PAROLES DEÂ PARAGES PENDA DIOUF
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J’mèle
*
de Penda Diouf
Les astérisques renvoient en fin de texte page 147.
Erreur judiciaire : Erreur de fait commise par une juridiction de jugement dans son appréciation de la culpabilité d’une personne poursuivie. Gérard Cornu, Vocabulaire juridique. Here lies / George Johnson / Hanged by / Mystake / 1882 He was right / We was wrong / But we strung / Him up / And now he’s / Gone. Pierre tombale dans le cimetière de Tombstone, Arizona, États-Unis.
Les Ailes du corbeau Ça a commencé par un corbeau Un immense oiseau de mauvais augure − Tu l’as vu toi aussi ? − Son image reste ancrée, là. J’oublie pas. Le volatile a étiré ses longues ailes Par-delà les terres, par-delà l’océan Nous a enveloppées de son ombre maudite Enfermées dans son croassement calomnieux Sombre magie Étrangères il nous a réunies Dans le même ventre Celui de la bête Nous modelant dans la même fange, la même boue En lieu de placenta Os lambeaux de chair sang Os lambeaux de chair sang Nous sommes sœurs. Nous sommes plus que sœurs ** Nous sommes j’mèle * Je sens encore son souffle Sur ma nuque Son haleine chaude quand je l’entends croasser à mes oreilles Jusqu’à percer mes tympans « C’est toi c’est toi c’est toi »
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Je n’entends plus rien, Le sang coule de mes oreilles Non. Ce n’est pas moi, je n’ai rien fait Mais l’acouphène est trop fort Prise dans ses griffes, emportée dans un tourbillon Juridique et médiatique Jeune fille sans histoire il m’en a créé une Jeune fille sans nom il m’a baptisée d’un claquement d’ailes D’un cri long et lugubre Un vol Montigny-lès-Metz − Jacksonville La Lorraine − la Floride On a vu plus heureux en termes de jumelage
Les os qui craquent − T’as vu cette cicatrice ? Ça date de ce moment – Comment oublier… Moi j’en ai aussi – Tu me montres ? – Laisse tomber – Allez je t’ai montré moi. Et celle-là t’as vu ? – Laisse tomber j’te dis L’humiliation des miens, menottes aux poignets. Je suis… décontenancée, je ne sais pas où poser mon regard. Affronter les badauds, les curieux, les fixer dans les yeux. Non, non… Je suis hagarde. Mon corps pèse des litres d’angoisse qui dégoulinent en suivant le trajet front cou aisselles dos sexe pieds. Je schlingue la peur. À ma gauche, un des policiers me regarde dégoûté à la vue de la tache sur l’entrejambe de mon pantalon. À ma droite, l’autre se moque. Je macère dans mon jus de frousse. Je rêve d’un souffle d’air. − Donne-moi la main. Respire avec moi. Inspire, expire, inspire… Mes parents me croient au travail. Mes patrons me croient à la maison. Aucun de mes proches ne sait où je suis réellement. Perdue dans un trou noir entre la maison et le travail. Poussée dans un terrier, traînée dans la boue. Il peut m’arriver n’importe quoi. De mon trou, profond. J’appelle
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à l’aide mais personne ne m’entend. Je distingue les ailes du corbeau tournoyer haut dans le ciel, signalant ma présence au vautour. Je l’entends qui approche, son pas lourd sur le talus. Je ne suis pas en sécurité. − Aide-moi ! Putain aide-moi ! − T’es pas seule j’mèle*, je suis là ! J’apprends que j’ai tué deux enfants, salement, à coups de pierre. Ils ont été retrouvés près de ma maison. J’apprends que j’ai tué une vieille dame blanche au supermarché. Je faisais tranquillement mes courses. Son mari a vu une femme noire tenir l’arme, s’enfuir et partir en courant. Pour la police, ni une ni deux, c’est moi. « JE n’eNverrAI pAs unE PerSONne innoCentE EN prIson », c’est ce que répète le mari. Mais je suis innocente. J’aime faire du vélo. Mes collections de timbres et de cailloux. J’aime ramasser des champignons. Je suis pas débile, juste introvertie. Moi je joue de temps en temps à la console. J’aime manger des céréales en regardant les matchs de la NBA. − T’as un amoureux ? − Non − Moi non plus − T’en as déjà eu un ? − Non. Et toi ? −… On m’amène au commissariat L’inspecteur est là, sûr de son droit Je ne fais pas le poids Face à son regard de vautour Je sens le souffle du corbeau Qui me répète sans cesse « C’est toi c’est toi c’est toi » Qui lui répète sans cesse « C’est elle c’est elle c’est elle » Les questions vont durer des heures Bien plus que le droit ne le permet « C’est toi c’est toi c’est toi » − Je vais chanter, haut et fort. C’est ça qu’il faut faire, chanter plus haut que lui. On ne l’entendra plus.
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Elle chante Take Me to the Water de Nina Simone. L’autre la suit. Calme. Ses insinuations Le scénario est déjà écrit Je n’ai plus qu’à répéter C’est la condition Pour rentrer chez moi, revoir mes parents Sortir du terrier Les rassurer Leur dire que je n’ai rien fait Petite Fadette perdue Je n’ai plus qu’à répéter, à signer Mais je ne veux pas Alors on m’amène dans la forêt De nuit On coupe le moteur de la voiture On me traîne dehors Pieds et poings liés On marche longtemps, longtemps Je trébuche, je ne vois rien Il me serre fort contre sa poitrine Baiser maudit Jusqu’à broyer mes côtes Et l’oiseau croasse à ses côtés Comme pour l’encourager À m’enserrer davantage Je ne respire plus À demi consciente On danse une valse macabre et obscène Au milieu des chênes Je ne trouve pas le bon tempo Poids mort dans les bras du géant Mes pieds trébuchent mes pieds chancellent Poupée de fange et de boue La force de son regard Fait ployer mes paupières Que je ne relève plus Ses doigts énormes dans mes orbites Œil gauche poché de bleu, œil droit poché de bleu
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Je pense avoir suffisamment encaissé, donné satisfaction Pantin aux membres désarticulés Qui ne peut plus marcher Ne peut plus respirer Répéter à l’envi leur vérité « C’est toi c’est toi » Oui c’est moi Ils vont me relâcher… C’est la promesse Pendant deux ans, je n’ai pas revu mes parents Je les ai quittés enfant, ils ont retrouvé au parloir une adulte de dix-huit ans − Ça va ? Hé ? Tu tiens le coup ? − J’y arrive pas, je suis usée ***
La Meute de loups Canard solitaire Chouchou Lèche-cul Fil de fer Elle se frotte les mains et le visage frénétiquement − Arrête, arrête j’te dis, tu vas devenir folle − Je me sens tellement sale − Arrête j’te dis. La saleté elle est dans leur gueule. La saleté elle est dans leurs gestes. La saleté elle est dans leur regard. Ils ne peuvent pas altérer ta beauté. « Tu sAIs peut-êTRe tUer des gOSSes, maiS Pas neTToYer un fRIgo. » C’est ce que me répète mon patron avant le procès. Je prends perpète. Moi aussi perpète… À deux mois près, j’étais envoyée dans le couloir de la Mort. Toujours dans le terrier, labyrinthe souterrain dont la sortie m’est dissimulée, j’entends les loups hurler. Ils écorchent mon nom, déchirent mes vêtements, déshabillent ma famille, exhibent notre maison. Je les vois sur le canapé du salon, griffant d’excitation les tissus, regarder maman, papa, mon frangin. Langue pendante, ils s’installent à notre table. Leur bave sur la nappe à carreaux, leur bave sur le poulet-frites du dimanche. Ils s’ébrouent sur mon lit, laissent des poils rêches
J’mêle de Penda Diouf, mise en espace Émilie Capliez, avec Ysanis Padonou et Claire Toubin (Théâtre du Peuple, Bussang, décembre 2018) © Christophe Raynaud de Lage
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partout. Ils sont là, spectateurs de cette famille pauvre de Lorraine, de cette famille noire de Floride. Ce n’est pas le crime qui est jugé. C’est la sobriété des murs, le papier décrépit, les taches d’humidité, la vaisselle ébréchée, la tirelire éternellement vide. On me reproche de ne jamais trouver les mots justes pour me défendre. C’est ma langue de prolétaire qu’on condamne. Je n’ai pas les bons mots, je n’ai pas les codes. Ils posent leur museau froid sur les pierres précieuses dans ma chambre, les retournent une à une comme pour en déceler le charme, et, déçus, les envoient valdinguer d’un coup de patte rageur. Ils ne comprennent rien au mal qu’ils font. Ils déchiquettent mes timbres. Ils sortent mes sous-vêtements du placard et les exhibent en aboyant, sexe dressé, tout-puissants. Ils font du bruit. Ils font un boucan. Leur cri est un va-et-vient, de Jacksonville à Montigny. Les loups se répondent en écho. D’un côté une famille pauvre et sans histoire, de l’autre une famille noire sans oseille et sans histoire. La vie sans luxe, sans oripeaux. Des corps héritiers des mines ou des champs de coton. Des corps courbés, qui souffrent et n’intéressent personne. Des vies tuées qui n’intéressent personne. Part de gémellité de nos identités. Combien comme nous, tués en silence, qui croupissent en prison, morts coupables alors qu’ils étaient innocents ? Et moi dans mon terrier, j’attends, comme l’enfant que je ne suis plus. Le réveil, la douche, les repas, la promenade. Je réapprends l’absence d’intimité, les yeux des surveillantes sur mon corps nu. Les yeux des autres détenues sur mon corps nu. Être enfant dans une prison d’adulte. − Tu veux en parler ? − Non je veux pas. Je veux pas j’te dis Seize ans dehors seize ans dedans. Seize ans de vie sans lune, sans trêve sans repos à attendre les révisions du procès. À espérer un nouveau témoignage. Je n’entends plus le corbeau. Le temps passe. La meute se calme.
Les Lucioles − Comment tu as tenu tout ce temps ? − On est parfois plus résistant que ce que les gens croient. J’ai beaucoup gribouillé, dessiné, rêvé. Quand le soleil décline, je marche dans les montagnes En suivant le talus Je grimpe au sommet de la vallée J’emplis mes poumons d’air Cela fait si longtemps
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Je caresse les troncs des arbres J’arrache la mousse et en emplis les poches de mon K-Way J’écoute le bruit des bêtes Qui ne crient plus mon nom Je reviens chez moi Enfin Tout est calme Encore étrangère à cette paix Le cœur serein Au diapason des éléments J’arrive au sommet Je me couche et m’ouvre au silence L’herbe est humide − J’ai apporté des hamburgers. Des hamburgers maison, à partager. T’en veux ? Toutes deux couchées Sœurs plus que sœurs ** J’mèle * Le soleil se couche et la nuit s’invite Dans un silence respectueux Loin du grincement des portes qui se ferment Sur notre liberté Sororité Loin du cliquetis des clés Les lucioles nous escortent Insectes agités Modestes phares Dans nos rêves étoilés J’ai envie de tendre la langue De les avaler Pour rayonner De l’intérieur Que ma lumière scintille Au rythme de mon territoire Sec aride et scarifié − Tu sais ce que me racontait ma grand-mère à propos des étoiles filantes ? − Raconte
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− Qu’en haut, derrière les nuages, il y a une autre forme de vie. − Des extraterrestres ? − J’en sais rien. Mais là-haut, les gens vont à la pêche. Et ce sont des étoiles qu’ils pêchent. Quand ils en ont une au bout de l’hameçon, pour préserver l’équilibre de la Voie lactée, ils la relancent dans l’hémisphère. C’est ça qu’on appelle les étoiles filantes. − Il y en a une… juste là − Alors fais un vœu
Ce texte s’inspire des histoires de Patrick Dils et Brenton Butler, tous deux condamnés à tort pour homicide à l’âge de seize ans. Patrick Dils est le premier mineur à avoir été condamné à perpétuité en France. * J’mèle : signifie « jumelles » en patois lorrain. ** Inspiré de la citation « Mon frère, plus que frère », in David Diop, Frère d’âme, Paris, Seuil, coll. « Cadre rouge », 2018, p. 12. *** « Je suis usé » : phrase prononcée par Patrick Dils à sa sortie de prison.
Penda Diouf est autrice de théâtre et directrice de médiathèque. Elle a notamment écrit La Grande Ourse (Quartett, 2019). Certaines de ses pièces ont été remarquées par le Tarmac, À mots découverts, la Comédie-Française, le Panta-Théâtre ou le Théâtre de la Tête Noire où elle reçoit le prix du public lors du festival Text’Avril en 2018. Elle est cofondatrice, avec Anthony Thibault, de Jeunes Textes en liberté, festival de théâtre itinérant. Elle anime des ateliers d’écriture à l’université Paris 8 et pour des publics scolaires ou allophones.