PARAGES 05 | LAURENT SAUVAGE

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PAROLES DE PARAGES LAURENT SAUVAGE : PORTRAIT TÉLÉPHONIQUE DE FALK RICHTER

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Portrait téléphonique de Falk Richter Laurent Sauvage parle conception Laurent Sauvage et Frédéric Vossier


Laurent Sauvage est l’acteur qui a traversé toutes les grandes aventures menées par Stanislas Nordey depuis 1988. Il a été notamment présent dans les projets qui portaient sur l’écriture de Falk Richter : Das System (Festival d’Avignon 2008), My Secret Garden (Festival d’Avignon 2010), Je suis Fassbinder (TNS, 2016). Trois moments importants dans l’inscription et la réception de l’œuvre en France. C’est l’occasion d’interroger l’acteur sur son rapport à cette écriture et l’histoire singulière de ces créations, comme processus de travail et cadre de recherche. FRÉDÉRIC VOSSIER

—… — Falk Richter ? —… — Bien sûr que ça me dit quelque chose. Vous blaguez ? —… — Faut que j’en parle ? —… — Je peux en parler, à ma façon… Vous savez, je ne suis pas un homme de discours, seulement un acteur. —… — Ok. Bon, que vous dire de lui… —… — Exact. Jusqu’à présent, c’est l’auteur vivant que j’ai joué le plus. Une expérience marquante, sans conteste… C’est comme une traversée. Elle dure depuis dix ans. —… — Sûr qu’il faut parler de Nordey… Le « frère de théâtre », c’est bien ça l’expression, hein ? C’est par lui que la chose arrive. Comme toujours, du reste… Il dégote des textes absolument incroyables et pas évidents à monter… Allez savoir où il les trouve. Il vous fait lire et vient vous demander, avec son sourire malin : « T’embarques ? » Je n’ai jamais dit non à Nordey. Et vu ce qu’il proposait sur Richter, je n’allais pas rater ça…


—… — Il proposait un vaste chantier d’un an sur tous les textes que Richter avait écrits, une sacrée pile, et d’autres textes encore, envoyés au cours du travail, le point final étant une création au Festival d’Avignon. Ça s’appelait Das System, on était en 2008. La crise financière, ça vous dit quelque chose ? Et Bush, la guerre en Irak… ? C’était donc ma première expérience richterienne, six heures de spectacle… Une équipe d’une dizaine d’acteurs… Dans les années 1990, on disait : « Nordey et sa horde ». —… — Mais vous imaginez ! Une telle quantité de textes à lire autour de la table ! Des pièces de théâtre, des textes théoriques, il y avait de tout, des écrits plus intimes… C’était monstrueux… polymorphe… La masse jetée d’un gros matériau informe… Vous comprenez ce que je veux dire ? —… — Bon, mais je précise que c’était espacé dans le temps, sporadique on va dire, on ne faisait pas ça tous les jours, mais quand même… On ne savait pas où on allait, pas ce qu’on allait jouer, on travaillait à l’aveugle. Il fallait de l’humilité. Ne jamais baisser la garde. —… — Plus précisément ? Eh bien on formait des petits groupes pour mener des ateliers sur les textes qu’on choisissait, on présentait le résultat de ce qu’on avait fait à Nordey. Lui-même ne savait pas ce qu’il voulait monter… Richter continuait d’envoyer des nouveaux textes. Plus on avançait, plus la masse des textes augmentait. On discutait beaucoup… On discutait de nous, de ce que l’on vivait à l’époque, la situation politique, sociale, mondiale… Nordey était en recherche, au même endroit que nous. On travaillait d’égal à égal avec lui. Ensemble, on s’efforçait de déchiffrer le sens et la forme d’une écriture. —… — Oui, fameux titre, hein ? Das System… Richter, hégélien ? Euh… Faut lui poser la question. Faut surtout rappeler qu’il avait expérimenté une démarche d’écriture et de mise en scène qu’il appelait « Le Système ». C’était quoi ? Comprendre l’actualité en créant des spectacles sur le système économique et politique, le système mondialisé. Tout un processus de travail, fragmentaire, avec différentes formes… Pas sûr que cette affaire soit hégélienne, comme vous dites. Je n’irai pas plus loin. —… — Richter, comme cadre de recherche pour le plateau ? Oui, pourquoi pas… Autre question ? —…


— Le risque était grand. Un acteur pouvait avoir travaillé sur une partition pendant deux semaines et la séquence n’était pas prise. Nordey m’a donné un monologue quatre jours avant la première pour ouvrir le spectacle… « Aléatoire », est-ce le bon mot… ? On a été sur un fil jusqu’au bout… Le mot « fragile » serait juste, par ailleurs… On l’emploie souvent, mais là, il avait un sens… —… — Je me souviens surtout de Sous la glace, qu’on a joué intégralement avec Frédéric Leidgens, Damien Gabriac… et il y avait un enfant aussi. Ce texte m’a profondément marqué. Une fiction en phase avec le réel, une écriture très concrète, le vocabulaire de l’entreprise, du management et de la finance, avec des incursions poétiques fulgurantes, le monde des cadres, le vieillissement, ouais, tout ça, c’était particulièrement fort… Quatre acteurs, quatre âges pour montrer comment le corps du cadre d’entreprise devient un objet périmé qu’on finit par jeter pour le remplacer… L’homme jetable… Quelle époque nous vivons… —… — Sept Secondes aussi − percutant ! Avec les élèves de l’école du TNB que Nordey dirigeait à l’époque… —… — C’était une expérience fatigante, pour un comédien, mais très grande. Nordey jubilait : Richter avait écrit des trucs politiquement trash, offensifs, très combatifs, insultants à l’égard des pouvoirs et des gouvernements occidentaux, et nous, on les balançait haut et fort, frontalement… Dans le public, des gens partaient… Il y avait quelque chose de nouveau, des propos politiques enfin affirmés sur scène. Je ne l’avais encore jamais fait. Une sacrée provocation… C’est rare sur un plateau, hein ? —… — My Secret Garden ? Encore une idée de Nordey… Lui et Richter se sont rencontrés et je crois qu’ils se sont plu. Alors Nordey lui a proposé de travailler sur ses journaux intimes et de former une équipe franco-allemande. Richter est venu avec Anne Tismer et Nordey m’a demandé de les rejoindre. Ils se partageaient la mise en scène, mais le vrai deal était : Richter écrit, Nordey joue. —… — Effectivement, on est en 2010, au Festival d’Avignon. —… — Est-ce que le protocole de travail était différent… ? Pas sûr… On a lu à la table, chez Nordey, beaucoup de textes extraits du journal intime de Richter. Et quand je dis beaucoup… On repartait chez nous et on stabilotait ce qu’on choisissait. Anne Monfort nous accompagnait pour traduire les échanges. Richter a commencé à agencer les différents textes pour en faire une pièce de théâtre, mais les choix ont été très tardifs. Durant les répétitions, on apprenait le texte le matin, on répétait


l’après-midi, Richter écrivait le soir, Anne traduisait la nuit, et… Punaise, quand j’y repense, quel rythme ! On était sans cesse mobilisés, en état de veille permanent, les choses changeaient souvent. Là encore, on ne savait pas trop où on allait… —… — Je viens de vous le dire, tout se faisait dans l’urgence… Richter a écrit une pièce, belle et effroyable, qui s’appelle justement État d’urgence… Et Nordey, que voulez-vous, c’est l’être même de l’urgence, non ? Le côté brut de la force vitale qu’on doit puiser dans ce genre de situation… Faut comprendre et apprendre vite le texte. Travailler avec son instinct. Le pied de guerre… Bon, une chose pouvait rassurer : la scéno était là, dès le premier jour de répétition, très belle d’ailleurs, simple, empilement de caisses en métal formant un mur, et on avait aussi des micros… —… — Eh bien nous, les acteurs, on est un peu comme des animaux, non ? Anne Tismer, ce n’est pas n’importe qui. Je l’ai d’abord observée, et elle, même chose, je sentais qu’elle m’épiait. On ne s’est pas tout de suite tapé sur l’épaule. On s’est d’abord cherchés, reniflés comme on dit… C’est toujours un peu tendu, au départ… Vous saisissez ? —… — Non, il dirige très peu, mais il dirige quand même. —… — Évidemment, des notes de détail à la table, des notes dramaturgiques, comme ailleurs… —… — Pour définir vraiment la « méthode Richter », comme vous dites, je dirais qu’on fait des « traversées ». On prend nos partitions, on se lance sur des longues durées. Ensuite, il nous parle d’« énergie », c’est son maître mot, il ressent et analyse l’énergie des traversées. On est dans le registre de la sensation. Son truc, c’est de doser l’énergie des mouvements, des relations entre les acteurs, des parcours. Être attentif aux changements d’énergie, dans le bout à bout des différentes séquences. —… — Sur le résultat, je vais l’avouer, on a flippé… Richter fait toujours le montage des séquences au dernier moment. Nordey avait un long monologue de quarantecinq minutes. À quelques jours de la première, il ne savait toujours pas s’il le ferait sur le plateau. Vertigineux, non ? —… — Ok, j’entends, grand succès au Festival d’Avignon, tournées sur deux ou trois saisons, blablabla. Mais moi, ce n’est pas ce que je retiens…


—… — Ce que je retiens, c’est l’expérience d’une mobilisation totale et permanente. Être sur le feu sans relâche. Brûler quoi ! —… — Faut que je parle de Je suis Fassbinder maintenant !? —… — Effectivement, c’est plus frais… —… — À votre avis ? —… — Ben oui, Nordey, encore et toujours… Richter raconte dans son journal intime comment Fassbinder a eu un sacré effet de foudre sur lui dans son adolescence. Le grand déclencheur. Nordey, toujours inspiré, lui a proposé d’écrire là-dessus. Lui-même avait reçu un sacré coup en découvrant Pasolini… Je m’en souviens encore… Bon, bref, tout le monde sait ça… —… — J’aime la porosité de leur duo. —… — Alors… Dans mon souvenir, une semaine en juin 2015, dans le grand appartement berlinois de Richter. C’est le moment de la rencontre entre les membres des deux équipes, française et allemande. On travaille et lit les textes de Richter à la table, va sur les canapés pour voir des films de Fassbinder, discute, mange, boit, choisit les textes… Là, rapidement, on devient une petite communauté d’artistes, ça pourrait devenir la situation dramatique du spectacle… Oui, une période en amont plutôt intime, et à partir de ça Richter s’est mis à écrire. Après, on s’est revus une semaine à Strasbourg, au TNS, début janvier 2016, histoire de démêler ce qu’on avait entre-temps incubé de Fassbinder et de choisir ce qu’on voulait raconter à partir de son œuvre. Richter avait pas mal de partitions écrites à nous transmettre, on a fait nos choix… Enfin, les cinq semaines de répétition avant la première début mars. Vous voyez, je suis précis dans les dates… —… — Attendez, j’insiste ! Richter a une façon vraiment particulière d’impliquer l’acteur dans le travail, il vise l’individu en chacun de nous ! Par exemple, il nous pose des questions sur la France, son actualité, les attentats, l’extrême-droite, notre désir de théâtre, notre position dans la société, nos sentiments, nos affects, l’existence, tout y passe. Il nous a aussi demandé ce que nous voulions jouer et aborder dans l’œuvre de Fassbinder : le social ? le politique ? l’intime ? le sentimental ? le conjugal ? l’art ? Pour écrire, il tient compte de ce qu’on vit et pense personnellement. On est d’une façon ou d’une autre engagé dans l’écriture.


À chaque fois qu’on était à la table, il y avait un débat entre nous. C’est aussi ça, la méthode Richter : s’exprimer sur l’actualité, presque quotidiennement, faire émerger l’intime, travailler la façon intime dont nous vivons les événements qui ont lieu ici et maintenant. Suis-je bien clair ? —… — Je fais beaucoup rire Richter. Par exemple, l’idée que Nordey soit Fassbinder, et moi sa mère, l’inspirait beaucoup. Ça le faisait rire. Avec son accent teuton, il entonnait : « Oh Sauvage ! » —… — Des improvisations, des petits ateliers, un processus plus fragmenté que sur My Secret Garden… Parfois, il pouvait travailler seul avec un acteur. —… — Non, on baignait dans Fassbinder. À vrai dire, il n’y a pas de personnages. C’était plutôt une plongée dans l’ambiance d’un artiste. Il en est sorti des affects, des figures, des énergies, des situations, des sensations, des mouvements, des gestes. On a baigné pendant des semaines dans l’excès, la démesure, l’extravagance de l’univers de Fassbinder. Par exemple, il y a eu ce qui est devenu l’avant-dernière séquence du spectacle… Ce jour-là, en répétition, un moment d’ivresse… On est partis en impro, ça fusait de partout : les filles se roulaient des pelles, Thomas était nu et agitait son sexe, moi je gueulais, faisant mine d’être ivre mort, et me vautrais sur les canapés, Nordey dansait le jerk… On a presque tout gardé, la séquence s’est fixée en une proposition. Miracle. —… — Que vous dire de plus ? Le montage des morceaux se fait au dernier moment. On pourrait croire qu’on est habitué, mais là, c’est toujours un peu dur. Trouver les bonnes énergies. Arrêter une séquence, en commencer une autre. Plonger la tête, la relever… Comment éprouver avec justesse le montage des différentes séquences ? De la tension… Bref, la dernière étape est prenante. —… — Richter est un grand déconneur. Il aime beaucoup rire. Sinon, il fait vraiment confiance aux acteurs et il tranche net. Je l’ai déjà dit, ça, non ? —… — L’ambiance de travail était très joyeuse. —… — Oui, c’est vraiment jouissif. —… — Très drôle et grave. —… — Un portrait ? Vous abusez…


—… — Un adolescent révolté… Vous savez, le temps passe et vous êtes encore… L’adolescence est souvent présente dans ses textes. C’est un provocateur. Il a gardé l’énergie de la rébellion. Pas assagi, le bonhomme, toujours dans l’expression nerveuse d’un truc… Cette spontanéité… et ce côté sale gosse, quoi… J’ajouterais : l’audace, la liberté. L’effronterie. Richter est un culotté, comme on dit aujourd’hui dans les banlieues. —… — Non, là, comme ça, je n’ai rien à ajouter. J’ai déjà beaucoup parlé, non ? On peut raccrocher ? —… — Merci bien. Paris − Ivry-sur-Seine, 21 septembre 2018

Créations de textes de Falk Richter par Stanislas Nordey, dans lesquelles a joué Laurent Sauvage : • Das System (spectacle constitué de Sept Secondes, État d’urgence et Sous la glace), Festival d’Avignon, 2008 • My Secret Garden (co-mis en scène avec Falk Richter), Festival d’Avignon, 2010 • Je suis Fassbinder (co-mis en scène avec Falk Richter), Théâtre National de Strasbourg, 2016 Acteur formé au cours Véronique Nordey dans les années 1980, Laurent Sauvage joue sous la direction de Stanislas Nordey depuis la création de La Dispute de Marivaux en 1988. Il a joué également sous la direction de Jean-Pierre Vincent, Frédéric Fisbach, Serge Tranvouez, Véronique Nordey, Guillaume Doucet, Olivier Martinaud. Parmi ses derniers spectacles, on peut citer Je suis Fassbinder de Falk Richter, mis en scène par Falk Richter et Stanislas Nordey, et Le Camion de Marguerite Duras, mis en scène par Marine de Missolz, créés au TNS. Il y est artiste associé depuis 2014.


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