PARAGES 05 | SONIA CHIAMBRETTO

Page 1

PAROLES DE PARAGES SONIA CHIAMBRETTO : CORPS-À-CORPS

#TNSChezVous Rendez-vous sur Facebook, Instagram et tns.fr


Corps-Ã -corps de Sonia Chiambretto


Sonia Chiambretto, autrice dramatique qui aime « éventrer les mots » et écrire à partir de la parole des autres, s’adonne ici à l’exercice poétique et déconstructif d’une écriture intertextuelle avec l’univers de Falk Richter. Entreprise audacieuse mais originale, qui ouvre un espace d’imagination surprenant et ludique. FRÉDÉRIC VOSSIER

Février 2018

Serais-tu ok pour écrire sur Richter ? À ta façon ? Angle poétique ? Corps-à-corps ?


Motif L’artiste et activiste blogueur chinois Ai Weiwei aime l’expression PRODUIRE DE LA RÉALITÉ. Il dit NOUS SOMMES UNE RÉALITÉ PRODUCTIVE. Il dit aussi NOUS SOMMES LA RÉALITÉ MAIS FAIRE PARTIE DE LA RÉALITÉ IMPLIQUE DE PRODUIRE UNE AUTRE RÉALITÉ.


Falk Richter écrit la pièce  JE SUIS FASSBINDER.


Corps-à-corps Un trou Me souviens plus où Loin dans le passé À Rostock, au bord de la Warnow sur la côte baltique Une petite cour au sud, des trous (bombes incendiaires) dans la rue les murs noircis Quelques impacts de balles, printemps 42, sur la façade, une petite fenêtre devant, un lilas Des trous printaniers, le soleil au levant, et dans l’arrière-cour un courant d’air Son appartement Une sculpture qu’il travaille en très grand une ébauche En terre, deux lutteurs un corps-à-corps Ils ne sont pas couchés Une position, l’un derrière


LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À L’ Incrustation In − Je suis Fassbinder Allemagne en automne (2016) − 4e partie (Laurent, Stan, Colin, Arthur) Laurent Oui mais bon il faut bien que quelqu’un nous dirige, sinon on n’avance plus ce n’est plus possible, il faut que quelqu’un intervienne, je ne sais pas peut-être Stan, putain on en est où ? C’est quoi le vrai texte ? C’est à qui ? Tu peux intervenir s’il te plaît ! Stan Oui quelqu’un est toujours censé intervenir brutalement quand vous ne savez plus comment continuer. Vous voulez toujours un petit Hitler ou une petite Le Pen qui vous dise quoi faire. Décidez vous-mêmes comment continuer. Laurent Oui, mais la démocratie ne fonctionne pas. Là en ce moment, dans cette situation, il faut des directions claires. COLIN La plupart des gens qui sont venus ici sont venus avec une croyance, avec un idéal. Moi je suis venu sans idéal. Moi je suis venu, je ne connaissais rien du tout. Moi je suis venu chercher mon petit frère. Mon petit frère, je l’aime. Je l’aime énormément. Toujours ensemble, on nous appelait Tic et Tac. Du jour au lendemain Tac est parti. Et là ç’a été le Big Bang. Je suis parti à mon tour pour le ramener chez nous. J’ai pris mon passeport, j’ai pris ma décision, je suis venu jusqu’ici parler à mon petit frère. Mon petit frère il a dit quoi, il a dit tape-moi, fais-moi ce que tu veux, je reste, je rentre pas. Oui, il a dit : PUTAIN LÂCHE-MOI !


La majorité des gens qui sont venus ici sont venus pour combattre. Moi je n’ai jamais combattu, je n’ai jamais porté les armes. Moi je suis venu, je ne connaissais rien du tout. Moi je suis venu chercher mon petit frère. À la place de mon frère, c’est Arthur, un Normand, recherché par la France, qui est devenu mon tuteur. Arthur est un meneur, le meneur d’une brigade, d’une brigade européenne. La brigade dans laquelle ils m’ont enregistré. De laquelle j’ai pris mon salaire. Parce que j’étais obligé de travailler. Je n’ai jamais combattu, je n’ai jamais porté les armes. J’ai été obligé de travailler pour ma brigade. La brigade européenne. Arthur était mon garant. J’ai fait 60 jours de travail. Obligatoire. 25 jours en cortège de voitures, le reste du temps dans le désert. * ARTHUR Tu vas dans le désert mon pote, dans le désert il y a une montagne, et de la montagne tu fais la surveillance. COLIN T’es sérieux mon pote ? Parce que moi, ce que je vois, c’est que devant il n’y a rien du tout, devant c’est l’horizon. ARTHUR Tu parles trop mon pote. * COLIN Sous la montagne, il y a un hangar. Un tapis, des matelas, des couvertures. Un petit coin pour cuisiner, et, mon pote, il y a même des Choco Pops. Ici c’est pas comme en France ou en Belgique, ici tu travailles en survêt Adidas.


J’ai jamais combattu, j’ai jamais porté les armes. Pourtant je les ai vus, ils sont venus, je les ai reconnus. Des Belges, un Allemand. Ils m’ont dit : Frère, ça va ? J’ai dit : Ça va, frères. Bien ? J’ai dit : Bien. J’ai demandé : Vous faites quoi, frères ? Ils ont dit : On vient s’inscrire dans la brigade européenne. J’ai dit : Ah ? Ils ont dit : Ouais. J’ai dit : Bien. Ils ont dit : Sans plus. Ils ont dit : Trouve-nous un bon restau, frère. J’ai dit : Ça se trouve. Un autre jour ils sont venus. Ils ont dit : Ça va ? J’ai dit : Tranquille. Tranquille ? J’ai dit : Normal. Ils ont dit : Ah, normal c’est bien. J’ai dit : Ouais. Ils ont dit : T’as du kawa ? Ils ont bu le café, entre hommes, et pas plus. Ils ont bu le café et ils ont dit quoi, ils ont dit comme quoi ils allaient faire une opération en France. Ils ont dit comme quoi tout ça c’était assez secret, comme quoi tout ça c’était assez confidentiel. Ils ont dit comme quoi s’il y avait un frère mouchard dans la brigade, ce frère-là ne passerait pas l’hiver. Moi je ne suis pas un mouchard alors j’ai passé l’hiver. Ils ont dit comme quoi : Ouais, la France c’est le jackpot. Moi je dis que le problème de la France c’est qu’elle montre qu’elle a peur. Elle ne se montre pas assez ferme. Elle ne montre pas que c’est une France qui maîtrise. * (À partir de là, ils continuent à jouer comme dans l’original. Stan est Fassbinder. Laurent joue la mère de Fassbinder.)


Fassbinder La démocratie est tout de même la forme d’État la plus humaine, oui ou non ? La mère Écoute, c’est le moindre de tous les maux, non ? Fassbinder Le moindre de tous les maux. La mère Oui. C’est vraiment un mal en ce moment. Fassbinder La démocratie ? La mère Oui. Fassbinder Qu’est-ce qui serait mieux alors ? Quelque chose d’autoritaire ? La mère Non. Pour nous en ce moment. Fassbinder Oui, qu’est-ce qui serait mieux alors ? Si c’est le plus petit de tous les maux, eh bien, il peut peut-être y avoir, je ne sais pas, quelque chose de bien. Qu’est-ce que ce serait alors ? La mère Le mieux, ce serait une sorte de dirigeant autoritaire qui serait tout à fait bon et gentil, qui serait quelqu’un de bien. * COLIN Ils ont réussi l’opération. Ils ont réussi les vidéos qui montrent qu’ils ont réussi l’opération.


Ils sont heureux. Moi je tiens à dire que je me tenais à l’écart. Je tiens à dire que je n’ai jamais été un combattant. Je n’ai jamais été un combattant. Jamais. La plupart des gens qui sont venus ici sont venus avec une croyance, avec un idéal. Moi je suis venu sans idéal. Moi je suis venu, je ne connaissais rien du tout. Moi je suis venu chercher mon petit frère. Mon petit frère je l’aimais. Je l’aimais beaucoup. Quand j’ai vu les vidéos je suis tombé de haut. J’ai compris, j’ai pleuré. La France pour moi c’était : DEAD. C’était : CROIX ROUGE. Elle ne me laisserait plus rentrer. Je regrette. Je n’espère plus rien. J’attends. Toute ma vie je le regretterai. Ma vie elle est foutue. Je veux retourner chez moi. Les autres ils m’ont dit comme quoi j’allais rentrer chez moi. Ils ont dit : On finit avec toi, et tu rentres chez toi. Ils m’ont dit ça. * LE GARÇON EN ARMES T’es d’où ? COLIN Reprézente Nantes. Et toi ? LE GARÇON EN ARMES Lille. Tu penses vraiment que ça va être aussi facile que ça ?


COLIN De quoi ? LE GARÇON EN ARMES Tu penses que ça va être facile pour toi de rentrer chez toi ? COLIN Je veux rentrer chez moi et oublier. LE GARÇON EN ARMES Tu veux rentrer chez toi après avoir été avec eux, après ne pas avoir réagi ? COLIN À part les bombardements, de mes yeux je n’ai rien vu. LE GARÇON EN ARMES Tu crois vraiment mec qu’on va te laisser partir comme ça ? COLIN Mec j’ai rien fait. Ce ne sont pas des gens comme moi. Moi j’ai rien à voir avec eux. Je suis différent. J’ai pas combattu, j’ai pas porté les armes. LE GARÇON EN ARMES Pourtant on t’a arrêté avec le motif de combattant. COLIN C’est ça le problème. (Chants d’oiseaux.) LE GARÇON EN ARMES C’est ça le problème.


RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU À L’EST RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À L’ RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À LE SOLEIL À L’EST RIEN DE NOUVEAU RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À L’OUEST RIEN DE NOUVEAU

RIEN

DE

NOUVEAU

LE

SOLEIL

SE

LÈVE

TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU RIEN DE NOUVEAU À L’ LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN

DE

NOUVEAU

À

L’EST

RIEN

DE

NOUVEAU LE

SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À LE SOLEIL À L’EST RIEN DE NOUVEAU RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À L’OUEST

RIEN

DE

NOUVEAU

RIEN

DE

NOUVEAU

LE

SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU RIEN DE NOUVEAU À L’EST LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À LE SOLEIL À L’EST RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU À L’EST RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À LE

RIEN DE NOUVEAU LE SOLEIL SE LÈVE TOUJOURS À L’OUEST SOLEIL

À

L’EST

RIEN

DE

NOUVEAU


Corps-à-corps Loin dans le passé, je t’attends, là, j’ai des cristaux plein dans les yeux, le dos glacé, vois plus mes pieds Quand je sors une autre porte, trompe-l’œil Me souviens plus par où je sors, par où je rentre me souviens plus, je n’aime pas cette sortie quand je rentre En haut à l’air libre je vois les toits des trains Passe, je vois très loin de ce côté ne vois plus rien de l’autre Loin dans le passé, Berlin, peut-être, il s’appelait Rainer Une nuit, on marchait, deux garçons, le long du mur du cimetière juif La lumière de la lune filtrait à travers les arbres On s’est regardés On a balancé nos affaires On a escaladé le mur


On a pris la première allée, la deuxième, au départ de la troisième on s’est rapprochés, nos peaux se sont frôlées, la sienne était humide La police a hurlé, elle nous a menottés, on s’est débattus, elle hurlait encore plus fort, elle nous a emmenés On a été interrogés jusqu’au petit jour Jusqu’au petit jour on a dû répéter : On se promenait, dans le clair de lune le long du cimetière juif, attirés par les silhouettes des arbres sur les tombes, on a sauté par-dessus le mur et C’ÉTAIT BEAU.

Sonia Chiambretto a publié chez Actes Sud-Papiers (Paris) Chto / Mon képi blanc / 12 Sœurs slovaques (2009), Zone Éducation Prioritaire (2010), Une petite randonnée (P. R.) (2012) et aux éditions Nous (Caen) dans la collection « grmx » Polices ! (2011) et État civil (2015). Sonia Chiambretto est écrivaine, performeuse, et publie aussi dans les revues de poésie Action poétique, IF, Épisodes, Espace(s) et Grumeaux. Ses textes pour le théâtre sont traduits, lus ou mis en scène en Italie, en Allemagne, en Belgique. Depuis 2011, elle enseigne à l’université Aix-Marseille. En 2014, elle fonde avec Yoann Thommerel le Groupe d’Informations sur les Ghettos (g.i.g.). Polices ! est paru dans une version augmentée, chez l’Arche Éditeur, en mars 2019.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.