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ENTRETIEN – AUDREY DIWAN POUR L’ÉVÉNEMENT
ESPRIT LIBRE
AUDREY DIWAN
L’Événement, c’est l’avortement clandestin après lequel court désespérément Anne, brillante étudiante en lettres pour qui, dans la France de 1963, avoir un enfant signifierait renoncer à soi-même et à ses rêves. D’un fulgurant récit autobiographique publié par Annie Ernaux en 2000, Audrey Diwan tire un film d’époque d’une modernité sidérante, dur et exalté, reparti de la Mostra de Venise avec le Lion d’or. La cinéaste française nous a longuement parlé de ce grand film, de désir et de liberté.
« L’événement » : il y a dans ce mot l’idée d’un grand moment, d’un cap. Comment comprenez-vous ce titre choisi par Annie Ernaux et que vous avez gardé ? C’est l’événement clé ou l’événement déterminant. Je pense que c’est l’événement qui marque le passage entre une forme d’insouciance de la jeunesse et l’âge adulte, en tout cas pour Annie Ernaux. Pour moi, c’est aussi le moment où l’héroïne fait le choix du futur, au péril du présent.
Parmi tous les livres d’Annie Ernaux, pourquoi avoir choisi celui-ci ? Je suis une grande lectrice d’Annie Ernaux, mais celui-là je l’ai découvert tard. Je l’ai découvert après avoir avorté. J’ai eu envie de lire sur le sujet, de penser un peu les choses, et une amie m’a conseillé ce livre. Et j’ai vraiment été sidérée par ma méconnaissance de la réalité d’un avortement clandestin, et par la netteté et l’exactitude avec laquelle Annie Ernaux le décrit. J’ai réalisé la solitude, la dureté, la violence et, par effet de contraste, je me suis rendu compte aussi de la chance que j’avais eue d’avorter, moi, accompagnée par des médecins dans un pays où c’est légal. C’est un sujet nimbé de tabous, et ce silence pèse très lourd. D’ailleurs, en allant à Venise, je me demandais si je parlerais de mon propre avortement en interview. Le film parle du poids du silence qui entoure l’avortement, et moi-même, après avoir travaillé sur le sujet pendant des années, j’étais encore en train de me poser cette question. C’est édifiant.
Le silence occupe une place centrale dans le film. C’était déjà le cas dans votre premier long métrage, Mais vous êtes fous (2019), sur la confiance brisée dans un couple, avec des scènes très tendues, tout en non-dits et en regards. J’adore le silence comme élément narratif. Dans mon premier film, on avait volontairement distendu les silences, c’est à travers eux qu’on sentait que personne ne disait vraiment la vérité. Sur L’Événement, on a travaillé tout à fait différemment. J’avais envie de silences habités. C’est très dur de demander à un acteur de jouer le silence, parce que dans le silence il n’est vite plus qu’un corps. J’avais donc écrit à Anamaria [Anamaria Vartolomei, qui incarne Anne, lire p. 12, ndlr] des monologues, les pensées de son personnage, qu’elle se disait intérieurement dans les scènes où elle est seule et muette. C’est une grande force d’Anamaria d’arriver à faire passer ces pensées à travers très peu de chose, un mouvement de sourcil, une expression fugace.
Ça signifie quoi pour une femme de vouloir avorter en France, en 1963 ? L’avortement est interdit. Donc vouloir avorter, c’est le faire clandestinement. Chaque personne qui aide risque une peine de prison, une amende ou, dans le cas des médecins et de certaines autres professions, une interdiction d’exercer. La loi est extrêmement stricte, donc ça veut dire aussi une chose capitale : que chaque chemin de femme qui s’engage dans cette voie est tissé de hasards. Vous allez rencontrer la bonne ou la mauvaise personne. Celle qui va vous aider ou celle qui va vous dénoncer. Je me disais toujours que c’est l’histoire de la Résistance, je pensais parfois à L’Armée des ombres [film de Jean-Pierre Melville sur un réseau de résistants pendant la Seconde Guerre mondiale sorti en 1969,
ndlr]. Il y a peu de héros dans une vie, dans une société, des gens qui sont prêts à se dire : « Je vais aider cette personne au péril de ma propre vie. » On a fait un vrai travail d’équilibriste pour qu’on ait l’impression qu’Anne marche sur un fil qui peut se rompre. Le danger pèse sur elle. Il y a le risque d’être arrêtée, et puis il y a le risque de mourir.
Le film nous place en effet en totale immersion avec Anne, la caméra épaule qui la suit en permanence semble se rapprocher de plus en plus de sa nuque à mesure que les semaines de grossesse défilent et qu’elle cherche une solution pour avorter. Comment avez-vous travaillé cet aspect ? Avec Laurent Tangy, mon chef opérateur, on a travaillé comme s’il s’agissait d’embrasser l’identité complète du personnage. Il a fallu dès le départ qu’il travaille quasiment de manière chorégraphique avec Anamaria pour se mettre à son rythme, à son pas. L’autre chose qui était assez technique, et demandait de longues répétitions, c’était que je voulais que la caméra fasse le point là où les yeux du personnage se posent. J’avais écrit un long document au technicien qui s’occupait du point pour lui dire ce qui était important dans chaque scène. J’aime penser les choses en amont, mais cela dit, pour ce film, j’avais aussi envie de me laisser surprendre. J’avais été triste de m’être trop contrainte sur mon premier film, et là je voulais vraiment faire un film libre, dans un élan commun avec la liberté d’Annie Ernaux.
Comment vous êtes-vous posé la question de la représentation de la douleur physique et de la violence d’un accouchement clandestin – les aiguilles à tricoter, les sondes, le sang ? Ma première idée, c’est que si je ne voulais pas que ce soit théorique, il fallait que j’accepte de montrer les choses et de tenir la durée. Au tournage et au montage, ça a été mon injonction première, parce que, sinon, je sais qu’elle a mal, mais je ne le ressens pas. La question de ce que je montre ou pas était assez simple, parce que ce qui dicte le cadre c’est le regard de cette jeune femme sur elle-même.
L’écriture d’Annie Ernaux est très directe, crue. Vous dites qu’elle vous a aidée à trouver la trajectoire la plus franche ; qu’est-ce que ça veut dire ? Alors je vous le dis, elle déteste qu’on dise « cru ». La consigne que j’utilisais avec mon équipe, c’était d’aller à l’épure. Trouver la trajectoire la plus franche, ça signifie que, quand on adapte, on a toujours envie de faire des trajets différents, d’aller vers des expériences qu’on a soi-même vécues. J’ai eu le sentiment que, pour ma première version du scénario, je m’étais trop éloignée du texte et qu’il devenait artificiel. Je l’ai laissé reposer, j’avais besoin de temps. Et j’en ai parlé avec Annie Ernaux. Elle m’a proposé, avec l’intelligence et la générosité qui la caractérisent, de suivre l’écriture à distance. Je lui ai fait lire trois versions et elle me pointait un geste, une idée qui peut-être était moins juste – toujours pour trouver la justesse, pas du tout pour me ramener vers le livre. Et à l’inverse, quand j’ai rajouté des choses, je pouvais lui expliquer pourquoi. Par exemple, pour moi, ce qui est très important dans le film, c’est que l’histoire de l’avortement est à mettre en parallèle avec celle du désir, du désir féminin qui est souvent condamné, de l’envie de jouir. Avec Marcia Romano, ma coscénariste, on avait cette idée qu’il fallait, comme le sujet sexuel était tabou à l’époque, faire naître très lentement et très progressivement, à l’image, les questions sexuelles. Au départ, les amies d’Anne en parlent, puis on voit juste une image, puis l’une d’elles mime l’acte sexuel sur un oreiller… Et enfin, Anne est prête à s’emparer de son propre désir, elle passe à l’acte et on le voit. Je voulais que le regard posé sur le corps soit pensé dans cette trajectoire-là, et je manquais d’éléments dans le livre.
C’est un grand film sur le désir, sexuel donc, mais aussi désir de liberté, de s’accomplir, de grandir. Le désir de faire sa propre vie et de choisir. C’est la liberté du corps et de l’esprit. Moi, j’aime ce personnage qui est très vertical, elle avance, elle marche tout le temps. Elle marche franchement vers cette liberté qu’elle veut conquérir.
Comment avez-vous abordé l’aspect « film d’époque » en vous affranchissant de l’ambiance pop et acidulée habituellement associée aux sixties ? Déjà, en choisissant un format 1,37 [un format d’image presque carré, ndlr] qui éloigne de la manière dont sont la plupart du temps filmées les reconstitutions historiques, pour privilégier l’idée de l’instant présent, le sentiment d’immédiateté. Je la suis et je marche derrière elle, pas à pas, dans ces années 1960. Si je caricaturais le trait, je dirais : comme si on prenait un caméscope pour traverser ces années, pour les filmer en temps réel. Je Andrea Arnold, Agnès Varda, c’est un corpus plutôt féministe ? Oui, mais pas que. Évidemment, le féminisme traverse l’œuvre d’Annie Ernaux et certainement une partie de ce que je fais. Mais le livre est traversé de plein de choses. Il parle beaucoup de la classe sociale aussi [dans le livre, Anne est issue d’un milieu populaire de province – ses parents tiennent un café en Normandie –, et son amour pour la littérature la pousse à faire des études supérieures avec l’ambition de devenir professeure, ndlr]. Dans ces années-là, quand on a un peu d’argent, on change de pays, on trouve le moyen d’aller avorter ailleurs. Dans le livre,
ne voulais surtout pas que les années 1960 passent au premier plan, parce que l’idée pour moi, c’était de faire résonner ce parcours de femme avec ce qui peut se passer aujourd’hui ailleurs dans le monde. Et le sujet est toujours, malheureusement, fortement d’actualité.
Dans le processus de création du film, quelle place a tenu 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, grand film sur l’avortement clandestin dans la Roumanie de Ceaușescu, Palme d’or à Cannes en 2007 ? C’est un cinéaste important pour moi, un cinéaste que j’adore. Je me suis demandé si j’avais raison de faire un film sur l’avortement après ce chef-d’œuvre – et je me suis rendu compte que j’avais tort de me poser cette question. Sous prétexte qu’un film sur l’avortement clandestin a eu lieu, et en dépit du contexte social qui n’est pas du tout le même, alors il ne serait plus la peine de traiter ce sujet à travers le parcours d’Annie Ernaux, avec son chemin propre et son désir d’écrire ? Contrairement à beaucoup d’autres sujets qui ont été traités quinze mille fois, c’est une histoire qui a été très peu racontée et qui mérite qu’on y appose de multiples regards.
Afin de se préparer à jouer Anne, vous avez demandé à Anamaria de regarder Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne. Pourquoi ? On avait plusieurs films en référence qui désignaient tous des choses différentes. Il y avait Rosetta pour la détermination du personnage, Fish Tank d’Andrea Arnold pour la colère, Le Fils de Saul de László Nemes pour l’aspect immersif, Sans toit ni loi d’Agnès Varda pour l’effronterie. C’est d’ailleurs pour ce film que j’ai demandé à Sandrine Bonnaire de jouer la mère d’Anne [l’actrice interprétait Mona, une jeune sans-abri, dans le film de Varda sorti en 1985, ndlr]. J’aime bien travailler comme ça. Avec le confinement, on a pu prendre le temps, chacune chez soi, avec Anamaria de beaucoup bosser à partir de ce corpus commun. Quand on est arrivées sur le tournage, on avait un personnage qu’on avait construit ensemble. elle dit cette phrase : « Je me suis fait engrosser comme une pauvre. » Là où elle s’est élevée par la tête, elle est ramenée à sa position sociale par le corps. Et ça, ça faisait vraiment partie de mes moteurs.
Est-ce que c’est un film qui a été compliqué à monter, à financer, en raison de son sujet ? Oui, très compliqué. Mes producteurs, Édouard Weil et Alice Girard, se sont battus. D’une part, je comprends l’inquiétude des décideurs, car ce n’est que mon deuxième film et je demande un acte de foi, je propose une expérience très radicale. Le sujet peut sembler dur, même si on parle de liberté, ça ne masque pas le sujet de l’avortement. Il faut que des financiers arrivent à se dire que des gens ont envie de voir ce film-là aujourd’hui – depuis, les choses ont été évidemment déplacées par le prix à Venise. D’autre part, ce qu’on a senti aussi, c’est qu’il y avait des réticences, parce qu’il y a des gens qui sont contre l’avortement. Fondamentalement, ça reste donc un combat.
Vous êtes aussi scénariste pour d’autres, notamment Cédric Jimenez pour le récent Bac Nord. Comment fait-on de tels grands écarts ? En fait, j’ai fait les deux premières versions du texte de Bac Nord, et Cédric a poursuivi seul, je ne peux donc pas pleinement assumer la maternité du film, son succès ou son propos. En tant que scénariste, j’ai le sentiment d’accompagner et de me mettre au service. Mais j’adore traverser des genres différents, ma culture s’élargit quand je travaille avec d’autres cinéastes, et j’en garde quelque chose. Cédric par exemple a toujours eu un grand amour du film noir des années 1970, des films de Jean-Pierre Melville, de Conversation secrète de Francis Ford Coppola. C’est lui qui m’a fait découvrir ces films. Après, je peux aller travailler avec Valérie Donzelli. On vient d’achever l’écriture de son prochain film, une adaptation du livre L’Amour et les Forêts d’Éric Reinhardt, avec la force, la singularité et la grande liberté de ton de Valérie. Et là je travaille avec Teddy LussiModeste sur un film sur l’effondrement de l’école en tant qu’institution… Donc moi, je me sens très riche et très reconnaissante de partager ces univers.
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L’Événement a remporté le Lion d’or à Venise, deux mois après la Palme d’or de Titane de Julia Ducournau à Cannes. Deux réalisatrices françaises qui triomphent dans les deux plus importants festivals internationaux de cinéma, ça vous évoque quoi ? Mon analyse est mathématique et simple, mais je la répète à qui veut bien l’entendre : plus on laisse de femmes faire des films, plus il y a de chances qu’elles reçoivent des prix. Donc, nous, on est le résultat d’une équation mathématique qui dit quelque chose d’assez positif. Non pas qu’on ait parfaitement atteint l’égalité des chances en matière de cinéma, mais je pense que l’industrie a quand même de moins en moins de défiance vis-àvis des réalisatrices. La première chose que m’a dite Chloé Zhao en sortant de scène à Venise [la cinéaste chinoise Chloé Zhao était membre du jury de la Mostra, après y avoir remporté le Lion d’or en 2020 pour son film Nomadland, ndlr], c’est : « Quand ils te diront qu’on a choisi une femme, tu leur diras qu’on a choisi un film. » Et je sais qu’elle m’a dit cette phrase pour que je vous la répète.
L’Événement d’Audrey Diwan, Wild Bunch (1 h 40), sortie le 24 novembre
PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE REITZER
1 Louise Orry-Diquéro, Luàna Bajrami et Anamaria Vartolomei © Wild Bunch Distribution
2 Anamaria Vartolomei © Wild Bunch Distribution
3 Anamaria Vartolomei et Sandrine Bonnaire © Wild Bunch Distribution
DROIT AU BUT
AUDREY ESTROUGO
Avec Suprêmes, la cinéaste trentenaire retrace l’histoire du célèbre groupe de rap Suprême NTM, qui s’est imposé à coups de textes incisifs dans le paysage musical des années 1990. En adoptant un prisme politique, elle dépoussière le genre figé du biopic. Portrait de celle qui, loin de se laisser miner par les obstacles, a comme ses héros toujours su prendre le taureau par les cornes.
« Excusez-moi, il y a Darty qui passe pour mon frigo, ça va me prendre deux minutes. » Entre deux questions, la très speed Audrey Estrougo jongle avec de petits impératifs perso. Installée depuis peu à Marseille, ville qui l’a « aspirée », cette fervente supportrice de l’OM, amoureuse de l’émulation collective des stades bondés (« hier encore, je me suis jetée dans les bras de gens que je ne connaissais pas »), concrétise au fond un vieux rêve de gamine. Si elle n’a pas touché une balle depuis un bail, elle tapait autrefois quelques parties de foot dans le quartier des Fauvettes, à Neuilly-sur-Marne, où elle a vécu adolescente dans les années 1990, entourée de mecs. La banlieue, elle connaît bien, pour y avoir vécu, donc, et en avoir fait le décor de plusieurs de ses fictions : son premier long métrage, Regarde moi (sorti en 2007, alors qu’elle n’avait que 25 ans), sa minisérie Héroïnes (2017), puis son fougueux biopic Suprêmes, qui a été présenté en Séance de minuit à Cannes et sort enfin en salles. Qu’elle en fasse le terrain de scènes survitaminées (pas loin des films d’action américains) ou qu’elle pose un regard tendre sur des habitants isolés, pas bien fortunés mais plein de ressources, elle ne cherche à aucun moment à faire pleurer dans les chaumières (comme d’autres cinéastes hors sol ont pu le faire avant elle), préférant mille fois explorer la force qui en jaillit.
BÉTON ARMÉ
« La banlieue, c’est un décor qui a ses codes, sa culture, mais les gens qui ne la connaissent pas tombent dans des caricatures énormes », déplore-t-elle, agacée par des raccourcis qui révèlent une totale mécompréhension, voire du mépris. « J’ai un vrai souci avec le fait qu’on considère le “film de banlieue” comme un genre à part entière. C’est encore une manière d’exclure des catégories. Moi, je filme la banlieue comme je filmerais n’importe où ailleurs. » Il transpire une sacrée énergie de Suprêmes, qui raconte l’ascension de Kool Shen et JoeyStarr, leadeurs du légendaire groupe de rap Suprême NTM. Audrey Estrougo les a découverts en 1995, avec la sortie de leur album Paris sous les bombes. « Dans les collèges et lycées du 93, on vous rappelle bien qu’on ne peut pas espérer plus qu’un bac. Eux nous montraient une autre voie. Ce que j’aimais dans leur histoire, c’est que c’étaient des jeunes d’une vingtaine d’années qui avaient l’espoir de faire changer les choses par la culture, la musique. » Plus qu’un simple récit de leur success story, le film se fait l’écho de quarante années d’abandon politique. Dans une séquence très révélatrice, la cinéaste reconstitue un savoureux passage télé où le duo, fixant la caméra, invite les élus à venir voir de près leur réalité – ces derniers n’ont toujours pas trouvé le chemin, apparemment. « Ma motivation, c’est d’orienter le film vers ce constat politique et social », résume celle qui partage avec ces deux jeunes héros une même rage de vaincre et une habileté à déjouer les codes – mais de l’industrie du cinéma cette fois.
DO IT YOURSELF
Audrey Estrougo est entrée dans le monde du cinéma comme par effraction, avec un bac général en poche, et sans passer par la case école ou fac. Installée à Paris dans les années 2000, elle enchaîne les jobs pour payer son loyer. Ouvreuse au Pathé Wepler de la Place Clichy, caissière chez Castorama ou serveuse… Rien ne décourage celle qui, enfant, avait pour habitude de faire des marathons cinéphiles avec son père le samedi soir en regardant trois ou quatre films d’affilée, tous genres confondus, habitude qu’elle a depuis gardée, et s’émerveillait sans se lasser devant la force surhumaine de Schwarzy dans Terminator – vu un nombre incalculable de fois avec son petit frère. « Le cinéma, c’était comme une pulsion de vie. Quand je suis arrivée à Paris, écrire Regarde moi était une nécessité. C’était ça ou mourir. » Une fois le scénario de ce premier film – un récit choral qui s’étend sur vingt-quatre heures et raconte les amours, difficultés, joies de plusieurs jeunes – bouclé, la future cinéaste est allée feuilleter les pages jaunes, en quête d’une société de production. Elles l’ont toutes envoyée balader. « J’ai bien compris l’impasse dans laquelle j’étais, je ne pouvais amener aucune garantie à un producteur. Du coup, j’ai financé un pilote. J’ai fait mon casting, tourné deux scènes et trouvé quelques soutiens. » Son audace ne s’est pas arrêtée là : elle s’est vite attaquée à des sujets difficiles, comme dans Une histoire banale (2014), qui aborde frontalement le viol, subi par une jeune femme, et les traumatismes qui en découlent. « Personne ne
voulait en entendre parler. Un distributeur m’avait dit : “Mais enfin, tu te rends compte ? On ne peut pas amener ce sujet en salle, c’est gênant.” » Une seule solution pour celle qui refuse de s’avouer vaincue : l’autoproduction. « On a en partie récolté le financement grâce à Leetchi, puis on a tourné dans mon appart. C’était un carnage, se remémore-t-elle. C’est là où je me suis dit : “C’est un combat de don Quichotte.” » Dans La Taularde, sorti en 2016, la cinéaste nous immisce dans le monde, peu exploité au cinéma, de la prison pour femmes, en racontant l’histoire d’une détenue (Sophie Marceau) qui, après avoir tenté de faire évader son époux incarcéré, se retrouve ellemême emprisonnée. Si elle trace sa route en solo (« C’est hyper important, quand on est réalisateur ou réalisatrice, de capter un truc : c’est la fonction la plus solitaire du cinéma »), Audrey Estrougo croit énormément à la force du collectif, d’autant plus, peut-être, quand il s’agit de femmes.
GIRL POWER
C’est en ce sens qu’elle a produit le docu Fabulous (2019) d’Audrey Jean-Baptiste, qui suit Lasseindra Ninja, flamboyante figure du voguing et du milieu LGBTQI+, qui retourne en Guyane, où elle est née, pour y former de jeunes danseurs. « Je préfère le terme “accompagnatrice”. Je n’ai pas une démarche business et je ne m’implique pas plus que ça artistiquement car ce n’est pas mon film, mais j’apporte tout le soutien que je peux. » Quand on lui pose la question de savoir quels modèles féminins ont pu l’inspirer, elle répond en riant : « Le premier truc qui me frappe, c’est les Spice Girls. C’est con hein, mais cinq filles qui gueulent tous les jours à une gamine “Girl Power”, ça fait quelque chose. » Plus tard, elle se reconnaîtra dans une cinéaste comme Kathryn Bigelow. « Elle n’est pas dans la branchitude, elle est dans son axe et elle fait des films qu’on n’attribue généralement qu’aux hommes. » Comme elle, Audrey Estrougo s’impose dans une industrie majoritairement masculine. Quatorze ans après la sortie de son premier film, elle est, d’après un article du site de BFM TV, la femme réalisatrice à qui on a donné le plus gros budget en 2020 (7,87 millions d’euros pour Suprêmes). Lucide, la cinéaste reprend : « L’écart entre ce budget et celui donné aux mecs pour monter Les Trois Mousquetaires ou Astérix est abyssal, je n’en reviens pas. C’est ça qui me tue : un mec qui fait Suprêmes, il n’a pas 7 millions d’euros, il en a 70 ! » On ne s’inquiète pas trop pour Audrey Estrougo, qui sait braver toutes les difficultés. Dans la liste des réalisatrices susceptibles de faire péter les derniers verrous de l’inégalité, on la place même très haut.
Suprêmes d’Audrey Estrougo, Sony Pictures (1 h 52), sortie le 24 novembre
JOSÉPHINE LEROY
©CARACTÈRES
un film de ELIE GRAPPE
POINT PROD ET CINÉMA DEFACTO
PRÉSENTENT OLGA RÉALISÉ PAR ELIE GRAPPE ÉCRIT PAR ELIE GRAPPE ET RAPHAËLLE DESPLECHIN AVEC ANASTASIA BUDIASHKINA SABRINA RUBTSOVA CATERINA BARLOGGIO,THEA BROGLI JÉRÔME MARTIN, TANYA MIKHINA ALICIA ONOMOR, LOU STEFFEN PRODUIT PAR JEAN-MARC FRÖHLE ET TOM DERCOURT IMAGE LUCIE BAUDINAUD MONTAGE SUZANA PEDRO
MUSIQUE ORIGINALE PIERRE DESPRATS SON JÜRG LEMPEN, FRANÇOIS MUSY, RAPHAËL SOHIER, SIMON APOSTOLOU PREMIER ASSISTANT BENOÎT MONNEY SCRIPTE LOUIS SÉBASTIEN
COLLABORATION ARTISTIQUE ARTEM IURCHENKO COSTUMES ISA BOUCHARLAT DÉCORS IVAN NICLASS, PASCAL BAILLODS PRODUCTEUR EXÉCUTIF NICOLAS ZEN-RUFFINEN EN COPRODUCTION AVEC LA RTS-RADIO TÉLÉVISION SUISSE AVEC LE SOUTIEN DE L’OFFICE FÉDÉRAL DE LA CULTURE (OFC) AVEC LA PARTICIPATION DE CINÉFOROM ET LE SOUTIEN DE LA LOTERIE ROMANDE AVEC LA PARTICIPATION DE CANAL+ ET DE CINÉ+ ET DU CENTRE NATIONAL DU CINÉMA ET DE L’IMAGE ANIMÉE
AVEC LES SOUTIENS AU DÉVELOPPEMENT DU PROGRAMME EUROPE CRÉATIVE MEDIA DE L’UNION EUROPÉENNE DE LA PROCIREP-ANGOA DE CICLIC RÉGION CENTRE-VAL DE LOIRE EN PARTENARIAT AVEC LE CNC, DU FONDS CULTUREL SUISSIMAGE, DU SUCCÈS PASSAGE ANTENNE SRG SSR, ET DU POUR CENT CULTUREL MIGROS
VENTES INTERNATIONALES PULSAR CONTENT DISTRIBUTION ARP SÉLECTION
© 2021 POINT PROD - CINÉMA DEFACTO
17 NOV
NEW YORK CONFIDENTIAL
© Les Films du Camélia
BETTE GORDON
Inédit en France (à l’exception d’une projection à Cannes en 1984), le sulfureux Variety nous plonge dans un New York interlope et voyeuriste, à travers l’enquête de Christine, une caissière de cinéma porno qui prend en filature un client. Cette pépite, projetée au dernier festival Lumière de Lyon avant sa sortie en salles en novembre, est une porte d’entrée idéale dans la filmographie de cette figure importante du cinéma underground américain. Rencontre avec une cinéaste audacieuse, dont l’œuvre sensuelle et trouble mériterait d’être davantage mise en lumière.
D’où vous est venue votre passion pour le cinéma ? J’ai grandi dans la banlieue de Boston, dans le Massachusetts. Au lycée, j’ai étudié le français, et ma prof m’a emmené voir À bout de souffle de Jean-Luc Godard. À ce moment-là de ma vie, je me suis dit : « Un jour, tu vas aller à Paris. » Au fond, ça signifiait que je rêvais de faire un film comme celui de Godard. Une fois à l’université, j’ai choisi d’aller vivre un an à Paris. Une amie à moi qui étudiait l’histoire de l’art m’a proposé qu’on s’inscrive en cinéma. C’était nouveau, excitant.
Vous avez d’ailleurs interviewé Jean-Luc Godard en 1985, quand il est venu présenter au New York Film Festival Je vous salue, Marie. Quels souvenirs gardez-vous de ce moment ? Oh, mon Dieu ! J’ai passé des nuits blanches à réfléchir à mes questions. Quand je suis arrivée à son hôtel, j’étais comme possédée. J’avais peut-être 30 ans à l’époque. J’ai vu un lit, lui était assis sur une chaise devant un bureau. Et je lui ai proposé qu’on fasse l’entretien allongés dessus. Il était un peu étonné, mais a accepté. Il était adorable, on parlait des liens entre religion et pornographie, du blasphème… Il imaginait Jésus comme un type bossant dans une station-service, et Marie, comme sa petite amie. Vous avez commencé par réaliser des courts métrages expérimentaux (An Algorithm, Empty Suitcases). Qu’est-ce qui vous plaisait dans cette forme ? À l’université du Wisconsin à Madison, l’unique cours dispensé en cinéma portait sur le cinéma expérimental. Je m’amusais à manipuler les pellicules. Je trouvais ça sexy, drôle à explorer. Ensuite, avec mon petit ami de l’époque [le cinéaste expérimental James Benning, ndlr], on a eu l’idée de poser la caméra dans une voiture et de partir en road trip dans tout le pays pour en faire un film [le court The United States of America, qui date de 1975, ndlr]. On envisageait la voiture comme le prolongement de la caméra.
À votre arrivée à New York dans les années 1980, vous avez rencontré beaucoup d’artistes underground, comme la photographe et vidéaste Nan Goldin, qui tient un second rôle dans Variety. On se retrouvait à des soirées au Palladium, au Club 57… Il y avait là Keith Haring, JeanMichel Basquiat, John Lurie et son groupe The Lounge Lizards. Nan prenait des photos, des artistes faisaient des lectures, des performances, n’importe qui pouvait amener un projecteur, et on montrait nos films. On se fichait du monde extérieur. On se créait notre propre monde. En tant que réalisatrice, indépendante de surcroît, quelles difficultés avez-vous rencontrées pour produire vos films ? Être indépendante m’a rendue plus chanceuse en un sens. Je ne me suis jamais personnellement sentie empêchée de faire ce que je voulais. Je reconnais que les femmes ont été exclues du cinéma, mais quand je vois qu’on réhabilite des figures oubliées, ça m’enthousiasme. Je pense à Dorothy Arzner [monteuse, productrice, scénariste et réalisatrice, notamment des Endiablées (1931) et de Chantez, dansez, mes belles ! (1941), elle est également l’inventrice de la perche qui permet de prendre le son sur les tournages, ndlr], qui a réussi à se faire une place dans le système hollywoodien – elle était incroyable. Les femmes ont toujours bataillé pour se faire une place dans ce monde, parce qu’il est mené par des hommes puissants qui admirent leur propre reflet à travers le travail d’autres hommes.
Variety suit le point de vue de son héroïne. On discute beaucoup aujourd’hui du male gaze, concept inventé dans les années 1970 par la théoricienne britannique Laura Mulvey (lire p. 10). Vous aviez conscience d’opérer un basculement ? J’ai senti que je renversais quelque chose. Je voulais m’introduire dans les espaces masculins et les subvertir. Mais j’ai l’impression
qu’aujourd’hui on pousse parfois trop loin le concept. Certains disent : « Seule une femme peut filmer ce genre de scène. » Je ne crois pas qu’on doive simplifier les choses à ce point. Des femmes peuvent filmer des scènes d’un point de vue masculin, et inversement ; on appelait bien George Cukor le « woman’s director ». Le fait de ramener chaque individu à une case, c’est ce qui me dérange parfois dans les débats actuels. J’ai même des étudiants [elle enseigne le cinéma à la Columbia University School of the Arts, ndlr] qui ont peur de m’envoyer leurs films parce qu’ils craignent de mal faire ou d’offenser quelqu’un.
La mise en scène du film multiplie les effets de miroir, les jeux de reflets, en insistant sur cette question du regard. Je voulais montrer que le regard peut être à la fois une forme de soumission et de domination. Comme quand Christine feuillette un magazine porno : les hommes la regardent et elle regarde des images de femmes déshabillées. Elle libère quelque chose qui couvait en elle. En même temps, elle est très consciente de ce qu’elle fait, elle sait quand elle se met en position d’objet. Tout est affaire d’interaction, et le monde du porno est un monde de l’image.
Variety nous plonge dans un New York à l’ambiance étrange. Comment le tournage s’est-il passé ? Je me souviens du jour où on a tourné la séquence du match de baseball, qui se déroulait en direct. Une scène que j’ai par ailleurs adoré faire ; j’ai beaucoup aimé jouer avec le vert de la pelouse. On a obtenu la permission de tourner dans une cabine de la tribune du stade, réservée d’habitude aux V.I.P. ou à la presse. À un moment, le manageur du stade est venu nous voir : « Vous devez partir. » On l’a supplié de nous laisser tourner, il a accepté, mais nous a interdit d’utiliser nos projecteurs. Finalement, ça a donné un côté encore plus inquiétant à la scène, d’avoir des silhouettes sombres et une lumière très vive sur le stade.
Après le thriller The Drowning (2016, non visible en France), quels sont vos prochains projets ? Je vais adapter le roman Ne mords pas la main qui te nourrit [d’A. J. Rich, paru en France en 2016, ndlr]. L’histoire d’une criminologue fiancée à un type génial. Un jour, elle rentre à la maison et le trouve mort. Et elle va découvrir, bien sûr, que son fiancé n’était pas l’homme qu’il prétendait être. Je voulais en faire une série, mais ça exige une telle préparation… On doit tout savoir des personnages, de l’intrigue. Toutes ces contraintes ne permettent pas de rester suffisamment souple. Donc je me suis dit que j’allais revenir à ce que j’ai toujours fait : écrire un scénario simple et me débrouiller pour trouver de l’argent.
Variety de Bette Gordon, Les Films du Camélia (1 h 40), sortie le 24 novembre
PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE LEROY
EASY TIGER et SRAB FILMS
présentent
LEJOURNALDESFEMMES
"UN VÉRITABLE AUTEUR EST NÉ"
POSITIF
VSD
PREMIÈRE
ALLOCINÉ
TÉLÉRAMA
UN FILM DE VINCENT MAËL CARDONA THIMOTÉE ROBART MARIE COLOMB JOSEPH OLIVENNES
scénario de VINCENT MAËL CARDONA CHLOÉ LAROUCHI MAËL LE GARREC ROSE PHILIPPON CATHERINE PAILLÉ ROMAIN COMPINGT adaptation dialogues ROMAIN COMPINGT
© EASY TIGER - SRAB FILMS - ELEMAG PICTURES - FRANCE 2 CINÉMA - PORT AU PRINCE PRODUKTION
17 NOVEMBRE
MURMURES DU SON
Apichatpong Weerasethakul © Kick the Machine
APICHATPONG WEERASETHAKUL
Après nous avoir plongés dans des jungles oniriques, le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (Palme d’or en 2010 avec Oncle Boonmee) va encore plus loin dans l’inconnu avec le fascinant Memoria (Prix du jury à Cannes en juillet), tournant pour la première fois en Colombie. Accompagné de Tilda Swinton, dont le personnage enquête sur un son mystérieux, le cinéaste sonde ce qui est enfoui dans cette nouvelle terre : des rêves, des esprits, une histoire douloureuse… Avec son sens du mystère, il nous a parlé de ce sinueux film-cerveau.
Vous avez vous-même été hanté par un son lors de votre premier voyage en Colombie. Réaliser Memoria a-t-il été pour vous une façon de comprendre d’où celui-ci venait ? Oui, c’est presque comme une quête d’identité. Ou une manière de s’aligner, de se synchroniser avec des idées nouvelles, un paysage étranger, celui de la Colombie. Comme si ma propre mémoire investissait ce décor inconnu.
Qu’est-ce qui vous a fasciné dans ce « bang » qui résonnait dans votre tête ? C’est qu’il ne venait pas de l’extérieur, il venait de moi, de mon cerveau. En tant que cinéaste, c’est une sensation que j’ai vécue, mais que je ne savais pas comment partager. Avec Memoria, il y a une forme de défi pour aller au-delà de cette frustration. Ça a été difficile de le recréer au cinéma, de le retrouver.
Vous avez réussi à résoudre le mystère de ce son ? Je ne crois pas. Il y a eu cette révélation : ce son est peut-être un morceau de la mémoire universelle. Pour moi, il n’y a pas de sens concret, cela a plus à voir avec le fait d’approcher l’histoire du pays, de l’accepter d’une manière très calme.
Comment avez-vous découvert la Colombie ? En 2017, j’ai été invité à un festival là-bas. Une semaine plus tard, j’allais à Bogota. J’ai été marqué par l’architecture massive de la ville : il y a quelque chose de très circulaire, et je suis très attiré par le motif du cercle. Avec le tunnel sinueux, ça m’évoquait le cerveau humain. J’ai aussi vu la haute montagne. Le paysage est tellement impressionnant… c’est une autre échelle. La nature enveloppe tout, et c’est comme si elle gardait la mémoire des gens. L’idée a commencé à germer quand j’ai entendu ce son. J’ai alors visité des hôpitaux, consulté des psychiatres, parlé avec eux d’hallucinations, de la question des drogues…
Quels liens faites-vous entre la Thaïlande et la Colombie ? Il y a quelque chose de chaotique, et aussi cette mémoire réprimée. Des souvenirs de violence, comme dans beaucoup d’autres pays. Mon film n’est pas ouvertement politique, mais il y a quelque chose de ces souvenirs qui résonne, qui gronde de manière souterraine – ce que ressent l’héroïne. Mais, pour moi, le film ne traite pas de problèmes strictement colombiens, il parle d’une souffrance universelle.
À un moment du film, il est dit que Jessica, le personnage joué par Tilda Swinton, est « comme une antenne ». Vous vous définiriez aussi comme ça ? En tout cas je voudrais l’être, car une antenne reçoit sans analyser, sans juger. Jusqu’à ce que, en tant qu’antenne, vous captiez soudain vos propres préjugés, vos propres souvenirs, que vous avez pourtant tout fait pour oublier. Je pense que le personnage de Tilda, Jessica, passe par ce processus-là. Jessica est nommée ainsi à cause de Jessica Holland dans Vaudou de Jacques Tourneur. C’est comme une renaissance de ce personnage ? Oui. J’ai découvert ce film à Paris il y a plus de dix ans. C’est comme un rêve, il y a une part exotique aussi. Pour moi, cette œuvre incarne le cinéma, l’ombre, la lumière, l’inconnu. Elle met en scène le clash entre la science, la médecine et les rituels.
Vous aimeriez vous souvenir de tout, comme l’un des personnages du film ? Je pense que c’est pour ça que je fais des films. Je veux garder en mémoire. Mais ça pourrait aussi être une expérience très traumatisante de se souvenir de tout, sans jamais juger. Ce serait difficile.
Le film a une dimension animiste, des esprits anciens ou futurs animent les hommes et leur environnement. D’où cela vous vient ? C’est lié à mon enfance, à mon éducation, à cette croyance que tout coexiste, le visible, l’invisible… Ce n’est pas très scientifique. J’aime beaucoup la science, vous savez, mais je n’arrive pas à investir cette logique-là. Pour moi, réaliser un film, c’est donc le meilleur moyen de donner du sens à tout ça.
Êtes-vous intéressé par les expériences chamaniques ? Oui, c’est très courant en Amérique latine, au Pérou, en Colombie. Là-bas, j’ai essayé l’ayahuasca [une décoction de plantes
hallucinogènes originaire d’Amérique du Sud, ndlr], et c’est une expérience assez puissante. J’ai comme été témoin de ma propre enfance, j’ai vu une sorte de vaisseau spatial. Enfin non, pas un vaisseau spatial, c’était plus de l’architecture, de la géométrie dans cette vision. Pendant le confinement, vous avez écrit un texte pour la revue néerlandaise Filmkrant. Vous imaginiez que l’impression de temps ralenti créée par la pandémie ouvrirait les spectateurs à un cinéma tellement contemplatif qu’il irait jusqu’à l’immobilité. C’est votre idéal de cinéma ?
Votre film m’a beaucoup évoqué Sans soleil de Chris Marker, où il est aussi question d’une mémoire partagée entre plusieurs pays, entre plusieurs époques. C’est un artiste important pour vous ? Bien sûr. Même si je n’en avais pas conscience en faisant Memoria, j’ai beaucoup pensé à lui pendant Oncle Boonmee, notamment dans la dernière partie du film. Je suis très inspiré par son regard lorsqu’il s’éloigne de France. Je n’ai pas vu beaucoup de ses films, plutôt des installations. Ce que je partage avec lui, c’est que la caméra est comme un outil, comme un corps. Pour moi, la caméra est comme un animal.
Dans une interview récente, vous avez dit que, pendant la pandémie, vous ne regardiez plus trop de films, vous vous étiez plutôt tourné vers la littérature. Quels livres ont été importants ? Yukio Mishima, les quatre derniers. Je les ai lus en anglais, et c’était une langue si belle. Ça parle du cycle de la vie, d’une forme de bouddhisme en quelque sorte, de politique, de désir. Et aussi de la mort, de la fragilité de la vie, évoquée d’une manière qui m’a paru très pertinente alors qu’on faisait face à ce virus. Non, c’était une blague : je souhaite juste que le cinéma ne dicte rien au spectateur. Le cinéma contemplatif est précieux parce que c’est comme un secret où l’on peut se découvrir soi-même. Mais ce n’est pas populaire, c’est pour ça que c’était une plaisanterie. Ce qui était drôle, c’était d’imaginer que, soudain, ça allait avoir un énorme succès.
Quel secret avez-vous percé récemment ? C’est par rapport à la synchronisation. Le cinéma contemplatif permet de vous synchroniser avec le temps, avec votre propre temporalité, et aussi avec votre enfance. Parce que, quand vous découvrez l’histoire pour la première fois, et aussi les lumières émanant du film, c’est comme quand vous éclairiez votre environnement avec une lampe de poche quand vous étiez petit.
Memoria d’Apichatpong Weerasethakul, New Story (2 h 16), sortie le 17 novembre
PROPOS RECUEILLIS PAR QUENTIN GROSSET
© Kick the Machine, Films Burning, Anna Sanders Films, Match Factory Productions, ZDF, Arte and Piano 2021
© Kick the Machine, Films Burning, Anna Sanders Films, Match Factory Productions, ZDF, Arte and Piano 2021
Critique
FILM-CERVEAU
Retour en grâce du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul avec Memoria, film aussi précis que sensoriel, sans aucun doute l’un des plus beaux du dernier Festival de Cannes. De tous les plans, Tilda Swinton habite cette enquête sonore labyrinthique dans un Bogota hanté.
Au petit matin, un fracas réveille Jessica (Tilda Swinton), une herboriste de passage à Bogota pour accompagner sa sœur hospitalisée. Poursuivie par ce grondement récurrent qui semble émaner des entrailles de la terre, elle va se mettre en quête de réponses, dans l’espoir de trouver l’origine de cette inquiétante détonation… Comme souvent chez Weerasethakul, la trajectoire mystique et métaphysique des personnages les encourage à emprunter des chemins de traverse, dans des tunnels ou en direction de la jungle, cette fois-ci colombienne. C’est d’ailleurs la première bonne surprise de ce film, qui réussit tout ce qu’il entreprend : bien que déraciné, loin de la Thaïlande, et avec un récit en partie anglophone, le cinéma de Weerasethakul apparaît ici plus précis et radical que jamais, la composition et la durée de chaque plan, volontairement longue, détaillant avec soin et finesse le rapport complexe que les personnages entretiennent avec le monde qui les entoure. Qu’en est-il justement pour Jessica qui, sous les traits de Swinton, déambule dans Bogota et ses environs comme une âme en lévitation ? Celle-ci apparaît dans tous les plans et se place à la source d’un enchevêtrement de lignes, d’une grande toile en arborescence qui indique que quelque chose s’apprête à se déplier tout autour d’elle. Limpide et d’une clarté remarquable dans sa mise en scène, le film n’en reste pas moins rempli d’énigmes et de scènes sensorielles enivrantes, dans lesquelles le spectateur est invité à investir un espace liminal, à la limite de la torpeur. De quoi se retrouver a priori en terrain connu, et peut-être indiquer une forme de nouvelle version d’un film que l’on aurait déjà vu (comme Cemetery of Splendour). Mais c’est sans compter le rapport au son, passionnant, que travaille Memoria. Une relation étroite avec cette dimension, invisible mais audible, qui culmine lors d’une scène stupéfiante d’écoute à distance qui éclaire le cheminement du film tout en nous introduisant à d’autres mystères encore. Film fantastique d’une patience quasi thérapeutique et qui fait, paradoxalement, office de véritable déflagration. Mémorable. • CORENTIN LÊ
LES DEUX JACQUOT
Rosalie Varda, Jacques Rivette et Jacques Demy © Marilù Parolini – Ciné-Tamaris
Chaque mois, pour TROISCOULEURS, Rosalie Varda plonge dans les archives de ses parents, les cinéastes Agnès Varda et Jacques Demy, et nous raconte ses souvenirs à hauteur d’enfant. Ce mois-ci : une partie de campagne avec les deux Jacques, Rivette et Demy, en 1963 ou 1964.
« Toute mon enfance, j’ai aimé les piqueniques ! Souvent, le week-end, on allait en forêt près de Paris avec mes parents, avec des paniers, pas des sandwichs dedans, mais plutôt des tranches de jambon, ou un poulet découpé, sans oublier la moutarde de Dijon, du fromage, des fruits, du pain de campagne, un couteau suisse, des verres en verre et une bouteille d’eau, une nappe et des couvertures, et une bouteille de vin rouge. Sur cette photographie prise par Marilù Parolini (sûrement vers 1963-64), on voit les deux Jacques : Rivette et Demy. J’aimais beaucoup Jacques Rivette, il avait connu Marilù aux Cahiers du cinéma où elle travaillait comme secrétaire, et ils s’étaient mariés. Il avait déjà réalisé Paris nous appartient. Malgré son abord un peu sec, petit, maigre et sérieux, il me parlait comme si j’étais une grande personne et trouvait toujours quelque chose à partager avec moi. Je savais qu’il faisait partie de « la bande des Cahiers » (sans savoir ce que cela voulait dire), comme disait Marilù, elle qui était tout le contraire, exubérante, passionnée et joyeuse : un soleil italien dans nos vies. Je me souviens de ses tenues souvent noires avec toujours un grand châle ou une écharpe. J’adorais sa voix un peu rauque et grave… De secrétaire, elle est devenue photographe de plateau (elle a travaillé avec Agnès Varda sur le film Les Créatures) et scénariste, non seulement avec notre ami Rivette, mais aussi avec Bernardo Bertolucci. Quand je vois ces deux metteurs en scène en costume de ville pour une partie de campagne, c’est amusant ! D’autant plus que ces deux-là vouaient une passion à Jean Renoir. Gardons une belle citation de Rivette : le cinéma, “c’est forcément une interrogation sur la vérité avec des moyens qui sont forcément mensongers.” » • ROSALIE VARDA