PAROLES DE PARAGES FALK RICHTER : DE GRANDS CHAMPS BRUNS VIDES
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De grands champs bruns vides de Falk Richter traduction Anne Monfort inĂŠdit en France
Mareike chante Walk in silence Don’t walk away in silence See the danger Always danger Endless talking Life rebuilding Don’t walk away 1
Quand je me souviens de là où j’ai grandi, la première image qui me vient ce sont des champs. Des champs partout. Du blé, du colza et des patates. En fait, c’est plutôt la SENSATION d’une étendue sans point d’appui, d’un vide qui déclenche un horrible malaise, je me vois quelque part au bord de l’horizon sous la pluie de novembre et, derrière et devant moi, rien que des champs vides, bruns. À perte de vue. Des champs qu’on peut regarder pendant des heures, qu’on est obligé de regarder, puisqu’il n’y a rien d’autre. Des champs où s’ennuyer et traîner pendant des heures. J’avais cette démarche traînante et chaloupée, toute ma jeunesse, cette soi-disant énergie de la jeunesse, cette curiosité, cette force de résistance n’ont jamais trouvé de chemin dans mon corps, je me traînais, oui, ça s’appelle traîner, je me traînais, complètement à côté, comme si ce n’était pas ma vie, comme s’il n’y avait pas de vie À L’INTÉRIEUR DE moi, je traversais ces champs, je voulais juste être ailleurs mais sans la moindre idée de ce que pouvait être cet « ailleurs » et À QUOI IL RESSEMBLERAIT. C’était quand même TRAHIR LA VIE prévue pour MOI dans ces espaces vides, SOUS LA PLUIE, j’aurais pu naître ailleurs je veux dire C’EST QUOI ? C’EST QUOI ? Ça, ce corps dans lequel nous sommes nés, d’où vient-il, pourquoi justement ICI ? et pourquoi justement avec ces gens autour de moi ? avec cette HISTOIRE qui est toujours déjà là à notre arrivée, le monde est toujours déjà là et tout autour de moi est déjà là, et c’est vide et brun et il pleut et je traîne, d’un pas lourd, je longe des voies 1. Atmosphere, chanson du groupe Joy Division, écrite et composée par Bernard Sumner, Peter Hook, Stephen Morris et Ian Curtis, 1980.
ferrées désaffectées depuis longtemps, des stations où un bus ne passe que deux fois par jour, et pas de cinéma, de théâtre, de MJC, rien qu’Aldi et Lidl, des allocataires de Hartz IV 2, des retraités et des nazis. En fait c’est juste une sensation, une image qui s’est stockée en moi, profondément. Peut-être que tout était différent. Je réessaie, et je m’en tiens aux faits. Très objectivement. Je suis née en 1986 dans un hôpital de Quedlinburg, en Saxe-Anhalt. Mon nom : Mareike Windemuth. C’était trois ans avant la chute du Mur, dans un pays qui s’appelait la RDA et que je ne connais pratiquement que par les récits et les souvenirs de gens plus âgés. Un pays où il y avait certes la Stasi mais où tout était en ordre. « Au moins tout le monde avait du travail », dit ma grand-mère encore aujourd’hui. Elle dit aussi qu’elle reconstruirait le Mur « toute seule, de ses propres mains ». Car tout était mieux ! − Qu’est-ce qui était mieux, mamie ? − Tout ! − Oui, mais quoi ? Dis-moi ! − Mon enfant, tout était mieux car tout le monde savait ce qu’il avait à faire. Quand on était né ici, on restait ici, et quand on n’avait rien à faire ici, on restait dehors. Et aujourd’hui, il ne reste que des vieux et des bus pleins de terroristes. Ils bouffent nos dernières miettes. Je m’égare encore. Donc : Quedlinburg. Patrimoine mondial de l’UNESCO. Deux cents maisons à colombages. Une collégiale, où Henri Ier est enterré. Le premier roi allemand et tout ça. Ottonien. Par beau temps on voit même le Brocken depuis la collégiale. Avec vue sur le Harz ! C’est donc dans cette petite ville idyllique que je suis née. Mais j’ai grandi à Ballenstedt, une petite ville au sud-est de Quedlinburg. À trente-cinq minutes de bus. Soit avec le bus numéro 6 par Morgenrot et Badeborn, soit avec le 318 par Gernrode. 2. Les réformes Hartz sont les réformes du marché du travail qui sont entrées en vigueur en Allemagne entre 2003 et 2005, sous le mandat du chancelier Gerhard Schröder. Elles avaient pour but de renforcer la lutte contre le chômage volontaire et d’encourager le retour en activité des bénéficiaires d’allocations. Elles ont été mises en place progressivement, sous la forme de quatre lois, mais la plus importante est la loi Hartz IV, très impopulaire.
Ballenstedt a environ 7 000 habitants. Tendance : en effondrement rapide ! Pourtant Ballenstedt est le berceau de la principauté du Anhalt. On l’a parfois qualifiée de perle du Vorharz oriental. C’était même un lieu de cure. Il y a une avenue qui mesure exactement un kilomètre. Un château avec un parc et même le plus vieux théâtre d’Allemagne centrale. Liszt y est passé. Ça pourrait être une charmante petite ville. Probablement. Le rêve bourgeois post-chute du Mur. Un rêve idyllique de carte postale. Dans mes souvenirs, c’est autre chose. L’immeuble préfabriqué où j’ai grandi n’existe plus. Il a été détruit il y a quelques années, vers la fin des années 2000. J’ai grandi dans une cité en périphérie de Ballenstedt. Des blocs d’habitations. Très prisés à l’époque de la RDA et au début des années 1990 car ils avaient le chauffage central, les toilettes séparées de la salle de bains. On était vraiment chez soi. Dans le langage courant on les appelait aussi « les clapiers à ouvriers ». Aujourd’hui ramassis de losers. Bref, des nazis, des bénéficiaires des aides sociales (depuis quelques années, de Hartz IV) et des retraités. D’après mes souvenirs, au début des années 1990, tout allait encore bien. On avait trois chambres. Une cuisine. Une salle de bains. Au rez-de-chaussée. À gauche. Andreas, le père de mon frère, avait une Ford Fiesta rouge sombre où passait en boucle une cassette de Tina Turner. Un nouveau supermarché s’était ouvert. Où il y avait énormément de produits qu’on a TOUS essayé de consommer. Il y avait une nouvelle monnaie que personne ne savait vraiment utiliser. Andreas était souvent en déplacement pour son travail. Ma mère travaillait comme femme de ménage. J’allais à la crèche. On me faisait porter des collants que je détestais. Mon frère et moi on se battait tout le temps. Mais il y avait Matchbox et Barbie, c’était super cool. Je ne sais pas quand tout a commencé à s’effondrer. Quand ils ont tous perdu leur travail. Quand ils se sont réfugiés dans leur frère l’alcool. Quand on s’est mis à habiter dans un quartier de cas sociaux. Quand le monde est devenu si immense et nous si petits et inutiles dedans. Quand on s’est retrouvés à être des perdants. Peut-être que tout a commencé parce que ma mère a divorcé d’Andreas, le père de mon frère Pierre, et a perdu son travail de femme de ménage. Et qu’on a dû déménager dans un autre
immeuble, plus ancien, un niveau en dessous, parce que le loyer était moins cher. Peut-être que je m’en suis rendu compte quand j’ai été acceptée au « lyyyycée » (comme ma mère disait toujours) et que, aux yeux de ma mère, je suis devenue un monstre qui savait tout mieux que tout le monde et trahissait sa classe. Ou juste parce qu’à partir du lycée, j’étais pour mes camarades l’enfant de cas sociaux. Mais non, en fait je ne sais pas quand cela a commencé, que toute la famille perde son travail. Que l’oncle Mike et la tante Petra commencent à boire. Que les premiers voisins de beuverie commencent à se pendre. Qu’il y ait toujours plus de nazis autour de moi. Et toujours moins d’avenir. Que tout sombre dans un désespoir gris. Que tous les adultes se sentent trahis par un système, aient la nostalgie du bon vieux temps et ne sachent plus comment vivre dans l’ici et maintenant. Même mon prof d’éducation civique nous a dit une fois : « Partez d’ici ! Allez-vous-en ! Le plus vite possible ! Sinon vous serez obligés d’éteindre la lumière. » Ainsi j’ai traîné toute ma puberté dans une petite ville grise que je n’arrivais pas à quitter parce qu’on n’avait pas de voiture, forcée d’assister à cet effondrement généralisé. À quatorze ans, j’ai pu accompagner ma mère à l’Agence fédérale pour l’emploi (qu’on préférait appeler « l’agence des enculés »), parce que je pouvais moi aussi solliciter des aides et que ma mère ne s’en sortait pas avec la langue bureaucratique. Plus tard l’Agence fédérale pour l’emploi est devenue le Jobcenter. C’est là que j’ai pour la première fois compris la notion d’euphémisme. Car il n’y avait pas de jobs. Pour personne. Je me suis retrouvée devant un comptoir avec des sachets Aldi pour récupérer de la nourriture et je distribuais des journaux pour gagner un peu d’argent et je ne savais vraiment plus comment on était tombés dans cette pauvreté. Et c’est peut-être pour ça que la première image qui me vient quand je pense à la ville où j’ai grandi ce sont ces champs bruns, gris, dévastés. Parce qu’il n’y avait rien. Pas d’avenir et surtout pas de cinéma. Quand j’y retourne, ce qui arrive très, très rarement, une fois par an quoi, pour Noël, je porte des lunettes de soleil parce que j’ai peur de pleurer. J’y reste maximum une nuit parce que je ne supporte pas
de rester plus longtemps dans cet enfer Hartz IV ! Chez moi, là-bas, j’ai toujours la sensation de trahir car j’ai cherché à fuir le plus vite possible. J’évite la Saxe-Anhalt tant que je peux. Je ne voulais plus parler cette langue. Ce dialecte. J’ai tout donné pour l’oublier. Même aujourd’hui, je suis incapable de parler en dialecte sur scène, et je ne veux pas. Au pire, je parle un mélange de berlinois et de saxon. Mais le dialecte de Saxe-Anhalt, jamais. À l’oreille, c’est comme si on vomissait. On vomit les mots, c’est le sentiment que j’ai toujours eu. Comme s’il fallait éternellement que je vomisse la vie qu’on m’avait prévue. Mais tout n’était pas triste. Parce que j’avais un groupe. On s’appelait Les Paysages Florissants et on se voyait, Kotze, Motze, Otze, Rotze et moi, dans notre Klub, Klub avec un K. On a fait un seul concert, au carnaval de l’école, mais c’était plutôt cool. À l’arrière on avait un écran vidéo où on projetait la décharge qui était à 500 mètres de notre studio de répétition. C’était mon premier projet vidéo : une décharge de l’Est ! La chanson disait : « Qui nous a trahis ? La CDU ! »
De grands champs bruns vides (Leere braune Felder) est un extrait de la pièce Verräter. Die letzten Tage (Traîtres : les derniers jours), texte inédit et non traduit dans sa totalité en français. Création au Maxim Gorki Theater à Berlin le 28 avril 2017.