Parages, la revue du Théâtre National de Strasbourg #1 [extraits]

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Dans la zone avec Malone... texte Lancelot Hamelin photographies Philippe Malone Philippe Malone est photographe et auteur dramatique. Ses textes, d’abord édités aux Solitaires Intempestifs, et ensuite aux éditions Quartett et Espaces 34 (dont III est régulièrement monté en France), sont traduits et créés à l’étranger, notamment en Allemagne, en Italie et en Pologne. Bien lotis (Espaces 34) a été sélectionné par le Bureau des lecteurs de la Comédie-Française. Il est auteur associé à l’ESAD à Paris depuis 2014.


Comment faire le portrait d’un auteur dramatique ? Lancelot Hamelin tient à brosser celui de Philippe Malone, en lui proposant une balade en banlieue, histoire de partager une psychogéographie poétique de leur exploration urbaine. Pris dans ce contexte, il en sort un portrait-collage, multidimensionnel, vertigineux et tout en mouvement.

Je n'ai qu'à ouvrir les yeux pour que recommencent le ciel et la fumée des hommes. Je vois et entends fort mal. Le large n'est plus éclairé que par reflets, c'est sur moi que mes sens sont braqués. Muet, obscur et fade, je ne suis pas pour eux. Je suis loin des bruits de sang et de souffle, au secret. Je ne parlerai pas de mes souffrances. Enfoui au plus profond d'elles je ne sens rien. Samuel Beckett, Malone meurt. 1 Le flash est un Elinchrom, Quadra Pro 20121, synchronisé avec l'appareil photo de Malone, connecté à une batterie au lithium que je porte en bandoulière. Je suis chargé de me placer à l'opposé de la source de la lumière − le ciel est couvert, donc le soleil est diffus − nous sommes en plein jour parisien, c'est-à-dire un jour sans ombre, le flash est hyper puissant, il balance du 400 watts, et doit compenser, voire contredire la lumière naturelle. Malone tourne autour d'un pylône de ciment qui supporte un pont du RER, à l'endroit où les voies se séparent :

1. Paris, Minuit, coll. « Double », 2004 (1951), p. 19

« Ce que j'aime avec le flash, c'est que ça dit qu'il n'y a pas de réel, il n'y a qu'une appréhension du réel, et ça, ça fait chier en ce moment, parce qu'on veut du réel. » Dans le terrain vague, on tourne autour des choses et on les foudroie : les buttes de terre herbues, les arbres nus, les monticules de gravats, les panneaux et les poteaux, les voitures ou les baraques à l'abandon, afin de sculpter ces choses dans l'espace, et leur permettre d'émerger sous nos yeux, dans l'air glacé. Les trains du RER passent au-dessus de nous, et le son nous environne, se mêlant au bruit des voitures sur les autoroutes, non loin de là. Nous sommes à Nanterre. Que cherchons-nous ? Une femme a disparu... On nous a parlé d'un vieux clochard qui détiendrait le secret d'un événement historique... Des braqueurs ont enterré leur trésor quelque part... Malone et moi avons quelque chose à nous dire, et nous espérons créer la situation propre à cette épreuve de la vérité... Ou bien seulement nous errons dans le terrain vague...



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Et c’est ainsi que de la ville déflorée aux défenses crevées s’épanchèrent les ruines c’est ainsi que s’éleva le feulement de rocaille et de sang le requiem d’une ville et son chœur de fantômes. Philippe Malone, Septembres. 2 RÉCITS DE RÊVES À NANTERRE Depuis mai 2013, je mène une enquête sur la ville de Nanterre : je recueille des récits de rêves auprès des habitants de la ville. Songes et cauchemars me sont confiés dans les rues, les parcs, les lieux publics, mais aussi dans des institutions : prisons, hôpitaux, associations, entreprises. Grâce au soutien du Théâtre Nanterre-Amandiers, qui accueille ce projet en résidence jusqu'aux élections de 2017, je peux documenter un petit coin de France − sous l'angle de la vie onirique. Ce projet est nourri par mes lectures de Rêver sous le IIIe Reich de Charlotte Beradt 3, de La Banque des rêves de Jean Duvignaud 4 et son équipe, du Songe de Poliphile de Francesco Colonna 5 ; mais aussi par ces livres qui prennent une ville pour sujet et en font un lieu géométrique de notre vie intérieure : Paterson, de William Carlos Williams 6, London orbital, de Iain Sinclair 7, ou Ça, de Stephen King 8...

Car une grande partie de mon travail consiste à arpenter la ville pour découvrir dans quel lieu ces songes que je recueille prennent racine. Je fais ces balades en compagnie d'amis artistes ou chercheurs : les photographes Marie-Sophie Leturcq et Cynthia Charpentreau ; le musicien Philippe Gordiani ; la neuroscientifique Perrine Ruby ou le psychanalyste Cyrille Noirjean... Entre décembre 2015 et février 2016, c'est avec le dramaturge Philippe Malone que nous avons zoné dans le terrain vague qui s'étend sous les ponts du RER, entre l'université et l'échangeur de la nationale N186 et des autoroutes A14 et A86, là où Roger des Prés situe le cœur de son projet de PRE : Parc Rural Expérimental. L'HOMME QUI PLANTAIT DES ARBRES Nous avons découvert les lieux un dimanche de décembre, au cours du spectacle itinérant de la Ferme du Bonheur, L'Homme qui plantait des arbres, où le texte de Giono résonnait étrangement lors que nous suivions un berger avec sa dizaine de moutons entre les tours d'immeuble, le long de l'autoroute, devant un terrain de basket, dans le terrain vague...

2. Voir la bibliographie de Philippe Malone à la fin de l'article, p. 38. 3. Trad. P. Saint-Germain, Paris, Payot & Rivages, coll. « Critique de la politique », 2002. 4. Paris, Payot, coll. « Bibliothèque scientifique », 1979. 5. Adaptation de Jean Martin, Paris, Imprimerie nationale, 2004. 6. Trad. Y. Di Manno, Paris, Corti, 2005. 7. Trad. M. Berrée et B. Schmidt, Paris, Inculte, 2010. 8. Trad. W. Desmond, Paris, Le Livre de Poche, 2002.


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La Ferme du Bonheur est l'œuvre de Roger des Prés, vieux punk qui occupe un terrain au cœur de l'université et en a fait le lieu d'une utopie réalisée à la sueur de son front, à la force du poignet et aux muscles de son imagination 9. C'est à la fois une ferme, avec des moutons, des vaches, un cheval, un paon et je ne sais quelles bestioles. Des terres cultivées dans le terrain vague qu'en ce jour de février, nous voyons noires et retournées, argentées par le givre. Et des cabanes, yourtes, caravanes habitées par des bénévoles ou employés de la Ferme, mais aussi par des artistes ou des sans-domicile qui trouvent ici un accueil informel, comme sur le rebord du foyer. Mais c'est aussi un lieu de spectacle, où l'on chante Genet, Khaled Kelkal ou Giono. Impressionnés par les contours de ce terrain vague, sauvages c'est-à-dire cultivés, nous avions décidé de revenir y faire une balade, car Philippe Malone est aussi photographe. Non, il n'est pas seulement un auteur de théâtre au style foudroyant. Oui, il faudra vous coltiner ce genre de mots, et ce n'est pas une hyperbole. Et ce n'est pas parce que Malone est un ami. Vous n'avez qu'à lire ce qu'il écrit, et vous serez foudroyé. (…) que tu craches heurtes ou saignes que tu comprimes le poing à le faire gicler que l'arceau de tes doigts cède sous la pression que la peau sous l'impact se déchire & abrase / les lambris de ta chair au plus une / bravade (…) Philippe Malone, Krach.

STYLE DE FOUDRE Foudroyant, oui, au sens littéral, car Malone déploie un style de foudre, c'est-à-dire qui étonne le lecteur endormi dans son époque comme dans une nuit. C'est-à-dire foudroie l'aveugle qui ne s'est pas mis en mouvement dans la nuit qui règne en plein jour de notre époque. Écriture au flash : il tourne autour des choses, grave des slogans dans la page, insérés dans le flux d'une parole parfois tissée d'alexandrins cachés. Ainsi Malone est-il capable d'accompagner le long d'un interminable travelling avant la chute non interminable d'un de nos contemporains le long d'un immeuble, dans Krach. Malone accompagne un enfant dans les décombres d'une ville bombardée le long d'une phrase immense, dans Septembres. Malone fait entendre le dialogue, et ce qu'on ne dit pas dans un tel dialogue, entre une DRH, une femme qui ne veut plus manger de ce pain-là, et sa fille, une jeune femme qui ne comprend plus les luttes de sa mère et est prête à se faire embaucher sans connaître le prix à payer pour sa servitude, dans L'Entretien. Philippe Malone est aussi, sous un autre nom − son vrai nom ? −, photographe pour la région Île-de-France, chargé du patrimoine contemporain. Depuis vingt-cinq ans, il sillonne la région pour saisir la mémoire industrielle ou l'évolution de l'espace urbain. Et il a été fasciné lui aussi par

9. Voir Roger des Prés, La Ferme du Bonheur, Arles, Actes Sud, coll. « L'Impensé », 2007. À LIRE ABSOLUMENT !!!


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ce territoire dont Roger des Prés fut le Stalker, car dans les villes lisses qu'ils nous fabriquent, invivables, il est rare de trouver de ces espaces vides, livrés à eux-mêmes, ces « zones blanches » dont parle Philippe Vasset 10, qui strient la planification de l'urbanisme et permettent cette forme de bonheur qui a à voir avec la chance. Une belle nature, des paysages arcadiens, des forêts, un déjeuner sur l'herbe à la Renoir, avec de grandes nappes. On touchait du sublime. Quelque chose de très doux, il y avait une grande douceur dans les couleurs de la végétation. Et c'était peut-être d'autant plus beau qu'on savait que derrière c'était contaminé. Derrière, c'était un poison mortel. Philippe Malone, Blast. DE GROSSES BULLES PIÉGÉES SOUS LA GLACE C'est un vieux train de RER qui nous dépose à la station Nanterre-Université flambant neuve. Nous émergeons du quai par un escalator, imitation d'un terminal d'aéroport sans avion. On découvre avec nostalgie, à une centaine de mètres, l'ancienne station, la station historique de Nanterre-U, dont ils ont détruit la passerelle qu'on voit sur les photos de Mai 68. Le campus en entier est réagencé par les promoteurs, de façon à cleaner les espaces. On en fera un beau non-lieu de circulation où les étudiants ne pourront plus glander/ penser, se réunir et fomenter leurs complots.

10. Voir Philippe Vasset, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007.

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NO FUTUR. Ces universités seront en revanche très adaptées aux massacres de masse, improvisés par des forcenés sans idées ou planifiés par des fanatiques armés d'idéologies lourdes. Nous quittons ces tristes lieux où la précision prépare les grandes catastrophes, et nous nous engageons dans le chantier qui s'étend aux alentours. Nous sommes au cœur de la guérilla urbanistique contre les terrains vagues, menée avec des gros engins dans les prés sauvages couverts de givre, et nous voyons les bancs de gravillons noirs crachés par une machine dont le bruit résonne dans l'air glacé. Nous passons les grilles du terrain vague, supportant un panneau jaune marqué « Epadesa », et pénétrons dans la zone dont les flaques d'eau boueuses sont gelées. De grosses bulles d'air piégées sous la surface de glace... (…) Personne ne me demande Comment est mort mon père ? Je l'ai tué Je plaisante NON JE NE PLAISANTE PAS Ma mère affirme que ses traits ordonnent à mon visage Comme ce nom, Richard, aux paroles dans ma bouche MA PROPRE MÈRE C'est un cadavre qui s'exprime (…) Philippe Malone, III.


Lumières Claudine Galea et Marie-Christine Soma rencontre Éclairagiste depuis 1985, Marie-Christine Soma a travaillé notamment pour Éric Lacascade, Arthur Nauzyciel, Catherine Diverrès, Thomas Ostermeier. À partir de 2002, avec Daniel Jeanneteau, elle co-signe entre autres les créations de Feux (August Stramm), Ciseaux, papier, cailloux (Daniel Keene) et Trafic (Yoann Thommerel). Elle adapte et met en scène Les Vagues de Virginia Woolf. Elle intervient à l’École nationale supérieure des arts décoratifs dans le département « scénographie » et à l’ENSATT à Lyon.


Parages se veut être un endroit singulier de rencontres. Claudine Galea et Marie-Christine Soma ne s’étaient jamais parlé. C’est chose faite. L’auteure de Au bord a souhaité inviter l’incontournable créatrice lumière de la scène théâtrale française. Elles nous livrent un échange original où chacune expose son parcours biographique, artistique et littéraire, ainsi que son rapport à la pédagogie.

Ces images portant sur la traversée de l'obscurité comportent un message immémorial : « N'ayez pas peur “de ne pas savoir” ». Clarissa Pinkola Estés Raconter le Monde [...]. Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois [...]. Dire aux autres, s'avancer dans la lumière et redire aux autres, une fois encore [...]. Jean-Luc Lagarce Rappelle-toi la lumière et crois la lumière. Rien n'a davantage d'importance. Sarah Kane

COMMENT ÇA COMMENCE ? Marseille, fin des années 1970. Livres, rêves, partir. Claudine Galea Je croise Marie-Christine Soma au lycée Thiers, elle est en khâgne, moi en hypokhâgne. Je me souviens d'elle, elle de moi à cette époque, nous ne savons pas pourquoi. Marie-Christine Soma Une forme de solitude peut-être… Je me souviens de ces années-là comme si j’étais tapie dans un coin, à observer… L'école c'était facile pour moi. Je devais être l'ascenseur social de la famille. J'étais programmée pour ça. Deux années affreuses, dominées par la compétition.


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Claudine Galea Je pourrais dire la même chose. Nous n'intégrons Normale Sup ni l'une ni l'autre. Je lâche tout pour partir à l'autre bout de la France, avec le secret espoir de faire du théâtre. Elle a commencé à traîner du côté du Théâtre Massalia. Marie-Christine Soma J'allais souvent dans le même théâtre, le Massalia, jusqu'à ce que quelqu'un me remarque, se demande qui est cette gamine bizarre et finisse par poser la question : « Ça t'intéresse, tu voudrais nous aider à quelque chose ? »

POURQUOI LE THÉÂTRE ? Nous avons la même réponse : à cause des livres et à cause du corps. Marie-Christine Soma Enfant, j'étais malade, j'allais très peu à l'école. À cette époque, les livres et la télévision m'ont sauvé la vie, il y avait des histoires, beaucoup d'histoires pour échapper à l’espace confiné de l’appartement, à toute cette anxiété qui m’environnait. Plus tard, adolescente, j'étais incapable de m'intégrer, j'étais un peu comme une autiste, en fait. Je cherchais un endroit où je pourrais être acceptée. Il m'a semblé qu'au théâtre on pouvait coexister de manière fraternelle sans qu'on me demande d'être autre chose que ce que j'étais, à partir du moment où je pouvais proposer quelque chose de bien, d'utile. Le théâtre, un endroit où on pouvait faire des choses à plusieurs. Un endroit où les corps sont vivants. Moi, je n'avais pas de corps, juste une tête posée sur rien. Le théâtre était un endroit où je pouvais être en vie. Claudine Galea Je sors d'une anorexie presque mortelle. Seuls les livres m'aiment, et je le leur rends. J'ai commencé à faire un peu de théâtre au lycée. Je ne le formule pas, mais je veux retrouver un corps. Passer par le corps d'une autre pour en obtenir un, fiable, aimable. Je me sentais comme Marthe dans L'Échange, ou Camille dans On ne badine pas avec l'amour. Secrètement, je me voyais être Marthe, et je me disais que je cesserais de me sentir invisible.


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Marie-Christine Soma Moi je n’ai jamais eu envie de jouer, j’avais envie de regarder, d’écouter, de décrypter quelque chose qui ne m’était pas autorisé. J'avais travaillé avec Mohamed Adi sur Moha le fou, Moha le sage de Tahar Ben Jelloun, fait les costumes et les décors. L’éclairagiste, Michel Pouteau, ne pouvait pas partir en tournée. Alors, c'est moi qui les ai accompagnés. Et ça m'a plu : j'étais dans le noir et, à la différence des costumes et des décors, c'était abstrait. Quelque chose de sensible mais abstrait. Travailler à cette intersection, ça m'allait. Comme lorsque je faisais de la philosophie et des lettres, je ne voulais pas choisir. Claudine Galea Mais il faut déjà un corps pour exister sur un plateau. Tandis que montrer quelque chose avec les mots, c'était possible. J'écrivais des sortes de poèmes. C'était ma lumière à moi, secrète. On écrit à l'écart. Une forme d'obscurité et, contrairement au théâtre, de solitude. Écrire c'était mettre des mots dans mon noir. J'avais un livre qui ne me quittait pas, j'avais tapé des phrases sur ma machine à écrire et je les avais scotchées sur le mur en face de la table où j'écrivais. L'une d'elles disait : « Normalement, rien n'est possible. Mais l'artiste crée des possibles là où il n'y en a presque pas. » C'est un peintre qui disait ça, Bram Van Velde. J'aurais pu continuer longtemps sans montrer. Pierrette Monticelli, Haïm Menahem et Ivan Romeuf au Théâtre de la Minoterie à Marseille m'ont demandé de les aider pour un spectacle. Alors j'ai écrit, et j'ai continué longtemps uniquement pour le théâtre, parce que c'était pour les autres. Ce sont cette destination et cette adresse qui m'ont autorisée à écrire, car je ne me sentais pas légitime. J’ai mis des années avant de me nommer « écrivain ». Marie-Christine Soma « L'œil est le toucher des choses lointaines », c'est une phrase de Novarina que je cite toujours aux étudiants. Fabriquer quelque chose qui va toucher les gens sans qu'ils sachent d’où ça vient, mais aussi effleurer, envelopper les acteurs, les magnifier, cela a été immédiatement un endroit de bonheur, de liberté aussi. Comme si j’avais découvert un lieu de partage possible, dans le silence et l’effacement. Après j'ai appris, partout, tout le temps, avec une soif absolue. Sur le tas !


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ANNÉES 1980 La province. Une histoire différente d'aujourd'hui, mais qui dit toujours quelque chose de vrai. Marie-Christine Soma Il y avait très peu d'écoles, à part les conservatoires. Marseille semblait loin de tout, et on ne savait pas exactement ce qui existait ailleurs. À la fin des années 1970, les compagnies ont commencé à exister, et elles étaient mues par un désir très fort, sans se poser trop de questions, sinon des questions politiques : « On a envie de faire ça, on le fait. » On était dans l'artisanat le plus complet. Claudine Galea Oui, on était un peu plus libres peut-être, un peu moins compétitifs, moins dans la comparaison. Un peu plus ignorants aussi. Marie-Christine Soma J'ai souvent envie de rappeler aux jeunes metteurs en scène, ou aux jeunes compagnies qui aujourd’hui affrontent une immense précarité et ont l’impression d’arriver à la fin d’un âge d’or qui aurait existé de toute éternité, que cette impression n’est pas tout à fait juste. À la fin des années 1970, au tout début des années 1980, on faisait du théâtre avec très peu, nous n’avions pas accès aux quelques institutions, il y avait infiniment moins de lieux pour montrer son travail, on rachetait un bout de chapiteau, trois gradins, et on se débrouillait. Je dis cela sans aucune nostalgie, c’était parfois très dur, mais l’époque permettait une certaine légèreté. Et puis, après 1981, peu à peu l'argent est entré dans la culture, et les conditions de travail se sont améliorées, c'était formidable pour la création. Mais tout n'est pas dû. Il faut toujours s'en souvenir. Nous sommes dans une période où, à nouveau, la situation est fragile, incertaine, difficile, il faut être vigilant et vif. Rappeler qu'il y a un moment où on n'avait rien, c'est vivifiant pour contrer la tendance à la plainte et à la désespérance. Il vaut mieux être ensemble que tout seul, c'était notre maxime.

ÉCRIRE, ÉCLAIRER, METTRE EN SCÈNE Milieu des années 1980 − années 1990. Nos chemins respectifs divergent, mais quelque chose à nouveau nous relie : mettre en scène. Je le fais très tôt puis j'arrête. Elle le fait plus tard, arrête puis y revient désormais régulièrement.


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Claudine Galea En 1986, je mets en scène un spectacle autour du Fou d'Elsa d'Aragon, avec un comédien (Patrick Blin). J'ai fait des assistanats à la mise en scène, des dramaturgies (Claudel, Lorca), je n'ai pas 30 ans, j'ai envie de partager de grands textes, de les faire entendre. Le Fou d'Elsa est un grand texte. Une sorte d'épopée. C'est surtout une langue, immense, où l'amour croise le politique. Je ne me dis pas que ce n'est pas un texte pour le théâtre, c'est un texte qui emporte, je le lis à haute voix, ça parle du chaos, de la guerre, du pouvoir, un « texte-monde », un cycle de poèmes sertis dans un récit, une narration très libre qui raconte à travers l'amour de Majnoun et Leïla la chute de la ville de Grenade, alors au faîte de la civilisation islamique, et la violence de la chrétienté colonisatrice. Il serait d'ailleurs incroyablement « d'actualité ». Avec le comédien qui est aussi régisseur, on pense les choses ensemble, la scéno, la lumière. On n'a pas d'argent, ce sont la lumière et un très beau manteau créé par Geneviève Sevin-Doering (elle fut costumière pour Vilar, Wilson) qui sculptent le mouvement et l'espace du petit plateau du Point-Virgule à Paris. J'ai approché deux, trois choses, je tente après coup une définition : mettre en scène, ce serait rendre visible l'espace imaginaire du texte, du rêve que le texte dépose en nous, à partir des corps, des voix, du mouvement, de l'espace, de la lumière. Marie-Christine Soma Moi, c'est en 1992. Deux comédiennes que je connais (Catherine Salvini et Marie Mainardis) me proposent de faire un spectacle autour de Danielle Collobert, plus précisément de son journal. Ce texte me bouleversait depuis longtemps, mais je n’aurais jamais imaginé en faire un spectacle, leur demande a été une sorte d’autorisation. C'est parti de leur désir. J’avais seulement la conviction de savoir exactement de quoi Danielle Collobert parlait, et que donc je serais capable de guider ces deux actrices. Je pourrais dire la même chose pour Les Vagues de Virginia Woolf que j’ai adapté et mis en scène en 2011, et maintenant pour ce projet que j'ai autour de Clarice Lispector. De temps en temps, une intime conviction s’impose… C'est la seule force sur laquelle je peux m’appuyer. Un texte vient vers moi, j’ai l’impression de comprendre, au-delà de ce qui est écrit, le mouvement à l'origine de cette écriture. Je peux ressentir l'endroit où ça a surgi, avant tout jugement, avant de me demander si c'est beau, par exemple, je sais soudain pourquoi ça a pris ce chemin-là. Un fil me relie à ce moment-là. Et à l’auteur. C’est très subjectif…




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Par exemple, quand j'ai lu ton texte Au bord, c'est comme si j'avais tout senti, quelque chose venait de très loin, et tout se mettait en place, toute une trajectoire pour arriver à un texte court, mais qui cristallise le parcours, comme si l'écriture réalisait, embrassait dans un seul geste ce que tu es en tant que personne et le monde tel qu'il est. Le plus intime et le plus universel réunis…

DEPUIS VINGT ANS Comment se lient l'écriture, la lumière, la mise en scène. Dans le creux du sens. Nous avançons « comme des taupes », dit Marie-Christine. Nous avons des valeurs, des convictions et des doutes, des questions. Le moteur demeure le désir, une forme de foi, la confiance, la curiosité, l'envie de transmettre. Claudine Galea Lorsque j'ai vu mon premier spectacle de Claude Régy, en 1991, Chutes de Gregory Motton − c'était tard, mais à l'époque on ne voyait pas Régy à Marseille, ni Pina Bausch d'ailleurs. J'ai été bouleversée par le rapport direct qui s'instituait entre la lumière et la parole. L'acteur était une sorte de filtre. Mais entre la lumière et la parole, quelque chose se touchait directement, comme deux corps conducteurs. C'est Régy qui m'a révélé le pouvoir de la lumière. Je pense que c'était Dominique Bruguière à la lumière et Daniel Jeanneteau à la scénographie. Il y a un chemin qui conduit directement du texte à la lumière, et de la lumière au plateau, à la mise en scène. Marie-Christine Soma J’ai eu ce même sentiment, cette même rencontre fulgurante lorsque j’ai vu Le Criminel de Leslie Kaplan, mis en scène par Claude Régy et éclairé par Dominique Bruguière. C’est un moment fondateur. L'immatérialité du travail de lumière… Une circulation d'émotions et d'affects, de mystère. Peu de gens peuvent imaginer le lien direct qui existe entre les yeux, le cerveau, les doigts qui tapent sur un ordinateur, lorsque l’on crée la lumière. C'est une sorte de transe, la lumière, un état second. Proche de l’improvisation d’un acteur ou d’un musicien. Tu peux improviser sans savoir exactement ce que tu fais et comment tu le fais. C’est un échange silencieux avec ce que proposent les acteurs, un dialogue avec les corps, les voix, l’espace.


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Je ne fais jamais de la lumière pour qu’elle signifie quelque chose. Il n'y a pas de sens mais, en revanche, je me dis toujours : « Si je suis au bon endroit, si j'ai bien ressenti le texte, si j'ai bien compris le metteur en scène, je vais trouver le chemin juste… » Cela s’apparente à une forme d’écriture, souterraine, structurante, silencieuse… Claudine Galea L'endroit de l'imaginaire, de l'intuition, de l'intériorité, de l'inconscient, du merveilleux. Un hors-champ au sens. Marie-Christine Soma Quand la lumière veut souligner ce qui est dans le texte, ça ne marche pas. Ce n'est pas dans le sens, c'est dans le creux du sens. C'est là que ça a un profond rapport avec l'inconscient. Depuis que nous sommes au monde, nous vivons dans la lumière, nous existons sous le soleil, avec la nuit, nous vivons avec les saisons, nous sommes imbibés de processus lumineux. Notre mémoire et notre inconscient accumulent toutes ces impressions, les relient à des souvenirs, des émotions : nous avons tous des émotions lumineuses en partage. C’est le trésor inépuisable des éclairagistes… Dans la création, avant ce moment où l’on est dans l’hypersensibilité et l’ouverture, il y a une autre phase, abstraite, géométrique, mathématique, où l’on travaille seul face aux plans de la scénographie. La lumière, c’est avant tout de la géométrie dans l'espace, un espace en trois dimensions dans lequel des corps en trois dimensions viennent s'inscrire. Il s'agit toujours de trouver dans une scénographie donnée, dans un théâtre donné, quelle va être la meilleure manière pour la lumière d'investir l'espace, de le pénétrer, de le magnifier, d’y circuler. C'est à la fois rébarbatif et incontournable. Passer par la rigueur et la contrainte. La lumière « passe » ou « ne passe pas », ce pourrait être un terme de psychanalyse ! C’est grâce à cette phase de recherche géométrique que nous pouvons ensuite tenter de réactiver sur le plateau la masse de données sensibles que nous avons en partage. La lumière, lorsqu’elle est réussie, est à ce carrefour, entre abstraction et sensible. Claudine Galea Comme la morphologie pour les peintres ? La maîtrise de la morphologie permet de révéler l'en-dessous de la technique, de faire circuler le mouvement, elle donne la vie au dessin.


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