Marges sociales & Marges spatiales

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M A R G E So c i a l e s

&

M A R G E spatiale S

L’altérité dans les paysages périphériques du nord est Parisien memoire de paysage titouan lampe ENSP versailles DEP 2015 - 2018




7 I N T R O D U C T I O N

DYNAMIQUES MARGINALES

f i g u r e s d e l ’ a lt e r i t e

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friche camping ......... .................................................................................................. 10 des friches au tiers paysage ................................................................................ 18 l’homme inclus ou exclu ? ................................................................................... 24 l’interstice urbain - "pli et limite" .................................................................. 28 l’altérité sociale des espaces intermédiaires .......................................... 30 Réponse architecturale à l’exclusion ....................................................... 36 les friches et fabriques culturelles ............................................................ 40 reconnaissance publique des fabriques ................................................... 46 integration dans les politiques d’amenagement .............................. 50 l’urbanisme transitoire ......................................................................................... 54 vers un marché du transitoire ....................................................................... 59 complementairité des fabriques pérennes et transitoires ........... 64

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table des matières

66 E N T R A C T E C A R T O G R A P H I Q U E


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T R A N S I T I O N

E N T R A C T E P H O T O G R A P H I Q U E

LA VILLE ANNULAIRE

l e s s e u i l s d e pa r i s

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l’epaisseur d’une frontière ........................................... 100 Chronologie de la couronne .................................

36 D I G R E S S I O N S

Paysages d’ infrastructures ....................................... L’EFFET DE SEUIL ........................................................................ LES FORCES RADIALES ............................................................ DISSOCIATION ADMINISTRATIVE DES ENJEUX ............. COMBATTRE LES NUISANCES ET LES RUPTURES ............. ALIMENTER LES MOBILITÉS ET LES FIXITÉS ........................... OFFRIR DU VERT ET FAIRE PARTICIPER ................................... ARRIÈRE PENSÉE METROPOLITANE ...........................................

table des matières

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MARGES SOCIALES & MARGES SPATIALES les outils du paysage

Temps diffus du projet .................................................. IMPLICATION ASSOCIATIVE ........................................................... EXPLORATIONS PHYSIQUES .................................................................... SHOOTING ET POST PRODUCTION ............................................... CARTES, VOLUMES & PAROLES ........................................................... EMERGENCE DES LIEUX .............................................................................

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table des matières

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O U V E R T U R E

A N N E X E S

B I B L I O G R A P H I E


I N T R O D U C T I O N

Focaliser son regard sur les marges entraine un effet de bascule culturelle. Les couvrir d’autant d’attention fait naitre en soit le dilétantisme de l’entre-deux. Les marges incarnent l’altérité d’un tiers état, ce qui n’est ni l’un ni l’autre mais qui ne saurait se définir sans l’un ni sans l’autre. A travers ce mémoire j’ai porté sur elles une sensibilité croissante, partant de l’ intuition que j’y découvrirais autant sur ce qui m’entoure que sur moi, j’en suis arrivé à la conviction qu’elles sont les clés de l’invention biologique et sociale. Propices aux métaphores elles symbolisent la profession que j’aspire à pratiquer: paysagiste concepteur, ou pour reprendre les termes de Chilpéric de Boiscullé au sujet de l’architecture: «l’intermédiaire entre ceux qui décident la ville, et ceux qui la vivent». Par ceux qui la vivent je n’entends pas que les humains, j’entends toutes les formes de vie qui y évoluent et particulièrement celles qui n’ont pas voix au chapitre institutionnel. En saisissant ce sujet je ne prétends pas traduire leurs volontés, j’espère toucher les lecteurs de cette idée: La diversité est une richesse qui nait de l’indécision, mais l’indécision a un socle, sur lequel reposera la vie des êtres qui la complèteront. Ce socle a une histoire, il se prépare, il s’observe, et de son appropriation il est possible d’en tirer des leçons, des visions et des projections. Ainsi s’animent les friches, les délaissés, les interstices, les entre deux, les tiers-lieux, les espaces intermédiaires ou les secondaires. Ils sont à la base de philosophies et d’actions alternatives dont certaines sont particulièrement cohérentes et innovantes. Du tiers paysage de Gilles Clément, au mouvement culturel des lieux intermédiaires et indépendants, ils ont donné naissance à des projets et des luttes porteurs d’espoir pour une transition à toutes les échelles. Car ne le nions pas, c’est à notre génération qu’incombe la nécessité du changement. En lisant ce mémoire vous vous confrontez à une recherche pluridisciplinaire portée sur l’imbrication des marges spatiales, leur appropriation sociale et vitale dans la vaste marge périphérique de Paris, avec un intérêt particulier pour les seuils du Nord et de l’Est. J’ai été guidé par la problématique suivante: «Quels outils du paysage et de la culture peuvent se saisir des entre-deux de la périphérie de Paris pour élaborer de nouveaux processus de transformation de la ville?». Vous trouverez une première partie portée sur les territoires d’invention biologique et culturelle puis une seconde sur l’anneau metropolitain et ses paysages d’infrastructures. Un dernier chapitre vous guidera vers des procédés de terrain susceptibles de lire les marges et d’agir sur le territoire.

Bonne lecture, T.L

introduction

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« L’espace pris dans sa dimension stratégique est politique dans la mesure où la trajectoire temporelle de sa production est semée de conflits, de luttes d’intérêts et de contretemps, qui sont autant d’alternatives à l’agenda d’une planification autoritaire et technocratique. » Henri Lefebvre

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espace politique


premiere partie Dy n a m i q u e s marginales figures de l’altérité

dynamiques marginales

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friche camping


productions personnelles avec l’aide de mathilde menguy


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1,7 ha au croisement de la ligne n et du rer c


friche CAMPING Quelques cendres animent l’air de danses passagères, finissent par s’effacer comme nous tous dans l’obscurité. Un brasero des plus grands, des plus joyeux, des plus audibles. Le traffic grand ouvert sert d’enceinte portative en l’absence de l’équipement nécessaire. La chaleur est inégale. Un point central tout de flammes, des enveloppes mouvantes comme les cendres, des âmes froides vacillantes. Certains corps cherchent à se rafraîchir, ils s’étalent sur la dalle de béton qui nous porte. Une base lisse qui accueille les éclats de verre d’une société qui se construit dans les débris. Micro-société soit dit en passant, peut être une trentaine dont les âmes sensibles captent ici la richesse d’une terre souillée. Frichenstein, c’est le nom donné à l’événement que nous avons organisé. Les monstres de la nuit, les nôtres, ceux des heures creuses de la conscience, s’affolent dans la lueur rouge tremblante du double barbecue, arrosé de pastis, de whisky, de vodka et de ces éternelles bières industrielles Heineken. Quand les invités se présentent, ils me demandent « alors c’est chez toi ici ? » je leur répond « bienvenue chez vous ». Ce lieu est à tout le monde, et à personne à la fois. Il a un propriétaire administratif bien sûr, anciennement actif sur le site sous la forme d’une casse. La dalle de béton sur laquelle nous festoyons recouvre d’ailleurs un bain d’acide virulent. Et si les traces de son activité sont bien visibles et constamment réappropriées, son absence est régie par les forces de police qui patrouillent sans autre argument que « ceci est un terrain privé, veuillez quitter les lieux s’il vous plaît ». Parmi les traces de vie, quelques skaters ont construit des modules de béton, détruits par excès de zèle. Des néo-guerriers fabriquent des abris pour des embuscades Airsoft. Des graffeurs installent leur blaze sur la moindre surface, activant la sédimentation pariétale d’une espèce humaine qui veut se savoir en vie dans les moindres recoins de son habitat. Ils expriment leur technicité, leur sensibilité, leur identité par le nom, la forme et la couleur d’une oeuvre projetée, éphémère, et participant à la grande oeuvre contemporaine de « La ville peinte ». Ici les règles sont différentes. Un large talus nous sépare de la bienséance Meudonnaise. La pente fait l’effet d’un seuil, par l’effort provoqué, la respiration change. Comme dans les jardins japonais, passer ce seuil c’est changer d’état. La friche a un pouvoir, le pouvoir de se laisser faire, quoiqu’il s’y passe elle semble capable de l’absorber. Ici il y a des règles, mais elles restent à inventer, elles ne sont pas écrites dans un carnet, et si elles l’étaient, elles s’effaceraient. Jean et Arthur me racontent qu’à l’époque du collège, quand ils venaient fumer leur premiers spliffs, la friche était tenue par une bande de lascars. Ils faisaient peur et imprimaient sur l’espace leur propre vision du territoire. Cela n’a pas duré, du jeu d’expulsions et de revendications avec les policiers, la puissance armée a primé. En effet, dans ce genre de lieu, ce qui dure c’est ce qui sait se faire oublier.

friche camping

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Un tel espace où les règles sociales s’observent seulement en présence des forces de l’ordre, c’est à dire une heure par semaine, implique une condition psychique altérée. Elle n’est pas diminuée, au contraire, elle est autre. Je parle d’altérité. Si la vie en société opère une aliénation de chacun au quotidien de sorte que nous tous englobons la complexité d’un moi qui se divise en moi avec un tel, moi avec un autre, moi dans les transports, moi au travail, le moi de la friche est singulièrement différent des autres facettes du moi. L’espace de la friche offre à tous ceux qui s’y rendent la possibilité d’être différent. Il est par nature inhabituel. En observant mes convives lors des soirées festives, et les traces de passages je constate de la violence (souvent inoffensive), l’usage de stupéfiants, le besoin d’aménager le lieu pour se l’approprier, le besoin de le détruire pour se défouler. Tous ces usages ne seraient pas autorisés ailleurs et seraient sources de plaintes. Ici, puisque tout le monde s’en fiche, ils sont tolérés. De ce constat j’en déduis que la friche a son utilité. En effet, la société Meudonnaise de l’Ouest Parisien est particulièrement marquée par une appartenance communautaire, un poids social orchestré par le regard des pères, des mères, des frères et par la vitesse de profusion des nouvelles, car tout le monde se connaît. La friche lance son visiteur dans l’anonymat, ou plutôt dans ce qui lui permet d’être la personne qu’il souhaite être, ici, maintenant avec ce qui l’entoure spontanément. Si le terme de purgatoire est trop fort pour la plupart des usages qui s’y déroulent, l’utilité d’un tel espace n’en est pas très éloignée. Lieu de non droit, ou d’autre droit, il laisse à chacun la liberté d’évacuer la pesanteur d’une société institutionnalisée et moralisante. C’est une sortie de secours morale. Vivre en friche c’est expérimenter l’instabilité créatrice d’un tiers état. En marge d’une société où chacun se doit d’avoir un toit, une porte et une serrure sous la clenche, je me retrouvais d’égal à égal à l’acacia qui me recouvre d’ombre, avec l’homme vautré sur un palier de boulangerie, assommé par la vie, l’alcool et le décès de sa fille. Je vis dans le décor, portant un pied vers la mort de mon être social statué par la matérialité, me privant d’un confort trop cher, d’un artificiel bonheur fait de repères possessifs rassurants: mon mur, ma chaise, mon lit, mon armoire, mon adresse… Je cherche toutefois dans l’obscurité de la privation sans oublier de m’assurer contre l’éventualité d’un non-retour. À mes hanches se noue une corde qui me relie encore à une société réduite, des amis: des êtres avec lesquels la stabilité d’une relation pali à l’instabilité de la situation. Si je ne plonge pas d’un accident social c’est parce que la corde qui me tient à la société est faite du fil le plus solide qui puisse exister: l’amitié. Merci à Baptiste et Germain qui m’ont accompagné sans jugement,

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friche camping


A posteriori on peut parler d’une démarche mésologique: construire une relation nouvelle de l’être à son milieu. Cela consiste à alimenter mon être introspectif par le changement radical de milieu de vie; à s’approprier le nouveau milieu par l’intermédiaire des sens, de la pensée rationnelle et de l’imaginaire; à modifier ce milieu par des gestes simples au quotidien, dans la mesure où j’utilise ce qui m’entoure directement (bois, pavés, terre, débris…), où je projette des formes (fonctionnelles, esthétiques ou symboliques), et dans la limite de mes capacités physiques mentales, temporelles et techniques. A fortiori un tel concept ne peut se formuler qu’après. L’aveuglement de l’instant, bien qu’il dure trois mois, m’entraine dans un brouillard d’actions à la fois excitantes et dévorantes d’énergie. On s’y perd, on s’y reprend à plusieurs fois. Le rêve dépasse la réalité et l’objectivité n’a plus vraiment à qui parler. Quand rien n’a de nom excepté celui que l’on souhaite donner, quand la part immatérielle de chaque objet (sa propriété, sa traçabilité, son histoire) est à inventer. C’est son monde que l’on projette, avec pour matière ce qui traîne, ce qui se cache et ce qui se dresse. La friche m’a accueilli comme d’autres tiers-lieux accueillent d’autres êtres vivants. L’expérience que j’y ai vécu est unique mais elle est comparable à celles des autres en d’autres lieux sur plusieurs points. Les tiers-lieux sont des espaces indécis et tributaires des temporalités décisionnaires (urbanisme, politique, économique…). Leur indécision peut qualifier ces espaces d’entre-deux. A l’image d’une lisière forestière, d’une frontière, ou d’une hésitation, les entre-deux sont les espaces physiques et mentaux de connections entre deux directions. Ce sont les espaces de richesse par excellence, lieux de l’hybridation, lieux de la complémentarité, lieux indécis où l’erreur est admise. On y vit l’altérité d’une situation non conforme; dérangeante car ne répondant pas aux mêmes règles que ce qui les entoure et d’où l’on vient; intégrantes car mobilisant l’être en entier depuis ses captations passives jusqu’à l’action physique en passant par la projection mentale. En ce sens l’expérience est formatrice car elle force à un recul critique sur notre conditionnement culturel, et à une adaptabilité nécessaire dans tout processus de transition personnelle et collective. Cette adaptabilité est une richesse personnelle et largement partagée qu’il convient de mettre en avant, car le monde a constamment besoin de changement.

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HABITER au rythme des ronces

Pendant l’ occupation de la friche, j’ai cherché à habiter dans la discrétion d’un couvert végétal. En observant les arbres et les dynamiques en place j’ai décidé d’installer ma tente dans un bosquet d’acacias. Ces arbres de 5 à 8 ans avaient atteint 5m de haut. Ils sont issus de semis de l’alignement planté il y a une trentaine d’années lorsque le site était encore en activité. L’abandon de la casse par les propriétaires et la fin du débroussaillage ont permis à ces arbres de se développer en compagnie des ronces.

Les ronces protègent les jeunes arbres contre les herbivores. Ce sont des plantes héliophiles et coureuses. A mesure que les arbres grandissent et procurent de l’ombre à leurs pieds, les ronces se déplacent vers la lumière en drageonnant. Elles forment ainsi une barrière sur le pourtour exposé du bosquet, permettant aux futurs semis de se développer et au premiers ligneux de s’implanter. Pour le friche campeur, les ronces sont des alliées. Elles procurent une protection visuelle et physique vis à vis des visiteurs imprédictibles. Pour optimiser la protection et éviter que les autres usagers ne repèrent l’emplacement de la tente, j’ai fait attention à emprunter des chemins variés dans les hautes herbes et le talus. Avec de la chance, pendant les trois mois de camping je n’ai eu qu’une visite pendant mon absence, durant laquelle les curieux ont manifesté leur passage par un cadeau: une boite de fines herbes.

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friche camping


habiter derriere les ronces

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Des friches au Tiers Paysage

Une richesse biologique au coeur de la matrice d’un paysage global en devenir Juliette Scapino a étudié la friche linéaire de la petite ceinture de Paris, dans sa thèse d’ethnographie elle s’appuie sur Stéphane Tonnelat urbaniste et ethnographe pour définir son objet d’étude. « Ce type d’espace entre dans la catégorie des interstices urbains, les « espaces résiduels non bâtis de l’aménagement : terrains vacants, friches industrielles ou ferroviaires, délaissés de voirie et d’opération de rénovation urbaine » (ibid. : 135). L’auteur fait le choix du terme « interstice », car dépourvu de fonction officielle, celui-ci se définit par son entourage spatial et temporel, par rapport auquel il est un « vide entre » . La production des interstices peut être liée à deux processus. Ce sont parfois des surplus spatiaux de l’aménagement, fragments inexploités entre les espaces fonctionnels et les infrastructures qui organisent la ville. Dans d’autres cas, ce sont des sites qui ont perdu leur usage antérieur et sont en attente d’assignation ou de réalisation d’une nouvelle fonction. Il en est ainsi de mon terrain de recherche. De surfaces très variables, ces lieux peuvent être abandonnés ou simplement inutilisés, entretenus ou non. Le terme de friche est aujourd’hui couramment utilisé dans les milieux de l’urbanisme, de l’architecture et de l’aménagement, mais il provient à l’origine du domaine agraire. Apparu au XIIIe siècle, il désigne une « portion de terrain qu’on laisse au repos, sans cultures » (Raffestin 2012 : 166), afin que la terre puisse récupérer ses capacités productives. Plus tard, le terme a pris sa forme figurée et plutôt péjorative, de « ce qu’on laisse sans soin et inexploité » (ibid.) « Par ailleurs, l’abandon de ces terrains, complet ou partiel, entraîne un phénomène de « naturalisation du lieu qui s’effectue par la reconquête végétale et animale » (Bachimon 2014 : 44), par un vivant sauvage, spontané (Lévesque 1999, Lizet 2010) et « ordinaire » (Mougenot 2003). Sa réhabilitation au titre de la biodiversité urbaine provoque un nouveau changement de regard sur les friches, rares terrains où une diversité d’espèces, notamment végétales (Lizet 1989, Muratet et al. 2007), peut librement s’installer. À ce titre, des auteurs soulignent le rôle majeur qu’elles jouent dans les écosystèmes urbains (Brun 2015, Clergeau 2008, Saint-Laurent 2000). Juliette SCAPINO: « De la friche urbaine à la biodiversité: Ethnologie d’une reconquête: (La petite ceinture de Paris) », MNHN Paris, 2016 Audrey MURATET, Matthieu MURATET, M Pellaton: « Flore des friches urbaines », Editions Xavier Barral, 2017 Gilles CLEMENT: « Manifeste du Tiers Paysage»; « l’Abécédaire»; «L’alternative ambiante», éditions du commun, 2003

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Tiers paysage


Cette recherche aborde les enjeux écologique, paysager, foncier et urbain afin de préciser les potentialités des délaissés support du développement de la biodiversité. Après avoir mis au point une typologie des espaces étudiés, l’étude argumente sur leur rôle au sein du système naturel urbain pour établir des relations et connexions entre le réseau officiel des parcs et le réseau naturel spontané. Le projet propose des moyens et outils opérationnels à la collectivité, puis des perspectives d’intervention concrètes autour d’un rassemblement d’acteurs opérationnels. La recherche des combinaisons et synergies entre les acteurs associatifs, institutionnels et professionnels sera la garantie d’une efficacité sur le long terme. L’appropriation par les habitants sera une condition à rechercher au travers des rencontres pour la pérennité des aménagements.

texte: Coloco

trame vert et bleue de montpellier

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Pour les paysagistes, ces interstices représentent des espaces de richesses avec lesquels il est nécessaire de composer en respectant leurs dynamiques porteuses d’un patrimoine biologique adapté aux situations extrêmes de l’urbanité. Au delà de l’échelle parcellaire d’étude, le paysagiste Gilles Clément a élaboré plusieurs concepts visant à s’appuyer sur l’ensemble de ces « délaissés » pour former des continuum écologiques résilients et de nouvelles structures paysagère de grande échelle. Ainsi nous expose-t-il son idée du jardin planétaire et du Tiers Paysage. « Fragment indécidé du jardin planétaire, le Tiers Paysage est constitué de l’ensemble des lieux délaissés par l’Homme. Ces marges assemblent une diversité biologique qui n’est pas à ce jour considérée comme une richesse. (…) Le tiers paysage évolue dans la dépendance biologique- celle ci est d’autant plus complexe lorsque les êtres en présence sont nombreux. (…) L’avenir d’un système sous dépendance biologique est, par nature, imprédictible. L’urgence d’un système biologique n’est pas d’obtenir un résultat mais d’organiser pour lui des chances d’existence. (...)D’un point de vue biologique exister correspond à une performance. (…) Par son dispositif hétérogène, son inconstance et sa démesure temporelle, le Tiers paysage apparaît comme le territoire de l’invention biologique. » (Manifeste du Tiers Paysage, 2003) Le Manifeste du Tiers Paysage s’accompagne de l’Abécédaire et de l’Alternative ambiante. Ces ouvrages en consultation libre et gratuite sur internet résultent du passage de Gilles Clément dans les différentes écoles du paysage. Il y offre le mûrissement de sa vision de jardinier planétaire avec les nombreuses interactions de la jeunesse qu’il contribue à former. Ces références sont le fruit d’un travail d’écriture aboutit dont la volonté de les faire comprendre et assimiler par la future génération d’aménageurs, de décisionnaires, de rêveurs, d’observateurs en tout genre a conduit à cette édition simple, sans artifice et largement communicante. Ses conférences participent également à la compréhension de la richesse biologique du Tiers Paysage et véhiculent un optimisme face à la vie dont il est bon de se sentir porteur. L’auteur, paysagiste, jardinier et philosophe oriente son discours sur les espaces de diversité biologique dont il distingue trois origines: les ensembles primaires, les délaissés et les réserves. Par définition le Tiers Paysage inclut toutes les espèces végétales et animales dont l’existence ne dépend pas des cultures et des élevages humains. Ainsi, « les friches accueillent des espèces pionnières à cycle rapide. Chacune d’elles prépare la venue de la suivante dont les cycles s’allongent jusqu’à ce que s’installe une permanence. L’apparition puis la disparition d’espèces pionnières au profit d’espèces stables est constitutive du délaissé. Il faut un terrain nu dépourvu de concurrence pour que s’installent les pionniers. ». De plus, « La flore des délaissés n’est pas exclusive de son cortège naturel indigène. Elle accueille possiblement toute la flore exotique pionnière compatible avec le milieu (biome) ».

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Tiers Paysage


Prise individuellement, chaque friche comporte une diversité et une richesse qui lui est propre, limitée par ses bords, influencée par les activités humaines adjacentes ou antérieures. C’est toutefois dans l’assemblage de ces dernières que prend sens le Tiers Paysage. Ce dernier apparaît comme le négatif de l’activité humaine en cours. Sur des supports cartographiques, le T.P forme des constellations de parcelles de différentes tailles généralement plus petites en milieu urbain, et plus étendue en milieu rural. Le T.P est sans échelle prédéterminée car il est observable au satellite (biomasse) comme au microscope (êtres simples) comme avec tout instrument permettant l’inventaire des habitats et des habitants. « Le Tiers Paysage dépend des possibilités d’en fixer les limites géographiques. La continuité des ensembles primaires et des délaissés offre à la diversité une continuité territoriale. Les limites -les interfaces, canopées, lisières, orées, bordures- constituent en soi une épaisseur biologiques. Leur richesse est souvent supérieure à celle des milieux qu’elles séparent ». Ce discours s’allie à celui des écologues, des entomologistes et des biologistes dont les observations lentes de l’évolution des milieux permettent de conclure que les délaissés comportent effectivement une richesse unique et complémentaire dans les écosystèmes urbains. La fin du XXe siècle affiche peu à peu cette certitude qui servira de base à des concepteurs et des collectivités pour penser différemment les continuums écologiques et l’aménagement des territoires. Cela alimente notamment le grand sujet des trames vertes et bleues institutionnelles en leur conférant une dimension autrement plus libre: celle de l’indécidé. Ainsi Montpellier a-t-elle été la première instance géographique à se doter d’une étude de Coloco sur le réseau de délaissés qu’elle comportait. Le Bruit du Frigo a également mené une étude dans la métropole bordelaise en 1999 et depuis, Quelques métropoles françaises intègrent des délaissés dans leur « cartographie de la biodiversité » et appliquent des enjeux d’aménagements adaptés à ces milieux. Tel est le cas de Nantes et difficilement de la mairie de Paris qui lance en 2011 son Plan Biodiversité. Elle produit en 2017 une actualisation de ses trames vertes et bleues. Ces dernières n’intègrent toujours pas les friches dans leur schéma, et la ville peine a dépasser le stade du discours et des «pancartes pédagogiques» quand il s’agit d’impulser des dynamiques écologiques en liant avec les habitants. Les efforts de paysagistes, d’écologues, de biologistes de terrain et de collectivités permettent toutefois d’affirmer le rôle que peuvent tenir les délaissés, dans des réflexions à la grande échelle du territoire. Leur fragmentation est un effet de l’histoire des hommes, leur richesse un produit des temps de l’histoire, leur considération, un trait d’union entre l’homme et son milieu.

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Tiers Paysage


dĂŠlaissĂŠs et trame verte

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L’humain inclus dans ou contre le tiers paysage ?

Pour Gilles Clément, l’humain serait le vecteur principal du conditionnement de la diversité, à la fois orchestrateur spatial (régulation, anthropisation du monde) et qualitatif (uniformisation des pratiques, métropolisation). Il écrit: « La diversité -donc l’évolution du vivant- est directement tributaire du nombre d’humain, de l’activité et des pratiques humaines ». Il se place d’un point de vue de naturaliste qui constate que l’influence humaine exerce une diminution de la diversité des espèces autres. Il place l’espèce humaine dans une dynamique d’ensemble répondant aux lois de la métropolisation et de la mondialisation. Ces dynamiques entraînent effectivement une standardisation des modes de vie, un brassage culturel menant à une baisse des « offres de comportements ». G. Clément semble être un optimiste de la nature mais un pessimiste de l’humain. Il comprend l’humain dans sa globalité et non dans les infinies variantes que les individus peuvent porter. Toutefois, sa parole à ce sujet n’est pas certaine et, glissé entre quelques lignes de la fin du manifeste, il induit: « A l’Unesco, certains responsables estiment que la notion de Tiers Paysage contient des paramètres qui, dans leurs combinaisons , pourraient faire émerger des secteurs de rencontre et non d’affrontement (Ramallah, Palestine). Peut on, par métaphore, appliquer la théorie du Tiers Paysage aux sociétés humaines ? ». A la manière d’un livre inachevé laissé entre les mains de ses disciples, Gilles Clément nous transmet cette interrogation comme une ouverture possible du débat à venir. Il est un autre paysagiste qui aborde sérieusement les marges et les interstices, en la présence de Denis Delbaer. Élargissant son champs d’étude des délaissés aux plaines indécises de la métropole Lilloise, il a produit et continue de produire un Atlas des marges de la métropole. Son travail met en évidence le cisaillement des infrastructures traversant et organisant le territoire. Ces infrastructures linéaires (canaux, autoroutes, voies ferrées) génèrent des délaissés en longueur souvent recouverts d’un boisement qu’il nomme la forêt linéaire et dont le bois est une source potentielle d’énergie. Ces infrastructures découpent la plaine en de nombreuses parcelles inexploitées. Toutefois ces délaissés de grande échelle accueillent des populations et des usages

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L’homme inclus


qui y trouvent refuge: SDF, Gens du voyage, jeunes en quête d’action, sportifs etc… Loin de les ignorer, Denis Delbaer intègre l’humain à son étude des marges. Il observe les modes d’appropriation des lieux par les populations diverses, la manière dont le milieu se transforme sous leurs actions, et la manière dont l’espace conduit à certains comportements. Ses réflexions intègrent donc l’humain dans une étude qui ne se consacre pas seulement à l’anthropologie. Il tend à répertorier les espèces végétales et animales, leurs dynamiques propres et leur croisement. Cette approche fait sens dans son fonctionnement systémique, sa capacité à intégrer des éléments humains et non-humains à une configuration d’espaces fragmentés, et ses potentiels répercussions sur la planification du territoire métropolitain. L’enjeu de ce travail de mémoire est la valorisation des expériences marginales des tiers lieux comme source d’inspiration pour la construction des modes de vie de demain. Cette pensée n’est pas nouvelle, elle s’inscrit dans une tendance de la recherche urbaine de la fin du siècle dernier et plus fortement de l’orée du nouveau millénaire. Elle se prend dans l’élan des Hartzfeld, Rouleau-Berger, Ambrosino, Andres, Baron, Groth, Corijn, Nielsen etc…; J’ai cherché à puiser chez ces auteurs la volonté d’éclaircir les mécanismes de production de la ville, et les nouvelles modalités qu’accompagnent la considération des espaces-temps intermédiaires et des populations en marge de la société instituée. Déjà, la métropole parisienne s’est saisie de ces éclats, le programme d’urbanisme transitoire fait loi, de nouvelles procédures institutionnelles sont expérimentées, de ci, de là. De nombreux verrous socio-techniques bloquent pourtant la progression de telles démarches et nous verrons que l’ambiguïté politique du sujet génère des conflits d’intérêts individuels et collectifs auxquels s’ajoute une institutionnalisation constante de l’espace public qui n’est pas sans freiner l’accès à la liberté d’essayer.

Denis DELBAER: « Histoire des marges », conférence à l’ENSP Versailles, 2018 Denis BELBAER: « LIKOTO, la ville infrastructure », ENSAP LILLE, 2017

délaissés et trame verte

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L’homme inclus


Denis Delbaer

marges du likoto

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L’interstice urbain " pli & limite " " Résiduel en ceci ; préfigurateur en cela "

Le fait de représenter les délaissés comme négatif de la ville instituée ne doit pas être compris comme une séparation totale de l’institué et du non-institué. En effet les relations entre la ville comme espace majeur et les interstices comme espaces mineurs ne sont pas complètement antagonistes. C’est pourquoi nous parlons de phénomène alternatif, qui contient en soit ce double caractère de l’altérité et de l’appartenance. Nous retrouvons cette explication dans les premières études sur le sujet par Pierre Sansot 1978 et reprit par Jean Rémy et Liliane Voyé: « le secondaire et le primaire ne peuvent être conçus comme deux éléments qui mèneraient chacun une existence propre. Il s’agit de voir la dialectique qui existe entre les deux et de ne pas réduire leur rapport à une exclusion réciproque, comme si, dans le contexte actuel, le secondaire n’était qu’anti-ville, un anti-travail, et un anti-normes. Il s’agit en fait d’un phénomène plus englobant qui n’est pas seulement « à côté » mais qui sous tend et qui dépasse. Dès lors, si le primera représente le prédéfini et l’unique, le secondaire est ambivalent dans la mesure où elle est d’une part: risque de retombée dans l’inculte et d’autre part, possibilité de culture alternative.” (1981) Chez Hélène et Marc Hartzfeld les interstices sont produits par l’espace majeur « englobant, incluant et de ce fait, celui qui fixe la norme». Ils n’existent que par leur rapport à l’espace qui les entoure et les définit. D’ailleurs « ces espaces ont des formes et des caractéristiques différentes les unes des autres mais tous ont en commun de se séparer du reste de la ville. Ils sont faits d’une matière ordinaire de ville: pierres, terre inculte, acier, flux et symboles s’y retrouvent. Mais dans une cohérence originale distincte de celle que l’on trouve ailleurs. » On retrouve dans leurs écrits le désir d’appuyer ces réflexions sur des principes philosophiques. Ceci apporte une cohérence et une universalité que les concepteurs et les artistes sont en mesure de s’approprier. Pour eux l’interstice est à la fois « pli » et « limite ».

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L’interstice urbain "pli et limite"


« L’interstice est « ce qui se tient entre »: un entre-deux. Il se définit par rapport à cet ailleurs que nous appelons majeur. Son existence en dépend. C’est cet « être autre » qui définit en quoi l’interstice est interstice. Pour qu’il y ait interstice il faut qu’il y ait frontière, même poreuse ou ténue. Il faut une rupture entre l’espace majeur et l’interstice. L’interstice est le bord de l’espace continu. Il en est le bord inclus. Comme bord, l’interstice contribue à définir l’espace majeur. La fonction de la limite est ainsi de déterminer ce qui est. » Les auteurs renvoient à la proposition d’Aristote: « Si donc le lieu est l’enveloppe première de chaque corps, il est une certaine limite; par suite le lieu paraît être la forme et la configuration de chaque chose, par quoi est déterminée la grandeur, je veux dire, la matière de la grandeur, car telle est bien pour chaque chose, la fonction de la limite. » Cette métaphore statique du bord ne rend toutefois que peu compte des mouvements de la ville et du caractère temporel du sujet. Cette dimension est apportée par l’allusion au pli en tant que « faille entre deux plaques. Il est en effet la même matière que l’espace majeur mais il s’en distingue par son mouvement. Le pli chez Heidegger est ce qui révèle l’être, permet qu’il soit pensé ». Pour conclure sur la définition de l’interstice, synonyme dans ce mémoire de délaissé, de marge spatiale, de friche ou de terrain vague, les Hartzfeld nous conduisent à la compréhension des interstices dans le « mouvement qu’ils impriment à l’espace. Il sont une fraction de temps: un temps autre que celui par rapport auquel il existe. L’interstice est un déphasage, une syncope, un contretemps. Soit en retard, soit en avance, en tout cas hors de la continuité régulière. Ce double caractère décalé - spatial et temporel - donne à l’interstice la figure du résidu ou du germe, à moins qu’il ne soit les deux à la fois: résiduel en ceci, préfigurateur en cela. A l’interstice sont ainsi attachées des connotations contradictoires: à la fois poubelle ou exutoire, et laboratoire , promesse d’états meilleurs. Il se définit par opposition à une réalité en mouvement, l’interstice prend la figure de l’entracte, de la mi-temps, du suspens ». Hélène et Marc HARTZFELD; Nadja RINGART: « Quand la marge est créatrice: les interstices urbains initiateurs d’emploi », éditions de l’Aube,1998 Pierre SANSOT: «Autour de l’accessibilité aux espaces publics», Université de Montpellier, 1990 Jean RÉMY: « Spatialités du soc ial et transactions», AISLF, 2016

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h hartzfeld; j remy; l voyé

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Les Wagenburgen de Berlin, où les travellers de toute l’Europe habitent les friches et les no man’s land de la capitale fragmentée. Un mode de vie en marge de la société capitaliste pourtant bien intégré dans le paysage Berlinois et dans les dynamiques culturelles. D’aspect précaire, ce type d’habitat présente en réalité des qualités environnementales, sociales, voir confortables. source: Ralf Marsault

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Wagenburgen im Berlin


l’altérité sociale des espaces intermédiaires Les interstices urbains constituent des terrains d’opportunité à la fois pour la biodiversité, à la fois pour les citadins qui y trouvent le refuge d’innombrables activités, légales ou non. Hélène et Marc Hartzfeld se sont penché dès les années 90 sur les phénomènes d’appropriation des interstices. Ils publient en 1998 avec Nadja Ringart «Quand la marge est créatrice: les interstices initiateurs d’emploi » aux éditions de l’Aube. Dans cette étude, ils s’interrogent notamment sur les formes d’emploi présentes dans les espaces intermédiaires de la ville et sur leur implication dans l’espace. Ils mettent en opposition deux réalités: la ville et l’emploi comme processus de développement: « Celui de la ville qui vit de la différence et de la mobilité des Hommes, inscrit leurs inégalités et leurs échanges dans son architecture, ses quartiers, ses places et ses recoins; celui de l’emploi qui dans sa dimension juridique et de rapport social change selon la régulation opérée par le marché et par l’état. L’articulation des deux processus produit de nouvelles relations aux « bords » dans les interstices urbains » Les auteurs trouvent dans ces espaces des modes d’organisation économique qui se détachent des liens classiques qui unissent l’employeur au(x) salarié(s). Du fait de l’absence de contrôle institutionnel, une large gamme de variantes rattache les acteurs entre eux. Le réseau associatif, très présent dans ces espaces intermédiaires ajoute à la complexité de la catégorisation des relations notamment par l’apport du bénévolat. Un tel nuancier d’auto-organisations est la preuve que beaucoup de relations humaines avec ou sans intérêts lucratifs ne peuvent se limiter aux cadres stricts des relations instituées par l’Etat et le marché. A l’image des concept de Gilles Clément, les interstices urbains composent les territoires de l’invention sociale et de l’hybridation des statuts. La sociologue Laurence Roulleau Berger a contribué à l’identification de ces « mondes de la « petite » production urbaine. ». Son sujet d’étude est la jeunesse en situation de précarité et son matériau principal les « espaces intermédiaires » où s’élaborent « des cultures de l’aléatoire ». Elle y décèle un jeu de « socialisation transitionnelle » où des « compétences créatives » émergent au quotidien de la rencontre des acteurs de ces lieux. Elle définit les espaces intermédiaires comme des espaces géographiquement délimitants, d’abord par leur dimension symbolique. L. Roulleau Berger introduit ce concept dans son observation des déplacements de la banlieue vers le centre des villes. Le premier fondement de la réflexion implique donc directement la problématique centre / périphérie. Elle appuie le rôle d’invention sociale en disant: « Ils constituent des sources de régulation socialement autonomes par rapport aux sources de régulation créées par l’Etat ». Ceci correspond à une piste féconde car elle suggère la production de règles «autres». L’altérité

sociale

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L’altérité des interstices de Paris se renforce avec l’arrivée massive de migrants, venus principalement d’Afrique et du Moyen-Orient. Les migrants forment des campements dans les entre-deux de la ville. En l’absence de structures d’accueil suffisantes on a pu les voir s’installer sous le métro Stalingrad, puis relégués à la marge du territoire, dans les rebords du périphérique à porte de la Chapelle, ou regroupés sous les ponts du canal de la Villette, là encore dans les marges de l’anneau périphérique. Michel Agier sociologue spécialiste de la question des frontières, des camps et des campements nous raconte: “Les camps représentent une hétérotopie, un paysage de l’altérité. Ce sont à la fois des exceptions qui attirent et qui font peur, un autre qui aide à se définir, une brèche dans notre monde trop plein. Le camp fait l’étranger, c’est une extra territorialité, précurseur d’une écologie urbaine guidée par l’urgence, et inscrite dans la répétition. Elle se compose d’une architecture de l’urgence et d’une économie de la logistique”. Ce mode de vie concerne 20 millions de personnes dans le monde, dont 6 millions de réfugiés et 6 millions de réfugiés internes. On distingue le camp comme un espace de mise à l’écart d’une catégorie de la population décidée par une autorité; et le campement comme refuge auto-établi par un individu ou un groupe en réaction à un univers hostile ou à un désir. Dans le cas des migrants à Paris, nous parlons de campements auto-établis. C’est une expérience du monde maintenue à la marge spatiale, sociale et politique: « Un enfermement dehors ». Ces réflexions nous questionnent sur la possibilité d’intégrer des lieux de mobilité à l’urbanité. Car les espaces se transforment avec les campements. Même en très grande précarité, il est possible d’habiter et de s’approprier des lieux. J’ai pu questionner Michel Agier sur le parallèle possible avec le Tiers Paysage de G. Clément. Sa réponse a commencé par l’évocation du Tiers Etat, alors que les deux auteurs ne se connaissent pas. Le Tiers Etat est également la première référence de G. Clément. Pour M. Agier il y a une correspondance possible avec cette notion de territoire de l’invention biologique et sociale, un tiers paysage comprenant tous les tiers vivants y compris les humains marginalisés. En soit le campement ne porte pas des valeurs positives car il est la figure de la précarité mais il représente un mode de vie à l’épreuve du monde, capable de s’accommoder des zones interstitielles. De plus, les camps sont des espaces cosmopolites par excellence où se croisent les origines, les langues et s’hybrident ainsi les cultures humaines. Cédric FRETIGNE: « Laurence ROULLEAU BERGER: Le travail en Friche, les mondes de la petite production urbaine », Revue Française de la sociologie, 2000 Michel AGIER: «Habiter la ville, camps et campements», cycle de conférences à la BNF de Paris, 2018

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l’altérité sociale


Des centaines de personnes dorment sur la petite ceinture chaque nuit, SDF seul, familles balkanes, campements Roms ... chacun y trouve un refuge pour peu de temps, car les expulsions sont fréquentes et répétées. extraits vidéo de Godart, vidéaste officieux de la Petite ceinture + photo personnelle.

dormir sur la p.c

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A Porte de la Chapelle, les expulsions se sont succédées par les forces de l’ordre depuis 2015. Le centre d’accueil de 400 personnes voulu par Anne Hidalgo a fermé ses portes et plus de 2500 personnes ont été délolgées en Mars 2018. Crédit: TRT World

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l’altérité sociale


Plus de 1000 migrants vivent sur les bords du canal Saint-Denis, selon l’association Paris Refugee Ground Support. Crédit: Julia Dumont / Infomigrants

campements auto-établis

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Réponses architecturales à l’exclusion les balises urbaines

Ce livre éclaire le lecteur sur le sujet du nomadisme urbain, la vulnérabilité des «personnes qui vivent de leur mobilité » ainsi que sur l’accident social et les processus de marginalisation spatiale d’un accidenté social. Chilpéric de Boiscuillé retrace son engagement pour le sujet à travers ses ateliers à l’école spéciale d’architecture de Paris et du concours qu’il organisa dans la suite. Avec les étudiants, Ils s’appuient sur des enquêtes de terrains, des interviews, des réactions épistolaires et des études de L’INSEE sur la vulnérabilité. Son approche pédagogique m’a fait prendre conscience du manque d’équipements urbains capables de répondre aux besoins de ces populations. Et les populations concernées ne sont pas catégorisées par des origines ethniques, une catégorie sociale ou une marginalité philosophique. Elles sont le produit de la mondialisation et de l’essor des moyens des communications en temps réel. Car « A l’urbanisation de l’espace réel, de la géographie, se substitue l’urbanisation du temps réel, des télécommunications. A côté de la ville réelle se constitue une ville des villes, une capitale des capitales, la vraie mégapole, la ville monde, virtuelle, interactive. Il faut se rendre à l’évidence: après que le concret est devenu immatériel, les télécommunications ont rendu l’immatériel concret. ». De la balise urbaine pour nomade, le sujet dérive à la balise de survie pour accidenté social. Equipement entre l’échelle du bâtiment et du mobilier urbain, les balises urbaines se faufilent dans les interstices de la ville et offrent aux usagers une adresse possible, une douche, une aide sociale, un repère et un replis dans l’urgence. « Il n’est pas question de répondre aux problèmes des sans domiciles fixes ou des nomades urbains en édifiant des camps de toile, en empilant des boites préfabriqués sur les places publiques ou encore à l’instar de la Hollande, en distribuant des abris en carton. Nous refusons la démarche qui installerait des sortes de cours des miracles dans la ville et qui institutionnaliserait la ségrégation. Il faut équiper les grandes villes, les compléter, en révolutionnant le mobilier urbain, aujourd’hui déconsidéré. » Une image forte est employée: «Nous sommes en face d’une situation nouvelle qui exige des concepts nouveaux. Construire un bateau, c’est fabriquer quelque chose qui ne doit pas couler, et si le bateau coule quand même le navigateur doit pouvoir disposer de toutes sortes d’éléments de sauvetage (vestes, canots, balises Argos …) Construire c’est anticiper la destruction. Calculer la résistance des matériaux c’est calculer le point de rupture, puis dimensionner les matériaux pour éviter la rupture. Puis si l’accident survient quand même, c’est prévoir les portes, les échelles, les escaliers de secours. Si l’accident technique est au coeur de l’innovation technique, l’accident social devrait être au coeur de la construction urbaine. »

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balises urbaines


« Si l’accident technique est au coeur de l’innovation technique, l’accident social devrait être au coeur de la construction urbaine »

Le Projet de Laurent MOULIN à l’angle de la rue Condé et Saint Sulpice. Une balise de survie en cas de nauffrage. Chilpéric de BOISCULLÉ: « Balises urbaines, nomades dans la ville», Éditions de l’imprimeur, 1999

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Au coeur des débats publiques du début de millénaire, le sujet de l’exclusion n’a donné aujourd’hui que peu de résultats. On constate un temps de latence immense entre les résultats d’études, les propositions architecturales et l’intégration de ces travaux dans les politiques urbaines. En 1999, Christian Chasseriaud a remis au ministre des affaires sociales un rapport: « 1,4 Millions des plus exclus français, souffrent de déshumanisation, liée à la perte d’identité et au manque de repères dans les grandes villes. » Il préconise, pour les exclus, « la création de petits lieux de vie en zone urbaine et le projet de balises de survie, destinées aux gens sans domicile fixe, montre que les signaux de détresse dont la ville en crise regorge de plus en plus, sont peu à peu perçus par la société urbaine. La ville capable d’exclusion ne génèrerait que très lentement les moyens de la combattre. » (Chasseriaud) J’observe à titre personnel, que l’exclusion sociale est inhérente à l’ultra-libéralisme puisqu’il constitue un « enfer visible et médiatique» dans le cadre de vie quotidien et maintien les travailleurs sous la pression effrayante de la perte du travail ou de l’inactivité. L’exclusion fait partie de notre système économique et social au même titre que l’enfer fait partie intégrante des religions chrétiennes et musulmanes. Elle participe au chantage à l’emploi des grandes entreprises, à l’acceptation de conditions de travail précaires (de soit ou des autres), à l’engouement pour des formes de travail sans couverture sociale mais légales telles que l’ubérisation le pratique. Toujours à titre personnel, il semble plus utile à l’économie telle qu’elle est pensée dans les cercles décisionnaires, de maintenir un taux élevé de précarité et d’exclusion plutôt que d’y répondre par des projets convaincants. Ce n’est donc pas vers les acteurs de l’urbanisme économique qu’il faut se tourner pour projeter des solutions. C’est un combat de la société civile et dans l’absence d’un coup de pouce institutionnel, elle prend des formes d’auto-établissement et de réseaux associatifs ponctuant l’espace urbain de « parenthèses de fortune ». L’engouement des 2500 étudiants en architecture pour les concours « Balise Urbaine » organisés par Chilpéric de Boiscullé et Butagaz conduisent l’auteur à conclure: « Lorsqu’ils se mobilisent pour l’accueil des plus démunis, lorsqu’ils planchent, avec enthousiasmes, et imaginent l’habitat de demain, lorsqu’ils répondent à l’appel d’idées sur la qualité des quartiers dégradés, les architectes manifestent la puissance de leur engagement, une inventivité et une prise en compte de la réalité sociale dont témoignent également les albums de la jeune architecture. Malgré la crise ou peut-être à cause d’elle, ils semblent assumer plus que jamais la fonction sociale de leur métier, revendiquer avec énergie et espoir ce rôle de créateur, de visionnaire, mais aussi plus humblement, de réparateur. En cela, notre profession reste une force de propositions, irremplaçable tant par l’humanisme de sa formation que par la technicité de son savoir-faire, ou par cette place souvent inconfortable d’intermédiaire entre ceux qui décident la ville et ceux qui la vivent. »

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Le Projet de Nathalie Nahmias proche de gare de l’Est

Les alvéoles d’Antoine Madère à Denfert Rochereau concours "balises urbaines"

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Ateneu popular Barcelona. CrĂŠdit: google image, auteur inconnu.

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friches culturelles


Les friches culturelles

Le journaliste et sociologue Fabrice Raffin revient sur l’histoire des squats culturels dans un article: « Espaces en friche, culture vivante », publié dans le monde diplomatique en 2001. « Au début des années 1970, dans toute l’Europe qui sort d’une période fortement contestataire, de petits groupes d’individus entendent en finir avec des formes de diffusion et de créations culturelles que l’on résume à l’époque sous le vocable de culture bourgeoise. A Bruxelles, à Amsterdam et à Berlin notamment, ils revendiquent des espaces au cœur des villes, où ils pourraient assouvir leurs envies de cultures foisonnantes, libérées des canons de l’art, inscrites dans le quotidien et les préoccupations des populations”. (…) “Ils s’emparent alors des espaces vacants de leur cité : les friches marchandes et industrielles, les casernes et les hôpitaux désaffectés. C’est ainsi que les Halles de Schaerbeek à Bruxelles, le Melkweg à Amsterdam, l’UfaFabrik à Berlin vient le jour, respectivement dans un ancien marché couvert, une sucrerie et un site cinématographique appartenant autrefois à l’UFA. Près de trente ans plus tard, ces lieux sont toujours en activité. N’ayant rien perdu de leur vitalité, il semble en plus qu’ils aient fait discrètement de nombreux émules au cours de ces quinze dernières années. Sur l’ensemble du Vieux Continent, plusieurs dizaines de petits groupes se mobilisent et s’emparent à leur tour d’anciens espaces marchands et industriels pour développer leurs projets culturels. Ils s’appellent l’Ateneu Popular à Barcelone, la KulturFabrik à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg, le Bloom dans la banlieue milanaise, le City Arts Centre à Dublin, l’Usine à Genève... En France, la Friche Belle de Mai à Marseille ou le Confort Moderne à Poitiers, respectivement une ancienne manufacture de tabac et d’anciens entrepôts d’électroménager, sont des exemples parmi les plus connus. Mais de Toulouse à Lyon, de Paris à Nîmes, d’autres lieux ne cessent de fleurir en dehors des cadres de l’action publique, tous engagés dans une lutte pour subsister. »

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« Les productions artistiques et culturelles ne présentent pas ici de ruptures qualitatives ou stylistiques fondamentales. Plus que la recherche de l’excellence, chacun dans son domaine construit et réalise une passion. Que ce soit du côté des créateurs, des organisateurs ou des publics, la recherche de satisfaction expressive est primordiale. Ce sont eux qui définissent ce qui représente l’intérêt culturel, la qualité artistique et les codes qui s’y attachent ; ce sont eux qui s’organisent pour les faire vivre. Pour Sandy Fitzgerald, directeur du City Arts Centre de Dublin, l’art au quotidien serait ainsi un moyen de poétiser sa vie, de la mettre en récit. La force de tels lieux provient certainement aussi de cet intérêt premier, partagé par tous : voir, écouter des artistes qu’on aime, leur donner la possibilité de s’exprimer, et parfois s’exprimer soi-même. Le public construit luimême le lieu culturel qui lui convient. Par leur attitude passionnée, extrêmement motivée, les acteurs de ces lieux nous rappellent que les avatars des politiques n’ont jamais englobé qu’une partie de nos pratiques et de nos espoirs culturels. Les qualités expressives des pratiques culturelles qu’ils développent sont à l’opposé d’une neutralité de la culture mise en avant et recherchée en France depuis l’instauration des premiers ministères dans ce domaine. Une époque où la conception de la culture était imprégnée d’universalisme et d’austérité et où Malraux affirmait : « Si la culture existe, ce n’est pas du tout pour que les gens s’amusent. » « Mais le phénomène est tel que le ministère de la culture montre un intérêt croissant pour ces initiatives privées. En octobre 2000, M. Michel Duffour, secrétaire d’Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, commandait un rapport sur le sujet à Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la Friche Belle de Mai. Intitulé, « Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires... : une nouvelle étape de l’action culturelle », le rapport, présenté le 19 juin 2001, préconisera explicitement le soutien aux lieux et aux projets non institutionnels dans leur ensemble. On mesure alors le chemin parcouru par le ministère de la culture, puisqu’il affirme désormais son soutien aux initiatives non institutionnelles. »

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friches culturelles


«Par leurs caractéristiques physiques, les espaces en friche correspondent aux exigences de la diffusion et de la production artistique dans la mesure où ces domaines d’activités requièrent bien souvent les mêmes besoins que la production industrielle : ils nécessitent de vastes espaces, ils sont bruyants, les matériaux bruts qu’ils utilisent sont porteurs de souillures et possèdent un caractère rebutant avant d’être assemblés et mis en forme pour être présentés au public. Pour Philippe Foulquié, homme de théâtre et fondateur, avec d’autres, de la Friche Belle de Mai, les contraintes spatiales inattendues offrent des possibilités d’utilisation bien moins uniformes qu’une salle à l’italienne par exemple et favorisent l’originalité des créations. C’est ainsi qu’un artiste comme Jean-Pierre Larroche a pu profiter des dimensions exceptionnelles des espaces de la Belle de Mai pour utiliser un véritable train, wagons et locomotive compris, lors de sa création Le DK (Té Récalcitrant) en juillet 1992.» «Ce rassemblement sur un même site d’activités et de disciplines artistiques habituellement séparées semble exciter les imaginations. Les producteurs ou artistes peuvent êtres sollicités en fonction des besoins du projet de l’un d’entre eux. On verra, par exemple, un plasticien s’associer aux organisateurs d’une soirée techno pour faire un décor original, des musiciens travailler avec des comédiens pour une performance commune. Dans ces lieux, les coopérations artistiques apparaissent, disparaissent, se croisent continuellement”. “Contrairement aux équipements culturels orientés par des principes ou une politique structurée, parfois rigide, les projets de « friches » présentent ainsi un caractère inachevé, incertain. Leurs contours s’affirment dans l’action, au fil des événements et de l’évolution de l’intérêt de leurs protagonistes. Les incertitudes sont d’autant plus fortes que la notion d’art s’entoure souvent de flou parce qu’elle côtoie de nombreux autres registres.» Fabrice RAFFIN: « Espaces en friche: culture vivante », Le monde diplomatique, 2001 teh. net: site internet de TRANS EUROPE HALL

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Vue de projet Ă la friche Belle de Mai crĂŠdit: belledemai.com

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Ufa fabrik Ă Berlin crĂŠdit: google-image. friche belle de mai (marseille)i et ufa fabrik (berlin)

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reconaissance publique

de s fabriques cult u relles

La mutualisation est un phénomène social dont l’objet est la mise en commun de biens et d’idées pour nourrir une logistique et une intelligence collective capable de peser dans une société et de la faire avancer. En tant que porteurs d’un mouvement culturel européen, les acteurs des fabriques culturelles indépendantes se sont regroupés en réseau. Ces coalitions permettent de solidifier des expériences en les partageant à différentes échelles, elles permettent de soutenir de nouvelles initiatives et de se projeter vers un avenir indépendant. Trans Europe Halles est probablement le plus ancien et le plus étendu à l’échelle européenne. Leurs missions visent principalement à la consolidation et à la formation des initiés, mais ils traitent également avec des instances politiques comme le conseil culturel de l’Europe, moins instrumentalisé que les conseils nationaux dont il tire un financement et un appui. En France, c’est principalement le CNLII (Coordination nationale des lieux intermédiaires et indépendants) et le réseaux Actes If qui porte la voix des fabriques culturelles. Ils furent à l’origine des concertations lors de l’élaboration du dispositif de soutien aux fabriques culturelles du conseil régional d’Ile de France de 2011 à 2013. Ils furent portés par des élus (EELV, PS, FG) à titre individuel. Les concertations ont débuté par la définition de « fabrique culturelle ». Cette définition se veut proche des « lieux intermédiaires », « friches » « laboratoires » ou « nouveaux territoires de l’art ». Elle ne se veut ni trop précise, ni trop imprécise pour éviter la normalisation et le concept « fourre tout ». Ainsi se caractérisent les fabriques (extrait de la publication de réseau Actes If: « Vers une nouveau mode d’élaboration des politiques culturelles publiques »):

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fabriques culturelles


Autonomie: Ce qui caractérise en premier chef une « fabrique » c’est l’affirmation de l’indépendance d’un projet, le degré de souveraineté dont dispose ceux qui l’animent, leur autonomie tant à l’égard du marché qu’à l’égard du pouvoir politique ou institutionnel. Par indépendance-souveraineté-autonomie nous entendons leur capacité à définir par elles-mêmes leurs objectifs et leurs règles de fonctionnement. L’équipe d’une fabrique (ou sa direction) n’est donc, idéalement, ni « nommée » ni même choisie par une autorité extérieure : c’est l’effectivité du projet et sa reconnaissance sur le terrain qui lui confère sa légitimité. Maîtrise de l’outil: Cette autonomie se construit d’abord à partir de la « maîtrise de l’outil permettant l’activité». Idéalement, l’outil de travail dont dispose cette équipe ne lui a pas été octroyé ou prêté pour un temps : elle l’a conquis, voire créé et elle dispose de la maîtrise des locaux (par un bail de location reconductible par exemple). Cette maîtrise de l’outil et cette légitimité acquise « par en bas », constituent deux conditions importantes à l’émancipation des acteurs culturels et/ou artistiques dans leur relation directe aux pouvoirs politiques ou institutionnels. In(ter)dépendance: L’indépendance des « fabriques » est toujours relative : C’est le financement public qui contribue à permettre aux fabriques d’échapper (au moins relativement) aux impératifs du marché (de l’immobilier ou de l’industrie culturelle) ; et c’est le droit privé qui confère aux équipes une maîtrise de leur outil de travail et leur permet de s’émanciper d’une dépendance directe à l’égard des pouvoirs publics. Ce sont d’une part les compétences particulières mises en œuvre par les fabriques et la légitimité qu’elles autorisent, et d’autre part leur capacité à générer des recettes propres (y compris la part non monétaire qu’elles comportent : notamment bénévolat ou activité « militante » non prise en compte à travers les salaires) qui conditionnent l’équilibre de la relation avec leurs partenaires publics ou institutionnels. C’est donc à partir d’une reconfiguration des rapports entre sphère publique et sphère privée - mais aussi entre activité professionnelle et implication citoyenne (ou militance)- et d’une interdépendance entre elles que s’invente l’espace d’autonomie et de liberté des «fabriques ».

CNLII & ACTES IF

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Le constat des délibérations successives et des premiers résultats est mitigé. Si le programme de financement n’est pas à la hauteur des promesses, les concertations ont toutefois fait progressé l’influence des acteurs de la société civile dans les politiques culturelles et l’espace public. Le retour d’Actes If nous retrace l’ évolution de ce premier dispositif en France: le conseil régional souhaitait au départ créer de toute pièce 7 grosses fabriques dans la région. Cet idéal politique était évidemment inadéquat au besoin d’indépendance des acteurs de terrain et au budget disponible. De 7, le conseil passe à 3, puis à 0 pour se recentrer sur les fabriques déjà actives comme le souhaitaient les acteurs de la concertation. Les débats ont permis de faire comprendre aux membres des instances politiques la différence entre initiative de la société civile et initiative publique dans le domaine culturel. Le dispositif a ainsi pris la forme d’un « soutien aux fabriques de culture » ce qui traduit pour les acteurs de terrain une reconnaissance comme interlocuteurs durables de la puissance publique dans la mise en oeuvre des politiques culturelles. En définitive la conception de la mise en oeuvre des politiques publiques et du partage des pouvoirs reste inchangée. L’influence de la société civile est écrite dans l’énoncé, mais très relative dans les faits. Le dispositif de soutien pourra accueillir des projets qui ne sont pas des « initiatives artistiques et culturelles de terrain, citoyennes et indépendantes » et l’enjeu majeur de la présence d’acteurs de la société civile dans les commissions d’attribution demeure sans réponse. Leur présence aurait permis plus de transparence et de fiabilité dans les attributions. Ces dernières ont par exemple dirigé l’aide la plus importante (134 000€) à une structure qui bénéficiait de la « permanence artistique et culturelle » en tant que structure de création artistique et non de fabrique culturelle, remplaçant l’une par l’autre, et confondant ainsi les objectifs de ces deux types de soutien. A l’issue du dossier, est rappelé que l’Ile de France est précurseur à l’échelle nationale, d’où la difficulté de faire évoluer le dispositif en l’absence d’autres repères. Il est donc nécessaire d’impulser d’autres actions à toutes les échelles du territoire: villes, départements, régions et bien sûr l’Etat en s’appuyant sur une logique interministérielle. Réseau ACTES IF : « Vers un nouveau modèle d’élaboration des politiques (culturelles) publiques ? Retour sur le dispositif de soutien aux fabriques culturelles du conseil régional d’ÎLE DE FRANCE » 2013

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« Par indépendance-souveraineté-autonomie nous entendons leur capacité à définir par ellesmêmes leurs objectifs et leurs règles de fonctionnement »

Exposition «Les villes qui cartonnent» de l’artiste Olivier Grosse tête, Avril à Juin 2018 à Main d’Oeuvres (93)

main d’oeuvres (saint-ouen)

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«Gare au théâtre, fabrique d’objets artistiques en tous genres », à Vitry sur Seine et occupée par la Cie de la gare depuis 1986. Elle est intégrée au projet du Grand Paris sur le Pôle des Ardoines en tant que support culturel des transformations du quartier.

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Integration des fabriques culturelles dans les politiques d’amenagement

Ambrosino, Andres, Groth et Corijn ont contribué à la théorisation et à la propagation des phénomènes d’appropriation des friches dans les villes françaises à travers la publication d’études et de nombreux articles. Ces urbanistes sociologues se sont intéressé aux temps de veille du délaissement et à la juxtaposition des enjeux économiques, politiques, environnementaux, patrimoniaux et culturels. « Les résultantes de ces imbrications d’acteurs et de temporalités prennent des cours divers suivant les positions de force, les intérêts convergents et divergents et le niveau d’organisation de chaque partie. Ainsi, le destin alternatif de certaines friches procède d’une complexe superposition des valeurs foncières, fonctionnelle et ponctuellement d’usages qui lui sont accordées. Échappant aux institutions planificatrices, cette dernière valeur non quantifiable, est pourtant productrice de légitimité dans l’espace public. Mais ces investissements spatiaux alternatifs sont très rapidement recadrés par le propriétaire public ou privé. » Dans certains cas « les friches constituent un laboratoire, un terrain d’expérience pour leur nouveaux hôtes. La permissivité qui en découle se décline sous différentes formes: occupation par des marginaux, petite économie précaire, activités artistiques. Dans certains cas, ces réinvestissements informels conduisent à un processus de revalorisation positive de l’espace et à une modification de l’image de friche. Dès lors elle peut être perçue comme un outil de la redynamisation urbaine par les acteurs publics. » « Ce faisant l’investissement de ces espaces ne passe pas inaperçu, les habitants sont informés, consultés, mobilisés et certaines élites prennent part au débat. Certains élus se manifestent et prennent position. C’est donc au travers de « coalitions opportunes » que s’impose une révision des objectifs planificateurs- notamment l’échéancier. » Historiquement les coalitions opportunes permettaient à un groupe décisionnaire de faire passer un plan ou un projet sans entrave, ici l’objectif est de suggérer un autre type de consultation, de débat public et de production de la ville. Toutefois le caractère transitoire des friches entraîne de fait, une précarité de projection pour les occupants. Il n’existe aucune garantie de la pérennisation de l’occupation des acteurs

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informels. Ces derniers arrivent plus ou moins à percer dans le débat public et politique suivant son niveau d’organisation. La mise en lumière, le lien tissé avec les habitants, le relais médiatique, les soutiens politiques et les techniques de communication utilisées jouent un rôle primordial dans l’intérêt et la place accordée à ces acteurs « à part ». Le stade transitoire de la friche et la succession d’acteurs conduit C. Eveno à parler de « plan d’occupation de la friche suivant les arrivées successives et l’ordre des appétits: d’abord des artistes et les marginaux, ensuite les urbanistes et les promoteurs, et pour finir les architectes et les paysagistes avant que tout soit livré à une configuration nouvelle ». Si tel est effectivement la chronologie des acteurs indépendants puis institutionnalisé, il est intéressant de constater que pour C. Eveno les concepteurs sont en fin de vie de la friche et font le pont avec ce qui suivra. Il tient alors au concepteur d’accepter la continuité du travail de valorisation déjà mené par les artistes et les urbanistes, et d’en intégrer à la fois des éléments, à la fois une identité alternative. Dans ce déroulement, le paysagiste et l’architecte jouent un rôle rde gentrificateur. D’une population occupante dite « marginale » car auto-organisée autour de la vie d’un lieu marginal, les concepteurs s’appliquent à le rendre accessible et vivable pour une majorité. Toutefois, comme l’a évoqué Chilpéric de Boiscullé ,les concepteurs d’espaces (paysage, architecture, design…) peuvent manifester de leur engagement dans des actions non commandées par les institutions. Les architectes sont nombreux dans les collectifs culturels des friches au côté des artistes et des « marginaux ». Dans la réalité culturelle, le « plan d’occupation des friches » n’est pas aussi découpé que semble l’évoquer C. Eveno. De fait, par leur sensibilité à l’espace, leur savoir-faire technique et leurs aspirations sociales, les concepteurs ne peuvent se réduire à des gentrificateurs, mais peuvent incarner une altérité au coeur même de leur profession. Charles AMBROSINO, Lauren ANDRES : « Friches en ville: du temps de veille aux politiques de l’espace», Eres éditions, 2008 Jacqueline GROTH, Eric CORIJN: «Reclaiming Urbanity: Indeterminate Spaces, Informal Actors and Urban Agenda Setting », article pour SAGE Journals, 2005 SNCF immobilier: « Dossier de presse: Les sites artistiques temporaires, énoncé des résultats de l’AMI 2016 » Ministère de l’écologie, Ministère de l’aménagement des territoires: «CERTU colléctivité: Stratégies foncières et gares TER - Novembre 2012»

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fabriques culturelles


scnf immobilier au premier plan

La RFF (propriétaire des rails) et la SNCF (exploitant) disposent d’une emprise foncière inégalable en France. Avec 109 000ha d’emprise dont 10 000ha de foncier (dont les friches), l’entreprise et l’EPIC national sont des acteurs au premier plan des transformations urbaines.

Leur implication dans les projets metropolitains tel que le Grand Paris, fait d’eux des leviers d’actions culturelles ou des limitateurs normatifs. En IDF et en Alsace ils ont impulsés l’AMI (appel à la mobilisation d’intérêt) en mettant à disposition des sites à potentiel d’occupation temporaire. Cela s’inscrit directement dans le plan d’urbanisme transitoire de la région IDF.

«Résultat de l’AMI 2015: Les sites artistiques temporaires», SNCF immobilier, janvier 2016.

RFF & SNCF

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urbanisme transitoire


uRBANISME TRANSITOIRE

un nouvel outil d’aménagement Le mouvement de la fabrique urbaine a pris une ampleur certaine à partir de 2010 en région Parisienne. Il découle directement de la considération institutionnelle des réflexions de la recherche urbaine, de l’implication des acteurs de terrain dans les concertations, et du succès de certaines initiatives rentrées dans le domaine public. Les Grands voisins à Denfert Rochereau par exemple ont largement contribué à véhiculer une image positive de l’occupation transitoire dans le contexte Parisien. Ils ont su répondre à des besoins de populations précaires (association Aurore) tout en les intégrant à une dynamique économique et sociale visant un public parisien appréciant la découverte d’un lieu « alternatif » où le dialogue social intergénérationnel est de rigueur. Ce lieu bénéficie d’un appuie politique important et son niveau d’organisation atteint une complexité nouvelle dans la manière de construire un lieu avec un nombre et une diversité d’acteurs presque inégalés. Les processus de transformation du site et de son occupation suivent des règles différentes des processus de projet institutionnel classique. Selon l’IAU d’Ile de France , l’urbanisme transitoire englobe « toutes » les initiatives qui visent, sur des terrains ou bâtiments inoccupés à réactiver la vie locale de façon provisoire, lorsque l’usage du site n’est pas encore décidé, ou le temps qu’un projet se réalise. Ce sont des propositions de réponse hors marché à des besoins locaux. Ce qui les différencie des modes d’appropriation cités plus haut est leur caractère officiel et légal intégré à un principe novateur d’aménagement institutionnalisé. Quatre facteurs ont changé la donne: l’enchérissement des prix de l’immobilier en IDF (coûts de portage élevé, durée moyenne de 10 à 15 ans d’un projet); de nouvelles méthodes de projets et de nouveaux réseaux inscrits dans des équilibres économiques fragiles mais inventifs, de plus en plus soutenus par les collectivités; enfin, l’essor du numérique qui facilite la mise en relation des acteurs et la possibilité de travailler partout avec internet.

IAU IDF

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« L’occupation temporaire répond à des motivations variables en fonction des principaux acteurs impliqués. Pour les propriétaires, elle permet de réduire les frais de portage foncier, notamment sur les postes du gardiennage et de la sécurisation. C’est aussi un moyen de valoriser le site sur les marchés fonciers, surtout dans des secteurs urbains en déshérence. Les propriétaires et les collectivités locales attendent par ailleurs des occupations temporaires qu’elles soient un vecteur d’animation urbaine, d’amélioration de la perception des riverains, associées à une attractivité nouvelle d’un site ou même d’un quartier. Elles sont également l’occasion de tester des usages et des programmations urbaines, en préfiguration d’un projet à venir. Pour les collectivités locales, le processus peut s’accompagner d’une implication citoyenne plus forte, une fabrique urbaine plus partagée, en donnant accès à des espaces jusque-là clos. Les usages temporaires développés comprennent d’ailleurs souvent des espaces ouverts, des animations culturelles, sociales, ou festives, des jardins urbains, etc. La dimension économique est aussi présente : les collectivités peuvent y voir l’opportunité de répondre temporairement à des activités qui ne trouvent pas d’offre de locaux adaptés et/ou à des tarifs abordables : artisans, artistes, petites entreprises. »

L’Aérosol, un lieu tendance dans un univers «alternatif», La Chapelle, Paris crédit: Samuel Leseurre

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urbanisme transitoire

La Station Gare des Mines ouvre la saison 2017 à Porte d’Aubervilliers, Paris Crédit: La Station


un cadre legal qui bouge

mais une precarite de l’occupation toujours sensible

« Les évolutions récentes du droit de l’urbanisme ont conduit à développer des outils compatibles avec le concept d’urbanisme transitoire. Le décret du 28 décembre 2015 modernisant le plan local d’urbanisme (PLU) offre la possibilité, dans les zones urbanisées et à urbaniser, de créer des secteurs sans règlement, dans lesquels des orientations d’aménagement et de programmation (OAP) sont définies. Auparavant, les OAP se superposaient nécessairement au règlement. Ces nouvelles OAP introduisent une certaine souplesse dans la conception du cadre de planification, qui pourrait le cas échéant faciliter l’urbanisme transitoire. Il est à noter que ce nouvel outil n’ouvre pas pour autant la porte à la déréglementation sur une portion de territoire: d’une part, les items obligatoires de ces OAP spécifiques sont définis par le code de l’urbanisme ; d’autre part, les OAP en question – qui font l’objet d’une justification dans le PLU – doivent permettre la mise en œuvre du projet d’aménagement et de développement durable (PADD). En outre, les dispositions d’ordre public du règlement national de l’urbanisme continuent de s’y appliquer. » « Pour les occupants éphémères, ces projets représentent des opportunités, mais aussi des risques financiers et juridiques. Bien que transitoires, ces installations nécessitent souvent des investissements avant l’occupation des lieux, parfois déconnectés du temps réellement passé sur le site. De plus, les occupants connaissent des difficultés à pérenniser les financements sur toute la période du projet, notamment quand cette dernière est variable ou incertaine. Ainsi, une forme de précarité économique semble être le corollaire du transitoire. La responsabilité juridique qu’ engagent les occupants, lorsqu’ils souhaitent accueillir du public par exemple (normes établissement recevant du public), peut sembler très exigeante au regard de leur statut et des moyens limités dont ils disposent souvent. L’engagement et les attentes vis-à- vis des occupants tranchent avec la position de certains propriétaires qui souhaitent « ne pas entendre parler » de ce qui se passe sur leur terrain, et les bénéfices qu’ils peuvent pourtant en retirer. (…)

precarite des occupants

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Ces nouvelles initiatives posent cependant plusieurs questions. D’abord, leur équilibre économique global ne semble pas encore abouti. Tandis que le propriétaire voit son site revalorisé, aussi bien matériellement qu’en matière d’image, la durée du projet ne suffit pas toujours aux occupants pour équilibrer les dépenses initiales d’aménagement et de rénovation. L’appel à manifestation d’intérêt (AMI, encadré p. 5) de la Région Île-de-France pour accompagner les projets d’urbanisme transitoire est une première réponse, qui vise les dépenses d’investissement. Pourtant, c’est également le temps passé à animer, rassembler, programmer les sites, qui mobilise les acteurs. Les aides de fonctionnement auraient donc aussi une utilité avérée. » Pour l’instant l’institutionnalisation des occupations transitoires ne permettent pas d’installer les occupants dans une stabilité économique et structurelle. Et pourtant, à la lecture de ces paragraphes, on comprend quel poids pèse sur ces acteurs. Leur crédibilité est jugée suivant leur expérience dans ce type d’action, c’est un fonctionnement au Curriculum où à l’intégration dans un réseau, la visibilité et le relationnel tiennent une importance caractéristique. Cela vise à rassurer les collectivités et les propriétaires, en estimant la confiance qu’ils peuvent porter aux occupants. Ce système sélectif est caractéristique de l’univers culturel libéral dont les tenants et les aboutissants répondent à des règles tacites de sphères d’influences et d’image de marque.

Cecile DIGUET; Alexandra COCQUIERE: « L’urbanisme transitoire: aménager autrement. » Note rapide N°741, IAU IDF, 2016

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urbanisme transitoire


Vers un marché du transitoire

la culture de l’espace en chantier « Les responsabilités et les savoir-faire que les occupants ont dû développer ont mené à une forme de professionnalisation : il s’agit ici d’interlocuteurs dont la crédibilité est une condition sine qua non de la réalisation du projet. Les propriétaires et les collectivités locales se professionnalisent eux aussi, pour cadrer leur prise de risque, et faciliter le dialogue. Il s’ensuit la naissance de deux nouveaux métiers : l’intermédiaire et l’animateur. L’objectif est de développer un savoir-faire spécifique, de centraliser l’information, de faciliter les rencontres entre propriétaires et occupants potentiels, pour massifier le processus et rassurer les différentes parties prenantes. (…) On peut se demander si la constitution d’un marché du provisoire est souhaitable en soi, ou s’il est le signal d’un dysfonctionnement en termes d’accès à des locaux ou sites adaptés. Enfin, si certaines occupations remportent un vif succès auprès des habitants, actifs, visiteurs, comment trouver l’équilibre entre pérennisation de certains usages et développement du projet prévu ? De manière plus prospective, trois directions sont possibles pour faire de l’urbanisme transitoire un outil consolidé d’aménagement : identifier, dans les outils d’urbanisme et de planification, ce qui pourrait faciliter l’urbanisme transitoire, dans le sens des projets portés par les collectivités ; partager et clarifier le fonctionnement des initiatives d’urbanisme transitoire à travers un guide s’adressant à toutes les catégories d’acteurs ; envisager une déclinaison rurale et périurbaine de ces initiatives ». La professionnalisation des occupants en tant qu’ animateurs et celle des facilitateurs entre les différents partis indiquent clairement une spécialisation et une différenciation à l’intérieur des marchés de l’aménagement et de la culture. Cette dynamique de spécialisation se renforce notamment avec la formation de stagiaires et de jeunes concepteurs, animateurs et artistes qui engrangent des compétences nouvelles dès le début de leur carrière et qui feront évoluer à leur mesure ce nouveau marché. La particularité d’un prédictible marché du transitoire est l’étroite liaison entre l’économie culturelle et le secteur de l’aménagement et de la construction. En réalité la facette culturelle et la facette aménagement deviennent indissociables, et ceci découle logiquement des inspirations d’un tel mouvement: les friches culturelles, où l’espace est à la fois support et matière des créations artistiques qui s’y développent dans l’hybridation des temporalités croisées de la ville.

un nouveau marché

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L’ espace en chantier est une nouvelle donne culturelle. Il se partage et se confond avec d’autres disciplines artistiques ou scientifiques. Il invite à l’action et génère par lui même des repères esthétiques inédits. L’espace transitoire induit l’implication de «transformateurs» et l’accueil de «contemplateurs». Participer à la transformation des lieux, c’est offrir ses capacités mentales et physiques au projet mais aussi offrir ses goûts et sa créativité. S’impliquer génère une relation unique à chaque élément et à la cohérence d’ ensemble de sorte que la conscience du lieu est autrement plus grande, alternant entre les impressions unies et la dissociation des détails. Les «contemplateurs» alternent également entre les impressions composées et la dissociation des détails. Plus ils passent de temps dans le lieu, plus ils composent des impressions variées et arrivent à capter de nouveaux détails. Les espaces transitoires génèrent ainsi un nouveau référentiel esthétique et culturel dont l’essence est la transformation perpétuelle. Cette base culturelle est propice à l’édification d’une société qui n’a pas peur de se transformer. C’est pourquoi il est important de ne pas enfermer ces lieux dans une marginalité exclusive mais bien de créer des ponts entre les innovations marginales et l’alimentation d’une culture populaire. Parler d’un marché du transitoire provoque un appauvrissement des utopies à l’origine même de sa création. C’est le cas de toute activité alternative basculant dans le domaine de l’institution, comme la musique. Là se situe toute la complexité d’un tel sujet, et chacun est libre de trouver sa place dans le gradient d’institutionnalisation de son activité, pouvant tout à fait aspirer à la culture underground de la friche sortie du cadre légal, comme à la proposition d’animations grands publics politiquement correctes. De ce gradient est né et naîtra encore des tensions entre acteurs avec d’un côté la désapprobation d’un phénomène de gentrification systématique surfant sur le look alternatif d’un lieu, et de l’autre; le sentiment de justice qui accompagne l’aménagement d’un lieu accessible à tous véhiculant l’image positive d’une réinvention en accord avec son temps. Politiquement il est indispensable de soutenir un maximum de variantes possibles entre l’occupation illégale mais libérée et l’occupation instituée répondant aux normes du marché. Car chacune des initiatives de ce gradient nourrira l’autre, par des phénomènes d’inspiration, de soutien médiatique ou financier, de mobilités au sein des structures etc…

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urbanisme transitoire


Les acteurs de l’urbanisme transitoire note rapide n° 741, IAU IDF

nouvelle donne culturelle

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ZOOM SUR bellastock

Le collectif BELLASTOCK comporte une entreprise et une association. Ils sont la figure incontournable du mouvement transitoire. Au coeur de leurs actions: le réemploi, le participatif et l’événementiel. Ils organisent chaque année un festival de construction en milieu urbain bousculant les codes de l’aménagement classique de l’espace et réunissant des amateurs ou des jeunes professionnels de l’espace dans une ambiance festive et décontractée. Ce sont des occupants temporaires de friches urbaines, mais leurs recherches ne se limitent pas au site clos, ils les intègrent à une reflexion de grande échelle sur la transformation des villes à partir du réemploi des matériaux de démolition ou de glanage. Influents, ils participent aux concertations institutionnelles et font avancer peu à peu, le marché du transitoire.

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urbanisme transitoire

ACTLAB du collectif BELLASTOCK, Canal de l’Ourcq; Crédit: Bellastock.com


ZOOM SUR l a s au g e

La SAUGE est une association d’agriculture urbaine. Sur la prairie du canal (de l’Ourcq 93), ils ont mis en place des cultures potagères dans des bottes de pailles, capables de s’affranchir du manque de sol (dalle de béton). Leurs actions festives, collaboratives, participent au partage de connaissances du vivant. A l’occasion de l’été du canal soutenu par Est -Ensemble (EPI), ils accueillent des visiteurs curieux et des jardiniers motivés. Toutes les générations se croisent et leur projet nourrit l’imaginaire d’un monde possible, où l’agriculture s’insère dans les entre deux de la ville, sur les toits et les grandes dalles inoccupées.

La Prairie du Canal , Canal de l’Ourcq Crédit: lasauge.facebook.com

zoom sur les acteurs

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La complémentarite des fabriques pérennes et transitoires La manière dont le pérenne et le transitoire s’imbriquent reste à définir, et ne cessera d’évoluer tant la ville est un organisme vivant où les temporalités se croisent inégalement. Néanmoins il est possible de prévoir des principes de collaborations et de perméabilité entre agents nomades (transitoire) et agents fixes (pérenne). Les structures fixes sont des points d’appui possibles pour les structures mobiles. Ce sont des lieux de convergence publique et privée au service de l’indépendance. Elles combinent des espaces et des temps de mise en commun (salle de réunion, de concert, de cinéma…), ainsi que des espaces-temps spécialisés (ateliers, jardins, bureaux), des locaux pour du matériel voire des matériaux. Leur rôle dans le territoire est d’autant plus fort qu’ils s’inscrivent dans la durée. Les liens avec des écoles, avec le corps associatif local, avec les agriculteurs urbains et régionaux, avec les élus, avec les habitants seraient les raisons d’être des deux tiers des subventions publiques versées. L’autre tiers devrait être à vocation créative. L’essentiel des productions artistiques et culturelles qui impliquent nécessairement une indépendance d’esprit et de gestes devraient être accompagné d’un montage financier et matériel quasi-autonome. Les structures mobiles ont des missions éphémères, allant de la saison à quelques années. Il est nécessaire que leur apport soit véritablement considéré par les propriétaires et les pouvoirs publics, et rémunéré en conséquence. Car la valorisation du terrain et les expérimentations d’usages rendues possibles par leur présence ont un double effet positif qui ne fera que se renforcer à mesure que les collectifs engrangeront des moyens et des libertés d’actions. Leur travail est majoritairement spatial et événementiel. Ils participent à la scénographie du monde urbain, à l’inscription de la mémoire dans l’espace , et de l’espace dans la mémoire. Un point clé dans la cohérence d’ensemble d’une telle entreprise territoriale, est la prise en compte de leur passage dans la formulation du projet qui les succède. Leur présence d’un temps doit rester perceptible, si ce n’est sur la parcelle en question, c’est surtout autour qu’ils doivent diffuser un esprit. Cela peut passer par la propagation d’un matériau, d’un processus, d’une technique, d’un art, d’une pensée, d’une idée, quelque chose qui alimente une identité. Le collectif Bellastock a déjà entamé une telle démarche en répertoriant les matériaux issus des démolitions prévues le long du canal de l’Ourcq afin de les réintroduire dans la construction future du quartier. De tels acteurs doivent prendre part aux concertations à l’échelle du territoire aux côté d’autres acteurs formant l’intelligence de terrain.

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urbanisme transitoire


Les collectifs impliqués dans les démarches d’urbanisme transitoire sont différents des collectifs impliqués dans les fabriques culturelles qui aspirent à se pérenniser. Il existe toutefois une grande porosité entre ces deux conceptions de la fabrique, qui répondent toutes deux à des aspects complémentaires d’une même dynamique contemporaine. Saisir les espaces et les temps d’indécision de la ville pour expérimenter des nouvelles approches artistiques, culturelles et sociales. Ces démarches empiriques sont susceptibles de former des repères communs à un éventail de populations diverses. En élaborant de tels repères, on édifie peu à peu la transition écologique et sociale. Cette dernière étant nécessaire mais peinant à démarrer dans les rouages institutionnels français. L’idée de fabrique est une clé capable de déverrouiller les portes fermées de la démocratie professionnelle, en instaurant comme base l’intelligence collective, le respect de l’altérité, l’utopie constructive. En tant que paysagiste je vois ces lieux concentrer l’attention vers des objets, des idées et des processus inventifs puis les diffuser à la fois dans le territoire local à la fois dans des territoires lointains en fonction des populations touchées. Matériellement, on y trouve les laboratoires de l’art, des projets participatifs, des matériauthèques, de la permaculture, du recyclage, de la dépollution, de l’économie sociale et solidaire, de l’hébergement d’urgence… Cette liste n’étant pas exhaustive, il convient de comprendre la fabrique, comme étant un lieu où on boucle la boucle. Nous l’avons lu plus haut, les interstices sont à la fois résiduels et préfigurateurs. Dans une société à la pensée linéaire, l’altérité de la philosophie circulaire s’incarne dans ce possible mouvement des fabriques culturelles. Là, un déchet y devient une matière première, un exilé est hébergé, un problème de société devient une occasion d’agir, là, un point de départ vers une transition devient possible.

complémentarité des fabriques

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E N T R A C T E C A R T O G R A P H I Q U E 66

intermède cartographie


Paris Interstitiel 1- Structure urbaine 2- Interstices urbains de la périphérie N.E. 3- Contexte industriel et végétal 4 - Lieux intermédiaires indépendants et lieux de l’urbanisme transitoire

1

3

2

Cette carte évoque les interstices urbains, territoires de l’indécision et de l’invention . Leur présence (vert) est intimement liée aux infrastructures (grises et rouges) qui génèrent des marges de manoeuvre, des noeuds et des bords épais. Elle est également liée à l’abandon des industries (ici en jaune) dont le temps de veille et l’enfrichement supportent une richesse biologique et sociale diversifiée. La nature qui s’y développe échange avec celle des parcs, des jardins et des alignements (violet). Cette richesse définit une autre urbanité à l’écart d’une société reglementée et dont il est temps de tirer des leçons. Les lieux intermédiaires s’y ajoutent, (points bleus) leur liste n’est pas exhaustive, leur place est mouvante, leur réseau est immatériel (réseaux Actes iF; TEH;Intersquat; CNLII) et leurs actions multiples (musique, art plastiques, théâtre et cirque, jardin ...). Cette carte demande des mises à jour. S’y ajoutent enfin, les initiatives de l’urbanisme transitoire aux effets gentrificateurs mais dont la portance institutionnelle pourrait mener à de réelles transformations dans les modes de construction de la ville. paris interstitiel

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urbanisme transitoire


complĂŠmentaritĂŠ des fabriques

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intermède cartographie


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paris interstitiel

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des marges interstitielles à la marge du territoire imbrication des echelles

C O N C L U S I O N

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Les territoires de « l’entre deux » peuvent se saisir à plusieurs échelles. Nous avons jusqu’ici étudié les interstices parcellaires, les délaissés d’infrastructures, les contre-temps urbains comme des territoires de l’invention biologique et sociale. Mis en réseau, ces espaces fragmentés apportent un autre regard sur l’environnement humain. Ils apparaissent comme le négatif de la ville, mais n’en sont pas dissociés. Prises dans leur ensemble, ces marges forment une continuité non-instituée entretenant des relations d’apport mutuels et d’adaptation avec les territoires décidés de la société. Tel est le cas de l’Ailante installé sur un talus ferroviaire drageonnant et colonisant l’espace malgré les tailles décennales de la SNCF; mais aussi d’Abdu et Adrar qui campent dans une boucle du boulevard périphérique entretenant des relations musclées avec la police mais bénéficiant de l’aide des associations sur place; ou encore de la compagnie de la gare au théâtre à Vitry tenant le rôle de fabrique culturelle indépendante et ayant intégré les projets du Grand Paris en tant que support des transformations du quartier suite à leur présence remarquée dans les concertations publiques. A Paris, les délaissés se concentrent sur la périphérie. Ils sont de deux natures majoritaires, les abandons industriels et les résidus d’aménagements. Les infrastructures linéaires (voies ferrées, boulevards automobiles, canaux) se couplent aux entrepôts laissés pour compte et aux temps de veille urbains. Le dessin de cette répartition a des origines historiques significatives: le XIXe siècle et son tumulte international marqué par la révolution industrielle, l’avènement des Etats Nations, le capitalisme et la lutte des classes. Le second empire de Napoléon Bonaparte se fait l’égérie historique des transformations de Paris. Au delà du baron Haussmann dont les grandes percées ont aéré la ville, c’est en marge de Paris, sur le tracé de l’enceinte de Thiers que les décisions politiques ont le plus de mal à former une réalité. L’enceinte périphérique de Paris est née d’une décision institutionnelle.. Mais sa réalité est transformée par l’imbrication d’un nombre considérable d’acteurs dont les instances décisionnaires n’avaient pas estimé le poids. Ouvriers issus de l’exode rural, industriels, maraîchers, des populations nouvelles occupent l’élargissement de Paris, la « zone non aedificandi », et les abords des voies de communication. Les « zoniers » forment un ensemble social à part entière dont l’histoire a façonné les paysages et les repères identitaires de la périphérie Parisienne.

transition des interstices à la marge territoriale


une marge cisaillée par les infrastructures Les infrastructures reflètent une société par ses aspirations matérielles. Ce sont des réponses spatiales aux enjeux sociétales de chaque époques et leurs usages évoluent dans le temps. Leur tracé est forme, leurs volumes sont paysages, les infrastructures périphériques de Paris forment un ensemble monumental et fonctionnel au coeur de la vie métropolitaine. voué à la gloire du quotidien. Découlant de l’ancienne enceinte de Thiers déclassée depuis 1913 ils forment plus de 14% de la commune de Paris. Ce « 21e arrondissement» est à la croisée des enjeux humains et urbains de ségrégation spatiale (Paris intramuros vs la « zone » ) et de porosité ponctuelle située aux portes de la ville. Il se compose des trois anneaux de la Petite Ceinture, du Boulevard des Maréchaux et du Boulevard Périphérique et s’étend dans l’épaisseur de la petite couronne. De natures et de matières différentes ces trois anneaux portent en eux des énergies circulaires s’inscrivant dans la suite logique des enceintes de Paris transformées en axes de transport (lignes 6 et 2). Ils font partie intégrante de l’identité centraliste de Paris et marquent sa frontière. Car c’est bien d’une frontière qu’il s’agit, et le Boulevard Périphérique en est l’incarnation. Pour les auteurs de la revue D’Architecture, la relation de Paris à ses infrastructures périphériques s’apparente à celle « d’amants hostiles », dénonçant l’obsolescence d’une autoroute urbaine en milieu urbain dense. “Franchir le mur de Berlin du périf’ implique une révolution culturelle et une mobilisation de ressources intellectuelles à l’échelle métropolitaine. Le prisme de la relation à l’infrastructure se rêvele très pertinente pour sonder la cohérence des nombreux projets engagés et faire émerger une vision plus prospective de l’identité métropolitaine de Paris. A travers les mutations de sa périphérie, c’est tout un système de représentation qu’il s’agit de faire évoluer, si l’on veut rafermir le sentiment d’appartenance à la métropole.” Vous trouverez dans ce qui suit, une nourriture photographique pour votre imaginaire périphérique. C’est le travail d’un an de François Lacour, dont l’exposition fût organisée au Pavillon de l’Arsenal lors de la présentation des études de l’agence TVK, toujours maitre d’oeuvre des schémas d’aménagements du boulevard périphérique. Ce travail fût pour lui un tournant dans sa pratique de la photographie, car il y saisit l’inspiration « d’une réalité que l on cherche à cacher mais qui est nécessaire à notre confort.»

imbrication d’échelles et infrastructures

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