PAROLES DE PARAGES CHRISTOPHE PELLET ET ÉRIC NOËL : AMOUR. MEMBRES FANTÔMES
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Amour. Membres fantômes Éric Noël et Christophe Pellet fiction Éric Noël, né en 1984, est diplômé du programme d'écriture dramatique de l'École nationale de théâtre du Canada. Il a écrit une trilogie : Faire des enfants (2009), Tirade pour Henri (2010) et Ces regards amoureux de garçons altérés (2015). Ce dernier texte a été sélectionné par le comité de lecture du TNS et lu par Stanislas Nordey à Théâtre Ouvert. Faire des enfants a été créé au Théâtre de Quat’Sous à Montréal en octobre 2011. Christophe Pellet est auteur dramatique, scénariste et cinéaste. Son œuvre est publiée chez L’Arche Éditeur. Certaines de ses pièces ont été créées par Madeleine Louarn, Anne Théron, Matthieu Roy et Jacques Lassalle. Il a écrit un essai sur Tennessee Williams (Le Théâtre de Tennessee Williams, Ides et Calendes, 2015). Il a reçu en 2009 le Grand Prix de littérature dramatique avec La Conférence. En janvier 2017, Stanislas Nordey crée au TNS Erich von Stroheim avec Emmanuelle Béart, Laurent Sauvage et Thomas Gonzalez.
Christophe Pellet et Éric Noël se sont rencontrés en 2007 à Montréal lors d'une résidence d'écriture organisée par le CEAD (Centre des auteurs dramatiques). Éric Noël était alors étudiant dans la section « écriture » de l'École nationale de théâtre du Canada. Il a fait ensuite plusieurs voyages en Europe, où il a notamment retrouvé Christophe Pellet à Berlin. Ce dernier est retourné à Montréal en 2011 pour la création de la pièce d’Éric Faire des enfants, mise en scène par un ami commun, Gaétan Paré, au Théâtre de Quat'Sous. Très attachés l'un et l'autre à suivre leurs écritures respectives, Éric a proposé à Christophe d'inventer une correspondance amoureuse… par-delà les frontières et les longues distances, livrée à un temps et un espace indéfinis et mouvants, tel le sentiment amoureux lui-même… Une façon aussi de faire régulièrement le point sur ce « commerce amoureux » qui hante les vies imaginaires et réelles des artistes depuis les origines. FRÉDÉRIC VOSSIER
Si l’impossible attendu si longtemps Frappait à ma fenêtre, comme le rouge-gorge au cœur gelé O. V. de Lubicz-Milosz. Mail to: kaspard@gmail.com from: victorphoto@gmail.com 5 janv 2012
Kaspar, Es-tu encore à Montréal, ou déjà en partance pour Berlin ? L'appartement me paraît bien et peu cher, si la description est exacte : quartier central, bien desservi par le métro… Essaye juste de savoir à quel étage il se trouve, c'est important à Berlin, le ciel est déjà si bas, inutile d'en rajouter en étant au ras du sol. Émouvant d'imaginer quelle va être ta vie dans cet appartement durant les quelques mois de ton séjour à Berlin. Tu te rapproches de moi : toi en Allemagne et moi en France, mais l'Europe est si petite : c'est une ville en soi, avec ses différents quartiers comme autant de villes, Paris, Berlin, Rome, Lisbonne… Face à ce rétrécissement, j'ai du mal à imaginer notre avenir. Je ne sais à quelle distance le maintenir. Ton arrivée en Europe, où les frontières sont ténues, rend cette distance obsolète. L'océan nous sépare jusqu'à présent, et cet effacement à venir des flots efface aussi les mots, il nous ramène au corps, à la présence des corps. Les mots eux-mêmes sont autres : dans ton dernier mail, ces conseils que tu me demandes pour ta location à Berlin… Des mots beaucoup plus triviaux, liés à un quotidien. Le souvenir
que j'ai de toi va s'en trouver changé. Il y a deux ans, lorsque je t'ai vu pour la dernière fois lors de ton passage à Paris, je me souviens d'un jeune homme aux yeux clairs et intenses, au visage d’artagnesque (si tu me permets cette expression), beau visage franc et ouvert, dont le front m'avait attiré (j'avais eu l'envie d'y déposer tout de suite des baisers). Ta venue prochaine déforme cette impression idéale : ce masque, ce beau masque un peu figé et inaccessible, ne faisant que passer dans un flux d'images, presque abstrait, ce visage qui jusqu'à présent prédominait, voilà qu'il a un corps à présent, et ce corps occulté il y a deux ans, dans l'éblouissement de la première rencontre, des premiers mots, et surtout, oui, surtout des premiers regards − le regard, ce qui perdure, ce qui reste quand il ne reste plus rien −, ce corps, donc, se rappelle à moi dans une proximité inquiète. Alors les mots apparaissent pour ce qu'ils sont ou ont été : un rempart. Ce mail n'est donc pas une déclaration d'amour, ni même une déclaration de guerre, puisque souvent le vocabulaire amoureux s'accorde à celui de la guerre. Une déclaration de désir alors ? J'aimerais garder ce pouvoir de l'œil, éviter le toucher, les odeurs, le son de la voix, ce pouvoir de l'œil qui jusqu'à présent a tout présidé. L'œil est le prince de ce monde, et les mots sont ses valets. Déclaration de désir donc, inscrit dans le corps même de cette correspondance, qui se rapproche (j’imagine déjà le présent laconique et brutal des textos, mais si réconfortant parfois dans leur surgissement même). Je te baise (là où tu le souhaites : sur le front, l'œil gauche, plus ouvert il me semble que le droit, ou encore : dans une forêt, sur une plage… Puissance de la langue française qui a fait que le mot « baiser » traverse les époques, sans perdre ni sa douceur infinie ni sa triviale et salutaire violence). Victor
Mail to: victorphoto@gmail.com from: kaspard@gmail.com 14 août 2012
Cher Victor, Ce n’est pas une réponse. Des mois séparent nos correspondances. Je n’avais pas la force, le courage. Non. Je mens (je mens constamment). Je donnais mes mots d’amour à d’autres. Nous n’avons pas tout l’amour. Il nous faut choisir, rationner, affamer certaines personnes d’amour. Ça a été toi. Tout ce que j’ai perdu en quelques mois. Ils. Ces hommes. Ils ont tout pris avec eux. Tout cet amour, tous ces mots : en français, en anglais, en allemand. Je les ai tous virés de ma vie. Sur une impulsion. Je ne vois plus personne. Celui qui est venu de Montréal est rentré. Celui rencontré ici, je l’ai finalement broyé − qui a le plus mal ? Celui broyé ou celui qui broie ? Huit mois que je suis ici. Parfois sur tes traces : le Weinbergspark, le Haliflor. Parfois, construisant mon propre chemin : de Tiergarten à Kreuzberg, explorant cette ville comme la France découvrit l’Amérique : stupidement.
Ratissant le plus de territoire possible, mais ne laissant rien nulle part. Que des drapeaux, « J’étais ici ». Des drapeaux battus par le vent, déchirés. Quelle trace vais-je avoir laissée dans cette ville ? Du sperme blanc dans des draps blancs ? Depuis que j’ai tourné le dos aux possibilités d’amour de cette ville, je ne fais que baiser − davantage dans la dureté que dans la douceur de ce mot. Je voyage très mal. Je ne parle pas allemand, je ne rencontre plus personne, je me berce du souvenir de toi, je vends mon corps pour gagner de l’argent, je me lance dans la solitude comme on tombe en amour : parce qu’on le veut bien et que ça dissipe l’ennui, casse la routine. Je pense parfois à aller te rejoindre à Paris, dans certains moments où ton âme, où l’âme humaine me manque. Mais cette idée de retourner à Paris me donne froid dans le dos. Je t’avais raconté cet homme qui m’avait frappé au visage à Châtelet ? Ça ne me sort pas de la tête : Paris, c’est cette violence, je n’arrive pas à m’en former une autre image. Alors je reste ici. À faire je ne sais trop quoi. Berlin est un miroir. J’y découvre l’ampleur de ma fêlure. C’est terrible, un miroir. Quand je pourrai m’en arracher, je te reviendrai. C’est une promesse. Comme je ne peux en faire à personne d’autre qu’à toi. Kaspar
Mail to: kaspard@gmail.com from: victorphoto@gmail.com 23 sept 2016
Bonjour Kaspar, Je me souviens combien ces mois sans nouvelles de toi avaient été une forme de traversée, inquiète et douce… Et à mon tour, je te réponds aujourd’hui. Mais des années séparent notre correspondance. Quatre ans. J’avais mis cette distance, et je réapparais aujourd’hui. Je n’ai pas répondu à tes derniers mots, il y a quatre ans. Tu évoquais une déréliction. Elle m’a rebuté. Est-ce que je t’ai abandonné ? Oui, c’est certain. Est-ce que tu m’as abandonné ? Probablement. Ou était-ce un appel ? Je n’y ai pas répondu. Après s’être aimés l’un l’autre, on s’est abandonnés l’un l’autre. Quand, connectés les uns avec les autres − ceux aimés ou indifférents −, après quelques heures dans l’attente d’une réponse, on en vient à douter de l’existence de celui qui déclare ainsi son silence… On déclare le silence comme on déclare la guerre − à moins que l’on ne se retire de la bataille, démobilisé, de nouveau en paix… Est-ce que je doute de ton existence après ces quatre années de silence ? Je sais simplement que je t’ai perdu. Perdu encore plus vivant que mort, car les morts restent encore en nous, ils emportent avec eux une part vibrante de nous-mêmes, et nous la restituent à jamais, intacte. Les vivants, eux, sont oublieux, ils nous effacent. Vivant, tu ne m’appartiens plus, quand mort, tu m’accompagnes encore… Mais aucune trace de toi sur la Toile, dans le flux et les réseaux sociaux. Or les morts s’y retrouvent toujours malgré eux, mis en lumière au moment de leur obscurcissement : RIP. Donc tu es vivant. Tu te caches ? (Alors tu deviens l’un de ces animaux sauvages, entrevus au détour d’un chemin forestier, et qui, sautant derrière un fourré, disparaissent d’un bond, impressionnant notre regard à jamais.) J’aime à penser cette animalité en toi. Elle était déjà là, il y a quatre ans. Rien n’aurait changé alors ? Les relations amoureuses se poursuivent-elles avec autant d’intensité aujourd’hui ? Les codes ont changé, je suis déjà largué − et oui, je suis
plus triste de toi de dix années − ce n’est pas un lapsus : « plus triste » à la place de « plus vieux » est assumé. Il y a du changement de mon côté, mais l’intensité n’existe plus. C’est drôle d’arriver à cet état de flottement, « cela n’a plus rien à voir avec moi »… Mais toi, au début de ta trentaine (j’étais déjà à la fin de la mienne lorsque je t’ai connu), quelle vie ? Quelles amours ? Écris-tu toujours ? Le corps de ton écriture a toujours été le tien, c’est cela qui nous a rassemblés au fond, et qui continue de nous rassembler. Mais si l’intensité manque dans mes rapports avec les êtres (mais est-ce que cela ne tient pas à une forme de vie très parisienne, cette légèreté française que l’on nous envie et dont, je l’avoue, je m’accommode assez bien), elle manque désormais à mon écriture. Je n’écris plus, j’ai l’impression d’avoir fait le tour… de « me raconter des histoires » comme lorsqu’on se ment… Je ne te mentirais pas à toi, mon ami, mon aimé, oui, tu restes mon aimé malgré ces quatre années d’absence, car cette absence m’a laissé près de toi, membre fantôme amputé. Écrire, pour moi, c’était comme aimer : attendre, reporter, réguler un chaos, arrêter le temps, et ne plus être disponible. Me redonner une forme… Mais depuis quelques années, mon regard se perd dans des bribes de mots, des morceaux d’images, un monde diffracté, et je suis aveuglé : je me suis fondu dans le chaos du monde et je m’en accommode. Et puis, il y a le corps de la ville, comme celui de l’écriture : indissociable de notre propre corps. Ton corps est celui de Montréal. Le mien c’est Paris. Ville désormais inquiète… (Et le corps de cet homme qui te gifla autrefois, ce corps de mâle dominant, semble aujourd’hui de plus en plus présent après les terribles « manifs pour tous » d’il y a quatre ans…) Et Berlin, la ville qui nous a réunis, où nous nous sommes aimés, Berlin qui un temps fut ton corps et le mien… Nous avions l’impression que cette ville allait nous transformer. Lorsque j’y retourne aujourd’hui, cette ville n’est rien qu’un autre moi-même. Rien d’autre qu’une partie de plus du village global. Cette déréliction qui était la tienne, Kaspar, cette perte de soi dans des autres que l’on n’atteint pas et qui ne nous atteignent pas, j’en suis là moi aussi d’une certaine manière. Ces mots n’attendent aucune réponse, ils sont jetés dans le flux. (Que deviennent-ils, d’ailleurs, tous ces mots que nous jetons sur nos écrans ?) C’est une autre histoire, qui n’a rien à voir avec nous. Ou tout à voir, je ne sais pas. Victor
Mail to: victorphoto@gmail.com from kaspard@gmail.com 29 sept 2016
Victor, Je voudrais te dire : ne pas attendre, ne plus attendre. Des mots, une réponse, un être aimant. Est-ce possible ? Je te réponds dans l’urgence que m’inspire ce dernier message de toi. Un frisson m’a traversé en te lisant − ce même frisson qui me traverse quand je repense à ces mois à Berlin, ou alors quand les souvenirs d’hommes que j’ai désirés me reviennent en tête, souvent au réveil, comme s’ils avaient, toute la nuit, toutes les nuits, habité mes rêves. Le tien, ton souvenir, ce frisson, si lointain et si douloureux − c’est à vrai dire comme une petite aiguille qu’on me planterait dans le corps (dans la paume de la main, la forçant à se refermer). Douloureux parce que la honte de moi est grande et que je n’ai fait, depuis quatre ans, depuis notre cassure, que tenter d’apaiser, d’anesthésier en moi ce sentiment. Je n’arrive pas à me pardonner de m’être laissé aimer de toi dans cet état − état dans lequel je suis toujours aujourd’hui, semblable à celui dans lequel tu dis te trouver : flottement, c’est bien le mot. J’existe, j’avance, j’aime, oui, comme un oiseau plane au-dessus du fleuve, à l’embouchure du fjord, là où tous les courants s’entremêlent. J’aime sans effort, sans décision ; le vent est mon amoureux. Cette lutte à finir entre l’amour et la liberté, elle m’est insupportable. Et j’ai si souvent choisi la liberté… Je parle d’oiseaux, de fleuves. C’est que j’ai temporairement quitté la ville − toutes les villes. C’est qu’il me fallait bien, à un moment, arrêter de consommer. Mais je n’ai pas envie, ici, de te raconter l’histoire de mes dépendances − les histoires de drogues sont toutes pareilles. La mienne, comme toutes les autres, tu la connais déjà. Ce matin froid dans lequel je t’écris est sans appel, le ciel bleu, sans partage. Mon état semble se stabiliser dans cette langueur ; cette déprime, comme un bourdon qui couvre tout, efface les sensations. Plus de joie, plus de peine, rien qui soit immense et pourtant me voilà dépassé. Dépassé par ma vie. Je fais quoi ? Qu’ai-je gâché ? Je devrais sans doute me mettre
aux antidépresseurs, me mettre au diapason. Ce village global, ce monde artificiel que tu décris, qui nous tue, il n’est sans doute traversable que par notre abandon à lui. La nature ne suffit pas à tout le monde. La montagne n’est pas une thérapie. Non plus le vent, non plus la vie qui grouille dans les bois. La ville, au fond, propose des solutions mieux adaptées, durables. Je ne peux pas non plus passer ma vie sur la terrasse à flanc de montagne d’une maison qui ne m’appartient pas. J’écris, oui − quelle vilaine question. Très peu, puisque j’écris du théâtre − tu sais mieux que moi comme c’est détestable, écrire une pièce de théâtre. Tout cet empêtrement sur la page, toutes ces interruptions, cette discontinuité : les dialogues, le nom des personnages, en majuscules, criard, les retours à la ligne, les didascalies − je n’en mets plus, de didascalies, c’est terminé, à quoi bon ? Je me console en me répétant, jusqu’à le croire fermement, qu’être en paix avec l’écriture n’est pas souhaitable : il faut être en conflit avec la forme que nous avons choisie. Ce que je voudrais, c’est écrire d’un trait, d’un souffle, sans m’arrêter. Des romans, tiens, et en un seul chapitre. Ça me paraît beaucoup plus facile et pourtant je n’y arrive pas. Je me contente d’écrire un théâtre dans lequel je raconte aux spectateurs les romans que je voudrais écrire. J’ai si souvent, Victor, cru choisir la liberté. Alors que c’est l’amour, toujours, qui a décidé pour moi. T’abandonner, oui, il y a quatre ans, séduit et effrayé ; trop doux ton amour, trop complet. Et t’écrire aujourd’hui, geste entièrement libre, pétri d’amour, sache-le. D’amour impossible, de par la distance, de par le temps, de par mes dépendances. L’homme étiolé que je suis devenu trouve dans tes mots un réconfort ; l’affinité de nos tristesses me bouleverse. Comment dire ce qui me brûle les doigts, ce qui résiste à s’écrire depuis le début de ce message… Je passerai par Paris en novembre. Voilà, c’est dit. J’allais ne pas t’annoncer ma venue, traverser l’océan en silence, laisser Paris et sa grande gueule m’avaler, puis me recracher. Mais tes mots, le frisson de toi qui m’a traversé m’ont fait changer d’avis. Je ne sais que faire cependant de cette déclaration : je passerai par Paris en novembre. Le choix du verbe, peut-être, trahit mes intentions. Je ne ferai que passer. Paris. Novembre. Kaspar
Photogrammes extraits d'Aujourd'hui, rien de Christophe Pellet, adaptation du Journal de Jean-Luc Lagarce et du Métier de vivre de Cesare Pavese, avec Pierre Emö. © Christophe Pellet