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Côté public Conversation publique L'imagination contre la terreur ou comment résister à la tumeur fanatique À l'initiative des équipes artistiques des spectacles Martyr et Passim, la rencontre Théâtre en pensées initialement prévue à 16h30 est remplacée par une conversation publique. Samedi 31 janvier à 15h au TNS BORD DE PLATEAU Vendredi 6 février à l’issue de la représentation séances spéciales Audiodescription vendredi 30 janvier Surtitrage allemand jeudi 5 février Surtitrage français vendredi 6 février #Martyr Réagir sur le blog Facebook Théâtre National de Strasbourg-TNS Twitter @TNS_TheatrStras YouTube TNStrasbourg Pinterest TNSTheatre Instagram theatre_national_strasbourg Venez échanger et partager en ligne avec le TNS !
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De Marius von Mayenburg Mise en scène Matthieu Roy ― Cie du Veilleur Traduction Laurent Muhleisen Scénographie Gaspard Pinta Maquillages, coiffures, effets spéciaux Kuno Schlegelmilch Costumes Marine Roussel Lumières Manuel Desfeux Espace Sonore Mathilde Billaud Assistante à la mise en scène Marion Lévêque Administration Claire Baldensperger Avec Claire Aveline Inge Südel (sa mère) Clément Bertani Benjamin Südel (élève) Philippe Canales Willy Batzler (proviseur) Romain Chailloux Georg Hansen (élève) Carole Dalloul Lydia Weber (élève) Rodolphe Gentilhomme Père Dieter Menrath (religion) François Martel Markus Dörflinger (histoire et éducation physique) Johanna Silberstein Erika Roth (biologie, chimie, géographie) Équipes techniques de la compagnie Régie générale et lumière Gabriel Galenne Régie son Laurent Savatier Régie plateau Séverine Rovel du TNS Régie générale Bruno Bléger Régie lumière Olivier Merlin Électricien Alexandre Rätz Régie son Hubert Pichot Régie plateau Denis Schlotter Lingère Céline Ganzer Du mardi 27 janvier au dimanche 8 février 2015 Horaires : Du mardi au samedi à 20h, dimanche 8 à 16h Relâche : dimanche 1er et lundi 2 Salle Koltès Durée : 1h30 Production Cie du Veilleur Coproduction le TAP ― Scène Nationale de Poitiers / Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing Région Nord‐Pas‐de‐Calais / L'ONDE ― Théâtre et Centre d'Art de Vélizy-Villacoublay / Théâtre de Thouars ― Scène conventionnée / Halle aux Grains ― Scène nationale de Blois / Moulin du Roc ― Scène Nationale de Niort / Faïencerie Théâtre de Creil ― Scène conventionnée / MA Scène nationale ― Pays de Montbéliard. Avec le soutien du DICRéAM, de la Région Poitou-Charentes, du CNT, de l’ADAMI. Martyr a été créé en résidence à L'ONDE ― Théâtre et Centre d'Art de Vélizy-Villacoublay / Le Fracas ― CDN de Montluçon / TGP ― CDN de Saint-Denis / TAP ― Scène Nationale de Poitiers.
Remerciements à Jean-Marc Manget Société Europe-Express pour son soutien. > Le décor est conçu dans les Ateliers du Moulin du Roc – Scène Nationale de Niort. > L’Arche est agent et éditeur du texte représenté. Cie du Veilleur ― en compagnonnage avec le Théâtre de Thouars, Scène conventionnée ― est conventionnée par le Ministère de la Culture et de la Communication (DRAC Poitou-Charentes), la Région Poitou-Charentes, le Département de la Vienne, et par la Ville de Poitiers.
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Quand l’imagination excitée se fixe sur une chimère, celle-ci finit par se matérialiser tôt ou tard. Alfred Kubin, Le Cabinet de curiosités
Maria Lassing, Autoportrait sous plastique
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Visage(s) de notre jeunesse En 2013, la création de la pièce de Gustave Akakpo, Même les chevaliers tombent dans l’oubli ― commande d’écriture du Conseil général de la Seine-Saint-Denis ― a initié le projet artistique : Visage(s) de notre jeunesse. La pièce a été présentée cet été au Festival d’Avignon à la Chapelle des Pénitents Blancs. Cette réflexion autour de l’adolescence, de l’éducation et de la transmission, s'est poursuivie avec la création de Martyr de Marius von Mayenburg, dont j’ai commandé la traduction à Laurent Muhleisen. Ce spectacle a été créé en janvier 2014 au TAP à Poitiers. Cette recherche s’achèvera en février 2015 avec la première de Days of nothing de Fabrice Melquiot à la Chartreuse de Villeneuve-lesAvignon, en partenariat avec la Fédération des Amis du Théâtre Populaire. Chacun des auteurs porte son regard poétique sur le devenir potentiel d’un être humain à ces âges de la vie où la rencontre avec l’altérité peut se révéler décisive dans son développement personnel. Cette rencontre peut avoir lieu au sein de l’école : dans cet espace public qui vient rompre avec la sphère privée de la cellule familiale. Si dans ces trois pièces l’action se déroule dans un établissement scolaire ― école élémentaire, collège et lycée ― les dispositifs scénographiques diffèrent pour chaque « cas d’école ». Ce triptyque invite enfants, adolescents et adultes, à se forger leur propre opinion en fonction des différents points de vue qui s’affrontent sur le plateau. Le théâtre demeure plus que jamais un espace-temps privilégié où se trouvent réunies toutes les conditions d’un échange intergénérationnel autour des enjeux majeurs de notre société. Matthieu Roy
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Martyr une mécanique implacable Martyr est la dernière pièce du dramaturge allemand Marius von Mayenburg qu’il a lui-même mise en scène à la Schaubühne de Berlin en 2012. Benjamin, un adolescent pris d’une crise mystique, va bouleverser par ses idées extrémistes sa mère, ses camarades et son lycée tout entier. Seule Erika Roth ― professeur de biologie ― va tenter de le provoquer sur son propre terrain : sa lecture de la Bible et son interprétation des enseignements de Dieu. Cette lutte idéologique, philosophique et morale vient perturber l’ordinaire quotidien de l’école : les filles peuvent-elles aller en bikini au cours de natation ? Les cours d’éducation sexuelle ont-ils leur place dans un établissement scolaire ? Quelle est la légitimité de l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les cours de sciences naturelles par rapport à celle du créationnisme ? Petit à petit, Benjamin se drape dans ses habits de martyr, révélant les failles béantes de tout système d’éducation qu’il soit familial, scolaire ou même théologique. Les adultes se retrouvent dépassés par la force de conviction d’un jeune homme qui ne jure plus que par les Saintes Écritures. Mayenburg orchestre avec humour une mécanique implacable. La pièce est construite comme un synopsis de cinéma. Les vingt-sept scènes s’enchaînent très rapidement, glissant d’une situation à l’autre. Toute la dramaturgie s’organise autour de la figure de l’adolescent qui pousse les autres personnages à le suivre dans sa quête spirituelle. L’amplification vocale et la spatialisation sonore invitent chacun des spectateurs à se projeter pleinement dans ce combat d’idées. Portée au plateau par huit comédiens, cette comédie satyrique démonte avec précision le processus d’une radicalisation de pensée vu sous l’angle du fanatisme religieux. Sur scène, les situations sont traitées de manière très concrète mais non réaliste. La divergence des points de vue de chacune des figures ― l’adolescent, sa mère, ses camarades, ses professeurs, le proviseur du lycée et le prêtre ― se révèle au fur et à mesure que la mécanique se déploie. Chaque spectateur est ainsi renvoyé à sa propre faculté d’analyse et de jugement. Matthieu Roy
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Arnulf Rainer, Image du Christ
Voici ce qui distingue le martyr du héros moderne. Ce que les martyrs avaient à espérer de mieux, en matière de gain, c’était la preuve ultime de leur probité morale, le repentir, la redemption de leur âme ; les héros sont quant à eux modernes ― ils calculent les pertes et les profits, ils veulent que leur sacrifice soit remboursé. Le « martyr inutile » ne peut exister. En revanche, nous raillons les cas « d’héroïsme inutile », ces sacrifices qui n’apportent aucun profit.
Zygmunt Bauman
La vie liquide, Trad. Christophe Rosson, Éd. du Rouergue, 2006, pp. 58-59
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Matières facilement inflammables Les hommes sont des matières facilement inflammables, a-t-il écrit sur un bout de papier, et les médecins lui demandent ce que cela veut dire. Il faut que ça brûle, il faut que ça brûle toujours en toute saison, mais quand Noël arrive et qu’on installe des arbres dans les pièces et qu’on leur attache des bougies, alors c’est pire, un incendie de forêt sur chaque place et dans chaque magasin, des flammes se tortillent partout et il ne sait plus vers où il peut encore détourner les yeux. Puis il y a des départs d’incendie en ville, partout et tous les jours, et parfois deux par jour. Il lit le journal et quand, de temps à autre, quelque part à l’étranger, une maison flambe complètement, une forêt est en flammes, un camion-citerne part en nuages de feu au milieu des détonations, il dit tranquillement : je peux faire mieux. Ses cheveux sont brûlés jusqu’au crâne, son visage est une cicatrice à vif, il a des morceaux morts dans la bouche quand il mange, sa langue est calcinée, il boit de l’alcool à brûler et dit : je suis le cracheur de feu, je suis le premier homme, je vous apporte le feu. Il parcourt la ville et examine les toits. Il lui manque un œil, ils le lui ont crevé, il regarde avec l’autre par un trou de son crâne. Pour un peu ils l’auraient eu, dans une cave, le feu a déjà pris, l’escalier dans le dos, ça suffit, demain la maison ne sera plus debout, mais il y a encore de l’essence dans le bidon, allez, dehors, encore des flammes, et il secoue le bidon et les gouttes en jaillissent et s’enflamment en l’air, alors il y en a un qui arrive par derrière et qui lui passe le bras autour du cou et de la main droite lui tient un couteau devant la figure. Je le tiens, ça brûle, dehors. Et il veut le traîner en arrière dans l’escalier, alors il penche vigoureusement la tête en arrière, l’autre a le nez en morceaux, et il tombe avec lui dans l’escalier, le couteau lui transperce la joue et reste planté dans son œil. Il crie et, en se ruant dehors, il marche sur quelque chose de mou. Il boit de nouveau de l’alcool à brûler, il reste deux jours sans connaissance et quand il se réveille, il boit. Puis il s’habille et va dans une autre ville où personne ne pense à un incendiaire en voyant un cracheur de feu tout tailladé, le docteur lui retire ce qui reste d’œil. Il n’y a pas d’œil de verre, on coud ensemble les bords du trou, et il a encore de la fièvre pendant une semaine et doit bouffer des cachets. La nuit il dort dans les caves, sur le charbon, le jour il va au hasard et fume. Quand cela a brûlé, il achète le journal et lit ce qu’on dit des dégâts matériels et de la salamandre, qui arrive toujours à s’échapper. Le journal sert de mèche pour l’incendie suivant. Il s’arrête sur les places et crache des nuages de feu vers le ciel, il frotte des allumettes sur son corps et les éteint dans sa bouche, les gens mettent des pièces devant lui. Pour le prochain litre d’alcool à brûler. Puis toute une maison brûle avec ses occupants, aucun ne peut se sauver et il est dans la foule et les voit se jeter en flammes de la fenêtre et crier. J’ai fait les choses à fond, dit-il, personne ne l’entend, et il devient inquiet et fatigué, le lendemain il lit qu’il y a eu des morts, et on recherche la salamandre et on s’occupe de son écriture.
Marius von Mayenburg
trad. Jean-Pierre Morel texte paru dans le programme de la création de Visage de feu, mise en scène Thomas Ostermeier, 1998, in LEXI/texte, n°4, Théâtre National de la Colline, L’Arche, 2000, pp. 201-202.
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Creuser le vertige Ma rencontre en tant que traducteur avec Marius von Mayenburg et son écriture s’inscrit dans le contexte d’émergence de ces auteurs qui ont commencé à écrire dans les années 1990, comme Dea Loher, Roland Schimmelpfennig, des auteurs nés entre 1964 et 1967, que j’aime traduire. Marius von Mayenburg est né 5 ans plus tard, ce qui est déjà une autre génération. Cependant, bavarois comme Dea Loher, il se rapproche d’une certaine tradition à la fois de pièces populaires et de pièces critiques s’attachant à cette place de la religion catholique qui se présente comme un élément fort dans cette partie-là de la culture allemande. La première pièce que j’ai traduite en 1997, Visage de feu, possédait déjà ce flair incroyable sur l’essence de certaines problématiques de notre époque contemporaine. Visage de feu interrogeait la rupture du lien de responsabilité entre parents et enfants, ainsi que la déshérence d’une génération d’enfants livrés à eux-mêmes dans une société où certaines valeurs de liberté ont été mal digérées, conduisant alors à une sorte de tolérance des parents assimilable à une démission. De ce point de vue, ce qui se passe dans Martyr est un peu la même chose. Cette pièce met également en scène la dérive, ici d’un adolescent, d’une figure à un âge où on se pose de multiples questions sur le sens de la vie, sur à quoi cela sert d’être là, mais les adultes, plutôt que d’être d’anciens soixante-huitards baba-cool, sont, ici, des individus inscrits dans le système du néocapitalisme. La mère de Benjamin ― ce jeune adolescent que met en scène Mayenburg ― est assignée à une profonde solitude engendrée par cette obligation de toujours travailler plus, de devoir toujours produire plus. Nous sommes, dans ce fait, confrontés à une mise en avant de tout ce que notre monde contemporain inflige comme aliénation. Avec Martyr, nous voici face à un jeune homme qui cherche un sens à ce monde lorsque personne n’est en capacité d’expliquer la multitude de contradictions auxquelles il est en proie. Révélant l’absence d’un véritable tuteur, de repères stables et identifiables, nous voyons se déployer les difficultés de ce garçon à avancer sereinement. Le seul repère possible dans ce monde devient, pour lui, la Bible. Évidemment, Benjamin est à un âge de passion, à un âge d’excès, et la lecture radicale de ce livre va lui offrir la force d’affronter le monde. Il faut comprendre que cette part radicale de l'Ancien Testament ressemble beaucoup à celle que l’on trouve dans les parties guerrières du Coran. Les grandes religions monothéistes ont toutes commencé par glorifier la guerre. Cette part dont Benjamin s’éprend et à laquelle il s’attache dans la Bible, finit alors par ressembler à l’implacabilité d'une charia. La grande intelligence de ce texte est donc de proposer une pièce sur le radicalisme et le fondamentalisme religieux catholique : choisir un enfant qui lit la Bible et non le Coran recentre le débat sur la question de la nocivité d’une religion quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle fait l’objet d’une instrumentalisation pour contrer un monde en perte de stabilité. Ainsi, si nous creusons en profondeur le discours de Benjamin, il n’est pas contrable d'un point de vue intellectuel. Il repose sur un autre principe, la Foi ― Foi que Benjamin possède ou feint de posséder, mais là n'est pas la question, ce qu'il lui faut, c'est être convaincu que la vérité se trouve quelque part, et ce quelque part, c'est la Bible. Les adultes qui tentent de le mettre en faillite restent impuissants : les mots auxquels ils recourent n’ont aucun impact. La seule chose qui trouble encore Benjamin, c’est sa propre chair, c’est sa propre sensualité et le désir qu’il éprouve 12
pour une jeune fille. Le surgissement de cette contradiction, Benjamin n’arrive pas à l’aborder sereinement avec l’autre, dans la mesure où elle se transforme en maux et le pousse à radicaliser davantage ses convictions pour soulager une certaine souffrance. C’est exactement ce qui se passe pour les adolescents confrontés à l'intégrisme. Tout à coup, le plaisir et la sexualité, tout ce qui relève de l’intime est stigmatisé comme péché et rend impossible toute place à un quelconque érotisme, une quelconque sensualité. Nous sommes à une époque où la sexualité n'est plus considérée comme obscène, elle n’est plus que de l’ordre de l’exposition et de la performance. Le paradoxe est que c’est exactement contre ça que Benjamin se rebelle : les cuisses, les chairs qui sont laissées à nu par un maillot de bain. C’est ce rapport complètement faussé à la nudité que dénonce Benjamin : la liberté dont elle a pu être porteuse à une époque s’est transformée en pornographie. Or est-ce que cela doit conduire au choix d’une radicalité guerrière et absolutiste à l’égard de l’autre ? Martyr est une critique de la récupération par l’image de la question du corps de l’autre et d’un monde où l’amour n’existe pas. Il n’y a aucun amour dans cette pièce. C’est un monde privé de cet état. C’est peut-être pour cette raison que le personnage de Benjamin est certes un personnage terrible, mais surtout tragique. Ce qui est terrible, c'est qu'aux yeux de cet adolescent, il n’y a pas d’issue et la seule voie possible est celle du terrorisme, au nom de son amour pour Dieu. Martyr aborde alors l’hypocrisie sociale par excellence qui se développe à la périphérie de ce jeune garçon : une communauté d’individus ― mère, proviseur, enseignant ― qui finit toujours par s’accommoder de sa posture extrême. Mayenburg met au jour ces figures qui tentent toujours de tirer profits de ce qui relève du monstrueux, ici du radicalisme. Comme si celui-ci allait mettre un peu d’ordre dans la société : « on va se servir de ce que fait et choisit cet ado ; ça pourrait bien profiter à notre domination et la puissance de notre autorité ». Par ailleurs, ce qui est intéressant dans l’œuvre de Mayenburg ce n’est pas seulement cette capacité que l’auteur a à cerner ces sujets qui font mal et à les pointer en en faisant les thèmes d’une œuvre dramatique. La force de Martyr repose sur cette ingéniosité à construire des formes capables de porter ces thématiques pour en faire une fiction conséquente. Cette manière qu’il a d’enchaîner les plans, de dégraisser ses dialogues jusqu’à en tirer la quintessence des situations propose une écriture vive qui se déploie toujours dans une tension intime avec ce but à atteindre qu’il ne faut pas quitter des yeux : celui de mettre au jour les dysfonctionnements de notre société occidentale. Une écriture qui se situe ainsi dans une volonté d’exprimer et de nommer avec sensibilité le vertige proprement intellectuel qu’engendrent les situations extrêmes. Ici, c’est une situation pleinement vertigineuse à laquelle nous assistons et Marius von Mayenburg réussit à construire un puzzle savant qui révèle les non-dits, les refoulements qui nous agissent. Cette dramaturgie est sans doute à l’image des dessins d’Escher : allier une maîtrise absolue du trait et de l’espace pour créer un effet de vertige abyssal. Laurent Muhleisen Propos recueillis le 15 janvier 2015 par Magali Mougel 13
Nous savons que la destruction d’une illusion ne crée pas tout de suite une vérité, mais un nouveau fragment d’ignorance, un élargissement de notre espace vide, un accroissement de notre désert. Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes
Ainsi je suis en contradiction avec vous lorsque, poursuivant vos déductions, vous dites que l’homme ne saurait absolument pas se passer de la consolation que lui apporte l’illusion religieuse, que, sans elle, il ne supporterait pas le poids de la vie, la réalité cruelle. Oui, cela est vrai de l’homme à qui vous avez instillé dès l’enfance le doux ― ou doux et amer ― poison. Mais de l’autre, qui a été élevé dans la sobriété ? Peut-être celui qui ne souffre d’aucune névrose n’a-t-il pas besoin d’ivresse pour étourdir celle-ci.
Sigmund Freud
L’Avenir d’une illusion, trad. Marie Bonaparte, P.U.F., 1971, p. 70
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Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique. La modernisation de la répression a fini par mettre au point, d’abord dans l’expérience-pilote de l’Italie sous le nom de « repentis », des accusateurs professionnels assermentés ; ce qu’à leur première apparition au XVIIe siècle, lors des troubles de la Fronde, on avait appelé des « témoins à brevet ». Ce progrès spectaculaire de la Justice a peuplé les prisons italiennes de plusieurs milliers de condamnés qui expient une guerre civile qui n’a pas eu lieu, une sorte de vaste insurrection armée qui par hasard n’a jamais vu venir son heure, un putschisme tissé de l’étoffe dont sont faits les rêves. On peut remarquer que l’interprétation des mystères du terrorisme paraît avoir introduit une symétrie entre des opinions contradictoires ; comme s’il s’agissait de deux écoles philosophiques professant des constructions métaphysiques absolument antagonistes. Certains ne verraient dans le terrorisme rien de plus que quelques évidentes manipulations par des services secrets ; d’autres estimeraient qu’au contraire il ne faut reprocher aux terroristes que leur manque total de sens historique. L’emploi d’un peu de logique historique permettrait de conclure assez vite qu’il n’y a rien de contradictoire à considérer que des gens qui manquent de tout sens historique peuvent également être manipulés ; et même encore plus facilement que d’autres. Il est aussi plus facile d’amener à « se repentir » quelqu’un à qui l’on peut montrer que l’on savait tout, d’avance, de ce qu’il a cru faire librement. C’est un effet inévitable des formes organisationnelles clandestines de type militaire, qu’il suffit d’infiltrer peu de gens en certains points du réseau pour en faire marcher, et tomber, beaucoup. La critique, dans ces questions d’évaluation des luttes armées, doit analyser quelquefois une de ces opérations en particulier, sans se laisser égarer par la ressemblance générale que toutes auraient éventuellement revêtue. On devrait d’ailleurs s’attendre, comme logiquement probable, à ce que les services de protection de l’État pensent à utiliser tous les avantages qu’ils rencontrent sur le terrain du spectacle, lequel justement a été de longue date organisé pour cela ; c’est au contraire la difficulté de s’en aviser qui est étonnante, et ne sonne pas juste. L’intérêt actuel de la justice répressive dans ce domaine consiste bien sûr à généraliser au plus vite. L’important dans cette sorte de marchandise, c’est l’emballage, ou l’étiquette : les barres de codage. Tout ennemi de la démocratie spectaculaire en vaut un autre, comme se valent toutes les démocraties spectaculaires. Ainsi, il ne peut plus y avoir de droit d’asile pour les terroristes, et même si l’on ne leur reproche pas de l’avoir été, ils vont certainement le devenir, et l’extradition s’impose.
Guy Debord
Commentaires sur la société du spectacle, Éd. Gallimard, coll. Folio, 1992, pp. 40-42
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― Il est si peu vrai qu’un martyr puisse démontrer la vérité d’une chose que je voudrais affirmer qu’un martyr n’a jamais rien eu à voir avec la vérité. Dans l’allure que prend un martyr pour jeter sa conviction à la tête du monde, s’exprime un degré si inférieur de probité intellectuelle, une telle incapacité à résoudre la question de « vérité », qu’on n’a jamais besoin de réfuter un martyr. La vérité n’est pas une chose que les uns possèdent et que les autres ne possèdent pas : il n’y a que des paysans et des apôtres de paysans, dans le genre de Luther, qui puissent penser ainsi de la vérité. On peut être certain que, selon le degré de conscience dans les choses de l’esprit, la modestie sur ce point deviendra toujours plus grande : Être compétent dans cinq ou six choses, refuser d’une main légère de savoir ailleurs… La « vérité », comme l’entend le prophète, le sectaire, le libre-penseur, le socialiste, l’homme d’église, est une preuve absolue que l’éducation de l’esprit et la victoire sur soi-même, nécessaires pour trouver une vérité, même des plus petites, manquent encore totalement. — Les supplices des martyrs, pour le dire en passant, ont été un grand malheur dans l’histoire : ils ont séduit… Déduire comme font tous les faibles d’esprit, y compris les femmes et le peuple, qu’une cause qui peut mener au martyre (ou même qui provoque une épidémie de sacrifices, comme le premier christianisme) ait quelque valeur, — déduire de la sorte empêche le libre examen, paralyse l’esprit d’examen et de précaution. Le martyr nuit à la vérité… Aujourd’hui encore, il n’est besoin que d’une certaine crudité dans la persécution pour créer à des sectaires quelconques une réputation honorable. Comment ! une cause peut gagner en valeur si quelqu’un lui sacrifie sa vie ! — Une erreur qui devient honorable est une erreur qui possède un charme de séduction de plus : croyez-vous, messieurs les théologiens, que nous vous donnerons l’occasion de jouer les martyrs pour vos mensonges ? — On réfute une chose en en démontrant les points faibles avec égard, — c’est ainsi que l’on réfute aussi les théologiens… Ce fut la bêtise historique de tous les persécuteurs, de donner à la cause adverse l’apparence de l’honorabilité, — de lui accorder la fascination du martyre… La femme se met aujourd’hui encore à genoux devant une erreur, puisqu’on lui a dit que quelqu’un est mort sur la croix pour cette erreur. La croix estelle donc un argument ? — Mais, sur toutes ces choses, quelqu’un seul a dit le mot dont on aurait eu besoin depuis des milliers d’années — Zarathoustra. Ils inscrivent des signes de sang sur le chemin qu’ils ont parcouru, et leur folie enseignait qu’avec le sang on témoigne de la vérité. Mais le sang est le plus mauvais témoin de la vérité ; le sang empoisonne la doctrine la plus pure, et la transforme en folie et en haine des cœurs.
Friedrich Nietzsche
L’Antéchrist in Œuvres, tome 2, trad. Henri Albert révisée par Jean Lacoste, Éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, pp. 53-54
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BIOGRAPHIEs > Marius von Mayenburg Né à Munich en 1972, Marius von Mayenburg s’installe à Berlin en 1992, après avoir suivi des études de langue, littérature et civilisation allemandes anciennes. Il assiste aux cours d’écriture scénique de Yaak Karsunke et Tankred Dorst au Conservatoire de Berlin. En 1996, il écrit, à partir d’un fait divers des années 1920, Haarmann, la chronique d’un tueur en série surnommé le « boucher de Hanovre », puis Fräulein Danzer et Messerhelden (Rois du couteau). Suivent en 1997, Monsterdämmerung (Crépuscule des monstres) et Feuergesicht (Visage de feu), pour laquelle il obtient, la même année, le prix Kleist d’encouragement aux jeunes auteurs dramatiques et le prix de la Fondation des auteurs de Francfort 1998 ; puis viennent Psychopaten (1998), Parasiten (1999), Das kalte Kind (L’Enfant froid, 2002). Visage de feu est créée à Munich dans une mise en scène de Jan Bosse en 1998, et montée à Hambourg l’année suivante par Thomas Ostermeier. Collaborateur de l’équipe artistique d’Ostermeier à la Baracke du Deutsches Theater à Berlin, Marius von Mayenburg rejoint la prestigieuse Schaubühne quand le metteur en scène en prend la direction en 1999. Il y travaille depuis comme auteur, dramaturge, traducteur (Sarah Kane, Crave ; Martin Crimp, The City ; Shakespeare, Hamlet ; Ibsen, John Gabriel Borkman), et comme metteur en scène. En 2009, il y monte Die Taube (Les Pigeons) de David Gieselmann et Die Nibelungen de Friedrich Hebbel. Les œuvres de Marius von Mayenburg sont jouées dans toute l’Europe et au-delà. En France, ses pièces sont jouées notamment au Théâtre national de la Colline (Visage de feu, mise en scène d’Alain Françon en 2000 ; La Pierre, mise en scène de Bernard Sobel en 2010) ou au Théâtre du Rond-Point (L’Enfant froid, mise en scène de Christophe Perton en 2005 ; Le Moche et Le Chien, la nuit et le couteau mises en scène de Jacques Osinski en 2011). En 2012, il met en scène sa pièce Märtyrer (Martyr) puis en juin 2013, Call me God, une pièce écrite à quatre mains avec Gian Maria Cervo, Albert Ostermaier et Rafael Spregelburd au Deutsches Theater de Berlin, sur le thème des tireurs fous, les « snipers ». Cette saison, il revient aux classiques et crée à la Schaubühne Viel Lärm um Nichts (Beaucoup de bruit pour rien) de William Shakespeare, qu’il a également traduit. Les textes de Marius von Mayenburg sont édités en France par les Éditions de L’Arche.
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> Matthieu Roy Diplômé de l’École Supérieure d’Art Dramatique du Théâtre National de Strasbourg (TNS) dans la section Mise en scène/Dramaturgie (groupe 36, 2004/2007), il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène au théâtre comme à l’opéra ― Stéphane Braunschweig, Matthias Langhoff, Jean-François Peyret, Emmanuel Demarcy-Mota et Joël Pommerat ― dans des maisons prestigieuses en France et à l’étranger. Il a suivi une master-class avec Krystian Lupa à Cracovie au Stary Theatre. Au cours de sa scolarité, il met en espace Little Boy de Jean-Pierre Canet et met en scène Léonce et Léna de Büchner et Drames de princesses d’Elfriede Jelinek. Au théâtre, il a été assistant à la mise en scène de Joël Pommerat sur Je tremble (1-2), créé au Festival d’Avignon 2008, de Michel Cerda et de Jacques David. À l’opéra, il collabore avec Richard Brunel sur Albert Herring de Britten en 2009, L’élixir d’amour de Donizetti en 2011 et Les noces de Figaro au Festival d’Aix en Provence en 2012. Avec la CIE du Veilleur, Matthieu Roy a créé L’amour conjugal d’après le roman d’Alberto Moravia et Histoire d’amour (derniers chapitres) de Jean-Luc Lagarce. Dès 2009, il engage un compagnonnage avec l’auteur français Christophe Pellet dont il crée La conférence (2010), Qui a peur du loup ? (2011) et Un doux reniement (2012). En 2011, il commande une pièce à Mariette Navarro ― Prodiges® ― créée au Théâtre de Thouars en octobre 2012. La pièce a été traduite et présentée à l’Institut Français d’Écosse dans le cadre du Fringe Festival d’Edimbourg en août 2013. En 2013, Matthieu Roy engage le projet artistique Visage(s) de notre jeunesse et créé Même les chevaliers tombent dans l’oubli, commande d’écriture pour le jeune public à Gustave Akakpo. En janvier 2014, il a créé Martyr de Marius von Mayenburg, traduit par Laurent Muhleisen, au TAP ― Scène nationale de Poitiers. Cette recherche autour des figures de l’adolescence et de la transmission se poursuit avec la création de Days of nothing de Fabrice Melquiot le 14 février 2015 à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Matthieu Roy vient de mettre en scène le dernier spectacle de Yannick Jaulin, Comme vider la mer... à la Coursive, scène nationale de la Rochelle, le 13 janvier 2015. Il a également mis en espace deux lectures du Feuilleton théâtral avec les Tréteaux de France. Très impliqué dans la transmission des outils de la création, Matthieu Roy intervient régulièrement dans les établissements scolaires (primaires, collèges, lycées). Il mène également des ateliers au Conservatoire et à l’Université de Poitiers. En 2009, il a mis en scène Le Moche de Marius von Mayenburg et Notre pain quotidien de Gesine Dankwart avec les élèves de la 3e promotion de l’EDT 91 de Corbeil-Essonnes ainsi que Macbeth de Shakespeare avec les élèves du Conservatoire supérieur d’art dramatique de Montpellier. En mars 2010, il a créé Qui a peur du loup ? de Christophe Pellet avec les élèves de l’École Internationale de Théâtre du Bénin (EITB - direction : Alougbine Dine) dans le cadre du FITHEB en partenariat avec la Fondation Zinsou et la Région PoitouCharentes. Depuis 2012, Matthieu Roy est membre du Conseil Scientifique de l’EITB et intervient régulièrement auprès de la 3e promotion Aimé Césaire. Il a mené un atelier autour de la pièce de Gustave Akakpo ― Même les chevaliers tombent dans l’oubli ― à l’automne 2012.
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Maurits Cornelis Escher, Œil
Directeur de la publication Stanislas Nordey Réalisation du programme Magali Mougel avec la collaboration de Fanny Mentré, Briac Jumelais et Caroline Strauch Crédits Photos du spectacle : Jean-Louis Fernandez Graphisme Tania Giemza Édité par le Théâtre National de Strasbourg Kehler Druck/Kehl − Janvier 2015
1 avenue de la Marseillaise BP 40184 67005 Strasbourg Cedex Téléphone : +33 (0)3 88 24 88 00 Fax : +33 (0)3 88 37 37 71 tns@tns.fr
SAison 14-15