La coopération transatlantique dans la lutte anti-corruption Conférence du Juge Renaud Van Ruymbeke, Doyen des juges du pôle financier du Tribunal de Grande Instance de Paris 10 décembre 2013 à l’Institut du monde anglophone, Paris.
Dans son introduction, Renaud Van Ruymbeke souligne que la nature et la portée de la coopération franco-américaine dans la lutte anti-corruption sont largement conditionnées par les spécificités propres aux systèmes juridiques en vigueur dans chacun des deux pays. Le juge d’instruction, qui instruit les dossiers pour le compte de la France, est par exemple une institution très particulière. Créé par Napoléon dans le but de ne pas laisser au seul procureur de la République le pouvoir de la détention, car celui-ci ne présentait pas les mêmes garanties d’indépendance que le juge d’instruction, il n'a pas d'équivalent aux Etats-Unis. Revenant ensuite sur son expérience de travail avec le parquet fédéral des États-Unis, le USDOJ (Department of Justice) sur des affaires de corruption internationale, Renaud Van Ruymbeke indique qu'il a fallu un certain temps aux deux parties pour se comprendre. Il n'est en effet pas facile pour des Américains de comprendre ce qu’est un juge d’instruction : ce n’est ni un « Atttorney », ni un juge, au sens américain du terme (« Judge »). OutreAtlantique, on peut se demander quel est son degré d’indépendance, notamment sur des affaires pouvant impliquer des sociétés américaines. Un Français découvrant la justice américaine peut par ailleurs penser que celle-ci jouit d’une indépendance totale et qu’elle est beaucoup plus performante que la justice française en matière financière. Elle dispose en effet d'un système d’amendes qui se chiffre en centaines de millions de dollars, alors qu’en France il faut des années d’enquête d’instruction pour arriver à une amende d’un montant qui fera, de toute façon, sourire un membre du parquet fédéral américain tellement il lui semblera dérisoire. La justice américaine dispose en outre d’un outil qui est très efficace pour traiter des affaires de corruption, le « plea bargain », c’est-à-dire la possibilité de « négocier » un témoignage. C’est une notion que la culture française rejette parce qu’elle est associée à l’idée d’arrangement (celui qui parle bénéficie d'un allègement de peine ). Cette notion fait progressivement son chemin dans les esprits en France, mais elle y soulève aussi de vives polémiques, d'une part parce que l'égalité de tous les citoyens devant la loi apparaît primordiale et, d'autre part, parce que l'on estime que le procès ne doit pas être évité, le tribunal étant le lieu où l'on peut paradoxalement s’exprimer librement. En France, on ne négocie pas avec la justice et le procès est public, alors que le plea bargain est secret. Une autre différence entre les deux systèmes a bien été mise en évidence par l'affaire Madoff. Bernard Madoff a été condamné à 150 ans de prison parce que la justice américaine additionne les peines, elle n’a pas peur des peines très lourdes. Les sanctions financières à l'encontre des entreprises peuvent aussi être très lourdes et les mettre en grande difficulté. Ainsi, en 2010, la banque américaine Goldman Sachs a été condamnée à payer 550 millions de dollars d'amende. Cela dit, ce montant, qui est à mettre en regard avec les 8,35 milliards de dollars de bénéfices enregistrés par cette banque pour l’année 2010, était en rapport avec sa puissance financière. Dans ce cas, la justice s'est montrée sévère sans toutefois mettre en
péril la survie de Goldman Sachs. En France, y compris dans une affaire de corruption internationale, il était inimaginable jusqu’à une période récente qu'un juge d'instruction puisse négocier l'abandon des poursuites contre une entreprise en échange du paiement par celle-ci d'une amende. Aux États-Unis, on ne négocie pas seulement l’amende mais aussi la peine de prison. Si l’inculpé reconnaît les faits, il aura une peine beaucoup moins lourde. Contrairement à ce qui se passe en France, les Américains cherchent le plus souvent à éviter le procès. Chacun des deux systèmes présente des avantages et inconvénients. La technicité et la transparence sont des points forts du système français, la longueur des enquêtes son point faible. La transparence ne fait pas partie des méthodes américaines, ce qui explique que les partenaires américains des juges d'instruction français ne comprennent pas immédiatement qu’en France, dès qu’une pièce entre dans la procédure, elle n’est plus secrète. OutreAtlantique il existe une phase de l’instruction qui est très secrète, y compris vis-à-vis des avocats. Par ailleurs, en France, je juge d'instruction n'a pas le monopole d'un dossier. Le seul monopole dont il jouisse consiste à mener l'instruction comme il l’entend. Il est libre d’entreprendre toutes les vérifications qu’il estime nécessaires. Il n’a pas à instruire à charge ou à décharge mais à chercher à savoir ce qui s’est vraiment passé : c’est la recherche de la vérité qui importe. On est aussi en présence de deux systèmes différents au niveau de la preuve. En France on est plus dans le culte de l’aveu en matière pénale, alors que le culte de la preuve prévaut plutôt aux Etats-Unis. Nous savons aussi utiliser l’ADN, des prélèvements, des expertises, donc l’aveu n'est pas exclusivement ce qui compte en France. Nous avons aussi des exigences en matière de preuve, et l'on ne défère pas quelqu’un devant un tribunal si l'on n’a pas des éléments qui permettent de penser qu'il puisse être coupable « au-delà de tout doute raisonnable ». Malgré toutes ces différences, il existe entre des États de droit des exigences communes qui rendent la coopération possible et la mise en oeuvre de démarches complémentaires. Ainsi, dans les affaires de corruption internationale, le plea bargain est intéressant car si la justice américaine peut obtenir de quelqu'un qu'il lui livre des informations, cela peut faire avancer le dossier. C'est aussi ce qui se passe en Italie avec les « repentis ». En France, au contraire, personne n’a intérêt à reconnaître des faits pour lesquelles la justice n’apporte pas de preuves, puisque le juge d'instruction ne peut pas promettre qu’il sera tenu compte de cette « aide » apportée à l'instruction. Ceci freine l’avancement de certaines enquêtes qui n’aboutissent pas. En revanche, l’effet pervers de l'outil du plea bargain est que les investigations ne sont parfois pas poussées aussi loin qu'elles auraient pu l'être. Si un accusé est prêt à reconnaître les faits et à payer une amende, ou à aller passer quelques années en prison, la justice américaine ne passera pas des années sur l'enquête. Le plea bargain trouve donc sa limite dans le fait qu'il conduit la justice à se priver de la vérité et à se contenter des aveux de l'accusé. En France, on commence à introduire des règles favorisant les repentis mais on ne va pas au bout de ce processus parce que dans notre culture le repenti est mal vu. Mais ne soyons pas
naïfs au point de croire que toute la lumière puisse être faite sur certains dossiers dès lors que certaines personnes ne « parlent » pas. Les affaires de corruption internationale passent toujours par des intermédiaires. Et dans ce type d’affaires les Américains obtiennent beaucoup plus des résultats que nous. Par ailleurs, les Etats-unis ont adopté la loi FATCA (Foreign Account Tax Compliance Act) qui devrait entrer en vigueur en juillet 2014. Celle-ci prévoit que es banques suisses souhaitant s’installer aux États-Unis devront transmettre de façon automatique au gouvernement américain les informations financières qu'elles détiennent et qui sont susceptibles d'avoir une incidence en matière fiscale. Si cette disposition est réellement appliquée, elle marquera la fin du secret bancaire suisse et mettra un terme au statut de paradis fiscal dont jouit la Suisse. Cela dit, on peut légitimement penser que les paradis fiscaux auront toujours un coup d’avance sur la législation tant qu’il y aura des failles dans la mondialisation. Compte rendu par Martine Azuelos Professeur émérite de l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Déléguée Partenariats de l’Institut des Amériques, membre du Conseil Scientifique de l’Institut des Amériques et Véronica Cozzo, journaliste et réalisatrice pour différentes émissions de télévision depuis 2001. Aujourd'hui en formation professionnelle à l'IHEAL en master 2. Parcours "coopération internationale"