Parages 02 | ALEXANDRA BADEA ET ANNE THÉRON

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PAROLES DE PARAGES ALEXANDRA BADEA ET ANNE THÉRON

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Amour. Politique des larmes Alexandra Badea et Anne Théron correspondance Née en 1980 en Roumanie, Alexandra Badea est auteure, metteure en scène et cinéaste. Ses pièces sont publiées depuis 2009 chez L'Arche Éditeur et montées en France notamment par Frédéric Fisbach, Jacques Nichet et Aurélia Guillet, Matthieu Roy, Cyril Teste et Anne Théron. Ses textes sont traduits en allemand, en anglais et en portugais. Elle est lauréate du Grand Prix de littérature dramatique 2013 pour sa pièce Pulvérisés. Anne Théron, metteure en scène associée au TNS, directrice artistique de la compagnie Les Productions Merlin, est une artiste polyvalente : romancière, cinéaste, metteure en scène. Son travail théâtral associe la plasticité et la sonorité d’une langue puissante à une forme singulière d’écriture scénique. Elle monte aussi bien des textes classiques (Diderot, Racine, Sophocle) que des textes contemporains (Christophe Tarkos, Mike Bartlett, Christophe Pellet, Elfriede Jelinek, ainsi que les siens).


Pour Parages 02, Anne Théron et Alexandra Badea ont engagé un échange sans contrainte. Une parole partagée entre deux artistes : une « écrivaine de plateau », réputée pour s’affronter à des langues puissantes et redoutables, et une auteure reconnue pour sa dramaturgie clinique et critique du néolibéralisme mondialisateur. Elles sont immergées depuis plus de deux ans dans le projet À la trace initié par Anne, qui a passé une commande d’écriture à Alexandra sur le rapport mère / fille. Elles se sont rencontrées et connues à partir de ce projet, et on devine entre elles, quand on les croise, la profondeur rare et insondable d’une complicité à tout rompre. Une alliance particulière comme le théâtre sait parfois en créer. Alliance-des-parages. Elles s’écrivent sous la forme d’une chronique, libre et régulière. Chronique de la pensée, des événements, de l’actualité. Cela commence à la fin de l’été 2016. En lisant leurs échanges, on peut penser au fameux texte de Duras L’Été 80, cette série d’articles écrits pour Libération sur « une sorte d’actualité parallèle à [l’actualité politique] », non retenue par « l’information d’usage ». Dans son introduction pour la publication aux Éditions de Minuit, on peut lire : « (…) le caractère même de L’Été 80, à savoir, m’a-t-il semblé, celui d’un égarement dans le réel. » Là, égarement ? Ou plutôt, engagement − être là, dans le réel, pour l’exprimer, le questionner et le comprendre à deux… Un entre-deux, un intervalle où, justement, dans le partage du sens, il est possible de penser et d’échanger, de sceller à nouveaux frais l’alliance. Créer un monde commun, entre amour et politique des larmes… FRÉDÉRIC VOSSIER


Été 2016 Alexandra, mercredi 24 août, vol Bucarest-Paris Aimer, c’est politique… c’est le titre de l’été… de mon été. Cette phrase de Cynthia Fleury suspendue sur un compte Facebook. Je clique dessus… je ne sais pas ce qui m’attire dans ce titre pour cliquer dessus : amour ou politique ? Ni l’un ni l’autre… C’est l’association des deux. Je me reconnais dans cette phrase. Je l’ai écrite aussi. Pas exactement pareil, mais l’idée se rapproche quand même. Je l’ai écrite dans Zone d’amour prioritaire… « Tout est politique dans la vie. Même l’amour. Ce sentiment qui traverse nos capacités physiques et psychiques, qui nous surprend et nous altère par sa force. Chacun le définit différemment et pourtant c’est politique. On ne peut pas aimer dans un sens divergent à notre existence. On aime comment on pense le monde. » Il m’arrive rarement de me relire. Je préfère relire les autres. Je suis tellement d’accord avec Nina Bouraoui (autre lecture de l’été) quand elle dit : « Souvent, je préfère lire au lieu d'écrire, parce que la lecture m'arrache au réel, tandis que l'écriture − mon écriture − m'oblige à m'y tenir au plus près. » Je n’aime pas me relire, et pourtant cette phrase de Cynthia Fleury m’oblige à retrouver ce passage. Je ne me souvenais plus de grand-chose… Juste la première phrase et la dernière. Je ne me souviens pas du chapitre où elle s’est glissée, ni même du personnage qui le disait, une recherche rapide sur le PDF m’a rafraîchi la mémoire. Je ne me souvenais plus de grand-chose, mais je me souviens du moment où je l’ai écrite… Ce n’était pas le résultat d’un long raisonnement… c’était une fulgurance, une intuition, la réponse à mon incompréhension devant toute cette quantité de beaux discours politiques et tout ce vide d’amour. Ça s’arrête là. Le discours s’arrête là… sur le terrain de l’amour. Et quand je parle d’amour, je ne parle ni de couple, ni de famille… Ça, c’est facile… aimer celui ou celle qui te donne du plaisir, de la gratification, ça on sait le faire, et encore… Aimer celle ou celui qu’on met au monde, ça devrait être facile aussi, et encore… Mais comment on aime ceux qui passent, qui tracent, qui ne s’arrêtent pas, qui ne donnent rien, qui ne font que prendre ? Comment on aime les inconnus ? Comment on aime quand on a peur ? Comment on aime quand on se sent perdu ? Comment aimer sans rien attendre en retour ? Cynthia Fleury dit : « L'essentiel est de faire lien. D'être déterminé et disposé à aimer. Aimer est une décision, un libre-arbitre, mais aussi un travail. Aimer, c'est politique, car l'amour, l'attraction de l'autre et vers l'autre, le sens de l'autre, construisent l'être. » Qu’est-ce que t’en penses l’amie ?


Anne, lundi 29 août, Paris Tu te souviens de mon enthousiasme quand j’avais découvert le texte de Cynthia Fleury Les Irremplaçables ? Il y avait cette phrase que j’avais soulignée : « Personne n’est indispensable. Chacun est irremplaçable. » Je me souviens de mon état de choc quand j’ai découvert ces mots. J’ai lu et relu cette phrase. J’étais en répétition au TNS, je créais Ne me touchez pas, cette dernière entrevue que j’avais imaginée entre Valmont et Merteuil… Irremplaçable : chaque être est unique… Cela résonnait avec une telle force quant à mon travail. Je continue à m’étonner − et à me réjouir − d'à quel point les livres s’ouvrent au bon moment. Plus tard, lors de nos conversations sur ce que deviendrait ton texte À la trace, nous avions parlé de cette auteure, et sa pensée nous semblait si fluide, si juste… Oui, aimer, c’est politique. Aimer l’autre, poser et reconnaître une altérité, décider de construire un territoire commun avec cet autre. L’amour est un accroissement d’être. L’autre nous invite à dépasser notre finitude pour concevoir avec lui des espaces qui échappent à notre singularité. Il ne s’agit pas de se perdre, de s’oublier, ou pire de s’anéantir. Au contraire. L’amour est la force qui permet de construire, se construire. Je ne suis pas d’accord avec toi quand tu m’écris que l’amour est facile en famille ou en couple. Je me souviens (encore !… moi qui n’ai pas de mémoire !), lors de la présentation de saison au TNS, en parlant de Laclos dont je m’étais inspirée, j’avais dit : « L’amour, c’est descendre à la mine. Tous les jours. » Ça a fait rire les gens. Un peu, beaucoup, selon. Mais la phrase devait avoir du sens car certains m’en ont parlé à la sortie. Souvent avec étonnement. Étonnement de si bien entendre. Oui, l’amour est un foutu labeur qui exige de l’endurance. C’est peut-être l’une des raisons qui font des femmes de si grandes amoureuses. Les femmes n’ont probablement pas la force physique des hommes mais elles ont une résistance hors du commun. OBSTINÉES TÊTUES PERSÉVÉRANTES COURAGEUSES Elles imaginent ? Oui, mais qu’est-ce que la création sinon une œuvre de l’esprit. Créer un espace avec l’autre, c’est imaginer/proposer un autre monde. ARTISTES Les femmes sont des artistes. C’est peut-être également la raison pour laquelle les femmes ont une telle responsabilité. En désirant les enfants, en les accouchant, en les élevant, mais avant tout en les aimant, elles proposent une pensée qui ira ensuite en se déployant. Le monde est ce que nous en faisons. Nous sommes tous actifs, tous responsables. Et l’amour n’est pas un terme désuet, galvaudé, imbécile ou niais. L’amour est le cœur de la machine, le fluide qui actionne ses rouages. Personne n’est indispensable. Chacun est irremplaçable.


Tout cela me conduit à ce désir que j’avais de travailler avec toi. Bien sûr, j’aimais la force de ton écriture, son « son ». Dès le début, j’ai « entendu » ce que tu écrivais. Il n’y a pas d’écriture sans un « son ». Mais j’avais été également saisie par ton rapport au politique. Le politique comme pensée et projection d’un monde. Moi qui travaille sur l’intime, aller chercher au plus profond des êtres, faire surgir l’invisible et convoquer le hors-champ. Toi qui, apparemment, démontes et scrutes les mécanismes du pouvoir sous toutes ses formes. Je voulais que nos deux univers se rencontrent, se nourrissent et se fortifient l’un l’autre. Deux univers qui finalement n’étaient pas si éloignés. En travaillant sur l’intime, je cherchais sa résonance universelle. Toi, tu scrutais l’humain dans les mailles d’un engrenage. Ensemble, nous avons convergé sur l’amour. Le premier amour, l’amour originel si j’ose dire. L’amour d’une mère pour son enfant, un amour excessif, contraignant. Un amour susceptible d’engloutir la femme. Comment agir pour investir cet amour sans y disparaître ? Comment agir cet amour pour qu’il fabrique du lien non seulement entre l’enfant et sa mère, mais aussi entre l’enfant et le monde ? Je reviens donc à ta question. Oui, l’amour est politique, et peut-être, avant tout, ce premier amour, celui qui nous a été imposé trop longtemps comme une évidence, à nous les femmes, alors qu’il est le fruit d’un travail et d’un désir chaque jour réitérés.

Alexandra, mardi 30 août, Reims Je n’ai pas dit que l’amour est facile en famille ou en couple. Je n’en sais rien… Chacun le sait pour soi-même. Pour moi parfois ça a été facile… parfois non… J’ai dit ça en réponse au discours dominant. En réaction à ce qui se dit tout autour. Parfois on se cache derrière ses sentiments. C’est tout. On braque ses sentiments comme des certificats d’aptitude pour montrer aux autres que finalement on n’est pas mal comme être humain. J’essaie de faire la distinction entre les sentiments et l’amour. Les sentiments sont là, à la portée de nos mains. Ils nous traversent. Ils nous conditionnent parfois. Il n’y a rien à faire. Tout le monde a été traversé un jour par un sentiment amoureux. Même les dictateurs les plus sanglants. Même les plus grands connards. Mais est-ce que c’est de l’amour ?


On devrait se poser cette question plus souvent. À chaque fois qu’on est traversé par une émotion qui nous prend aux tripes. C’est de l’amour ou juste du désir, de la gratification, de la protection, du rêve, l’envie de briser sa solitude ? L’amour ne serait-il pas plutôt cette force qui nous permet d’aller plus loin que les sentiments, d’arrêter de compter, de comptabiliser, d’évaluer ? De donner autant d’amour à celui qui est tout près, qui descend avec nous chaque jour à la mine, qu'à celui qui est au coin de la rue ? À l’enfant qu’on a mis au monde, qui nous ressemble, qui nous sourit, comme à celui qui ne nous appartient pas… ? Je sais que ça fait mal mais parfois c’est comme ça… ça s’arrête là… au premier cercle familial… C’est pour ça que cette phrase s’est glissée dans À la trace : « La famille est la première discrimination sociale. » J’ai dit ça et en même temps j’en profite aussi. On en profite et on ne veut pas que ça change trop rapidement, non ? On est tous les héritiers de quelqu’un. Serait-on capable d’élargir ce premier cercle, d’accepter le partage total, la suppression de l’héritage, des cartes d’identité, des extraits de naissance ou des certificats de mariage ? Est-ce qu’on pourrait se dire que les enfants appartiennent à tout le monde ? Que tout le monde a une dette envers eux comme dans certaines tribus qu’on a toujours cataloguées comme primitives ? Est-ce qu’on pourrait se dire tout ça ? Juste se le dire au moins… et ensuite commencer à recréer du lien, à repartir autrement, à rêver un autre monde possible…

Anne, mercredi 7 septembre, Cotignac Je te réponds de Cotignac dans le Var, où j’écris en regardant la chaîne de montagnes à l’horizon. Le ciel est d’un bleu laiteux, le monde semble si loin… Et pourtant, chaque matin la lecture des journaux me plonge dans une vague stupeur, oscillant entre rire et grimace. Tes questions résonnent particulièrement en ce moment où des millions de migrants errent, à la recherche d’un endroit où se poser. Je lisais ce matin dans Le Monde qu’il y a 48 millions d’enfants migrants ou déplacés de force dans le monde. Les moins de dix-huit ans représentent la moitié du nombre global de réfugiés, alors que 13 % des migrants internationaux sont des enfants. Ces enfants sont souvent seuls et en proie à toutes les exploitations. La Revue des Droits de l’homme souligne que « [les] politiques européennes […] encouragent les États de transit à amplifier la surveillance de leurs frontières afin de décourager les migrants de tenter la traversée. […] De ce fait, méfiants, les mineurs migrants refusent le plus souvent l'aide proposée et s'exposent à des pratiques contraires à la loi et violant parfois leurs droits. En France, de nombreux mineurs errent dans les rues et rejoignent des réseaux clandestins, à la recherche d'une source de revenus. Ainsi, certains mineurs migrants non accompagnés deviennent des délinquants comme le montre le rapport de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP), qui fait


état d’un nombre croissant de mineurs déférés devant la justice. 3 292 mineurs ont été déférés au parquet de Paris en 2013 contre 2 900 en 2012. Près des deux tiers (2 157) étaient des mineurs étrangers isolés, originaires surtout d’Europe de l'Est et de Roumanie. D’un autre côté, de nombreux mineurs non accompagnés se retrouvent impliqués dans des réseaux d’esclavages modernes et sont exploités dans le cadre du travail. En 2011, le Comité contre l'esclavage moderne a constaté que 11 % des victimes d’exploitation par le travail étaient mineures au moment des faits ». Certains enfants n’auront connu que la guerre et les camps. Ou un travail d’esclave. Ces enfants sont les futurs adultes du monde à venir. Qu’auront-ils appris, qu’auront-ils reçu ? Que peut-on donner quand on n’a rien reçu ? Comment seront-ils en mesure de construire demain ? Notre responsabilité est double : elle agit sur le monde d’aujourd’hui dans un partage commun et JUSTE, comme le font les parents envers leur progéniture. Mais elle fabrique également le monde de demain, en éduquant des individus à qui nous passerons le relais. Je ne sais pas si le partage implique la suppression de l’héritage, des cartes d’identité, des extraits de naissance ou des certificats de mariage, mais il est certain, comme tu le dis, que les enfants appartiennent à tout le monde et que nous avons une responsabilité envers chaque vie, IRREMPLAÇABLE, pour citer une fois de plus Cynthia Fleury. Je viens de terminer la lecture de Austerlitz, le dernier texte de W. G. Sebald, écrivain allemand qui a renié ses prénoms typiquement nazis (Winfried Georg) et se considérait lui-même comme un produit du fascisme, ce qui l’a amené à quitter le territoire allemand. Livre saisissant. Le portrait d’un homme errant et sans visage, mais travaillé jusqu’à l’épuisement et l’effroi par la conscience historique. Un roman d’après la destruction, selon son auteur. Jacques Austerlitz, le personnage du roman, est un juif qui en 1939, à l’âge de 4 ans, a été envoyé par sa mère de Prague en Angleterre pour fuir les persécutions nazies. L’enfant oubliera sa langue et son passé. Pourtant, ce dernier, bien que nié, officiera tel un « surmoi » qui reviendra par flashs fantasmagoriques, à tel point qu’il contraindra Austerlitz à révéler la vérité, comme une photographie se révèle après avoir été plongée dans un bain chimique. Cette mémoire de l’arrachement, du deuil et d’une atroce solitude, pèse d’un tel poids sur le personnage qu’elle l’empêchera d’exister. Je songeais à ce texte en lisant ton courrier, avec la sensation que l’amour que nous sommes incapables de donner aujourd’hui nous conduira vers un monde peuplé d’infirmes, incapables à leur tour de donner ce qu’ils n’ont pas reçu et de construire un système d’échanges et de réciprocité où l’humain fabrique une mémoire commune qui le porte et le grandit dans sa vie d’adulte.


Alexandra, lundi 12 septembre, Paris Tu sais, dans mon dernier texte, Celle qui regarde le monde, j’ai parlé de ça. J’ai tellement lu sur les mineurs isolés sans chercher ce sujet. J’ai essayé même de m’en éloigner car j’avais peur de frôler l’impudeur. Mais ces derniers mois le sujet revenait. Je voyais ces enfants dans les rues, dans les camps de réfugiés, dans les pages glacées des magazines. Quelqu’un m’a parlé de ces questionnaires qui établissent leur âge. On essaie de rendre notre politique un peu plus humaine en n’ayant plus recours aux mensurations de leurs os. Alors on leur fait passer des entretiens. Mais comment peut-on établir l’âge de quelqu’un à travers un questionnaire ? Si moi je devais le passer, quel âge on me donnerait ? Et pourquoi c’est si important ? Si un jeune demande de l’aide, pourquoi on ne peut la lui donner tout simplement ? Qu’est-ce qui change entre 17 et 19 ans ? Tout se joue là ? Alors j’ai eu besoin d’imaginer une histoire où tout finit plus ou moins bien… Je mens un peu, ça ne finit pas vraiment bien car c’est difficile de finir bien dans notre monde. Mais il y a de l’espoir. Et l’espoir vient de l’être humain. L’espoir vient de ces gestes anonymes, de nos déplacements intérieurs, de l’envie de donner un peu de soi aux autres. Je ne crois plus aux grands changements, mais je crois aux petits bouleversements des individus. Tu sais, je ne lis presque plus les journaux ces derniers temps. Je ne vois pas l’ombre d’un changement. On s’y enfonce encore comme si on prenait plaisir à ce « jeu ». J’ouvre un article juste quand il contient un peu de pensée. L’information reste la même. C’est le même mécanisme qui se reproduit. Les dates changent, le fond reste pareil. J’ai lu cet article récemment, « Les larmes sont une manifestation de la puissance politique » de Georges Didi-Huberman. Je l’ai lu et ça m’a donné de l’élan, de l’espoir… Tout n’est pas encore complètement perdu. « Pleurer est sans doute une manifestation d’impouvoir : c’est souffrir, c’est subir. On “n’y peut rien”. Cela correspond à un mot grec qui se trouve partout dans les tragédies, le mot pathos. On ne prend pas le pouvoir, on ne l’exerce pas, les larmes aux yeux. Antigone pleure, pas Créon. Les femmes qui pleurent, dans les tragédies grecques − mais aussi dans Le Cuirassé Potemkine, dans la Tunisie en révolte, ou pensez également aux mères et aux grand-mères de la Plaza de Mayo, à Buenos Aires, qui ont réclamé des nouvelles de leurs enfants disparus avec une obstination extraordinaire −, toutes ces femmes n’avaient pas le pouvoir et ne cherchaient pas le pouvoir. Or leurs lamentations ont été d’une formidable puissance. Elles ont porté l’indignation à un point d’incandescence qui, devenu imprécation, appelle à faire justice, à se venger, à s’émanciper du tyran. Quand se plaindre devient porter plainte, alors commencent le soulèvement des peuples, le mouvement de l’émancipation, voire la révolution elle-même. Il se trouve que, dans de nombreux cas − dont celui admirablement raconté et théorisé par Eisenstein −, c’est une lamentation de femmes qui aura été le moment déclencheur d’une révolution. »


Anne, mercredi 14 septembre, Paris Une averse s’est déclenchée ce soir. Je t’écris, la porte-fenêtre ouverte sur la terrasse, et je regarde les fleurs qui frémissent sous les gouttes. Une pluie grosse, lourde. L’air se rafraîchit. Je m’aperçois que la nuit est déjà tombée. J’entends les voisins, des enfants crient, des verres s’entrechoquent. Je bois un vin blanc espagnol, un peu piquant, en relisant ton courrier. J’aime beaucoup ton extrait de Georges Didi-Huberman : « Quand se plaindre devient porter plainte… » J’aime encore plus l’idée que ce soit une lamentation de femmes le moment déclencheur d’une révolution… Tu ne lis pas beaucoup les journaux, dis-tu ? Moi, j’en achète assez peu mais je reçois une synthèse du Monde le matin. Je la parcours avec application, d’abord parce que je suis capable de lire n’importe quoi, aussi bien les composants de ma crème de nuit que les romans de Laura Kasischke. Mais surtout parce que la lecture m’emmène ailleurs. Godard qui a un sacré sens de l’humour déclarait un jour : « Si c’est écrit, c’est que c’est vrai. » Vrai ? Qu’est-ce qui est vrai ? Le cocorico de Nicolas Sarkozy qui a ressorti ses talonnettes, ou l’accord de trêve russo-américain concernant la Syrie ? Le mois dernier, j’ai lu Histoire de la littérature récente, d’Olivier Cadiot. L’un des chapitres s’appelle « Save the date ». Cela commence comme ça : « Recopier, recopier, l’idée est tentante. On comprend les mormons − même si on n’est pas toujours prêts à creuser des chambres fortes sur une profondeur de près de 150 mètres dans le granit pour y déposer des millions de microfilms répertoriant l’état civil de l’humanité entière. […] Et puis, recopier, pour quoi faire ? Il ne faut pas exagérer, la littérature ce n’est quand même pas la vraie vie. » C’est quoi la vraie vie ? Je ne sais pas mais j’ai immédiatement recopié cette phrase. Non pour l’enfouir dans le granit comme les mormons, mais parce qu’il est toujours étonnant et réjouissant de lire, imprimé sur le papier, quelque chose qui nous appartient. Je n’ai jamais compris qu’un lecteur cherche la vraie vie dans un livre. Tu me citais, au début de cet échange, Nina Bouraoui quand elle dit : « Souvent, je préfère lire au lieu d'écrire, parce que la lecture m'arrache au réel, tandis que l'écriture − mon écriture − m'oblige à m'y tenir au plus près. » Même si la déclaration me paraît juste (nous savons très bien toutes les deux comme il est épuisant d’attraper « l’idée » dans les mailles du langage !), elle ne l’est pas. Non seulement, je me fiche du réel quand j’écris, mais lorsque j’aperçois son ombre menaçante, au plus vite je me réfugie dans le « son » de l’écriture pour atteindre ce que la musique nous promet, un état de pure sensation qui dépasse l’humain, sa finitude et son tourment. « Art = capital », disait Beuys. L’art comme unique capital de l’humanité, la seule trace qui restera de nous. Pour que l’art fasse mémoire, il doit échapper au réel et créer un moment en soi. Créer un autre réel, une autre vérité. Le seul réel qui me convienne est celui que j’imagine, celui qui correspond à ma liberté. Tu le sais, je n’aime pas ce monde. Mais je n’éprouve plus le désespoir de mon enfance où je pleurais parce que je ne comprenais pas la violence. Aujourd’hui, je ne pleure plus. Ici et maintenant, j’ai décidé d’écrire un autre monde.


SOURCES : - Denis Lafay, « Cynthia Fleury : "Aimer, c'est politique" », http://acteursdeleconomie.latribune.fr/debats/grandsentretiens/2016-05-12/cynthia-fleury-aimer-c-est-politique.html. - Alexandra Badea, Zone d’amour prioritaire, Paris, L’Arche Éditeur, 2014. - Nina Bouraoui, Mes mauvaises pensées, Paris, Stock, 2005. - Christopher Hodgkinson cité dans Cynthia Fleury, Les Irremplaçables, Paris, Gallimard, 2015. - À la trace, texte écrit par Alexandra Badea pour Anne Théron, qui sera joué au Théâtre National de Strasbourg en février 2018 et à la Colline − Théâtre national à Paris. - Nisrine Eba Nguema, « La Protection des mineurs migrants non accompagnés en Europe », in La Revue des Droits de l’homme, n° 7, 2015 ; https://revdh.revues.org/1147. - W. G. Sebald, Austerlitz, trad. P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, coll. « Lettres allemandes », 2002. - Catherine Calvet et Cécile Daumas, « Georges Didi-Huberman : “Les larmes sont une manifestation de la puissance politique” », in Libération, 1er septembre 2016 ; www.liberation.fr/debats/2016/09/01/ georges-didi-huberman-les-larmes-sont-une-manifestation-de-la-puissance-politique_1476324. - Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, Paris, POL, 2016.

© Alexandra Badea


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