PAROLES DE PARAGES JEAN-RENÉ LEMOINE
#TNSChezVous Rendez-vous sur Facebook, Instagram et tns.fr
Rite de passage de Jean-René Lemoine Jean-René Lemoine est un auteur français d'origine haïtienne. Il passe sa petite enfance au Zaïre et son adolescence en Belgique. Après un parcours d'acteur entre l’Italie et la France, il se consacre essentiellement à l'écriture et à la mise en scène depuis 1989. Son œuvre dramatique est publiée depuis 2005 aux Solitaires Intempestifs. Il crée et interprète Face à la mère (2006) et Médée, poème enragé (2014). Erzuli Dahomey, déesse de l’amour, lauréat du prix SACD de la dramaturgie de langue française en 2009, est créé par Éric Génovèse à la Comédie-Française en 2012. Jean-René Lemoine est l'invité de Claudine Galea dans Parages.
J'aime, chez Jean-René Lemoine, la clarté et la précision de la langue. J'aime le balancement de ses phrases, qui ressemble étrangement à son élocution. Élégance et haute tenue. Pour dire le fracas, pour dire la douleur comme pour saluer la beauté. Le sens de la scène. C'est ce que Jean-René Lemoine a. Comédien, metteur en scène, il écrit avec ça, le corps physique du jeu, l'offrande du plateau. L'auteur peut dire l'épouvante, l'acteur est lumineux. Cette lumière passe dans l'écriture. Moi qui me méfie des adjectifs et des rythmes ternaires, chez lui, je prends. Je suis portée. Avec rigueur. Aucun laisser-aller, aucune inclination au sentimentalisme, pas plus qu'à la démonstration d'intelligence. Dans Face à la mère, un fils s'adresse à la mère qui vient de mourir. On n'écrit pas avec des souvenirs, mais avec ce qui remonte. C'est ce que fait Jean-René Lemoine. Et ce qui remonte, c'est un « trou d'enfance » comme il l'écrit. Dans Rite de passage, texte inédit, l'enfant est devenu un adolescent. Mais c'est toujours l'enfantin qui parle avec sa solitude et son désir inextinguible. Nous avons cela en partage, lui et moi, ce « trou d'enfance », des chemins de traverse, un lyrisme à l'arête, une friction de récit et de dialogues, la détestation des catégories et des cases, le goût de la transgression. Il n'est pas moi, je ne suis pas lui. C'est pour cela que je m'y reconnais. Son étrangeté me séduit, sa différence me fait du bien. Ses mythologies me sont des fables, ses exils des échappées, depuis ce trou d'enfance, cette brèche qui ouvre sur le monde avec le temps et l'usage des mots. CLAUDINE GALEA
Surgissant du passé, le garçon de treize ans, visage brun, cheveux crépus et noirs, remonte tel un noyé à la surface du souvenir. Il incruste sa silhouette nerveuse dans le paysage terne de la petite ville de Charleroi. Au cœur de mon sommeil, dans la tremblante réalité des rêves, il répète sans cesse qu’il déteste cette ville de charbonnages où il a échoué avec sa mère et sa sœur, il déteste la Belgique, ses paysages plats, ses brumes lancinantes. Il n’a jamais connu le pays où il est né, Haïti, que ses parents ont un jour brusquement quitté pour le Zaïre, pensant qu’ils offriraient un futur plus doux à leurs enfants en les éloignant de la dictature et du chaos à venir. Le garçon n’avait que deux ans quand il fut ainsi emporté dans les bras de sa mère − le père ayant pris l’avion de Port-au-Prince à Kinshasa quelques semaines auparavant pour préparer leur arrivée. Couché dans son lit, le garçon rêve à Londres où il partira le lendemain matin en voyage scolaire. Se souvient-il de ses années d’enfance dans la chaleur du Zaïre ? Se souvient-il de la rumeur de la savane derrière la maison, du ravin qu’il contemplait avec effroi par la fenêtre ? Des matins où il sortait tout ensavonné de son bain, se séchant et se rhabillant à la hâte, persuadé qu’un serpent allait briser le drain de la baignoire et se dresser monstrueusement devant lui ? Se souvient-il de ce mois d’août, quelques années plus tard, alors qu’ils étaient en vacances à Madrid, où le père reçut une missive lui signifiant que les familles
ne pourraient pas retourner au Zaïre, la situation politique étant, là-bas aussi, très incertaine. Le père était donc rentré seul à Kinshasa pour travailler. La mère, l’enfant et la sœur s’étaient retrouvés dans cette ville de Charleroi, grise comme une cave, tout simplement parce qu’ils avaient là-bas une lointaine amie qui les avait en quelque sorte accueillis. La mère avait loué un petit appartement, puis elle avait inscrit l’enfant chez les jésuites et la sœur aînée chez les religieuses, comme elle l’aurait fait si elle était restée dans son propre pays. Il s’était senti infiniment seul le premier jour de septembre lorsqu’elle l’avait aban-donné dans la cour de la grande école, au milieu des autres enfants qui le fixaient comme une créature mythologique. Les mois avaient passé. Il s’était coulé dans l’habitude des trajets de la maison à l’école. L’été, des cohortes de femmes en cache-poussière à fleurs, installées sur des chaises devant les maisons, murmuraient en le regardant passer : « Congolais, Congolais… » Comment leur expliquer qu’il n’était pas congolais, même si chaque année il retournait passer auprès du père les deux mois des grandes vacances dans la lumière chaude de ce Congo rebaptisé Zaïre. Les années s’étaient écoulées dans une épaisse solitude dont il se souviendrait plus tard comme d’un trou d’enfance. La mère lui répétait souvent qu’ils n’étaient en Belgique que pour les études, les écoles n’étant pas selon elle assez bonnes à Kinshasa, mais qu’ils ne resteraient pas longtemps à Charleroi. Le père allait être nommé tôt ou tard à un autre poste, dans
un autre pays, ainsi la famille se trouverait réunie. Cela n’advint jamais. Il avait grandi arrimé à l’espoir de quitter un jour cette ville de Charleroi avec son collège de jésuites qu’il détestait de toute son âme, et pour résister à cette attente interminable, il s’était construit un monde imaginaire, une sorte de cathédrale sensuelle, illuminée par des tirades de Phèdre, des poèmes de Rimbaud qu’il apprenait par cœur, les récitant avec ivresse devant le miroir de la salle de bain, persuadé que ces vers allaient lui ouvrir les portes du monde, le libérer de la prison. Le matin du départ, la mère vint le réveiller aux aurores, avec un chocolat chaud. Elle tentait de cacher son émotion, lui prodiguant conseils et recommandations. C’était la première fois qu’il partait sans elle. Elle comprenait soudain que son fils était en train de quitter définitivement l’enfance pour un territoire qu’elle ne contrôlerait plus. Il n’avait pas eu beaucoup de difficulté à lui faire accepter ce voyage. C’était somme toute un séjour linguistique, et comme elle était obsédée par la performance scolaire, décortiquant tous les quinze jours les bulletins telle une prêtresse scrutant des entrailles, elle avait trouvé juste qu’il aille dans ce collège aux environs de Londres, où ses camarades et lui auraient cours tous les matins de huit heures à midi et n’auraient (ceci l’amusait beaucoup) pas le droit de parler le français entre eux. Mais quand il lui avait demandé de signer l’autorisation pour une promenade à cheval, elle s’était raidie : « Je n’ai pas envie que tu reviennes
avec une jambe cassée », avait-elle opposé. Il s’était empressé d’écarter mentalement la prophétie, lui qui en vérité avait si peur des chevaux, et il avait courageusement argumenté jusqu’à ce qu’elle capitule. Il partirait loin d’elle, il parlerait anglais, il galoperait dans la campagne, en Angleterre. Une petite pluie froide lui martèle le visage. Debout sur le pont du ferry, il regarde la mer grise, mouchetée de blanc, scintillante, le relief hypnotique des vagues sous le ciel cotonneux. À la rumeur de l’eau se superposent, dans un arrière-plan lointain, les cris joyeux des autres garçons. Les falaises blanches se dressent majestueusement devant ses yeux. Les voix s’amplifient. Ils sont arrivés. Chacun rassemble son bagage dans un vacarme que tentent d’apaiser les professeurs. Il y a encore un train à prendre. Le nez collé à la vitre du compartiment, il regarde les paysages − arbres, plaines, villages − se succéder dans le flou de la vitesse. Au terme d’un ultime trajet en bus, ils arrivent au collège. Il monte à la chambre qu’on lui a attribuée, au quatrième, par un escalier raide qui craque à chaque pas. La pièce, toute en longueur, ressemble à une cabine de bateau − un lit, un chevet, une armoire. À travers la lucarne, il aperçoit au loin des champs et des collines. Plus tard, il se glisse dans les draps, encore bercé par le roulis. Il voudrait rêver un peu tout éveillé, comme il a l’habitude de le faire, mais ses paupières s’appesantissent, il voit des vagues, l’écume blanche, puis tout son corps bascule dans le sommeil.
Ils sont tous réunis dans une petite salle de classe dans la lumière du matin, assis sur des chaises en bois munies de tablettes où sont posés livres et cahiers. On l’a placé au premier rang. Il se sent mal. Fatigue. Migraine. Un haut-le-cœur. Il entend, très loin, la voix du jeune professeur, M. Spradbery. Il sait qu’il devrait se lever, s’excuser, dire à M. Spradbery qu’il ne se sent pas bien. Mais l’idée d‘interrompre ainsi la leçon dès le premier jour, de devoir traverser l’allée entre les chaises sous le regard des camarades, lui semble intolérable. Les secondes s’égrènent, il transpire, n’arrive plus à garder les yeux ouverts. Il réalise tout à coup qu’il n’aurait pas dû prendre ce petit-déjeuner gargantuesque (le porridge, le lard, les œufs brouillés) qui lui a été servi d’office et qu’il n’a pas osé refuser. Rassemblant ses forces, il se soulève, penché un peu en avant, pour s’arracher à la chaise, prisonnier de la tablette qu’il faudrait juste faire pivoter pour pouvoir se libérer, mais il est brusquement déchiré par un spasme, ses genoux se dérobent, il vomit. Après, tout devient irréel. Les élèves se lèvent, formant une haie, quelqu’un l’aide à marcher. Il croit entendre le professeur annoncer qu’ils vont changer de salle. Il sent sur ses joues la fièvre de l’humiliation. On lui ouvre une porte. Il traverse des couloirs, une autre porte s’entrouvre et le voici à l’extérieur dans le froid vif, devant les pelouses vert émeraude que le jardinier est en train d’arroser. Il se réveille dans sa chambre. Quelqu’un a mis une carafe et un verre d’eau sur la table de chevet. On frappe. M. Spradbery se
tient dans l’embrasure, souriant : « You don’t seem to appreciate our school very much » dit-il avec humour. Le garçon se tait, embarrassé. M. Spradbery ajoute : « Don’t worry. Now you better rest. Don’t forget to drink water… Tomorrow we’re going to see the changing of the Guard. » La porte se referme. Dehors, les voix des camarades qui jouent sur les pelouses. Un bruit d’eau. Il se rendort, apaisé. Le lendemain, ils partent en excursion à Londres. Personne ne fait allusion au drame de la veille. Il respire. La contrainte linguistique, qu’ils respectent tous joyeusement malgré la relative pauvreté de leur vocabulaire, crée une complicité avec ses camarades. Comme si ce nouveau langage adoucissait les liens. Il a toujours été bon en anglais, ce qui lui confère désormais auprès d’eux une aura particulière. Il est subjugué par la relève de la Garde à Buckingham Palace. Il n’a pas pris d’appareil photo, alors il essaie de tout archiver dans sa mémoire − les vestes écarlates, les brandebourgs, les hautes coiffes en poil d’ours, les casques de métal, les manteaux lavande à martingale, les souliers vernis comme des miroirs. Tout ce protocole le remplit de joie. Ils se rendent ensuite à l’abbaye de Westminster. Il est saisi par la solennité du lieu. Il s’isole un instant, s’inventant de somptueuses cérémonies dont il est le spectateur anachronique et invisible, caressant le velours et l’hermine, ébloui par le scintillement des couronnes.
Les journées passent ensuite à une vitesse effarante, entre étude et excursions. Il voit avec appréhension s’approcher la date du départ. Il voudrait tant rester en Angleterre, s’approprier la langue, le territoire, effacer d’un trait toutes ces années gaspillées dans la tristesse et dans l’ennui. Frémissant de peur, il s’est hissé sur un cheval pour la promenade tant désirée. L’animal lui semblait immense, féerique. Ils sont allés au pas, puis au petit trot sur des chemins de terre. Il pleuvait. Il devait parfois se baisser pour éviter une branche. Tout à coup le moniteur a dit : « Galop ! », et le cheval a plongé dans un autre mouvement. Le garçon s’est agrippé à la crinière, son cœur explosait dans sa poitrine, quelque chose se déchirait en lui, mais il a résisté, il s’est dit que tout cela n’était pas grave, qu’il fallait se laisser emporter par la vitesse, étreindre le cheval, comme une guérison. Le dernier soir, toutes les classes sont réunies. Professeurs et élèves dînent ensemble dans une grande salle où un buffet a été dressé pour célébrer la fin du séjour. Quelqu’un a mis de la musique. Les jeunes gens vont et viennent dans une joyeuse effervescence. Les professeurs discutent entre eux, interrompus parfois par un adolescent qui vient leur dire un mot dans un anglais très appliqué. Tout le monde se met à danser. On a tamisé les lumières, augmenté le volume. Quand il entend les riffs de guitare du morceau de Santana, il ne peut s’empêcher de se lever. Ses mouvements, d’abord mesurés, presque secrets,
prennent peu à peu toute leur ampleur. Il connaît cette chanson. Il l’a écoutée tant de fois chez lui, soudé à la musique. Il sait exactement à quel moment la batterie va entrer, comme un cataclysme. Et c’est à ce moment-là que tout son corps chavire, les bras, les hanches se libèrent, les pieds martèlent le sol. Les camarades dessinent un demi-cercle autour de lui, marquant le rythme. L’adolescent danse à corps perdu, ondulant de la tête aux pieds, tournoyant dans une rage sensuelle, bras tendus, mains frémissantes. Un professeur, M. Brooks, s’approche et lui glisse à l’oreille : « I think you should stop dancing. » Il reste un instant immobile, tétanisé. Il quitte la pièce sans répondre, traverse en courant les pelouses. L’escalier craque sous ses pas tandis qu’il monte jusqu’à sa chambre. Il ne comprend pas ce qu’il a fait de mal en dansant sur la chanson de Santana. Il va se brosser les dents, se déshabille et se met au lit. Il se réveille au cœur de la nuit, en sursaut. Les draps sont inondés. Cela faisait des mois, presque un an que cela ne lui était pas arrivé. Un jour, il avait entendu la mère dire à mi-voix : « Ça passera à la puberté. » Pendant toutes ces années, il n’avait jamais pu partir seul, il n’était jamais resté dormir chez un camarade car chaque nuit ou presque chaque nuit, il faisait pipi au lit. La mère avait essayé toutes les méthodes, même les plus cruelles. En vain. Le garçon comprendrait beaucoup plus tard à quel point cette énurésie qu’il vivait comme une infirmité l’avait lié inéluctablement à elle. Et puis un jour, quelques mois
auparavant, tout cela s’était arrêté, et il avait commencé à respirer. Il se lève, en proie à la panique, il reste immobile au milieu de la pièce, le cœur battant. Pourquoi, pourquoi ? C’était le dernier jour. Il a honte de laisser cette trace après son départ. Il ouvre doucement la porte, va à la salle de bain sur la pointe des pieds pour se laver. Il revient dans la chambre, étend une serviette sur le matelas, rabat soigneusement le dessus de lit. On frappe. Il ouvre, tremblant. M. Spradbery se tient devant lui dans l’embrasure de la porte, en pyjama. Sa chambre est en face de la chambre du garçon. Il a entendu du bruit : « Are you all right ? » demande-t-il. Désarçonné, le garçon murmure qu’il n’arrive pas à dormir. M. Spradbery fait un pas dans la chambre, referme la porte. Un corps solide, un visage pâle comme la porcelaine, plein de bonté, encadré par d’épais cheveux roux. M. Spradbery lui demande si c’est à cause de M. Brooks qu’il est triste. Le garçon ne répond pas. M. Spradbery lui dit de ne pas s’inquiéter : « Mr Brooks is rubbish. » Et il ajoute : « You dance wonderfully. » Le garçon est envahi par l’émotion. Il voudrait tout avouer à M. Spradbery, lui raconter la fatigue, la colère, la solitude, lui demander s’il veut bien le laisser se blottir dans ses bras, poser sa tête sur sa poitrine, lui dire qu’il ne souhaite pas repartir le lendemain
pour la Belgique, qu’il n’est pas fait pour le malheur − il a tant résisté pendant toutes ces années −, il voudrait enlacer doucement de ses deux mains la nuque du professeur, approcher son visage du sien, sentir son souffle tout près de sa bouche, effleurer cette bouche avec sa langue, avec ses lèvres, avec ses dents pour savoir quel goût elle a. Il sait que cette étreinte pourrait tout réparer, il suffirait qu’il ouvre la veste du pyjama, qu’il pose sa main brune sur la peau blanche, pour que tous les chagrins se dissipent. Ce serait le secret d’une nuit, qu’il emporterait dans ses bagages. Mais à l’instant même où il prend pour la première fois conscience de son désir, il réalise que tout est impossible, le lit est inondé, il n’y aura pas de consolation, il ne pourra pas enlever le pyjama de l’homme, s’allonger sur le lit, poser son corps sur le sien, en découvrir la puissance, la chaleur. Le professeur est immobile dans le silence. Attend-il lui aussi un geste, une révélation ? Alors, le garçon dit : « Thank you. I’m ok now. I think I’ll be able to sleep. » Il y a comme un voile sur le visage du professeur. Un désespoir. Il regarde un instant le garçon, puis d’une voix blanche il dit : « Good night. » Il ouvre la porte de la chambre, disparaît dans l’obscurité. Le garçon s’appuie contre la porte et se met à pleurer.
Les mains de Jean-René Lemoine © Jean-Louis Fernandez