prestige rayonnaient depuis des siècles jusqu'aux extrémités de la terre. Elle dénombrait avec fierté les pays qu'elle avait découverts et lancés dans le courant de la vie générale. les peuples qu'elle avait nourris de sa substance et façonnés à son image, les sociétés qu'elle avait contraintes à l'imiter et à la servir. Quand on songe aux conséquences de la grande guerre, qui vient de se terminer, sur cette prodigieuse fortune, on peut se demander si l'étoile de l'Europe ne pâlit pas et si le conflit dont elle a tant souffert n'a pas commencé pour elle une crise vitale qui présage la décadence. En décimant ses multitudes d'hommes, vastes réservoirs de la vie où puisait le monde entier ; en gaspillant ses richesses matérielles, précieux patrimoine gagné par le travail des générations ; en détournant pendant plusieurs années les esprits et les bras du labeur productif vers la destruction barbare ; en éveillant par cet abandon les initiatives latentes ou endormies de ses rivaux, la guerre n'aura-t-elle pas porté un coup fatal à l'hégémonie de l'Europe sur le monde ? Depuis l'époque des grandes découvertes, l'Europe avait imposé à l'univers sa direction économique ; elle transportait sur ses navires les produits des pays lointains ; elle attirait dans ses ports le marché des denrées exotiques ; elle accumulait dans ses banques les profits du commerce pour les appliquer ensuite à l'exploitation des régions vierges ; elle produisait dans ses usines les articles manufacturés qu'elle vendait partout aux peuples mal outillés ; elle fournissait aux territoires vides les colons nécessaires à leur peuplement ; en un mot, elle dispensait au monde entier les trésors de son argent, de sa force et de sa vie. Par un de ces déplacements de fortune qui font surgir à la pleine lumière certains peuples à la place de certains autres, notre vieux pays est-il en danger de descendre. éclipsé par les jeunes nations qui montent ? Déjà la fin du XIXe siècle nous avait révélé la vitalité et la puissance de certaines nations extra-européennes. les unes comme les Etats-Unis nourries du sang même de l'Europe, les autres, comme le Japon, formées par ses modèles et ses conseils. En précipitant l'essor de ces nouveaux venus, en provoquant l'appauvrissement des vertus productrices de l'Europe, en créant ainsi un profond déséquilibre entre eux et nous, la guerre n'a-t-elle pas ouvert pour notre vieux continent une crise d'hégémonie et d'expansion ? Albert Demangeon, Le déclin de l’Europe, Paris, Payot, 1921, cité par Jacques Dalloz, Histoire de la France au XXe siècle par les textes, Paris, Masson, 1985, p. 11.

Anonyme, La délégation des Gueules cassées à Versailles, le 28 juin 1919.

Anonyme, Inauguration de l’Ossuaire de Douaumont, 18 septembre 1927.

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9. « Appel des mutilés et des combattants du Loiret » (1922) Fête nationale du 11 Novembre Appel au Peuple Citoyens! Les Hommes de la Guerre veulent célébrer le 11 novembre. Le 11 novembre 1918 marque la fin de la plus épouvantable tuerie qui ait désolé le monde moderne. Pendant cinquante-deux mois, des peuples entiers se sont affrontés sur d'immenses champs de bataille. Quarante millions d'hommes se sont battus. Six millions ont été tués. Quinze millions ont été blessés. Des régions populeuses et riches ont été ravagées; il faudra un quart de siècle pour les ramener à la vie. C'est l'Allemagne qui portera devant l'histoire la responsabilité du sang versé et des ruines accumulées. C'est l'Allemagne impérialiste, pangermaniste et militariste qui a voulu cette guerre, qui l'a déclarée et qui l'a poursuivie par les moyens les plus criminels. La France républicaine et pacifique s'est battue pour la justice, pour la liberté, pour le droit. Les Hommes de la guerre se sont battus contre l'impérialisme, contre le militarisme: ILS ONT FAIT LA GUERRE À LA GUERRE. Sept millions et demi de Français ont porté leur vie sur les champs de bataille ! UN MILLION CINQ CENT MILLE SONT MORTS ! Un million sont incurablement mutilés! Huit cent mille enfants n'ont plus de père ! Sept cent mille femmes n'ont plus de mari ! Citoyens ! Les Hommes de la Guerre veulent que LEUR VICTOIRE consacre l'ÉCRASEMENT DE LA GUERRE ! Ils veulent que l'Allemagne coupable paye la guerre qu'elle a déchaînée! Ils veulent que la France victorieuse demeure la Patrie du Droit et le Soldat de la Paix. Ils veulent qu'à l'anarchie entre les peuples soit substitué le règne du droit entre les nations. Hommes de la Guerre, en mémoire des luttes géantes que nous avons soutenues ; au nom de nos frères morts, nous sommes les serviteurs pacifiques de la SOCIÉTÉ DES NATIONS. Citoyens ! Avec les Hommes de la Guerre, soyez les Hommes de la Paix. Le 11 novembre, jour de la Victoire, jour de nos souvenirs, jour de nos deuils, jour de nos espoirs, avec nous sachez vouloir d'un seul cœur : Liberté, Justice, Paix entre les citoyens ! Justice pour la France ! Paix dans le Monde ! « Appel des mutilés et des combattants du Loiret », La France mutilée, 29 octobre 1922, cité in A. Prost, Les Anciens Combattants, Paris, Gallimard-Julliard, 1977, p. l00-l01.

Photogramme tiré du film d’Abel Gance, J’accuse, 1919. Dans cette scène des soldats sortent de leur tombe pour venir hanter les vivants, indignes de leurs sacrifices.

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10. Programme du candidat communiste Jean-Marie Clamamus (1928) Ce programme de Jean-Marie Clamamus, qui se présente en 1928 dans le canton de Noisy-le-Sec (2ème circonscription de Saint-Denis) consiste à justifier la tactique « classe contre classe » du Parti communiste. Travailleurs de Noisy-le-Sec ! Le Parti communiste, qui ne se fait aucune illusion sur le régime démocratique, trouve dans la présente campagne électorale, l’occasion de crier aux travailleurs : Alerte ! L’Union nationale, soutenue par les chefs socialistes, prépare la guerre ! Pour empêcher le crime, un seul moyen efficace s’offre à vous : la lutte directe contre le régime assassin ! La bourgeoisie et les social-démocrates, ont beau clamer qu’ils ont mis la guerre hors la loi, la tragique réalité brise le masque du pacifisme trompeur dont ils essaient de la recouvrir pour endormir la vigilance du prolétariat. Dans tous les pays, c’est la course effrénée aux armements ! En France, prélude de la « mobilisation totale pour la guerre totale » suivant la formule cynique du socialiste Boncour, les usines fabriquent à plein rendement les engins de destruction et de mort : on appelle les réservistes sous les drapeaux. Et contre qui sont dirigés tous ces préparatifs fébriles ? D’accord avec les autres Etats impérialistes, la bourgeoisie française veut abattre : La Russie des Soviets, seule force de paix dans le monde, seule patrie véritable des travailleurs. Pour réduire à merci les travailleurs, pour s’assurer des débouchés sur le marché mondial, l’impérialisme français, en même temps qu’il participe à la croisière guerrière antisoviétique, renforce l’exploitation de la classe ouvrière. La rationalisation méthodiquement développée dans les entreprises, broie impitoyablement le prolétariat. La stabilisation du franc n’a pas stabilisé le prix de la vie ; au contraire, le coût des denrées de première nécessité augmente sans cesse. Demain, les loyers seront élevés dans des proportions considérables. Les paysans travailleurs accablés d’impôts sont victimes des spéculateurs qui s’enrichissent à leurs dépens et aux dépens des ouvriers. Travailleurs ! Déjà, en des grèves victorieuses, vous avez su arracher au patronat de nécessaires augmentations de salaires. Inquiète de votre combativité croissante, inquiète de voir que les grèves se multiplient et s’élargissent, afin de vous désarmer dans votre résistance à ses projets criminels et de vous conduire à la boucherie comme un troupeau aveugle et docile, la bourgeoisie veut détruire : Votre Parti communiste et briser vos organisations révolutionnaires ! Elle traque, expulse les travailleurs étrangers, elle chasse des usines les meilleurs d’entre vous, elle emprisonne vos militants, elle envoie au bagne les soldats et les marins qui se dressent contre l’impérialisme, elle se livre à une répression féroce dans les colonies ; elle interdit les réunions et les manifestations prolétariennes. Ainsi, apparaît sous un jour cru, le mensonge des libertés démocratiques et l’odieuse réalité de la dictature capitaliste. Les chefs socialistes et réformistes, qu’ils soient de droite ou de gauche, par leur propagande en faveur de la rationalisation, par leur sabotage systématique des grèves, par leur collaboration avec la bourgeoisie, au Parlement, à la Société des Nations, au Conseil économique, et par leur

campagne perfide contre le communisme et l’URSS, se font les complices de la politique de guerre et de répression de l’Union nationale. Ils trahissent les travailleurs ! Ils font le jeu de la réaction ! Ouvriers et paysans, l’expérience a confirmé la justesse de notre tactique : Classe contre classe ! C’est pourquoi, en octobre comme en avril, contre les candidats bourgeois et socialistes, le Parti communiste affrontera seul la bataille. Il a proposé aux sections socialistes et à tous les travailleurs de s’organiser avec tous les communistes, à l’usine, aux champs, en un front unique, puissant qui doit s’élargir hors du cadre électoral pour une lutte de tous les instants et sur tous les terrains contre la bourgeoisie et ses soutiens ! Les chefs socialistes, trahissant, une fois de plus, les intérêts du prolétariat, ont refusé. Par-dessus leur tête, le Parti communiste fait appel aux ouvriers socialistes pour organiser le front unique : Contre les préparatifs de guerre ; Pour la défense de l’URSS ; Contre la répression et pour l’amnistie totale ; Contre la rationalisation et pour l’augmentation des salaires et le respect des huit heures ; Contre le budget de classe de la bourgeoisie et pour la diminution des impôts qui frappent les ouvriers et les paysans travailleurs ; Pour le triomphe des revendications immédiates des ouvriers, des paysans, des femmes et des jeunes, des soldats et des marins, des travailleurs étrangers et indigènes des colonies ! Travailleurs ! Debout ! Contre le gouvernement d’Union nationale, contre les politiciens socialistes qui collaborent avec la bourgeoisie et vous trahissent. Adhérez au Parti communiste, aux syndicats révolutionnaires ! Formez vos comités d’usines ! Votez pour le candidat du Parti communiste. Le Parti communiste

Recueil des textes authentiques des programmes et engagements électoraux des députés proclamés élus… Paris, Imprimerie de la Chambre des députés, 1928, 14ème législature, n°2814, p.1346-1348. Cité par Nicole Racine et Louis Bodin, Le PCF pendant l’entredeux-guerres, Paris, Armand Colin, p.165.

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11. Les débuts politiques d’Anthony Eden (1918-1926)

Les combats terminés, je me trouvais avec ma brigade au milieu des neiges des Ardennes, pendant le long hiver 19181919, et je ne pris pas un très vif intérêt aux élections générales qui se déroulaient dans mon pays. Je ne réagis pas non plus aux suggestions, qui me furent faites, de me présenter aux élections dans le comté de Durham, d’où j’étais originaire. A Oxford, un an plus tard, mes goûts me portèrent bien davantage vers l’étude du persan et la pratique de la peinture que vers les sciences politiques. De fait, pendant que M. Berverley Nichols était président de l’Union, j’étais président des sociétés uffizi et asiatiques. J’ai cependant dû m’intéresser à la politique plus ne le laissaient penser mes activités officielles, car lorsque l’agent d’un membre unioniste du Parlement m’engagea à prendre la parole dans les villages de l’Oxfordshire, j’acceptai. C’est ainsi que je reçus le baptême de la politique, dans les remous d’une réunion publique. J’avais passé la plus grande partie de mon enfance en dehors de mon pays, surtout en France et en Allemagne. Plus tard, je voyageai autant que je le pus, et quand cela ne m’était pas possible, j’y suppléais par des lectures. En dépit de ces dispositions, j’étais de moins en moins enthousiaste à l’idée de faire carrière dans la diplomatie, idée qui m’était cependant venue lorsque j’étudiais à Oxford les langues orientales. Il m’apparut, dans mon impatience, qu’il me faudrait bien longtemps avant d’obtenir un poste de responsabilité dans l’une ou l’autre de nos légations, et je ne me voyais pas éternellement à Téhéran, offrant la tasse de thé traditionnelle aux réceptions de l’ambassade. Le Parlement me semblait un autre moyen d’aborder les Affaires Etrangères. J’avais lu le livre de Lord Curzon sur la Perse. La carrière rapide de cet homme d’Etat me paraissait présenter précisément l’intérêt que je recherchais et le genre de travail que je souhaitais. C’est la raison pour laquelle lorsqu’en 1922 j’eus l’occasion de briguer un siège dans le comté de Durham, je la saisis, quelques minces que fussent mes chances. Je fus battu à Spennymoor. Un an plus tard une élection partielle à Warwick et à Leamington me donna l’occasion inattendue de triompher de la comtesse de Warwick, belle-mère de ma sœur, qui avait pris fait et cause pour le socialisme. J’ai représenté cette circonscription – ou plutôt elle m’est restée fidèle pendant plus de trente-trois ans. A vingt-six ans, je ne savais que peu de choses, en dehors de faire la guerre et d’étudier. Je haïssais la guerre pour tout ce que j’en avais vu, pour les conséquences qu’elle avait eues dans ma famille et parmi mes amis, pour la mort, la saleté et la misère qui en résultaient, pour l’horreur des bombardements et la tristesse infinie des centres d’évacuation de blessés. J’étais prêt à faire tous les efforts pour empêcher le retour de ce malheur, mais je n’étais pas pacifiste, non pas pour une raison de doctrine, mais perce que j’étais convaincu que le pacifisme, de notre part, n’empêcherait pas la guerre. C’est dans cet état d’esprit que j’allais avec Westminster, avec tout le sérieux que cela comportait mais avec une information insuffisante.

n’avais connu aucune d’entre elles auparavant, à l’exception de M. Asquith, qui me manifestait sa bienveillance. Les conservateurs étaient ébranlés par la défaite que l’appel de M. Baldwin pour l’élévation des droits de douane avait provoquée et, le parti en ressentait du dépit. Dans le Parlement de 1923 il y avait quelques nouveaux membres conservateurs. Je me souviens d’une réflexion que nous fit Baldwin, parlant des députés travaillistes qui pour la première fois soutenaient un gouvernement de leur propre parti. A cette époque la grande majorité d’entre eux étaient des trade-unionists (des syndicalistes) qui avaient connu la vie des usines ou des mines. Baldwin nous dit : « Bien que vous ayez bénéficié des avantages d’une meilleure éducation, ne vous en prévalez pas trop car ils en savent plus que vous en matière d’assurance contre le chômage. Et surtout, ne vous montrez jamais sarcastiques à leurs dépens ». En ma qualité de back-bencher nouvellement élu, c’est-à-dire de député non-misistre, rien ne me semblait plus improbable que de devenir un jour Secrétaire au Foreign Office sous le gouvernement Stanley-Baldwin.

J’entrai au Parlement lors du premier et bref gouvernement travailliste de 1923. Pendant cette période, je fus à même de trouver ma voie, mais j’eus aussi l’occasion de rencontrer les personnalités dirigeantes et de les juger. Je

Anthony Eden, Mémoires, Tome 1 : Face aux dictateurs, 1935-1945, Plon, Paris, 1963, p. 11-14.

Cette législature sous M. Ramsay Mac Donald, puis un an plus tard sous M. Baldwin, a été marquée par de nombreux conflits sociaux, dont le principal fut la grève générale de 1926. La manière de faire de Baldwin, pendant cette phase critique, fut habile et sûre. Son intuition était infaillible, ainsi qu’il l’a montré plus tard au moment de l’abdication du roi Edouard VIII ; il était sensible à tous les sentiments du peuple britannique et le dirigeait sans hésitation. Après la grève générale, il repoussa toute idée de représailles. Aucun homme d’Etat britannique , au cours de ce siècle, n’a fait autant que lui pour détruire la haine des classes. Il en a été capable parce qu’il n’a jamais cru aux distinctions de classe, ni ne les a ressenties. Sa politique fut de faire fusionner les « deux nations » dont a parlé Disraëli, et sa réussite sur ce point a sans aucun doute été prodigieuse. Si, en politique étrangère, des péchés par omission ont été commis, Baldwin a pratiqué à l’intérieur une politique lucide et féconde. Sa foi dans le peuple britannique et sa conviction que celui-ci ne devait pas être dirigé dans un esprit égoïste, avantageant certaines classes, lui attirèrent un grand nombre des plus jeunes hommes de son parti, qui lui demeurèrent fidèles. Nous avions vu des soldats britanniques combattre et mourir unis, nous ne voyions pas pour quelle raison la nation ne pourrait pas vivre unie, et nous ne pensions pas le socialisme nécessaire pour rendre cela possible. Baldwin était à l’opposé des hommes sévères dont on a prétendu qu’ils avaient dominé le parti conservateur immédiatement après la première guerre mondiale. Il poursuivait ses desseins dans une ambiance harmonieuse, tout en formulant avec exactitude ce que nous voulions réaliser en politique intérieure.

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12. Discours d’Eamon de Valera au Parlement irlandais (1922) Désormais le gouvernement est divisé sur la politique à suivre. Une partie d’entre nous souhaite la préservation de la République et l’existence de notre État, l’autre cherche le démantèlement de son indépendance. […] Je crois fondamentalement au gouvernement du peuple par le peuple, et si je puis me permettre d’ajouter un troisième terme, pour le peuple. C’est mon credo fondamental. Tout ce qui pourrait retirer son autorité fondamentale au peuple, qu’elle soit exécutive, législative ou judiciaire, est absolument contraire à mes principes […]. Je suis entré en politique comme soldat, au nom des principes proclamés par la République en 1916. […] Je dis qu’il n’y aura jamais de paix qui néglige ce fait fondamental. Le fait fondamental, c’est que le peuple irlandais veut vivre sa propre vie, de la façon qui lui convient, sans qu’aucune autorité extérieure ne lui soit imposée, que ce soit celle de la Couronne anglaise ou une autre. […] Je crois que c’est la seule politique qui peut sauver l’Irlande aujourd’hui. Je viens ainsi devant ce Parlement pour présenter ma démission et, comme j’ai le droit de demander à tous les ministres la leur, celle de tout le gouvernement. […] Nous avons ici deux politiques rivales, et vous allez devoir choisir entre elles. L’une consiste à défendre la République irlandaise telle qu’elle a été établie – et telle qu’elle a été proclamée en 1916 –, telle qu’elle a été constitutionnellement établie par la nation irlandaise en 1919 ; c’est résolument la mienne. Je ne soutiendrai aucune politique qui ne s’éloigne de ce principe, et si vous me réélisez [exclamations dans l’Assemblée : « Nous le ferons ! »], j’aurais le droit de nommer un gouvernement qui pense comme moi, de façon à ce que nous puissions constituer un ensemble cohérent. J’aurai alors à ma disposition toutes les ressources de la République pour défendre la République. Si vous m’élisez, à la majorité, je rejetterai le Traité. Ensuite, j’apporterai au peuple anglais un vrai Traité de paix – au peuple anglais et pas à Lloyd George et à son gouvernement, mais à tous les États qui composent le Commonwealth britannique. Je ferai cela parce que j’ai passé des années à défendre cette idée – mon rêve depuis toujours, outre le fait d’obtenir l’indépendance irlandaise, c’est la réconciliation entre les peuples de ces deux îles. Ce serait une vraie proposition de paix, pour une paix aussi durable que possible. Nous leur offrirons cela, et s’ils refusent, alors comme par le passé nous nous tiendrons à la Constitution du Sinn Fein et nous nous opposerons à la volonté du pouvoir britannique de légiférer en Irlande, et nous ferons usage de tous les moyens à notre disposition pour le rejeter, par les armes s’il le faut. Voilà, si vous me réélisez, mon programme. Nous n’avons jamais eu peur de ce programme, nous avons commencé à l’appliquer avant 1919, dès 1917. Si nous n’avions pas un seul pistolet en Irlande nous continuerions à le défendre. Si nous avions les pieds et les mains liés nous continuerions encore, par notre voix et notre volonté, à défendre ce programme. Laissons les Anglais nous enfermer dans leurs prisons, ils n’étoufferont pas notre volonté. Nous affronterons Lloyd George et nous lui dirons, comme avant nous Terence MacSwiney : « Non ! Nous ne serons pas des sujets britanniques » [applaudissements]. Session publique Dáil Ereann (Parlement irlandais) du 6 janvier 1922, extrait des Débats sur le traité entre la Grande-Bretagne et l’Irlande, signé à Londres le 6 décembre 1921 : sessions du Dáil Ereann (Parlement irlandais) du 16 décembre 1921 au 10 janvier 1922

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13. Le premier gouvernement d’Union nationale en Grande-Bretagne (1931) A l’époque où il devint le Premier Ministre du gouvernement d’Union nationale, Mac Donald était déjà un homme fatigué… Quarante ans plus tôt, il avait erré dans les rues de Londres, garçon sans argent et à la recherche d’un travail, et quand il trouva un emploi, ce fut celui de secrétaire du Touring-Club cycliste, à dix shillings par semaine et pour écrire des enveloppes. Il y avait eu ensuite un obscur chapitre de lutte incessante, qui le conduisit à participer activement aux divers efforts qui aboutirent en 1893 à créer l’Independant Labour Party. Deux ans plus tard il se présenta aux élections parlementaires comme candidat travailliste indépendant à Southampton et fut cruellement battu. Au cours de cette première période, il semble avoir fait preuve à la fois de ses défauts de ses qualités et des qualités de ses défauts, qui devaient devenir plus visibles par la suite. A la fois fier et sensible, il ne pouvait jamais se résigner à accepter totalement le programme de ses amis, ni même le sien propre. Avec les Fabiens, il était pour les travaillistes, avec les travaillistes, pour les Fabiens… Il en résultait qu’il ne semblait jamais cent pour cent opposé ou favorable à un acte quelconque… Il joua sans aucun doute un rôle important dans la vie politique du pays. L’un des fondateurs du groupe parlementaire travailliste, il fut l’homme qui fit le plus pour gagner au Parti une place dans le grand monde de la politique et de l’opinion publique… (malgré) son opposition pacifiste d’abord à la guerre des Boers, et plus tard, à celle de 1914. … Quand le Parti travailliste arriva au pouvoir en 1923, ce fut lui et non pas Clynes, Henderson, ou Lansbury, qui devint Premier Ministre. Dans cette fonction, il montra à la fois du tact et du jugement. En particulier, il réussit à abaisser la température internationale… Son amour de la tradition fut un antidote de valeur contre l’anarchisme irresponsable de certains de ses amis politiques. L’histoire du premier gouvernement travailliste fut, dans une large mesure, celle du second. S’il connut des succès dans l’un et l’autre, il y connut aussi des échecs analogues, dus à l’absence d’esprit de décision… Il est significatif de l’imprévisibilité de la politique britannique, que l’homme dont le principal défaut avait été l’hésitation devint pour la troisième fois Premier Ministre à un moment où une crise sans précédent nécessitait de toute urgence l’action la plus résolue et les décisions les plus courageuses… [Le Gouvernement tripartite, le premier de l’histoire britannique, fut rapidement formé]. Il ne s’agissait pas d’une coalition au plein sens du mot. Créé dans le seul but d’équilibrer le budget et de rétablir la stabilité, son programme était strictement limité et il n’y eut aucun effort pour établir une « platform » commune de politique générale… C’était la crise financière qui avait rapproché Mac Donald, Baldwin, et Samuel… Le budget était à équilibrer et de grandes économies à réaliser, quels que pussent être les sacrifices imposés par une politique de déflation considérable (drastic). Le petit Cabinet de onze ministres, Mac Donald, Sankey, Snowden et Thomas pour le parti travailliste, Baldwin, Chamberlain, Cunliffe Lister et moi-même pour les Conservateurs, et Samuel, Reading et Maclean pour les Libéraux, devait être un Comité de Salut Public d’urgence, pour s’occuper d’une crise pressante… Je n’oublierai jamais l’explosion spontanée d’enthousiaste soutien qui salua l’appel de Samuel à la chambre des Communes pour des sacrifices destinés à combattre la crise… Jamais Chancelier de l’Echiquier ne suscita autant d’applaudissements en réduisant les impôts que Snowden en alourdissant leur poids. Dans les jours qui suivirent, le peuple anglais forma des queues à l’extérieur des bureaux des contributions dans le but de payer les nouvelles taxes, bien qu’elles ne fussent pas dues avant plusieurs mois. Hoare Samuel, Nine Troubled Years, Londres, Collins, 1954, p. 27-28.

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14. Déclaration de Karl Liebknecht au Reischstag (2 décembre 1914) « Je motive ainsi qu'il suit mon vote sur le projet qui nous est soumis aujourd'hui. Cette guerre, qu'aucun des peuples intéressés n'a voulue, n'a pas éclaté en vue du bien-être du peuple allemand ou de tout autre peuple. Il s'agit d'une guerre impérialiste, d'une guerre pour la domination capitaliste du marché mondial et pour la domination politique de contrées importantes ou pourrait s'installer le capital industriel et bancaire. Au point de vue de la surenchère des armements, c'est une guerre préventive provoquée solidairement par le parti de guerre allemand et autrichien dans l'obscurité du demi-absolutisme et de la diplomatie secrète. C'est aussi une entreprise de caractère bonapartiste tendant à démoraliser, à détruire le mouvement ouvrier grandissant. C'est ce qu'ont démontré, avec une clarté sans cesse accrue et malgré une cynique mise en scène destinée à égarer les esprits, les événements des derniers mois. Le mot d'ordre allemand : " Contre le tsarisme " tout comme le mot d'ordre anglais et français : " Contre le militarisme ", a servi de moyen pour mettre en mouvement les instincts les plus nobles, les traditions et les espérances révolutionnaires du peuple au profit de la haine contre les peuples. Complice du tsarisme, l'Allemagne, jusqu'à présent pays modèle de la réaction politique, n'a aucune qualité pour jouer le rôle de libératrice des peuples. La libération du peuple russe comme du peuple allemand doit être l'oeuvre de ces peuples eux-mêmes. Cette guerre n'est pas une guerre défensive pour l'Allemagne. Son caractère historique et la succession des événements nous interdisent de nous fier à un gouvernement capitaliste quand il déclare que c'est pour la défense de la Patrie qu'il demande les crédits. Une paix rapide et qui n'humilie personne, une paix sans conquêtes, voilà ce qu'il faut exiger. Tous les efforts dirigés dans ce sens doivent être bien accueillis. Seule, l'affirmation continue et simultanée de cette volonté, dans tous les pays belligérants, pourra arrêter le sanglant massacre avant l'épuisement complet de tous les peuples intéressés. Seule, une paix basée sur la solidarité internationale de la classe ouvrière et sur la liberté de tous les peuples peut être une paix durable. C'est dans ce sens que les prolétariats de tous les pays doivent fournir, même au cours de cette guerre, un effort socialiste pour la paix. Je consens aux crédits en tant qu'ils sont demandés pour les travaux capables de pallier à la misère existante, bien que je les trouve notoirement insuffisants. J'approuve également tout ce qui est fait en faveur du sort Si rude de nos frères sur les champs de bataille, en faveur des blessés et des malades pour lesquels j'éprouve la plus ardente compassion. Dans ce domaine encore, rien de ce que l'on pourra demander ne sera de trop à mes yeux. Mais ma protestation va a la guerre, à ceux qui en sont responsables, à ceux qui la dirigent; elle va à la politique capitaliste qui lui donna naissance; elle est dirigée contre les fins capitalistes qu'elle poursuit, contre les plans d'annexion, contre la violation de la neutralité de la Belgique et du Luxembourg, contre la dictature militaire, contre l'oubli complet des devoirs sociaux et politiques dont se rendent coupables, aujourd'hui encore, le gouvernement et les classes dominantes. Et c'est pourquoi je repousse les crédits militaires demandés. » Karl Liebknecht. Berlin, le 2 décembre 1914

15. Appel du groupe spartakiste (1er mai 1916) « Travailleurs ! Camarades du parti ! Vous, femmes du peuple ! Jusques à quand accepterez-vous de contempler avec calme et impassibilité le vacarme de l’enfer ? Jusques à quand accepterez-vous de supporter en silence le massacre criminel des hommes, la misère et la faim ? Aussi longtemps que le peuple ne se mettra pas en mouvement, pour faire connaître sa volonté, le massacre des peuples, soyez-en sûrs, ne cessera pas. Ou bien il ne cessera que lorsque tous les pays seront réduits à la mendicité, lorsque tous les peuples seront ruinés, lorsqu’il ne restera, de ce qu’on appelle la civilisation, pas une pierre sur l’autre. Les riches peuvent continuer la guerre longtemps encore. Ils ne souffrent pas de la faim, ils ont accumulé d’abondantes provisions ; à l’occasion du massacre ils renforcent leur domination politique, grâce au suicide de la classe ouvrière. Mais nous, nous les travailleurs de tous les pays, allonsnous encore longtemps forger plus solidement nos chaînes, de nos propres mains ? Travailleurs, camarades du parti ! Assez de meurtres fratricides ! Le 1er mai arrive comme un avertissement, il frappe vos cœurs, votre conscience. La trahison contre le socialisme, contre la solidarité internationale des travailleurs a précipité les peuples dans la destruction de la guerre mondiale. Seul le retour à l’évangile du socialisme libérateur des peuples, à l’internationalisme prolétarien peut sauver de l’abîme les peuples, la civilisation, la cause des travailleurs. Le 1er mai, montrez que cet évangile vit dans vos cœurs et dans vos esprits. Montrez aux classes dominantes que l’Internationale, que le socialisme ne sont pas morts, qu’ils surgissent de la cendre avec de nouvelles forces, comme un phénix ! L’Internationale prolétarienne ne s’est pas reconstituée à Bruxelles, à La Haye, à Berne pour quelques dizaines de gens. Elle ne peut renaître que de l’action de millions d’hommes. Elle peut renaître ici, en Allemagne, comme de l’autre côté, en France, en Angleterre, en Russie, à condition que partout les masses de travailleurs brandissent le drapeau de la lutte des classes et fassent retentir leur voix contre le massacre des peuples avec la force du tonnerre » Extrait de : J. Kuczynski, Die Geschichte des Lage der Arbeiter, t. 4, Akademie Verlag, Berlin, 1967, p. 270.

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16. Rosa Luxembourg « Que veut le parti communiste allemand ? » (14 décembre 1918) La lutte pour le socialisme est la guerre civile la plus fantastique que l'histoire du monde ait jamais connue, et la révolution prolétarienne doit se doter des moyens nécessaires, elle doit apprendre à les utiliser pour lutter et vaincre. Doter de la sorte la masse compacte de la population laborieuse de la totalité du pouvoir politique pour qu'elle accomplisse les tâches révolutionnaires, c'est ce qu'on appelle la dictature du prolétariat : la démocratie véritable. Il n'y a pas démocratie, lorsque l'esclave salarié siège à côté du capitaliste, le prolétaire agricole à côté du Junker dans une égalité fallacieuse pour débattre de concert, parlementairement, de leurs problèmes vitaux. Mais lorsque la masse des millions de prolétaires empoigne de ses mains calleuses la totalité du pouvoir d'Etat, tel le dieu Thor brandissant son marteau, pour l'abattre sur la tête des classes dominantes, alors seulement existe une démocratie qui ne soit pas une duperie. Pour permettre au prolétariat d'accomplir ses tâches la Ligue spartakiste exige : Mesures immédiates pour assurer le triomphe de la révolution 1. Désarmement de toute la police, de tous les officiers ainsi que des soldats d'origine non prolétarienne, désarmement de tous ceux qui font partie des classes dominantes. 2. Réquisition de tous les stocks d'armes et de munitions ainsi que des usines d'armement par les soins des conseils d'ouvriers et de soldats. 3. Armement de l'ensemble du prolétariat masculin adulte qui constituera une milice ouvrière. Constitution d une garde rouge composée de prolétaires qui sera le noyau actif de la milice et aura pour mission de protéger en permanence la révolution contre les attentats et les intrigues contre-révolutionnaires. 4. Suppression du pouvoir de commandement des officiers et des sous-officiers ; substitution d'une discipline librement consentie par les soldats à l'obéissance passive à la prussienne. Election de tous les supérieurs par les hommes de troupe avec droit permanent de les révoquer, abolition de la juridiction militaire. 5. Eviction des officiers et des capitulards de tous les conseils de soldats. 6. Remplacement de tous les organes politiques et de toutes les autorités de l'ancien régime par des hommes de confiance délégués par les conseils d'ouvriers et de soldats. 7. Mise en place d'un tribunal révolutionnaire devant lequel comparaîtront les principaux responsables de la guerre et de sa prolongation : les Hohenzollern, Ludendorff, Hindenburg, Tirpitz et leurs complices, ainsi que tous les conjurés de la contre-révolution. 8. Réquisition immédiate de tous les stocks de vivres en vue d'assurer le ravitaillement de la population. Mesures politiques et sociales 1. Abolition de tous les Etats particuliers : création d'une République allemande socialiste unifiée. 2. Elimination de tous les parlements et de tous les conseils municipaux, leurs fonctions étant dévolues aux conseils d'ouvriers et de soldats et aux comités que ceux ci désigneraient. 3. Election de conseils d'ouvriers dans toute l'Allemagne par les soins de la classe ouvrière adulte des deux sexes, à la ville et à la campagne, par entreprise ; élection de conseils de soldats par les hommes de troupe à l'exclusion des officiers et des capitulards ; les ouvriers et les soldats ont le droit à tout instant de révoquer leurs représentants. 4. Election de délégués des conseils d'ouvriers et de soldats dans tout le Reich en vue de constituer le Conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats qui élira à son tour un Comité exécutif ; celui-ci sera l'organisme suprême du pouvoir législatif et exécutif. 5. Le Conseil central se réunira au minimum une fois tous les trois mois avec chaque fois réélection des délégués. Le Conseil aura pour mission d'exercer un contrôle permanent sur l'activité du Comité exécutif et d'établir un contact vivant entre la masse des conseils d'ouvriers et de soldats de tout le Reich, et l'organisme gouvernemental suprême qui les représente. Les conseils d'ouvriers et de soldats locaux ont le droit à tout instant de révoquer et de remplacer leurs délégués au Conseil central au cas où ceux-ci n'agiraient pas conformément au mandat qui leur a été donné. Le Comité exécutif a le droit de nommer les commissaires du peuple, ainsi que les autorités centrales du Reich et les fonctionnaires ; il peut également les révoquer. 6. Suppression de toutes les différences de caste, de tous les ordres et de tous les titres ; hommes et femmes ont même droits et la même position sociale. 7. Mesures sociales importantes : réduction du temps de travail pour lutter contre le chômage et pour tenir compte de la faiblesse physique de la classe ouvrière, conséquence de la guerre mondiale ; fixation de la journée de travail à six heures au maximum. 8. Le système de ravitaillement, de logement, les services de santé et l'éducation nationale seront réorganisés de fond en comble dans le sens et dans l'esprit de la révolution prolétarienne. Mesures économique immédiates 1. Confiscation de tous les biens dynastiques et de tous les revenus dynastiques au profit de la communauté. 2. Annulation des dettes de l'Etat et de toutes autres dettes publiques, ainsi que de tous les emprunts de guerre à l'exclusion des souscriptions au-dessous d'un certain taux, qui sera fixé par le Conseil central des conseils d'ouvriers et de soldats. 3. Expropriation de toutes exploitations agricoles grandes et moyennes, constitution de coopératives

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agricoles socialistes dépendant d'une direction centrale à l'échelle du Reich ; les petites exploitations paysannes demeureront la propriété de leurs détenteurs actuels jusqu'à ce que ceux-ci adhèrent librement aux coopératives socialistes. 4. La République des Conseils procédera à l'expropriation de toutes les banques, mines, usines sidérurgiques ainsi que de toutes les grandes entreprises industrielles et commerciales. 5. Confiscation de toutes les fortunes au-dessus d'un niveau qui sera fixé par le Conseil central. 6. Prise en main de l'ensemble des transports publics par la République des Conseils. 7. Elections dans toutes les usines de conseils d'entreprise qui, en accord avec les conseils ouvriers, auront à régler toutes les affaires intérieures de l'entreprise, les conditions de travail, à contrôler la production, et, finalement, à prendre en main la direction de l'usine. 8. Mise en place d'une Commission centrale de grève qui, en collaboration permanente avec les conseils d'entreprise, aura pour tâche de coordonner le mouvement de grève qui s'amorce dans l'ensemble du Reich et d'en assurer l'orientation socialiste en lui garantissant l'appui sans défaillance du pouvoir politique des conseils d'ouvriers et de soldats. Tâches internationales Rétablissement immédiat des relations avec les partis frères des pays étrangers afin de donner à la révolution socialiste une base internationale et d'établir et de garantir la paix par la fraternisation internationale et le soulèvement révolutionnaire du prolétariat du monde entier. Voilà ce que veut la Ligue spartakiste ! Et parce que Spartacus veut cela, parce qu'il est celui qui exhorte les révolutionnaires et les pousse à agir, parce qu'il est la conscience socialiste de la révolution, il est haï, calomnié, persécuté par tous les ennemis secrets ou avérés de la révolution et du prolétariat. Clouez Spartacus sur la croix ! crient les capitalistes tremblant pour leurs coffres-forts. Clouez-le sur la croix ! crient les petits-bourgeois, les officiers, les antisémites, les laquais de la presse bourgeoise qui tremblent pour les bifteaks que leur vaut la domination de classe de la bourgeoisie. Clouez-le sur la croix ! s'écrient les Scheidemann qui, tel Judas Iscariote, ont vendu les ouvriers à la bourgeoisie et qui tremblent pour les petits profits de la domination politique. Clouez-le sur la croix ! répètent encore, comme un écho, des couches de la classe ouvrière qu'on trompe et qu'on abuse, des soldats qui ne savent pas qu'ils s'en prennent à leur propre chair et à leur propre sang quand ils s'en prennent à la Ligue spartakiste. Dans ces cris de haine, dans ces calomnies, se mêlent les voix de tous les éléments contrerévolutionnaires, hostiles au peuple et au socialisme, de tous les éléments troubles, suspects, et que le grand jour effraie. Et cette haine confirme que Spartacus est le cœur de la révolution et que l'avenir lui appartient. La Ligue spartakiste n'est pas un parti qui veuille parvenir au pouvoir en passant par-dessus la classe ouvrière ou en se servant de la masse des ouvriers. La Ligue spartakiste n'est que la fraction la plus consciente du prolétariat qui indique à chaque pas aux larges masses de la classe ouvrière leurs tâches historiques, qui, à chaque étape particulière de la révolution, représente le but final socialiste et qui, dans toutes les questions nationales, défend les intérêts de la révolution prolétarienne mondiale. La Ligue spartakiste refuse de partager le pouvoir avec les Scheidemann, les Ebert, avec ces hommes de main de la bourgeoisie parce qu'elle considère que collaborer avec eux, c'est trahir les principes fondamentaux du socialisme, renforcer la contre-révolution et paralyser la révolution. La Ligue spartakiste refusera également de prendre le pouvoir uniquement parce que les ScheidemannEbert se seraient usés au pouvoir et que les indépendants auraient abouti à une impasse en collaborant avec eux. La Ligue spartakiste ne prendra jamais le pouvoir que par la volonté claire et sans équivoque de la grande majorité des masses prolétariennes dans l'ensemble de l'Allemagne. Elle ne le prendra que si ces masses approuvent consciemment ses vues, les buts et les méthodes de lutte de la Ligue spartakiste. La révolution prolétarienne ne peut accéder à une totale lucidité et maturité qu'en gravissant pas à pas, par degrés, l'amer Golgotha de ses propres expériences, en passant par bien des défaites et des victoires. La victoire de la Ligue spartakiste ne se situe pas au début mais à la fin de la révolution : elle s'identifie à la victoire des millions d'hommes qui constituent la masse du prolétariat socialiste. Debout prolétaires ! Au combat ! Il s'agit de conquérir tout un monde et de se battre contre tout un monde. Dans cette ultime lutte de classes de l'histoire mondiale où il y va des objectifs les plus nobles de l'humanité, nous lançons à nos ennemis ces mots : sur leur face, nos poings, notre genou sur leur poitrine !

La Ligue spartakiste. Die Rote Fahne, 14 décembre 1918

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17. Karl Liebknecht analyse l’échec de la révolution allemande (1919) (...) « Spartakus vaincu ! » Oui ! Les ouvriers révolutionnaires de Berlin ont été vaincus ! Oui ! Abattus des centaines des meilleurs d’entre eux ! Oui ! jetés au cachot des centaines parmi les plus fidèles ! Oui ! Ils ont été vaincus ! Car ils ont été abandonnés par les marins, les soldats, les gardes de sécurité, par l’armée populaire, sur l’aide desquels ils avaient compté. Et leurs forces ont été paralysées par l’indécision et la pusillanimité de leurs chefs. Et l’immense flot bourbeux contre-révolutionnaire des éléments arriérés du peuple et des classes possédantes les a submergés. Oui, ils ont été vaincus ! Et c’était une nécessité historique qu’ils le fussent. Car le temps n’était pas encore venu. Et pourtant la lutte était inévitable. Car livrer sans combat aux Eugen Ernst et Hirsch la préfecture de police, ce palladium de la révolution, eût été une défaite déshonorante. La lutte avait été imposée au prolétariat par la bande d’Ebert, et les masses berlinoises furent emportées par-delà tous les doutes et les hésitations. Oui, les ouvriers révolutionnaires de Berlin ont été vaincus. Et les Ebert-Scheidemann-Noske ont remporté la victoire. Ils l’ont remportée parce que les généraux, la bureaucratie, les junkers de la campagne et de l’industrie, les curés et les sacs d’argent, et tout ce qui est étroit, mesquin et arriéré, les ont aidés. Et ils l’ont remporté pour eux avec des obus, des bombes à gaz et des lance-mines. Mais il est des défaites qui sont des victoires et des victoires plus fatales que des défaites. Les vaincus de la semaine sanglante de janvier se sont battus glorieusement, ils se sont battus pour quelque chose de grand, pour le but le plus noble de l’humanité souffrante, pour la libération matérielle et spirituelle des masses pauvres ; pour des buts sacrés, ils ont versé leur sang, qui a été ainsi sanctifié. Et de chaque goutte de ce sang, cette semence de dragon pour les vainqueurs d’aujourd’hui, des vengeurs naitront pour ceux qui sont tombés ; de chaque fibre brisée de nouveaux combattants de la grande cause, éternelle et impérissable comme le firmament. Les vaincus d’aujourd’hui seront les vainqueurs de demain. Car la défaite est leur enseignement. Le prolétariat allemand manque encore de traditions et d’expérience révolutionnaires, et ce n’est que par des tâtonnements, des erreurs juvéniles, des échecs douloureux, qu’on peut acquérir l’expérience qui garantit le succès futur. Pour les forces vivantes de la révolution sociale, dont la croissance ininterrompue est la loi du développement social, une défaite constitue un stimulant. Et c’est par les défaites que leur chemin conduit vers la victoire. Mais les vainqueurs d’aujourd’hui ? C’est pour une cause scélérate qu’ils ont accompli leur besogne scélérate. Pour les puissances du passé, pour les ennemis mortels du prolétariat. Et ils sont dès aujourd’hui vaincus ! Car ils sont dès aujourd’hui les prisonniers de ceux qu’ils pensaient pouvoir utiliser comme leurs instruments et dont ils ont toujours été en fait les instruments. Ils donnent encore leur nom à la firme, mais il ne leur reste qu’un court délai de grâce. Déjà ils sont au pilori de l’histoire. Jamais il n’y eut au monde de tels Judas : non seulement ils ont trahi ce qu’ils avaient de plus sacré, mais de leurs propres mains ils ont aussi enfoncé les clous dans la croix. De même qu’en août 1914 la social-démocratie officielle allemande est tombée plus bas que n’importe quelle autre, de même aujourd’hui, à l’aube de la révolution sociale, elle reste le modèle qui fait horreur. La bourgeoisie française a dû prendre dans ses propres rangs les bourreaux de juin 1848 et ceux de mai 1871. La bourgeoisie allemande n’a pas besoin de faire elle-même le travail : ce sont des « sociaux-démocrates » qui accomplissent la sale besogne, lâche et méprisable. Son Cavaignac, son Gallifet, c’est Noske, l’« ouvrier allemand ». Des sonneries de cloche ont appelé au massacre ; de la musique, des agitations de mouchoirs, des cris de victoire des capitalistes sauvés de l’ « horreur bolchéviste » ont fêté la soldatesque. La poudre est encore fumante, l’incendie du massacre des ouvriers brûle encore, les prolétaires assassinés gisent à terre, les blessés gémissent encore, et, gonflé de fierté de leur victoire, ils passent en revue les troupes d’assassins, les Ebert, Scheidemann et Noske. Semence de dragon ! Déjà le prolétariat mondial se détourne d’eux avec horreur, eux qui osent tendre à l’Internationale leurs mains encore fumantes du sang des ouvriers allemands ! Ils sont rejetés avec répulsion et mépris même par ceux qui, dans la furie de la guerre mondiale, avaient trahi les devoirs du socialisme. Salis, exclus des rangs de l’humanité civilisée, chassé de l’Internationale, honnis et maudits par tous les ouvriers révolutionnaires, ainsi se présentent-ils devant le monde. Et l’Allemagne tout entière est précipitée par eux dans la honte. Des traîtres à leurs frères, des fratricides, gouvernent aujourd’hui le peuple allemand. « Vite, mon calepin, que je note... » Oh, leur magnificence ne durera pas longtemps ; un court délai de grâce, et ils seront jugés. La révolution du prolétariat, qu’ils ont cru noyer dans le sang, elle renaîtra, gigantesque, et son premier mot d’ordre sera : A bas les assassins d’ouvriers Ebert-Scheidemann-Noske ! Les battus d’aujourd’hui ont retenu l’enseignement : ils sont guéris de l’illusion qu’ils pouvaient trouver leur salut dans l’aide des masses confuses de soldats, qu’ils pouvaient s’en remettre à des chefs qui se sont révélés faibles et incapables, guéris de leur croyance en la social-démocratie indépendante, qui les a honteusement abandonnés. C’est en ne comptant que sur eux-mêmes qu’ils vont mener les batailles à venir, qu’ils obtiendront leurs victoires futures. Et la phrase fameuse : « L’émancipation de la classe ouvrière ne peut être que l’œuvre de la classe ouvrière elle-même », a acquis pour eux, du fait de la leçon amère de cette semaine, une nouvelle signification profonde. De même, les soldats qui ont été trompés comprendront bientôt quel jeu on leur a fait jouer quand ils sentiront à nouveau sur eux le knout du militarisme remis en selle ; eux aussi sortiront de l’ivresse où ils sont plongés aujourd’hui. (…) Die Rote Fahne, Berlin, 15 janvier 1919

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18. L’antibolchévisme dans la culture politique allemande

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1. Julius Ussy Engelhard, « Le Bolchévisme apporte la guerre, le chômage et la famine », 1918. 2. Rudi Feld, « Le danger du bolchévisme », 1919. 3. Lucian Bernhardt, « Rejoins les gardes frontières de l’Est ! Protèges ta patrie contre le bolchévisme ! », 1919. 4. Hermann Keimel, « Chrétiens ! Les spartakistes détruiront-ils vos églises ? », 1919.

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19. La naissance des Corps francs (1919) « Et petit à petit les conditions de la paix furent connues du public. Inquiets, nous rôdions par les rues. Pour nos soldats, il ne faisait aucun doute que ces messieurs de Weimar accepteraient ces conditions. Mais, le nez au vent, nous pressentions la venue de ces jours agités et pleins de trouble que jusqu’ici la vie nous avait pas mal prodigués. Le lieutenant Kay prit à part quelques uns d’entre-nous, il s’entretint avec le groupe Kleinschrocht et, de tous côtés, il rassembla les cadets. Il s’attablait dans les cantonnements de la compagnie avec les sous-officiers, dans les cantines avec les soldats des autres bataillons, dans les bons restaurants avec les officiers et les aspirants et partout on le rencontrait murmurant, chuchotant. Peu à peu quelque vingt hommes se trouvèrent réunis. Ceux-là se reconnaissaient entre eux à un regard, un mot, un sourire, ceux-là savaient qu’ils appartenaient à la même famille. Mais ils n’étaient pas fidèles au gouvernement, ils n’étaient même pas du tout fidèles au gouvernement. C’est qu’ils ne pouvaient respecter l’homme et le commandement auxquels ils avaient obéi jusqu’à présent, auxquels ils obéissaient encore, et l’ordre social qu’ils devaient aider à créer leur semblait dépourvu de tout sens. Ils constituaient des foyers de trouble dans leurs compagnies ; la guerre habitait encore en eux. C’est elle qui les avait formés : elle avait fait jaillir leurs plus secrets penchants comme des étincelles, elle avait donné un sens à leur vie et sanctifié leur enjeu. C’était des êtres rudes, des indomptés, des hommes rejetés du monde des normes bourgeoises, des dispersés qui à présent se rassemblaient par petites bandes pour chercher un sens à leur combat. Il ne manquait certes pas de drapeaux autour desquels ils pouvaient se rallier. Lequel flottait au vent le plus fièrement ? Il y avait encore beaucoup de châteaux forts à prendre d’assaut et nombre de bandes ennemies campaient un peu partout. Ils étaient des lansquenets, mais quel était le pays dont ils étaient les serviteurs ? Ils avaient reconnu la grande duperie de cette paix et ils ne voulaient pas y participer. Ils ne voulaient pas participer à ce confortable ordre social qu’on leur vantait en termes mielleux. Ils étaient restés sous les armes, obéissant à un instinct infaillible. Ils tiraient à droite et à gauche parce que tirer les amusait, ils traversaient le pays de-ci de-là parce que les horizons lointains leur apportaient sans cesse de nouveaux et dangereux appels, parce que de tous côtés l’odeur de mâles aventures les attirait. Et, cependant, chacun d’eux cherchait quelque chose d’autre, et donnait à ses recherches d’autres raisons : on ne leur avait pas encore passé le Mot. Ils le pressentaient ce mot et même ils le prononçaient et ils avaient honte de l’entendre sonner comme une monnaie usée, et ils le tournaient et le retournaient, pleins d’une angoisse secrète et ils le banissaient de leurs mille conversations et malgré cela il ne cessait de planer sur eux. Enveloppé de ténèbres compactes il était là debout, ce mot rongé par l’usure des siècles, enchenteur, plein de mystère, rayonnant de force magique : on le sentait et pourtant on ne le reconnaissait pas, on l’aimait et pourtant on ne le prononçait pas. Ce mot, c’était : Allemagne. Où était l’Allemagne ? A Weimar ? A Berlin ? Autrefois elle avait été au front, mais le front s’était désagrégé. Puis nous avions cru la trouver à l’intérieur du pays, mais le pays nous trompait — il était plein de chants et de paroles, mais cela sonnait faux. Où était l’Allemagne ? Etait-elle chez le peuple ? Mais le peuple réclamait du pain et il ne lui importait que d’avoir le ventre rempli. Etait-ce l’Etat ? Mais l’Etat bavard cherchait son chemin parmi les mots et le trouvait dans la résignation. L’Allemagne brûlait sourdement dans quelques cerveaux hardis. L’Allemagne était là où on luttait pour elle : elle se montrait là où des ennemis en armes voulaient s’emparer de ses biens, elle brillait d’un éclat radieux là où ceux qui étaient pénétrés de son esprit risquaient le tout pour le tout. L’Allemagne était à la frontière. Les articles de la paix de Versailles nous disaient où était l’Allemagne. Nous avions été engagés pour combattre à la frontière ; le commandement nous retenait à Weimar. Nous défendions un édifice de paragraphes et de paperasses et la frontière flambait. Nous campions dans des quartiers moisis et là-bas en Rhénanie s’avançaient les colonnes françaises. Nous nous battions avec des marins téméraires, mais dans l’Est les Polonais pillaient et incendiaient. Nous faisions l’exercice, nous présentions les armes devant des parapluies et des feutres mous, mais dans les provinces baltiques, pour la première fois depuis la guerre, des bataillons allemands se mettaient en marche contre l’ennemi. Le 1er avril 1919 — anniversaire de Bismarck — les partis de droite organisèrent de grandes fêtes patriotiques, mais nous, vingt-huit hommes, le lieutenant Kay en tête, nous quittâmes Weimar et nos camarades, sans avertissement et sans ordres, et nous partirent pour les provinces baltiques. »

Ernst Salomon, Les réprouvés, 1930, rééd. Livre de Poche, p. 73-76

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20. Inauguration d’un monument aux morts à Wüstringen Le village de Wüstringen est pavoisé. Nous sommes tous là, Georges et Henri Kroll, Kurt et moi, pour l'inauguration du monument aux morts que nous avons livré. Le matin les prêtres des deux confessions ont célébré leurs offices ; chacun pour ses morts. Incontestablement la palme revient au prêtre catholique : église plus grande, couleurs vives, vitraux, encens, ornements de brocart, dentelle, enfants de chœur blanc et rouge. Le pasteur protestant n'a qu'une chapelle, des murs nus, des fenêtres à simples carreaux et une soutane noire ; près du curé, il fait figure de parent pauvre. J'apprécie en chef de publicité cette supériorité du catholicisme sur la religion de Luther. Elle se manifeste jusque dans l'apparence extérieure des deux hommes : le pasteur est mince et porte des lunettes, le prêtre a de bonnes joues rouges et de beaux cheveux blancs. Chacun a fait pour ses morts ce qu'il pouvait. Malheureusement, parmi les enfants du village tués à la guerre, il y a aussi deux juifs, les fils du marchand de bestiaux Lévy. Pour eux, pas de consolation spirituelle en perspective. Contre la présence du rabbin, les deux adversaires religieux ont uni leurs voix à celle du président des anciens combattants, le chef d'escadron en retraite Wolkenstein, un antisémite qui croit dur comme fer que la guerre a été perdue par la faute des Juifs. Ne vous avisez pas de lui demander pourquoi, il vous désignerait tout de suite comme traître à la patrie allemande. Il s'opposait même à ce que les noms des deux frères Lévy fussent gravés sur la plaque commémorative, prétendant qu'ils avaient probablement été tués loin en arrière du front. Finalement il fut déclaré en minorité. Le maire de la commune avait fait pencher la balance. Son fils est mort en 1918 de la grippe à l'infirmerie de Werdenbrück, sans jamais avoir mis le pied sur un champ de bataille. Comme il voulait aussi avoir son héros inscrit sur la plaque, il soutint qu'un mort était un mort et qu'un soldat en valait bien un autre. Ainsi les frères Lévy eurent les deux dernières places au dos du monument, là où les chiens viendront pisser. Wolkenstein a revêtu pour la circonstance son uniforme impérial flambant neuf. Évidemment c'est interdit, mais qui peut s'y opposer ? L'étrange métamorphose qui a commencé tout de suite après l'armistice se poursuit. La guerre que tant de soldats haïssaient en 1918 est devenue lentement pour les rescapés la grande affaire de leur vie. Ils sont retombés dans ce train-train quotidien qui des tranchées leur semblait le paradis, peu à peu la guerre a grandi à l'horizon, et les survivants, presque à leur insu, l'ont transformée, embellie et falsifiée. Le massacre n'est plus qu'une aventure d'où on est revenu sain et sauf. Le désespoir est oublié, la misère transfigurée et la mort qui a raté son but devient ce qu'elle est presque toujours dans la vie : quelque chose d'abstrait, mais assurément plus une réalité. L'association des anciens combattants déployée en ligne de bataille devant le monument, sous les ordres de Wolkenstein, était en 1918 pacifiste ; maintenant elle affiche déjà un nationalisme agressif ; Wolkenstein a très habilement travesti en orgueil revanchard les souvenirs de la guerre et le sentiment de camaraderie qui animait la plupart des combattants. Qui n'est pas nationaliste souille le souvenir des héros morts, ces pauvres diables dont on abuse et qui auraient mieux aimé faire de vieux os. Comme ils balaieraient Wolkenstein de l'estrade où il pérore en ce moment, s'ils le pouvaient encore ! Mais ils sont sans défense ; des milliers de vautours nationalistes se sont abattus sur leurs cadavres. Les Wolkenstein ont perdu la guerre : ils annexent les morts. En avant pour la patrie ! Wolkenstein entend par là porter de nouveau l'uniforme, devenir colonel, et envoyer encore une fois les gens à la boucherie. Il déblatère contre les salauds du haut de la tribune, évoque le coup de poignard dans le dos, l'armée allemande invaincue, et conclut une longue période par: “Honneur à nos héros morts, vengeance, vive la future armée allemande”. […] Les prêtres s'avancent ; le voile tombe. Le lion rugissant de Kurt Bach nous regarde là-haut comme un gros chat en colère. Quatre aigles de bronze en plein essor ornent les gradins. Les plaques commémoratives sont en granit noir, les autres pierres disposées en saillies rectangulaires, imitation muraille. Article de grand luxe dont nous attendons le paiement cet après-midi. Si nous ne touchons pas l'argent, nous sommes sur la paille. Le dollar, la semaine dernière, a presque doublé. Pasteur et curé bénissent le monument, chacun au nom de son Dieu. Sur le front quand nous étions astreints au service divin, et que les prêtres des différentes confessions priaient pour la victoire des armes allemandes, j'ai souvent pensé qu'en même temps des prêtres anglais, français, russes, américains, italiens et japonais demandaient la victoire de leurs pays respectifs, et je me représentais Dieu dans l'embarras, surtout quand deux pays ennemis de même confession le priaient de concert. Pour lequel se décider? Le plus peuplé ou celui qui avait le plus d'églises ? Et sa justice, que devenait-elle, s'il laissait gagner un pays au détriment d'un autre aussi pieux ? Erich Maria Remarque, L'obélisque noir, 1956, réédition, Paris, Folio, p.164-167.

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21. Les 25 points du NSDAP (24 février 1920) […] Le programme du parti ouvrier allemand est un programme à terme. Lorsque les objectifs fixés seront atteints, les dirigeants n'en détermineront pas d'autres dans le seul but de permettre, par un maintien artificiel de l'insatisfaction des masses, la permanence du parti. 1. Nous demandons la constitution d'une Grande Allemagne, réunissant tous les Allemands sur la base du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. 2. Nous demandons l'égalité des droits du peuple allemand au regard des autres nations, l'abrogation des traités de Versailles et de SaintGermain. 3. Nous demandons de la terre et des colonies pour nourrir notre peuple et résorber notre surpopulation. 4. Seuls les citoyens bénéficient des droits civiques. Pour être citoyen il faut être de sang allemand, la confession importe peu. Aucun juif ne peut donc être citoyen. 5. Les non-citoyens ne peuvent vivre en Allemagne que comme hôtes, et doivent se soumettre à la juridiction sur les étrangers. 6. Le droit de fixer la direction et les lois de l'État est réservé aux seuls citoyens. Nous demandons donc que toute fonction publique, quelle qu'en soit la nature, ne puisse être tenue par des non-citoyens. Nous combattons la pratique parlementaire, génératrice de corruption, d'attribution des postes par relations de Parti sans se soucier du caractère et des capacités. 7. Nous demandons que l'État s'engage à procurer à tous les citoyens des moyens d'existence. Si ce pays ne peut nourrir toute la population, les non-citoyens devront être expulsés du Reich. 8. Il faut empêcher à l'avenir l'immigration de non-Allemands. Nous demandons que tous les non-Allemands établis en Allemagne depuis le 2 août 1914 soient immédiatement contraints de quitter le Reich. 9. Tous les citoyens ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. 10. Le premier devoir de tout citoyen est de travailler, physiquement ou intellectuellement. L'activité de l'individu ne doit pas nuire aux intérêts de la collectivité, mais s'inscrire dans le cadre de celle-ci et pour le bien de tous. C'est pourquoi nous demandons : 11. La suppression du revenu des oisifs et de ceux qui ont la vie facile, la suppression de l'esclavage de l'intérêt. 12. Considérant les énormes sacrifices de sang et d'argent que toute guerre exige du peuple, l'enrichissement personnel par la guerre doit être stigmatisé comme un crime contre le peuple. Nous demandons donc la confiscation de tous les bénéfices de guerre, sans exception. 13. Nous demandons la nationalisation de toutes les entreprises appartenant aujourd'hui à des trusts. 14. Nous demandons une participation aux bénéfices des grandes entreprises. 15. Nous demandons une augmentation substantielle des pensions des retraités. 16. Nous demandons la création et la protection d'une classe moyenne saine, la remise immédiate des grands magasins à l'administration communale et leur location, à bas prix, aux petits commerçants. La priorité doit être accordée aux petits commerçants et industriels pour toutes les livraisons à l'État, aux Lander ou aux communes. 17. Nous demandons une réforme agraire adaptée à nos besoins nationaux, la promulgation d'une loi permettant l'expropriation, sans indemnité, de terrains à des fins d'utilité publique — la suppression de l'imposition sur les terrains et l'arrêt de toute spéculation foncière. 18. Nous demandons une lutte sans merci contre ceux qui, par leurs activités, nuisent à l'intérêt public. Criminels de droit commun, trafiquants, usuriers, etc., doivent être punis de mort, sans considération de confession ou de race. 19. Nous demandons qu'un droit public allemand soit substitué au droit romain, serviteur d'une conception matérialiste du monde. 20. L'extension de notre infrastructure scolaire doit permettre à tous les Allemands bien doués et travailleurs l'accès à une éducation supérieure, et par là à des postes de direction. Les programmes de

tous les établissements d'enseignement doivent être adaptés aux exigences de la vie pratique. L'esprit national doit être inculqué à l'école dès l'âge de raison (cours d'instruction civique). Nous demandons que l'État couvre les frais de l'instruction supérieure des enfants particulièrement doués nés de parents pauvres, quelle que soit la classe sociale ou la profession de ceux-ci. 21. L'État doit se préoccuper d'améliorer la santé publique par la protection de la mère et de l'enfant, l'interdiction du travail de l'enfant, l'introduction de moyens propres à développer les aptitudes physiques, par l'obligation légale de pratiquer le sport et la gymnastique, et par un puissant soutien à toutes les associations s'occupant de l'éducation physique de la jeunesse. 22. Nous demandons la suppression de l'armée de mercenaires et la création d'une armée nationale. 23. Nous demandons la lutte légale contre le mensonge politique conscient et sa propagation par la presse. Pour permettre la création d'une presse allemande, nous demandons que : a) Tous les directeurs et collaborateurs de journaux paraissant en langue allemande soient des citoyens allemands. b) La diffusion des journaux non allemands soit soumise à une autorisation expresse. Ces journaux ne peuvent être imprimés en langue allemande. c) Soit interdite par la loi toute participation financière ou toute influence de non-Allemands dans des journaux allemands. Nous demandons que toute infraction à ces mesures soit sanctionnée par la fermeture des entreprises de presse coupables, ainsi que par l'expulsion immédiate hors du Reich des non-Allemands responsables. Les journaux qui vont à rencontre de l'intérêt public doivent être interdits. Nous demandons que la loi combatte un enseignement littéraire et artistique générateur d'une désagrégation de notre vie nationale, et la fermeture des organisations contrevenant aux mesures ci-dessus. 24. Nous demandons la liberté au sein de l'État de toutes les confessions religieuses, dans la mesure où elles ne mettent pas en danger son existence ou n'offensent pas le sentiment moral de la race germanique. Le Parti, en tant que tel, défend le point de vue d'un christianisme constructif, sans toutefois se lier à une confession précise. Il combat l'esprit judéo-matérialiste à l'intérieur et à l'extérieur, et est convaincu qu'un rétablissement durable de notre peuple ne peut réussir que de l'intérieur, sur la base du principe : l'intérêt général passe avant l'intérêt particulier. 25. Pour mener tout cela à bien, nous demandons la création d'un pouvoir central puissant, l'autorité absolue du Comité politique sur l'ensemble du Reich et de ses organisations, ainsi que la création de Chambres professionnelles et de bureaux municipaux chargés de la réalisation, dans les différents Länder, des lois-cadres promulguées par le Reich. Les dirigeants du Parti promettent de tout mettre en œuvre pour la réalisation des points ci-dessus énumérés, en sacrifiant leur propre vie si besoin est. Munich, le 24 février 1920.

Source : Walther Hofer, Le national-socialisme par les textes, Paris, Plon, 1963.

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22. Erwin Piscator et le théâtre prolétarien (1920) La direction du Proletarisches Theater devra poursuivre les buts suivants : simplicité dans l’expression et la structure, action claire et sans ambiguïté sur la sensibilité du public ouvrier, subordination de toute intention artistique au but révolutionnaire ; l’accent sera mis délibérément sur la lutte des classes et la manière de propager cette lutte. Le Proletarisches Theater se veut au service du mouvement révolutionnaire et, en conséquence, il est soumis aux travailleurs révolutionnaires. Un comité élu par eux devra répondre de la réalisation de tâches culturelles et de la propagande. Il ne conviendra pas toujours de mettre au premier plan la tendance politique de l’auteur. Au contraire, dès que le public et le théâtre auront, au cours de leur travail commun, pris la décision d’œuvrer pour une culture révolutionnaire, presque toute pièce bourgeoise pourra servir à renforcer l’idée de la lutte des classes et à approfondir la compréhension révolutionnaire des nécessités historiques, qu’elle exprime la décadence de la société bourgeoise ou mette clairement en lumière l’idéologie du capitalisme. En conséquence, ces pièces seront introduites par un exposé qui rendra impossible tout malentendu et toute interprétation erronée. On pourra, par ailleurs, faire subir à ces pièces certaines modifications (étant admis que le culte de la personnalité de l’artiste est, par sa nature même, réactionnaire), en supprimant certains passages, en en soulignant d’autres, en ajoutant même, éventuellement, un prologue et un épilogue qui permettent d’éliminer toute ambiguïté. Ainsi une grande partie de la littérature mondiale pourra servir la cause de la Révolution prolétarienne, exactement de la même manière que l’histoire universelle sert à propager l’idée de la lutte des classes. Le style, qui sera maîtrisé tant par les acteurs que par l’auteur et le metteur en scène, devra être entièrement concret (analogue, dans son ensemble, au style d’un manifeste de Lénine ou de Tchitcherine, qui a une efficacité affective certaine, ne serait-ce que par son rythme simple et clair, sur lequel il est impossible de se méprendre). Quoi qu’on dise, il faudra le dire sans vaines recherches, sans recourir à « l’expérience », ni à « l’expressionnisme », sans contorsion aucune ; il faudra le dire en étant déterminé par la volonté révolutionnaire, des buts simples, ouvertement révolutionnaires. Ce qui exclut, a priori, tous les styles et tous les problèmes néo-romantiques, expressionnistes ou autres problèmes tous issus des revendications individuelles et anarchisantes de l’artiste bourgeois. Bien entendu, il ne faudra pas négliger d’utiliser les ressources techniques et stylistiques de l’histoire de l’art la plus récente, dans la mesure même où elles serviront les buts déjà cités, et non on ne sait quelle interprétation personnelle d’une révolution artistique par des recherches formelles. Pour toutes les questions stylistiques, la question décisive demeure toujours la même : le public innombrable des spectateurs prolétariens en tirera-t-il profit, ou, au contraire, ne s’ennuiera-t-il pas, ne sombrera-t-il pas dans la confusion, contaminé comme il le sera par les idées bourgeoises ? L’art révolutionnaire ne pourra jaillir que de l’esprit de la classe ouvrière révolutionnaire. Il sera l’aboutissement d’un travail commun, d’une lutte désintéressée et de la volonté lucide des masses. L’instinct de conservation des travailleurs exige qu’ils se libèrent sur le plan culturel et artistique, comme sur le plan politique et économique. Et cette libération intellectuelle doit, elle aussi, être communiste, et coïncider avec la libération matérielle.

Donc, deux tâches « principales » s’imposent au théâtre prolétarien. La première est de rompre, en tant qu’entreprise, avec les traditions capitalistes, de créer un intérêt commun, une volonté collective de travail, des rapports d’égalité entre direction, comédiens, décorateurs, employés et techniciens, de même qu’entre eux tous et les consommateurs (c’est-àdire les spectateurs). Ce théâtre se passera peu à peu des « comédiens de métier » du monde bourgeois, en recrutant parmi les spectateurs. Les comédiens du Proletarisches Theater cessent d’être des dilettantes, car le théâtre incarne la pensée profonde communiste, la propagande communiste, ce qui ne doit plus être l’affaire d’un individu, ni d’une profession, ce qui doit résulter des efforts d’une communauté dans laquelle le public joue un rôle aussi important que le théâtre. Pour parvenir à cette adéquation, il faut d’abord que le comédien adopte une attitude entièrement nouvelle à l’égard du thème de la pièce représentée. Il ne lui est plus permis de prendre, face à ses rôles, l’attitude indifférente et supérieure qu’il prenait autrefois, ni de « se perdre en eux », en d’autres termes, d’abandonner toute volonté consciente. De même que la règle, pour le communiste, doit être de traiter toute question, qu’elle soit politique, économique ou sociale, selon le critère intangible de la liberté humaine commune, de même que, dans le meeting, tout individu doit se transformer en un homme politique, de même que le comédien doit faire de tous ses rôles, de tous les mots qu’il prononce, de tous les mouvements qu’il exécute, l’expression de l’idée prolétarienne et communiste ; et de même aussi, chaque spectateur doit apprendre, où qu’il soit, quoi qu’il fasse ou dise, à conférer au comédien l’expression qui fait de lui, indubitablement, un communiste. L’habileté et le talent ne peuvent venir à bout de cette première tâche du Proletarisches Theater. La seconde consiste à exercer une action de propagande et d’éducation sur les masses qui sont encore politiquement hésitantes ou indifférentes, ou qui n’ont pas encore compris que dans un Etat prolétarien l’art bourgeois et la manière bourgeoise de « jouir de l’art » ne peuvent être conservés. L’utilisation, dont il a déjà été parlé, de la littérature traditionnelle, peut être ici la méthode à préconiser. Dans ces pièces, on retrouvera encore le monde ancien, resté familier aux plus rétrogrades, et on constatera que toute propagande a pour devoir de montrer d’abord ce qui doit être dans ce qui est déjà. Une tâche essentielle incombe à l’auteur. Lui aussi doit cesser d’être la personnalité autocratique qu’il était, lui aussi doit apprendre à faire passer ses propres idées, son originalité propre, après les idées qui vivent dans la psyché de la masse, après les formes triviales qui sont claires et évidentes pour chacun. Lui aussi gagnera à suivre l’exemple du chef politique : de même que celui-ci doit interpréter et prévoir les forces et les tendances de l’évolution des masses et refuser de donner aux travailleurs le goût d’une politique qui leur serait étrangère historiquement et psychologiquement (et que seules de mauvaises habitudes leur rendraient familière), de même l’auteur doit devenir à la fois le point de cristallisation de la volonté de culture prolétarienne, et l’amorce du besoin de connaissance des travailleurs. Erwin Piscator, « Des fondements et des tâches du théâtre prolétarien », Der Gegner, octobre 1920, n°4.

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23. Lettre de Gustav Stresemann au Kronprinz (7 septembre 1925) Voici posée la question de notre entrée dans la Société des Nations. À mon avis, la politique de l'Allemagne a, pour le prochain avenir, trois grands buts. D'abord la solution de la question rhénane dans un sens tolérable pour l'Allemagne et l'assurance de vivre en paix, sans quoi l'Allemagne ne pourra pas recouvrer toutes ses forces. En second lieu, la protection des dix à douze millions d'Allemands qui vivent maintenant sous le joug étranger. Troisièmement, la rectification de nos frontières orientales, reprise de Dantzig, du corridor polonais et modifications du tracé de la frontière de haute Silésie. À plus longue échéance, rattachement de l'Autriche à l'Allemagne, bien que je me rende compte que ce rattachement ne soit pas de nature à n'apporter à l'Allemagne que des avantages, car il compliquera beaucoup le problème de notre organisation. Si nous voulons atteindre ces buts, il faut faire converger vers eux nos efforts. De là le pacte de sécurité qui doit nous assurer la paix, notre frontière ouest étant dorénavant garantie par l'Angleterre et même, si Mussolini se met de la partie, par l'Italie. Ce pacte comportera de notre part un abandon, en ce sens que nous renonçons à un conflit armé avec la France pour reconquérir l'AlsaceLorraine; mais cet abandon n'a qu'un intérêt théorique puisqu'en fait, nous n'avons aucune possibilité de faire la guerre à la France. Entrer dans la SDN ne signifie pas que nous options pour l'Ouest en tournant le dos à l'Est. On ne peut opter que quand on a derrière soi une force militaire. Malheureusement nous ne l'avons pas. Nous ne pouvons, ni être le mercenaire au service de l'Angleterre sur le continent, comme le croient certains, ni nous prêter à une alliance avec la Russie. Chercher les bonnes grâces du bolchevisme me paraît une utopie dangereuse. Si les Russes s'installent à Berlin, ils commenceront par arborer sur le château le drapeau rouge; puisque la Russie souhaite la révolution universelle, elle sera très heureuse d'avoir bolchevisé l'Europe jusqu'à l'Elbe et donnera le reste de l'Allemagne en pâture à la France. Nous sommes d'ailleurs parfaitement prêts à nous entendre sur une autre base avec l'État russe, qui, je crois, n'est pas au bout de son évolution, et nous n'avons pas du tout l'intention de nous vendre à l'Europe occidentale en entrant dans la SDN; c'est un fait au sujet duquel je serais heureux de m'entretenir un jour verbalement avec Votre Altesse impériale. Mais l'essentiel est le premier des points que j'énumérais tout à l'heure, la libération de notre sol, la disparition des troupes d'occupation; il faut tout d'abord que nos étrangleurs lâchent prise; c'est pourquoi la politique allemande devra pour commencer suivre la formule que Metternich, je crois, adoptait en Autriche après 1809 : finasser et se dérober aux grandes décisions. Je demande à Votre Altesse impériale la permission de ne pas en dire plus long dans cette lettre. Je suis naturellement tenu à beaucoup de discrétion. Si Votre Altesse impériale veut me donner l'occasion de l'entretenir à loisir de ces questions, qui vont devenir urgentes, je me tiens volontiers à sa disposition. Les papiers de Stresemann, t. II, Locarno et Genève (1925-1926), Paris, Plon, 1932, p. 114.

24. Stresemann plaide pour l’interdiction du film : « Le cuirassé Potemkine » (1926) Lettre de Stresemann au président du Conseil de Prusse Braun, 21 mai 1926 : Vous insistez dans votre lettre sur ce fait que le film dont il s'agit a été examiné et a obtenu le visa de la Commission supérieure de censure, raison suffisante pour que le gouvernement prussien n'ait aucun motif de prononcer une interdiction. Cet exposé néglige un fait important : comme vous le saviez certainement, la Commission supérieure n'a accordé le visa qu'à une voix de majorité, après que les représentants du ministère de l'Intérieur du Reich et de la Reichswehr eurent fait valoir les graves inconvénients de la représentation de ce film. [...] Le gouvernement prussien n'est pas fondé à prétendre qu'il n'a aucune raison de s'occuper de ce film, la censure s'étant prononcée. En effet, il ne peut ignorer l'opposition de deux ministères, approuvée à l'unanimité par le cabinet du Reich. Si, après avoir vu le film sur l'écran, vous ne vous êtes pas rallié à l'opinion du cabinet du Reich, c'est peut-être, monsieur le Président, parce que vous l'avez vu sans musique, dans une salle où manquait le public habituel. Car il faut se représenter l'action du film sur une foule. On me rapporte de tous côtés que toutes les scènes qui font ressortir la brutalité des officiers provoquent des applaudissements frénétiques et que dans les quartiers ouvriers les spectateurs qui s'abstiennent d'applaudir sont roués de coups, jusqu'à ce qu'ils se lèvent et participent à ces démonstrations. Le film est le moyen de propagande le plus efficace dont on dispose actuellement. Il agit bien plus que des réunions ou des représentations théâtrales, car il s'adresse à des millions de spectateurs. Si en ce moment il n'y a pas de danger immédiat d'émeute, je me demande cependant si cette propagande effrénée, faite pour ébranler l'autorité nécessaire des officiers de la Schupo ou de la Reichswehr, ne pourrait avoir des suites funestes pour l'État. Dans votre lettre, Monsieur le Président, vous avez cru pouvoir affirmer, et je le déplore, que j'ai manifesté des craintes exagérées ; je vous répondrai que gouverner c'est prévoir, qu'indiquer les dangers que va provoquer telle ou telle situation n'est nullement se montrer craintif. Lorsque j'étais chancelier, je me permets de vous le rappeler, j'avais signalé au gouvernement prussien que le 9 novembre 1923 ne se passerait pas sans tentatives d'émeutes révolutionnaires, et à ce moment on me déclara également que mes craintes exagérées me faisaient voir des dangers inexistants. Les Papiers de Stresemann, t. II, Paris, Plon, 1932-1933, p. 274-276.

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25. Message du Président Wilson au Congrès (2 avril 1917) La guerre actuelle de l’Allemagne contre le commerce est une guerre contre l’humanité ; c’est une guerre contre toutes les nations. Des navires américains ont été coulés et des vies américaines ont été perdues dans des circonstances qui nous ont profondément remués. Mais les navires et les citoyens d’autres nations neutres et amies ont été coulés et précipités dans les flots de la même manière. Aucune distinction n’a été faite. Le défi a été lancé à l’humanité tout entière. Chaque nation devra décider pour elle-même comment elle va le relever. Quant à nous, le choix que nous faisons doit être fait avec une modération de jugement et un sangfroid en rapport avec notre caractère et nos dispositions nationales. Il nous faut bannir toute passion. Notre mobile ne sera pas la vengeance ni l’affirmation de la force physique de notre pays, mais seulement la revendication du droit, du droit humain, dont nous ne sommes qu’un des champions. Il y a un choix que nous ne pouvons faire et que nous nous refusons à faire. Nous ne choisirons pas la voie de la soumission et nous ne souffrirons pas que les droits les plus sacrés de notre nation et de notre peuple soient ignorés et violés. Les griefs qui nous obligent à nous mettre en ligne en ce moment, ne sont pas des griefs ordinaires : ils atteignent la source même de la vie humaine. Avec un sentiment profond du caractère solennel, voire tragique, de la démarche que je suis en train de faire et des graves responsabilités qu’elle entraîne, mais obéissant, sans hésitation, à ce que je considère comme mon devoir constitutionnel, je recommande au Congrès de déclarer que la conduite récente du gouvernement impérial allemand n’est, en fait, rien moins que la guerre contre le gouvernement et le peuple des Etats-Unis ; d’accepter officiellement la position de belligérant qui lui est ainsi imposée ; et de prendre des mesures immédiates, non seulement pour mettre le pays dans un état plus complet de défense, mais aussi pour exercer toute sa puissance et employer toutes ses ressources afin d’amener à composition le gouvernement allemand et, par là, de terminer la guerre. Ce que cela implique est clair : cela implique la coopération et l’entente les plus complètes avec les gouvernements actuellement en guerre avec l’Allemagne, et, comme conséquence, l’ouverture à ces gouvernements des crédits financiers les plus larges, de manière à ce que nos ressources puissent, autant que possible, être ajoutées aux leurs. Cela impliquera l’organisation et la mobilisation de toutes les ressources matérielles du pays afin de fournir du matériel de guerre qui servira aux besoins éventuels de la nation, de la manière à la fois la plus abondante et, en même temps, la plus économique et la plus efficace possible. […] La neutralité n’est plus ni possible, ni désirable quand il y va de la paix du monde et de la liberté des peuples. Et la menace pour la paix et la liberté gît dans l’existence de gouvernements autocratiques, soutenus par une force organisée qui est entièrement entre leurs mains et non dans celles de leur peuple. […] Nous sommes aujourd’hui sur le point d’accepter les risques du combat avec cette ennemie naturelle de la liberté, et, si cela est nécessaire, nous consacrerons toute la force de la nation à mettre en échec ses ambitions et à réduire à néant sa puissance. Maintenant que nous voyons les faits, dépouillés de tous les fallacieux motifs dont ils étaient travestis, nous sommes heureux de combattre ainsi pour la paix définitive du monde, pour la libération de tous les peuples, sans en excepter l’Allemagne elle-même, pour les droits des nations, grandes et petites, et pour le droit de tous les hommes à choisir les conditions de leur existence et de leur obédience. La démocratie doit être en sûreté dans le monde. La paix du monde doit être établie sur les fondements éprouvés de la liberté politique. Extraits du message du président Thomas Woodrow Wilson au Congrès américain le 2 avril 1917.

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26. Discours des quatorze points du Président Wilson (8 janvier 1918) « Nous sommes entrés dans cette guerre parce que des violations du droit se sont produites qui nous touchaient au vif, et qui rendaient la vie de notre peuple impossible, à moins qu’elles ne fussent réparées, et que le monde ne fût une fois pour toutes assuré contre leur retour. Ce que nous voulons, c’est que le monde devienne un lieu où tous puissent vivre en sécurité, ... [un lieu sûr] pour toute nation qui désire vivre sa propre vie en toute liberté, décider de ses propres institutions, et être assurée que les autres nations la traitent en toute justice et loyauté, au lieu de se voir exposée à la violence et aux agressions égoïstes de jadis.... C’est donc le programme de paix dans le monde qui constitue notre programme. Et ce programme, le seul que nous croyons possible, est le suivant : 1. Des conventions de paix préparées et conclues publiquement ; par la suite, il n’y aura plus d’accords secrets entre les nations, mais une diplomatie qui procédera toujours franchement et ouvertement, à la vue de tous. 2. Liberté absolue de navigation sur les mers, en dehors de eaux territoriales, aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre, sauf pour les mers auxquelles on pourrait interdire l’accès en partie ou en totalité, à la suite d’une action internationale ayant pour but l’exécution d’accords internationaux. 3. Suppression dans la mesure du possible de toutes les barrières économiques et établissement de conditions commerciales égales entre toutes les nations consentant à la paix et s’associant en vue de son maintien. 4. Échanges de garanties convenables que les armements de chaque pays seront réduits au seuil minimum compatible avec sa sécurité intérieure. 5. Arrangement librement débattu, dans un esprit large et tout à fait impartial, de toutes les revendications coloniales et fondé sur l’observation stricte du principe selon lequel, dans le règlement de toutes les questions de souveraineté, les intérêts des populations intéressées pèseront d’un même poids que les revendications équitables dont il faut déterminer le titre. 6. Évacuation de tous les territoires russes et règlement de toutes questions concernant la Russie en vue d’assurer la meilleure et la plus libre coopération de toutes les autres nations pour accorder à la Russie toute la latitude, sans entrave ni obstacle, de décider en toute indépendance de son développement politique et de son organisation nationale, et pour lui assurer un accueil sincère dans la société des nations libres, sous les institutions qu’elle aura elle-même choisies et, plus qu’un simple accueil, toute aide dont elle aurait besoin et qu’elle désirerait recevoir. 7. La Belgique, tout le monde en conviendra, devra

être évacuée et restaurée, sans aucune tentative visant à restreindre la souveraineté dont elle jouit au même titre que toutes les autres nations libres. Aucun geste isolé ne saurait contribuer autant que celui-ci à rendre aux nations la confiance en des lois qu’elles ont ellesmêmes établies, pour régir leurs relations réciproques. 8. Le territoire français tout entier devra être libéré et les régions envahies devront lui être remises. Le tort causé à la France par la Prusse en 1871 en ce qui concerne l’Alsace-Lorraine et qui a troublé la paix du monde pendant près de cinquante ans devra être réparé afin que la paix puisse de nouveau être assurée dans l’intérêt de tous. 9. Le rétablissement de la frontière italienne devra être effectué conformément aux données clairement reconnaissables du principe des nationalités. 10. Aux peuples de l’Autriche-Hongrie dont nous désirons voir sauvegarder et assurer la place parmi les nations, on devra accorder largement et au plus tôt la possibilité d’un développement autonome. 11. La Roumanie, la Serbie et le Monténégro devront être libérés ; les territoires occupés devront être restaurés. La Serbie devra se voir accorder le libre et sûr accès à la mer et les relations envers les divers États balkaniques devront être définies à l’amiable, sur les conseils des Puissances et en fonction des nationalités établies historiquement. 12. On devra garantir aux régions turques de l’Empire ottoman actuel la souveraineté et la sécurité ; aux autres nations qui se trouvent présentement sous la domination turque, on devra garantir une sécurité absolue de leur existence, et la possibilité pleine et entière de se développer d’une façon autonome, sans aucunement être molestés, devra leur être assurée. Les Dardanelles devront demeurer ouvertes de façon permanente comme passage libre pour les navires et le commerce de toutes les nations, sous la protection de garanties internationales. 13. Un État polonais indépendant devra être établi ; il devra comprendre les territoires habités par les populations indiscutablement polonaises auxquelles on devra assurer le libre accès à la mer ; on devra garantir par un accord international leur indépendance politique et économique aussi bien que leur intégralité territoriale. 14. Il faudra constituer une association générale des nations en vertu de conventions formelles visant à offrir des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégralité territoriale aux grands comme aux petits États. »

Extraits du message du président Thomas Woodrow Wilson au Sénat américain le 8 janvier 1918.

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27. Un réquisitoire contre les « rouges » (1920) Il y a un an, tel un feu de prairie, l’incendie révolutionnaire balayait l’ensemble des institutions américaines chargées du maintien de la loi et de l’ordre. Il s’infiltrait dans la maison de l’ouvrier américain, ses langues brûlantes venaient darder l’autel des églises, partaient à l’assaut du beffroi des écoles, investissaient les recoins les plus intimes des foyers d’Amérique, pour chercher à remplacer les vœux sacrés du mariage par des liens de libertinage, et détruire les fondations de la société. […] Selon les informations en ma possession, le communisme, dans ce pays, consistait en une organisation de milliers d’étrangers, alliés directs de Trotsky. Des étrangers qui avaient le même esprit monstrueux et la même indécence. Il est ressorti qu’ils faisaient miroiter aux yeux des Américains des promesses de chaos et de règne des criminels similaires à celles qu’ils avaient pu faire aux paysans russes. Le Département de la Justice a débusqué jusqu’à 60 000 de ces trotskystes organisés sur le sol des Etats-Unis. C’est sur la base de cette source d’information confidentielle que le gouvernement s’emploie à nettoyer le territoire de pareille saleté étrangère. […] Nos lois concernant la trahison et la rébellion ne s’appliquent pas aux agissements radicaux actuels ; fait néanmoins exception la Section 6 du Code pénal fédéral de 1910, selon laquelle : « Si deux personnes ou plus dans un Etat, Territoire ou tout autre lieu relevant de la juridiction des Etats-Unis s’emploient, par la conspiration, à renverser ou à détruire par la force le gouvernement des Etats-Unis, à entrer en guerre contre les Etats-Unis, à s’opposer par la force à leur autorité, à entraver ou retarder par la violence l’exécution des lois des EtatsUnis, à s’emparer ou à accaparer toute propriété des Etats-Unis, en violation de leur autorité, elles seront chacune condamnées à une amende qui ne devra pas excéder 5 000 $, ou à une peine de prison qui ne devra pas dépasser 6 ans ferme, ou aux deux. » […] Toutes les procédures de déportation mises en œuvre par le Département de la Justice à l’encontre des « rouges » se sont effectuées en collaboration avec le Département du Travail, qui a émis les mandats d’arrêt et de déportation en s’appuyant sur des preuves qui rentrent dans le cadre des conditions prévues par le Code pénal fédéral de 1910. […] L’une des principales motivations des mesures contre les « rouges » actuellement prises par le Département de la Justice est l’espoir que les citoyens américains eux-mêmes se feront nos agents volontaires, dans une grande organisation de défense commune contre la menace de l’agitation de ces étrangers hommes et femmes, qui s’avèrent être payés par Trotsky et Lénine ou prisonniers de l’emprise de leur pouvoir criminel et maléfique. La capture des criminels étrangers qui dans ce pays sont les responsables directs de la diffusion des sales doctrines bolchéviques, a échoué. Cet insuccès n’a fait que renforcer notre détermination à nous débarrasser d’eux. De toute évidence, leurs délits n’étaient pas sans rapport avec nos lois d’immigration, de sorte qu’il a finalement été décidé d’agir sur ce point. […] Ont donc été opérées des déportations sous couvert de cette nouvelle loi qui stipule que : « Section 1 : les étrangers qui sont des anarchistes ; qui croient ou appellent à renverser, par la force ou la violence, le gouvernement des Etats-Unis ou toute forme de loi ; qui rejettent ou contestent toute organisation gouvernementale ; qui demandent ou enseignent l’assassinat des responsables publics ; qui demandent ou enseignent la destruction illégale de la propriété […] se verront refuser l’admission sur le sol des Etats-Unis ». « Section 2 : tout étranger qui, à tout moment après son entrée aux Etats-Unis, se révèlerait ressortissant, qu’il l’ait été au moment de son entrée sur le territoire ou le soit devenu par la suite, à l’une des catégories définies dans la Section 1 de cette loi, sera, sous mandat du Secrétaire au Travail, mis en prison puis déporté dans les conditions prévues par la loi sur l’immigration du 5 février 1917. » Notre détermination à protéger notre gouvernement nous conduit à considérer nos ennemis étrangers avec la plus grande préoccupation. Le déni du droit de rester dans un pays qu’ils ont dénoncé publiquement comme obscurantiste, ne devrait guère constituer une dure épreuve. Ce qui me frappe cependant, c’est la façon de raisonner de ces bolchéviques qui exaltent le gouvernement bolchévique russe et sont si peu enclins à retourner en Russie.

Article signé A. M. Palmer et paru dans le périodique Forum en février 1920

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28. Les Etats-Unis et la Société des Nations (1920)

1. Les Etats-Unis seront seuls à juger s’ils ont rempli toutes leurs obligations internationales et toutes leurs obligations stipulées dans les statuts du « Covenant ». 2. Les Etats-Unis ne s’engagent pas à préserver l’intégrité territoriale ou l’indépendance de quelque nation que ce soit, par l’emploi de leur force militaire ou navale, leurs ressources ou quelque forme que ce soit de discrimination économique, ou à intervenir dans les controverses entre nations […] ou à employer les forces militaires ou navales des Etats-Unis en vertu d’un article quelconque du traité ou pour une cause quelconque, à moins que dans un cas particulier le Congrès […] ne le stipule. 3. Aucun mandat ne sera accepté par les Etats-Unis […] excepté par un acte du Congrès 4. Les Etats-Unis se réservent le droit exclusif de décider quelles questions dépendent de leur juridictioon intérieure et déclarent que toute question politique ou domestique se rapportant entièrement ou en partie à leurs affaires intérieures, incluant l’immigration, le travail, le trafic côtier, les tarifs, le commerce, la suppression du trafic des femmes et des enfants, ainsi que le trafic de l’opium et d’autres drogues dangereuses, et tout autre question domestique sont du seul ressort de la juridiction des Etats-Unis et ne doivent pas, par ce traité, être soumis d’aucune façon à l’arbitrage ou à la considération du Conseil ou de l’Assemblée de la Société des Nations […] 5. Les Etats-Unis ne soumettront à l’arbitrage ou à l’enquête de l’Assemblée, ou du Conseil de la Société des Nations, prévus par ledit traité de paix, aucune question qui, à leur jugement, dépend ou est en relation avec leur politique établie de longue date et communément connue sous le nom de « doctrine de Monroe ; cette doctrine ne peut être interprétée que par les seuls Etats-Unis, en dehors de la juridiction de la Société des Nations […] 8. Pour les Etats-Unis il est entendu que la Commission des réparations ne fera des règlements ou n’interviendra dans les exportations des Etats-Unis vers l’Allemagne, ou de l’Allemagne vers les Etats-Unis, que lorsque ces derniers approuveront ce règlement ou cette intervention par une loi ou par une résolution du Congrès. 9. Les Etats-Unis ne seront pas obligés de contribuer à quelque dépense que ce soit de la Société des Nations […] 10. Aucun plan pour la limitation des armements proposé par le Conseil de la Société des Nations […] ne sera retenu comme liant les Etats-Unis jusqu’à ce qu’il ait été accepté par le Congrès ; et les Etats-Unis se réservent le droit d’augmenter leurs armements sans le consentement du Conseil, dans le cas où ils seraient menacés d’une invasion ou d’une guerre. Résolution rédigée par le Sénateur Henry Cabot Lodge et votée par le Sénat américain le 19 mars 1920.

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29. Le privilège d’être Américain (1924) Ceci est le moment le plus grave de votre vie. De votre propre volonté, vous avez abandonné, en vous conformant à la loi, l'allégeance envers le gouvernement sous lequel vous êtes nés, et vous êtes devenus citoyens des États-Unis. Par là, vous avez acquis, non un droit, mais un privilège. Dorénavant vous ne connaîtrez plus qu'une allégeance, un gouvernement, un drapeau. [ ... ] On dit de notre Amérique qu'elle est le pays de l'opportunité. Durant trois cents ans, elle a offert des chances à ceux qui cherchent à faire leur chemin dans le monde. [ ... ] Notre nombreuse population est faite des enfants de ceux qui ont cherché sur ce continent la liberté et le succès qu'ils se voyaient refuser plus ou moins complètement ailleurs. [ .. . ] En premier lieu, il est de votre devoir d'apprendre à fond la langue anglaise. [ ... ] En second lieu, soyez résolus à connaître la loi et à lui obéir. S'il y a ici des lois imprudentes et injustes, le peuple américain possède les moyens de les changer par des procédés réguliers. Vous n'êtes pas, vous-mêmes, les juges de la loi. Nul de nous ne l'est. La loi est faite par nos législatures locales, d'Etats, ou nationale, et elle nous est appliquée et interprétée par les tribunaux. Toute tentative, ou toute participation à une tentative en vue de violer sciemment la loi ou d'attaquer par la force, ou de renverser les institutions fondamentales de notre pays, est un crime d'une gravité exceptionnelle. Fermez vos oreilles à ceux qui vous convieraient à une semblable entreprise. Troisièmement, cherchez à comprendre les principes et les règles qui régissent le vrai civisme aux États-Unis. Quelle qu'ait été la situation dans le pays d'où vous venez, ici vous ne serez pas le jouet d'un gouvernement quelconque mais le maître de votre propre destinée. Ici, le gouvernement émane de la volonté du peuple, et c'est non seulement le privilège mais le devoir de celui-ci de le plier à cette volonté s'il le peut. La bonne camaraderie, la bienveillance, l'aide mutuelle et le coeur à l'ouvrage sont des éléments essentiels du civisme américain. Nous n'avons pas de place ici pour le paresseux. [ ... ] Quatrièmement, tout en conservant, par tous les moyens qui vous plairont, des relations avec le pays d'où vous êtes venus et avec ceux de votre race ici même, ne vous laissez point enrôler dans quelque groupement de race compact et résistant, opposé aux influences qui feraient de vous un membre parfait de la grande société des citoyens américains. Nous n'avons pas de place ici pour les Américains à trait d'union. [ ... ] Nous vous demandons de devenir américains, bien américains, américains une fois pour toutes. Si vous faites cela, vous serez à l'épreuve de beaucoup de tentations de tourner mal ou de mal faire. Cinquièmement, rappelez-vous qu'étant devenus citoyens américains, vous devez abandonner les animosités et les haines du Vieux Monde. [ ... ] Enfin, l'Amérique ne connaît ni les haines de classes, ni la persécution religieuse. Riches ou pauvres, favorisés ou desservis par la chance, fermiers, ouvriers, commerçants ou professeurs, nous sommes tous des citoyens des États-Unis égaux devant la loi. Il est tout aussi non-américain et malséant de la part du pauvre de haïr le riche, que de la part du riche d'opprimer le pauvre. Nous prospérons et déclinons ensemble. [ ... ] De plus, la liberté religieuse est assurée à chacun de nous par la Constitution des EtatsUnis et quiconque persécuterait, troublerait ou désavantagerait un homme à cause de sa foi ou de ses pratiques religieuses violerait notre loi fondamentale. Partout et toujours tenez-vous au-dessus et à l'écart des haines de classes, au-dessus et à l'écart de la persécution religieuse. Ces conseils ne sont pas difficiles à suivre. Ils sont simples ; ils sont le produit de l'expérience. Vous êtes de grand cœur les bienvenus, ici, parmi nous ; à tous et à chacun de vous nous tendons une main secourable et amicale. Ce que cette haute Cour vient de faire, elle l'a fait en qualité de représentant du gouvernement américain et de la souveraineté nationale américaine. Vous êtes admis au droit de cité des États-Unis par cette Cour, au nom de notre peuple tout entier. Allocution aux nouveaux citoyens naturalisés prononcée le 3 janvier 1924 par Nicholas M. Butler, président de l’Université de Columbia, devant la cour fédérale du district de Brooklyn à New York Cité in : Revue des Sciences politiques, 1929, I, p. 19.

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30. Vers un « monde sans pauvres » ? Deux discours d’Herbert Hoover, candidat républicain à la présidence (1928) 1. Discours radiodiffusé, prononcé au stade de l’université de Stanford – 11 août 1928 Le chômage, avec son corollaire la détresse est en grande partie en train de disparaître. […] Une des plus anciennes et peut-être plus nobles aspirations humaines a été l’abolition de la pauvreté. Par pauvreté, j’entends l’oppression à laquelle sont soumis ceux quii veulent travailler, mais qui souffrent de la sous-alimentation, du froid, de l’ignorance et de la peur de vieillir. En Amérique, aujourd’hui, nous sommes plus près du triomphe final sur la pauvreté qu’aucun autre pays dans l’histoire ne l’a jamais été. L’asile pour les pauvres est en voie de disparition chez nous. Nous n’avons pas encre atteint le but, mais si on nous donne la chance de poursuivre la politique menée ces huit dernières années, nous serons bientôt, avec l’aide de Dieu, en vue du jour où la pauvreté sera bannie de cette nation. Il n’y a pas de meilleure garantie contre la pauvreté que de donner un emploi à chacun. Tel est le premier but de la politique économique que nous préconisons. […] L’idéal, en matière de conjoncture, est d’éliminer ces fluctuations entre l’expansion et la récession qui entraînent avec elles d’un côté le chômage et la banqueroute, de l’autre la spéculation et le gaspillage. Ces oscillations exercent un effet destructueur sur le progrès ; elles sont lourdes de graves difficultés pour tous. Par une politique d’économie dans les dpenses, par des mesures fiscales judicieuses et par des pratiques de financement orthodoxes, le gouvernement peut soulager les affaires bien gérées des charges qui pèsent sur elles, et favoriser la stabilité financière.

2. Discours prononcé à Newark - 17 septembre 1928 Je pourrais mentionner les mesures prises par le gouvernement pour atténuer la violence de ce qu’on appelle le cycle économique. Je veux parler du retour périodique de phases d’expansion, avec leurs faux espoirs, leur gaspillage et leur prodigalité, suivies de temps difficiles avec leur chômage affreux, leurs salaires en baisse, leurs faillites et leurs prix agricoles ruineux. Expansions et récessions se sont succédé d’une manière périodique depuis soixante-quinze ans, quoique moins de la moitié de ces fluctuations se soient produites sous des administrations républicaines, la majorité d’entre elles ayant eu lieu quand les démocrates étaient au pouvoir. […]Les remèdes incluent une meilleure organisation du crédit, une information prospective concernant la demande de produits industriels, le volume à produire, le recours aux travaux publics en période d’activité peu soutenue, et de nombreuses autres méthodes. Grâce à la coopération établie entre les dirigeants de l’industrie, les banquiers et les administrateurs publics, nous avons en grande partie atténué le plus dangereux des désastres qui puisse frapper les chefs de famille. La preuve en est dans le fait que nous avons eu, dans l’industrie et le commerce, une plus longue période de stabilité et une plus grande sécurité de l’emploi qu’à aucune autre époque de notre histoire. Dans mon discours d’acceptation, j’ai présenté notre programme national de travaux publics à venir, y compris le développement de nos ressources hydrauliques, de nos routes et la construction de bâtiments publics. […] J’ai préconisé que, dans la mesure du possible, ces travaux soient effectués de façon à éliminer toute poche de chômage accidentel qui pourrait se présenter. Herbert Hoover, The New Day, Campaign Speeches of Herbert Hoover, 1928, Stanford University Press, Stanford, pp. 15-16, 33-34 et 79-80

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31. Les ouvriers américains dans la 2ème révolution industrielle : l’exemple de Détroit

1. Usine Ford à Highland Park (1918)

Anonyme, L’usine Ford à Highland Park, Detroit, circa 1918. In Olivier Zunz, Naissance de l’Amérique industrielle. Detroit 1880-1920, Paris, Aubier, 1983.

2 . Ouvriers à Détroit en 1928 Je pourrais presque dire que j'ai connu, il y a six ans, alors que je travaillais à Detroit, le point d'ébullition auquel je viens de faire allusion. Detroit est, comme presque toutes les grandes villes américaines — à part les vieilles cités de l'Est — une ville occupant une surface considérable que parcourent des avenues de .vingt ou vingt-cinq kilomètres. La population y est pour ainsi dire étalée, par le fait que ce million d'habitants n'occupe presque que des maisons isolées les unes des autres par des bandes de terrain plus ou moins ornées de gazon et comprenant tout au plus deux ou quatre logements. Il y a tout juste, au centre de la ville, un espace de quelques hectares seulement, où l'on trouve les inévitables gratte-ciel du quartier des affaires, les grands magasins, les cinémas et autres «burlesques». C'est à cette époque qu'on trouvait là des cinémas dans lesquels les films ne cessaient jamais de se dérouler, pas plus que la « chaîne » de Ford ne cessait de déverser jour et nuit son flot de voitures. A toute heure du jour ou de la nuit, l’ouvrier, que l'usine libérait aussi à toute heure, pouvait entrer au spectacle et passer ainsi du travail mécanique à la distraction mécanique. La vie était si occupée que presque tous les ouvriers dormaient dans le tramway. Lorsque je pris pour la première fois l'interminable Baker qui mène à une des portes de Ford, je fus fortement impressionné par l'aspect de l'intérieur de ce tramway, où tous les ouvriers — qui le prenaient presque exclusivement — sommeillaient la tête penchée sur la poitrine. L'imagination remplie des terribles récits que tout le monde a lus sur le fameux « enfer », je pensai que j'étais au milieu d'une foule accablée... Or, après quelques semaines, je me mis à faire comme les autres. J’avais découvert que c'était, au fond, la meilleure manière d'utiliser le temps perdu dans ce long parcours, qui, pour certains de mes voisins, dépassait deux heures. Je note ce détail en passant, car il présente une grande importance pour tant de milliers d'ouvriers, que la concentration des grands établissements industriels oblige, par l'éloignement forcé de leur logement, à perdre tant de temps tous les jours dans les trains ou tramways. Le soir, les rues du centre de la ville étaient bondées d'automobiles, et les trottoirs, comme on dit, si « noirs de monde » qu'il était nécessaire d'y organiser une circulation à droite des piétons, tout comme pour les voitures. Tout était plein. Les restaurants refusaient du monde, et dans les magasins remplis d'une foule grouillante, on ne pouvait se faire servir. Hyacinthe Dubreuil, Les Codes de Roosevelt et les perspectives de la vie sociale, Paris, Grasset, 1934

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3. Les difficultés des ouvriers noirs face au taylorisme chez Ford pendant la guerre (circulaire distribuée par les assistants sociaux noirs dans les usines Ford pour prévenir les ouvriers des exigences de travail) POURQUOI IL ÉCHOUE IL regarde l’horloge Il est toujours en retard Il pose trop de questions Son excuse habituelle est : j'ai oublié Il n'est pas prêt pour la tâche suivante Il n'a pas le cœur au travail Il n'apprend rien de ses gaffes Il se satisfait d'être un éternel second il n'a pas appris que la meilleure part de son 2salaire n'est pas dans son enveloppe de paie : LE SUCCES Note : Si vous n'êtes pas rigoureusement attentif aux détails qui précèdent, vous ne pourrez sans doute pas garder votre travail quand la guerre sera terminée et que la main-d'œuvre étrangère sera de nouveau disponible Conférence de la Ligue Urbaine Nationale, New York, janvier 1918. Cité par Olivier Zunz, Naissance de l’Amérique industrielle, Detroit, 1880-1920, Paris, Aubier, 1983, pp. 281-282

4. Un jugement d’Henry Ford sur les prix et les salaires Mon principe est d'abaisser les prix, d'étendre les opérations et de perfectionner nos voitures. Il faut noter que la réduction du prix vient en première ligne. Je n'ai jamais considéré le coût de fabrication comme quelque chose de fixe. En conséquence, je commence par réduire les prix pour vendre davantage, puis on se met à l'œuvre, et on tâche de s'arranger du nouveau prix. Je ne me préoccupe pas du coût de fabrication. Le nouveau prix oblige le coût de fabrication à descendre. La manière d'agir habituelle, je crois, est d'évaluer le coût de fabrication et de fixer le prix ensuite ; bien que cette méthode soit rationnelle au sens étroit du terme, elle ne l'est pas au sens large ; car, à quoi bon connaître un coût de fabrication, si cela ne sert qu'à vous démontrer qu'il vous sera impossible de fabriquer à un prix permettant de vendre vos articles ? Une des façons de l'apprendre est de fixer un prix de vente assez bas pour forcer tous les services de l'usine à donner le plus haut rendement possible ; l'abaissement du prix oblige chacun à rechercher les moindres profits. Cette contrainte me fait trouver plus d'idées nouvelles, en matière de fabrication et de vente, que n'importe quelle autre méthode moins exigeante. Par bonheur, les gros salaires contribuent à l'abaissement du coût de fabrication, les ouvriers devenant de plus en plus industrieux une fois exempts de préoccupations étrangères à leur travail. La fixation du salaire de la journée de huit heures à cinq dollars fut une des plus belles économies que j'aie jamais faite, mais en le portant à six dollars, j'en fis une plus belle encore. Jusqu'où irons-nous dans cette voie, je n'en sais rien. Je pourrais probablement trouver des hommes qui feraient pour trois dollars par jour le genre de travail que je paie six dollars. Sans me prétendre, plus qu'un autre, en mesure d'établir un calcul exact, la question étant sujette à conjectures, j'estime, au jugé, qu'il me faudrait deux et peut-être trois de ces ouvriers à bas prix pour remplacer chacun de mes ouvriers bien payés. Cela entraînerait plus de machines, plus de force motrice, et un accroissement considérable de confusion et de frais. Les prix de vente fixés par nous nous ont toujours laissé du bénéfice, et de même que je n'imagine pas jusqu'où monteront les salaires, je n’imagine pas davantage jusqu’où tomberont les prix de vente. 11 n’y a donc pas lieu de s’attarder à cette question. Notre tracteur, par exemple, se vendait en premier lieu 756 dollars ; puis 650 ; puis 625 ; et tout récemment nous l'avons diminué de 37 % et mis à 395 dollars. Si nous avons pu faire cet abattement, c'est parce que nous venons juste de commencer à fabriquer en grand les tracteurs. Henry FORD, Ma Vie et mon Œuvre, Paris, Payot, 1925, pp. 167-168

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32. Les partis américains : des machines électorales (1927) Les Américains ont beau être unifiés dans leurs mœurs plus qu’aucun peuple moderne, leur pays néanmoins est si vaste […] que les points de vue ne peuvent être les mêmes sur l’Atlantique et le Pacifique, les Grands Lacs et le Golfe du Mexique. Il est à peu près impossible de formuler un programme commun qui, dans un même parti, satisfasse les divers intérêts régionaux : chacun apporte, à travers des milliers de kilomètres, sa manière de voir et finalement l’on ne réalise guère plus qu’une coalition de sections géographiques. Les démocrates de New York et ceux de La Nouvelle Orléans, les républicains de la Pennsylvanie et ceux du Wisconsin portent la même étiquette, mais on peut se demander à bon droit ce qu’ils ont en commun : ils sont avant tout de l’Est, du Sud ou de l’Ouest. […] Dans la politique fédérale des Etats-Unis, les élus tendent ainsi à faire figure, non seulement de législateurs mais de plénipotentiaires, auprès dune sorte de société des nations. La base véritable des partis demeure locale ; au sein de chacun d’eux subsiste toujours un point de vue de l’Est, du Sud, de l’Ouest, du Pacifique ; et l’on ne peut aller plus loin dans l’unification : c’est trop grand ! Les programmes, dès lors, sont inévitablement ramenés vers un certain dénominateur commun. S’il existe des intérêts ou des aspirations qui débordent ce cadre étroit, on les voit se désolidariser de l’armature insuffisamment souple des politiciens, poursuivre leur but propre, leur idéal en dehors et au-dessus d’eux : la machine est simplement sollicitée de fournir le moyen pratique d’aboutir, comme un outil dont on ne peut se dispenser, rien de plus. On s’adresse donc au parti, à son organisation professionnelle, à son personnel spécialisé, comme on aurait recours à une banque. […] Les apôtres font avec lui des contrats pour la réalisation de leur idéal, mais ils ne lui donnent pas leur âme. Chercher là dans ces conditions soit un idéal politique, soit une tendance de fond, soit un tempérament collectif de militants, c’est poursuivre un objet sans doute inexistant. L’organisation républicaine contient à la fois le conservateur Coolidge et l’insurgent Borah, sans parler du radical La Follette. Les démocrates ne sont pas moins authentiquement représentés par le catholique irlandais Al Smith que par le protestant McAdoo, ami du Ku Klux Klan. Les choses s’éclairent si l’on considère chaque organisation politique comme une coalition disparate d’intérêts variés qui n’ont chance de conquérir le pouvoir qu’en s’associant. A chaque nouvelle campagne on fait la combinaison du moment chaque fois différente. Toute la question est de savoir où l’on placera le centre de gravité du groupement, c’est à dire quelle tendance sera autorisée à parler officiellement en son nom, à se servir de l’arsenal puissant qu’il représente : c’est, entre associés, l’objet de discussions passionnées. Ainsi conçu, le parti peut se comparer à une coquille dans laquelle n’importe quel animal politique est susceptible de se glisser, ou bien à un omnibus dans lequel on monte avec ses bagages. Les malins retiennent des places dans les deux compagnies rivales : ils sont alors sûrs d’arriver. De son côté, le politicien n’accepte pas n’importe quel concours, et ne se charge pas de n’importe quelle commission : avec un réalisme court, mais où l’expérience psychologique est incomparable, il observe le ciel électoral et, impitoyable, écarte tout ce qui pourrait nuire ; il cherche au contraire son mot d’ordre auprès de tout ce qui constitue une influence : tantôt c’est une banque, un chemin de fer, une association de propagande ; tantôt une Eglise bien pensante, dont les membres sont du reste, eux aussi, banquiers ou administrateurs de chemins de fer ; tantôt une colonie d’Italiens ou de Polonais encore à demi-européens. En agissant ainsi, on ne peut nier qu’il ne filtre à sa manière l’opinion : c’est par là que ce parasite joue, lui aussi, son rôle utile dans la nation. On voit que pour trouver l’équivalent de nos partis, ce n’est pas dans les partis américains officiels qu’il faut chercher, mais dans les syndicats d’intérêts et surtout peut-être dans les innombrables associations de propagande : ce sont ces dernières qui représentent le mieux, aux Etats-Unis, ce que nous appelons des courants politiques. Le plus souvent, par exemple, la réalité vivante ne résidera pas dans une opposition affichée des républicains et des démocrates ; car, deux fois sur trois, ces timorés auront écarté les questions brûlantes et se seront concurremment engagés à soutenir les mêmes réformes : ils auront inventé de fausses plates-formes pour éluder la discussion des vraies. Au même moment, les préoccupations spontanées et véritables s’exprimeront au contraire, parallèlement, dans le Ku Klux Klan, l’Anti-Sallon League, la Chambre de commerce américaine, l’American Federation of Labor, les sociétés catholiques de toutes sortes… Voilà le pendant des partis européens, avec une inspiration et une organisation autrement souple et diversifiées, parce que chacun de ces groupements n’a qu’un but, mais le poursuit par mille moyens. André Siegfried, Les Etats-Unis d’aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1927, p. 244-247.

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