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1.5 Les approches de la causalité en statistique au 20e siècle

Chapitre 1

LA CAUSALITÉ EN PHILOSOPHIE ET EN SCIENCES 18e – 21e SIÈCLES

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Isabel le Drouet1

1.1 Introduction

Dans Pearl et Mackenzie [2018], qu’il a co-signé avec Dana Mackenzie, Judea Pearl (figure 1.1) défend la thèse selon laquelle l’inférence causale est une nouvelle science, (p.1)2, qui s’est constituée depuis une trentaine d’années. Cette science peut être considérée comme une branche de la statistique puisqu’elle s’occupe d’énoncer des principes pour le traitement et l’interprétation de données portant sur un grand nombre d’individus. Mais les interprétations qu’elle vise sont toutes de nature causale et à ce titre Mackenzie et Pearl l’opposent à la statistique classique. Cette opposition est nourrie de la présentation d’épisodes visant à illustrer les difficultés de la relation entre statistique classique et causalité.

Le caractère difficile de la relation entre statistique classique et causalité est analysé par Pearl et Mackenzie comme étant paradoxal. Les deux auteurs relèvent la tension qui existe entre le caractère tout récent du développement de l’inférence causale et le fait que répondre à des questions causales est un des buts classiques des sciences empiriques. Cette tension est elle-même rapportée à notre aptitude, sélectionnée par l’évolution, à résoudre par nous-mêmes un grand nombre de problèmes causaux, y compris parmi les plus difficiles : « Précisément parce que nous sommes si doués pour répondre aux questions portant sur les interrupteurs, la crème glacée ou les baromètres, la nécessité

1 Ce travail doit beaucoup à de nombreuses discussions avec Antoine Chambaz ; qu’il en soit sincèrement remercié. 2 Pour cet ouvrage, la traduction est proposée par l’auteure du présent chapitre.

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Chapitre 1

Figure 1.1 : Judea Pearl (1936 – ).

d’une machinerie mathématique visant spécifiquement à les traiter n’a pas paru évidente » [Pearl et Mackenzie, 2018, p.15]. Il nous semble cependant possible d’aller plus loin et de compléter cette hypothèse psychologique. Nous tentons de le faire ici en nous plaçant sur le terrain, non abordé par Pearl et Mackenzie, de l’analyse conceptuelle – ou, autrement dit, à partir de la question de savoir comment il convient de définir la causalité.

Dans ce chapitre, nous envisageons la défiance durable de la statistique moderne à l’égard de la causalité à la lumière de l’histoire des théories philosophiques de la causalité. Pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons, il est usuel de considérer que cette histoire commence avec la théorie proposée par Hume au milieu du 18e siècle. La première partie du texte présente cette théorie. La deuxième partie vise à expliquer comment elle a donné lieu au rejet de la causalité, tant par la statistique naissante que par certains philosophes, au début du 20e siècle. Dans une troisième partie, nous rendons compte du regain d’intérêt des philosophes des sciences pour la causalité depuis les années 1970 et présentons à gros traits les principales théories contemporaines de la causalité. Cette présentation nous conduit à introduire les notions mobilisées par Pearl et Mackenzie au titre de ce qu’ils appellent « l’échelle de la causalité » [Pearl et Mackenzie, 2018, p.42-43] ; il nous semble que leur statut et les rapports qu’elles entretiennent en sortent clarifiés.

Les analyses menées dans les trois premières parties du texte sont compa-

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tibles avec la thèse selon laquelle il n’y aurait eu aucune place pour la causalité en statistique avant la fin du 20e siècle. Or cette thèse, vers laquelle Pearl et Mackenzie semblent incliner, demande à être nuancée. Il est probablement vrai que la statistique moderne n’a jamais été essentiellement causale et que les travaux portant sur la causalité sont restés marginaux. Cependant, ces travaux ont existé, comme en témoigne la cinquième et dernière partie du texte. Dans cette partie, nous identifions les principales méthodes d’analyse causale introduites en statistique au cours du 20e siècle, et là aussi nous trouvons des outils et idées réinvestis par Pearl dans sa théorie de l’inférence causale.

1.2 La causalité comme problème philosophique : Hume

Figure 1.2 : Aristote (384 – 322 av. J.-C.).

La recherche des causes est une activité que nous menons quotidiennement et par ailleurs elle a été identifiée comme essentielle à l’entreprise de connaissance depuis l’Antiquité. Cette idée a été explicitée par Aristote (figure 1.2), dont la théorie des quatre causes est sans doute la première réflexion sur le concept de cause. Cette théorie procède de l’idée selon laquelle une cause est ce à quoi une question commençant par « pourquoi » peut faire référence. Elle consiste à distinguer quatre types de causes : matérielles, formelles, efficientes et finales

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