PAROLES DE PARAGES STANISLAS NORDEY : L’AMI ALLEMAND
#TNSChezVous Rendez-vous sur Facebook, Instagram et tns.fr
L’Ami allemand de Stanislas Nordey
Nordey découvre Falk Richter avec Sept Secondes en 2006 et depuis, ce dernier est devenu, comme l’affirme Bruno Tackels, son « frère de théâtre ». Voilà un duo : une véritable fraternité artistique, fructueuse et « monstrueuse ». Dans un moment de pause, Nordey essaie de comprendre pourquoi il aime passionnément son écriture et décrit une relation où il est question de partage et de mélange. FRÉDÉRIC VOSSIER
Pourquoi aime-t-on un auteur ? En lisant Richter, je découvre une écriture qui expérimente un rapport inédit au présent. C’est le point de motivation central, une vraie pulsion chez lui : il écrit dans le présent, ou plus radicalement le présent. C’est un chroniqueur de l’actualité. Sa conscience porte en permanence le poids de l’actualité, vivant sans relâche ce présent dans un état d’inquiétude. Je pense à Foucault, vers la fin de sa vie, quand il parlait d’une « ontologie critique de l’actualité ». Richter, ce serait l’expression d’une pulsion artistique qui élabore une « théâtralité critique de l’actualité ». Actualité complexe et profuse, politique, sociale, économique, écologique, actualité vécue de l’intérieur, en profondeur, d’où cette compénétration de l’intime et du politique. Fiction, fable, démarche métaphorique, tout cela ne le concerne pas. Je vois Falk comme une conscience inquiète et agitée qui traduit cette intranquillité dans ses textes et qui la théâtralise sur un plateau. On pourrait dire : le plateau de l’intranquillité. Faire du théâtre, c’est trouver la langue qui va se déprendre de ce poids. Il écrit sur l’aujourd’hui au risque de l’obsolescence, risque dont il est conscient, et en même temps, il est orgueilleux, il écrit pour que ça reste. Une autre caractéristique que je trouve essentielle dans son écriture, c’est le recours à la forme fragmentaire. Cela vient-il de Heiner Müller ? Je n’en suis pas sûr. Son écriture rend compte du présent de façon très particulière. C’est un présent intime et protéiforme, chaotique et morcelé, rempli d’une multitude perdue, entre crise et catastrophe. Une écriture en proie au déchirement du présent. Pas d’histoire, ni de personnage, plutôt une pluralité d’histoires défaites, d’expressions, de confessions, d’appels. Toute une matière textuelle hétérogène qui propose un nouveau théâtre de parole. J’aime beaucoup son rapport ambivalent à l’œuvre écrite : en utilisant la forme « matériau », il compose des pièces de théâtre plutôt modulables et malléables,
il refuse l’aspect sacré de la chose écrite désormais inaltérable. Mais il souhaite ardemment laisser une œuvre en soi. Le fait de retrouver des fragments similaires, remaniés, métamorphosés d’une pièce à l’autre peut agacer. Je trouve cela au contraire intéressant. Je comprends son œuvre comme un vaste chantier de variations sur les mêmes thèmes. Un immense ensemble d’éléments que l’on peut utiliser et recombiner comme on le souhaite. Le rapport aux acteurs est fondamental chez Richter. L’acteur est une matière d’écriture. J’ose l’expression : c’est un auteur d’acteurs. Il écrit comme un porte - voix. Et l’ensemble de ses textes est pour moi le cas idéal d’une écriture dramatique qui échappe à la logique contraignante du personnage. Je ne travaille jamais un personnage, mais une langue, une texture, un tissu, une grammaire, un souffle de pensée. Richter écrit un « texte-tissu ». Il faudrait mettre « tissu » au pluriel parce que c’est un couturier qui rapièce sans cesse ses textes avec de nouveaux tissus. Sa langue, traversée par des affects, est assez forte et complexe pour être un « texte - corps ». Cette langue a du corps. Elle est vraiment un corps pour l’acteur. Autre élément de taille qui me paraît le singulariser : c’est un artiste courageux dans le sens où il ne se cache pas. Au contraire, il s’expose, en osant aborder des problèmes de fond comme la question des réfugiés, la montée de l’extrême-droite, la crise écologique, il aborde sur un mode frontal toutes ces questions au risque des procès, des attaques, du scandale. Je retrouve à une autre échelle une attitude qui me fait penser à Pasolini, attitude de « corsaire », d’« hérétique ». Je pense encore à Foucault et à la figure du parrèsiaste : le courage scandaleux du franc-parler, l’athlétisme du dire-vrai, l’insolence effrénée du vouloir-dire la vérité. Courage que je retrouve, par exemple aujourd’hui, chez Édouard Louis dans Qui a tué mon père 1. Ce n’est pas à proprement parler du théâtre militant, je crois même que c’est beaucoup plus radical parce que, dans cette démarche, l’auteur s’expose intimement, il part de lui, ne se met pas entre parenthèses. Il n’y a pas le surplomb de l’idéologie. Richter a su inventer un théâtre politique, avec une source intime et une forme directe, frontale et non métaphorique. Enfin, ce qui m’a captivé, c’est le fait qu’il écrive un journal intime. Je connaissais les journaux de Gabily. C’est une matière passionnante parce qu’on découvre qu’elle constitue une matrice pour l’œuvre. Un moment préparatoire de fouilles, de recherches, de questionnements et d’impressions. De cette matière personnelle, il dégage une œuvre autofictionnelle. C’est très rare au théâtre. Dans le récit ou
1. Édouard Louis, Qui a tué mon père, Paris, Seuil, coll. « Cadre rouge », 2018. Création par Stanislas Nordey le 12 mars 2019 au Théâtre de la Colline à Paris.
le roman, c’est un genre vraiment courant. Au théâtre, nous sommes beaucoup moins habitués à recevoir une parole intime. De ce point de vue, Richter est très singulier. La « mise à nu » serait la force interne qui l’anime. Soi, le présent, le monde, les affects, les relations, le système : il ressent la nécessité intime de tout mettre à nu. Il y a une véritable entreprise de dévoilement. Notre relation artistique fabrique du monstre. En nous mêlant l’un à l’autre, en nous vampirisant, sangs partagés et bus, nous mutons. Il n’y a aucune méthode, il y a seulement le partage. Une hybridation douce, évidente, nécessaire. Nous nous donnons l’un à l’autre, nous nous abandonnons, et le monstre surgit. La rencontre avec Richter a été l’occasion inattendue de repenser mon activité de metteur en scène et de me laisser déranger et transformer dans ma propre pratique du plateau. C’était lui, c’était moi. L’ami n’est pas un autre moi, c’est une altérité qui altère et disloque, redonne vie. Falk Richter, c’est pour moi le nom d’une amitié. Une profonde et unique amitié artistique. Finalement, l’amitié comme consentement mystérieux au pur fait de créer ensemble et de s’abandonner à ce geste, je me dis que c’est rare. STANISLAS NORDEY Strasbourg, décembre 2018
Créations de textes de Falk Richter par Stanislas Nordey : • Sept Secondes, Théâtre du Rond-Point à Paris, 2008 • Nothing Hurts, festival Printemps des arts de Monte-Carlo, 2008 • Das System (spectacle constitué de Sept Secondes, État d’urgence et Sous la glace), Festival d’Avignon, 2008 • My Secret Garden (co-mis en scène avec Falk Richter), Festival d’Avignon, 2010 • Je suis Fassbinder (co-mis en scène avec Falk Richter), Théâtre National de Strasbourg, 2016 Stanislas Nordey a été élève au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris (1988–1991), codirecteur artistique du Théâtre des Amandiers à Nanterre avec Jean-Pierre Vincent (1994–1997), codirecteur avec Valérie Lang du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis (1998–2001) et responsable pédagogique de l’école du Théâtre National de Bretagne à Rennes (2002–2012). Il dirige le Théâtre National de Strasbourg depuis juin 2014.