PARAGES 06 | PAULINE PEYRADE

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PAROLES DEÂ PARAGES PAULINE PEYRADE

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Beau, corbeau de Pauline Peyrade


Pour Simon Delétang.

Nuit. Bertrand et La Marcou sont penchés au-dessus d’un plat de terre rempli d’eau. Calme. LA MARCOU : Dis-moi à quoi elle ressemble. BERTRAND : Qui ? La Marcou jette une pièce d’or dans l’eau. LA MARCOU : La maison. BERTRAND : Tu ne l’as jamais vue ? LA MARCOU : Mes yeux la connaissent. C’est tout. BERTRAND : Je la connais comme ma poche, cette maison, par cœur. Depuis toute ma vie. Je m’en suis occupé. J’ai acheté des choses. LA MARCOU : Décris-la-moi. Simplement. Comme ça te vient. BERTRAND : Comme ça me vient ? LA MARCOU : Oui. Bertrand pense à la maison. BERTRAND : Elle est grande. Élégante. Solide. La Marcou soupire. C’est moi qui ai scié les planches pour faire l’annexe. Du bon bois d’ici, coupé dans la forêt. La Marcou soupire. Il y a une grande cheminée, la plus belle du village, et − La Marcou soupire. Frisson. Qu’est-ce que tu fais ? LA MARCOU : Hum ? BERTRAND : T’arrêtes pas de souffler. Tu vas pas jeter un mauvais sort ? LA MARCOU : Je ne jette pas de sorts. BERTRAND : Pourquoi tu souffles comme ça quand je parle ?


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LA MARCOU : Ça m’aide à voir. BERTRAND : Tu vas rien toucher ? Tu jures ? LA MARCOU : Je ne peux rien toucher, je suis là. Frisson. Bertrand hésite. La Marcou jette une pièce d’or dans l’eau. Bertrand reprend. BERTRAND : Il y a une grande cheminée, donc, la plus belle du village, et des peintures neuves, j’ai choisi les couleurs. J’ai tout repeint moi-même avec les couleurs que j’ai choisies et que j’ai achetées. La Marcou soupire. La plus belle pièce, c’est la plus petite. La salle de jeux sous le toit. Il y a des jouets et des livres et une moquette bleue, on dirait la mer. LA MARCOU : Ne pense pas à lui. Concentre-toi sur la maison. BERTRAND : Je n’ai pas parlé de lui. LA MARCOU : Tu penses à lui. Je t’entends. Tu en mets partout. BERTRAND : Mais non. LA MARCOU : Tu y penses. Arrête. Bruissements d’ailes. Frisson. BERTRAND : Ça rôde, ici. LA MARCOU : Y a rien qui rôde. C’est les montagnes. BERTRAND : Ça rôde très bien dans les montagnes comme dans la vallée. LA MARCOU : Pas ces montagnes-ci. BERTRAND : Qu’est-ce que tu sais ? LA MARCOU : Je le sais, parce que je le dis. BERTRAND : Tu peux dire autant que tu veux, je crois ce que je vois avec mes yeux, pas ce que j’entends dans les bruits qui courent. LA MARCOU : Parle-moi de la maison. BERTRAND : Il n’aime pas la maison. Quand il vivait là, il sortait jamais de sa chambre que pour dire qu’il voulait foutre le camp. La ville, la capitale, il disait, il avait que ça à la bouche. De la merde, la capitale. Il revient comme un capitaine maintenant alors que la maison, il s’en fout. Ici, il s’en fout.


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LA MARCOU : J’ai dit, la maison. Pas lui. BERTRAND : La maison, c’est ce que je dis. Il y a un grand arbre dans le jardin, il veut le couper, il dit que ça bloque le soleil. L’arbre, c’est les vieux des vieux qui l’ont planté, il était là bien avant leur naissance et la nôtre. Et lui, pour son petit confort de bâtard, il sort la tronçonneuse. Frisson. L’eau tremble. LA MARCOU : Ne parle pas comme ça devant l’eau. Calme-toi. BERTRAND : Il arrive et il critique tout. C’est honnête, ça ? C’est calme ? LA MARCOU : Tu n’écoutes pas. Tu cries. BERTRAND : C’est toi qui n’écoutes pas. Il parle et il parle et tout le monde l’écoute. Il dit qu’il va les aider, qu’il va améliorer et qu’il faut tout changer, il apporte le pognon alors que les vieux ils ont peur, ils pensent qu’il sait mieux parce qu’il vit loin, il revient avec ses belles chemises et ses pantalons, et les vieux ne voient que ça, ça leur bouche les oreilles. Il dit qu’il connaît des gars bons, des gars forts là-bas, il dit qu’il les fera venir, il peut, il a les billets. Des conneries, encore, et des plus grosses. Il dit que mon travail n’est pas sûr, que je ne sais pas ce que je fais. Mes couleurs, il dit qu’elles sont moches. Mes planches, il tape dessus qu’elles sont toutes de travers. Je sais très bien ce que je fais. La maison, le bois d’ici, tous les bois, je les connais comme ma famille, je ne fais pas n’importe quoi. Pas besoin de gars très forts et très chers pour le savoir à ma place, c’est l’inverse du bon sens, mais ça, tout le monde est aveugle, personne dit rien. Il jette son argent sur les vieux comme un mauvais sort, ils sont tout hypnotisés. C’est de la sorcellerie, tout ce pognon. C’est pas de leur faute, comment veux-tu qu’ils résistent ? Sang de bâtard de sale race de sale engeance, il empoisonne l’air avec l’air qu’il respire, il va tout détruire. La Marcou jette une pièce d’or dans l’eau. Je ne voulais pas m’énerver. C’est l’autre, c’est plus fort. La Marcou soupire. T’es en colère ? La Marcou soupire. Bruissements d’ailes. Sursaut. Ça rôde encore. Ça rôde partout ici. La Marcou chantonne. LA MARCOU : Corbeau, corbeau Oh le joli volatile BERTRAND : Quoi ? La Marcou soupire.


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Beau, corbeau de Pauline Peyrade, mise en espace Ferdinand Flame, avec Simon Delétang et Claire Cahen (Théâtre du Peuple, Bussang, décembre 2018) © Christophe Raynaud de Lage


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LA MARCOU : Je l’ai vue. Frisson. BERTRAND : Quoi ? LA MARCOU : J’ai vu. BERTRAND : Tu l’as vu, qui ? Lui ? LA MARCOU : Ta maison, la maudite, je l’ai vue. BERTRAND : Quoi ? Bertrand se penche au-dessus du plat de terre. LA MARCOU : Minuscule et dorée, une pépite noire qui brille dans la nuit, et des cercles autour. Des cercles rouges et bleus, comme des veines. BERTRAND : C’est où ? Je vois rien. LA MARCOU : Les cercles ne se touchent pas, elles n’appartiennent pas au même corps. Il y a deux maisons dans ta maison. Le sang bleu est ancien, il s’enroule autour des veines vivantes, et leur sang se fige et s’empoisonne lui-même, il se dévore lui-même pour survivre, sans nourriture, sans oxygène. BERTRAND : Tu insultes ma famille ? LA MARCOU : Je te dis ce que j’ai vu. BERTRAND : Arrête ton mauvais sort. Tu essaies de m’embrouiller. LA MARCOU : J’essaie de te montrer quelque chose. Avant ta maison, il y avait une autre maison. Tout s’est détruit. BERTRAND : Tu insultes ma famille. Je ne te permets pas d’insulter ma famille. LA MARCOU : Je n’ai insulté personne. BERTRAND : Tu as parlé de notre sang qui s’entre-dévore. Comment tu oses dire que notre sang est pourri ? LA MARCOU : Ce n’est pas le sang des tiens, c’est le sang de la maison. La maison est empoisonnée. Elle t’empoisonne la tête. Tu as du poison dans la tête et dans les yeux. BERTRAND : C’est toi qui m’empoisonnes la tête, maudite. LA MARCOU : C’est là, dans la maison, caché. La maudite, celui que tu cherches. Ça s’est glissé dans les murs, incrusté dans la charpente. C’est partout. BERTRAND : La maison, c’est nous qui l’avons construite. Les vieux des vieux des vieux, on a posé les briques, planté les arbres, on a toujours vécu là. S’il y avait quelque chose dans les murs, on le saurait.


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LA MARCOU : Ils le savent. BERTRAND : Qui ? LA MARCOU : Ta famille, ils le savent. BERTRAND : Laisse-les en dehors, maudite. La Marcou se penche au-dessus du plat de terre. LA MARCOU : Tout a commencé avec une corde. BERTRAND : Tais-toi ! C’est pas elle, c’est pas ce que tu racontes, c’est l’autre, le bâtard. Tu n’as pas le droit d’insulter ma famille. C’est ma maison, elle n’y peut rien. C’est lui, la cause de tout. Lui et tous ses mensonges, ses phrases longues et son pognon de rampant, c’est de sa faute, tout est de sa faute. Bertrand crache dans l’eau. Maudit, reste caché, bien tout au fond, je t’arracherai les yeux et je balancerai tes tripes aux chiens ! L’eau tremble. La Marcou remue l’eau dans le plat de terre. Qu’est-ce que tu fais ? LA MARCOU : L’eau ne dira rien. BERTRAND : Quoi ? LA MARCOU : Ça ne sert à rien. BERTRAND : Arrête. LA MARCOU : Tu as insulté l’eau. BERTRAND : Tu n’as pas le droit d’arrêter, je t’ai donné de l’argent. Tu m’as promis la preuve. LA MARCOU : Je ne t’ai rien promis du tout. BERTRAND : Tu m’as promis la preuve que le bâtard, que c’est lui qui me vole la maison et que je dois le chasser, que la maison est à moi. J’ai besoin de la preuve pour les vieux, pour que tout le monde voie. LA MARCOU : Je te l’ai dit. La malédiction, ce n’est pas lui. Quelque chose rôde. Du poison dans l’eau. Un nœud de tisserand rouge qui se noue et se dénoue sans cesse. Plus tu dénoues le nœud, plus il s’emmêle. La corde est trop longue, trop solide, elle est prise dans les courants. BERTRAND : Je t’arrache la langue de mensonge et de connerie, tu es contre moi ou bien tu es aveugle ? LA MARCOU : Change tes yeux. Tu ne veux pas ouvrir les yeux.


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Bruissements d’ailes. BERTRAND : Mes yeux sont très ouverts, ils voient clair, comme un chat. Tout le monde qui a les yeux qui brûlent dès qu’il ouvre la bouche. Tout le monde qui lui lèche le cul toute la journée. Tout le monde qui pense qu’il fera du bien au village avec tout son argent, tous ces cons-là et ces bêtes, ces tellement bêtes que je pourrais les crever un par un. Et les vieux, ces connards de vieux qui ne voient rien, qui se laissent manipuler et qui le laissent tout détruire et tout critiquer, je veux que les vieux ouvrent les yeux et qu’ils comprennent. Donne-moi la preuve, qu’ils soient obligés de me croire. Qu’ils ne laissent pas le sang de la maison pourrir dans les billets et manquer d’oxygène. Je veux qu’ils comprennent, qu’ils voient clair, comme moi, et qu’ils le chassent, et qu’on ne le voie plus jamais. Qu’il retourne à sa capitale maudite. Qu’il nous laisse tranquilles, loin. Pour toujours. Bruissements d’ailes. L’eau tremble. La Marcou chantonne. LA MARCOU : Corbeau, corbeau BERTRAND : Donne-moi la preuve. C’est quoi que tu veux ? C’est de l’argent, tu veux plus d’argent ? LA MARCOU : Tu connais tout par cœur de la maison, mais c’est inutile si tes yeux sont crevés. BERTRAND : Maudite crevure crevée de sale race de sorcière, tu es comme lui, de la sale engeance d’avarice. LA MARCOU : Je ne peux pas t’aider. L’eau a tout emporté. BERTRAND : C’est l’appât qui te parle. T’en veux plus que tu pourras jamais en faire tenir dans tes poches et entre tes dents. Tu me prends pour un gentil qui se laisse faire comme un gentil. Je ne suis pas gentil. Bruissements d’ailes, plus proches. Ils croient que je vais me laisser faire ? J’exécuterai mes menaces. L’autre con de rampant avec son argent, il me piétine et ils continuent à l’inviter dans la maison, que le tout fou arrête de frimer car il prend un coup de poing dans la gueule et il se sauve. Il y aura une vengeance. J’espère qu’il mourra de chagrin, le chef. Il y a toujours une vengeance. L’eau tremble. Quelques gouttes tombent sur le sol. Arrête de ricaner. LA MARCOU : Je ne ricane pas. Il faut moins se méfier des esprits que des gens qui n’en ont pas. BERTRAND : Ton rire. Arrête de rire. LA MARCOU : Je ne ris pas. La Marcou ne rit pas.


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BERTRAND : Je t’ai dit arrête. Arrête ! Frisson. Calme. LA MARCOU : Berht Hraban. BERTRAND : Quoi ? LA MARCOU : Bertrand. C’est un nom allemand. BERTRAND : Moi ? LA MARCOU : Bertrand. Berht Hraban. Beau, corbeau. BERTRAND : Ne m’appelle pas corbeau, sale maudite. Tu me traites de bâtard ? La Marcou chantonne. LA MARCOU : Corbeau, corbeau Oh le joli volatile BERTRAND : Arrête. LA MARCOU : Corbeau, corbeau Oh le joli volatile Quel bel oiseau, le corbeau Le ciel est gris et la pluie Tombe sur le plateau Corbeau BERTRAND : Arrête, je t’étrangle. Bruissements d’ailes. Bertrand se bouche les oreilles. La Marcou chante. LA MARCOU : La vieille de la forêt Lui donne à manger Quand l’hiver est rude et que la neige apparaît On le voit posé Sur sa cheminée Il est là, c’est le roi Le vent se lève. Corbeau, corbeau


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Oh le joli volatile Quel bel oiseau, le corbeau Le ciel est gris et la pluie Tombe sur le plateau Corbeau Sursaut. Un sourire. Calme.

Pauline Peyrade a publié aux Solitaires Intempestifs (Besançon) Ctrl-X / Bois impériaux (2016), Poings (2017) et Portrait d’une sirène (2019). Pauline Peyrade est autrice dramatique. Ses textes sont créés notamment par Cyril Teste, Das Plateau et la #CiE, et certains sont produits par France Culture. Elle est autrice associée au Théâtre des Îlets − CDN de Montluçon (2016-2019), au Poche/GVE à Genève (2016-2017), aux Scènes du Jura (2018-2019) et aux Quinconces L’Espal − scène nationale du Mans (à partir de 2019). En 2019, elle devient co-responsable du département « Écrivain-dramaturge » de l’ENSATT avec Samuel Gallet. En mars 2019, elle est lauréate avec Poings du prix des lycéens Bernard-Marie Koltès (3e édition) initié par le TNS. Elle écrit pour le programme « Éducation & Proximité » de la saison 2019/2020 un texte intitulé À la carabine.


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