PAROLES DE PARAGES CLAUDINE GALEA ET DAVID LESCOT : SE PARLER DE SE PARLER
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Se parler de se parler Dialogue sur le dialogue
de Claudine Galea et David Lescot
Le dialogue avec David a commencé il y a une quinzaine d’années sans échange de mots, mais autour d’eux, avec eux. Attentif aux miens, et moi aux siens. Très dissemblables, siens, miens, lui, moi. Mais entiers, l’un et l’autre. Gamins, je crois qu’on se serait battus dans la cour de l’école pour défendre nos opinions. Et puis un jour on se serait parlé. Comme on le fait maintenant. Dans l’intervalle, je l’ai écouté jouer du rock dans un café parisien, on a partagé un pastrami à Montréal, on s’est engueulés lors d’une délibération, j’ai ri à La Commission centrale de l’enfance, je l’ai vu diriger Nathalie Richard dans une belle lecture de Au Bord et, quand il m’a envoyé Le Plus Près Possible, j’ai pensé à une forme de libre parenté entre nous, une relation qui laisse dialoguer le proche et le différent. CLAUDINE GALEA
Je me souviens d’avoir entendu le nom de Claudine Galea pour la première fois à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon en 2001, puis d’avoir vu son visage et entendu dans la foulée son texte Je reviens de loin. Un peu plus tard, Anne Torrès, une femme de théâtre qui n’est plus là, mais qui m’a entraîné pour toujours dans le théâtre, et à qui je pense souvent, m’a parlé d’elle. Puis je l’ai connue, naturellement, et ai parlé avec elle, et voyagé avec elle, et lu à peu près tout ce qu’elle écrivait, théâtre et romans. En 2011, en tout cas, j’ai été foudroyé par Au Bord. Entre elle et moi, il y a à la fois une longue familiarité et un grand territoire inconnu. DAVID LESCOT
« Et si on dialoguait ? » a dit David. « Le dialogue au théâtre, ça m’intéresse, toi aussi, tu en écris », a-t-il ajouté. Rien de plus simple, quoi de plus compliqué ? C’est comme ça que tout a commencé, et c’est lui qui a donné le coup d’envoi au milieu de la nuit. David Lescot Tu dors ? Claudine Galea Si je réponds au présent − neuf heures après ta question : « Oui David je dors » ou « Non David je ne dors pas » −, que se passe-t-il ? Dialogue invalide en temps réel ? Le temps de la fiction est élastique. C’est Alice au pays des merveilles. Ce n’est pas un temps sans risque. Pas un hors temps non plus. Un pas de côté, pour faire danser le temps. David Lescot J’aime assez un dialogue de théâtre qui commencerait comme ça : David : Tu dors ? Claudine (neuf heures plus tard) : Oui David je dors. Claudine Galea À vrai dire (quel est le sens de ce « vrai », le « mentir-vrai » d’Aragon ?), je ne dors pas, David. Bien que j’aie beaucoup besoin de sommeil. À mon grand dam. J’aimerais dormir cinq heures et passer le reste de mes nuits à écrire ou à lire. Il paraît que le sommeil répare. Il y a beaucoup à réparer chez moi ! David Lescot (Quinze minutes plus tard) J’ai entendu dire que le sommeil nous était nécessaire, on le sait, mais on n’arrive pas à prouver scientifiquement en quoi il est bienfaisant. Mais comme tu ne dors pas, au moins je ne t’empêche pas de dormir en voulant te parler. Est-ce que je t’empêche d’écrire ? Tu écris la nuit ? Claudine Galea Je n’écris pas la nuit. Sauf au début du sommeil, il m’arrive d’allumer la frontale et de noter quelques phrases. Des phrases, pas des idées. En général, le lendemain, ces phrases sont de vraies pistes. J’écris le matin et parfois l’après-midi. Quatrième de couverture du livre Dialogues de Gilles Deleuze avec Claire Parnet : « Il faudrait que le dialogue se fasse, non pas entre des personnes, mais entre les lignes, entre des chapitres ou des parties de chapitre. Ce seraient les vrais personnages 1. »
1. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues (1977), Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1996.
David Lescot Tu dis « la frontale », comme si tu étais dans une grotte ou sous une avalanche. Je n’arrive pas à me représenter comment tu dors. Lampe au front ? Sais-tu que, pour ma part, je ne peux pas écrire sans avoir dormi avant ? Je veux dire juste avant. Et quel que soit le moment de la journée (j’écris parfois la nuit, eh bien même là, je dors avant. Les Argentins, par exemple, font parfois une sieste de nuit, vers 21 heures, et sortent ensuite faire la fête). Double bénéfice : écrire m’angoisse tellement, que savoir que j’ai une plage de sommeil avant me délasse un peu. Et surtout, au réveil le cerveau est à la fois embué et frais, proche de l’inconscient des rêves et délié comme un muscle qu’on a préparé. Et c’est l’état dans lequel j’aime écrire. Quand l’état se dissipe, je m’arrête. Claudine Galea Pour moi c’est une question d’espace. Un espace particulier qui n’est pas vide, mais qui n’est plein que de son objet, du monde nourrissant son objet. Écrire avant que trop de pensées ne m’assaillent. Les pensées sont l’ennemie de l’écriture au moment d’écrire. Des mois, des semaines en amont, elles sont utiles, nécessaires. Après, aussi. Pendant, elles empêchent, elles forcent. Je ne parle ici ni de grammaire, ni de travail du style, ni de composition. Mais du laisser-arriver de l’écriture. De la matière écriture qui crée véritablement le sujet. Le sujet c’est trop petit, c’est résumé, c’est du penser. La matière, le champ, c’est plus juste. Ou le monde. Le monde qu’écrire met en place. Qui excède toujours. Tout. Penser c’est comprendre, on ne peut pas tout comprendre de ce qu’on écrit. On comprend après, plus tard. Il faut faire confiance à son propre travail de penser qui fait qu’on n’écrira pas trop de fadaises. Penser, on le fait tout le temps, c’est le travail de vivre. Qu’est-ce que tu attends d’un dialogue, David ? David Lescot Je ne me suis jamais posé la question. J’aime dialoguer, dans la vie, mais on dit plutôt « discuter », non ? J’aime discuter. Comme activité. Comme j’aime faire du sport par exemple. J’aime le dialogue, même la controverse, même l’engueulade, comme un sport, comme une confrontation sportive, qui fait que je peux m’opposer, en idée, à l’autre, sans pour autant détester l’autre, nier l’amitié que j’ai pour lui, remettre en question ce qui nous lie. Et j’aime le dialogue au théâtre, quand il n’est pas une reproduction factice des paroles qu’on échange dans la vie, lorsqu’il n’est pas fait de clichés de paroles qui trop souvent font office de réalisme langagier. Par exemple, je pense à l’auteur russe, Ostrovski, l’auteur de Innocents coupables, de Don, mécènes et adorateurs. Chez Ostrovski, chaque réplique a un but, une d irection, un sens caché, on dirait une flèche, qui toucherait à chaque fois son but. Et pourtant ça n’a rien à voir avec ce qu’on nomme « l’efficacité » parce que cette volonté exprimée par chacun dans le dialogue semble rendre chaque personnage réel et vivant, et non pas « servile », à la merci de la seule volonté de l’auteur. C’est en donnant une force égale à chacun dans le dialogue que l’auteur se fait oublier derrière ses créatures, et restitue l’impression de la vie vraie. J’aimerai toujours le dialogue quand il est capable de ça. Et toi ?
Louise Bourgeois, Crochet IV, 1998 Ink and mixografia print on paper ; 71,1 x 83,8 cm © The Easton Foundation/ADAGP, Paris (2018) Photo : Christopher Burke
Claudine Galea Il y a eu une mode du constat au théâtre, du cut-up de paroles, d’idées, d’énoncés. On se retrouvait devant les choses dites, bras ballants, pensée en berne. Je crois que ça reflétait un état d’esprit qui ne voulait plus de l’affrontement parce qu’on n’avait plus confiance dans l’affrontement d’idées. Parce qu’on confondait l’affrontement et la prise de parti, toujours figée. C’était une façon aussi de ne pas s’engager dans le conflit et dans l’aventure de penser, aventure évidemment où on peut se tromper ! C’est en train de s’estomper. Aujourd’hui il y a beaucoup de récits au théâtre. C’est encore autre chose. Les récits fabriquent de la réflexion. Juxtaposés, en alternance, ils sont une forme de dialogue, mais c’est aux spectateurs de le construire. Le danger avec les récits, c’est de créer seulement un rapport binaire. Récit et dialogue sont intéressants lorsqu’ils se complètent, parce qu’ils traduisent des états différents. L’intérêt, à mon sens, du dialogue, c’est d’être dans l’imminent, dans le non-différé. De transmettre quelque chose de ce que nous sommes, de comment nous sommes, nous, les humains, avec nos emportements, nos éclats, nos urgences, nos contestations, nos arguments, ce que tu appelles la discussion, qu’on pourrait appeler aussi la dispute ! Le dialogue est un risque, parce qu’il est moins réflexif, moins dans l’écart, moins dans le recul. Par son immédiateté, sa brièveté, peut-être plus impures, il exprime aussi quelque chose en devenir. S’il n’y avait plus de dialogue, il n’y aurait plus de controverse. La controverse ne peut pas être une position de pouvoir. Il faut se méfier du pouvoir, il est toujours répressif. Tu me donnes envie de relire Ostrovski. David Lescot Et puis cet horrible fantasme idéaliste d’une voix des origines qui chante seule dans la nuit des temps, voix qu’il faudrait retrouver, par-delà le dialogue qui n’en serait que la version corrompue, véhiculant l’illusion dévoyée, bourgeoise, d’une entente et d’un échange démocratiques ou interhumains, alors que seule compte la pureté du monologue originel… C’est au nom de ça aussi qu’on a rabaissé le dialogue. Et d’ailleurs le dialogue s’est galvaudé tout seul, a fini par incarner à lui seul le théâtre, ne s’est plus interrogé, n’a plus dialogué avec lui-même, a tenu une position hégémonique qui l’a figé (l’hégémonie ça n’est jamais bon en rien). Non, moi je continue à croire dans une co-construction du monde par le dialogue, je crois que la connaissance jaillit de l’entre-d’eux et n’est pas enfermée dans l’un seul. On a pensé qu’en supprimant le dialogue on moderniserait automatiquement le théâtre. Je me dis qu’il vaut mieux tenter de moderniser le dialogue. Claudine Galea Qu’est-ce que tu entends par « moderniser le dialogue » ? David Lescot C’est vrai que dit comme ça, on a l’impression d’entendre un appel à réformer les modes de négociation entre les partenaires sociaux…
Non, je voulais juste dire de ne pas lâcher le dialogue, écouter comment il se transforme dans la réalité, plus vite qu’au théâtre, être attentif à ses mutations réelles pour savoir les traduire ou en inventer d’autres au théâtre. Par exemple, il y a un auteur que j’aime, Händl Klaus, qui fait dialoguer parfois deux personnes qui disent toutes deux ce qui semble être le texte d’une seule des deux. Ça paraît très avant-gardiste, mais en fait c’est très réaliste : lorsque tu parles à quelqu’un, cette personne entend ce que tu lui dis, et dans sa tête il y a ce qu’elle te dit. Voilà pourquoi Händl Klaus lui fait dire à elle aussi ce que l’autre lui dit. C’est compréhensible ce que je te dis ? Claudine Galea Oui, oui j’entends ce que tu dis. Avant que tu me répondes, mes pensées vagabondaient. Je me demandais ce que les agrégats (récits, morceaux de texte) et les dialogues faisaient circuler dans l’air autour d’eux. Les dialogues sont plus volatils, les agrégats plus compacts, les traces sont différentes, on se meut autrement autour des uns et des autres. Ce n’est pas une question de vitesse, de fantaisie, d’agilité, de flamboiement. C’est peut-être une question de solitude différente. On sait bien qu’il y a de faux dialogues. Mais, comme dans la vie, le monologue exprime un état de solitude absolue (choisie ou contrainte). Quand elle monologue, la parole ne déclenche pas de réponse. Cet état de solitude, qui passe parfois dans le dialogue, touche toujours à une limite, à un bord. Chez les tragiques, lorsque le personnage monologue, c’est qu’il a basculé. Serait-ce qu’on peut toujours espérer du dialogue ? Espérer être arraché à sa solitude, même si c’est pour que l’autre en finisse avec vous ? Est-ce cela « l’espérance » ? Ce mot pas à la mode que j’ai entendu, très beau, hier, au théâtre, à la fin de La Pomme dans le noir, d’après un livre de Clarice Lispector 2. Le « héros » était seul et libre (en apparence) quand il est arrivé, il repart menottes aux poignets, augmenté de sa rencontre avec deux femmes étonnantes. David Lescot Le monologue c’est le mode lyrique, celui où l’intériorité se retourne vers l’extérieur, et s’exprime, se dit, se pleure, se réjouit, se chante. Ou bien le mode épique, celui du récit, mais ça, on en a déjà parlé. Ou bien il peut se scinder en deux, et débattre avec lui-même, et dans ce cas il devient dramatique, dialogique, dialectique, il se crée une opposition, une scission, un conflit en son propre sein qui en fait une petite scène de drame à lui tout seul, dans le for de l’individu (Rodrigue contre son âme)… Les récits, je les préfère à plusieurs qu’à un seul, et les dialogues aussi (quoique j’aime bien quand un acteur seul joue une foule, par exemple). Mais la dimension lyrique, ça, ça restera
2. La Pomme dans le noir, d’après Le Bâtisseur de ruines de Clarice Lispector, mise en scène Marie-Christine Soma. Création le 20 septembre 2017 à la MC93 à Bobigny.
éternellement moderne : deux intériorités qui non pas discutent ou luttent mais s’inter-pleurent, s’inter-réjouissent, ou simplement s’aiment. À part ça dans la vie rien ne commence ni ne finit. Au théâtre si. Je me demande comment se terminera notre échange, comment nous prendrons congé l’un de l’autre. Claudine Galea C’est pour ça (entre autres, bien sûr) qu’on écrit. Pour commencer et finir ! Faire comme si on avait ce choix, cette liberté. Tu as vu, à essayer de définir, on retombe dans le genre et le mode. Le récit pour l’épique, le monologue pour le lyrique et le dialogue pour la dispute. Heureusement qu’on n’est pas des essayistes, on serait atroces ! Restons des écrivains qui mélangent, inter-disent : dialogue épique, monologue disputant, récit lyrique. On est très libre quand on écrit pour la scène. As-tu remarqué que les éditeurs nous fichent la paix avec les formes de nos textes ? C’est aux metteurs en scène de trouver les transpositions. Évidemment toi tu n’as pas ce problème puisque tu mets en scène tes textes. Tu dialogues avec toi-même. Est-ce qu’il y a beaucoup de dispute ? David Lescot Mais j’ai écrit aussi un essai, figure-toi, sur le théâtre et la guerre (tu trouverais sans doute ça atroce). J’aime bien nommer les choses, quitte à les transgresser après. Mais en tout cas, oui à toutes ces hybridations formelles, bien sûr, cent fois oui : et encore dialogue de chœurs entre eux, dialogue déploratif, récit lyrique, épopée élégiaque (comme chanson de geste des plaintes), et j’en passe… Alors sinon est-ce que mettre en scène ses textes, c’est dialoguer avec soi-même ? Oui mais c’est dialoguer avec un autre moi. Celui qui met en scène est plus vieux que celui qui écrit, en général (même si l’écrivain peut revenir dans le temps des répétitions pour changer, réécrire, ajouter ou inventer du texte). Mais oui, à part ça, ce sont deux moi-même, à deux âges de leur vie, qui dialoguent entre eux. On dirait la pièce d’Armand Gatti, La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G. 3 : le personnage est joué par cinq acteurs différents, selon ses âges, et parfois ils discutent les uns avec les autres. On ne peut pas le faire dans la vie, on peut le faire au théâtre. Le théâtre libère les possibles du dialogue, plus encore que la vie. Claudine Galea Maledetto ! Tu n’aurais jamais dû me parler de ce texte de Gatti. Je ne l’ai pas lu et j’écris une pièce où j’ai exactement la même structure, à jouer par cinq actrices à des âges différents qui dialoguent entre elles. Je dois dire que je suis troublée et un peu inter-dite. (Quelques heures plus tard) Je crois qu’il y a des formes qui reviennent. Ou qu’on les trouve à nouveau. Maintenant que je le sais, si je lisais son texte, je pourrais peut-être faire un clin d’œil
3. Armand Gatti, La Vie imaginaire de l’éboueur Auguste G. (1962), Arles, Actes Sud, coll. « Répliques », 1992.
à Gatti. Au cinéma, ça se fait. Almodóvar par exemple, dans Étreintes brisées 4, fait un plan qui cite Persona de Bergman. Mais les emprunts inconscients, le retour des formes appartiennent à la logique secrète de l’écriture, et je préfère. David Lescot Je suis sûr que c’est différent. La pièce de Gatti comporte des dizaines de personnages (à l’époque c’était courant, on pouvait), et ils sont répartis sur scène selon les époques de la vie du personnage, époques matérialisées par des zones de couleur qui occupent les différentes parties de la scène. Et les Auguste à différents âges se parlent les uns aux autres à l’occasion, pas tout le temps (mon père jouait Auguste à vingt ans, la pièce fait partie de la mythologie familiale). Tu peux y aller tranquille, je te connais, ça n’aura rien à voir, sinon que Gatti et toi, vous êtes plutôt du Sud. Claudine Galea David, j’ai envie de revenir sur, vers quelque chose que tu as dit. Moderniser le dialogue. Chercher comment ça dialogue aujourd’hui. Je ne suis pas une habituée des relations en réseau mais il y a un phénomène qui m’interroge. Désormais, les premières relations entre deux personnes qui cherchent un•e partenaire sur le plan sexuel ou/et amoureux se passent non pas à vue mais dans le dialogue. Avant même de se voir, deux individus s’écrivent. Ils se décrivent et établissent leurs priorités, leurs objectifs, davantage d’ailleurs que leur désir. Parfois ils sont très proches dans l’espace, les applications de rencontres instantanées sont basées sur la proximité géographique, mais d’abord ils se parlent. C’est vrai qu’ils s’envoient une photo l’un de l’autre. Mais qu’est-ce que l’image quand on pourrait voir le corps en vrai ? Qu’est-ce que la parole rapide d’un échange de SMS ou même d’e-mail quand on pourrait avoir une conversation ? Dans sa valeur d’information − l’information prime sur tout désormais −, on voit en même temps son défaut, son manque. Parfois les futur·e·s (ou pas) partenaires passent des semaines par écrit avant de se donner un rendez-vous. Qu’est-ce que ces nouveaux modes de dialogues faits de précipitation et de retardement, qui se jettent à mots perdus, à l’aveugle ? Comme si l’image et les mots ne mentaient pas ! Rien de plus falsificateur qu’une correspondance, les grands classiques de la littérature s’en sont faits l’écho. Et quoi de plus fabriqué qu’une image, une image à notre image ? Quel est le théâtre de ça ? Car tout y est mise en scène, dispositif, fiction primant sur réalité. Cette prolifération du dialogue à distance, du dialogue virtuel, vers quelle direction ça le fait bouger ? Quel sens ça lui donne ? À quoi correspond ce retour à l’apprivoisement par le langage, un désir d’être rassuré avant de s’engager ? Quelle est cette illusion de connaître l’autre − il y a confusion entre savoir et
4. Étreintes brisées, film de Pedro Almodóvar, 2009.
Louise Bourgeois, Silence, 2002 Bronze, silver nitrate patina ; 16,5 x 14,6 x 11,4 cm © The Easton Foundation/ADAGP, Paris (2018). Photo : Christopher Burke
connaissance −, de s’assurer de l’autre, et de soi ? Quelle peur cela traduit-il ? Que racontent ces nouveaux dialogues ? Peut-être écrirai-je pour investiguer un peu. David Lescot Est-ce que c’est si nouveau ? Tu ne crois pas que beaucoup de rencontres matrimoniales se passaient déjà comme ça ? Regarde La Sirène du Mississipi, le film de Truffaut adapté de William Irish 5. Il cherche une fiancée, il passe par les petites annonces, ils s’écrivent des lettres, il n’a d’elle qu’une mauvaise photo… Dans le fond, c’est un peu pareil, mis à part les rythmes des échanges (le dialogue épistolaire ce n’est pas le même tempo que le fragment amoureux par short message service). Ensuite, il la voit en vrai et il tombe amoureux. Là ça rejoint ce que tu dis. Mais ça c’est l’accident, c’est l’impondérable de la vie. Et d’ailleurs, ce n’est pas elle, c’est une usurpatrice qui a pris sa place. D’où le fait qu’il préfère l’originale à la photo. Dans le fond, La Sirène du Mississipi, c’est une critique anticipée de la rencontre amoureuse par messagerie électronique. Claudine Galea C’est toujours curieux de voir que sous l’angle de la modernité la plus en vogue, les mêmes schémas se reproduisent. Bref, connaître de l’autre le physique et les qualités en vitrine, c’est vieux mais ce n’est pas de l’histoire ancienne ! Par ailleurs, il y a des endroits du monde où les mariages arrangés ont toujours cours. Le mensonge érigé en institution aux dépens des femmes, au profit des hommes. Un profit discutable, mais certain néanmoins. Le dépens, lui, ne se nuance pas, il s’augmente. Ce qui continue de me passionner, ce sont les mensonges de l’image et du discours. Notamment le discours amoureux : le mensonge au cœur de nos émois, de nos sentiments les plus forts. Le mensonge des êtres humains dans le champ intime. C’est là que ça commence. Dedans. Dehors, le mensonge politique à tous les étages. Mentir, trahir. Il y a tant à regarder par là. David Lescot Je t’entends, et pourtant je ne peux pas m’empêcher de penser à une phrase bouleversante de Marina Tsvetaïeva. Je l’aime tant et je la trouve si vraie. Elle dit (je cite de mémoire, mais je sais que je ne trahis pas) : « Peu importe qu’il m’aime, pourvu qu’il me le dise 6. »
5. Film de François Truffaut (1969), d’après William Irish, La Sirène du Mississippi (1950), trad. G. Belmont, Paris, Gallimard, coll. « Folio policier », 2001. 6. in Marina Tsvetaïeva, Histoire de Sonetchka, trad. V. Lossky, Clémence hiver, coll. « Les Vies », 1991, p. 66 ; « - Moi il ne me faut que cela d’un homme : je-t’aime, et rien d’autre, qu’il fasse après ce qu’il veut, qu’il ne m’aime pas autant qu’il veut, je ne croirai aucun acte, puisqu’il y a eu un mot. »
Claudine Galea Mais oui bien sûr. Et cette sincérité, cette vérité foudroient. Tsvetaïeva. Sa maison rue Boris-et-Gleb à Moscou, visitée une après-midi sous la neige − une maison étroite, tout en étages. Sa pièce de travail, sa table devant une fenêtre, et les jouets dans la chambre d’enfants. Jeune poète, bref bonheur. Quinze ans plus tard, en exil : « L’amour vit des mots et meurt des faits 7. » Je crois que c’est à Rilke qu’elle écrit ça, dans la correspondance à trois avec Pasternak pour composer le triangle. L’éblouissement de ces lettres. On croit aux mots, sinon on n’écrit pas. Leur force, leur pouvoir. Le bonheur qu’ils donnent. La cruauté qu’ils exercent. La violence, le meurtre dont ils sont capables. La beauté et le rêve. Ascension et chute. Cette liberté magnifique, effroyable. Qui met bien et mal à égalité, qui fait exploser en vol toute morale, tout jugement. Puissance et manque intrinsèquement liés. Comment dire ce qui déborde ? Comment fixer sans arrêter, sans briser, sans rompre ? Quelle prétention d’écrire. Au théâtre il y a les corps, à la radio les voix. Les signes amoureux échappent aux mots, les excèdent. La seule chose peut-être que nous faisons vraiment en écrivant, c’est déclencher des signes dans les corps de ceux qui lisent et entendent. David Lescot Tu ne dors toujours pas ? Ça fait combien de temps qu’on parle ? Claudine Galea Quelques poignées d’heures. Mais tu sais, on est passés à l’heure d’hiver. Il fait nuit tôt. L’organisme ralentit. Je déteste novembre. J’aimerais hiberner jusqu’en janvier quand les jours grandissent à nouveau. David Lescot Je te laisse dormir ? Claudine Galea Rêver, peut-être ? CLAUDINE GALEA et DAVID LESCOT Fontenay-sous-Bois, Cuges-les-Pins, Paris, octobre-novembre 2017
7. Boris Pasternak, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaïeva, Correspondance à trois, été 1926, trad. L. Denis, P. Jaccottet et È. Malleret, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1983, p. 245.