PAROLES DE PARAGES SIMON DELÉTANG ET AUDE ASTIER
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L’Écriture, les habitants, les alentours Simon Delétang entretien avec Aude Astier
Partons de la genèse du projet. D’abord, quel a été le déclencheur de « Faits d’hiver » ? Ensuite, pourquoi cette thématique du fait divers local et l’extension aux contes et légendes ? La thématique du fait divers fait partie de celles qui me fascinent le plus au théâtre. J’ai commencé ma pratique de metteur en scène en montant des textes comme Woyzeck de Büchner 1 et Roberto Zucco de Koltès 2. Le 20 novembre de Lars Norén 3, également. Ce sont des textes dramatiques qui se sont inspirés de faits divers et qui sont devenus des œuvres majeures. Les écrivains peuvent transcender les faits divers, leur donner une dimension poétique et mythique. Dans notre civilisation, il y a une fascination populaire pour les horreurs, une attraction-répulsion pour tout ce qui est de l’ordre du sensationnel. C’est la fameuse phrase de Büchner : « Qu’est-ce qui en nous ment, assassine, vole 4 ? » C’est un vrai fil rouge de mon travail de metteur en scène. Quand je me suis présenté à la direction du Théâtre du Peuple à Bussang, j’ai approfondi mes recherches sur les Vosges, leurs histoires, leurs traditions. Maurice Pottecher a beaucoup écrit d’après les contes et
légendes locaux. Le Château de Hans et Le Sotré de Noël 5, par exemple, sont des textes liés à des mythologies locales. Il me semblait intéressant de convoquer cette dimensionlà, au regard de la nature et du territoire, des croyances populaires qui s’exercent encore. C’était une façon de créer une analogie avec le geste fondateur de Pottecher. Une analogie contemporaine, pour aujourd’hui, dans un champ de thématiques communes. J’avais trouvé un article sur le site Rue89 6 sur les faits divers comme étant constitutifs de l’ADN de la Lorraine. Comment les gens ont-ils grandi avec ces faits divers, comme l’affaire du petit Grégory ou celle de Patrick Dils ? Ces dates sont marquantes, représentent des repères temporels dans la vie des gens. L’affaire Grégory est la plus emblématique. Au-delà même des Vosges. Il y a un « avant » et un « après ». Et c’est un « toujours » : une affaire qui ne s’est jamais résolue. Les événements ont eu lieu à quarante minutes de Bussang. J’habite à vingt minutes du cimetière où se trouve la tombe du petit Grégory. Cela fait réfléchir et mobilise l’imaginaire. C’est devenu une mythologie contemporaine. Mais il faut éviter à tout prix de tomber dans la caricature, pour respecter les habitants.
1. Georg Büchner, Woyzeck (1837), trad. E. Spreng, J.-P. Vincent et B. Chartreux, Paris, L’Arche Éditeur, coll. « Scène ouverte », 1993. Mise en scène par Simon Delétang au Théâtre du Point du Jour à Lyon en 2004. 2. Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco (1988) / Tabataba (1986), Paris, Minuit, 1990. Projet de création de fin d’études par Simon Delétang à l’ENSATT à Lyon en 2002. 3. Lars Norén, Le 20 novembre, trad. K. Ahlgren, Paris, L’Arche Éditeur, 2006. Mise en scène par Simon Delétang au théâtre Les Ateliers à Lyon en 2010. 4. Georg Büchner, « Lettre à sa fiancée » (1834), trad. B. Lortholary, in Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1988, p. 522. 5. Maurice Pottecher, Le Château de Hans, Paris, Pages libres, 1908 ; Le Sotré de Noël, Raon-l’Étape, Louis Geisler, 1898. 6. Noémie Rousseau, « Grandes affaires criminelles en Lorraine : une affaire de générations », Rue89, 25 juillet 2014, www.rue89strasbourg.com/lorraine-faits-divers-generations-69744.
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L’hiver est un temps de repli. Le temps de la veillée était une tradition. On se racontait des histoires, pour se faire peur, transmettre des récits de génération en génération. Je voulais aller dans cette direction de la tradition orale de la veillée, qu’on se retrouve l’hiver dans des petites pièces pour jouer avec nos peurs ancestrales ou contemporaines. Les thématiques du fait divers et des contes et légendes devaient se mêler. C’était une des règles de la commande passée aux auteur·rice·s : proposer ce double axe et les laisser libres de choisir celui qui leur parlait le plus. Je leur ai donné des documents sur les légendes et les faits divers les plus marquants. Pour les auteur·rice·s, traiter le fait divers, c’est une façon d’interroger le réel sur un plan dramaturgique. Le fait divers est une matière complexe à traiter. Il y a d’ailleurs parfois un décentrement intéressant par rapport au fait en lui-même : J’mêle de Penda Diouf 7 par exemple se concentre moins sur l’événement que sur ses conséquences tragiques, en l’occurrence l’erreur judiciaire. Comment les auteur·rice·s ont-ils réagi à la commande ? Ce qui a le plus retenu leur attention, c’est le contexte global de la commande, au-delà de la thématique. Ils avaient à écrire une petite pièce, jouée dans le cadre d’un parcours et
dans un lieu atypique qu’ils ne connaissaient pas. Écrire en hiver, au Théâtre du Peuple, à un moment où à Bussang il ne se passe rien. Certains ont plus ou moins lutté avec la commande, ont eu des difficultés à s’en défaire. Les décentrements, les pas de côté opérés dans leurs textes ont permis à chacun d’y répondre. Une des contraintes de la commande était de terminer le texte à Bussang, et certains n’y étaient jamais venus. Je ne voulais pas qu’ils écrivent le texte « hors-sol ». Je voulais aussi qu’ils se croisent. Terminer le texte à Bussang a pu les placer dans une situation d’écriture particulière. Le fait divers fascine toujours. C’est le rapport au réel qui intéresse. Les auteur·rice·s ont une écriture hantée par le réel. Si on prend les textes de Magali Mougel, beaucoup sont inspirés de faits divers. Par exemple, dans Guérillères ordinaires 8, Lilith à l'estuaire du Han s’inspire de l’affaire Courjault et des bébés congelés, mais la manière d’écrire, de versifier la langue, déplace le réel. Les textes de Pauline Peyrade viennent également d’une réalité paroxystique qu’elle retranscrit avec nervosité et délicatesse en même temps, multipliant les formes d’énonciation et de récits comme dans Poings 9 ; chez Julien Gaillard, il y a aussi un terreau d’écriture qui vient de la mémoire du réel, de son enfance, « une mémoire d’hostilité », pour reprendre Mandelstam qu’il affectionne ; Frédéric Vossier est attiré par des figures du réel, celles
7. Texte publié dans ce numéro page 138. 8. Magali Mougel, Guérillères ordinaires : poèmes dramatiques, Les Matelles, Espaces 34, 2013. 9. Pauline Peyrade, Poings, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2017.
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des célébrités ou des politiques, et travaille sur la fascination qui devient, dans la langue même, matière d’écriture. Et chez Penda Diouf, si on prend son texte La Grande Ourse 10, on perçoit cette double dimension du conte et du réel, le fantastique faisant une incursion dans le quotidien… Il est évident pour moi que le fait divers et, plus largement, le rapport au réel avaient déjà une résonance dans le champ de leurs propres écritures. Vous n’avez pas conçu « Faits d’hiver » dans n’importe quel lieu. Il y a la volonté d’investir un lieu autre que le Théâtre du Peuple. Pouvez-vous revenir sur ce choix du centre de colonies de vacances ? J’ai découvert le bâtiment lorsque je suis venu comme bénévole l’été qui précéda ma prise de fonction, car c’est là qu’étaient logés à l’époque les bénévoles qui viennent prêter main-forte durant la saison d'été. Et j’ai eu un coup de foudre pour cet endroit. Ces lavabos, avec les deux pans de mur qui encadrent. J’ai eu un choc positif et je voulais faire quelque chose là-dedans, mais pas y dormir. J’ai décidé qu’on logerait les bénévoles dans de meilleures conditions et que, là, on y ferait du théâtre. Ce qui était surtout important, c’était de trouver un lieu atypique et chauffé au
cœur du village. Pour moi, la proximité est essentielle dans le projet du théâtre. Donc, échapper à la coupure théâtre/village. La dimension d’un lieu « surprise » m’importait également. Que les habitants puissent redécouvrir un lieu familier. Enfin, c’est un lieu cinématographique − rien n’a bougé, tout est d’époque, les dortoirs, les sanitaires, le papier peint… Un endroit propice à la fiction. À ce propos, pouvez-vous préciser les particularités du dispositif scénique et les contraintes spatiales de cette commande ? Les auteur·rice·s connaissaient les espaces dans lesquels les pièces se joueraient : la cuisine, le réfectoire et trois dortoirs d’une colonie de vacances. Pour la distribution, je me suis orienté vers la section « Jeu » du Groupe 44 de l’École du TNS. J’ai choisi cinq metteur·euse·s en scène : Matthieu Roy 11, Anne Monfort 12, Émilie Capliez 13, Marc Lainé 14 et un élève en mise en scène de l’École du TNS, Ferdinand Flame. Tout s’est fait par tirage au sort. J’ai tiré au sort les couples auteur·rice/metteur·euse en scène. J’ai tiré au sort les comédien·ne·s en fonction des textes. J’ai tiré au sort les espaces. Le texte de Pauline Peyrade a été exclu du tirage. Il était convenu que nous le jouerions, Claire Cahen et moi, sous la direction de Ferdinand
10. Penda Diouf, La Grande Ourse, Le Perreux-sur-Marne, Quartett, 2019. 11. Codirecteur de la Maison Maria Casarès à Alloue et directeur artistique de la Compagnie du Veilleur. 12. Directrice artistique de la compagnie Day-for-Night. 13. Codirectrice de la Comédie de Colmar − CDN Grand Est Alsace. 14. Directeur de la Comédie de Valence − CDN Drôme-Ardèche à partir de janvier 2020.
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Flame. J’ai imposé le nombre et le sexe des personnages, ainsi que la durée du spectacle qui était de quinze minutes. Au-delà de toutes ces contraintes, ils étaient libres. Je ne leur ai pas demandé d’écrire pour un espace, mais, par exemple, Frédéric l’a fait, il a écrit pour un dortoir. Cela s’est fait naturellement. Je ne leur ai pas demandé non plus d’écrire en résonance avec les autres textes. C’est la forme singulière de chacun qui comptait. Concernant la temporalité, nous avons reçu les textes le dimanche soir, nous les avons envoyés aux metteur·euse·s en scène le lundi, la rencontre des équipes s’est faite le mardi. Il y a eu quatre jours de répétition, la générale le vendredi et le week-end de représentations. Ce temps de répétition est un bon format, sinon on bascule dans une autre recherche théâtrale. On travaille sur le jet d’une intuition, sans trop se poser de questions. J’ai bien sûr invité des artistes en affinité avec les écritures contemporaines, habitués à travailler sur des textes inédits. Ils n’étaient jamais venus à Bussang. C’était comme une sorte de commando d’élite des écritures d’aujourd’hui. Je voulais aussi qu’ils puissent bénéficier d’un temps de rencontre. C’est important de créer des lieux où les artistes peuvent se rencontrer et échanger. Et puis, la qualité de jeu des élèves était très impressionnante. Malgré le rythme un peu fou et les quinze représentations de chaque texte par jour, tout s’est très bien passé, parce qu’eux-mêmes étaient dans une très belle disponibilité de jeu, un véritable engagement, et ils ont beaucoup de talent. C’était un très beau moment de travail et de théâtre.
Pour les spectateurs, la déambulation est très marquante : on est répartis par groupes, on nous mène au lieu de représentation, on ne sait pas où on va, on traverse une partie du village, on découvre les espaces, on peut voir les spectacles dans un ordre différent, il y a la proximité, les pièces font décor par elles-mêmes, il y a une expérience ludique dans la découverte des différentes écritures, grâce notamment à la variation des langues et des univers, au jeu des regards. C’est une démarche qui intensifie et marque en profondeur la réception, me semble-t-il. Quels ont été les retours ? Les retours des publics de Bussang ont été très enthousiastes. Par-delà la réception des fictions, c’est l’expérience de la redécouverte d’un lieu. Ils ont beaucoup aimé le concept de faire autrement l’expérience d’un lieu familier. La proximité est fondamentale dans mon projet : le Théâtre de Bussang est une entreprise de désacralisation du rapport aux artistes et de déhiérarchisation. Il faut que les artistes puissent être accessibles, et l’art ne doit pas être réservé à une élite, aux citadins ou à ceux qui ont les clés. La proximité, c’est aussi une proximité avec des œuvres théâtrales contemporaines, inconnues, écrites ici et maintenant pour le public, des œuvres jamais vues, ni entendues, des inédits. Offrir des créations dont on n’a pas la clé, et par lesquelles on peut se laisser surprendre. C’est une proximité qui ne doit pas être racoleuse, le spectateur doit être au travail. J’ai donc fait attention. Je n’ai pas choisi les auteur·rice·s par hasard. Il convenait
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de composer un paysage. Le paysage du théâtre d’aujourd’hui. Cinq personnalités. Cinq formes radicalement différentes, dans le rapport à l’écriture, au temps, à l’intime. Cinq auteur·rice·s d’une très grande exigence. Le public est pris au sérieux, l’intérêt étant que ce ne soit pas de la consommation culturelle. Les gens sont heureux de cette démarche. Il faut maintenir un cadre d’exigence. C’est une
façon de respecter ce qui est écrit au fronton du théâtre : « Par l’art, pour l’humanité », qui n’est pas un appel au divertissement, mais une quête d’absolu. Entretien réalisé par AUDE ASTIER Strasbourg, 14 mars 2019
Ancien élève de l’ENSATT à Lyon, Simon Delétang est metteur en scène. Son axe artistique est celui des écritures contemporaines. Il a codirigé le théâtre Les Ateliers à Lyon de 2008 à 2012, a été membre du collectif artistique de la Comédie de Reims (direction Ludovic Lagarde) de 2009 à 2012 et dirige le Théâtre du Peuple à Bussang depuis septembre 2017. Aude Astier est maîtresse de conférences en études théâtrales à l’université de Strasbourg. Ses recherches portent sur les politiques culturelles, les lieux de représentation et le théâtre européen contemporain. Elle est membre du comité de rédaction de la revue électronique Agôn et du comité de lecture italien d’Eurodram. Elle a publié récemment différents articles sur le travail de Luca Ronconi, la permanence artistique et l’évolution de la mise en scène contemporaine en France et en Italie.