PAROLES DE PARAGES LETTRE DE CHRISTOPHE PELLET À DOMINIQUE REYMOND
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Lettre à Dominique Reymond de Christophe Pellet Christophe Pellet est auteur dramatique, scénariste et cinéaste. Ses textes dramatiques sont publiés chez L'Arche Éditeur. Certaines de ses pièces ont été créées par Madeleine Louarn, Matthieu Roy, Stanislas Nordey et Jacques Lassalle. Il a écrit un essai biographique sur Tennessee Williams aux éditions Ides et Calendes (2015). Il a reçu le Grand Prix de littérature dramatique avec La Conférence, en 2009.
Dominique, Un séjour à Berlin me rappelle à nous, à notre première rencontre professionnelle : un film tourné dans les rues de cette ville. La vraie première rencontre, affective, fut à Oslo, en compagnie de Jon Fosse : les verres de cognac tard dans la nuit tous les trois (avions-nous même dîné ?), et les marches à deux dans la ville, le sentiment d’être ici à notre place malgré le désespoir hurlant de Munch… Berlin donc, ensuite, où je te filme pour la première fois : robe noire, stricte, talons hauts, tu marches, royale et inquiète. Et sans un mot (la voix off viendra plus tard). Sans un mot, tout s’écrit dans ta démarche et les mouvements de ton corps. Tes gestes, suspendus, isolent et accentuent un sentiment, le trouble d’une pensée, un dérèglement. La folie − ou un trop-plein de lucidité, ce qui revient au même − accompagne cette femme qui marche… Et ainsi tu traversais Feux, le spectacle de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma sur un texte d’August Stramm : tension du corps et jeu précis − précision héritée de ta passion pour le théâtre japonais, où chaque geste, chaque suspension du corps et des expressions du visage, signifie. Tu retrouves cette année Daniel Jeanneteau pour La Ménagerie de verre de Tennessee Williams : le rôle de la mère abandonnée, Amanda Wingfield. Une grande solitude… Quand la plupart des êtres se sentent seuls au monde, les acteurs d’exception, dont tu es, ressentent la solitude du monde. De ce décalage advient la représentation théâtrale. On évoque un « grand styliste » à propos de tel ou tel écrivain, et il en va de même pour les acteurs : stylistes eux aussi. Le corps du comédien compose dans la lumière : les gestes, les expressions, la tessiture de la voix, écrivent sur la page blanche de la lumière, entre les marges du cadre de la scène et de l’écran. Au spectateur de déchiffrer ce mystère, en rien captation banale des expressions communes… Expression des mots et des visages : écriture et jeu associés. Ainsi Dominique, lorsque tu joues, tu formes le plus pur des poèmes. Et me revient en tête cette éternelle histoire du masculin et du féminin, dont on ne sort pas. Dont je ne sors pas, englué dans ma masculinité, comme la plupart des hommes qui, au fond, ne restent que des garçons toute leur vie : hystériques (mais oui), batailleurs et avides de prendre… Il y a les auteurs garçons : certains sont immenses − Henrik Ibsen − et, étrange paradoxe, traversent le temps grâce à leurs personnages féminins. Et il y a les androgynes − Tennessee Williams −, au chemin plus chaotique (car le théâtre dans sa globalité est un monde de garçons hystériques, batailleurs et avides). Les acteurs dépassent ce clivage : le temps de leur présence sur scène, une révolution androgyne s’opère dans l’éclat et la lumière. Ainsi marches-tu, Dominique, dans l’éclat et la lumière, et bien longtemps après que tu as quitté la scène… Bien longtemps après, tu poursuis ta marche à mes côtés, au-delà des représentations. Tu marches à mes côtés quand je marche dans la ville, et je ne suis plus seulement spectateur, mais auteur, metteur en scène et acteur tout en même temps. Je me sens plus léger, et alors, oui, je me dis : « Continue, garçon (hystérique, batailleur et avide), continue d’écrire avec cette créature à tes côtés. » Créature. Pourquoi ce mot est-il péjoratif ? Est-ce parce que le féminin, dans le merveilleux désordre des mots, l’emporte ? Soyons deux créateurs, Dominique, toi et moi. Deux créatures en marche. Christophe Pellet Paris, 5 janvier 2016
Photogrammes du film de Christophe Pellet 63 Regards (2010, Bathysphère Productions)