PAROLES DE PARAGES FRÉDÉRIC VOSSIER
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Histoire de feuilles de Frédéric Vossier
(…) Dans un dortoir. A, assis sur le bord d’un lit. Temps. Une porte s’ouvre. B, même âge, sur le seuil. Il s’avance. B : T’es là ? A : Oui… B s’approche. A se lève. B : Salut. A : Salut. Face à face. Ils se regardent un moment. B : Quoi ? A : Rien. Je suis content. B : Ah… A : Et toi ? B : Moi aussi… Temps. B : C’est donc là… A : C’est là… B : Ok… Pause. Tu viens souvent ici ? A : Oui. B : Tu aimes cet endroit ? A : Bah oui. B : Tu viens seul ? A : Toujours. Pause. Sauf aujourd’hui… A s’assied. B ne bouge pas.
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A : Viens t’asseoir. B s’assied sur le lit d’en face. Viens. À côté. B : Je suis bien là. A : Tu ne veux pas venir à côté de moi ? B : Je ne sais pas. A : Tu ne sais pas ? Temps. Tu ne sais pas ce que tu veux ? B : Si. Je sais. A : Tu veux quoi ? B : Je suis là, avec toi. Temps. A : Tu as peur ? B : Non. Pourquoi ? A : Alors viens. B : Laisse-moi. A : Ici, c’est tranquille. Il n’y a jamais personne. Ils se regardent un moment. Gêne. Qu’est-ce qu’on fait ? B : On discute ? A : Tu veux discuter ? B : Ouais. A : Ok, parlons… Ils se regardent. A : Tu ne dis rien. B : De quoi veux-tu parler ? A : Je ne sais pas. De ce que tu veux. Pause. De toi ? B : Oh, moi…
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A sourit. Temps. Toi… Raconte… Temps. A : Je peux te raconter comment je suis venu jusqu’ici. Pause. Ok ? B : Ok. Temps. A : Pour venir ici… je prends un car… Pause. Je prends un car. Il y a tous ces gens, dans le car. Des vieux, des jeunes. Il y a toutes ces odeurs de gens. Les regards, comme ça, par là, tournant sur le côté, sans m’atteindre, murmures, chuchotements. Ils descendent, les uns après les autres. Tous les arrêts, pour venir jusqu’au bord de la forêt. Le car roule tranquillement. La pluie contre la vitre… et puis elle s’arrête. Éclaircie. Une lueur. Nuages sombres qui s’évanouissent… Et les odeurs d’essence. Envie de vomir. Besoin de sortir, marcher. Sentir les arbres. L’herbe trempée. Je cligne des yeux. La lumière qui s’étend légèrement. Les maisons, les hameaux, éparpillés, au loin. Pause. Champ, boue, vallée. Pause. La falaise. Pause. Et puis le dernier arrêt. Arrivé pas loin de la falaise, je sors du car, je suis seul. Je suis enfin seul. Je passe devant la falaise. Pause. J’ai contourné la décharge. Voitures brûlées. Et arbres noirs. Déchets. Odeurs, encore. J’ai le tournis. Mais je cours, cours, si vite, si vite pour venir jusqu’ici. Courir dans la forêt. Si tu viens jusque-là… Cet endroit. Cet endroit pourri qui reste à l’écart. Je n’ai pas froid. C’est là, enfant, que je venais. J’aime ce couloir. Même dans l’obscurité. Imagine-toi tous ces garçons dans ce long couloir, à la tombée de la nuit. Écouter. Dormir. Combien de fois à attendre ici dans l’obscurité ? B : Attendre quoi ? A : La paix. Le sommeil. Pause.
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La nuit. Attendre le sommeil, dans les chambres… Il y avait un tel vacarme. Insupportable. Ces petits cris lancinants. Qui résonnent. On entendait, depuis les lits. Petits cris perçants. Dans le couloir, les petits cris devenaient plus grands. Fallait traverser le couloir. Quelqu’un pouvait dire : « Qu’est-ce que c’est ? », « Mais qu’est-ce que c’est ? », « Quoi, tu comprends pas ? », « Tu sais pas ? » D’autres : « Arrêtez ! » Traverser le couloir et trouver d’où ça venait. J’ai ouvert une porte de douche. Une fille, tremblante, cramponnée à un grand gaillard. Le gémissement. Je me tiens devant eux, porte ouverte. J’ai dit : « Laissez-nous dormir. » Le gaillard m’a traité de pédé et m’a dit d’aller me coucher. La fille tremblait comme une feuille, toute blanche, et tout en sueur, accrochée à ses épaules. Et cachait son visage dans le creux de son cou. « Arrêtez ! » D’où venait la fille ? Si j’avais pu… Pause. Il m’a dit que j’avais de la chance car il pourrait me casser en deux. Et le vacarme, avec les ricanements, d’une chambre à l’autre. Soudain, en chœur. Des animaux, en pleine forêt. Hurlement des loups. Il m’a regardé et a rajouté : « Va te coucher, tapette ! » Et les gloussements à n’en plus finir. Pause. Et le lendemain, dans la nuit, les autres lendemains, toujours, l’été durant, toutes les nuits, les portes qui claquent et les gloussements dans les chambres. Cette agitation, pendant qu’un grand gaillard et une fille cachés, les cabines de douche, blanches et froides, le scintillement des parois, et le tremblement et les cris. Petits et grands. Pause. D’où venaient les filles ? Pause. Parfois, il y en avait une qui se mettait à chanter, au cœur de la nuit. La voix résonnait si bien dans la cabine de douche. Un chant à tirer les larmes. Il suffisait de rester un instant dans le couloir. Et après, je m’endormais… Temps. Qu’est-ce qu’il y a ? B : Rien. A : Détends-toi. B : Je suis détendu. A : Qu’est-ce qui ne va pas ? B : Tout va bien. Pause. Tu parles bien. A : Merci. B : Tu aimes raconter des histoires.
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A sourit. B : Tu aimes raconter des histoires, hein ? A sourit encore, acquiesçant. B : Dis-le que tu aimes raconter des histoires. A : Oui, peut-être… B : Si. A : Oui… B : Mais si. A : Oui. B : Mais bien sûr que si. A : Oui. J’aime ça. Raconter des histoires. Temps. B : Tu veux me déshabiller ? A : Je pourrais ? Temps. B : Tu veux poser la main sur moi ? A : Poser la main sur toi ? B : Tu veux quoi ? A : Sois tranquille. B : Je suis tranquille. Pause. Je t’écoute. Tu parles si bien. Mais si, bizarrement… Temps. Tu veux voir mon sexe ? A : Je voudrais bien. B : Tu veux le toucher ? A : Oui. B : Tu en as vraiment envie ? A : Vraiment. Pause. Tu as peur.
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Histoire de feuilles de Frédéric Vossier, mise en espace Anne Monfort, avec Ferdinand Régent-Chappey et Romain Gneouchev (Théâtre du Peuple, Bussang, décembre 2018) © Christophe Raynaud de Lage
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B : Non. A : Alors ? Temps. Je peux enlever mes vêtements. B : Fais comme tu veux. A : Je le fais. Simplement. Tu me vois. Tu vois comment je suis. A enlève vêtements, garde caleçon et chaussettes. Il se dresse devant B. B ne bouge pas. A sourit, en regardant B. B : Quoi ? A : Tu ne ris pas ? B : Non. A : Je baisse mon caleçon ? B : Fais comme tu veux. A : Je baisse mon caleçon et le sexe apparaît. A s’apprête à le faire, fait durer ce moment et finalement ne fait rien. A et B se regardent. Il ne se passe rien. A s’approche de B. A : D’abord, on s’embrasse, non ? B : Doucement. A lui caresse plutôt les cheveux. B : Doucement… A : Je suis doux ? B : Oui. A : Ça te plaît ? B : Ça va. A : On se caresse… B : Attends… A : Je te plais ? B : Raconte quelque chose. Temps.
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A : Quand on marche dans la forêt, on entend toujours des choses. Beaucoup de choses. Pause. Tu as entendu des choses ? Pause. Tu n’as pas entendu les feuilles ? Temps. Tu n’entends pas les feuilles, en marchant ? Temps. On traverse la forêt et on entend les feuilles. Pause. Les feuilles, elles gémissent. Pause. J’ai pris le car ce matin, très tôt. Et je suis venu marcher dans la forêt. J’ai marché dans la forêt toute la matinée. Je me suis perdu. J’aime ça. J’étais fatigué. Je me suis assoupi sur la mousse. Quelque chose est venu me réveiller. J’ai senti mon épaule, j’ai senti un coup, sur l’épaule. Une secousse. Dans la clairière. Un petit moment. Mais quand j’ai ouvert les yeux, il n’y avait personne. En rêve, peut-être. B ricane discrètement. La belle clairière. La mousse est si douce. Humide. Fraîche. La tête sur la mousse. Les feuilles. J’ouvre les yeux et je ne vois rien. Entre les arbres. Du bruit, les feuilles qui tremblent, soudain… Le vent. Et la lumière. Emporté par la lumière. Je marche. Les arbres, les broussailles. Buissons. Épines. Le sang qui coule. Faire attention. Toucher l’écorce. Crier, seul, entre les arbres. Courir. Vite. Courir sur le petit chemin, pendant que les feuilles gémissent. Courir à travers le gémissement. Suer, s’essouffler, s’arrêter. Reprendre son souffle. Sentir. Tousser. Cracher. Tomber sur la mousse, et se renverser, se rouler dessus, et rire, viens rire avec moi, viens te rouler sur la mousse, s’il te plaît, viens, viens te rouler avec moi, enroulons-nous. B ricane moins discrètement. Le massif du Donon. Pause. Ici, c’est comme le triangle des Bermudes. Forêt, montagne, creux et routes. Petites routes, le plus souvent désertes. Passent trois voitures par semaine. Je me suis dit : il va se perdre pour venir ici. B ricane beaucoup moins discrètement. A, soudain hurlant : Arrête ! Il le regarde. Ils se regardent. B : Qu’est-ce qu’il y a ?
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A : Tu es bête. Pause. Tire-toi. B : Qu’est-ce qui te prend ? A : Cherche-toi une fille. B : Où ça ? A : « Où ça ? » B : Mais qu’est-ce que j’ai fait ? A : Marche et trouve-toi une fille. B : Je n’aime pas les filles. A : Qu’est-ce que tu aimes ? B : Je n’ai jamais aimé les filles. A : Je ne sais pas ce que tu fous là. Temps. B s’approche de A, commence à le toucher, le caresser, lentement, il approche sa bouche de la sienne, ils s’embrassent. Le baiser finit par s’arrêter. A et B se regardent, face à face. A est figé, troublé, dubitatif. B : Cette forme, là. Une ombre. Peut-être c’est un renard. J’observe les fougères. Une forme qui bouge légèrement, qui se frotte délicatement aux fougères. Ça a l’air calme. Les yeux pourtant vifs. Et les oreilles dressées, aux aguets. L’animal aux aguets. Il a faim peut-être. La tête, à gauche, la tête, à droite. Une forme. On peut découvrir que c’est vraiment un renard. A sourit. Et s’approche de B. Ils s’enlacent. Vont sur un lit. S’allongent. Amorce d’une scène d’amour. (…) B, toujours habillé, allongé sur A, puis se relevant lentement. A ne bouge pas. Essoufflement lent et léger de B. Reprise tranquille de souffle. Soupir discret de plaisir. Souffle retrouvé. B secoue A, mécaniquement. Immobilité d’un cadavre. Temps. Observation du cadavre : sanglots, larmes, cris, tristesse. État confus.
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(…) B tire le cadavre du lit et veut le disposer au centre de la pièce. L’observe à nouveau, froidement. Il sort de sa poche un enregistreur, appuie sur une touche. Le pose sur le sol. Il prend avec son portable des photos de l’endroit, du cadavre. B : Bâtiment blanc. Endroit sordide. Vieillot. Couleurs ternes. Drôle d’époque. Bâtiment planté quelque part, perché sur un rocher, entre chemin et forêt. Blanc et morne. Couloir sombre. Traverser le couloir. Aller jusqu’à la fenêtre. Regarder la falaise, au loin. Les pierres, les arbres. Entendre le silence. Les murs craquent par moments. Gentil garçon. Joli. Vêtu simplement. Bavard, presque tendre. Lèvres chaudes et humides, langue épaisse. Beaucoup de salive. Impression désagréable. Mains moites. Odeur acceptable. Ne m’a pas montré son sexe. Peut-être sur le point de le faire. Sexe en érection, resté caché. Gentil garçon bavard, marchant dans la forêt. Amour de la nature. Gentil garçon, presque poète. Ricanement. Poète. Garçon cherchant contact. Contact physique. Contact de deux sexes qui bandent. Deux sexes qui bandent auraient pu se coller l’un à l’autre. Se cogner l’un contre l’autre. Se débattre. Dans un dortoir. À la tombée de la nuit. À l’écoute du vent, calme et froid. Ricanement. Garçon aimant garçons. Mais bavard. Souvenirs débiles. Contact facile. Approche facile, garçon encombrant. Garçon encombrant dans la forêt.
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Histoire débile d’épaule secouée dans la forêt, histoire de feuilles. Débilité du gémissement. Souvenirs de dortoir… Garçon presque poète… Garçon débile. Ricanement. (…) B avec une housse dans les bras. Il la dépose à côté du cadavre. Prend la housse en photo. Un corps de garçon. En automne. Un corps de garçon. En caleçon et chaussettes. Un corps de garçon. Découvert sous un tas de pierre. Commence à faire glisser le cadavre dans la housse. (…)
Frédéric Vossier a publié chez Théâtre Ouvert (Paris) les pièces C’est ma maison (2005), Rêve de jardin (2006) et Ciel ouvert à Gettysburg (2010) ; chez Espaces 34 (Les Matelles) Bedroom Eyes ou Maison qui tombe (2006) et Prairie (2013) ; chez Quartett (Le Perreux-sur-Marne) La Forêt où nous pleurons (2008), Mannekijn / Porneia (2009), Bois sacré / Passer par les hauteurs (2009), Lotissement (2012) et Rich and Famous (2014) ; et aux Solitaires Intempestifs (Besançon) Jours de France (2005), Monroe / Tahoe (2015), Ludwig, un roi sur la lune (2016), Saint Laurent velours perdu / Pupilla / Chambres de Marguerite G. (2018), Grand Palais avec Julien Gaillard (2020), et dans la collection « Du Désavantage du vent » Stanislas Nordey, locataire de la parole (2013). Frédéric Vossier, auteur dramatique, est conseiller artistique au Théâtre National de Strasbourg depuis 2015. Ses textes ont été créés entre autres par Sébastien Derrey, Cyril Teste, Jacques Vincey, Madeleine Louarn. Tommy Milliot a remporté le prix Impatience 2016 avec Lotissement. Maëlle Dequiedt a créé en 2019 Pupilla au Théâtre de la Cité internationale à Paris avec Laure Werckmann. Condor sera créé au Festival d’Avignon 2020 par Anne Théron avec Annie Mercier et Frédéric Leidgens.