Mémoire Architecture - Thomas De Rossi

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Thomas De Rossi

HABITER LES TOITS Effets sur le patrimoine



Le ciel est, par-dessus le toit, Si bleu, si calme ! Un arbre, par-dessus le toit, Berce sa palme. La cloche, dans le ciel qu’on voit, Doucement tinte. Un oiseau sur l’arbre qu’on voit Chante sa plainte. Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, Simple et tranquille. Cette paisible rumeur-là Vient de la ville. – Qu’as-tu fait, ô toi que voilà Pleurant sans cesse, Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, De ta jeunesse ?

Paul Verlaine Le ciel est, par-dessus…, Sagesse, 1881



Thomas De Rossi

Directrice d’étude : Ozlem Lamontre-Berk

HABITER LES TOITS Effets sur le patrimoine

E0932 Mémoire | Oral le 04.03.21 Année universitaire 2020-2021 Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon



Remerciements

Je remercie Ozlem Lamontre-Berk, ma directrice d’étude de mémoire, de m’avoir supporté et soutenu tout au long de ce processus de recherche parfois un peu laborieux. Je remercie sincèrement Denyse Rodriguez Tomé de m’avoir offert un retour détaillé et précis sur mon travail autant qu’un regard extérieur bienveillant, avant la fin de ce long exercice. Je remercie mes collègues et camarades de m’avoir soutenu et encouragé tout au long de ces deux années, refoulant un découragement parfois palpable. Je remercie de tout mon cœur mes parents, Agnès et Luc De Rossi, pour leur soutien moral indéfectible, pour leur relecture, correction de texte, et regard critique extérieur à la profession. Je remercie Côme Perrot pour le prêt gracieux d’un de ses livres pendant deux longues années, j’espère qu’il ne lui a pas trop manqué ! Thomas De Rossi



Sommaire

Introduction

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I. L’épiderme aérien de la ville dense

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I.1. La naissance du toit, un dispositif protecteur et au-delà I.2. L’édifice, la ville et le monde I.3. Imaginaire collectif et réalité sociétale I.4. Investir les toits aujourd’hui I.5. Patrimoine et ambivalence fondamentale de la ville contemporaine I.6. Planification et paysages urbains aériens I.7. Changement de paradigme

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II. Deux opérations-évènements prospectives

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II.1. Faire bouger les choses : postures et objectifs II.2. L’importance de l’approche urbaine II.3. De l’intensification à la saturation II.4. Une ville composite, synonyme de résilience II.5. L’omniprésence de l’approche éco-énergétique II.6. Une strate invisible préservée : le lieu du repos et de l’imaginaire II.7. Un élan qui s’essouffle

99 107 113 119 127 133 135

Conclusion

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Bibliographie

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Annexes

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Introduction



Habiter les toits

« Les villes sont des lieux de concentration, de densités de personnes et d’usages. Leur urbanité résulte d’un dosage subtil de mixité, de complexité et de fluidité. Ce ne sont pas des entités statiques, elles évoluent au fil du temps. Nous assistons aujourd’hui à un retour à la ville, les habitants doivent y côtoyer travailleurs et flâneurs1. » Champ général. Aujourd’hui plus que jamais, la population mondiale augmente. Selon l’ONU, « deux personnes sur trois habiteront probablement dans des villes ou d’autres centres urbains d’ici 20502 », soit près de 2,5 milliards de néo-citadins. Parallèlement, les conditions climatiques changent. De nombreuses composantes de notre monde sont bouleversées et remettent en question nos certitudes, nos manières de penser ou de vivre. Les sociétés se doivent d’évoluer et ces questionnements se ressentent à travers toutes leurs strates. Nous entendons souvent « il faut sauver la planète », comme un grand slogan revendicateur d’appel à l’aide. Il semble que cette formule 1  Alexander Muhm en discussion avec Patrick Aeby, Jan Perneger et Michel Rollet, dans MUHM Alexander, « La particularité de l’architecture suisse provient de la complexité culturelle du pays », Quartier des Halles, 22 février 2018, [en ligne], consulté le 13 avril 2020, URL : https://quartier-des-halles.ch/particularite-delarchitecture-suisse-provient-de-complexite-culturelle-pays/ 2  ONU, « 2,5 milliards de personnes de plus habiteront dans les villes d’ici 2050 », ONU Infos, 16 mai 2018, [en ligne], consulté le 16 février 2021, URL : https://news. un.org/fr/story/2018/05/1014202

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Habiter les toits cache un élan angoissé des Hommes à vouloir sauver la planète telle que nous la connaissons3. Loin d’une expression incongrue et dotée d’un insolent sens de la démesure, ce n’est pas la planète qu’il faudrait sauver, mais bien l’humanité et l’écosystème exceptionnel qui nous porte. Voulons-nous nous sauver, nous, une espèce animale, certes un peu particulière parmi tant d’autres, mais surtout consciente de sa condition ? Alors il faut certainement s’intéresser à notre environnement si parfaitement adapté à notre vie, aux autres espèces vivantes qui nous sont indispensables. C’est dans cette perspective de durabilité qu’abonde la question de la transition écologique. Et si l’on ramène une telle problématique à notre domaine de compétences, nous pouvons nous demander vers quoi sont voués à évoluer le rôle de l’architecte, l’architecture et l’urbanisme, dans la société de demain. Quel que soit notre métier et quel que soit notre rôle dans la société, nous devons changer petit à petit notre posture comme personne et citoyen. La justification de notre rôle d’architecte passe par la nécessité d’être en phase avec les besoins et les moyens de notre époque, mais aussi par l’expertise d’un champ de compétences particulier et l’originalité d’un regard sur la société. L’essentiel reste de savoir juger et faire les bons choix parmi toutes les composantes d’une architecture contemporaine complexe pour ne pas sombrer dans un extrémisme absurde et mécanique. Étonnamment, nous remarquons très vite une forte divergence dans les solutions proposées pour l’urbanisme du futur. D’un côté un retour à la campagne souvent amalgamé à un retour à la nature ; de l’autre une densification des villes déjà denses, en luttant contre l’étalement urbain et l’artificialisation des terres. Si la première solution semble peu durable au vu de la forte croissance démographique contemporaine, je m’avance plutôt à titre personnel vers la seconde proposition. Pourtant, je crois que les deux options apparemment contradictoires ne sont pas totalement incompatibles. Reste en revanche la grande question des transports, et de l’éloignement des territoires ruraux. C’est justement pour cela que plutôt que de s’étaler entre les villes il faut densifier les villes, qui profitent chacune à leur échelle de territoires ruraux. Les petits villages doivent être autant investis proportionnellement que les 3  Voir le texte original rédigé par l’auteur en annexe.

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Introduction grandes métropoles. Avec une forme d’autonomie locale qui n’interdit pas les échanges et la connexion. Je ne pense pas que la densification pour la densification soit une solution en tant que telle. Même si elle est nécessaire, je vois plutôt une évolution de la pratique des villes et une résilience de ces dernières bien plus importante. L’investissement humain des toits -c’est ici le sujet central- pourrait être une proposition dans cette nouvelle dynamique urbaine. Pour moi, la ville est avant tout synonyme de solidarité. Il faut retrouver cela. Se rassembler pour que la vie soit plus facile sans pour autant nier la nature dont nous faisons partie. Je vois une ville dense, solidaire, à échelle humaine, qui tente à la fois d’être plus performante énergétiquement et plus adaptée aux besoins d’un humain attentif à sa nature. J’imagine une architecture entièrement partie prenante de l’urbanisme -urbanisme grande échelle de l’architecture, comme le mobilier peut en être une plus petite échelle. J’imagine un travail du paysage. Car oui, la ville est un paysage, et il doit être qualitatif pour être apprécié. L’importance des espaces publics comme lieux de rencontre et de solidarité est prépondérante. Celle des espaces extérieurs comme extension de l’habitat et comme lien avec la nature l’est tout autant, dans un souci de perception du temps et des cycles. Dans l’idée d’une ville dense de qualité, il me semble essentiel de tenter de faire la ville sur la ville et de travailler avec l’existant. Nous devons repenser les conditions de vie d’une maison individuelle dans un environnement urbain plutôt tourné vers le logement collectif. Compliqué de rassembler tous les avantages exhaustivement sans avoir un inconvénient de plus. En revanche, la petite diminution de qualité due aux contraintes de la ville doit être compensée, voire dépassée par de nouveaux avantages directement issus de ces particularités urbaines qui participent au confort et à la qualité de vie des néo-citadins. Si l’on perd de la surface de jardin ou d’appartement, on gagne une proximité avec les services, le travail, les loisirs, on annexe l’espace public, on renforce la sociabilisation... Ici apparaît le besoin de réussir des ambiances de vie dans cette ville plus dense où le ressenti de chacun est si important. La ville est la solution seulement si elle prend véritablement en compte l’humain. Avant de devenir une machine parfois hors de contrôle avec ses 13


Habiter les toits dérives néfastes, la ville est un lieu de solidarité, où les humains se rassemblent pour mieux survivre. En résultent des lieux de densité offrant des perspectives prospères et une multitude d’avantages. Les villes semblent être aujourd’hui les lieux les plus à même d’accueillir les populations nombreuses. Ainsi, nous pouvons imaginer que les villes vont concentrer dans les années à venir de plus en plus de monde et le risque de saturation existe. Les villes françaises, qui possèdent un tissu particulier développé au fil de longs siècles d’évolutions, ont bien souvent peu de marge d’expansion. Alors les couches de la société s’entassent, tendant vers une compacité aussi laborieuse qu’étouffante. La proposition de densification de la ville sur la ville pose forcément question. Comment densifier une densité déjà existante ? La principale idée est la recherche d’une densité intelligente, d’un mécanisme qui apporte de la qualité par la densification, synonyme de durabilité. L’un des problèmes de la densification inexorable des villes -pourtant nécessaire face à la croissance démographique incessante et contre l’étalement urbain- est la rupture totale du lien avec la nature. Bien souvent, par la ville l’humain s’extrait de la nature, même si la ville en elle-même constitue un environnement et un écosystème. Le rêve que nous pouvons faire est que la ville cesse de repousser la nature et qu’elle se confonde avec4. La strate supérieure de la ville, composée des toits, semble intéressante sous de nombreux aspects. Elle représente à elle seule un territoire -certes artificiel- quasiment exempt de tout investissement humain. D’immenses surfaces libres, extension verticale privilégiée de la ville d’en bas. Au-delà du « foncier aérien disponible », les toits des grandes villes rassemblent souvent nombre de qualités désormais plus rares au sol et cristallisent un imaginaire florissant dans l’esprit des gens. Problématique de recherche. La question des toits invite à requestionner la place de l’humain dans la ville. Par essence, l’humain évolue près du sol. Mais que ce soit en 4  CARPENTIER Jean-Noël, Ville végétale, ville écolo. Quand nous végétaliserons enfin nos villes, Alma Editeur, 2019

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Introduction grimpant dans les arbres ou en élevant des gratte-ciels, il n’a de cesse de chercher une troisième dimension à son environnement. Seulement, dans la ville cette troisième dimension a souvent tendance à se limiter à des flux verticaux parallèles directement liés au sol. L’urbanisme sur dalle a bien tenté cette approche à l’échelle des flux horizontaux mais n’a jamais pu les décoller vraiment du sol, les surélevant simplement. Pourtant il serait intéressant de considérer le relief du bâti et des infrastructures citadines comme un environnement riche en espaces et en connexions, permettant d’étendre nos activités et notre présence aux quatre coins d’un paysage urbain complexe. Aujourd’hui les toits sont majoritairement dévolus à un usage technique, en façade aveugle protectrice et inaccessible. Mais de nouvelles préoccupations pourraient en faire le cœur des dynamiques architecturales et urbanistiques actuelles, au service de tous. Nous ne parlons pas ici forcément d’investir dans la surélévation ou la construction de grande hauteur. Mais bien d’étendre les différentes strates de la ville à sa couche physique supérieure. C’est d’ailleurs l’occasion de recomposer un paysage urbain accueillant et de découvrir l’existant vu d’en haut. C’est aussi une belle opportunité de donner de l’importance aux lieux qui font respirer une agglomération dense, et de re-développer la gradation d’espaces qui donne à la ville une déambulation douce et un confort rassurant. Et donc une nécessité apparente de mélanger espaces privés, collectifs, partagés, publics. « De tout temps, l’Homme a cherché à monter sur son toit5. », écrit Le Corbusier dans sa Théorie du toit-jardin. Cependant, l’époque y est particulièrement propice. En effet, les toits des villes possèdent tout ce qui manque aux citadins : du calme, de l’air, de l’espace, un horizon, des vues. Les toits cristallisent beaucoup d’intérêt dans nos villes contemporaines puisqu’ils représentent un des rares territoires nonexploités. Lorsque la ville près du sol peut apparaître sale, bruyante, saturée, ses plus hautes strates sont une bouffée d’air nouveau, plus près de l’infini du ciel et de la vérité réconfortante des éléments. Le toit représente un potentiel de captation d’énergie, du solaire à l’éolien, ou un point d’ancrage d’une biodiversité perdue. Mais surtout il s’avère 5  LE CORBUSIER, cité dans DARMON Olivier, Habiter les toits, Alternatives, 2018, p. 7

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Habiter les toits attirer l’Homme, quelque soit sa motivation. Là où l’on peut discerner un potentiel de lieu de réunion et d’échange propice aux relations sociales « dans une société qui devient de plus en plus individualiste et autiste6 », le toit apparaît également comme un lieu d’intimité et de refuge. « Tout le monde veut être sur le toit, mais il n’y en a qu’un7. » Est-ce qu’habiter les toits doit être une norme ou une exception ? Est-ce une forme de ségrégation si cela n’est pas accessible à tous ? Construire, surélever, installer des ribambelles de logements dans les nuages n’est pas forcément la piste privilégiée ici. Habiter les toits peut se décliner à différents degrés et relever de l’aménagement de lieux de vie, de rencontre, en honnête prolongement de la ville dans beaucoup de ses aspects. L’épiderme aérien de la ville constitue un véritable paysage à lui tout seul, et les toiturophiles ou autres amateurs de rooftopping le savent bien, lorsque vous êtes là-haut un spectacle unique de la ville s’offre à vous, discret privilégié de l’envers du décor. « Lorsqu’on se promène dans les rues, on n’est pas conscients de ce qui se passe sur les toits8 », entend-on de la part d’un Tokyoïte. Être sur les toits c’est faire l’expérience de la ville autrement. C’est trouver un décalage avec le monde et s’en émerveiller. Alors tout un imaginaire se construit, tout une poésie émerge. Voir ce que les autres ne voient pas. Aller là où les autres ne vont pas. La symbolique d’être au sommet de la ville est immense et grisante. Dominer la foule, se sentir plus important, ou plus omniscient, ou bien simplement plus libre. « Sur un toit on se sent libre […], avoir vue sur le ciel c’est magnifique9 ». Dans un documentaire d’Arte, il est dit que « l’accessibilité et la plus large utilisation des toits rendra la ville plus agréable à vivre10 ». Mais un doute peut s’immiscer ; si tout le monde y accède désormais, le toit ne perd-il pas certains de ses avantages ? 6  LEFEBVRE Xavier et DOMMEL Denis, Sur les toits des villes : Barcelone, ARTE G.E.I.E, GEDEON PROGRAMMES, NHK, 43 mn., 2016 7  Ibid. 8  LEFEBVRE Xavier et DOMMEL Denis, Sur les toits des villes : Tokyo, ARTE G.E.I.E, GEDEON PROGRAMMES, NHK, 43 mn., 2016 9  Ibid. 10  LEFEBVRE Xavier et DOMMEL Denis, Sur les toits des villes : New York, ARTE G.E.I.E, GEDEON PROGRAMMES, NHK, 43 mn., 2016

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Introduction Au-delà de leurs usages ou de la poésie qu’ils dégagent, les toits sont les vestiges de plusieurs époques superposées, entremêlées. Les toits de Rome, par exemple, sont les reflets de plus de trois mille ans d’histoire. Pour voir le vrai visage de la capitale italienne, il faut prendre de la hauteur. C’est aussi en prenant de la hauteur que l’on peut retrouver le charme, le calme et la beauté de Rome. « Être sur les toits c’est avoir l’impression de vivre dans l’Histoire et de continuer à l’écrire, en dialoguant avec tout ce qui a été construit avant nous11. » Ainsi le rapport à l’Histoire et au patrimoine est un enjeu de taille et place au cœur du sujet la question de l’intervention sur l’existant. La ville n’est pas le résultat d’un projet, mais bien le cadre complexe et permanent de projets successifs. Alors il faut se demander quelle est la place de notre intervention dans ce renouvellement incessant qui traverse les époques. Interventions qui modifient complètement et incontestablement le paysage de la ville et sa skyline, son horizon. La ville est vouée à évoluer, muter. Comme un organisme vivant, voire comme un écosystème, elle s’adapte aux besoins des habitants, s’étire, se contracte, se renouvelle. Comme un système organique qui utilise son patrimoine comme support de son présent et terreau de son futur. Il paraît donc défendable de transformer cette cinquième façade. Mais certaines étendues de toitures ont beaucoup de valeur, notamment historique et patrimoniale, elles incarnent parfois même l’identité d’un lieu. La question est épineuse et les agissements de la ville de Paris notamment ces dernières années en témoignent ; entre recensement des fonciers aériens utilisables12, incitation à la surélévation13, puis protection des toits de Paris comme patrimoine14. Cette question sensible de rapport au patrimoine interroge la manière de réglementer l’intervention sur les toits. 11  AÏT-HABBOUCHE Morad, Sur les toits de Rome, France 5, 2018 12  Étude et travail d’évaluation du potentiel de surélévation des toits de Paris par l’Atelier Parisien d’Urbanisme (Apur) en 2016 ; Étude Le Foncier de Paris peut-il être aérien ?, réalisée par Michel Cantal-Dupart, président d’honneur de l’Association du Développement du Foncier Aérien (ADFA) en 2010 13  Loi Alur, mars 2014 14  Projet de classement du savoir-faire des couvreurs zingueurs parisiens au patrimoine mondial immatériel de l’UNESCO depuis 2014 ; Projet de classement des toits de Paris au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2015

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Habiter les toits Comment habiter la strate supérieure des villes françaises dans un processus de qualification de la densité ? Comment investir les toits existants en préservant un patrimoine aux valeurs multiples, historiques et identitaires ? Quel impact patrimonial l’acte d’habiter les toits a-t-il sur la ville ? Comment faire avec ce qui s’est passé et comment laisser de la place à ce qui se passera ? En quoi l’acte de faire la ville sur la ville, dans une démarche de renouvellement et d’évolution, est-il un moyen de promouvoir la résilience et la durabilité de la ville à travers ses toits ? Habiter les toits doit-il rester une pratique ponctuelle bien que de plus en plus récurrente ? Ou l’intervention sur l’épiderme aérien de la ville contemporaine peut-elle devenir un mode de planification urbaine plus global ? Etat de l’art. Bien que le sujet des toits semble extrêmement large et ancien, il est étonnant de découvrir qu’il n’a que très peu été saisi par des chercheurs ou des penseurs. A l’heure actuelle, la majorité des ouvrages publiés traitant de l’investissement humain des toits ont des airs de grands catalogues hétérogènes des réalisations ponctuelles de praticiens célèbres ou ingénieux, et ne caressent qu’en surface des problématiques rendues simplistes par un effet de mode, à l’image du livre Habiter les toits15 d’Olivier Darmon. L’attrait économique de la surélévation est relayé par la presse généraliste, qui, se prenant d’intérêt pour cette manière originale de construire dans les villes denses, participe à entretenir un phénomène de mode, multipliant les articles élogieux envers de petits projets de particuliers bien décidés à se ménager un petit coin de paradis dans le ciel de Paris, ou tout autre capitale européenne. Les travaux existants s’intéressent souvent à une approche internationale, très large, et les sujets étudiés s’étendent du toit végétalisé aux gratte-ciels de la mondialisation. Il est intéressant de 15  DARMON Olivier, Habiter les toits, op. cit.

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Introduction relever que peu d’ouvrages proposent une réflexion sur la diversité des toits souvent à pentes dans les centres anciens européens. Ce qui nous intéresse ici, c’est l’utilisation des toits dans les villes denses françaises. Il est tout de même intéressant de noter qu’un nombre assez conséquent de mémoires et de projets de fin d’étude développés dans les écoles d’architectures se saisissent du toit comme d’un territoire regorgeant de potentialités et de mystères, témoignant d’un intérêt grandissant des jeunes générations d’architectes pour la strate supérieure de la ville. En revanche, comme évoqué précédemment, il est extrêmement difficile de dénicher des articles scientifiques et des rapports de recherche traitant de la question des toits, toitures, foncier aérien des villes, encore plus lorsqu’il s’agit d’évoquer un investissement humain de ces territoires originaux voire une notion d’habiter. Même la surélévation -dimension concrète bien qu’un peu réductrice de l’investissement des toits- qui connaît un regain d’intérêt depuis quelques années et fait l’objet de reportages, d’un développement de la pratique professionnelles spécialisée et réussit à se frayer un chemin jusqu’aux colloques, peine à obtenir un véritable étaiement théorique et le développement d’une pensée construite, référencée et globale. Ainsi, la question centrale du rapport à l’existant, de la valeur patrimoniale de certains toits, ou encore de l’impact sur un paysage urbain de la transformations des toitures parfois visibles depuis l’espace public reste bien souvent en suspens, conjuguant l’absence de développement de postures marquées et la lenteur des évolutions juridiques et législatives, proposant un quasi-vide réglementaire et de connaissances. Une des principales références scientifiques sur laquelle m’appuyer est la publication scientifique de l’UQAM : L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – “Learning from” Chicago, Montréal, Paris16. Il s’agit d’une recherche très large et très complète, qui présente plusieurs aspects et couvre plusieurs disciplines. Surtout, elle s’est étalée sur plusieurs années et a bénéficié d’un budget et de 16  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, UQAM, 2014

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Habiter les toits moyens considérables. Elle croise les points de vues d’experts à travers le monde et s’appuie elle-même sur le travail de plusieurs laboratoires, les apports de nombreux articles scientifiques publiés à l’occasion et les résultats de colloques ou appels à idées proposés pendant la durée du groupe de recherche. Une trentaine de personnes ont été mobilisées sur ce rapport de recherche : architectes, biologistes, sociologues, géographes, ingénieurs, politiques, et fonctionnaires municipaux entre autres. Parmi les évènements intégrés au calendrier de ce groupe de recherche, nous pouvons citer tout particulièrement le colloque « Toit sur toit » coordonné par Sabri Bendimérad, Philippe Simon et Léa Mosconi du laboratoire ACS XIXe-XXIe siècles (CNRS/MCC n° 3329) en 2014, et organisé par l’ENSA Paris-Malaquais. Des contributions plus humbles existent tout de même telles que les mémoires d’Agathe Rio17, Manon Jeanjean18, Damien Luet19 ou encore Laura Vallée20. Corpus. Les toits plats de certaines grandes villes étrangères (rooftops) et ceux des villes denses françaises avec une grande diversité de toitures et de pentes ne rencontrent pas les mêmes problématiques. C’est sur les villes denses françaises que nous nous concentrerons, en nous appuyant notamment sur les cas de Paris et Bordeaux, au travers de deux opérations-évènements récentes. La première, l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux », s’est tenue en 2014, dans le cadre de la Biennale Bordelaise d’Architecture AGORA, sous la houlette de Anne-Laure Moniot, responsable de l’appel à idées, et Youssef Tohmé, architecte commissaire de l’exposition. L’objet de cet 17  RIO Agathe, De la ville verticale à la « ville toit », mémoire de master en architecture, ENSAB, 2019 18  JEANJEAN Manon, Les usages de la cinquième façade de la ville pour l’agriculture, mémoire de master en urbanisme, Institut d’urbanisme de Lyon, 2017 19  LUET Damien, Habiter le toit en pente, mémoire de master en architecture, ENSAN, 2016 20  VALLÉE Laura, Le toit, de multiples utilisations, mémoire de master en architecture, ENSAPVS, 2018

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Introduction appel à idées -dont Francesco Bandarin fut le président- est de réfléchir sur « la réutilisation, ou la meilleure utilisation, de ces espaces de grand intérêt que sont les toits d’une ville ancienne21 ». « Comment concevoir ces transformations sans porter atteinte à la qualité patrimoniale des architectures et des ensembles urbains de Bordeaux inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO22 ? » Comment améliorer la qualité de vie dans le centre-ville ? Le projet lauréat s’appuie sur un îlot existant. Il s’agit d’une somme de micro-projets qui dessinent une nouvelle topographie des usages, une mixité programmatique, fonctionnelle, un traitement à la fois privé, collectif et public. La seconde opération-évènement est un colloque, intitulé « Toit sur toit » et organisé par l’ENSA Paris-Malaquais et le laboratoire ACS XIXe-XXIe siècles en 2014 également. Coordonné par Sabri Bendimérad, Philippe Simon et Léa Mosconi, il est issu des réflexions portées par la recherche L’épiderme aérien des villes au regard de la question de l’énergie et des modes de vie : prospective des formes et des stratégies architecturales et urbaines. “Learning from” Chicago, Montréal, Paris23, et anime un débat architectural et politique autour de la surélévation à Paris, interrogeant les potentialités des toits. Méthode. La méthode suivie s’articule en deux temps. D’abord, une recherche et une analyse bibliographique au travers des quelques travaux identifiés et d’ouvrages complémentaires cherche à faire émerger les enjeux de l’investissement des toits, connecter et croiser des connaissances pour proposer une nouvelle vision synthétique mais fertile du sujet. Puis, l’analyse des deux opérations-évènements présentées dans le corpus tente de répondre à certaines questions essentielles pour faire ressortir de cette matière les amorces de réponses et les nouvelles problématiques. Comment ces matériaux questionnent-ils le sujet ? Comment tentent-ils de faire avancer les réflexions ? Cette démarche 21  BIENNALE BORDELAISE D’ARCHITECTURE, citée dans DARMON Olivier, Habiter les toits, op. cit., p. 153 22  Ibid. 23  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit.

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Habiter les toits prospective permet de nommer des concepts, de proposer des solutions qui vont constituer une constellation d’expériences et de connaissances qu’il est utile de mettre en parallèle puis en perspective, dans une synthèse réflexive. Les deux éléments de corpus, l’un plus théorique et l’autre plus pratique, se complètent parfaitement dans leur approche du sujet de l’investissement humain des toits et nécessitent une méthode un peu différente. Pour autant, la mise en relation et la confrontation des tendances extraites de chacun des évènements est essentielle. En outre, l’étude des notions brassées lors du colloque et de l’appel à idées permet un regard critique quant à l’apport de matière neuve de ces travaux au sujet. L’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux », plus pratique et concret, permet une compilation de données extraites de tout ou partie des 85 planches de rendu des projets participants. Il offre, au travers de la compréhension de leurs contextes, de leurs qualités, de leurs limites et des enjeux qu’elles abordent, de classer les propositions selon divers critères, produire des statistiques, et dégager des tendances ou au contraire des singularités, foisonnement éclectique qui écarterait alors les perspectives de planification, justifiant l’intervention au cas par cas. Le colloque « Toit sur toit », plus théorique, est tout de même complété par une exposition et alimenté par quelques propositions de projets réalisés pour l’occasion comme supports de réflexion. Il sont comparés aux réponses de l’appel à idées de Bordeaux, et nous pouvons dès à présent avancer que les concepteurs contribuant à ces deux évènements abordent le sujet dans un même élan, avec des postures proches témoins d’une époque et de tissus urbains relativement similaires entre les cœurs de Paris et Bordeaux. Le colloque a tout de même cela de plus ou de différent de l’appel à idées qu’il est organisé et animé par des chercheurs engageant des réflexions plus théoriques. Le but est ici d’amener un regard critique et synthétique sur les questionnements soulevés. Ce colloque sera mis en perspective avec le rapport de recherche très complet L’épiderme aérien des villes -présenté précédemment- dont il est issu. Il invoque des solutions revendiquant une portée urbanistique et sociétale, qui bien plus que les projets ponctuels de l’appel à idée invitent à une nouvelle vision globale de la ville, intégrant des dimensions complexes et multidisciplinaires 22


Introduction notamment à propos de transition éco-énergétique et de durabilité de la densité. Comprendre la diversité d’opinions et de positionnements permet de tirer de grandes tendances ou de chercher l’hypothétique mais peu probable existence d’un consensus parmi les spécialistes. Ce mémoire est constitué de deux grandes parties. La première partie intitulée « L’épiderme aérien de la ville dense » introduit les notions étudiées. Elle raconte d’abord succinctement la naissance du concept de toit, les besoins primaires de l’Homme à s’abriter et se protéger des éléments, à adapter progressivement son environnement, puis à finalement monter sur la toiture, faisant d’elle bien plus qu’un abri, et développant de nouveaux usages. Le concept de toit manipule plusieurs échelles et plusieurs dimensions, de l’édifice à la ville, et constitue également un objet physique et symbolique crucial dans le rapport de l’Homme au monde, mêlant imaginaire collectif et réalité sociétale. Puis cette première partie aborde le projet architectural et urbanistique, appliqué à l’existant, et explore les enjeux, les moyens et les effets de l’investissement des toits, particulièrement au travers du prisme du patrimoine, cherchant les limites et les responsabilités d’un tel interventionnisme. Elle met en exergue la transformation progressive du paysage aérien et la mutabilité de la ville, à la recherche d’une résilience urbaine sûrement garante de notre futur sur Terre. La seconde partie nommée « Deux opérations prospectives » dépasse les recherches purement bibliographiques pour analyser le corpus constitué des deux opérations-évènements, l’appel à idée « Habiter les toits de Bordeaux » et le colloque « Toit sur toit ». Elle constitue un regard critique sur l’approche développée par ces travaux en 2014, à une période charnière des préoccupations se rapportant aux toits, et questionne leur apport concret au sujet. Ces analyses amènent des démarches prospectives d’intervention sur l’existant et poussent vers une nouvelle conceptualisation des toits des villes, entre lieux de vie et potentiels de densification. Elles dégagent des tendances d’avenir qui montrent l’importance de l’approche à l’échelle urbaine ou de l’intensification des tissus opposée à une densification néfaste. Elles mettent en exergue les limites de l’omniprésence d’une démarche écoénergétique avant de souligner la temporalité lente et contemplative de cette strate aérienne invisible. 23



I. L’épiderme aérien de la ville dense



I.1. La naissance du toit, dispositif protecteur et au-delà

« Habiter les toits provient de l’apport immémorial de l’architecture vernaculaire [...]24. » Si les toits du monde sont investis de multiples manières au fil de l’Histoire, des médinas arabes aux rooftops new yorkais, il ne faut cependant pas oublier qu’à l’origine l’Homme ne construit pas des toitures pour grimper dessus. Le premier geste édificateur a pour but de ménager un abri, dont le mythe feint encore d’ignorer la forme originelle. Replongeons brièvement au cœur d’un quotidien préhistorique, lorsque nos lointains ancêtres n’ont alors d’autres préoccupations que la survie de leur espèce, battue par les éléments. Le toit et l’abri : enjeu primitif. Le premier abri de l’Homme constitue un grand débat chez les historiens, balançant depuis longtemps entre les figures de la grotte et de la cabane. Il est d’ailleurs étroitement lié à une autre question épineuse : à partir de quand l’Homme a-t-il fait de l’architecture ? Si elle peut paraître relativement éloignée de nos préoccupations, cette éternelle question explique tout de même l’importance que l’on accorde à ce qui sera appelé l’abri originel. Le critère de forme volontairement édifiée selon des principes géométriques rigoureux est avancé par Olivier Keller pour parler d’architecture, repoussant son apparition au Mésolithique. Il explique que les cabanes des chasseurs-cueilleurs ne constituent qu’un abri construit « autour et au-dessus de soi, avec des 24  DARMON Olivier, Habiter les toits, op. cit., p. 7

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Habiter les toits adaptations diverses dues aux particularités du lieu, ne [produisant] des formes que spontanément [...] comme le nid de l’oiseau ou du chimpanzé25 ». Mais les premières constructions de l’Homme laissent présager les prémices d’un art de construire fécond et innovant. Thomas Renard, lui, affirme que « l’histoire de l’architecture débute au moment où les hommes préhistoriques eurent pour la première fois l’idée de bâtir des cabanes26 ». Il s’appuie sur les propos de Vitruve dans les dix livres du traité De l’architecture et explique que selon l’architecte romain la figure de la cabane primitive est intimement liée au « besoin élémentaire de se protéger des intempéries27 ». En réalité, au-delà des préoccupations théoriques et métaphoriques, la cabane ou la grotte semblent longtemps avoir été deux options équivalentes, simultanément exploitées selon les conditions offertes par l’environnement d’accueil. Parmi les animaux de la création, certains cherchent un abri, d’autres le construisent, et l’humain alterne entre les deux possibilités. De fait, il est vrai que lorsque l’Homme n’a pas l’opportunité d’investir une grotte préexistante creusée dans la roche, ce qui est fréquent selon les lieux géographiques, il n’a d’autres solutions que de bâtir rudimentairement un abri avec les matériaux qu’il trouve autour de lui. Ainsi, la naissance du toit est très étroitement liée à la recherche d’abri de l’Homme et correspond à ses premières constructions primitives. Le toit est nécessaire à l’Homme pour adapter un environnement qui lui est parfois hostile. Il endosse là instantanément son rôle d’abri protecteur de première nécessité : se protéger des éléments. Il ménage rapidement un intérieur et un extérieur, plus ou moins distincts, et fait le lien entre l’Homme et son milieu. Nous noterons d’ailleurs qu’en même temps que le développement de toits performants, l’humain s’attarde à mettre en place un sol qui le détache par le bas de son environnement naturel, 25  KELLER Olivier, Une archéologie de la géométrie. Peuples paysans sans écriture et premières civilisations, Vuibert, 2006, p. 44 26  RENARD Thomas, « Le mythe de la cabane ou l’origine primitive de l’architecture », 303 arts, recherches, créations, [en ligne], no. 141, mai 2016, p.15, URL : https://www.researchgate.net/publication/319123338_Le_mythe_de_la_ cabane_ou_l%27origine_primitive_de_l%27architecture_303_arts_recherches_ creations_N_141_mai_2016 27  Ibid.

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L’épiderme aérien de la ville dense par le biais de pavages très fréquents (galets, plaques rocheuses). Pour survivre, il doit être capable de s’isoler du milieu, non de s’en affranchir mais de s’en protéger. L’abri et le toit ont une action d’interface, de filtre, qui donne une maîtrise des échanges. Après la découverte du feu, qui mène les Hommes à se regrouper pour faire société, et le développement d’un langage commun, Vitruve attribue à ces êtres-là la réalisation des premiers abris, grâce à l’habileté de leurs mains articulées. Le paragraphe qui suit est extrait du traité en dix livres de Vitruve De l’architecture. Il s’agit d’une transcription d’un passage du premier chapitre du Livre II intitulé : « De la manière de vivre des premiers hommes ; des commencements de la société humaine ; des premières constructions et de leurs développements ». Il y décrit plus précisément les premiers abris de l’Homme. « Ce fut donc la découverte du feu qui amena les hommes à se réunir, à faire société entre eux, à vivre ensemble, à habiter dans un même lieu. Doués d’ailleurs de plusieurs avantages que la nature avait refusés aux autres animaux, ils purent marcher droits et la tête levée, contempler le magnifique spectacle de la terre et des cieux, et, à l’aide de leurs mains si bien articulées, faire toutes choses avec facilité : aussi commencèrent-ils les uns à construire des huttes de feuillage, les autres à creuser des cavernes au pied des montagnes ; quelquesuns, à l’imitation de l’hirondelle qu’ils voyaient se construire des nids, façonnèrent avec de l’argile et de petites branches d’arbres des retraites qui purent leur servir d’abri. Chacun examinait avec soin l’ouvrage de son voisin, et perfectionnait son propre travail par les idées qu’il y puisait, et les cabanes devenaient de jour en jour plus habitables28. » 28  APFELBAUM Laurence, « Vitruve : De l’architecture. suivi d’un commentaire de Laurence Apfelbaum », Libres cahiers pour la psychanalyse, [en ligne], vol. 22, no. 2, 2010, p. 8-9, URL : https://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-lapsychanalyse-2010-2-page-7.htm ; DOI : 10.3917/lcpp.022.0007

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Habiter les toits Si Vitruve ne peut guère s’appuyer sur d’autres matières que les constructions antiques de son époque, ses propos très romancés décrivent une réalité historique certes simplifiée mais relativement lucide et cohérente des prémices de la construction humaine. Il est évident, selon lui, que l’acte de construire une cabane, une maison, une hutte est avant tout pour les premiers Hommes un moyen de s’abriter, de se protéger, d’une surface étanche au-dessus de la tête. Les premières constructions ne se résument d’ailleurs finalement qu’à une simple toiture, élément central de toute architecture qui vise par sa présence physique à préserver des aléas d’un milieu. Notons que dès le début de ses explications, Vitruve met en exergue les différences d’approche de la construction et de la réalisation de toitures, selon les localisations géographiques, les climats, les ressources disponibles. Par essence, l’origine du toit -comme celle de l’architecture plus globalementest multiple et constituée de divers procédés qui s’enrichissent mutuellement en se rencontrant. Nous n’allons pas ici détailler toutes les étapes historiques et préhistoriques de l’établissement des humains et de leurs ancêtres, au travers du monde29, mais essayer de comprendre les origines de la cabane et du toit, et leurs motivations premières. Ainsi, au Paléolithique archaïque (3,6 à 1,5 millions d’années), les chasseurs-cueilleurs sont en perpétuel mouvement. Il ne s’arrêtent que pour un temps, n’installent en général qu’un espace de vie limité, une aire d’activité souvent même dépourvue d’abri. Il faut attendre le Paléolithique inférieur (1,5 millions d’années à 200 000 ans) pour que l’Homme ne construise de véritables abris. « Les premiers habitats organisés font leur apparition il y a environ 500 à 450 000 ans, à peu près en même temps que l’usage du feu. Les hommes se protègent des intempéries en aménageant les abris offerts par la nature ou en construisant des huttes, des cabanes ou des tentes30. » 29  Pour aller plus loin, lire A. DE BEAUNE Sophie, « Aux origines de la construction », CARVAIS Robert, GUILLERME André, NEGRE Valérie, et al., Édifice et artifice. Histoires constructives : Recueil de textes issus du Premier Congrès Francophone d’Histoire de la construction, Paris, Picard, 2010, p.79 30  A. DE BEAUNE Sophie, « Aux origines de la construction », op. cit., p.78-79

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L’épiderme aérien de la ville dense Diverses traces montrent d’ailleurs l’existence de « cabanes construites aussi bien en plein air qu’en grotte31 ». Un exemple emblématique et l’un des mieux documentés est celui de Terra Amata, actuellement situé à Nice. Il s’agit de quelques-unes des plus vieilles « cabanes » connues, datées de 400 000 ans avant notre ère. Situées sur une plage, c’est Homo erectus qui a construit la vingtaine d’habitats présents, alors que chacune d’elles pouvait abriter entre quinze et vingt hominidés sous une couverture légère de branches et de peaux. Il faut noter que le progrès dans l’art de la construction n’est pas chronologique, du moins à cette époque-ci, et que les techniques développées témoignent d’abord d’une recherche d’efficacité en adéquation avec les milieux, les besoins et les matériaux disponibles -du bois à la terre, en passant par la roche et même les os de mammouths lorsque les arbres se font rares. Cela prend la forme de tentes (structures légères surmontées d’une couverture transportable), huttes ou cabanes, ces dernières étant des constructions plus lourdes, probablement inamovibles32. « La plus ancienne toiture retrouvée est une peau de mammouth de plus de 40 000 ans, qui recouvrait une hutte dans la froide Sibérie33. » Ainsi, avant de construire des charpentes lourdes et des toitures solides, les couvertures des abris primitifs sont essentiellement souples, composées de peaux, de chaume, de paille, d’écorces ou de branchages. Il s’agit alors de surfaces étanches aux intempéries et parfois même isolantes, qui circonscrivent un espace intérieur habité mais excluent encore tout autre usage physique de la toiture. Ces toitures légères n’ont pas survécu à l’action du temps, et l’on ne peut que les imaginer. Si les traces les plus anciennes ne laissent deviner que les fondations et la forme des constructions d’alors, l’allure des toits reste encore pendant longtemps inconnue. Quoi qu’il en soit, les toitures ne semblent pas avoir, avant l’antiquité, accueilli d’autres fonctions que celle d’abri. 31  Ibid. 32  Ibid., p. 80 33  « L’histoire du toit et de la toiture, ou comment tout a commencé... », Derbigum France, 24 mai 2016, [en ligne], consulté le 17 février 2021, URL : https://www. derbigum.fr/blog/l-histoire-du-toit-et-de-la-toiture-ou-comment-tout-a-commence/

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Habiter les toits

Fig. 1 - Auteur inconnu, Dessin de reconstitution d’une des premières huttes préhistoriques connues du site de Terra Amata (France), 400 000 av. J.-C.

Sédentarisation et perspectives nouvelles. Au Mésolithique, puis au début du Néolithique (environ 9000 ans avant J.-C.), de grands chamboulement comportementaux apparaissent, souvent liés au changement climatique -nous sommes à la fin de la période glaciaire- et l’humain se sédentarise petit à petit34, dans le croissant fertile, profitant d’un environnement plus clément qui « fournit en abondance de quoi subvenir aux besoins de la population35 ». Nous observons une véritable « modification profonde des relations entre l’homme et son environnement puisque de prédateur, l’homme devient producteur36 ». Cette sédentarisation progressive, permet et coïncide avec un aménagement spatial lourd et le développement de constructions plus pérennes et solides, moins sommaires. Elles forment les premiers véritables villages et l’on associe 34 « Sédentarisation », Wikipédia, 17 novembre 2020, [en ligne], consulté le 18 février 2021, URL : https://fr.wikipedia.org/w/index. php?title=S%C3%A9dentarisation&oldid=176678552. Page Version ID: 176678552 35  A. DE BEAUNE Sophie, « Aux origines de la construction », op. cit., p.85 36  Ibid., p. 86

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L’épiderme aérien de la ville dense souvent cette période à l’apparition des premières maisons. Dès lors, la toiture robuste n’est plus seulement une surface de protection mais aussi un plancher, un second sol sur lequel l’Homme peut grimper. Nous constatons qu’il existe autant de types de toits que de bâtiments et qu’il s’agit là d’une dimension très culturelle et climatique de l’architecture, systématiquement adaptée aux besoins, aux contextes et aux ressources géographiques. Vitruve nous décrit la diversité des toitures des peuples de son temps selon la région habitée. « En Gaule, en Espagne, en Lusitanie, en Aquitaine, elles sont construites avec les mêmes matériaux et recouvertes de chaume ou de bardeaux de chêne. La Colchide, dans le royaume de Pont, est pleine de forêts. Voici de quelle manière les habitants construisent leurs habitations. Ils prennent des arbres qu’ils étendent sur terre à droite et à gauche sans les couper, en laissant entre eux autant d’espace que le permet leur longueur ; à leurs extrémités ils en placent d’autres en travers qui closent l’espace qu’on veut donner à l’habitation. Posant des quatre côtés d’autres arbres qui portent perpendiculairement les uns sur les autres aux quatre angles, et formant les murs de ces arbres mis à plomb avec ceux d’en bas, ils élèvent des tours, et remplissent de petits morceaux de bois et d’argile les intervalles qui répondent à la grosseur des arbres. Ensuite, pour le toit, raccourcissant ces arbres vers leurs extrémités, et continuant de les poser en travers les uns sur les autres, ils les rapprochent du centre par degrés, des quatre côtés, et en font des pyramides qu’ils recouvrent avec des feuilles et de l’argile. Tels sont les toits à quatre pans que ces barbares donnent à leurs tours. Les Phrygiens, qui habitent dans des campagnes tout à fait dépourvues de forêts, et qui par conséquent manquent d’arbres, choisissent des tertres naturels, les creusent au milieu, et pratiquent des chemins pour arriver à l’espace qu’ils ont élargi autant que l’a permis la nature du lieu. Au-dessus ils élèvent des cônes avec 33


Habiter les toits des perches liées entre elles, les couvrent de roseaux et de chaume, et entassent des monceaux de terre sur ces habitations, auxquelles ce genre de toit donne de la chaleur en hiver et de la fraîcheur en été. Quelques peuples couvrent leurs chaumières avec des herbes de marais. Chez d’autres nations et dans certaines localités, on emploie les mêmes moyens pour construire des cabanes. À Marseille nous pouvons remarquer qu’au lieu de tuiles, c’est de la terre pétrie avec de la paille qui recouvre les toits. À Athènes, l’Aréopage a été conservé jusqu’à ce jour avec son toit d’argile comme un modèle de l’antiquité, et dans le Capitole on peut regarder comme un souvenir, comme un échantillon des moeurs antiques, la chaumière de Romulus, qu’on a conservée avec sa couverture de chaume dans le lieu destiné aux choses sacrées37. » Une adaptation qui permet dans certaines parties du monde le développement d’usages sur le toit, qui n’est alors plus seulement qu’un abri, mais aussi un lieu, une surface, un paysage. Des techniques d’imperméabilisation performantes couplées à un climat sec permettent l’apparition de toitures-terrasses très tôt en Orient et notamment en Mésopotamie, où les « couvertures étaient le plus souvent en terrasse, et la poutraison, associée ou non à des solives transverses, soutenait, comme aujourd’hui, des roseaux ou des nattes qui bouchaient les interstices pour recevoir une épaisse couche de pisé38 ». Les Médinas arabes ou les villes de Mésopotamie développent de véritables réseaux de toits-terrasses, des lieux de vie -qui deviennent parfois des rues aériennes- et préfigurent longtemps en avance les théories modernes occidentales de Le Corbusier, entre autres. Ainsi, la figure du toit-terrasse constitue très vite un archétype et un modèle extrêmement répandu du toit habité, transcendé par l’enrichissement progressif et illimité des usages et des pratiques. Elle 37  APFELBAUM Laurence, « Vitruve : De l’architecture. suivi d’un commentaire de Laurence Apfelbaum », op. cit., p. 8-9 38  A. DE BEAUNE Sophie, « Aux origines de la construction », op. cit., p.88

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L’épiderme aérien de la ville dense traverse nombre de cultures et d’époques, confirmant l’intérêt que l’Homme porte à cette cinquième façade pleine de qualités. Olivier Darmon cite Charles Garnier39 qui parle d’un investissement des toits des maisons pour profiter du soleil de l’hiver et de la fraîcheur des soirs d’été chez les familles égyptiennes dès 4000 à 5000 ans, chez les palestiniens qui y dressaient des tentes pour se réunir et y dormir, ou chez les romains des IIIe et IVe siècles avant J.-C. abrités sous des pergolas végétalisées et dominant du regard la ville. Sans oublier le Yucatan d’avant le XVIe siècle, où l’on peut parcourir la ville en circulant sur les toits. Une chose est sûre, les usages de ces toits habités aussi originaux soient-ils sont indubitablement inventés par les habitants eux-mêmes. Un potentiel tardif en Europe. La combinaison d’un climat peu propice et de techniques d’imperméabilisation peu performantes rend l’apparition des toituresterrasses très tardive en Europe. « Les toitures plates étaient plutôt rares en Europe au Moyen-Age, même si l’on construisait souvent les grandes bâtisses (comme les clochers ou les forteresses) avec un toit plat. La percée des toitures plates dans l’architecture européenne remonte à l’époque baroque. Les palais de forme allongée étaient construits avec des toits légèrement inclinés en plomb ou en cuivre ; ceuxci étaient entièrement dissimulés par des corniches ou des balustrades. Ce n’est que plus tard, au XVIIIe siècle, que les hommes ont eu recours, pour la toute première fois en Europe, au bitume, un dérivé du pétrole pourtant connu depuis longtemps au Moyen-Orient40. » Elles seront d’ailleurs essentiellement prisées pour leur esthétique, avant que l’histoire récente ne leur trouve de véritables potentiels fonctionnels. Malgré ses particularités climatiques contraignantes et 39  DARMON Olivier, Habiter les toits, op. cit., p. 7 40  « L’histoire du toit et de la toiture, ou comment tout a commencé... », op. cit.

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Habiter les toits une culture bien éloignée de la notion de toiture-terrasse, la France connaît tout de même avant l’avènement du béton, de l’acier et du modernisme certains cas architecturaux intéressants en la matière, au travers de donjons de châteaux comme celui de Chambord, construit au XVIe siècle, où l’on observe l’originalité d’une étanchéité en sousface permettant « des couvertures en terrasses du “donjon”, à ce jour malheureusement recouvertes d’asphalte41 ». « Il y a sur les voûtes à caissons et sous les dalles un toit en tuiles vernissées, à faible pente, chargé de récupérer les eaux pluviales ou de fonte de neige et de les évacuer par des chéneaux en plomb jusqu’au-delà des façades du donjon grâce à des gargouilles sommaires. Ce système distingue totalement la fonction porteuse des dalles de la terrasse de la fonction d’étanchéité qui, elle, est assurée en dessous de ces dalles et de façon invisible par le toit de tuiles42. » Une idée ingénieuse qui sera -identique dans l’esprit même- à l’origine des terrasses avec dalles sur plots du XXIe siècle. Ce type de couverture, s’il est rare, n’est pas unique, et un cas similaire est par exemple observable au château de Grignan dans la Drôme. Michel Polge note qu’il est « intéressant de chercher les exemples de terrasses dont le type puisse être comparé avec celles de Chambord et de Grignan, alors que l’histoire de la toiture terrasse en France reste encore à faire43 ». Il concède ici que le sujet, comme celui des toits habités plus largement, reste encore très confidentiel et que les travaux de référence manquent. Dans une approche à peine différente, les altanes de Venise, terrasses légères construites pour l’agrément au-dessus des toits de tuiles, s’appuient sur les structures de l’immeuble du toit concerné et dissocient la fonction de couverture de la toiture et la création d’un sol aérien praticable. Elles amènent très tôt dans l’Histoire européenne -à 41  POLGE Michel, « Chambord et la question des Toits-terrasses », Bulletin Monumental, [en ligne], vol. 156, no. 3, 1998, p. 297, URL : https://www.persee.fr/doc/ bulmo_0007-473x_1998_num_156_3_1807000 ; DOI 10.3406/bulmo.1998.1807000 42  Ibid. 43  Ibid., p. 299

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L’épiderme aérien de la ville dense

Fig. 2 - D’après J. F. Blondel, Coupe de mise en œuvre de la toiture-terrasse du donjon du Château de Chambord, publié dans POLGE Michel, « Chambord et la question des Toits-terrasses », op. cit., p. 301

Fig. 3 - Photographie d’une altane sur les toits de Venise, image libre de droits

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Habiter les toits partir du XIIe siècle- l’idée qu’il est possible d’investir les toits à pentes, et offrent aux habitants d’une ville dense et compacte la conquête très poétique de la strate supérieure de la ville. Un bout d’espace extérieur privatif attenant au logement ou accessible par une lucarne depuis les combles, et dédié à prendre l’air, le soleil44, ainsi qu’à faire sécher le linge. Les altanes ne sont pas forcément d’origine et amènent humblement une notion intéressante d’intervention sur l’existant. Si cela paraît pourtant relativement intuitif, et certainement juste pour les premiers millénaires de l’Histoire de la construction, la corrélation de la pente plus ou moins forte des toits à des dépendances climatiques n’est pas si évidente lorsque l’on entre aux temps modernes. Plusieurs auteurs émettent des remarques sceptiques, en s’appuyant notamment sur l’exemple des toitures mansardées, qui combinent des sections à fortes pentes et des parties quasiment plates. Aussi, la forme pourrait découler essentiellement d’une logique d’usage45. Dès lors, il est bien évidemment nécessaire de mettre en œuvre des techniques constructives et des matériaux adaptés pour répondre parfaitement aux exigences d’étanchéité, mais le cas des terrasses de Chambord -entre autres- nous montre que tel est possible. Si la toiture-terrasse reste la manière d’habiter les toits la plus concrète et évidente -et nous verrons par la suite qu’elle représente un foncier aérien très prisé dans les villes contemporaines denses, « elle reste longtemps d’un emploi rare pour des raisons climatiques, techniques et culturelles. Elle inscrit sa problématique dans les recherches menées sur la couverture et les combles en général, soit d’un point de vue technique soit d’un point de vue plus purement formel46 ». Notons tout de même que l’investissement des toits peut prendre une forme plus édifiée que l’on retrouve au fil de l’Histoire dans quasiment tous les centres anciens européens et qui s’apparente parfois plus à 44  C’est sur ces altanes que les dames vénitiennes venaient prendre des bains de soleil et dorer leurs cheveux imprégnés de mixtures artisanales, à l’origine du fameux blond vénitien. 45  Pour aller plus loin, lire POLGE Michel, « Chambord et la question des Toits-terrasses », op. cit., p. 299 46  Ibid., p. 301

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L’épiderme aérien de la ville dense une extension bâtie : la surélévation. Si des cas iconiques comme celui de la ville de Genève47 laissent penser à une spécificité urbanistique et architecturale locale, la surélévation est en réalité bien souvent inscrite dans l’Histoire -même si elle prend rarement autant de place dans le développement urbain d’une ville, à de rares exceptions près. Plus largement, la question du toit au-delà de son rôle de simple couverture étanche se pose depuis des millénaires, et certaines cultures présentent des propositions plus abouties que d’autres. L’Histoire de la surélévation et de l’aménagement des toits est intéressante car elle permet de comprendre les motivations, la manière de faire, l’évolution de l’approche patrimoniale et de la forme de la ville. Si le but des paragraphes précédents était de comprendre plus en détail le rôle du toit depuis ses prémices, l’entrée au prisme de la surélévation permet finalement d’orienter le discours vers un investissement des toits du bâti existant, puisque c’est bien ce qui va nous intéresser pour la suite.

47  MARCHAND Bruno, JOUD Christophe, et al., Surélévations - conversations urbaines, Infolio, 2019, p. 17

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I.2. L’édifice, la ville et le monde

Le toit est aujourd’hui un concept clair et intégré à l’échelle architecturale comme un élément physique fondamental dans l’édification d’un environnement artificiel maîtrisé et favorable à la vie humaine. Selon le CNRTL, le toit est la « partie supérieure d’un bâtiment ou d’une construction servant de couverture contre les intempéries, formée de matériaux divers reposant sur une armature ou une charpente et présentant le plus souvent une surface inclinée48 ». Une définition somme toute assez restrictive, qui présente avant tout le toit comme un moyen de protection, relatif à l’échelle d’un bâtiment, et rappelle la double-pente typique des dessins d’enfants49. Pourtant, il existe certainement autant de toits que de bâtiments, et leur étude est un sujet sans limites. Certains sont d’ailleurs faits pour être habités, même s’il s’agit en France d’un phénomène marginal, et d’autres en ont le potentiel. Mais la démarche d’investissement de ces cinquièmes façades est essentiellement individuelle et consiste en une approche sur-mesure qui tient de l’anecdotique, peinant à véritablement transcender la figure et l’usage de la toiture.

48 « Toit », CNRTL, [en ligne], consulté le 6 octobre 2020, URL : https://www.cnrtl. fr/definition/toit 49  Loin de moi l’idée de dénigrer l’imagination des enfants dans la représentation de leur environnement, mais notons tout de même la récurrence d’un archétype pictural stéréotypé bien souvent composé d’un toit à deux pans, d’une porte centrale, de deux fenêtres et d’une cheminée fumante. Une figure qui puise tout de même ses sources dans l’omniprésence réelle de ce type d’architecture dans la plupart des villes françaises.

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Habiter les toits Changer d’échelle : l’épiderme aérien. Pourtant, le toit peut être bien plus que cela. Offrons-nous de l’observer maintenant depuis un autre point de vue, en effectuant un pas de retrait opportun et révélateur. Quittons le bâtiment, et intéressons-nous à l’îlot, au quartier peut-être, voire à la ville pour les plus ambitieux ! Des usages passés, présents ou futurs apparaissent et dessinent de nouvelles limites à un territoire si inexploré que nombre d’auteurs se plaignent dans leurs textes respectifs d’un flou ambiant, d’un décalage laborieux. A l’échelle urbaine, le toit devient un territoire, une strate de la ville appréhendable dans sa globalité et dans une certaine continuité avec le sol. Dans les villes, denses de surcroît, chaque toit semble alors connecté de près ou de loin aux toits voisins. Et nos yeux fatigués d’un quotidien individualiste discernent petit à petit le système riche et étendu qui en découle, couvrant la strate supérieure de la ville et constituant un monde à part entière -pourtant loin d’être récent. Dans le rapport de recherche L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique, les spécialistes introduisent à ce propos la notion innovante et particulièrement intéressante « d’épiderme aérien » du bâti. Elle désigne assez largement « l’étendue des toits et des surfaces surélevées au-dessus de la référence du sol50 ». Ce concept accepte la mutation des modes d’aménagement et vise à « sortir le toit de son rôle traditionnel d’abri contre les intempéries -une sorte de bouclier protecteur convexe à l’image des toits pentus- pour l’envisager tel un paysage concave51 ». Ce positionnement permet aux chercheurs d’expérimenter et de formaliser des stratégies d’aménagement pour les toits des villes, évoqués comme un « sujet tout récemment de retour à l’avant-plan de l’actualité52 ». C’est une nouvelle manière d’aborder la dimension du toit, en dehors de la surélévation ou de l’élévation éternelle de la ville -ou peut-être en complément. Ce qui semble particulièrement important ici, c’est de 50  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 13 51  Ibid. 52  Ibid., p. 30

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L’épiderme aérien de la ville dense conceptualiser la ville comme un environnement, sur un pied d’égalité avec n’importe quel autre environnement, qu’il soit naturel ou artificiel, et de trouver le moyen de le rendre stable -et non figé, puisque la ville est en permanente mouvance. Au travers de l’épiderme aérien, le toit s’associe à la notion de « roofscape », et à celle de « paysage » très souvent écartée de la ville. Le toit est perçu par le groupe de recherche Roofscape.org comme un véritable potentiel dans le développement urbain contemporain, au travers d’une densification du bâti des villes, d’une requalification d’espaces délaissés et de la création d’une forme urbaine plus compacte et davantage en adéquation avec les principes du développement durable. L’étendue des toits est proposée comme un « dispositif concave habitable ouvert au ciel, aux précipitations, au rayonnement solaire et au vent : bref, aux éléments et à la nature qui pourraient être mis en valeur par une sorte de peau active vue telle une interface avec les éléments à la hauteur des toits et à différentes échelles territoriales du bâtiment, de l’îlot, du quartier, de la ville53 ». Les précédents dans l’histoire de l’architecture permettent de dégager trois approches54 : le bouclier convexe, le réceptacle concave et l’épiderme stratifié habitable. La première est celle dont on tente désormais de s’éloigner, non dans une dynamique de rejet mais dans un esprit d’amélioration et d’enrichissement, au travers des deux autres. Considérée comme un épiderme aérien, la strate des toits peut endosser un rôle protecteur lorsque sa surface est convexe, et l’enrichir d’un rôle de captation de ressources ou d’énergies lorsqu’elle devient concave. Territoire et potentiels. La dimension urbaine du toit est aujourd’hui très importante et tend à faire du vulgairement nommé « foncier aérien » une formidable mine de potentiels, mais elle reste encore à l’heure actuelle complètement absente de la conception ou du réinvestissement d’un bâtiment qui manipulent préférentiellement d’autres préoccupations. Désormais, le toit habité ne doit plus seulement être un luxe ou un privilège acquis 53  Ibid., p.32 54  Ibid., p.33

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Habiter les toits lors de la réalisation de sa demeure, mais un lieu à intégrer dans le maillage urbain qui offre de nouvelles perspectives, lorsque l’on sait que « les toits urbains, en symbiose avec les murs adjacents, les terrasses et balcons, peuvent représenter 40% de surfaces potentielles chapeautant la ville55 ». Ils sont souvent qualifiés de « tiers-espaces », poreux et presque extensibles, et représentent par leur latence une importance stratégique inédite. Ils constituent une frontière inexploitée propice aux pratiques sociales et à l’expérimentation. Les auteurs de l’introduction du rapport de recherche L’épiderme aérien des villes le confirment, paraphrasant Philippe Simon pour souligner que « le toit est le dernier espace sous-utilisé dans les villes denses56 ». Entre friche vacante et territoire protégé, le toit offre donc la « possibilité de mettre en place et de promouvoir des écosystèmes durables dans les villes57 », et laisse émerger des notions de continuités et de connexions. D’habitude perçu d’en bas, depuis la rue, sa vue en plongée met en évidence son potentiel. Dans la lignée des propositions de Yona Friedman dans les années 1960, on pourrait imaginer que les surélévations soient « connectées les unes aux autres et reliées au sol par un réseau de circulations [...] fabriquant à plus ou moins long terme un super-système qui prolongerait une ville sédimentée réinventée58 ». Habiter à la hauteur des toits c’est initier la constitution d’une canopée habitable et interconnectée, pour reprendre une métaphore forestière extrêmement répandue. Un travail fin et multiple permet de quitter la perspective limitée du toit isolé et d’offrir une lecture de champ continu. Carlo Parente explique que « comprendre la ville comme un champ, c’est accepter un état de changement continu59 ». Les toits deviennent les nœuds d’un réseau, physique ou visuel. 55  Plus précisément 30% de surfaces de toits, auxquelles peuvent s’ajouter 10% à 15% de surfaces verticales et horizontales de terrasses, murs et balcons. L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 63 56  Ibid., p. 39 57  Ibid., p. 32 58  Ibid., p. 137 59  Ibid., p. 93, Traduction libre de l’auteur de la citation originale en langue anglaise qui suit : « Understanding the city as a field means accepting a state of continuous change. »

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L’épiderme aérien de la ville dense « Les toits sont des milieux complexes autoorganisés, dont tous les maillons sont solidaires, et dont pourtant chacun, en même temps qu’il est rattaché aux autres, dispose de sa propre initiative. [...] Il y a toujours entre un chaînon et un autre une possibilité de variation, de retard, bien que ces constituants tiennent les uns aux autres dans un rapport dynamique. C’est ainsi qu’un milieu est vivant, et c’est par là qu’il diffère d’un milieu inerte, puisque même mis dans des conditions limites, il ne perd jamais cette initiative qui reflète sa vitalité, à savoir sa capacité à devenir sans se désintégrer, mais en s’altérant60. » Le développement de réseaux correspond à l’introduction du terme d’épiderme aérien et dégage de nouveaux horizons. Louise Vandelac explique que les horizons intellectuels de ce groupe de recherche ont permis de « passer d’une conception classique du toit, considéré comme objet passif et protecteur individuel contre les intempéries, à celle d’un paysage de toits, conçus comme condensateurs d’échanges et d’interfaces actifs polyvalents et mutualisés61 ». C’est ce changement de paradigme qu’il semble utile de questionner. Une conception du toit qui ne date pas d’aujourd’hui, mais qui peut désormais prendre son élan et s’imposer comme une réponse aux problématiques urbaines actuelles. Selon Rebecca Williamson, il faut désormais « comprendre le territoire à la hauteur des toits urbains comme une peau poreuse qui filtre le dehors vers le dedans62 ». Entre ciel et terre. Lorsque l’Homme construit, il s’extrait de la surface du sol, de la terre, de la faune et de la flore, du tapis vivant et grouillant qui couvre la surface de la Terre et qu’il ne contrôle pas. Il élabore un nouveau sol artificiel, substrat maîtrisé apparemment propice à son épanouissement 60  Ibid., p. 105 61  Ibid., p. 63 62  Ibid.

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Habiter les toits parmi ses semblables. Les villes sont ainsi l’expression la plus complète et la plus complexe de ce besoin d’édifier et de se décoller de la croûte terrestre pour un environnement inerte et fiable. Ensuite, après le sol vient le toit. Sa première raison d’être aussi loin que remonte l’origine de son existence -nous l’avons vu- est de protéger l’humain des intempéries, des actions de l’environnement qui pourraient lui être fatales ou désagréables, et des variations de paramètres (température, luminosité, humidité, précipitations, mouvements d’air...). Entre le sol et le toit, l’humain vit à son aise, à son avantage même, puisqu’il a conditionné son milieu à ses besoins et à son confort dans cette épaisseur. Pourtant, au-dessus du toit les choses changent. Passée cette strate habitée et rassurante, on émerge dans un autre monde ; le conditionnement de l’environnement s’arrête lorsque l’on dépasse les toits. Le niveau d’accessibilité varie, mais investir cet épiderme aérien de l’œuvre bâtie humaine est rarement chose prévue dans nos régions. Alors si sous les pieds le sol reste artificiel et relativement maîtrisé, le reste renoue avec une certaine liberté, une certaine fragilité ; le reste renoue avant tout avec les éléments, leur rigueur et leur force, leur finesse et leurs variations. Il renoue avec le véritable environnement qui nous entoure, celui de l’origine. Si le sol des villes est le fait de l’humain, le toit est celui qui permet de renouer avec la nature. Si le sol ancre l’homme à lui-même, le toit l’ancre au monde. Alors que le sol artificiel ne fait qu’isoler du contexte, le toit -ciel artificiel- joue un rôle d’interface qui isole et connecte dans un même geste.

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L’épiderme aérien de la ville dense

I.3. Imaginaire collectif et réalité sociétale

« L’étendue des toits est depuis longtemps objet de fascination tant pour les artistes que pour les architectes63 ». Densité, Fuite, Liberté. Le toit existe aujourd’hui auprès de chacun bien plus par sa puissance d’évocation que par son expérimentation physique. Il cristallise un imaginaire riche dans l’esprit des gens, souvent aussi poétique qu’inaccessible. Car bien souvent les habitants n’atteignent pas la dernière strate de la ville dans la vie de tous les jours et ne s’y projettent que mentalement, ou la rêvent au travers d’œuvres artistiques, de Peter Pan à Mary Poppins, en passant par Les Aristochats, dans la littérature, le cinéma, ou même la peinture. Si l’onirisme qui découle de ces représentations en dessine généralement des contours idéalisés, il ne diminue pas la symbolique très forte qui habille le monde des toits et lui donne une place à part dans l’imaginaire collectif citadin. L’approche populaire des toits inclut donc une forte dimension sensible, qui se ressent au travers de la systématique mise en récit des rares interventions architecturales proposées. L’univers du toit constitue pour beaucoup un patrimoine commun immatériel, témoignant incontestablement de la rencontre poétique avec des cultures et des lieux -climats, ressources et paysages. Cet attrait pour le territoire des toits -à l’échelle urbaine donc- est très lié à la pratique quotidienne de la ville. Dans un contexte urbain dense qui 63  Ibid., p. 30

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Habiter les toits

Fig. 4 - Vue des toits de Paris, extraite du dessin animé de REITHERMAN Wolfgang, The Aristocats, Walt Disney Productions, 78 mn., 1970

Fig. 5 - Vue des toits de Londres, extraite du film de STEVENSON Robert, Mary Poppins, Walt Disney Productions, 139 mn., 1964

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L’épiderme aérien de la ville dense enferme un immense monde artificiel parfois illusoire ou illisible, audelà de l’échelle humaine, et qui édifie des limites très opaques, le toit constitue une libération, une sorte de fuite vers le haut, vers l’horizon, vers la vérité. L’accès alors illimité au ciel tend à rompre l’enfermement et à fournir une échappatoire salvatrice. Il s’agit de quelque chose à intégrer dans la réalité de la société puisque cela est complètement perceptible voire quantifiable et permet de compenser l’insoutenabilité possible d’une densité extrême et mal vécue. En ce sens, les toits constituent un indispensable de la ville dense sous-exploité, et il est temps de se rendre compte de ce réservoir de potentiel à disposition. Si le toit de demain, habité, peut être perçu comme vecteur de mixité et de proximité, il est essentiel de valoriser par le projet les qualités qui peuvent en faire un lieu collectif de sociabilité. Utopies de la ville aérienne. L’utopie de l’épiderme aérien de la ville, habité comme une seconde croûte terrestre artificielle et maîtrisée, brosse dès la fin du XIXe siècle une image fantastique et fantasmée des toits. L’ouvrage anticipateur Le Vingtième Siècle (1883) d’Albert Robida, par exemple, témoigne de ces univers urbains futuristes et technologiques caractérisés par des passerelles, toits-terrasses et rues aériennes en plein ciel. La prévision du développement d’engins volants de toutes sortes et de la densification des villes, témoignent de l’intérêt porté au développement de toits habités chez beaucoup d’auteurs de l’époque, même au cœur du Paris historique. Ces villes aériennes romancées accueillent dans les scénarios les plus fous des plantations, des arbres, des espaces publics, de nouvelles rues... Tout ce que l’on pouvait finalement trouver au sol avant qu’il ne soit saturé. Ces idées d’autrefois, utopiques et un peu rêveuses, se réalisent petit à petit à travers le monde. A qui profitent les hauteurs ? Vouloir s’élever est une motivation de l’Homme depuis la nuit des temps. Philip Jodidio, l’auteur de Rooftops - Islands in the sky, mentionne d’abord les textes sacrés de la Bible et du Coran, qui parlent de cette 49


Fig. 6 - ROBIDA Albert, « Paris la nuit », publié dans ROBIDA Albert, Le vingtième siècle, siècle, Paris, Ed. Georges Decaux, 1883, p. 131



Habiter les toits élévation, et de cette envie de se rapprocher du ciel64. Une position en hauteur a aussi très souvent été stratégique. En revanche, les hauteurs sont récemment devenues très convoitées, particulièrement dans les grosses villes, et elles disposent d’une forte valeur immobilière. La densité urbaine, partout autour du monde, favorise l’usage des toits. La vue est très importante et constitue bien souvent la première raison du choix de la hauteur. Nous pouvons noter un véritable décalage entre les espérances des siècles passés et la démarche globale contemporaine assez pauvre et limitée, qui a relativement peu évolué depuis les prémices modernes aux effluves révolutionnaires du XIXe siècle, et l’arrivée puis la démocratisation de l’ascenseur65. Ce dernier induit à l’époque un renversement des usages et des symboles des toits -autrefois humbles et populaires, il deviennent des lieux privilégiés dominant la ville- et le modernisme les transcende, développant notamment au XXe siècle le toit-terrasse, « symbole de progrès et de nouveaux modes de vie66 ». Cela dépend certainement du contexte, mais d’une manière générale les toits qui étaient il y a encore quelques années des ressources foncières à bas prix sont devenus des espaces convoités et plus coûteux dans les grandes villes. Avec l’avion67, le toit devient aussi une façade -la cinquième façade, et perd pourtant de sa féérie depuis les années 1950, devenant un simple support technique, une surface inaccessible. En prenant un peu de recul, on se rend compte que le toit est aussi fascinant parce qu’il permet d’avoir une vue globale de la ville et de comprendre son organisation, son fonctionnement, sa vie. « C’est le lieu d’un nouvel optimisme dans la cité mondiale en train d’éclore, un refuge et un espoir, une île en plein ciel d’où regarder la terre en bas68. » Les toits constituent des espaces sécuritaires et enveloppants 64  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, Cologne, Taschen, 2016, p. 22 65  Invention d’un système de frein de sécurité parachute révolutionnaire pour l’ascenseur, présentée par Elisha Graves Otis à l’exposition universelle de 1953. 66  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 152 67  Les premiers vols commerciaux ont lieu au début du XXe siècle, mais c’est la Seconde Guerre mondiale qui contribue à l’amélioration des technologies et l’aviation moderne se développe et se démocratise à partir des années 1950-1960. 68  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 29

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L’épiderme aérien de la ville dense susceptibles de modifier profondément « nos rapports à la ville, à nos façons de l’habiter, voire à nos façons même de penser69 ». « L’addition de plusieurs facteurs tels que la densité urbaine croissante, les prix élevés du terrain et de la construction, et l’intérêt pour les questions écologiques ont favorisé et fait progresser l’utilisation de ces endroits, même lorsqu’ils sont invisibles depuis le sol. De plus en plus, chaque pouce d’espace urbain est comptabilisé et exploité de sorte que le toit représente un domaine d’exploration qui n’est pas prêt de s’épuiser : au contraire, les toits des villes vont être de plus en plus souvent reconvertis pour de nouveaux usages et les bâtiments contemporains de plus en plus souvent dotés de toits aménagés [...]70 ». Il est tout de même nécessaire de faire attention à ne pas trop se reposer sur ces nouvelles ressources foncières, parfois perçues comme une manne financière et immobilière, alors qu’elles impliquent nombre de contraintes et difficultés qui rendent leur exploitation intelligente parfois difficile.

69  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 68 70  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 28

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L’épiderme aérien de la ville dense

I.4. Investir les toits aujourd’hui

« Il y a sans doute autant de possibilités de concevoir et de reconvertir les toits que de toits eux-mêmes dans les villes modernes71. » Les rooftops, très américains, constituent de larges surfaces planes, et permettent très souvent de venir simplement aménager un jardin, un espace de vie, ou de poser de petites maisons légères, utilisant ce toit-terrasse comme un second sol. Ce principe amène les très prisés et photogéniques penthouses. En Europe, les toits-terrasses sont plus rares, et cette démarche sommaire n’est pas possible avec des toitures plus anciennes, plus classiques peut-être mais aussi plus hétérogènes que l’on trouve fréquemment en France. Là, les contraintes plus nombreuses et la variété des configurations poussent à plus d’ingéniosité et de finesse d’intervention, au plus près des enjeux du contexte et des réels besoins locaux. Des toits techniques persistants. « En occident, de façon générale, l’utilisation du toit à des fins autres que techniques est un fait d’exception72. », affirme Catherine Séguin Griffith. Une telle situation s’explique certainement en partie par la complexité, justement, de la mise en œuvre et de la pérennité d’une utilisation 71  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 29 72  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 246

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Habiter les toits des toits à des fins autres que techniques. Rendre accessibles et praticables de tels espaces est compliqué, nécessite parfois de lourdes transformations, les normes n’y sont pas adaptées, et les mentalités non plus. Bénéficier d’immenses lieux de stockage et de service, libres et à disposition au-dessus de chaque bâtiment, est un luxe qui permet de se débarrasser des systèmes techniques encombrants et inesthétiques sans plus d’attention. De plus, la toiture représente une surface bâtie importante en contact avec l’environnement et est propice à la gestion des échanges entre l’intérieur et l’extérieur, endossant là son rôle évident d’interface. Les toits représentent plus de 30% des déperditions thermiques d’un bâtiment, et la RT 2020 indique aujourd’hui pour le traitement de la qualité de l’air, des coefficients de 3 pour le sol et 6 pour les murs, contre 9 pour le toit : un impact considérable à l’échelle d’un bâtiment, qui fait des toits une zone stratégique. Ainsi, en l’état actuel, le toit n’est pas fait pour être habité, il reste seulement technique. Et si la dynamique globale tend à se diriger vers une technicisation encore plus complète des toitures, ces dernières ne semblent pas près d’être investies par les humains, qui se satisfont finalement d’une façade opaque et délaissée, comme l’explique un reportage d’ARTE73 à propos des forêts d’antennes romaines, qui ne servent plus mais, leur dépose coûtant une fortune, continuent d’enlaidir les toits. Difficultés d’intervention et durées de vie courtes. L’aspect très technique des toitures actuelles peut apparaître comme une difficulté en termes de durabilité, et pour ces raisons habiter les toits dans le temps pose aujourd’hui problème. La durée de vie des installations est bien trop courte à l’échelle des investissements, et contraire sur certains points à l’esprit du développement durable. Ainsi, « les constructions sur les toits des villes ne sont pas non plus toujours permanentes : les structures temporaires ou installations y sont fréquentes74 ». Une intervention éphémère, comme le restaurant Nomiya sur le toit du Palais de Tokyo, pendant un peu plus d’un an en 2009, permet entre autres de simplifier les démarches, les normes, et ce genre d’initiative peut être présentée comme une solution intermédiaire, 73  AÏT-HABBOUCHE Morad, Sur les toits de Rome, op. cit. 74  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 26

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L’épiderme aérien de la ville dense

Fig. 7 - Vue des toits de Rome, envahis par les antennes, image libre de droits

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Habiter les toits amenant l’humain sur ce territoire fragile et contraignant au travers d’interventions sommaires et minimales. D’une manière similaire mais en éliminant la dimension événementielle, cette opération de surélévation de Line Fontana et David Fagart (Post-Office Architectes) à Belleville75 consiste en une intervention légère, montée à sec et déconstructible facilement. La réversibilité de tels projets s’inscrit dans un processus de résilience de la ville par ses toits, rendant vivante et dynamique cette façade jusqu’alors morte et technique. Elle promet des possibilités d’adaptation, de renouvellement et d’évolution pour tous les bâtiments. Une flexibilité de la toiture de la ville qui la rend aussi plus accessible. Sans forcément aller jusque-là, il est particulièrement intéressant de questionner cette notion de pérennité, qui reste très relative, puisque si l’on construit à l’échelle d’une ou deux vies humaines, les édifices du passé finissent pour la plupart par être lentement remplacés dans l’évolution continue des tissus urbains. Cependant, repenser ces échelles de temps est peut-être opportun lorsque l’on parle de coloniser les toits, où l’idée de permanence semble bien plus qu’ailleurs à bannir au vu des réflexions précédentes. Au-delà d’ambitions expérimentales ou évènementielles, ce genre de pratiques a tout de même ses limites et s’affiche comme anecdotique dans une réflexion profonde de transformation de la ville par les toits qu’il faut bien garder à l’esprit en lisant ces lignes. Combiner technique et habitat. En revanche, un questionnement corollaire tend à se demander si l’on est capables de combiner vertueusement l’investissement humain des toits -comme habitat- et l’aspect technique de toits actifs -ce vers quoi les tendances se dirigent aujourd’hui- qui produisent de l’énergie, filtrent l’air, récupèrent et stockent l’eau… Aujourd’hui, la technicisation et l’habitation des toitures sont deux perspectives crédibles qui vont 75  CITÉ DE L’ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE, Construire sur les toits, version XS, [en ligne], 96 mn., 2018, consulté le 18 janvier 2021, URL : https://www. youtube.com/watch?v=j3B6C9SPn80&feature=youtu.be

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L’épiderme aérien de la ville dense

Fig. 8 - FAGART & FONTANA, Photographie du projet de leur projet de FAGART & FONTANA, « Surélévation », Belleville, 2017

Fig. 9 - KLEINEFENN, Archdaily, Photographie du projet de GRASSO Pascal et Laurent, «Restaurant éphémère Nomiya », Toit du Palais de Tokyo, Paris, 2009

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Habiter les toits devoir évoluer de concert du mieux possible. Alors que l’on peut redouter de potentiels conflits d’intérêts, l’enjeu est de trouver un équilibre vertueux capable de combiner les différentes possibilités intelligemment. Cette coexistence est centrale dans une optique de révolution de la place des toits dans la ville. Plus globalement, les problématiques éco-énergétiques qui se font plus pressantes dans la fabrique de la ville contemporaine se confrontent de manière parfois très violente à la dimension patrimoniale de l’architecture, ou encore à la poésie et à l’esthétique profondément ancrées dans notre culture. Ainsi, je crois que nous devons être prêts à accepter la transformation nécessaire des paysages et des environnements urbains aériens comme c’est le cas au sol. Pour le confort de tous et la durabilité des établissements humains. Des possibilités de reconversion infinies. Dans le résumé de la recherche L’épiderme aérien des villes, est avancée l’idée que « le toit détient un potentiel susceptible de faire émerger une nouvelle culture de l’énergie tout en offrant des espaces qui proposent une qualité de vie et une qualité paysagère inédites où convergent la nature et l’habitat humain dense76 ». Il transpire ici une multiplicité d’aspects déroutante qui rend particulièrement difficile, incertaine mais aussi passionnante l’étude de l’investissement de nos toits. Si les toits doivent jouer un rôle particulier pour le bien-être humain et se rendre indispensables à la construction d’un véritable confort urbain malgré -ou grâce à- la densité, il s’agit là d’un véritable sujet à part entière, qu’il n’est pas convenu de traiter ici. Différents futurs très distincts sont envisagés pour les toits des villes de demain. Mais est-il possible de les combiner, de les rendre complémentaires ? Articuler ces fonctions semble être l’enjeu central de la valorisation des toits dans la fabrique urbaine. Ainsi, Zoubeir Azouz identifie cinq types de fonctions77 qui permettent de catégoriser 76  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 15 77  Ibid., p.117

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L’épiderme aérien de la ville dense les orientations projetées des toitures de l’existant, avec tout de même une grille penchant pour les solutions éco-énergétiques, que nous allons compléter dans leurs définitions. Les toits équipements. Ce qu’il existe de plus commun, de la simple couverture de zinc à l’antenne de télévision, en passant par l’édicule émergé d’un ascenseur. Les toits récepteurs. Ils recherchent une efficacité énergétique et sont l’incarnation la plus littérale de la figure de la ville concave. Les capteurs solaires et les éoliennes sont les installations les plus fréquentes servant à produire de l’énergie. D’autres systèmes permettent de filtrer l’air, de récupérer et stocker l’eau, et bien d’autres innovations à développer. Il s’agit de la catégorie de toits que l’on pourrait qualifier de « techniques actifs ». Certainement ce vers quoi le monde se dirige de plus en plus, cherchant à améliorer les toits techniques passifs et délaissés du siècle dernier. Pourtant, l’utilisation des toits pour la captation d’énergie fait face à des freins culturels et esthétiques importants, comme l’illustre le rejet fréquent des panneaux solaires en toiture. S’il faut rester à l’affût des innovations, il est clair que ce genre d’installations n’est pas adapté à tous les cas et ne constitue pas une panacée à plaquer mécaniquement sur le premier immeuble qui vient en dépit parfois de ses qualités patrimoniales. De fait, l’investissement des toits par captation d’énergies ne présente pas que des avantages et est aussi susceptible d’apporter des nuisances. Les toits végétalisés. Qu’ils soient extensifs (fine épaisseur, nonaccessibles), intensifs (épaisseur et végétation plus conséquentes), ou semi-intensifs, ils participent à la reconstruction d’une biodiversité faunistique et floristique en ville et agissent de diverses manières sur le confort des citadins. Ils ont un impact thermique en réduisant les îlots de chaleur, régulent l’hygrométrie et améliorent la qualité de l’air. Ils constituent un lien en partie retrouvé avec la nature et la perception du temps qui passe, des saisons. Le verdissement des toits est cependant particulièrement vertueux pour l’amélioration de la qualité de vie, la gestion des ressources naturelles ou encore la réduction du bilan carbone et de l’énergie consommée -estimation à 50% de la réduction du bilan énergétique des bâtiments avec toits végétalisés. « L’un des 61


Habiter les toits nouveaux usages les plus répandus des toits semble donc visiblement la réduction du gain ou des pertes de chaleur au moyen d’une couche de terre et de végétation78. » Or, si la végétalisation des toitures urbaines peut faire sourire ou passer pour un acte de plus de greenwashing (comme semble le souligner Alena Prochazka : « La notion de “toit vert” entraîne un effet de mode et une approche superficielle encore trop souvent attachés à l’objectif vague lui aussi du développement durable79. »), l’impact semble réel et n’est pas négligeable lorsque l’on sait que la toiture d’une construction est la surface la plus difficile à traiter et celle qui enregistre le plus gros coefficient de pertes thermiques. Si Paris, par exemple, concentre beaucoup d’architectures remarquables du XXe siècle, il est intéressant de noter qu’elles présentent pour la plupart des limites en termes d’état et de performances, notamment thermiques. Il y a un réel besoin d’intervention, de transformation ; c’est aussi l’occasion d’aller plus loin, et une manière de justifier des modifications sur un édifice de valeur. Car « 25 à 40% des déperditions proviennent de la cinquième façade80 ». Et si certaines mesures n’ont pas d’impact sur l’aspect de l’édifice, d’autres sont à penser à l’échelle du paysage urbain. Nous attendons aujourd’hui de nos toits qu’ils apportent l’extérieur à l’intérieur et qu’ils proposent une nature contrôlée. S’il peut y avoir à redire devant une hypocrisie sous-jacente, c’est tout de même une jolie idée, pour un toit, de pouvoir supporter la vie. Les toits nourriciers. Ils participent à la végétalisation de la ville, mais ils proposent surtout la production vivrière de ressources alimentaires locales, souvent au travers de fermes urbaines. Les toits conviviaux. Nous pourrions les renommer plus sobrement « toits habités ». Ils sont investis par l’humain tels quels, par le biais de quelques aménagements, ou grâce à la surélévation, et n’impliquent pas de technologies particulières. Ils participent activement à la superposition et à l’extension des fonctions de la ville, en passant par 78  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 28 79  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 47 80  Ibid., p. 134

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L’épiderme aérien de la ville dense la requalification de l’existant. Comme le nom de catégorie choisi l’exprime, ils ne sont pas réservés à quelques propriétés privées et privilégiées, mais intègrent également dans l’idéal un maillage d’espace public propice à la sociabilisation et à la vie commune. Certainement la configuration la plus propice à la requalification des toits de l’existant et à la valorisation du patrimoine, c’est aussi celle qui nous intéresse le plus ici puisqu’elle inclut la présence physique de l’humain, augmentant la surface habitable. Ces toits habités peuvent être à leur tour grossièrement catégorisés en se fiant à leur forme, parfois indépendamment des usages. Ainsi, quelques types d’interventions peignent le tableau non exhaustif d’un paysage hétérogène. La surélévation définitive, dans la continuité ou non d’un bâtiment, est la forme la plus lourde et impactante de l’investissement des toits. La construction d’éléments légers et potentiellement éphémères sur un existant constitue une intervention plus douce, qui prévoit une certaine réversibilité à plus ou moins long terme. L’aménagement de toits-terrasses, à l’image des rooftops américains, propose une intervention architecturale très minimale qui permet d’investir tels quels des lieux jusque-là inaccessibles et d’étendre rapidement la ville jusqu’à sa strate supérieure. L’utilisation d’un toit en accord avec sa forme est assez rare et s’observe plutôt sur des bâtiments neufs lorsqu’un usage est prévu dès la première construction -pistes de ski, gradins- mais certaines appropriations informelles ou réhabilitations ingénieuses de l’existant surprennent de temps à autre. Aujourd’hui, la plupart des toitures sont des toits équipements ou simplement des toits protecteurs. La tendance serait à tenter de donner à ces façades aveugles et passives un second usage, un supplément d’âme au service de la ville et de l’intérêt commun. On a pu se poser la question de la compatibilité des toits habités et des toits technologiques actifs, les toits récepteurs. En réalité, ils sont certainement coexistants 63


Habiter les toits dans un même réseau -field. Il y a là plusieurs alternatives, plusieurs possibilités vertueuses qui correspondent et s’adaptent particulièrement à certains contextes, à certains types de toitures. Quoi qu’il en soit, une chose essentielle doit être dite : les toits, lorsqu’ils ne sont pas aménagés pour contrer les problèmes environnementaux, les accentuent. C’est pourquoi ils constituent aujourd’hui un véritable levier d’action qu’il convient de prendre au sérieux. L’engouement populaire pour la surélévation. L’engouement populaire pour la surélévation montre les limites d’un amalgame réducteur envers l’immense potentiel bien plus varié des toits, au service d’une qualification et d’une soutenabilité de la densité urbaine. La surélévation est beaucoup plus médiatisée, profite d’un effet de mode ; il ne faut pas oublier que ce n’est absolument pas nouveau ou révolutionnaire comme on tente parfois de nous le laisser croire, et que tout Paris a été surélevé de plusieurs niveaux à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle -le chansonnier Alexandre Flan s’en moquait d’ailleurs en 1856 dans les colonnes du Figaro81. La surélévation « va souvent de paire avec un discours constructif et technique, inspiré par des matériaux -le bois, l’acier- dont l’utilisation présente, à priori, de multiples avantages pour ce genre d’opérations : un faible poids et un encombrement minimal, la facilité et la rapidité de mise en œuvre, le potentiel de préfabrication entre autres82 ». On se rend très bien compte de cela lorsque l’on parcourt les nombreuses publications de projets. 81  Dans les colonnes du Figaro du 16 septembre 1856, Alexandre Flan prévoit les transformations que subira la capitale française dans les décennies suivantes. « L’immeuble qui aujourd’hui, n’a que deux ou trois étages, en comptera bientôt six, voire sept et huit, si les agents voyers le tolèrent ». Il constate cette frénésie densificatrice et craint alors que l’exagération de la surélévation ne détruise le paysage caractéristique de Paris et ne rende la ville plus étouffante. Voir LITZLER Jean-Bernard, « Il y a 150 ans, Le Figaro se gaussait de la surélévation des toits de Paris », Le Figaro, 2015, [en ligne], consulté le 14 avril 2021, URL : https:// immobilier.lefigaro.fr/article/il-y-a-150-ans-le-figaro-se-gaussait-de-la-surelevationdes-toits-de-paris_75727e90-dd36-11e4-b0e9-4e73a2a60a7c/ 82  MARCHAND Bruno, JOUD Christophe, et al., Surélévations - conversations urbaines, op. cit., p.7

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L’épiderme aérien de la ville dense Il est important de pointer la place cruciale de l’ambiance, du paysage, qui participent à la qualité des espaces créés. Parce qu’habiter les toits ce n’est pas juste surélever dès que l’on peut, ou optimiser les propriétés techniques. L’intelligence du concepteur c’est de savoir transformer en cadre de vie agréable et qualitatif des espaces marginaux inexploités dans la densité de la ville. Vouloir surélever à tout prix est un piège, moyennant une « démarche de densification complexe83 » pour un profit aussi bien quantitatif que qualitatif finalement assez faible. D’autres interventions plus légères offrent un investissement humain des toits bien plus massif et populaire pour rendre la densité urbaine acceptable. Si la surélévation n’est pas au cœur du débat, c’est aussi qu’elle n’est pas forcément considérée comme une manière d’habiter les toits, mais plus comme une extension de l’édifice en tant que tel. Il est utile de distinguer au sein de la démarche d’investissement des toits leur surélévation de leur valorisation. En revanche, la surélévation peut être accompagnée et peut amener un usage des toits, ouvrant bien souvent cette perspective sur le paysage aérien de la ville. Surtout, c’est une intervention qui modifie l’épiderme aérien et la skyline.

83  Ibid., p. 15

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L’épiderme aérien de la ville dense

I.5. Patrimoine et ambivalence fondamentale de la ville contemporaine

« Il faut plaindre les peuples qui renient leur passé, car il n’y a pas d’avenir pour eux84. » Notions patrimoniales de base. Il est tout d’abord essentiel de revenir sur les notions patrimoniales de base qui permettent de qualifier les valeurs de l’existant et de construire un discours quant à l’intervention sur ce même existant. Lorsque l’on parle du bâti ancien, il faut porter une attention particulière à ne pas confondre les différents termes, aux sens si complexes et spécifiques que le langage courant tend à les fondre dans un magma mou et indifférencié. Dès l’introduction du livre Le patrimoine en questions, Françoise Choay fait comprendre on ne peut plus clairement au lecteur le flou sémantique des termes employés et l’importance de leur évolution de sens au fil du temps. Les notions associées et les connotations sont dépendantes du contexte et des préoccupations principales de l’époque à laquelle les expressions sont utilisées. Ainsi, l’expression « patrimoine historique » date des années 1960. Le terme « patrimoine » vise aujourd’hui à remplacer « monument » et « monument historique ». Pourtant il y a des différences. Patrimoine. Selon le dictionnaire de la langue française d’Émile Littré dont la première édition remonte au milieu du XIXe siècle, le patrimoine est un « bien d’héritage qui descend suivant les lois, des 84  NIETZSCHE Friedrich, cité dans MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, Paris, Éditions des Cendres, 2018, p. 17

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Habiter les toits pères et des mères aux enfants », enraciné dans l’espace et le temps. Le terme de patrimoine est entré dans le langage courant vers 1981, et a subi au fil du temps un transfert sémantique qui provoque souvent des ambiguïtés ou des contradictions. Il désigne aujourd’hui « l’ensemble des richesses culturelles accumulées (par une Nation, une région, une ville) et qui sont valorisées par la société85 ». Monument. Le monument est un artefact intentionnel érigé pour garder la mémoire de quelque chose -des personnes, des évènements, des croyances, des rites ou des règles sociales constitutifs de l’identité d’une communauté humaine. Victor Hugo l’illustre parfaitement lorsqu’il écrit : « On scella chaque tradition sous un monument86 ». Cette pratique est si profondément ancrée chez l’humain que Françoise Choay avance que « le monument, sous des formes variées, existe dans toutes les cultures et sociétés humaines87 ». Jusqu’au XVe siècle et l’imprimerie de Gutenberg, l’architecture est ainsi l’écriture principale et universelle ; et entrant alors dans une nouvelle ère, Victor Hugo affirme d’une plume provocatrice et avisée : « le livre va tuer l’édifice88 ». Aujourd’hui, le glissement de sens vient du fait que « monument » induit « monumental », qui est accepté comme un synonyme d’imposant ou de grandiose. En outre, les sociétés occidentales n’élèvent presque plus de monuments. Monument historique. Il ne faut surtout pas tomber dans l’écueil d’amalgamer -malgré la tentation grammaticale- le monument historique au monument. Le monument historique, lui, relève du même principe que la notion de patrimoine, mais il est « avant tout exceptionnel, pour son intérêt historique et/ou architectural89 » et il est « le fruit d’une sélection rigoureuse et soumis à une législation 85  REY Alain, Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, 2005 86  HUGO Victor, « Ceci tuera cela », Notre-Dame de Paris, 5e édition, 1832, cité dans CHOAY Françoise, Le patrimoine en questions : anthologie pour un combat, Paris, Le Seuil, 2009, p. 117 87  Ibid., p. VI 88  HUGO Victor, « Ceci tuera cela », Notre-Dame de Paris, 5e édition, 1832, cité dans CHOAY Françoise, Le patrimoine en questions : anthologie pour un combat, op. cit., p. 119 89  MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, op. cit., p. 23

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L’épiderme aérien de la ville dense très stricte qui le place dans un contexte de conservation plus contraignant90 ». Ainsi, on peut se représenter très simplement le monument historique comme une icône préservée, alors que le patrimoine en général permet plus de souplesse et constitue un organe vivant, acteur du monde d’aujourd’hui. « Pour cela, il doit supporter le principe de transformations et d’adaptations intelligentes, mais sous réserve de ne pas altérer ou détruire les valeurs qu’il porte ou qui l’ont révélé91. » Il est intéressant de noter cette différenciation et surtout la souplesse permise par là-même. Il semble que l’intervention sur les toits des villes doive surtout se confronter à la notion de patrimoine de manière globale, plus qu’à des monuments historiques intouchables, qui ne sont d’ailleurs pas forcément si nombreux ; comprendre par là qu’il s’agit en France d’exceptions plutôt que de règle. La notion de patrimoine reste une toile de fond qui sous-tend la cohésion et la solidarité d’une société, mais sa caractéristique vivante l’intègre dans le présent et l’avenir de manière active et renouvelable. Patrimoine urbain. Ruskin, suivi de près par Morris, est le premier à inclure les ensembles urbains et la continuité des tissus formés par l’architecture du quotidien dans le champ de l’héritage historique à préserver. Giovannoni accorde une valeur d’usage et une valeur historique aux ensembles urbains anciens. Il est sans doute selon Françoise Choay92 le premier à utiliser le terme de « patrimoine urbain ». En outre, la ville historique est certes pour lui un monument, mais aussi un tissu vivant. L’ère industrielle apporte de grandes transformations à la ville et à la société, rendant obsolètes les tissus urbains anciens. Là, les monuments et le bâti existants deviennent un obstacle à briser pour permettre un nouveau mode d’urbanisation. L’urbanisme moderne a encore beaucoup évolué depuis le début de l’ère industrielle, mais la problématique reste la même et s’est encore renforcée. Des tissus urbains du Moyen-Age, avec certains des édifices d’époque (immeubles, églises…) persistent et le décalage existant implique des difficultés d’adaptation et des besoins de transformation, avant tout pour coller à un mode de vie et à des exigences actuelles. 90  Ibid. 91  Ibid. 92  CHOAY Françoise, L’allégorie du patrimoine, 1992, Paris, Le Seuil, 2007, p. 145

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Habiter les toits Le patrimoine protégé. Nous ne détaillerons pas ici toute l’organisation législative et administrative française au sujet du patrimoine, mais les monuments historiques inscrits ou classés -44 030 au 1er janvier 2017 dont 14 223 classés et 29 807 inscrits93- ne sont pas les seuls à être protégés. Benjamin Mouton explique qu’il faut ajouter à cela « les immeubles protégés au titre des secteurs sauvegardés -dont le nombre pourrait se situer entre 80 000 et 110 000, et les immeubles de qualité patrimoniale situés dans les abords94 ». Portant à plus de 600 000 le nombre total d’édifices concernés. Au-delà de la protection ou non des édifices, la question porte ici plutôt sur les valeurs patrimoniales endossées par l’existant et sur leur rapport à la transformation. Comme Benjamin Mouton95, nous pourrions choisir de définir la qualité patrimoniale comme combinaison de la qualité architecturale et de la qualité historique. Lorsque l’on parle de patrimoine, on évoque souvent la valeur d’authenticité de l’œuvre, l’exactitude historique qui pourrait nous parvenir et son état. Mais ce degré d’authenticité varie et n’est pas toujours simple à appréhender. On dissocie d’ailleurs l’authenticité absolue (mise sous cloche, à l’abri de toute altération) et l’authenticité relative (travaux de remplacement), qui n’engendrent pas les mêmes postures. Mais la multiplicité de ces valeurs génère souvent en réalité des conflits d’intérêts et des positions contradictoires. Chacun ne perçoit pas le patrimoine de la même manière et il est difficile de discerner un intérêt commun solide. Gustavo Giovannoni, lors de la Conférence d’Athènes en 1931, distingue trois points de vue sur lesquels s’appuient les théories de la restauration. Le point de vue de l’érudit, qui ne veut pas perdre les traces des phases constructives et artistiques qui constituent l’histoire et les états successifs d’un monument ; le point de vue de l’architecte, qui vise l’unité architectonique et souhaite que le monument redevienne vivant et soit rendu à sa fonction artistique ; le point de vue du simple citoyen, qui a une affection particulière 93  MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, op. cit., p. 35 94  Ibid. 95  Ibid., p. 310

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L’épiderme aérien de la ville dense pour les monuments de sa ville et souhaite alternativement leur conservation ou leur mise en valeur. Articuler ces différents points de vue et contenter tout le monde n’est pas une mince affaire, et il est nécessaire le plus souvent de faire des choix. Si l’on se rapporte au sujet qui nous intéresse, la question est épineuse. Les toitures anciennes constituent de fragiles richesses, que leur rôle primaire fonctionnel de protection contre les intempéries a pu éclipser. Ainsi, il existe des matériaux et des combinaisons, techniques, modes de pose multiples, et chaque région a sa manière de faire. Les toitures appellent ainsi la même attention que les autres façades. « Lorsqu’elles sont encore en place, les couvertures anciennes détiennent donc une exceptionnelle valeur patrimoniale et appellent une conservation très attentive : c’est le devoir de “l’entretien annuel”, lequel, par la repose ou le remplacement à l’identique d’une ardoise, d’une tuile, garantira une survie parfois sans limites de la couverture ; mais bien plus encore : parce qu’à chaque couverture répond son propre mode d’entretien, des outils et des savoirs-faire correspondants : ce sera en même temps la conservation vivante des métiers qui tendent à disparaître et que ces travaux pourront faire survivre. Leur conservation est évidemment indispensable, au titre de l’histoire des techniques, ce que les traités ont généreusement développé et entretenu96. » En Chine ou au Japon, les matériaux de construction les plus utilisés -le bois, la chaume- ont une durée de vie courte et s’inscrivent dans un cycle de réparations et de remplacements d’une échelle de cent à trois cents ans. Mais la préservation des savoirs-faire qui est au cœur des préoccupations locales bien plus que celle de l’édifice en lui-même déplace la fréquence du renouvellement à l’échelle d’une génération, via un rituel de reconstruction à l’identique systématique. Ainsi, pour Alain Schapp, « la continuité est celle de la pratique et non des

96  Ibid., p. 199

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Habiter les toits matériaux97 », et selon Pierre Ryckmans, « l’éternité ne doit pas habiter l’architecture, elle doit habiter l’architecte98 ». « Dans toute société, le patrimoine se reconnaît au fait que sa perte constitue un sacrifice et que sa conservation suppose des sacrifices : c’est la loi de toute sacralité99. » Lorsque l’on conserve un édifice, ce n’est pas l’objet qui a de l’importance, mais bien les connaissances, les réflexions, les savoir-faire passés qu’il cristallise et qu’il ne faut pas perdre en chemin. Sous peine de parcourir de nouveau en ouvreur des sentiers déjà ouverts il y a bien longtemps. Sous peine de s’appauvrir et de simplifier une culture à bien moins de choses qu’elle n’est vraiment. D’un autre côté, les choses changent, les gens changent, les besoins changent. Le changement est nécessaire. Il est même essentiel. Plus que cela, il fait l’être humain, l’être vivant même, et il le construit dans sa recherche d’évolution. Ce qui vit évolue, c’est ainsi, et l’être humain plus que tout autre animal apprend. Les vieilles pierres, elles, restent les mêmes -même s’il est quelque peu réducteur et inexact de dire que les architectures du passé, si on ne les transforme pas, restent figées : les matériaux vivent, s’usent, s’effondrent... Ainsi, la mémoire et le souvenir demandent un travail de tous les instants pour tenir un équilibre fragile et pourtant indispensable. Ne pas oublier le passé, mais faire du futur quelque chose de nouveau, de différent. Cette ambivalence de la ville contemporaine oscille entre mutation permanente et vestiges d’un immobilisme nécessaire. Les nombreux 97  SCHAPP Alain, Le Sanctuaire d’Ise, Mardaga, 2015, cité dans MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, op. cit., p. 117 98  RYCKMANS Pierre, « L’attitude des chinois à l’égard du passé », dans Essai sur la Chine, Laffont, 1998, cité dans MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, op. cit., p. 117 99  BABELON Jean-Pierre et CHASTEL André, La notion de patrimoine, Liana Levi, 1995, p.101, cité dans MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, op. cit., p. 17

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L’épiderme aérien de la ville dense centres anciens des villes françaises illustrent cela, subissant parfois une muséification complète -sans tout de même atteindre l’absoluité d’une Rome figée- contradictoire avec leur besoin de transformations pour survivre. Le territoire des toits est partie prenante de ces réflexions. Ainsi, le cas paradoxal de Paris étale au grand jour les incertitudes et les incompréhensions que côtoient les décisions institutionnelles : entre incitation à la surélévation et protection patrimoniale draconienne. Philippe Simon observait avec beaucoup de clairvoyance ceci en 2014 : « Paris est réputé pour son paysage des toits, dont on peut d’ailleurs se demander pourquoi personne n’a encore eu l’idée saugrenue de le proposer au classement du patrimoine mondial de l’UNESCO100. » C’est désormais chose faite, puisque depuis cette même année 2014 un projet de classement est en cours, même si c’est d’abord le métier de couvreur-zingueur de Paris qui a été protégé pour reconnaître leur savoir-faire et relancer la formation de spécialistes. Comme nous l’avons vu précédemment, les toits cristallisent et intensifient aujourd’hui des problématiques communes à toute la ville, conjuguant un imaginaire et une esthétique très forts à des potentiels d’usages et de technicisation bientôt incontournables. Ils se situent ainsi au croisement de deux visions apparemment contradictoires mais qui se révèlent complémentaires : à la fois paysage culturel et infrastructure urbaine101. Investir les toits : s’appuyer sur un déjà-là. « Réguler et revaloriser les villes par les toits102. » Investir les toits signifie fatalement s’appuyer sur un « déjà-là » et utiliser l’existant comme matière première, dans un renouvellement continu de la ville. Les discours des grandes figures comme Ruskin, Viollet-le-Duc ou 100  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 149 101  Ibid., p. 14 102  Ibid., p. 124

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Habiter les toits Giovannoni103 ne constituent en rien une vérité à appliquer, même si elles viennent nourrir la pensée de chacun. L’approche patrimoniale du bâti ne cesse de se transformer, et elle a tellement varié d’un extrême à l’autre au cours de l’Histoire -même récente- qu’il est extrêmement difficile d’établir des règles, de faire émerger une démarche précise à valoriser en dehors de sa propre opinion et réflexion. Cette approche fluctue certes dans le temps mais également dans l’espace et selon la culture. Des questions politiques, pratiques, symboliques, économiques s’entremêlent, proposant une multitude de nuances incompressibles. Quoi qu’il en soit, il semble aujourd’hui nécessaire d’œuvrer pour que nos héritages édifiés soient investis, habités de la meilleure manière possible, et pour que nous participions collectivement à la production d’un patrimoine vivant. C’est ainsi que Françoise Choay expose aussi les choses dans son ouvrage Le patrimoine en question. Ainsi, des contraintes ou des difficultés peuvent émerger, et il est légitime de se demander si les valeurs historiques et patrimoniales des édifices ou des quartiers apparaissent comme des freins ou des leviers à l’investissement des toits. Habiter les toits constitue pour moi un essor actuel pharmakon pour la ville : à la fois au secours des patrimoines urbains et en même temps une source de danger pour ces mêmes patrimoines. D’où l’importance de la modération. Une des entraves à l’intervention vient du retard théorique et réglementaire. Si en 1964, l’Assemblée de l’Icomos rédige la Charte internationale sur la conservation et la restauration des monuments et des sites, Françoise Choay explique que le « cadre théorique et pratique, à l’intérieur duquel s’inscrit le monument historique, est 103  Ruskin et Viollet-le-Duc s’imposent au XIXe siècle avec des postures et doctrines antagonistes souvent mises en confrontation lorsqu’il s’agit de choisir une approche d’intervention sur un patrimoine ancien. Ruskin préconise de laisser l’édifice à l’état de ruine et de simplement l’entretenir, au minimum pour qu’il reste debout, puis lorsqu’il est arrivé au bout de sa résistance, de le remplacer par du contemporain. Viollet-le-Duc, lui, prend le parti de la restauration, avec une approche historique et didactique. Il affecte un nouvel emploi à l’édifice pour garantir sa conservation. Gustavo Giovannoni, quelques décennies plus tard, propose une posture plus tempérée et encourage une transformation modérée, sans faire table rase mais en s’appuyant sur l’existant.

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L’épiderme aérien de la ville dense resté celui qu’a construit le XIXe siècle104 ». Cette charte de Venise est ainsi toujours considérée comme une référence aujourd’hui, mais sa justesse et sa légitimité sont questionnables. L’évolution des pensées est très lente, les textes sont souvent en décalage avec la réalité. Il semble aussi y avoir un décalage entre les injonctions politiques et institutionnelles, et l’état des connaissances et positions théoriques. Ce décalage entre des tentatives d’initiation de dynamiques nouvelles et le mur des réglementations, PLU ou autres décisions des Architectes des Bâtiments de France (ABF) provoque une certaine incompréhension des praticiens face à des décisions qui peuvent paraître illogiques ou aléatoires mais très handicapantes. Passer outre un immobilisme conservateur apparaît aussi parfois légitime. Une destruction positive peut être justifiée par des arguments multiples, dont des questions souvent très pratiques et concrètes de manque de place ou d’usage. Elle peut être atténuée par la conservation de certains éléments de l’édifice primitif. La préservation des créations de l’Antiquité au Moyen-Age est en fait un réemploi. Françoise Choay dénonce d’ailleurs les papes qui, très tôt, « protègent d’une main et dégradent de l’autre les édifices antiques de la ville105 », annonçant une duplicité récurrente dans le discours occidental sur la conservation et la protection patrimoniale. Un paradoxe naissant qui semble au XXIe siècle plus fort que jamais, une sorte de caution patrimoniale qui justifie la démolition. Car si le bâti existant est un support de savoir et de mémoire, il est aussi une ressource à valoriser. Il ne faut pas oublier qu’il y a en France une longue tradition de destruction constructive et de modernisation ; et Françoise Choay se fait avocate des architectes qui « invoquent le droit des artistes à la création106 » et « rappellent qu’à travers le temps, les styles ont aussi coexisté, juxtaposés et articulés dans une même ville ou un même édifice107 ».

104  105  106  107

CHOAY Françoise, L’allégorie du patrimoine, op. cit., p. 95 Ibid., p. 46 Ibid., p. 13 Ibid.

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Habiter les toits En effet, il ne faut pas écarter le fait que des interventions sur la cinquième façade peuvent permettre de sauver et de réhabiliter le bâtiment tout entier, valorisant parfois un intérêt patrimonial, ou impulsant une nouvelle dynamique locale. Philip Jodidio, dans Rooftops - Islands in the sky, prend l’exemple du travail de Eric Owen Moss à Culver City à Los Angeles, qui a modifié ou transformé d’anciens bâtiments délabrés pour donner un second souffle à la ville. « Dans ce cas, ce n’est pas le toit du garage qui importe, il s’agit plutôt de métamorphoser une structure existante pour lui redonner vie […]108. » Imposer lors de chaque surélévation une mise en conformité de l’isolation du bâtiment avec le règlement thermique en vigueur permet aussi de profiter de l’occasion d’une intervention coûteuse pour mettre à niveau tout un patrimoine commun qui passe sous les radars et se délabre de jour en jour. Des copropriétés peuvent également être intéressées par la construction de logements supplémentaires en toiture pour financer l’entretien ou la rénovation de l’édifice. Attelons-nous maintenant à comprendre quel patrimoine est concerné. Il y a de véritables différences d’intervention selon les époques et les types de bâtiments, et donc de toitures. Ces différences apportent une mixité et une complémentarité. Beaucoup de surélévations ou de projets d’aménagement de toits en ville semblent se faire sur le patrimoine bâti récent (XXe et XXIe siècles), qui est particulièrement bien adapté au support de nouveaux usages en raison de ses toitures-terrasses faciles à investir et plus répandues, de ses structures surdimensionnées et robustes (béton, acier) capables de supporter de nouvelles charges sans renforcement ou remaniement structurel109. C’est aussi le patrimoine le moins protégé, celui auquel on s’intéresse le moins. Comme il est plus récent, il est aussi moins transformé et présente davantage de potentiel. Toutes les toitures et notamment les plus anciennes ne permettent cependant pas un investissement humain. Sans parler de surélévation, 108  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 26 109  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 119

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L’épiderme aérien de la ville dense les charges supplémentaires apportées par l’exploitation et l’habitation d’une toiture, même en l’état, ne sont pas négligeables et peuvent être préjudiciables à la stabilité de la structure et à l’étanchéité de la couverture. C’est notamment le cas pour les toitures à pans et les vieilles charpentes complexes qui visent une optimisation des descentes de charges et un équilibre parfait. Pour permettre une telle appropriation de la cinquième façade, les toitures nécessitent d’être surdimensionnées d’origine ou bien d’être renforcées. Les pressions et les sollicitations appliquées aux charpentes anciennes, les font bouger, s’adapter, par la souplesse des bois notamment, et atteindre ainsi une position d’équilibre. Ces structures ne relèvent pas forcément de documents techniques réglementaires, mais de modes constructifs traditionnels. En ce cas, il est difficile d’intervenir -réparer ou transformer. Ajouter du poids et des sollicitations extérieures serait fatal. Il est nécessaire d’évaluer en amont le potentiel des toitures ciblées, et de leur associer des destins adaptés. Qu’est-il possible d’envisager en ce qui concerne les toitures à pans inclinés qui sont très fréquentes voire systématiques dans les centres anciens français ? Maintenir l’hétérogénéité constitue souvent la richesse des paysages urbains. La métamorphose de la ville et sa recherche de résilience soulèvent des questions politiques et éthiques à propos des héritages, du patrimoine existant. Arriver à déterminer ce qu’il faut conserver, et la manière de le marier à l’évolution des modes de vie est un exercice extrêmement périlleux. Il faut d’ailleurs très vite accepter que tout le monde ne puisse être contenté. A l’heure actuelle, le principal mode d’investissement des toits pour l’humain reste la surélévation, tous types de bâtis confondus. Le rapport à l’existant est d’autant plus prégnant dans le cas d’une surélévation que l’on n’associe pas seulement au patrimoine en place de nouveaux usages, accès ou aménagements, mais également un nouveau morceau de bâtiment, une nouvelle architecture dont la greffe doit très vite prendre. La rencontre de deux architectures est d’autant plus délicate qu’elle doit rester singulière (1+1=1). Construire au contact de l’ancien pose la question du type d’intervention et de la relation proposée. Se fondre, contraster ? Une prise de position réfléchie et argumentée est 77


Habiter les toits nécessaire. La charte d’Athènes, par exemple, préconise une opposition entre nouveau et ancien. Christophe Joud et Bruno Marchand proposent une troisième voie en émettant « l’hypothèse que le rapport à l’ancien est avant tout de nature conceptuelle et que l’expression de la contemporanéité du projet découle de la prise en compte d’un ensemble de paramètres110 ». Ils considèrent l’existant comme un matériau dont on extrait des principes qui « deviennent l’essence du projet de surélévation111 ». Genève est souvent citée comme exemple pour la surélévation, bénéficiant de plusieurs lois et d’une pratique qui a traversé les âges pour persister aujourd’hui. La loi de 1983 sur la protection des ensembles du XIXe siècle et du début du XXe siècle assure « une harmonie urbaine et architecturale à l’échelle du quartier ». Elle a pour but de « préserver à la fois la forme bâtie et sa substance tout en accordant une certaine ouverture aux usages contemporains, […] pour ne pas figer et muséifier les tissus urbains, et demeurer néanmoins dans une perspective historique ». Il est évident que les lois et réglementations ont un impact énorme sur le développement des villes, aussi bien dans leurs fonctions que dans leurs formes. Pour la surélévation ce point est extrêmement important, puisque cette intervention modifie toute la cinquième façade de la ville dans des conditions très contraintes. Les législations sont bien souvent plus laxistes en termes de possibilités de surélévation dans les villes très denses qui manquent de place et surtout de foncier constructible (Genève, Paris, Tokyo, Séville ?…). La plupart des villes occidentales sont concernées par la surélévation. Le rapport à l’existant est abordé ici de manière patrimoniale et historique, mettant en lumière cet enjeu majeur de nos villes denses actuelles qui ont aussi besoin de se régénérer sur elles-mêmes. Le renouvellement continu de la ville. « Le processus de densification qui consiste à construire sur le construit et avec le construit fait partie du mode de croissance de la ville depuis 110  MARCHAND Bruno, JOUD Christophe, et al., Surélévations - conversations urbaines, op. cit., p. 122 111  Ibid.

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L’épiderme aérien de la ville dense des siècles112. » Ainsi, la ville est assimilable à un organisme vivant, et malgré des permanences structurantes il est normal qu’elle évolue. Mais cette évolution doit se faire en relation avec l’existant, puisqu’en se reconstruisant sur elle-même elle exige de réorganiser continuellement sa cohérence pour proposer un cadre bâti de qualité à ses habitants. La fabrique de la ville n’est en effet pas un projet fini. Bien au contraire. Il s’agit d’un processus, lent et vivant, qui traverse les âges sans discontinuer, et génère un empilement ou une imbrication, du moins un entrelacement des contributions architecturales et urbanistiques de chaque époque. Les traces du passé persistent. De fait, la ville est un formidable témoin de l’Histoire. Elle est une succession de couches édifiées et modifiées à travers le temps, proposant un effet de stratification plus ou moins lisible qu’il n’est pas aberrant de compléter. J’irai même plus loin en avançant que c’est un accomplissement nécessaire. Toucher aux toits c’est jouer avec ces strates et les porter un peu plus loin, matérialisant dans les villes denses une couche active supplémentaire, celle du XXIe siècle. Une manière de se réapproprier et de redéfinir la limite entre le ciel et la terre. C’est cette stratification qui permet bien souvent de comprendre l’existence et l’évolution d’une portion de ville, qui offre aussi aux chercheurs un moyen de connaître l’Histoire, et qui joue parfois un rôle insoupçonné dans le travail collectif de mémoire. Lorsque l’on intervient sur un existant, on est les témoins privilégiés des étapes de vie d’un bâtiment, des transformations, et l’on vient apporter son humble pierre au tout. Dans le cas de la surélévation par exemple, la démarche est souvent bien plus littérale puisque les strates chronologiques s’empilent aussi assez simplement dans l’espace. Comme l’expliquent Line Fontana et David Fagart (Post-Office Architectes)113 dans le cadre de la présentation d’un de leurs projets -une opération de surélévation à Belleville, leur rôle consiste finalement à venir poursuivre la stratification de l’immeuble. Ils se placent ainsi dans une démarche honnête de privilégier la lisibilité du patrimoine, de l’histoire des bâtiments et de la fabrique de la ville.

112  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 146 113  CITÉ DE L’ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE, Construire sur les toits, version XS, op. cit.

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Habiter les toits Si la restauration n’est pas le sujet ici, l’intervention sur un existant, notamment par les toits, est un moyen de soigner la ville. Comme l’affirme Camillo Boito à propos de la restauration, il faut préserver les additions successives dont le temps charge un bâtiment. Il est parfaitement légitime de compléter la ville et le construit d’une contribution contemporaine, offrant par stratification plus ou moins lisible la lecture des époques, du passé, du présent et d’un futur envisagé. La démarche de dissociation visuelle des parties nouvelles et antérieures d’un projet est aujourd’hui applicable à de l’intervention sur l’existant dans une démarche plus contemporaine, apportant de nouveaux usages, et témoigne d’une authenticité rassurante, écartant d’un revers de main la peur de l’imposture. La ville et le projet correspondent, à leur échelle, à une longue durée et à un processus de reconstruction permanente, puisque « la ville fonde sa réalité sur la continuité et la permanence dans le temps et dans l’espace114 ». Ainsi, par l’idée de construire la ville sur la ville, il faut comprendre un élan de renouvellement, reflet d’une nécessaire résilience.

114  MARCHAND Bruno, JOUD Christophe, et al., Surélévations - conversations urbaines, op. cit., p. 123

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L’épiderme aérien de la ville dense

I.6. Planification et paysages urbains aériens Le toit face au vide. Le territoire des toits se confronte à un vide juridique et de connaissances, ou à une prise de position floue. On ne sait pas vraiment comment les aborder, et l’on s’en remet pour le moment à des initiatives individuelles et des expérimentations prospectives dont l’accumulation fait exemple. Une démarche globale teintée d’un fort empirisme quant à la mise en place de réglementations ou de stratégies politiques. Les mesures paradoxales prises sur le territoire sont l’illustration que tous les toits de France ne peuvent pas être traités de la même manière et qu’il faut tempérer les politiques interventionnistes pour se pencher au cas par cas, ou du moins développer des mesures adaptées qui prennent en compte tous les facteurs. Les études menées par les chercheurs initiateurs du rapport de recherche L’épiderme aérien des villes mettent en évidence « le manque de connaissances et de données sur le paysage des toits, espace trop peu connu, et parfois même ignoré, pour en estimer le potentiel réel dans différents contextes urbains115 » ainsi que « le cadre réglementaire inexistant ou désuet qui fait ressortir l’importance de développer des outils ainsi que des recherches sur ces sujets116 ». Après avoir développé tout un chapitre sur l’évolution historique des 115  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 52 116  Ibid.

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Habiter les toits différentes typologies de charpentes et leurs fonctionnements, Benjamin Mouton explique dans son livre Sens et renaissance du patrimoine architectural que « Cette trop brève évocation nous convaincra d’abord de l’existence d’un immense patrimoine, très mal connu (les combles et les charpentes sont des lieux ingrats, peu appropriés à la visite) qui doit légitimement attendre de notre époque une très grande et respectueuse conservation117. » Cette déclaration nous conforte dans l’idée que malgré leurs multiples rôles architecturaux dans l’Histoire depuis que l’on édifie, les toitures sont très mal connues et peu décrites. Elles sont aujourd’hui au cœur de diverses préoccupations et peut-être la clef d’une évolution architecturale imminente. C’est pourquoi il semble important de s’intéresser plus que superficiellement au sujet, et par différents prismes (architecture, urbanisme, ingénierie, patrimoine, sociologie, histoire des arts…). Une planification difficile : systématisme ou cas par cas. Les nombreuses évolutions législatives et réglementaires successives sur les gabarits, l’urbanisme, les toits, ont pourtant eu un impact énorme à travers le temps, et ont modelé les différentes strates de la ville, ainsi que le paysage qui se présente à nous aujourd’hui. Une influence directe qui peut nous donner confiance quant à l’encouragement d’une nouvelle dynamique à l’heure actuelle par le biais des réglementations. Il est légitime de se demander quelle peut être la place de la planification de l’investissement des toits -pratique aujourd’hui très ponctuelle bien que récurrente et isolée dans la ville française- et de questionner les limites d’un systématisme, risquant de générer une uniformisation non-désirée. De la même manière, une approche au cas par cas peut ne pas avoir l’impact et la force de transformation nécessaires à la révision profonde du mode de faire la ville. C’est à l’échelle de la ville que la question des toits devient intéressante, puisqu’elle amène de nouvelles possibilités, des interactions, une mise en réseau voire un écosystème aérien. A l’inverse, à l’échelle d’un bâtiment l’intervention est anecdotique, presque dérisoire, drôle de lubie isolée. 117  MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, op. cit., p. 117

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L’épiderme aérien de la ville dense La planification globale peut présenter un risque vis-à-vis de l’hétérogénéité des villes françaises. A Paris, les toits de zinc implantés dès les années 1820 et devenus dominants par la suite forment une nappe grise d’une homogénéité globale, composée d’une multitude de toitures différentes et d’éléments hétéroclites. Cette ville particulière donne un sentiment global d’unité, pourtant elle est cousue, balafrée et très hétérogène. Il s’agit d’une ville sédimentaire, qui n’a pas été dessinée exceptée avec Haussmann. Les villes françaises se ressemblent dans leur hétéroclicité. Seulement, de cette manière, elles vont se rendre difficiles à appréhender ensemble, d’un seul coup. On comprend pourquoi jusqu’ici, comme pour les « dents-creuses », un travail local « à la petite cuillère » a été privilégié. Faire des généralités peut sembler extrêmement complexe dans les faits. D’où la difficulté peut-être de l’institution d’un mode de planification des villes extrapolable. En outre, les communes sont aujourd’hui très autonomes, le résultat d’une décentralisation décisionnelle progressive, et elles font des choix parfois douteux. Les plus petites communes manquent d’ailleurs de professionnels compétents. En France, nous avons perdu la vision d’ensemble. Les communes travaillent au cas par cas, et cela peut être dangereux pour le futur, car on ne se préoccupe pas de la cohérence urbaine globale. L’expérimentation d’opportunités urbaines permet d’intégrer la cinquième façade aux réflexions sur la ville. C’est la première étape, un peu au cas par cas, qui permet de développer des postures et des méthodologies de travail. Très vite, elle doit alimenter une phase de réflexion, plus globale, à l’échelle de la ville. Aujourd’hui la transition entre ces deux phases est encore un peu poussive. Il est pourtant essentiel de déterminer une direction, et une posture assumée motrice d’une synergie nouvelle. Les circonstances historiques de la production de bâti sont ancrées localement, et beaucoup de facteurs interviennent, modélisant l’occupation et la densité du bâti. D’autre part, le climat a une certaine importance lorsque l’on parle d’usages extérieurs et de toits-terrasses. Au sein d’un même pays comme la France, les variations sont énormes et questionnent la possibilité de réglementations ou méthodologies d’intervention uniformisées. Les mêmes possibilités à l’année ne s’offrent pas en Provence ou dans le Nord. L’urbanisme via le parcellaire 83


Habiter les toits montre également ses limites, puisque l’on aimerait pouvoir construire une démarche plus globale quant à l’investissement des toits, peutêtre à l’échelle de l’îlot. Il faudrait pour cela un règlement moins systématique, « fonctionnant dans un rapport réactif au contexte118 », et plus adapté à la réalité du territoire. Si la planification urbaine peut apparaître trop rigide, une perspective différente s’ouvre, proche du cas par cas, cherchant une cohérence de proche en proche. On retrouve là l’idée du champ et des chaînons qui possèdent une certaine marge de liberté mais restent solidaires. Dans le livre Surélévations - conversations urbaines119, des critères et une méthodologie globale sont détaillés pour déterminer le potentiel et le type d’intervention possibles pour chaque cas. Le projet au cas par cas est ensuite déterminé comme étant la meilleure solution pour permettre d’affiner. Il y a finalement une double orientation à donner à la planification de l’investissement des toits : rendre d’un côté les règles plus consensuelles, chargées de bon sens, et travailler avec un existant omniprésent dont l’attention portée évite toute standardisation, apportant une proposition spécifique pour un cas spécifique. Mais que l’on parle de surélévation ou d’investissement plus léger, une transformation de l’épiderme aérien à l’échelle de la ville nécessite en amont un laborieux travail d’inventaire. Selon Christophe Joud et Bruno Marchand, « la loi ne peut, de toute évidence, être considérée comme un instrument de planification à échelle urbaine, mais comme un dispositif qui, dans les faits, se limite à permettre des interventions localisées et ponctuelles120 ». Il faut vis-à-vis des normes mobiliser la recherche de solutions alternatives. Benjamin Mouton formule ce retour au bon sens d’une belle manière : « Considérant que la norme est une réponse technique à un objectif 118  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 187 119  MARCHAND Bruno, JOUD Christophe, et al., Surélévations - conversations urbaines, op. cit., p. 89 120  Ibid., p.165

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L’épiderme aérien de la ville dense fixé et que l’important est bien de satisfaire principalement à l’objectif ; si une autre réponse technique différente y satisfait, alors il paraît logique qu’elle soit acceptée, quitte à déroger à la norme121. » Responsabilités et recherche d’équilibre. Les avis divergent également sur le paysage des toits, partagés entre un pragmatisme un peu simpliste prônant le remplissage des dents-creuses et l’alignement des masses bâties, quand d’autres préfèrent la variété des hauteurs et l’hétérogénéité synonyme d’urbanité et d’intensité. La transformation du paysage de la ville et plus particulièrement du paysage des toits (roofscape) est-elle indispensable ? Les toits participent à l’identité d’un lieu, ils constituent un paysage aérien unique forgé au fil de longs siècles et reconnaissable entre mille. Investir les toits de l’existant implique de se soucier du rapport au voisinage. Quel impact sur la rue et sur l’espace public ? Quel impact sur les propriétés voisines ? Quelle vue propose-t-on aux voisins, aux autres habitants de la ville ? Plus encore dans des villes très denses et dans des tissus urbains anciens, où le traitement de la toiture et de sa hauteur modifient énormément la perception de l’espace et de l’environnement. Dans une typologie de ville à hauteurs variables et hétérogènes ou à fortes déclivités, il est aussi important de se poser la question de l’esthétique de la toiture. L’habitude de regarder un bâtiment depuis la rue ne doit pas éclipser le fait que certains le voient depuis au-dessus, introduisant une notion de « toit paysager ». Les « Hedonistic Rooftop Penthouses » de JDS Architects constituent une intervention sur l’existant intéressante qui ne s’arrête pas à poser quelques logements sur un toit plat, mais compose avec le paysage, compose un paysage, joue avec les formes et le relief des toits. Ici on est très loin d’une uniformisation de la skyline si riche de la ville qui forge à elle seule un imaginaire fourni. En revanche, ce type d’intervention peut poser problème quant à son impact sur la morphologie urbaine et entrer en conflit avec des préoccupations patrimoniales. C’est 121  MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, op. cit., p. 354

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Habiter les toits

Fig. 10 - LANOO Julien, Photographie du projet de JDS Architects, « Hedonistic Rooftop Penthouses », Copenhague, 2014

Fig. 11 - COLE Ty, Photographie du projet de BAN Shigeru, « Cast Iron House », New York City, 2017

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L’épiderme aérien de la ville dense pourquoi concepteurs et conservateurs doivent travailler dès en amont ensemble, afin d’assurer cette cohérence urbaine nécessaire, entre présence du passé et évolution. Dans les villes les plus denses, et particulièrement lorsqu’il s’agit d’investir les toits, il n’est pas toujours possible d’intégrer la nature, et le paysage proposé est quasi entièrement artificiel, puisque modifié par l’Homme. Il est en revanche possible de mettre en place des représentations ou des évocations de nature (jardins, végétation, composition paysagères, jeux d’eau, parcs, arbres plantés, etc.) qui participent à la qualité de l’environnement. Concevoir la ville non seulement comme un système ou une machine, mais aussi comme un paysage est essentiel. Réaliser des parcs et jardins en toiture de toutes sortes de bâtiments, parfois de tours, est une pratique de plus en plus répandue. Cela permet de rendre des surfaces supplémentaires praticables, de proposer des vues mais aussi de rendre les toitures esthétiques, d’autant plus lorsque l’on est entouré de grands immeubles et de constructions de hauteurs variables. C’est la même question qui se pose lorsque vous construisez dans la pente : les gens au-dessus de vous voient votre toiture. Cette question, si elle se rapporte d’abord à une question de voisinage, touche également très directement aux instances de préservation du patrimoine et de réglementation de la construction et de l’urbanisme. La toiture, comme les autres façades, est sujette à de nombreuses contraintes et s’offre à la ville, se rendant visible à tout un chacun. Son esthétique et sa cohérence avec le reste d’un quartier ou son voisinage est essentiel. Beaucoup d’interventions semblent vouloir contraster avec la géométrie et la rigueur (peut-être l’austérité, du moins la technicité de la ville), en employant la courbe et l’organicité des formes, un foisonnement de végétations et de dispositifs artificiels plaqués sur une toiture de béton élue parmi la multitude pour se transformer en jardinrefuge de l’élite, de quelques privilégiés qui dominent la ville de leur petit bout d’eden artificiel. Il me semble qu’un tel contraste et une telle dissociation des toits et de la ville n’est pas nécessaire. Des interventions plus ponctuelles et peut-être plus mesurées dans un premier temps, 87


Habiter les toits mais néanmoins plus nombreuses et accessibles peuvent fournir un travail paysager plus global et améliorer en profondeur la qualité et le cadre de vie des millions de citadins. Avant une esthétique parfaite et un foisonnement d’artifices, le plus important pour rendre la ville dense agréable à l’Homme reste la proposition d’usages et de paysages urbains nouveaux, et l’évolution des habitudes et de la perception de la ville. Les toits peuvent y participer. Bien sûr, ce travail doit être mené de concert avec la réorganisation et l’amélioration de toutes les strates de la ville, de son sous-sol à ses rues, en passant par le bâti, mais c’est justement en cela que le lien avec la planification urbaine est essentiel. Comme on fait rarement aujourd’hui la ville à partir de zéro, du moins pas dans ces cas-là, il faut réfléchir avec un existant, avec un patrimoine et avec ses spécialistes. Les interventions architecturales et urbanistiques sur les toits existants des villes se partagent entre un besoin de se montrer, d’être imposant, exubérant, d’être un signal dans le quartier, et des interventions ordinaires plus discrètes et plus humbles -mais plus abordables. Je pense que les deux sont nécessaires pour trouver un certain équilibre, mais comme toute intervention architecturale plus largement. En revanche, les interventions plus imposantes et monumentales doivent rester des exceptions sous peine de mener à une confusion. La surélévation peut permettre de réparer la ville existante, de compenser tout en préservant. Elle permet d’homogénéiser ou d’agiter le paysage de la ville. Les toits constituent une alternative aux dentscreuses. Et comme je l’avais compris dans mon rapport d’étude, tous les vides ne doivent pas être remplis au sol, certains sont vitaux. Quoi qu’il en soit, ces réflexions montrent la responsabilité de l’intervention sur les toits, qui n’est pas un acte gratuit et dont les effets potentiels sont lourds. Il y a une absolue nécessité de finesse, pour se poser systématiquement la question de la valeur ajoutée alors que les toits sont bien souvent au contact direct de l’espace public et constituent le paysage de tout un chacun, ainsi qu’un territoire utile au bien commun. Les acteurs des projets ont une responsabilité qui ne concerne pas que le propriétaire et a un impact sur une grande frange de la population. 88


L’épiderme aérien de la ville dense Le cas bien précis de la surélévation, abordé précédemment, présente le risque d’une intervention excluante. Il multiplie très vite la valeur d’un bien et ne s’adresse qu’à très peu d’individus particulièrement aisés. De fait, « les appartements, ou même les maisons, ajoutées audessus de constructions existantes sont [...] une solution de plus en plus souvent adoptée aujourd’hui pour créer des résidences d’exception en milieu urbain122 ». Parfois suites d’hôtels haut de gamme, d’autres fois appartements privés de luxe, ces interventions bien spécifiques très communes dans les projets neufs se font de plus en plus fréquentes en surélévation d’existants particulièrement bien situés au cœur des grandes villes, répondant au doux nom anglais de penthouse. La maison de fonte de Shigeru Ban sur un immeuble historique de New York en est un exemple frappant. Ainsi, de cette manière, investir les toits peut apparaître comme un plaisir réservé aux plus riches d’entre nous dominant la ville, risquant une nouvelle forme de ségrégation. Dans l’esprit d’une ville durable et résiliente, une certaine mixité sociale semble nécessaire et les toits urbains qui peuvent se présenter comme de véritables respirations dans la densité ambiante doivent bénéficier à l’ensemble de la population citadine. Car si le territoire des toits subissait le despotisme de quelques privilégiés exceptionnels, il n’aurait finalement aucun impact sur la qualité de la ville et de l’espace urbain. Ce genre de position n’exclut en rien les possibilités de privatisation, de surélévation ou d’investissement par les plus aisés, mais elle induit une tendance générale d’intervention plus inclusive et une vision de planification qui ne s’arrête pas à des intérêts privés ou individuels. Créer sur les toits des résidences d’exception peut être tentant, mais mobiliser ces qualités latentes au profit d’un plus grand nombre est peut-être plus louable. Surtout, faire cela non dans le but de densifier forcément, mais plutôt de rendre cette densité déjà existante supportable -agréable ?constitue pour moi un grand pas vers des villes denses plus durables. La création d’espaces publics de qualité est essentielle dans une ville dense. Mais il semble que la richesse d’un quartier vienne aussi de la diversité des statuts de ses espaces, d’une gradation du public au privé. 122  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 23

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Habiter les toits Ces éléments doivent être intégrés dans la planification urbaine et les surfaces de toits peuvent participer à accueillir cette richesse spatiale. L’idée un peu utopique étant que tout le monde profite de ces espaces de qualité au-dessus de la ville, grâce à un panachage des statuts et des usages, comme le connaît en réalité le sol de la ville depuis toujours. Les toits pourraient « devenir un lieu de vie et d’échange appartenant à tous les habitants d’immeubles, un lieu où ils pourraient se rencontrer et partager123 », une aire transitionnelle et un espace de créativité. Les toits sont vecteurs de mixité fonctionnelle, facteur déterminant d’un développement durable de la ville. On note un lien avec la biennale d’architecture de Venise 2018 « Freespace », présentant une architecture qui œuvre pour le bien commun, des espaces en plus libres et accessibles à tous gratuitement, de nouvelles manières d’habiter ensemble. Toutefois, il ne faut pas que cet engouement naissant, « tout en se drapant du “vert développement durable”, se transforme en simple mouvement de surenchère immobilière et de gentrification, ayant pour effet d’élargir davantage encore les écarts sociaux et de noircir l’ombre portée sur les quartiers appauvris124 ». En outre, pour que le toit devienne des espaces de vie, il faut que la population le sache, il faut que la population y monte. Le caractère populaire de cette strate supérieure de la ville apparaît peu à peu et nous assistons progressivement à une « démocratisation des hauteurs urbaines125 ». En revanche, une démocratisation d’un tel phénomène implique une évolution discutable ou du moins incertaine du statut des toits, envahis à long terme par une population toujours plus nombreuse, et certainement victime des mêmes contraintes qui incombent au reste de la ville. Les sommets perdent certains de leurs avantages, oubliant par exemple l’idée d’une cachette, d’un « lieu pour être dans la ville tout en restant discret, voire invisible126 ». Lorsque la ville se densifie, l’espace public subit des contraintes supplémentaires. Il est plus sollicité. Il lui est alors possible de 123  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 103 124  Ibid., p. 68 125  JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, op. cit., p. 24 126  Ibid.

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L’épiderme aérien de la ville dense s’étendre sur les toits puisque le tissu est déjà défini au sol. Cependant, Giovannoni, dès 1925 en parlant du plan régulateur de Rome, met en garde sur le densification abusive du déjà dense et sur les dangers de saturation. « Chaque bâtiment nouveau que l’on y introduit de force, chaque surélévation des édifices de hauteur moyenne, chaque bureau qui attire les affaires et le trafic, s’ils paraissent à première vue améliorer la situation, ne font en réalité que l’aggraver au point de rendre insoluble le moindre problème d’aménagement urbain127 ». Ces propos alimentent l’idée que les interventions sur les toits de l’existant ne doivent pas forcément amener une densité supplémentaire (avec du logement, des bureaux) et une population additionnelle, mais plutôt s’atteler dans l’idéal à soulager cette densité et proposer à l’existant les lieux, l’espace, les services qu’il mérite. D’ailleurs, Alena Prochazka explique que selon Nasrine Seraji, le sol aérien artificiel constitué comme nouveau sol de référence au quotidien « rempli de programmes pour activer la vie dans une condition urbaine dense doit rester public et partagé, même s’il est surélevé par rapport au sol urbain de référence128 ». D’autre part, les toits constituent un réseau, avec une certaine continuité, qui nécessite des connexions verticales et horizontales dissolues entre privé, collectif et public. Il est important de s’intéresser à la connexion et aux relations entre le roofscape et streetscape, puisqu’il faut encore accéder aux toits et les intégrer dans le maillage de la ville. Au-delà de l’ascenseur, diverses propositions innovantes ou poétiques sont à développer, nécessitant une « connectivité physique et d’accessibilité -continuité de plans, de volumes, de parcours- d’un toit à l’autre et du sol aux toits129 ». Alena Prochazka énumère des 127  GIOVANNONI Gustavo, Reconstruction du centre ancien ou décentralisation - Rapport à la commission du plan régulateur de Rome, 1925, cité dans CHOAY Françoise, Le patrimoine en questions : anthologie pour un combat, op. cit., p.176 128  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 49 129  Ibid., p. 50

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Habiter les toits figures de « greffes, extensions, prolongements, passerelles, passages et puits de lumière [...] ou, tout simplement, des respirations et des nouveaux lieux à investir au sein de l’épaisseur de la strate urbaine130 » qu’elle a baptisé avec son groupe de recherche « aéroépiderme ». « La mise en réseau des surélévations dans un maillage de venelles, de passerelles, de rues, d’escaliers, d’ascenseurs reste à inventer131 ! » Mais il faut être conscient que de telles prospections vont énormément métamorphoser le paysage aérien de la ville, et il faut être prêt à en accepter les modifications. Questions esthétiques et patrimoniales.

130  Ibid. 131  Ibid., p. 137

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L’épiderme aérien de la ville dense

I.7. Changement de paradigme

Les postures nouvelles vis-à-vis de la cinquième façade et le glissement des réflexions dessinent désormais une résilience de la ville au travers des toits et une remise en question de la manière de faire la ville. Pour répondre aux transformations mondiales, nous avons besoin de transformations radicales de la ville, dont une des caractéristiques principales semble devoir devenir la densité. Ce processus doit être progressif et total. Il nécessite une accoutumance, puisque nous devons tous être acteurs de cette évolution majeure, notamment dans les représentations de la ville et les mentalités, et puisqu’il est essentiel de construire un environnement heureux, qui cherche le bien du plus grand nombre. Faire avec ce qui s’est passé et laisser de la place à ce qui se passera, dans une recherche de durabilité. Malgré de probables évolutions profondes de la ville et de son paysage, tout ne disparaît pas. On observe une persistance des strates de la ville qui ancrent la trace du temps dans l’édification humaine. Et la surélévation, la qualification des toits ou plus largement la réhabilitation et l’intervention sur l’existant, bien plus qu’une brutale destruction-reconstruction préservent le souvenir du passé et les réminiscences d’une ville différente articulées avec l’expression d’une contemporanéité nécessaire. « Or ce qui est sans précédent dans l’Histoire de l’humanité, c’est que le XXIe siècle est devenu urbain132. » L’enjeu est une transition vers la durabilité, la soutenabilité des villes qui doivent rester viables et vivables pour tous. Ainsi, pour atteindre cette durabilité il est nécessaire de 132  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 28

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Habiter les toits penser la ville liée aux territoires qui l’accueillent, singulière et locale, soutenue par une nature ni bonne ni mauvaise mais bien présente et considérée. Il n’y a donc pas de « solutions uniformes pour tous les types de villes, pour tous les quartiers133 ».

133  Ibid., p. 29

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II. Deux opérations prospectives



Deux opérations prospectives

II.1. Faire bouger les choses : postures et objectifs

Il ressort de la première partie de ce travail des enjeux, des potentiels, des possibilités, des nécessités aussi. Pourtant, les ambitions ne sont pas toujours si simples à concrétiser. Quelles initiatives ont pu émerger ces dernières années ? Comment les différents acteurs de la ville et du bâtiment développent-ils ces réflexions ? Nous allons nous appuyer sur des travaux concrets pour affiner la démarche prospective visant à investir les toits des villes denses françaises. L’analyse de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux » et du colloque-exposition « Toit sur toit », offre de développer un regard critique sur ces travaux et sur leurs apports au sujet. Elle permet de développer une synthèse réflexive des solutions proposées et des nouvelles problématiques soulevées pour dégager des tendances de discours et d’interventions qui se feront terreau des avancées futures. Le colloque. Le colloque est co-organisé par l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais et le laboratoire de recherche ACS, ce qui lui donne une véritable dimension pédagogique, l’école étant un lieu de recherche et d’expérimentation perpétuelle. Nous ne serons pas étonnés d’y trouver, parmi les professionnels, des contributions étudiantes souvent développées dans le cadre d’ateliers de projet. Le laboratoire ACS -Architecture, Culture, Société (XIXe-XXIe siècles)- est né en 1990. Il fait partie de l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais depuis l’an 2000, et est affilié au

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Habiter les toits CNRS134. Il bénéficie d’une approche pluridisciplinaire, composée d’architectes, de philosophes, de sociologues, d’urbanistes, d’historiens et de designers. Les travaux menés par les enseignants-chercheurs du laboratoire s’inscrivent dans trois thématiques : Patrimoine et tourisme : constructions, narrations, réinventions ; Territoires et paysages en transition(s) ; Cultures, savoirs, médiations et productions architecturales. Le rapport de recherche L’épiderme aérien des villes s’inscrit dans la continuité des réflexions entamées depuis la fin des années 2000 par l’équipe d’ACS, et résulte d’un travail prospectif qui s’est étiré de 2011 à 2015. Ainsi, le colloque « Toit sur toit » a été programmé dans le cadre de cette recherche, et un compte-rendu de cet évènement parisien a été intégré dans le rapport, dont il occupe les pages 195 à 245. Ce fameux colloque a subi un déroulement segmenté et étalé dans le temps, qui a contribué à l’enrichissement de ses enseignements, mais qui rend également sa lecture et son appréciation a posteriori complexes. Le premier évènement à porter le nom de « Toit sur Toit » est un colloque organisé le 16 janvier 2014 à l’ENSA Paris-Malaquais, accompagné d’une exposition à l’Espace Callot du 16 au 24 janvier 2014. Le tout porte surtout sur le sujet de la surélévation, dont certains participants s’affranchissent pour élargir leur propos à l’investissement des toits en général et à leur place dans la ville contemporaine. Certainement devant le succès de l’évènement et la fertilité du sujet, une suite plus conséquente est organisée quelques mois plus tard, découpée en trois volets. La première partie du colloque se déroule le 4 septembre 2014 à la Maison de l’architecture d’Île-de-France et a pour thème « Pour la modification des toits : projets, innovation et imaginaire. » La seconde partie, « Pour la modification des toits : la densification du dense, méthodes et questions. », a lieu à la mairie du 11e arrondissement de Paris le jeudi 11 septembre 2014. Enfin, le colloque est clôt par une troisième partie, « Pour la modification des 134  ENSA PARIS-MALAQUAIS, « Laboratoire Architecture, Culture, Société (XIXe-XXIe siècles) », [en ligne], consulté le 9 mars 2021, URL : https://parismalaquais.archi.fr/la-recherche/p/laboratoire-acs/

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Deux opérations prospectives toits : quelle stratégie architecturale et urbaine pour l’agglomération parisienne ? », le jeudi 4 décembre 2014 à l’ENSA Paris-Malaquais. Comme pour la première édition, une exposition accompagne le colloque du 15 juillet au 14 septembre 2014 à la Maison de l’architecture d’Île-de-France. Les ressources dont je bénéficie ne documentent malheureusement que la première phase du colloque, qui a eu lieu en janvier 2014. La suite ne fait pas l’objet de compte-rendu et je n’ai pas aujourd’hui la possibilité de l’analyser. Je ne connais que les thématiques alors abordées. L’objectif de ce colloque est avant tout d’interroger les potentialités qu’offrent les toits de Paris. Il questionne le rôle que peut avoir le toit dans l’accompagnement d’une politique environnementale et énergétique de la ville. Il s’intéresse aux politiques de densification et à la place de la surélévation, entre dents-creuses et intensification urbaine. L’enjeu est de comprendre comment repenser les règlements urbains pour que l’utilisation des toits participe à l’évolution heureuse du bâtiment et de la ville. Les intervenants présents au colloque sont issus de diverses professions et participent à un débat transversal. Cet évènement assume un positionnement véritablement prospectif, qui s’appuie sur des projets plus ou moins réalistes pour inventer ce que seront les toits parisiens de demain. Le but est avant tout de nourrir des réflexions. C’est la limite de ce genre d’opération mais c’est aussi un passage obligé, une étape nécessaire. La dimension prospective de ce colloque et des projets ou recherches qui y sont présentés est pleinement assumée. Chantal Pacteau parle d’ailleurs d’anticiper les « temporalités futures135 » et de penser le « pas encore là136 ». Philippe Simon, lui, résume ce travail à un aller-retour entre la recherche théorique et la recherche pratique137. Les projets présentés et exposés à l’occasion sont issus de travaux étudiants, de workshops et d’appels d’offres. L’exposition fait le lien 135  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 231 136  Ibid. 137  Ibid., p. 199

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Habiter les toits entre le débat et les projets. La plupart des projets semblent partir d’une cartographie et d’un inventaire des potentialités de la ville, et ouvrir des hypothèses plus que proposer des solutions. Trois projets sont présentés et discutés lors de cette première soirée de débat, développés par de jeunes architectes fraîchement diplômés : Naudin Séevagen Architecture (Rosa Naudin, Vivien Séevagen), CLS+ Architectes (Benoît Chanteloup, Thomas Landemaine, Nino da Silva) et Microcities Architectes (Maria-Bruna Fabrizi, Fosco Lucarelli). Ces propositions tiennent davantage du concept que d’une véritable esquisse architecturale, et cernent chacun un axe privilégié qui donne une idée de l’orientation des pistes d’interventions préconisées par la jeune génération. L’appel à idées. Tous les deux ans depuis 2006, la Biennale Bordelaise d’Architecture AGORA organise un appel à idées, recevant de nombreuses propositions de projets pour la ville de Bordeaux. Outre le sujet de 2014 « Habiter les toits » qui nous intéresse ici, les différentes éditions ont proposé successivement « Habiter l’échoppe bordelaise » (2006), « Habiter les coeurs d’îlots » (2008), « Quels paysages pour Bordeaux demain » (2010), « Habiter les chais » (2012) et « Habiter sur pilotis » (2017). Ce concours permet d’ouvrir de nombreuses réflexions sur la ville de Bordeaux et son architecture, désormais inscrites sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 2007. Les deux enjeux principaux qui ressortent du règlement de l’appel à idées sont la préservation du patrimoine architectural et urbain de Bordeaux, et l’apport de qualités à la ville et aux citadins. Dès le départ, l’existant et le projet, le patrimoine et l’innovation se présentent de front, pour oeuvrer main dans la main. « Comment concevoir [les transformations des toits] sans porter atteinte à la qualité patrimoniale des architectures et des ensembles urbains de Bordeaux138 ? » La ville doit continuer à évoluer malgré la valeur de son bâti existant, et c’est précisément ce qu’illustrent les recommandations de l’UNESCO. 138  AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Règlement de l’appel à idées », 2014

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Deux opérations prospectives « Comment adapter les architectures existantes aux modes de vie et aux enjeux actuels tout en préservant ce capital patrimonial et sa valeur d’ensemble ?139 » Il est très intéressant de remarquer que l’objectif de cet appel à idées est sensiblement le même que celui de ce mémoire. Dans le règlement même du concours, il est spécifié que le but n’est pas de développer de nouvelles formes de surélévation, mais bien « de s’interroger sur le potentiel que peuvent représenter les espaces construits existants en termes de volumes potentiellement habitables sous les toits et sur les toits140 ». Le tout dans une optique de renouvellement urbain par les toits de la ville ancienne. « En quoi le recours à ce potentiel pourrait-il contribuer à améliorer la qualité résidentielle du centre ancien ? Quelle évolution du paysage urbain cela implique-t-il ? Quelles sont les réponses à apporter selon chaque contexte particulier141 ? » « L’enjeu de cet appel à idée est de rechercher les bonnes réponses à un désir légitime d’habiter les toits par l’aménagement des combles perdus pour l’habitation, par la transformation de toitures à versant en toiture terrasses, par l’installation de structures de terrasses sur les toits existants, par l’aménagement des toitures terrasses existantes mais non accessibles, l’apport de végétation ou encore par l’aménagement des toits pour l’installation de dispositifs liés aux besoins du développement durable comme la récupération des énergies renouvelables ou des eaux de pluviales142. » En évoquant l’esprit de la nouvelle recommandation adoptée par l’UNESCO en 2011 sur le Paysage Urbain Historique, Francesco Bandarin143, président du jury de l’appel à idées, montre quelle « vision 139  Ibid. 140  Ibid. 141  Ibid. 142  Ibid. 143  Francesco Bandarin est un architecte italien, directeur du Centre du patrimoine mondial de 2000 à 2010 et sous-directeur général de l’UNESCO pour la culture de 2010 à 2018. Il est le président du jury de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux ».

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Habiter les toits moderne et intégrée de la gestion du patrimoine urbain, qui ne refuse pas l’évolution des fonctions de la ville dans un cadre de respect des valeurs144 » le jury de l’appel à idée et lui-même portent, et rappelle l’analogie d’organisme vivant en constante transformation. La notion de roofscape est introduite dans la note de Francesco Bandarin sur les objectifs de l’appel à idées, résumant assez bien toute la richesse et toute l’importance paysagère que porte l’épiderme aérien de la ville et que l’on comprend au travers des projets proposés. Ce territoire des toits est ainsi présenté comme « les marges laissées pour l’innovation et la transformation, dans un cadre de conservation des valeurs patrimoniales145 ». Cet exercice d’appel à idée permet sciemment une certaine liberté : « on est au dehors, au-dessus du cadre du projet, on est libre de penser, imaginer, provoquer. On se détache temporairement du réel pour pouvoir regarder par delà les systèmes normatifs et les pratiques existantes146. » Il est clair que le jury confronte la possibilité de propositions innovantes et contemporaines à une véritable prise de conscience de la valeur patrimoniale du bâti et des toitures de Bordeaux. De son propre aveu, il y a là une grande dimension expérimentale qui porte l’ambition d’atteindre à terme un stade opérationnel, afin de retirer de véritables enseignements. Il entrouvre la perspective d’évolutions réglementaires pour tendre vers une réalité et des besoins plus justes, mêlant parmi les opportunités proposées par ce territoire à investir de nouvelles fonctions résidentielles, certaines fonctions collectives, l’amélioration des infrastructures et la valorisation des espaces. « En ouvrant cette perspective, le Jury a bien voulu indiquer que le but de cette opération ne pouvait pas être une densification de la ville, mais seulement une amélioration de la qualité du bâti et de la vie147. » 144  BANDARIN Francesco, « Le point de vue de Francesco Bandarin, Président du Jury de l’Appel à idées Agora 2014 “Habiter les toits” », 2014 145  Ibid. 146  Ibid. 147  Ibid.

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Deux opérations prospectives En outre, il est utile de savoir que la biennale AGORA 2014 dont fait partie l’appel à idée a pour thème « Espace public ». Ainsi, il est aisé d’imaginer que la démarche initiale des organisateurs concernant le sujet d’habiter les toits est avant tout tournée vers une mise en commun de ce territoire aérien, valorisant des usages pour le plus grand nombre, un petit peu à rebours de la conception habituelle de ces lieux privilégiés et assez inaccessibles. Il s’agit là d’un élément à prendre en considération lorsque l’on tente d’extraire des tendances des projets proposés et récompensés par le jury, puisque le processus est en amont déjà relativement orienté. Ainsi, Youssef Tohmé, commissaire de l’exposition AGORA 2014, explique que « l’espace public est le lien entre l’individu et la société148 ». Si les sept propositions retenues par le jury sont très différentes, elles reflètent certainement la volonté des organisateurs de balayer un large champ de possibilités. Leurs natures parfois très peu formalisées affirment l’envie d’ouvrir les réflexions, quitte à rester dans une certaine théorisation de la ville. Francesco Bandarin confirme cette tendance, avec un enthousiasme certain. « Les idées qui ont été présentées ont exploré une grande variété de solutions possibles, à l’échelle de l’immeuble comme de l’îlot. On préconise l’implantation des logements, d’activités, de parcours, de terrasses. On réinterprète les formes traditionnelles des verrières pour des fonctions nouvelles, on “importe” même l’idée de la terrasse suspendue vénitienne, l’Altana, on essaye de rendre habitables des espaces à travers l’ouverture de fenêtres sur les murs ou sur les toits149. » L’appel à idées. Les présentations des colloques, des expositions ou de l’appel à idées relayées sur divers sites internet, du Moniteur à l’Apur, énumèrent toujours les mêmes potentiels et surtout les mêmes qualificatifs, proposant une perception très ciblée de l’apport futur des toits dans 148  AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Dossier de presse », 2014, [en ligne], consulté le 28 février 2021, URL : https://issuu.com/agorabdx/docs/ agora_dp_bd_1.2 149  BANDARIN Francesco, « Le point de vue de Francesco Bandarin, Président du Jury de l’Appel à idées Agora 2014 “Habiter les toits” », op. cit.

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Habiter les toits la ville. On les charge facilement de compléter l’existant urbain et de rendre la ville « plus heureuse ». On parle de mètres carrés supplémentaires, d’usages nouveaux, de captation d’énergie ou encore de paysages poétiques. Surtout, cette pratique est systématiquement replacée dans un contexte historique ancien de surélévation de la ville, comme pour justifier et s’excuser des transformations de paysage à venir. Si la surélévation est largement mise en avant, le sujet est présenté comme une question désormais centrale aux multiples facettes, aussi bien architecturales qu’urbaines, énergétiques ou sociales.

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Deux opérations prospectives

II.2. L’importance de l’approche urbaine

Les intervenants du colloque s’interrogent sur la variété des raisons qui poussent à investir les toits, et s’inquiètent d’une possible ségrégation, comme nous l’avions évoqué précédemment dans ce mémoire. Pourtant, les propositions prospectives de l’appel à idées sont particulièrement rassurantes à ce sujet. Dépasser le bâtiment et les initiatives individuelles. En effet, une large tendance fait des toits de la ville un territoire à investir à l’échelle urbaine, de l’îlot au quartier. C’est le cas des trois quarts des propositions de l’appel à idées. L’intervention à l’échelle du bâtiment ne représente, elle, qu’un quart des projets. Les tissus urbains relativement anciens qui composent le cœur de Bordeaux et qui sont constitués d’édifices mitoyens parfois imbriqués rendent difficile une intervention cohérente à l’échelle d’un seul toit. Au sein d’un îlot on observe une véritable contiguïté et continuité des espaces, particulièrement dans sa strate supérieure. Malgré les différences de hauteurs, de volumes, de types de toitures, tous les toits sont liés et cette hétéroclicité est d’ailleurs particulièrement propice à la création d’espaces agréables et de qualité. Comme le chat qui se déplace de toit en toit, le citadin obtient là la possibilité de se déplacer par le haut au sein de l’îlot (le plus dur étant finalement d’y accéder). Une intervention à l’échelle de l’îlot permet d’ailleurs un investissement pluriel intégrant des typologies d’espaces et d’usages multiples, consentant à un panachage des statuts d’espaces, du public au privé. Certains projets sont ainsi en quelque sorte une somme de plusieurs petits projets répartis au sein d’un îlot -rendant au passage plus difficile la comparaison des éléments du corpus- et

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Habiter les toits

Fig. 12 - TASTET Benoit, RODOT Margaux, MARTIN Mickael, « Entrez dans le paysage ! », 2014, Projet n°321LTX de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux »

Fig. 13 - WALTER Jonathan, SIHACHAKR Sonthaya, « A fleur de toit », 2014, Projet n°888SMJ de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux »

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Deux opérations prospectives plus de 80 % d’entre eux consistent en des interventions multiples. Par conséquent, beaucoup de propositions plébiscitent une mise en réseau des interventions, qu’elle soit physique ou visuelle -près de 55% en tout. Cela permet de connecter des interventions ponctuelles et de proposer un tissage aérien à l’échelle de la ville. Certaines propositions, constituant une autre tendance au dessein similaire, développent également des principes répétables à l’envi au travers de la ville, à hauteur de 41,5%. Une sorte de systématisme efficace, à mi-chemin entre le cas par cas et la planification globale. Les interventions ponctuelles et ciblées, limitées à un bâtiment très spécifique, sont elles beaucoup plus rares et ne représentent que 8,5% du corpus. La tendance est ainsi largement à une recherche d’impact à l’échelle urbaine. Notons que la somme des catégories énumérées est supérieure à 100 % car 4 des 82 propositions analysées présentent une spatialité mixte. Abondant dans le sens de cette mise en réseau massive, Chantal Pacteau, directrice de recherche au CNRS, insiste lors du colloque parisien sur la dimension écosystémique des toits urbains et de la ville plus largement. Elle considère la ville comme « un système complexe, environnemental, social, écologique, économique, culturel, etc.150 » qui fonctionne sur des cycles et est elle-même intégrée dans des écosystèmes plus larges, jusqu’à celui de la planète Terre. La ville est avant tout « un espace de mise en réseau, de mutualisation, de partage151 », dont l’approche doit dépasser la logique disciplinaire. Il faut selon elle envisager le toit comme « composant d’un système complexe152 » et, comme elle le fait remarquer, les propositions de projets présentées lors du colloque comme celles de l’appel à idées considèrent presque toujours au moins un îlot ou un quartier et non simplement l’architecture d’un bâtiment. Le risque, lorsque l’on s’intéresse à un seul bâtiment, isolé, au cas par cas, c’est de penser l’autarcie. Alors, l’intervention n’a pas d’impact -positif- sur la ville. 150  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 230 151  Ibid. 152  Ibid.

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Habiter les toits « De nombreuses réponses voient dans les hauteurs de la ville un potentiel d’espaces à aménager pour des usages collectifs offrant l’agrément de la proximité du ciel. Ce sont d’abord les toits terrasses de certains bâtiments publics qui pourraient facilement devenir des lieux publics et pourquoi pas des jardins qui manquent cruellement dans le centre historique dense. Moins réalistes, d’autres imaginent même un réseau de promenades traversant la ville d’îlot en îlot au niveau des toits et installent des passerelles pour traverser les rues153. » La connexion et la mise en réseau des toitures habitées forment un super-système qui n’est pas moins que le prolongement aérien de la ville que nous connaissons tous. CLS+ Architectes, dans un projet exposé au colloque de Paris, prennent en compte le niveau des toits comme nouveau sol, et présentent une perception métaphorique du territoire, fonctionnant comme un archipel. Ils relèvent que les voiries s’apparentent à des failles et constituent des sortes d’atolls. C’est une manière simple d’analyser et de qualifier l’existant sur lequel vient s’ancrer le projet. Investir physiquement les toits à l’échelle globale de la ville, induit cependant de revoir le système de transport et les modes de déplacement. Tout ne peut pas rester cloué au sol sur un unique plan. De nouvelles circulations adaptées aux déplacements en trois dimensions émergent d’ailleurs dans beaucoup de propositions de projets, s’inspirant parfois du travail des utopistes des siècles derniers dont les projets futuristes diffusent désormais un parfum de contemporanéité. Des lieux de partage. « Construire avec la ville contemporaine requiert un changement de regard, détaché de toute idée de forme, d’identité ou d’image. L’espace public ne peut plus exprimer un cadre fini, figé ni déterminable. Il faut 153  BORDEAUX 2030, « Appel à idées 2014 : Habiter les toits », Bordeaux 2030, [en ligne], consulté le 28 février 2021, URL : http://www.bordeaux2030.fr/bordeauxagora/agora-2014/prix-dagora/Appelaidees

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Deux opérations prospectives repenser les conditions de son existence et pour cela revenir à ce qui en fait son essence154. » Le dossier de presse de la Biennale Bordelaise d’Architecture AGORA 2014 revient en guise d’introduction sur la notion d’espace public et en propose une définition multiple. C’est d’ailleurs le thème de l’évènement cette année-là. L’espace public est alors décrit comme violent, politique, contraignant, libéré, menacé, partagé, respecté, à la mode, dont les limites physiques, fonctionnelles ou symboliques changent selon les usages et les appropriations. L’espace public, la ville, la société, sont perçus comme prisonniers des lois, normes et réglementations. On cherche à contrôler la moindre éventualité, à la recherche d’un « zéro risque absolu155 » et la norme s’impose « dans son uniformité, sa rigidité, et parfois son absurdité156 », « dans ses excès à un citoyen qu’elle est pourtant censée servir et protéger157 ». Ce texte introductif met en garde face au risque de voir se développer partout dans l’espace public les mêmes aménagements « propres, lisses, sans surprise, aseptisés voire stérilisés158 ». Il confronte les effets d’une normalisation bête et méchante au regard d’une sécurité absolue théorique, et la nostalgie ou le rêve des citoyens de vivre et d’habiter la ville en acteurs, librement, avec poésie. Il appelle alors doucement à privilégier la qualité à une sécurité abstraite, à accepter les échecs, l’imprévu, le changement, l’inédit, à faire une place à l’interprétation, acceptant parfois le déséquilibre propre à tout processus vivant. « L’espace public doit rester complexe. Rien ne doit pouvoir le confisquer aux hommes. Surtout pas les normes. Et si nous décidions de prendre le pouvoir sur elles159 ? » Encore une fois, les propositions de projet vont dans ce sens. Les concepteurs font des toits le prolongement attendu de l’espace public, 154  AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Dossier de presse », op. cit., p. 11 155  BELOT Claude, « Rapport d’information au sénat n° 317 », 2011, cité dans AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Dossier de presse », op. cit., p. 9 156  Ibid. 157  Ibid. 158  AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Dossier de presse », op. cit., p. 9 159  Ibid., p. 8

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Habiter les toits qui aère le tissu dense et saturé. La notion de partage est omniprésente. Dans ces projets, le toit n’est quasiment jamais réservé à quelques propriétaires privés. Près de la moitié des projets proposés manipulent une certaine mixité des statuts des espaces. Les espaces privés individuels sont très minoritaires (11%), privilégiant pour les toits le développement de lieux de partage, collectifs ou publics. Ils sont le plus souvent une prolongation de l’espace public du sol de la ville, ou une mise en commun à l’échelle de l’îlot. Et si les statuts des espaces restent riches et variés, la tendance est largement à la création de lieux partagés. Demain plus que jamais le toit sera synonyme de partage, et l’espace public -au travers de l’hétéroclicité formelle de l’épiderme aérien- retrouvera la spontanéité et la liberté que les normes lui ont pris. Près de 88% des projets de l’appel à idées possèdent un accès depuis le bâtiment existant sur lequel ils s’appuient, ce qui paraît relativement évident. Cependant, ces accès sont souvent complétés par des liens directs avec l’espace public (34%) ou avec les toits voisins (19,5%) lorsque les interventions ponctuelles sont mises en réseau physique. La somme de ces catégories est supérieure à 100 % car 27 des propositions présentent une accessibilité mixte, témoignant d’une intégration profonde au maillage de la ville.

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Deux opérations prospectives

II.3. De l’intensification à la saturation Le paysage des toits de Paris. La surélévation, qui s’installe bien souvent comme porte-drapeau de l’investissement des toits, est à Paris une histoire ancienne, un phénomène courant jusqu’au XIXe siècle pour une ville qui a toujours été contenue dans l’enceinte de remparts successifs, et n’a eu d’autre choix que de construire sur elle-même. C’est ainsi, dans les villes denses souvent constituées de tissus anciens organiques, que l’on cherche à se développer. Et si la surélévation s’est ensuite rendue plus ponctuelle, contrainte par les réglementations mises en place, elle redevient aujourd’hui d’actualité. Philippe Simon rappelle ainsi que les toits parisiens ont toujours été en évolution. « Le paysage des toits de Paris, avec ses nuances de gris, ses reflets sous la pluie, ses longs pans assagis, est le fruit d’une histoire récente, moins de 200 ans160. » Dans un article de L’architecture d’aujourd’hui de 1931, E. Derreumaux161 décrit les toits du Paris d’alors et donne une idée de ce à quoi ils pouvaient ressembler au début du XXe siècle, dans un passé encore très récent. Cela donne à comprendre la perception que l’on avait de ces toits à l’époque, qui jouaient un simple rôle de protection, techniques et non accessibles, construits de zinc pour n’avoir pas à les entretenir. Un matériau peu cher et léger aussi, adapté à la surélévation. Souple pour épouser la forme des gabarits de toitures sur la voirie. Par bien 160  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 154 161  DERREUMAUX Eugène, « Les toits de Paris », L’architecture d’aujourd’hui, hors-série, juin-juillet 1931, p. 192

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Habiter les toits

Fig. 14 - Photographie de la première page de l’article de DERREUMAUX Eugène, « Les toits de Paris », L’architecture d’aujourd’hui, hors-série, juin-juillet 1931, p. 192

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Deux opérations prospectives des aspects, les choses ont su amorcer une évolution en moins d’un siècle. Mais au XXe siècle, le centre de Paris perd des habitants au profit de la périphérie, témoignant d’un phénomène d’étalement urbain. Le retour à la ville aujourd’hui avéré des élites, la gentrification, et l’effacement du mythe hygiéniste appellent une nouvelle vague de densification et le retour de la surélévation. Selon Sabri Bendimérad : « Paris est considéré comme un modèle de densité. Mais ce modèle est en crise162. » Avec ses 21 196 habitants par kilomètres carrés, la capitale est l’une des villes les plus denses au monde. Une piste consiste donc à agir sur l’épiderme aérien. Mais il ne faut pas oublier que la densité se rapporte aussi à la perception d’un paysage et suppose un point de vue ; chacun d’entre nous a sa propre représentation de la densité qui dépend de sa culture, de son histoire. Quelle légitimité à densifier par les toits ? L’un des bénéfices de la densité est une amélioration du confort et une optimisation de l’accès aux services. Mais si les services deviennent sous-dimensionnés et inaccessibles, si le tissu est saturé, alors la densification n’est plus indiquée. Ainsi, le projet de NS Architecture développé pour le colloque interroge la véritable légitimité à densifier encore un Paris intramuros déjà très dense, trop dense. Il propose une intervention légère, touristique, qui permet simplement de grimper sur les toits et de profiter là-haut d’une balade pour découvrir la ville autrement, pour s’émerveiller devant le paysage aérien iconique. Le but des jeunes concepteurs est là de proposer une intervention discrète qui se fond dans le paysage gris des toits de zinc, entre échafaudage, passerelles, que les parisiens sont déjà habitués inconsciemment à ne pas voir. Ce qui est intéressant ici, c’est l’hypothèse nouvelle qu’il n’est pas forcément nécessaire de densifier encore pour habiter les toits. C’est l’amorce d’une réponse différente qui s’abstrait de l’omnipotente surélévation.

162  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 140

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Habiter les toits La deuxième partie de leur intervention ouvre le sujet à un autre territoire, plus étonnant et plus étendu, celui des banlieues. Là, nous nous écartons un peu des interrogations primaires de ce mémoire, mais il est intéressant de tenir compte de la démarche proposée puisqu’elle remet en question la dimension presque admise de densification du dense, au cœur des villes. Leur idée n’est pas de développer un étalement urbain, bien au contraire, mais de densifier les périphéries déjà urbanisées. De rendre plus intense et plus vertueux des tissus aujourd’hui particulièrement détendus. Si l’on parle ici des premières couronnes de Paris, cela s’applique aussi aux périphéries des autres villes de France. On vient surélever les maisons individuelles, redonner une régularité et une cohérence architecturale. Surélever les quartiers au fil du temps, sur dix ou quinze ans. La démarche proposée cherche à fixer le centre de Paris déjà très dense et de s’atteler à densifier et qualifier la périphérie. Et la mairie de Paris va dans ce sens, en intégrant de plus en plus sa périphérie et les communes limitrophes dans les plans d’urbanismes et les stratégies de développement, des mots même de Cedissia de Chastenet163. Il semble d’ailleurs que l’idée soit plus de fixer le taux de densité et non l’état formel, architectural et urbain, car une muséification serait terrible. Mais le renouvellement urbain, lui, ne s’arrête pas. Ainsi, on intervient sur les toits pour valoriser et apporter de la qualité à l’existant, non pour densifier l’existant. C’est là que le terme d’intensification peut paraître plus approprié. Favoriser l’intensification et la valorisation de la densité est aussi une question de durabilité et de bon sens. Parce que construire sur les toits implique par la suite de devoir multiplier les équipements, les services, les transports, qui peuvent parfois déjà être saturés. Il ne faut pas oublier cette dimension-là. Paris, dans l’état actuel, n’a pas la capacité d’accueillir beaucoup plus d’habitants. En revanche, il peut améliorer la vie de ceux qui sont déjà présents. Les participants à l’appel à idées pour la ville de Bordeaux l’ont également compris : près de 60% des propositions n’ont aucun impact de densification du bâti, et la surélévation ne représente que 12% des interventions. Une majorité écrasante qui préfère donc qualifier et faire respirer la densité existante.

163  Ibid., p. 214

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Deux opérations prospectives L’intensification contre la saturation. L’approche proposée privilégie donc à la densification ou à la compacification, une intensification de l’existant urbain. Une intensité que Franck Boutté définit comme « le résultat du croisement de la connectivité, de la porosité, de la densité, de la qualité et de la flexibilité164 » ; c’est d’ailleurs la notion sur laquelle s’accordent tous les chercheurs du rapport L’épiderme aérien des villes. Le but est de rendre cette densité soutenable, agréable même. Ainsi, les toits aspirent à « contribuer à intensifier et à durablement diversifier les fonctions de la ville165 », dans un changement d’échelle nécessaire. Les projets développés pour l’appel à idées font preuve de beaucoup de virtuosité pour tenir à distance les risques de saturation et compenser l’étouffante concentration d’humains et d’activités. Ils cultivent un rapport assez aigu au paysage, à la skyline, et aux vues, au rapport au ciel. Cela reflète ce que viennent véritablement chercher les citadins sur les toits, au-delà d’un simple gain de surface. D’ailleurs, comme on peut s’en douter, l’intervention sur les toits modifie pour plus de la moitié des projets la skyline et le roofscape. La variété des opérations s’adapte donc à la diversité de la nature des toits, les typologies d’interventions se répartissent assez équitablement entre l’installation d’architectures légères réversibles (14,6%), la surélévation (12,2%) et l’aménagement des combles combinés à une transformation de la couverture (15,9%). L’aménagement des toitsterrasses (4,9%) et l’usage en l’état en accord avec la forme du toit (2,4%) sont plus minoritaires. En revanche, quasiment la moitié des interventions sont mixtes et ne se limitent pas à un seul mode. Les usages ainsi développés sont extrêmement variés, du cinéma de plein air au poulailler, mais quelques-uns crèvent littéralement les plafonds pour s’imposer comme incontournables : la terrasse, l’extension de logement, le potager ou encore la promenade (voir page suivante).

164  Ibid., p. 167 165  Ibid., p. 142

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Habiter les toits

Fig. 15 - Nuage de mots hiérarchisant les usages proposés au travers des 82 projets de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux » analysés. Composition graphique issue des statistiques réalisées par l’auteur.

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Deux opérations prospectives

II.4. Une ville composite, synonyme de résilience Stratification, renouvellement. Si le renouvellement urbain et la transformation de l’existant sont nécessaires, la mutation du bâti se trouve être lissée dans le temps. Les villes-centres françaises évoluent à partir d’un déjà-là et les modifications successives sont aujourd’hui souvent invisibles au premier abord. Philippe Simon, explique que les démolitions ou les constructions sont rares, mais les toits subissent en revanche une multitude de petites transformations, de modifications parfois discrètes. En parlant de l’ancrage historique de la surélévation, il explique que si l’on s’y intéresse de près, on en remarque un nombre impressionnant dans toutes les villes de France. « C’est assez fascinant d’observer que les villes aujourd’hui, les villes denses, les villes centres, évoluent d’une manière extrêmement intéressante, à partir d’un “déjàlà”166. » La résilience signifie ici pour les villes d’encaisser les chocs mais surtout de s’adapter aux chocs, et d’évoluer avec les perturbations auxquelles elles sont confrontées. La mutation de la ville est un voyage permanent d’équilibres temporaires en équilibres temporaires, sans retour en arrière. Ainsi, une grande diversité d’usages et d’interventions s’adaptent aux circonstances, et Sabri Bendimérad le dit : « Paris a ceci de particulier qu’aucune des solutions envisagées pour l’utilisation et la transformation intensive des toits ne paraît plus importe qu’une autre167 ». En cela, ses toits représentent le lieu de tous les possibles. 166  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 218 167  Ibid., p. 128

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Habiter les toits Les projets issus de l’exposition du colloque ou de l’appel à idées corroborent cette idée, puisqu’ils affichent des démarches respectives très différentes, excluant l’absurdité d’une unique bonne réponse. Ces approches font la richesse et l’hétérogénéité de la ville de demain, s’adaptent à des existants très différents : faubourgs anciens ou immeubles récents, approche ponctuelle ou globale, bâti ordinaire ou méga architecture, dont le toit constitue à lui seul un monde. Les propositions de l’appel à idées marquent tout de même certaines tendances très fortes, comme par exemple des interventions à 85% effectuées sur des toitures de tuiles à pentes douces caractéristiques de la vieille ville de Bordeaux, quand le toit terrasse ne monte pas audessus des 5%. Cela s’explique par la localisation des projets à 96% dans le centre ancien dense, particulièrement contraint et intéressant à explorer dans le cadre de ce sujet, complété par des préoccupations patrimoniales. Là, les toitures plates faciles à investir sont rares et poussent les architectes à innover en se confrontant aux toitures à pans. Si certains développent des propositions extrêmement ingénieuses et innovantes -ou inspirées de langages existants comme l’altane vénitienne- pour s’approprier les pentes de toits, il faut tout de même avouer qu’au-delà de cet appel à idées la traque des toitures plates essaimées au cœur des îlots ou à l’angle des rues est fréquente. Ces fonciers surélevés, appartenant bien souvent à des bâtiments récents et robustes, sont extrêmement propices à un investissement rapide et peu coûteux. Et si la surélévation peut se permettre de déplacer verticalement une toiture inclinée, la majorité des nouveaux usages proposés -de la terrasse au belvédère en passant par des rues ou des placettes aériennes- se nichent là où le support est déjà plat. Règlements et responsabilités. Si les jeunes architectes du collectif CLS+ Architectes proposent « ne nouvelle façon de voir les toits et d’envisager surtout la ville de demain168 », ce genre de projet reste très utopique. Les copropriétés ont très peu d’intérêt à voir construire sur leurs toits, mutualisés avec d’autres, alors que les problèmes de responsabilités seraient très 168  Ibid., p. 205

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Deux opérations prospectives

Fig. 16 - LUCIEN PUECH ARCHITECTURE, « Bordeaux Altana », 2014, Projet n°525ALT de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux », 5e Prix

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Habiter les toits compliqués, la réalisation coûteuse et la gestion ennuyeuse. D’une manière assez pragmatique, Philippe Simon évoque tout de même la création de copropriétés des toitures, permettant d’intervenir à une échelle plus large dans des situations où le parcellaire s’avère très étroit et fragmenté comme dans le centre de Paris. Vincent Renard, économiste et directeur de recherche au CNRS, explique, toujours lors du colloque, qu’en France les lois et les règles sont beaucoup trop nombreuses, que l’on parle de foncier, d’urbanisme ou de construction. Personne ne les connaît et nous sommes empêtrés dans un système autobloquant. De plus, le droit à la propriété est très fort et la plupart des décisions reviennent au propriétaire, ce qui rend difficile beaucoup de projets de constructions. Les propriétaires sont naturellement des spéculateurs en puissance, et les terrains constructibles, à fortes valeurs, bien situés, sont rarement vendus. Il est questionné sur la possibilité de mise en place des AFU (Association Foncière Urbaine), pour mutualiser l’utilisation des toits. Selon lui, de tels appareils sont crédibles pour des opérations limitées à quelques propriétaires. Mais dans d’autres pays, les AFU sont extrêmement courantes. Il s’agit là de proposer et de démocratiser ce genre d’outils pour faire bouger un peu les choses. Patrimoine. Il semblerait que 74% des projets de l’appel à idées ne présentent pas une véritable approche patrimoniale, mais il est difficile de juger objectivement le taux d’attention au patrimoine dans un projet. Un projet d’intervention sur l’existant, s’il se préoccupe de son contexte -ce qui paraît assez évident- dialogue forcément avec une dimension patrimoniale. Quelque soit la démarche choisie, elle signifiera un positionnement tranché vis-à-vis de ce patrimoine. Ce qui ressort en revanche de l’analyse de ces projets, c’est la valeur qui est accordée aux îlots denses à cours et aux paysages de toits de tuiles bordelais caractéristiques du centre-ville. Bien souvent, l’idée est de jouer avec, de les apprivoiser plutôt que de venir en contraste en opposition franche et un peu brutale. Cela correspond aussi à l’approche très poétique d’un lieu d’organicité, de spontanéité et de flânerie.

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Deux opérations prospectives Il est aisé de remarquer à quel point les interventions à l’échelle de l’îlot tentent de se faire discrètes vis-à-vis de l’espace public en contrebas, se plaçant légèrement en recul et privilégiant des interactions au sein de l’îlot, malgré une recherche de percées visuelles à hauteur des toits. Ainsi, 79% des projets de l’appel à idées s’inscrivent dans cette tendance à la discrétion, dans une urbanité ordinaire du quotidien, face à des interventions spectaculaires ou imposantes assez limitées. La majorité des projets se nourrissent de l’hétéroclicité des toitures, des variations de hauteurs, de formes, que le règlement de l’appel à idées décrit assez précisément et qui, à l’image des toits de Paris dans un registre un peu différent, définit une identité bien marquée. Et cette organicité constructive, cette marque du temps et du mouvement, cette spontanéité, sont présentées comme un trésor, comme un paysage chéri et incroyablement poétique qu’il faut comprendre et respecter, comparant cet épiderme aérien à « une peinture impressionniste, une mer de tuiles ocre jaune, rouge et brune d’où émergent seulement quelques bâtiments singuliers169 ». Car la tuile bordelaise historique a été complétée au XVIIe siècle par l’ardoise introduite pour les édifices les plus prestigieux, dont les teintes froides et les fortes pentes (7090%) contrastent avec ses teintes chaudes et ses faibles pentes (3035%). L’époque industrielle ajoute plus de formes, plus de couleurs, plus de diversité, des verrières et du zinc en matériau de liaison, avant que le XXe siècle n’apporte sa toiture terrasse. Les projets se servent de ces variétés de toitures pour créer des espaces uniques et riches, qui donnent une impression d’espace et de respiration dans des milieux très denses et contraints. La démarche visant à niveler, remplir et uniformiser le paysage aérien est extrêmement minoritaire, voire carrément absente. Certains parlent de l’esprit du lieu et de l’identité des toits de la ville qu’il faut préserver tout en intervenant. Pour beaucoup, investir les toits est une formidable opportunité de valoriser le patrimoine UNESCO de la ville de Bordeaux, en le rendant visible depuis un nouvel angle.

169  AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Règlement de l’appel à idées », op. cit.

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Habiter les toits Sur et sous le toit. Le travail « sur le toit » est souvent couplé à un travail « sous le toit ». Cela amène une dimension nouvelle encore inexplorée dans ce mémoire, qui est celle de l’accès à l’épiderme aérien de la ville. Puisqu’aujourd’hui le toit est difficilement accessible, une problématique centrale en cas d’investissement humain des toits est : comment les lie-t-on au reste de la ville ? Comment traverse-t-on les multiples strates de l’existant pour émerger dans le ciel ? La grande majorité (63%) des interventions de l’appel à idées ne sont d’ailleurs pas superficielles et descendent jusque sous les toits. Cela reflète l’épaisseur donnée à la couverture qui devient support, comme un véritable sol. Cela permet aussi de faire profiter aux usagers des derniers niveaux bâti de ces nouveaux espaces à proximité directe. Beaucoup de projets s’implantent sur des toitures en pente douce en tuiles qui sont très représentatives du centre ancien de Bordeaux. Une partie s’installe directement sur ces toitures, en les transformant légèrement, quelques-unes proposent des interventions par-dessus (altanes) mais la plupart déposent une partie de la toiture, récupérant des combles perdus et créant leur propre toiture-terrasse. Quelques projets ne s’installent pas vraiment sur ces toitures mais plutôt dessous, les exploitant seulement comme des façades. Ces projets-là ne rentrent pas vraiment dans l’esprit de cette recherche mais ils montrent la diversité possible des interventions à la hauteur des toits, pointent du doigt un autre enjeu des centres anciens denses (les combles) et montrent que le rapport au ciel et au paysage des toits existe à d’autres niveaux. Pour une part tout de même assez importante des contributeurs -60% des propositions de l’appel à idées- habiter les toits passe par l’investissement des combles et du dernier étage des bâtiments, juste sous le toit, avec une transformation de cette interface du toit et des relations avec le roofscape. Ouvrir, capter, etc… On ne monte pas sur les toits, mais on est à leur hauteur. C’est une approche qui est un peu passée sous silence tout au long de ce mémoire, mais elle existe aussi et fait le lien entre le toit et les bâtiments en-dessous, le reste de la ville. L’investissement des combles a l’avantage de très peu modifier la skyline et d’avoir un rapport au patrimoine très respectueux. 124


Deux opérations prospectives Parfois il n’y a pas besoin de transformer beaucoup de choses pour ouvrir les bâtiments et la ville sur les toits. Un simple accès, une vue, un geste léger et opportun, et un nouvel élan est initié.

Fig. 17 - COLLECTIF IES-ARCHITECTES, « La danse des toits », 2014, Projet n°782INB de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux », 4e Prix

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Deux opérations prospectives

II.5. L’omniprésence de l’approche éco-énergétique Une technicisation active. L’étude de l’aéroépiderme dans le rapport de recherche L’épiderme aérien des villes est très vite orientée vers une contribution à la ville durable -le titre du rapport intègre la question éco-énergétique. C’est une prise de position forte. Les innovations et expérimentations développées en témoignent, avec pour objectif de transformer les nuisances en ressources utiles : système qui aspire le CO2 de la circulation routière pour le transformer en carburant, surfaces d’algues recyclant les eaux grises, agriculture urbaine, dispositifs de ventilation, de production d’énergie solaire ou éolienne, isolation… Ainsi, il peut être intéressant d’utiliser les modifications de toitures pour intégrer des dispositifs techniques nouveaux et les rendre invisibles dans un paysage parisien, par exemple, patrimonialisé à 80%. Sabri Bendimérad explique en quelques mots les effets énergétiques de cette cinquième façade. « Il y a trois manières d’aborder le rôle des toits au regard de l’efficacité énergétique : d’abord, ils peuvent être le substrat d’une production d’énergie, de calories ou de biomasse ; ensuite, ils peuvent avoir un rôle “passif ”, quand ils sont bien isolés, à haute inertie et efficaces dans la rétention d’eau ; enfin, les toits à énergie “dirigée” ou déviée influent sur l’effet Albedo. Les toits ont aussi un effet indirect sur l’efficacité énergétique : d’une part, en tant que potentiels lieux de production de biens alimentaires, ils participent au renforcement des circuits courts d’une agriculture urbaine renaissante ;

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Habiter les toits d’autre part, la surélévation des toits existants signifie plus de densité et d’intensité urbaine, donc un effet bénéfique pour limiter la consommation d’énergie dans les transports (voir Kenworthy et Newman, 1989)170. » Cependant, une approche trop exclusivement orientée vers la production d’énergie et la généralisation d’aménagements techniques comme des panneaux photovoltaïques portent le risque d’un engluement du statut des toits en objets techniques pauvres en échanges sociaux. Au sein du projet de recherche Ignis Mutat Res, dont est issu d’une certaine manière le colloque, la question de l’énergie est extrêmement présente, mais elle s’inscrit toujours dans l’idée des toits comme « des espaces multifonctionnels, nourriciers, conviviaux171 ». Et les services rendus le sont à l’ensemble des usagers de la ville, et non seulement aux habitants de l’immeuble concerné. Le toit peut ainsi être considéré dans une approche systémique. L’approche éco-énergétique des toits touche évidemment en grande partie à la technicisation des toitures par des systèmes actifs. Mais elle couvre également d’autres pratiques plus douces comme la création de potagers ou la végétalisation des toitures, qui permettent une cohabitation plus simple avec les humains. Fermes urbaines et végétalisation. Les fermes urbaines sont souvent proposées pour investir les toits. Cependant, elles posent beaucoup de soucis notamment lorsqu’il s’agit de déposer des tonnes de terre sur des structures existantes qui ne peuvent pas forcément les supporter. Certains tentent de cultiver sur substrat neutre, ou avec du terreau, mais ces pratiques ont un lourd bilan écologique, consommant des ressources difficilement renouvelables et venant de loin. L’entreprise Topager propose au travers de ses projets présentés lors du colloque une approche différente, en récupérant essentiellement du compost et en recomposant un petit écosystème. Si de telles démarches peuvent paraître dérisoires à l’échelle des besoins 170  IGNIS MUTAT RES, IMR2 2 Bendimérad Simon, [en ligne], 43 mn., 2016, consulté le 9 mars 2021, URL : https://www.youtube.com/watch?v=G8nYCFC3sGo 171  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 231

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Deux opérations prospectives globaux de production pour la population locale, elles participent tout de même humblement à « l’effort nourricier de la ville172 » et proposent surtout des aliments de grande qualité dont l’intérêt gustatif va de paire avec la fraîcheur. Ainsi, les premiers clients sont souvent des chefs de grands restaurants. On relève plusieurs avantages surprenants : les cultures sur les toits évitent la majorité des pollutions de la ville, les métaux lourds restant au sol, et des micro-climats apparaissent là-haut, permettant d’installer des plantes méditerranéennes. Bien évidemment la végétalisation des toits a aussi un rôle de favorisation de la biodiversité et permet de renouer avec le cycle des saisons et le temps qui passe. La démarche de Topager s’inscrit dans une volonté de résilience de la ville, notamment par la mise en place de cycles très courts. Topager a aujourd’hui à son actif près d’une quinzaine de réalisations de potagers urbains, pour la plupart sur les toits. Nicolas Bel, cofondateur de l’entreprise, énumère tout ce qu’il est possible de faire avec de l’agriculture urbaine : production sur les toits, recyclage de déchets organiques, circuits de distribution raccourcis. En creusant un peu, on se rend vite compte que quelque soient les circonstances ou les orientations des appels à idées, à projet, des expositions, des évènements et débats sur le sujet des toits habités, la question de la ferme urbaine et de la culture revient toujours. Il ne faut par ailleurs pas oublier que la végétalisation des toits est aussi un moyen de lutter contre les îlots de chaleur urbains, qui réchauffent de plusieurs degrés le cœur des villes par rapport aux campagnes et multiplient les risques de décès des personnes les plus fragiles. En questionnant les îlots de chaleur et la végétalisation des toits, les chercheurs rappellent qu’ils alertent sur le changement climatique depuis des dizaines d’années, mais qu’il n’y a pas de prise de conscience. Comme la peur paralyse et ne change rien, le projet semble désormais le meilleur -ou le seul- moyen de faire passer le message et d’amorcer des changements. Ces pratiques ont pour effet commun de favoriser la biodiversité urbaine. Pour expliquer ce terme, Luc Abbadie, directeur de l’Institut de l’écologie et des sciences de l’environnement de Paris, insiste sur 172  Ibid., p. 228

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Habiter les toits le fait que la ville représente désormais à l’échelle de la planète un écosystème au même titre que la forêt tropicale ou la savane173. Selon lui, nous assistons à la naissance d’un nouveau milieu de vie. Sauf que la ville, aujourd’hui, peut constituer un obstacle à la survie des espèces et n’est pas perçue comme un milieu du vivant. Outre la préservation de la biodiversité, Luc Abbadie explique que le verdissement des toits permet d’agir sur la gestion des eaux pluviales, la température, et qu’il s’agit d’une option à envisager systématiquement pour avancer dans le sens d’une vision écologique. « L’enjeu à Paris, c’est la végétalisation de proximité174 », affirme-t-il. C’est là que les toits ont du potentiel, dans une végétalisation diffuse inscrite dans un système plus global. Ce qui ressort de l’intervention de Luc Abbadie, c’est qu’il ne faut pas maximiser un service ou un usage des toits, car cela implique fatalement d’en diminuer un autre. C’est pourquoi il faut trouver en permanence un équilibre, et intégrer dans cette vision systémique différentes pratiques connectées et interdépendantes. Une omniprésence à nuancer. Si cette approche éco-énergétique des toits est omniprésente dans les discussions et constitue le cœur de plusieurs rapports de recherche, les propositions projectuelles sont plus timorées sur le sujet. Si l’on retrouve souvent un embryon de démarche éco-énergétique au sein des réponses à l’appel à idées -dans seulement 34% des cas- ce n’est vraiment pas systématique, ou du moins ce n’est quasiment jamais une idée fondatrice de l’intervention. De la même manière, seulement 25,6% des projets intègrent des dispositifs techniques producteurs ou capteurs. Le rôle de récepteur est rarement donné aux toits (19,5%) quand seulement 17% sont végétalisés. La totalité des interventions intègre un investissement convivial, pour les humains, et les autres types d’investissement sont beaucoup plus minoritaires, même si la présence de potagers par exemple donne à plus d’un tiers des toits investis de ces propositions un rôle nourricier. Une réelle préoccupation et une orientation qui dépasse le simple effet de mode. Notons toutefois 173  Ibid., p. 234 174  Ibid., p. 236

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Deux opérations prospectives que 48 des 82 projets proposent un investissement mixte, qui semble donner raison à la faisabilité d’une cohabitation humaine et technique.

Fig. 18 - BERBEY Anne, BURLET Julie, CHARDONNET Gabelle, « Rencontres au sommet », 2014, Projet n°AGJ775 de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux », 4e Prix

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Deux opérations prospectives

II.6. Une strate invisible préservée : le lieu du repos et de l’imaginaire

« En habitant le toit, on est aussi plus proche du ciel, disposant d’une vue ouverte sur l’horizon et ses facettes changeantes. Claude Parent prône cette vision de l’horizon et son appel ancestral. Il invite à faire le vide, à ralentir, à faire entrer le mouvement du soleil. Être sur le toit permet de respirer, de “se désobstruer de la congestion urbaine” comme l’exprime Jacques Ferrier. Étant plus proche du ciel, éloigné du bruit de la rue, nous avons le contact avec le lointain, avec ce qui arrive vers nous de loin aussi bien qu’avec le local175. » Le statut du toit est particulier : il ne se trouve ni dans la ville, ni en dehors. Frontière, entre-deux, « ce n’est pas un endroit que l’on parcourt mais un lieu où l’on va, il invite à la pause et à la rencontre176 ». Ainsi, il paraît finalement assez logique d’associer les toits à des lieux de repos, ancrés dans une temporalité plus lente, alors que l’on perçoit la ville comme un ensemble. Si les deux jeunes architectes de NS Architecture réservent un peu cyniquement dans le projet leur balade aérienne aux touristes, ne cherchant que l’image et le plaisir de la flânerie, rien n’empêche d’étoffer et de développer dans cette direction les offres d’usages et de connexions. C’est une manière de rendre le toit accessible et public, mais aussi de valoriser ce patrimoine en le rendant visible.

175  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 103 176  Ibid., p. 169

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Habiter les toits Flânerie sous le ciel. Une grande particularité de ces espaces est leur préservation du reste de la ville. Plus de la moitié des projets de l’appel à idées (52%) sont invisibles depuis la rue, dont la plupart sont des interventions collectives à l’échelle de l’îlot, tournées vers les cours. Cela témoigne de l’envie de discrétion et de tranquillité qui fait de ces toits habités des lieux à part. Les usages proposés semblent très souvent liés à la détente, aux loisirs, au repos, à une temporalité lente. A la flânerie. Faut-il envisager d’apporter là-haut d’autres types d’activités, ou ce monde à part peutil être la soupape qu’il manque à la ville, contrebalançant parfois la violence et la vitesse du sol ? Il n’est pas idiot de penser le mouvement et l’activité ancrés au sol, et le repos, la contemplation, tournés vers le ciel, un peu plus près de la douceur du vent et de la caresse des rayons du soleil. Selon le niveau d’investissement et d’intervention, cet aspect un peu hors du temps peut persister, se multipliant, ou bien arriver à un point de rupture, d’inflexion, qui annihilerait cette dimension fragile pour faire de l’épiderme aérien l’exact continuité de la ville d’en bas. Cette limite critique est très difficile à percevoir et demande un travail très précis en amont des interventions à l’échelle d’un quartier ou même de la ville entière. Poésie et innocence. Nous remarquons tout de même dans la plupart des projets une approche très poétique, difficile à quantifier mais qui transparaît dans les choix de représentation, au travers de quelques accessoires originaux et colorés ou de perspectives à l’ambiance onirique, parfois enfantine. Il peut s’agir d’une approche architecturale et urbanistique particulière propre aux participants, mais ramenée à près de 85 propositions cette singularité devient une tendance certainement inspirée directement de l’originalité et du caractère extraordinaire du lieu. Un lieu -des lieux- auquel la plupart d’entre nous n’accède pas, et qu’il ne peut que fantasmer. Il y a quelque chose d’assez jouissif à imaginer habiter sur les toits. Quelque chose de si inhabituel dans notre culture occidentale qu’on dirait, dès lors, que tout est possible, retombant dans une projection enfantine et innocente, libre mais pas naïve. 134


Deux opérations prospectives

II.7. Un élan qui s’essouffle

Les projets retenus par le jury de l’appel à idées ne sont finalement pas forcément les plus concrets, mais ceux qui développent de véritables réflexions sur la ville et sur les toits. Ceux qui semblent innovants, engagés, et qui remettent en question la manière de voir ce nouveau territoire. Si le premier prix est tout de même très représentatif de la tendance dominante des propositions et offre à lui seul des perspectives variées et réalistes, alliant crédibilité et imaginaire, faisant des toits un lieu vertueux désormais accessible, il apparaît surtout comme un fairevaloir éloquent vis-à-vis du public et n’incarne pas une abondance de projets aboutis. Pourtant cette posture est complètement assumée en 2014, et Francesco Bandarin reconnaît qu’après cet évènement riche en enseignements, les différents acteurs connaissent « mieux maintenant les limites des actions possibles, les potentialités des espaces, les résultats fonctionnels et esthétiques177 », voire même les dimensions règlementaires et économiques de l’investissement des toits. Terminant son discours par un voeu progressiste tourné vers le futur de la ville : « Voilà que l’utopie, à travers la médiation de l’idée, pourra finalement descendre sur terre en forme de projet, et ouvrir une nouvelle dimension de l’urbanisme patrimonial178. » Car ce genre d’initiative peut réellement avoir des effets concrets, bénéfiques pour l’évolution de la fabrique de la ville, surtout lorsqu’elle est encadrée ou accompagnée par des institutions. 177  BANDARIN Francesco, « Le point de vue de Francesco Bandarin, Président du Jury de l’Appel à idées Agora 2014 “Habiter les toits” », op. cit. 178  Ibid.

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Habiter les toits Et il est annoncé dès le règlement de départ que les réponses à cet appel à idées « constitueront une contribution pour la définition de nouvelles règles dans les documents d’urbanisme, notamment le plan de sauvegarde et de mise en valeur du secteur sauvegardé dont la révision est en cours179 ». Une démarche véritablement prospective qui montre l’engagement de la mairie de Bordeaux notamment et de tous les acteurs de la ville pour faire avancer les réflexions aussi bien théoriques qu’opérationnelles. Jean-Louis Violeau, lors du colloque, qualifie la strate aérienne de strate utopique180. Cette utopie ne semblait pourtant pas si inaccessible, à la lecture de la matière abondante issue de ces deux opérationsévénements. Tous ces travaux spécifiques datent des alentours de l’année 2014 et constituent des débuts de réponses et de réflexions. Mais l’élan amorcé est vite retombé, alors que les successeurs à ces pionniers des toits urbains se font rares. Depuis, les initiatives sont moins nombreuses, si ce n’est quasi-inexistantes. En sept ans -j’écris ces lignes en 2021- les choses ont peu évolué et le sujet semble stagner. Les élans d’alors peinent à trouver un second souffle et nous avons besoin aujourd’hui de nouveaux travaux qui prendraient la succession de l’appel à idées, du colloque ou du rapport de recherche.

179  AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Règlement de l’appel à idées », op. cit. 180  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 200

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Deux opérations prospectives

Fig. 19 - COLLECTIF 13RUEMADON, « Bordeaux augmenté », 2014, Projet n°624DJK de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux », 1er Prix

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Conclusion



Conclusion

Habiter l’avenir

Si le toit puise ses origines au plus profond de la préhistoire, répondant d’un besoin primaire de se protéger des aléas de son milieu, il devient très tôt un sol aérien susceptible d’être habité. Les pratiques n’ont eu de cesse d’évoluer, de s’adapter mais le toit a gardé son rôle essentiel d’interface entre l’Homme, l’édifice, la ville et le monde. Il convient aujourd’hui d’associer à l’imaginaire collectif foisonnant qu’il suscite la figure innovante d’un épiderme aérien habité, accessible et vertueux, à l’échelle de la ville. La mise en réseau d’interventions couronnant cet existant multitemporel mène à la création d’un véritable écosystème en prolongement de la ville terrestre, qui offre des respirations salvatrices et compense la densité mortifère actuelle. Ainsi, la ville pourra être transformée par le haut, initiant une conception plus soutenable de l’urbanité, et évitant la saturation des centres anciens français par l’instauration d’une intensification génératrice de partage et de solidarité. L’intervention sur l’existant qui conditionne l’investissement humain des toits induit une préoccupation patrimoniale constante, au plus près d’un héritage fondamental parfois lourd à porter, qui doit être manipulé avec beaucoup de précautions. Pourtant, nous ne pouvons plus accepter ces doctrines rigides parfois dépassées, et la recherche d’un équilibre nouveau est nécessaire pour faire évoluer les discours et épouser au mieux les besoins contemporains. La ville a besoin de retrouver la résilience que son perpétuel renouvellement assure. Un autre équilibre est aussi essentiel à dessiner, pour faire cohabiter les différents modes d’intervention et construire une extension

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Habiter les toits urbaine durable qui place l’humain et son confort au centre de tout. De la matérialisation d’une transition éco-énergétique imminente à l’édification des lieux ordinaires du repos et de la contemplation, les perspectives sont infinies et aucune n’est plus importante qu’une autre. Il sera donc nécessaire à l’avenir de développer des méthodes d’intervention cohérentes qui fédèrent les idées créatives des nouvelles générations de concepteurs et évitent la rigueur paralysante d’une planification globale et normative. Ainsi, je crois qu’il n’existe pas de modèle unique pour investir les toits des villes, tant leurs paysages oniriques sont aussi variés que spécifiques. C’est là la beauté et l’intérêt, mais aussi la difficulté d’application de ce sujet. Habiter les toits semble être particulièrement convaincant pour les grandes et moyennes villes denses, permettant une intensification vertueuse et une soutenabilité de la densité, alors que dans les petites villes ou les zones urbaines aux tissus détendus, les potentiels se trouvent encore bien souvent au sol, rendant moins nécessaires et certainement plus exceptionnelles les interventions sur la cinquième façade. Cela n’empêche pas cependant de commencer dès aujourd’hui à valoriser les toits, pour leur offrir un rôle plus complet que celui de simple couverture. Car n’oublions pas que les évolutions démographiques des années à venir risquent de nécessiter une densification drastique même des plus petites villes. Ce mémoire permet avant tout d’explorer un sujet dont l’étude et la mise en œuvre apparaissent a posteriori très anecdotiques. Mon travail fait émerger des enjeux centraux dans les problématiques associées à la ville contemporaine et ouvre des perspectives concrètes qui font de l’investissement des toits des villes denses une piste crédible à long terme. Il ouvre, ou du moins déterre, un nouveau champ de recherche, et montre que ce dernier mérite assurément plus d’attention. Si cette recherche reste très théorique par certains aspects, c’est que la matière pour l’instant à disposition est contre toute attente finalement assez limitée. Ainsi, une certaine déception persiste puisque je m’attendais en attaquant ce sujet à des choses plus concrètes. A l’époque de ces travaux, les protagonistes partaient presque de rien et ont eu l’immense tâche de débroussailler le chemin, d’ouvrir des perspectives, de circonscrire des enjeux. La dimension très théorique et encore un 142


Conclusion peu vacillante de leurs résultats est complètement normale. Ce qui semble aujourd’hui dommage, c’est le manque de poursuite, le manque d’applications concrètes, le manque de développement de ces théories, alors que les prémices semblaient passionnantes, et que de véritables solutions se profilaient à l’horizon. Ces travaux ont montré le rôle réel que pouvaient avoir les toits dans l’intensification et la résilience de la ville, et rares sont ceux qui ont pris le risque de s’engouffrer dans la voie. Il est clair que les questions posées dans le rapport visaient à mener des actions concrètes, pour repenser les toits et des manières de les habiter. Le but était de déterminer le rôle précis qu’ils pouvaient avoir dans la fabrique de la ville face aux multiples enjeux contemporains, et d’éclairer la décision publique dans ce domaine. Si François Vauglin, maire du XIe arrondissement de Paris depuis 2014, indique qu’il voit passer « des dizaines et des dizaines de projets qui sont des projets de recherche de confort par la conquête des toits181 », le processus a encore beaucoup de mal à passer à l’étape au-dessus. Aujourd’hui nous constatons la richesse des pistes multiples initiées par les esprits créatifs mais souvent solitaires de concepteurs. Il faut désormais remettre de l’ordre, de l’équité, de la priorité et réussir à fédérer les idées qui fourmillent dans tous les sens pour leur donner une résonance cohérente et globale. C’est selon François Vauglin le rôle du politique, mais je crains que les architectes et urbanistes ne doivent prendre à bras le corps ces sujets encore trop délaissés par les pouvoirs publics pour amorcer les transformations. Surtout, il ne faut pas oublier que cette question des toits n’est absolument pas un sujet en vase clos et s’inscrit, comme je me suis efforcé de le rappeler tout au long de ce travail, dans une échelle plus large. Yves Contassot, conseiller de Paris, reste d’ailleurs assez prudent : « le toit tout seul non, le toit avec le reste oui182 ». Il ne doit pas devenir le lieu où l’on fait tout ce que l’on n’a pas réussi ailleurs, mais un lieu d’intervention intégré dans un ensemble. 181  L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, op. cit., p. 238 182  Ibid., p. 241

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Habiter les toits Si j’ai exclu de mon sujet les toits terrasses, les toits plats, les rooftops, les sommets d’immeubles modernes et de gratte-ciels issus des métropoles de la mondialisation, c’est que beaucoup de choses ont déjà été formulées à leur propos. Je me suis intéressé aux toits des villes françaises de formes et de natures diverses qui constituent le paysage urbain actuel, et il pourrait être intéressant, pour aller plus loin, de proposer une étude plus historique et une véritable comparaison de l’évolution des pratiques sur les toits au travers des siècles. Quoi qu’il en soit, tirer de cette analyse de corpus croisée avec une documentation bibliographique plus large des critères et des méthodes de planification urbanistique et architecturale adaptées et adaptables à chaque ville française pour l’investissement qualitatif de ses toits, dans la dynamique durable de développement de la ville sur elle-même, est un objectif de poursuite de la recherche utile et accessible. Pour cela, il est bien évidemment nécessaire d’étudier et de comparer l’existant des grandes villes du pays, pour en retirer des potentiels variés. Si les axes de travail sont riches et multiples, c’est que le sujet n’est qu’au début d’un long cheminement dont le bout n’est pas encore discernable. Profitons de cet instant, où lancés à corps perdus dans un océan de possibles, nos rêves les plus fous pour la ville et son épiderme aérien sont permis.

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Bibliographie



Bibliographie

Ouvrages

• • • • • • • • • •

A. DE BEAUNE Sophie, « Aux origines de la construction », CARVAIS Robert, GUILLERME André, NEGRE Valérie, et al., Édifice et artifice. Histoires constructives : Recueil de textes issus du Premier Congrès Francophone d’Histoire de la construction, Paris, Picard, 2010, p.77-89. CARPENTIER Jean-Noël, Ville végétale, ville écolo. Quand nous végétaliserons enfin nos villes, Alma Editeur, 2019, 134 p. CHOAY Françoise, L’allégorie du patrimoine, 1992, Paris, Le Seuil, 2007, 272 p. CHOAY Françoise, Le patrimoine en questions : anthologie pour un combat, Paris, Le Seuil, 2009, 220 p. L’épiderme aérien des villes au regard de la question éco-énergétique – « Learning from » Chicago, Montréal, Paris, UQAM, 2014, 610 p. DARMON Olivier, Habiter les toits, Alternatives, 2018, 176 p. JODIDIO Philip, Rooftops - Islands in the sky, Cologne, Taschen, 2016, 383 p. KELLER Olivier, Une archéologie de la géométrie. Peuples paysans sans écriture et premières civilisations, Vuibert, 2006, 318 p. MARCHAND Bruno, JOUD Christophe, et al., Surélévations conversations urbaines, Infolio, 2019, 214 p. MOUTON Benjamin, Sens et renaissances du patrimoine architectural, Paris, Éditions des Cendres, 2018, 416 p. REY Alain, Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert, 2005, 9648 p.

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Habiter les toits

Travaux universitaires

• • • •

JEANJEAN Manon, Les usages de la cinquième façade de la ville pour l’agriculture, mémoire de master en urbanisme, Institut d’urbanisme de Lyon, 2017. LUET Damien, Habiter le toit en pente, mémoire de master en architecture, ENSAN, 2016. RIO Agathe, De la ville verticale à la « ville toit », mémoire de master en architecture, ENSAB, 2019. VALLÉE Laura, Le toit, de multiples utilisations, mémoire de master en architecture, ENSAPVS, 2018.

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Bibliographie

Articles en ligne

• •

AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Dossier de presse », 2014, [en ligne], consulté le 28 février 2021, URL : https:// issuu.com/agorabdx/docs/agora_dp_bd_1.2 APFELBAUM Laurence, « Vitruve : De l’architecture. suivi d’un commentaire de Laurence Apfelbaum », Libres cahiers pour la psychanalyse, [en ligne], vol. 22, no. 2, 2010, p. 7-15, URL : https:// www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-20102-page-7.htm ; DOI : 10.3917/lcpp.022.0007 LITZLER Jean-Bernard, « Il y a 150 ans, Le Figaro se gaussait de la surélévation des toits de Paris », Le Figaro, 2015, [en ligne], consulté le 14 avril 2021, URL : https://immobilier.lefigaro.fr/ article/il-y-a-150-ans-le-figaro-se-gaussait-de-la-surelevationdes-toits-de-paris_75727e90-dd36-11e4-b0e9-4e73a2a60a7c/ MUHM Alexander, « La particularité de l’architecture suisse provient de la complexité culturelle du pays », Quartier des Halles, 22 février 2018, [en ligne], consulté le 13 avril 2020, URL : https:// quartier-des-halles.ch/particularite-de-larchitecture-suisseprovient-de-complexite-culturelle-pays/ POLGE Michel, « Chambord et la question des Toits-terrasses », Bulletin Monumental, [en ligne], vol. 156, no. 3, 1998, p. 297‑302, URL : https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1998_ num_156_3_1807000 ; DOI 10.3406/bulmo.1998.1807000 RENARD Thomas, «  Le mythe de la cabane ou l’origine primitive de l’architecture », 303 arts, recherches, créations, [en ligne], no. 141, mai 2016, URL : https://www.researchgate. net/publication/319123338_L e_mythe_de_la_cabane_ ou_l%27origine_primitive_de_l%27architecture_303_arts_

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Habiter les toits

• •

recherches_creations_N_141_mai_2016 ONU, « 2,5 milliards de personnes de plus habiteront dans les villes d’ici 2050 », ONU Infos, 16 mai 2018, [en ligne], consulté le 16 février 2021, URL : https://news.un.org/fr/story/2018/05/1014202 BORDEAUX 2030, « Appel à idées 2014 : Habiter les toits », Bordeaux 2030, [en ligne], consulté le 28 février 2021, URL : http://www.bordeaux2030.fr/bordeaux-agora/agora-2014/prixdagora/Appelaidees « L’histoire du toit et de la toiture, ou comment tout a commencé... », Derbigum France, 24 mai 2016, [en ligne], consulté le 17 février 2021, URL : https://www.derbigum.fr/blog/l-histoire-du-toit-etde-la-toiture-ou-comment-tout-a-commence/ ENSA PARIS-MALAQUAIS, « Laboratoire Architecture, Culture, Société (XIXe-XXIe siècles) », [en ligne], consulté le 9 mars 2021, URL : https://paris-malaquais.archi.fr/la-recherche/p/laboratoireacs/ « Sédentarisation », Wikipédia, 17 novembre 2020, [en ligne], consulté le 18 février 2021, URL : https://fr.wikipedia.org/w/ index.php?title=S%C3%A9dentarisation&oldid=176678552. Page Version ID: 176678552 « Toit », CNRTL, [en ligne], consulté le 6 octobre 2020, URL : https://www.cnrtl.fr/definition/toit

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Bibliographie

Vidéos

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• • • •

AÏT-HABBOUCHE Morad, Sur les toits de Rome, France 5, 2018. CITÉ DE L’ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE, Construire sur les toits, version XS, [en ligne], 96 mn., 2018, consulté le 18 janvier 2021, URL : https://www.youtube.com/ watch?v=j3B6C9SPn80&feature=youtu.be IGNIS MUTAT RES, IMR2 2 Bendimérad Simon, [en ligne], 43 mn., 2016, consulté le 9 mars 2021, URL : https://www.youtube. com/watch?v=G8nYCFC3sGo LEFEBVRE Xavier et DOMMEL Denis, Sur les toits des villes : Barcelone, ARTE G.E.I.E, GEDEON PROGRAMMES, NHK, 43 mn., 2016. LEFEBVRE Xavier et DOMMEL Denis, Sur les toits des villes : New York, ARTE G.E.I.E, GEDEON PROGRAMMES, NHK, 43 mn., 2016. LEFEBVRE Xavier et DOMMEL Denis, Sur les toits des villes : Tokyo, ARTE G.E.I.E, GEDEON PROGRAMMES, NHK, 43 mn., 2016.

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Habiter les toits

Autre

• • •

AGORA 2014 - BIENNALE DE BORDEAUX, « Règlement de l’appel à idées », 2014 BANDARIN Francesco, « Le point de vue de Francesco Bandarin, Président du Jury de l’Appel à idées Agora 2014 “Habiter les toits” », 2014 DERREUMAUX Eugène, « Les toits de Paris », L’architecture d’aujourd’hui, hors-série, juin-juillet 1931, p. 192

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Annexes

Annexes

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Annexe.1. Tableau d’analyse des 85 propositions de projet de l’appel à idées

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Annexes

Annexe.2. Statistiques issues du tableau d’analyse des 85 propositions de projet

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Habiter les toits

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Annexes

Sur les 85 propositions de projet de l’appel à idées « Habiter les toits de Bordeaux », 3 ne sont pas analysables. Ces statistiques sont donc réalisées à partir de 82 projets.

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Annexes

Annexe.3. Texte de l’auteur sur la transition écologique (enseignement de master)

« La vie est si courte et la planète si grande. » Avant de commencer cet essai, je tiens à préciser que tout ce que vous lirez ici n’est que mon interprétation de la question posée, et ce que je ressens à l’instant où j’écris. Je souhaite également revenir sur des abus de langage et expressions intempestives que l’on croise fréquemment et qui m’irritent par leur approximation et leur arrogance. Il me semble qu’il ne faut surtout pas confondre les diverses problématiques, et surtout s’appliquer à bien formuler la question. Au risque de paraître importun et à peine pointilleux, « sauver la planète » n’a aucun sens. Ainsi, quel incongru et insolent sens de la démesure que de vouloir sauver un astre ! Surtout, quel que soit l’impact que nous avons sur cette Terre, nous ne mettrons jamais en péril la planète. A l’échelle de son existence, nous sommes si insignifiants. La planète est née, existe et elle « mourra » certainement dans des millions ou des milliards d’années. A travers ces échelles de temps incompréhensibles pour nous, elle évoluera, se transformera et passera par de nombreux états différents. Nous aurions beau parvenir à faire disparaître son atmosphère protectrice, que la planète existerait toujours. Certes en caillou invivable -pour la vie telle que nous la concevons aujourd’huimais elle aurait simplement évolué. Si jamais nous avions effectivement l’impact que décrivent les partisans de l’anthropocène -et qui me semble juste- ce n’est pas la planète elle-même qu’il faudrait sauver, mais l’humanité et l’écosystème qui nous porte. En réalité, je crois que derrière ce grand slogan revendicateur d’appel à l’aide, « il faut sauver la planète », se cache un élan angoissé des Hommes à vouloir

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Habiter les toits sauver la planète telle que nous la connaissons. Parce que ceux qui sont vraiment en danger ici ce sont nous. La planète, elle, continue de tourner, quoi qu’il se passe. Toutes les espèces meurent un jour, mais pour l’instant nous ne cessons d’accélérer notre propre disparition. C’est pour nous que nous devrions avoir peur. En réalité, la question est plutôt voulons-nous survivre, un peu plus longtemps ? Voulonsnous nous sauver, nous, une espèce animale, certes un peu particulière parmi tant d’autres, mais surtout consciente de sa condition ? Alors là, oui, il faut s’intéresser à notre environnement si parfaitement adapté à notre vie, aux autres espèces vivantes qui nous sont indispensables. C’est dans cette perspective de durabilité qu’abonde la question de la transition écologique. Et si l’on ramène une telle problématique à notre domaine de compétences, nous pouvons nous demander vers quoi sont voués à évoluer le rôle de l’architecte, l’architecture et l’urbanisme, dans la société de demain. Je ne crois pas qu’il y ait vraiment une démarche particulière à adopter en tant qu’architecte. Nous devons changer petit à petit notre posture comme personne et citoyen avant tout. Quel que soit notre métier et quel que soit notre rôle dans la société. Ce changement se ressentira alors à travers la production architecturale, comme à travers l’agriculture ou encore l’industrie de demain. La justification de notre rôle d’architecte passe par la nécessité d’être en phase avec les besoins et les moyens de notre époque, mais aussi par l’expertise d’un champ de compétences particulier et l’originalité d’un regard sur la société. L’exemplarité d’un tel échantillon de population responsable est bien évidemment un levier puissant pour faire évoluer les mentalités de tous, mais l’essentiel reste de savoir juger et faire les bons choix parmi toutes les composantes d’une architecture contemporaine complexe pour ne pas sombrer dans un extrémisme absurde et mécanique. Je crois que l’essentiel de l’approche à mener est beaucoup plus global. Tous les acteurs de nos sociétés sont concernés, peu importe leur échelle et leur rayon d’action. L’urgence est une prise de conscience et une action collective. Il s’agit d’ailleurs plus pour moi d’un état d’esprit. Bien sûr, tout le monde ne possède pas ce même état d’esprit, c’est ce qui rend cette évolution si difficile. Mais le changement progressif des mœurs et des habitudes amène fatalement l’humanité à modifier son impact. 170


Annexes Seulement, il peut y avoir une immense différence entre ce qu’il faut faire dans l’idéal et ce que nous pouvons faire, en tenant compte de nos capacités. Et si ce que nous pouvons n’était pas suffisant ? Cette crainte de l’échec et de la vanité de notre action est certainement un frein au changement. Changement qui demande un investissement et une débauche d’énergie que certains ne sont pas prêts à donner. Parce que l’Homme a souvent peur du changement. Parce qu’il ne veut pas perdre son confort individuel aussi ; un égoïsme qui peut se comprendre, mais qui nuit au bien commun. Jusque-là les effets de nos actions n’étaient pas tangibles pour tous. Pourquoi faire des efforts puisque l’on mourra avant ? Sauf qu’aujourd’hui, les générations qui émergent vont vivre les changements. C’est pour cela que la question de la transition écologique revient avec force sur la table. Si l’envie et le mouvement peuvent être populaires, et doivent être populaires, portés par l’élan personnel de chacun, notre société a tout de même besoin d’une volonté politique forte pour se donner les moyens de le faire. Je crois qu’il faut simultanément être obligé et en avoir envie pour que cela fonctionne. Si l’on revient à la dimension architecturale de cette transition écologique, on comprend mieux la nécessité d’une vision globale et de l’évolution de l’état d’esprit de ceux qui construisent, plutôt que des actions spécifiques ponctuelles inutiles puisque trop peu profondément ancrées. L’esthétique de l’architecture et de l’urbanisme de demain n’est pas facile à projeter. Mais selon moi, il ne s’agit certainement pas de l’imaginaire du travail de Vincent Callebaut par exemple, qui abuse des codes pré-construits de l’action écologique. Son travail dérive souvent vers une tendance au greenwashing, se cachant derrière de belles images saupoudrées de vert. Une architecture beaucoup trop énergivore, hors d’échelle, qui relève plus de la fascination pour un univers de sciencefiction utopiste que d’une réelle approche architecturale et urbanistique cohérente, intelligente et humaine. Des objets techniques bourrés de technologies lourdes, qui proposent des solutions très superficielles en générant rapidement de nouveaux problèmes. La technique doit faire partie de l’architecture, et l’architecture doit être intrinsèquement intelligente et performante, utile à l’usager. A l’inverse, la frugalité que d’autres proposent peut sembler trop radicale à 171


Habiter les toits court terme pour nos riches sociétés occidentales, réduisant à l’essentiel vital le confort de chacun. Ce sujet touche aussi plus largement à la question du progrès et de l’évolution de la société. L’homme semble depuis des millénaires, et contrairement à d’autres animaux, voué à apprendre, transmettre, inventer et évoluer en permanence. Devonsnous nous détourner de cette aspiration au « progrès » ? Ou ce genre de propos, un peu simpliste, est-il le témoin d’une mauvaise compréhension des problématiques profondes ? Le progrès intellectuel peut-il primer sur un progrès technique pharmakon ? Il s’agit là d’une question philosophique qui me dépasse. Chose étonnante, on remarque très vite une divergence dans les solutions proposées pour l’urbanisme du futur. Entre un retour à la campagne, souvent amalgamé à un retour à la nature, et une intensification/densification des villes déjà denses, en luttant contre l’étalement urbain et l’artificialisation de nouvelles terres. A titre personnel, je me positionne plutôt dans la deuxième catégorie. Pourtant, je crois que les deux options apparemment contradictoires ne sont pas totalement incompatibles. Reste en revanche la grande question des transports, et de l’éloignement des territoires ruraux. C’est justement pour cela que plutôt que de s’étaler entre les villes il faut densifier les villes, qui profitent chacune à leur échelle de territoires ruraux. Les petits villages doivent être autant investis proportionnellement que les grandes métropoles. Avec une forme d’autonomie locale qui n’interdit pas les échanges et la connexion. Je ne pense pas que la densification pour la densification soit une solution en tant que telle. Même si elle est nécessaire, je vois plutôt une évolution de la pratique des villes et une résilience de ces dernières bien plus importante. L’investissement humain des toits (c’est le sujet de mon mémoire) pourrait être une proposition dans cette nouvelle dynamique urbaine. Certains parlent aussi de l’importance d’avoir des façades et toitures actives, mais nous dérivons là vers des applications techniques beaucoup plus directes. Pour moi, la ville est avant tout synonyme de solidarité. Il faut retrouver cela. Se rassembler pour que la vie soit plus facile sans pour autant nier la nature dont nous faisons partie. Je vois une ville dense, solidaire, à échelle humaine, qui tente à la fois d’être plus performante énergétiquement (au sens général, y compris en terme d’énergies grises) et plus adaptée aux besoins d’un humain attentif à sa nature. 172


Annexes J’imagine une architecture entièrement partie prenante de l’urbanisme (l’urbanisme est une grande échelle de l’architecture, comme le mobilier peut-être une plus petite échelle de l’architecture). Un travail du paysage. Car oui, la ville est un paysage, et il doit être qualitatif pour être apprécié. L’importance des espaces publics comme lieux de rencontre et de solidarité est prépondérante. Celle des espaces extérieurs comme extension de l’habitat et comme lien avec la nature l’est tout autant, dans un souci de perception du temps et des cycles. Enfin, une intelligence et une constante justification de l’emploi des matériaux est nécessaire. Dans l’idée d’une ville dense de qualité, il me semble essentiel de tenter de faire la ville sur la ville et de travailler avec l’existant. Nous devons repenser les conditions de vie d’une maison individuelle dans un environnement urbain plutôt tourné vers le logement collectif. Compliqué de rassembler tous les avantages exhaustivement sans avoir un inconvénient de plus. En revanche, la petite diminution de qualité due aux contraintes de la ville doit être compensée, voire dépassée par de nouveaux avantages directement issus de ces particularités urbaines qui participent au confort et à la qualité de vie des néo-citadins. Si l’on perd de la surface de jardin ou d’appartement, on gagne une proximité avec les services, le travail, les loisirs, on annexe l’espace public, on renforce la sociabilisation… Ici apparaît le besoin de réussir des ambiances de vie dans cette ville plus dense où le ressenti de chacun est si important. La ville est la solution seulement si elle prend véritablement en compte l’humain. Une architecture artisanale permet aussi de mieux travailler avec l’existant. La France y est particulièrement adaptée avec ses petites agences et entreprises du bâtiment. Surtout, cette manière de faire redonne une identité et une poésie à la ville. Pour terminer un peu plus légèrement et s’octroyer un recul nécessaire, j’avancerais que l’Homme n’a pas besoin de se protéger de la nature puisqu’il en fait partie. Il est d’une espèce certes un peu particulière, mais quelle arrogance que de penser être au-dessus de tout cela ! En revanche il peut s’adapter et son évolution intellectuelle et technique lui promet un certain confort et une prospérité remarquable. La conférence donnée à l’ENSAL en février 2020 par Philippe 173


Habiter les toits Potier s’avère très intéressante dans l’intelligence qu’il a de traiter la dualité « technique » et « nature ». Il oppose ainsi de manière complémentaire architectonique et vivant. Action et contemplation. Dans la ville actuelle il manque cette dualité. Mais je crois aussi que nous, humains, avons besoin des deux. Cette présence forte de la « nature », au sens profond du terme, amène une nouvelle temporalité, cyclique, que nous n’aurions jamais dû perdre. Elle pousse aussi à ralentir. La lenteur contribue à cette résilience que nous recherchons, nécessaire à plus de durabilité. Ralentir, ne serait-ce qu’un peu pour regarder autour de nous. Il faut du temps pour maturer, pour apprendre de ses erreurs, pour guérir. Il faut du temps aussi pour changer, ou pour comprendre sa place dans le vaste monde.

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RÉSUMÉ | ABSTRACT Les villes denses tendent à se densifier. Le bouleversement des composantes de notre monde contemporain nécessite désormais d’abandonner le modèle insoutenable de l’étalement urbain. Pourtant, pour éviter une compacité aussi laborieuse qu’étouffante, la densification de la ville sur la ville doit se faire qualitative, et inscrire l’humain au cœur d’un paysage urbain réhabilité. L’épiderme aérien de la ville apparaît dès lors comme un territoire -pour l’instant inexploré ou inexploité- tout indiqué pour porter à bras-le-corps ce rôle nouveau et essentiel. Habiter les toits se positionne comme une piste solide et poétique de résilience et de durabilité de la ville. Cette « cinquième façade » regorge de tout ce qui manque aujourd’hui aux citadins : du calme, de l’espace, un horizon, des vues, une bouffée d’air nouveau, plus près de l’infini du ciel et de la vérité réconfortante des éléments. En somme, un sentiment de liberté. Néanmoins, certaines étendues de toitures possèdent beaucoup de valeur, historique et patrimoniale, incarnant parfois même l’identité propre d’un lieu. Elles constituent un paysage commun et souvent précieux qu’il n’est pas anodin de transformer. Il convient alors de questionner l’impact de l’investissement des toits sur le patrimoine existant, entre le renouvellement incessant et nécessaire des strates de la ville au fil des époques, et la question fondamentale du patrimoine architectural et urbain, comme support de son présent et terreau de son futur. Dense cities tend to become denser. The upheaval of the components of our contemporary world now requires us to forget the unsustainable urban sprawl model. However, to avoid a compactness that is as laborious as it is stifling, the densification of the city within the city must be qualitative, and place the human being at the heart of a rehabilitated urban landscape. The roofscape of the city therefore appears to be a territory -as yet unexplored or unexploited- that is ideally suited to taking on this new and essential role. Inhabiting the roofs is positioned as a solid and poetic path to the resilience and sustainability of the city. This “fifth façade” is full of everything that city dwellers lack today: calm, space, a horizon, views, a breath of fresh air, closer to the infinity of the sky and the comforting truth of the elements. In short, a feeling of freedom. Nevertheless, some roof areas have a lot of value, historical and heritage, sometimes even embodying the identity of a place. They constitute a common and often precious landscape that it is not insignificant to transform. It is then necessary to question the impact of investing in roofs on the existing heritage, between the incessant and necessary renewal of the strata of the city over time, and the fundamental question of architectural and urban heritage, as a support for its present and a breeding ground for its future.

MOTS-CLÉS : Toits ; Ville dense ; Patrimoine ; Epiderme Aérien KEYWORDS : Roofs; Dense city; Heritage; Roofscape


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