PAROLES DE PARAGES MARTIN CRIMP
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Martin Crimp Focus
Martin Crimp est un auteur dramatique majeur de la scène européenne actuelle. En France, ses textes sont publiés aux éditions de L’Arche et ont été créés par de nombreux metteurs en scène depuis 2000 (notamment Rémy Barché, Hubert Colas, Daniel Jeanneteau, Stanislas Nordey, Christophe Rauck). Il a su explorer et imposer des formes d’écriture, traversées par des nœuds intimes et politiques, qui ont renouvelé les territoires mouvants de la dramaturgie contemporaine. Crimp invente des situations et des collisions à partir desquelles il questionne autant les violences qui rongent et dévastent l’homme d’aujourd’hui que les systèmes perceptifs de ces violences. À ce propos, le chercheur en études théâtrales Sylvain Diaz inscrit cet auteur dans la tradition d’un théâtre clinique, et non pas critique. On le renvoie souvent à Pinter, comme une sorte d’héritier singulier. Quoi qu’il en soit, du drame bourgeois à la réécriture des mythes antiques, en passant par la pièce-paysage (on pense au vertigineux Atteintes à sa vie 1), il façonne une poétique impitoyable pour la scène, d’une autonomie irréductible. Parages est le lieu où se pratique un mouvement d’abordage. Aborder Crimp, c’est par exemple décider de publier l’incipit d’un texte en cours d’écriture. Ce dernier nous livre généreusement le tout début d’un long et vaste projet d’écriture dramatique et choral, composé d’une multitude de voix, intitulé Not one of these people, commencé en mai durant le confinement et proposé pour la réouverture, post-confinement, du Royal Court Theatre de Londres. Il est traduit par deux auteurs : Christophe Pellet et Guillaume Poix. C’est ensuite inventer des mouvements singuliers et pluriels d’approche de l’œuvre. À nouveau, Christophe Pellet, traducteur de certains textes, racontant la complicité épisodique de son histoire croisée avec l’auteur anglais ; une autrice, Pauline Peyrade, et un metteur en scène, Rémy Barché, qui inventent de concert une fiction sur un couple d’artistes qui réfléchissent et échangent sur les constructions dramaturgiques d’une œuvre tentaculaire ; un photographe, Jean-Louis Fernandez, qui saisit, dans les bureaux des éditions de L’Arche, la rue ou au restaurant, l’instantané d’un temps présent partagé entre Martin Crimp lui-même et Claire Stavaux, son éditrice en France ; une romancière, Alice Zeniter, avouant sa frayeur devant le sort réservé aux enfants dans les pièces et redessinant méticuleusement le paysage dramatique de cette enfance malmenée ; enfin, une comédienne, Dominique Reymond, dont on peut suivre au jour le jour, dans son carnet, les étapes d’un travail de répétition où le corps et l’esprit sont immergés dans un texte. FRÉDÉRIC VOSSIER
1. Martin Crimp, Atteintes à sa vie (1997), trad. C. Pellet et M. Pellet, Paris, L’Arche Éditeur, 2009.
Not one of these people (Aucun d’entre eux) de Martin Crimp traduction de Christophe Pellet et Guillaume Poix
1. Je suis arrivé à ce rendez-vous convaincu que j’allais me faire virer. Vous voyez, j’ai dit, je suis venu à ce rendez-vous convaincu que j’allais me faire virer. Et j’avais raison, ils m’ont viré. 2. J’avais atteint la page dix environ et j’étais assez content de moi. Après tout, j’apprenais le japonais depuis quoi ? − quatre ou cinq mois maintenant ? Alors, j’en ai parlé à ma petite amie − qui est japonaise − évidemment − c’est pourquoi je l’apprends − et je lui ai posé des questions sur certains mots que je n’avais pas compris. Mais elle me dit, tu ne vois pas que ce livre est merdique ? J’ai dit, qu’est-ce que tu entends par livre merdique ? Et elle me dit, c’est un livre merdique, ce n’est pas de la littérature, c’est de la merde, et pas « bravo, tu as commencé à lire en japonais ». J’ai dit, d’accord, dans ce cas je vais lire de la littérature. Alors Miki me dit que la littérature, c’est trop difficile − elle est écrite en partie en chinois. 3. J’en étais déjà arrivé à quelques pages et j’ai dû arrêter de lire. La façon dont il décrit les femmes, la façon dont il parle des femmes, la façon dont il traite les femmes comme des objets, les choses qu’il leur fait dire, les pensées qu’il attribue aux femmes − qu’aucune femme n’aurait jamais −, le regard sexualisé, son dégoût pour les femmes d’âge mûr, je ne pouvais pas continuer. En fait, j’ai arrêté de lire les auteurs masculins, j’ai juste arrêté, j’en ai assez. 4. Je ne sais pas combien de fois je vous ai déjà dit ça. 5. Je ne sais pas ce qu’elle vous a dit, mais quoi qu’il en soit, ce n’était pas vrai. 6. Je n’ai jamais vu le ciel aussi bleu. 7. Je ne suis convaincu par rien de tout ça − je ne l’ai jamais été. 8. Il y avait une très bonne raison de le tuer avec un marteau. 9. À l’évaluation, j’ai dit, bon, êtes-vous bien qualifié sur un plan médical ? Ils se foutaient bien que je ne puisse pas respirer.
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10. J’ai été très surpris lorsqu’elle m’a expliqué que j’étais un représentant du patriarcat. 11. Je ne résiste pas aux anciennes cafetières. 12. Je ne crois pas que je devienne particulièrement sourd, je crois que les gens marmonnent beaucoup, surtout les jeunes, les jeunes marmonnent, ils n’articulent plus, tu vois ce que je veux dire ? Je peux encore entendre les moindres petits sons − une mouche se cogner contre une fenêtre, le bruit d’un grille-pain. Ou cette chose vissée dans les oreilles − tss tss tss tss –, cela me rend complètement dingue. Vous êtes convoqué dans un bureau, vous êtes devant eux, et ils continuent de pianoter sur l’ordinateur. Non, ce n’est pas moi qui deviens sourd, c’est la façon dont les jeunes parlent aujourd’hui, ce n’est même plus de l’anglais, tu vois ce que je veux dire ? Et on marmonne ceci et on marmonne cela. Alors je dis à la jeune fille qui me parle tout en pianotant : articule mon cœur, ne marmonne pas, je ne peux pas t’entendre. Parfois, ils me font comprendre que les employés doivent être respectés sur leur lieu de travail ou ce genre de chose. Alors je réponds, je te respecte sur ton espace de travail, mon cœur, mais je ne suis pas sourd, et je ne suis pas stupide, j’ai juste besoin que tu parles un peu plus clairement. Je peux encore entendre une mouche se cogner contre une fenêtre. 13. Il m’a dit, tu es libre de dire ce que tu veux − J’ai dit, oh je peux ? Je suis vraiment libre de dire ce que je veux ? Je ne te crois pas. Il continue : eh bien, c’est juste entre nous deux, tu es libre de le dire, bien sûr tu le peux. Bon je dis : tu ne vas pas aimer ça. Et lui : quoi ? Tu ne vas pas aimer ça. Tu ne vas pas aimer que je te dise ce que je veux, c’est tout. Puis il dit : il s’agit de l’écureuil ? Une alarme se déclenche dans ma tête et je dis, écureuil ? de quoi tu parles ? Il sourit et continue, allez, dis-le, tu peux le dire, tu es libre de dire ce que tu veux, tu peux dire tout ce que tu as en tête − écureuil, cheval, dis-le. Pour le coup, je suis vraiment en colère − pas seulement à cause de l’écureuil, mais que je serais libre de dire ce que je veux, alors qu’il sait déjà ce que je dirais si j’étais libre de le dire. Je lui dis : ça n’a rien à voir avec l’écureuil, tu n’as aucune idée de ce que je veux dire, ne te fais aucune illusion, tu as autant de chances de savoir ce que je veux dire que d’aller passer l’hiver aux Bahamas. Et lui : hiverner aux Bahamas − comment ça ?
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Et moi : tu as très bien entendu. Alors il dit : c’est ce que tu dirais si tu pouvais être libre de dire ce que tu veux ? C’est ça ? − tu es en train de dire ça ? Et moi : tu ne sauras jamais ce que je dirais si j’étais libre de dire ce que je veux − et qui plus est, je ne le dirai probablement jamais − ni à toi, ni à personne − à personne, jamais. 14. En fait, c’était à cause de moi qu’elle pensait se suicider. 15. En fait, il m’a menti au cours des trente-cinq dernières années. 16. En fait, j’ai une perception extra-sensorielle et que je peux entendre ce que les gens pensent. 17. Impossible pour moi d’être honnête avec ma mère − ou avec mon père. J’ai essayé d’être honnête avec la sœur de ma mère, mais elle a ses propres problèmes avec les beaux-enfants de sa fille. 18. Quand il a commencé à se définir comme « homme cis », je voyais bien ce qu’il essayait de faire, mais cela signifiait que notre relation était terminée. 19. Ce qui est bizarre, c’est que j’ai changé à Francfort, puis à nouveau changé à Francfort. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu changer deux fois à Francfort. 20. Bien sûr, c’est quand il s’est excusé que je me suis senti plein de mépris pour lui − j’avais envie de gerber, en fait. 21. J’ai essayé d’expliquer que je ne pourrais pas vivre avec cette somme d’argent : en fait personne ne le pourrait. Et finalement j’en ai reçu encore moins. 22. Si queer est la nouvelle norme, me suis-je retrouvé à penser, alors quel est le but de mon statut queer ? Ça me contrarie depuis plusieurs jours. 23. J’ai dû chercher « mise en abyme 1 » dans le dictionnaire. 1. En français dans le texte. (N.d.T.)
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24. À la façon qu’elle avait de se comporter avec moi, on pouvait voir qu’elle m’aimait. Elle était vraiment vraiment amoureuse de moi. Elle ne pouvait pas le cacher. Ça m’arrive tout le temps. 25. J’aime toutes ces couleurs des années 1970, l’orange par exemple. 26. Ne me lancez pas sur la presse de droite. 27. Tu sais comment il surnomme Virginia Woolf ? Salope suicidaire !! Quand même, ça me choque. 28. Tous les deux, on est complètement polyamoureux − bon, c’est clair qu’elle est plus dans le truc que moi. Mais ouais − polyamoureux − tous les deux − complètement. 29. Il va falloir que quelqu’un m’explique Foucault. 30. Je suis arrivé à ce rendez-vous convaincu que j’allais me faire virer. Vous voyez, j’ai dit, je suis venu à ce rendez-vous convaincu que j’allais me faire virer. Expliquez-nous ça, ils ont dit, pourquoi est-ce qu’on devrait vous virer ? Du coup j’ai expliqué tout ce qui s’était passé − pas juste les notes sur les Post-it. Tout. Et là, ils m’ont viré. 31. J’aime les arbres, j’aime la nature, j’aime être dehors, je ne rigole pas, c’est sérieux. 32. Je ne dis pas qu’il faut la tuer, ce n’est pas une véritable menace de mort, ça témoigne simplement de la force de ce que je ressens − elle ne peut pas juste s’en prendre à notre communauté comme elle le fait, nous insulter comme elle le fait sans s’attendre à recevoir des menaces de mort, mais moi ça n’est pas ce que je dis, je ne dis pas qu’il faut la tuer, vous faites volontairement une erreur de lecture, là. Que vous me preniez la tête avec ça raconte à quel point vous êtes déconnecté. 33. Je suis le genre de personne pour qui rien ne marche − jamais. 34. Je suis le genre de personne pour qui la vie est belle : tout marche tout le temps pour moi.
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35. Je suis le genre de personne qui, quand elle lit les jérémiades de ceux pour qui rien ne marche, n’éprouve absolument aucune empathie. Il faudrait juste qu’ils passent à autre chose. 36. Je ne suis pas le genre de personne qui, quand elle entend dire qu’untel a beaucoup de succès et se trouve en paix avec lui-même, a envie de le tuer. 37. Je n’aime vraiment pas les citrons. C’est le zest, c’est le zest. 38. Je ne suis pas le genre de personne qui part faire une retraite et qui, au retour, palabre indéfiniment pour expliquer à quel point sa retraite l’a changée. Les gens qui disent que leur retraite les a changés sont ceux qui n’ont pas changé du tout − tu vois ce que je veux dire ? Si à un dîner je suis assis à côté de quelqu’un qui palabre pour expliquer à quel point sa retraite l’a changé, je me dis : « Espèce de trou du cul − t’as pas changé d’un putain de iota − t’as toujours été comme ça. » Ok, je ne suis pas charitable, je le dis juste comme je le pense. 39. Tout homme, au-delà de quarante ans, portant une veste en cuir et soudain une alarme se déclenche dans ma tête. 40. C’est un chien tout ce qu’il y a de plus gentil, mais il faut juste que tu fasses gaffe. C’est un chien super, un chien familial, super avec les enfants, tout ce que je dis c’est fais gaffe comme tu le ferais dans n’importe quel foyer ou dans n’importe quelle situation familiale. 41. J’ai changé de sexe pour les talons aiguilles, le glamour, la camaraderie de salle de bain et les hauts de bikini, pour avoir l’air joli dans le miroir et me sentir sexy. Et maintenant on voudrait me dire que c’est mal ? − que je ne devrais pas désirer ce que je désire ? Parce que tu m’as demandé ce que je pense, eh bien, ce que je pense, c’est qu’il faut revoir complètement le sens du mot féminisme. 42. C’est vraiment dur d’être un Blanc aujourd’hui. Bien sûr, je ne dis pas que ça a toujours été facile − mais en ce moment ? − dans le climat actuel ? − ouais, ouais, c’est pas évident.
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43. J’ai besoin d’un homme qui soit un homme, je veux qu’il me baise − je peux le dire, ça ? Je ne veux pas qu’il passe son temps à me demander : « Ça va comme ça ? Et là, ça va ? » − j’ai juste besoin qu’il sache s’y prendre et qu’il le fasse. 44. Je respecte ce que tu essaies de dire et c’est vrai qu’on a des revenus confortables mais on a travaillé dur pour ça. Il y a des arbres, il y a de l’herbe, il y a de l’espace pour les enfants, les vacances, on aime bien se boire une bonne petite bouteille de vin de temps en temps, qui n’aime pas ça ? Bon, bien sûr il y a ce qu’on appelle notre résidence secondaire, mais ce n’est pas un château non plus, un petit cottage dans un pré, tout au bout d’un chemin de terre, et pour tout te dire c’est juste un héritage, pas de vrai chauffage, c’est plus désagréable qu’autre chose, tu n’y passerais pas l’hiver. Parce que bien sûr, il y a nous − et par là j’entends l’écrasante majorité −, mais il y a aussi la clique de ceux qui ont trois Lamborghini, il y a la clique des fortunes bien visibles, les jets privés, les îles privées − c’est là qu’il y a vraiment de l’argent, mais là où je suis d’accord avec toi, c’est que c’est politiquement indéfendable. 45. Tu vois ce moment où un Blanc te dit : « Alors, t’en as pensé quoi de Moonlight − ou bien c’est quoi ta position sur, j’en sais rien, The Invisible Man ? » Et le fait est qu’il ne me demande pas, à moi, ce que je pense − il me voit juste comme une « personne de couleur » typique. C’est tout à fait le genre de personne qui veut savoir ce que pense l’homme de fer-blanc du Magicien d’Oz − « il faut absolument inclure les hommes de fer-blanc dans notre conversation », etc, etc. Le gars ne réalise pas que si moi je m’identifie à quelqu’un, c’est plutôt à Dorothy. 46. Imaginons que je voie une petite fille, là, maintenant, au bord d’une falaise et que ses parents ne soient nulle part autour, je suis censé faire quoi ? − Aller la chercher ? Seulement si elle est jolie. Je dis ça comme ça. 47. Imaginons que je sorte promener mon chien et que je voie un panneau « Interdit aux chiens ». C’est quoi au juste le message envoyé, pas seulement aux gens comme moi, mais aux gens en général ? « Interdit aux chiens ». C’est une insulte.
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48. Imaginons que je sois végétarien − ce que je suis − et que quelqu’un me mette sous le nez un morceau de viande − ce qui arrive, je veux dire ça arrive fréquemment –, je serais dans une position très délicate. Parce que souvent c’est un ami qui me met la viande sous le nez, tu vois ? Bon, je dis un ami − mais wowowo ! − attends une seconde ! − est-ce que quelqu’un qui met de la viande dans ton assiette, c’est vraiment un ami ? Parce que les gens passent leur temps à le faire, me servir de la viande, je veux dire − alors qu’évidemment ils savent. Je veux dire, maintenant ils doivent savoir qu’un morceau de viande − n’importe qu’elle viande − dans une assiette, ça me dégoûte. Il va falloir que je reconfigure pas mal de mes amitiés. 49. Imaginons que j’aie pu recommencer ma vie à zéro, eh bien je ne me serais pas mariée − pas avec lui en tout cas − j’aurais bien eu des enfants − bon évidemment pas ceux que j’ai maintenant. Je ne travaillerais pas : perte totale de temps − j’aurais trouvé quelqu’un pour m’entretenir, je n’ai aucun problème avec ça. J’aurais des amies trop sympas avec qui on irait boire des cocktails à l’heure du déjeuner. Je commencerais vraisemblablement à boire sur le coup des 9 heures − vraisemblablement de la vodka dans un verre de jus d’orange. Au début, je le cacherais à mes enfants − les nouveaux, j’entends, qui seraient vraiment mignons − et puis je finirais par arrêter de m’en soucier. Je porterais une robe de chambre en soie très stylée, un truc genre japonais, comme un kimono, je m’installerais dans ma ravissante cuisine, puis je boirais et je grossirais. Mon mari − je ne parle pas de celui-là, je parle du nouveau − ça l’intéresserait vraiment de s’occuper de moi. Il dirait : « Je crois qu’on a un petit problème, là, on va trouver comment t’aider. » Mais moi je dirais : « Non, je n’ai aucun problème, Jared − ou peu importe son prénom − Romesh. » Je dirais : « Je n’ai pas de problème, Romesh, beau monsieur, je suis juste incroyablement heureuse. » C’est bizarre de penser comme ça ? 50. Imaginons que j’aie treize ans à nouveau. Je ne me masturberais certainement pas. 51. Imaginons que j’aie un pouvoir spécial − eh bien tu sais quoi ? Je n’en voudrais pas. Je suis heureux d’être un humain ordinaire − parce que les êtres humains ordinaires ont déjà des pouvoirs incroyables s’agissant de l’amour, de l’empathie, de la créativité et de
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l’épanouissement personnel. Et : ils peuvent déjà détruire les choses à distance. Je ne comprends pas vraiment la question. 52. Imaginons que des sociétés privées récoltent des données sur mes déplacements et mes conversations privées − et alors ? 53. C’est vrai que maintenant j’ai du succès et que certaines personnes font attention à moi d’une manière à la fois flatteuse et effrayante. Est-ce que c’est parce que je suis une femme que je ressens ça ? Comment ça s’appelle ? − le sentiment d’imposture ? Ou est-ce seulement (ce qui me paraît plus probable) que ce fait culturel n’a jamais fait partie ni de mon enfance ni de ma famille ni de rien ? Imaginons que j’assiste à l’une de ces fêtes, on est dans le jardin, il y a des cyprès et des tas de petits fours sur des assiettes. Et là, dans le jardin, vous voyez, il y a des réalisateurs et des danseurs, des mécènes et des producteurs d’opéras ainsi qu’un ou deux visages très connus, et les petits fours n’arrêtent pas de circuler. Ce n’est pas que je ne me sens pas à ma place − bien sûr que j’y suis − on m’a invitée ! Donc non, ça n’a rien à voir avec le fait d’être dans l’imposture − ne sommes-nous pas tous des imposteurs d’un genre ou l’autre ? − Non, il s’agit de ce qui est à l’intérieur et de ce qui est à l’extérieur. Est-ce que ces cyprès et ces petits fours sont à l’intérieur ou à l’extérieur de moi ? Où est la lumière ? Dehors, dans le jardin ? − Ou bien dans mon esprit ? Et les voix − bien sûr, elles sont tout autour de moi − mais une fois que je les entends, est-ce qu’elles font partie de moi ? Est-ce que les gens peuvent être à l’intérieur de nous ? Oui, bon, haha, pas seulement quand on baise, je veux dire, où sont-elles vraiment, ces voix ?
Martin Crimp est dramaturge et traducteur. Il est né en 1956 à Dartford dans le Kent. Il commence à écrire pour le théâtre au début des années 1980. Ses pièces, rapidement repérées dans de nombreux pays d’Europe, sont traduites et mises en scène notamment en France, Belgique, Italie ou Allemagne. Il traduit des auteurs français, classiques ou contemporains, dont Molière, Ionesco, Bernard-Marie Koltès, Christophe Pellet. En France, son œuvre est publiée chez L’Arche Éditeur.