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EN COUVERTURE – PEDRO ALMODÓVAR POUR MADRES PARALELAS

PARLE AVEC

ELLES

PEDRO ALMODÓVAR

Dans la lignée de ses chefs-d’œuvre Tout sur ma mère, Volver ou Talons aiguilles, Pedro Almodóvar retrouve avec éclat, dans Madres Paralelas, ses sujets de prédilection : la maternité, la sororité, l’importance de la parole pour adoucir les blessures et les secrets. Il offre à Penélope Cruz (sacrée meilleure actrice à la Mostra de Venise, en septembre) un de ses plus beaux rôles, celui de Janis, une photographe en quête de réponses sur son histoire familiale brisée par la dictature franquiste, dont le destin se lie à celui d’Ana alors que toutes deux accouchent la même nuit, dans le même hôpital. On a eu la chance de rencontrer le cinéaste dans son bureau historique de Madrid, dans les locaux de sa société de production, El Deseo, qu’il a fondée en 1985 avec son frère.

PROPOS RECUEILLIS PAR RAPHAËLLE SIMON ET JULIETTE REITZER Le voici, un thé et un tube de vitamine B à portée de main, veste en jean et barbe de quelques jours, qui se lève pour nous accueillir dans son bureau douillet – murs bleus, rideaux rouges, fauteuils en cuir, étagères pleines de prix et de bouquins d’art. Accrochées derrière lui, une trentaine de photos sur lesquelles le cinéaste de la Movida apparaît à différents âges (cheveux de plus en plus blancs) avec Penélope Cruz, Francis Ford Coppola, Quentin Tarantino et John Waters, Jeanne Moreau… Tandis qu’on lui installe un micro-cravate, il nous demande, volubile, si on a vu L’Événement, le film de la Française Audrey Diwan, qui a remporté le Lion d’or à Venise et qu’il s’apprête à regarder, puis nous dit à quel point il a aimé Titane de Julia Ducournau, la Palme d’or. Comme toujours, Pedro Almodóvar a demandé à connaître par avance les thèmes abordés dans l’interview pour se préparer, et il a bossé. On va le vérifier une nouvelle fois, il est ce qu’on appelle un « bon client » : généreux, précis, attentif, charmant.

Le scénario de Madres paralelas dormait dans vos tiroirs depuis plusieurs années. Qu’est-ce qui vous a poussé à le ressortir ? J’écris tout le temps. Une fois que j’ai une idée, je développe une dizaine de pages et je continue à prendre plein de notes. Quand j’ai une centaine de pages de notes, je les convertis en une première version de scénario. Après, j’essaie d’affûter un peu et, si je sens que ça coince, je laisse de côté pour reprendre plus tard, avec du recul. Cette période de maturation peut prendre du temps, par exemple pour Parle avec elle, ou pour La Mauvaise Éducation, qui m’a pris au moins vingt ans – j’ai commencé à y penser dans les années 1970 ! Par conséquent, j’ai pas mal de scénarios en hibernation et, une fois que j’ai terminé un film, je choisis celui qui m’intéresse le plus sur le moment et je me replonge dedans.

Il y avait déjà une affiche de Madres paralelas dans le bureau du réalisateur d’Étreintes brisées en 2009 ! Vous aviez fait faire cette affiche, un nid rempli de dés à jouer, exprès ? Oui, ça m’arrive de faire dessiner des affiches de films que je suis en train d’écrire. Par exemple dans La Mauvaise Éducation, où le personnage est réalisateur de films, comme celui d’Étreintes brisées, on peut apercevoir dans son bureau une affiche de film représentant une vieille femme et titré La Grand-mère fantôme. C’était l’affiche de Volver, qui était en cours d’écriture. Il y a pas mal de pistes sur mes projets à venir dans mes films.

Vous avez écrit ou coécrit les scénarios de vos vingt-deux longs métrages. S’il vous faut à chaque fois plusieurs années de maturation pour écrire un film, vous devez passer votre temps sur vos scénarios ? Non, heureusement ! C’est assez rare qu’un scénario me vienne d’emblée, mais parfois ça va plus vite. Ça a été le cas dernièrement pour Douleur et gloire, que j’ai écrit en trois mois. Ça avait aussi été le cas pour Femmes au bord de la crise de nerfs, de manière assez cocasse. Je voulais partir de La Voix humaine de Jean Cocteau, pour en faire une sorte de remake subversif. Mais La narration est, comme dans tous vos films, non linéaire. Mais cette fois, et c’est assez rare pour être noté, il n’y a pas de flashback. Cherchez-vous à aller, dans votre narration et dans votre mise en scène, vers plus d’épure, de sobriété ?

« C’est le personnage le plus complexe que j’aie donné à jouer à Penélope. »

la pièce de Cocteau est un monologue qui dure environ trente minutes, ce qui signifiait qu’il fallait que je brode autour pour obtenir un film d’une heure trente… Du coup j’ai fait démarrer le récit deux jours avant que l’héroïne, jouée par Carmen Maura, reçoive l’appel de son amant – le fameux monologue de Cocteau. J’ai inventé plein de péripéties – elle met son appartement en location, elle reçoit plein de visites … J’ai déroulé le fil sans que n’arrive jamais l’appel tant attendu et, finalement, il ne restait de Cocteau que la situation de départ : cette femme qui attend que son amant qui l’a quittée vienne récupérer ses valises.

Si, il y a un flash-back ! Mais c’est vrai que c’est la structure la plus linéaire que j’aie écrite et que mes derniers films sont de plus en plus sobres. En revanche, je continue à utiliser des couleurs très vibrantes parce que c’est comme ça que je visualise les choses. Le dépouillement dans la narration a commencé avec Julieta, parce que j’avais le sentiment que le livre d’Alice Munro dont il est adapté [le recueil Fugitives, ndlr] réclamait cette sobriété par respect pour la douleur que ressent cette mère qui n’a plus de nouvelles de sa fille. Et cette sobriété, cette austérité nouvelle m’a beaucoup plu. On m’a aussi fait remarquer récemment que, dans mes trois derniers films, le silence joue une part très importante. Par exemple dans Julieta, le fait que la mère ne raconte pas à sa fille ce qui s’est passé la veille de la disparition en mer de son père et qu’elle garde ce silence pendant toutes ces années se révélera fatidique, car c’est la raison du départ de sa fille. Dans Douleur et gloire aussi il y a des silences dévastateurs : quand la mère à la fin de sa vie dit à son fils, joué par Antonio Banderas, qu’il a été un mauvais fils, on comprend qu’ils ne se sont pas assez parlé par le passé et que ce silence les a séparés.

Malgré cette épure dans votre narration, vous gardez intact votre goût pour le mélodrame – « Ne serait-ce que pour le plaisir de chialer », faites-vous dire au personnage d’Agrado dans Tout sur ma mère. Vous aimez pleurer au cinéma ? J’ai déjà pleuré devant des films, oui, et je pense que c’est toujours une libération pour le spectateur de pleurer. Pour ma part, j’ai pleuré récemment devant Nomadland. Je ne sais pas s’ils me font pleurer, mais les films d’Ingmar Bergman provoquent chez moi une émotion très profonde. J’adore aussi les drames mexicains des années 1950 ou 1960, mais ils me font plutôt pleurer de rire par leur côté très kitsch et camp.

Vous êtes un cinéaste de la révélation, vos intrigues avancent souvent par dévoilements successifs, on finit toujours par révéler ses secrets dans de très belles scènes de confession et de réconciliation, comme dans Talons aiguilles, Volver, ou ici… Vous croyez à la vertu de la parole ? Oui, je crois beaucoup à la vertu de la parole, mais pas dans le sens de la confession catholique, malgré l’éducation que j’ai reçue. Je préfère qu’un personnage confesse son secret lui-même plutôt que de le dévoiler par un flash-back. Il arrive toujours dans mes films un moment où le personnage ne supporte plus le poids de son secret et finit par le divulguer. J’adore écrire ces scènes de révélation, et les filmer aussi. Par exemple, dans Madres paralelas, j’aime particulièrement le moment où la mère d’Ana raconte toute sa vie à Janis en fumant des cigarettes alors qu’elle ne la connaît pas et qu’elle n’a rien à voir avec elle, ni en tant que femme ni en tant que mère. Ces moments de révélation, de libération de la parole, permettent à la fois aux personnages de se révéler et aux visages des actrices de s’illuminer.

À travers le combat de Janis, qui cherche à exhumer les corps d’une fosse commune où se trouve son arrière-grand-père, vous

abordez un épisode sensible de l’histoire espagnole, celui des tueries opérées par les franquistes pendant la guerre civile espagnole des années 1930. On vous a rarement vu aussi frontalement politique. C’est un énorme problème toujours d’actualité. Il y a plus de quatre mille fosses communes en Espagne et environ 140 000 disparus. Le contact avec ces morts de la guerre civile a été très émouvant, parce que nous avons travaillé avec des professionnels pour les scènes d’exhumation en essayant de faire des reconstitutions les plus réalistes possible – c’est ce qui donne un côté documentaire à toute cette partie de l’histoire. Il n’y a pas de disparu dans ma famille, donc ça ne m’a pas touché personnellement, mais ce film m’a permis de ressentir la douleur de mon pays et de comprendre que, tant que cette question des fosses communes ne sera pas complètement résolue, la guerre civile ne sera pas finie. Toutes ces scènes m’ont appris combien la mémoire historique est importante, pas seulement pour les gens directement concernés, mais aussi pour les plus jeunes. C’est le sujet du film : la transmission entre les ancêtres et leurs descendants. C’est important de savoir ce qu’on a fait dans le passé, et surtout ce qu’on a mal fait, pour éviter de répéter ces erreurs dans le futur.

Vos films, et celui-ci particulièrement, reposent souvent sur l’idée que tout peut basculer sur un accident, une rencontre, une erreur humaine… Laissez-vous aussi de la place au hasard sur vos tournages ? Oui, dans tous mes films il y a une part d’improvisation et de hasard. Sur le papier, les choses peuvent sembler abstraites mais, une fois que je me mets à tourner, les situations deviennent réelles, elles prennent vie. Il y a une interaction entre l’acteur et son texte, et il peut même y avoir des connexions entre la vie de l’acteur et son rôle. Donc parfois les choses de la vie s’invitent dans l’histoire quand je commence à tourner, et c’est à moi de voir si je choisis de composer avec ou pas. Et puis au moment où les acteurs se mettent à jouer, ils me donnent plein d’idées sans même s’en rendre compte, et ça peut changer le programme de tournage du jour. Finalement c’est moi qui improvise le plus sur mes tournages, et c’est très excitant.

Le film s’ouvre, comme Kika (1994), sur un shooting photo assez sensuel. À la différence que cette fois c’est une femme qui prend les photos – Janis tire le portrait d’un anthropologue judiciaire – et que le désir est filmé de manière moins sexuelle, plus douce. Dans Kika, le photographe est un voyeur, il part à la recherche d’une image concrète, celle du plaisir féminin, de la figure du désir. Ici, la situation est très différente. Déjà parce que la photographe est une femme, vous avez raison. Mais il y a surtout un jeu de séduction mutuel qui s’établit tout de suite entre eux, de manière naturelle, sans qu’elle le cherche pour ses photos. Elle essaie simplement de faire le meilleur portrait possible de lui, à le montrer tel qu’il est et tel qu’il la regarde.

Vos films ont toujours fait la part belle à des personnages féminins forts et indépendants, face à des hommes beaucoup moins présents et souvent défaillants… C’est vrai. Après Douleur et gloire, qui est un film masculin [Antonio Banderas y campe un réalisateur en souffrance, alter ego du cinéaste, ndlr], j’ai voulu revenir à un univers féminin de manière absolue, centré sur des personnages féminins forts et sur la thématique de la maternité. Le seul personnage masculin [Arturo, l’anthropologue judiciaire dont Janis tombe accidentellement enceinte, ndlr] est un petit rôle qui sert surtout de soutien pour le personnage de Penélope. J’ai toujours préféré écrire les rôles féminins, j’ai l’impression qu’ils sont meilleurs. Les femmes sont généralement plus spontanées dans leurs sentiments, leurs émotions, pour communiquer, pour s’intéresser aux autres… Quand j’écris un personnage masculin, il m’apparaît toujours plus triste, plus sombre, avec plus de préjugés – sans doute parce que je me prends en référence pour écrire les rôles d’hommes.

Les liens de sororité et d’entraide féminine sont très forts dans votre cinéma. Les deux mères au centre de Madres paralelas sont célibataires, mais elles ne sont pas seules. D’où cela vient-il ? De mon enfance. L’après-guerre en Espagne a duré très longtemps, au moins vingt-cinq ans, jusqu’au milieu des années 1960, quand le pays a commencé à s’industrialiser et à prospérer. J’ai grandi dans les années 1950 dans La Mancha [région aride au centre de l’Espagne, ndlr] et pendant mes dix premières années je vivais entouré de femmes qui s’entraidaient beaucoup. Quand ma mère ne pouvait pas m’emmener, elle me confiait à une voisine. Ces femmes étaient très fortes, très différentes des hommes, elles n’avaient pas de préjugés malgré l’époque et, dans ce contexte de patriarcat absolu – surtout dans cette région qui était particulièrement machiste –, ce sont elles qui dirigeaient la maison et prenaient les décisions, en réalité. Ces femmes resurgissent naturellement dans mes films, comme dans Tout sur ma mère – au final, c’est une famille de femmes qui s’entraident. Il me semble que les hommes ont plus de mal à se soutenir de la sorte. C’est la septième fois que vous dirigez Penélope Cruz depuis En chair et en os, sorti en 1997. On ne dirige sûrement pas de la même manière une jeune religieuse malade du sida (Tout sur ma mère), une amoureuse passionnée (Étreintes brisées), une mère ultra déterminée prête à tout pour protéger sa fille (Volver). Quelles indications lui avez-vous données cette fois ? Je crois que c’est le personnage le plus complexe que je lui ai donné à jouer. Ce n’est pas un rôle tout indiqué pour elle, mais je l’avais écrit pour elle. Penélope a des enfants et elle vit sa maternité de manière complètement opposée au personnage de Janis. Lors des premières répétitions avec Milena Smit [la jeune actrice qui interprète Ana, ndlr], ici, dans mon bureau, sur les fauteuils sur lesquels vous êtes assises, elle était tellement émue qu’elle pleurait tout le temps et finissait toujours dans les bras de Milena. Mais c’était le contraire de ce que je cherchais, parce que son personnage est censé éprouver de la culpabilité et de la honte à cause de son secret vis-à-vis du personnage de Milena. Le personnage de Penélope est en contradiction permanente avec ce qu’elle

Affiches CACHEZ CE SEIN

En août dernier, l’artiste espagnol Javier Jaén a vu la première affiche qu’il a conçue pour Madres paralelas censurée par les algorithmes d’Instagram.

Un téton duquel perle une goutte de lait, le tout découpé dans une forme d’œil sur fond rouge. La première affiche de Madres paralelas résumait à merveille les enjeux de ce mélodrame autour de figures maternelles. Les algorithmes d’Instagram n’ont pas été très sensibles à ce sommet de l’art de l’affiche : la nudité n’étant pas autorisée sur le média à quelques exceptions (comme… l’allaitement et un contexte artistique), ils ont censuré sans vergogne le visuel sur le compte de son créateur, Javier Jaén (qui collabore pour la première fois avec Almodóvar), le 9 août, suscitant la polémique sur les réseaux et dans les médias espagnols. Deux jours plus tard, Instagram s’excusait et autorisait l’affiche, qui servait de teaser. Le 24 août, le graphiste trentenaire originaire de Barcelone, auteur de couv pour The New York Times ou The Washington Post, a publié sur Instagram l’affiche finale, plus sobre, qui est aussi celle utilisée pour l’exploitation du film en France. On y voit les actrices principales, Penélope Cruz et Milena Smit, s’enlacer, leurs corps striés de traits perpendiculaires sur le fameux fond rouge – le rouge profond, symbole de passion, qu’on trouve sur presque toutes les affiches d’Almodóvar. • T. Z.

Penélope Cruz et Israel Elejalde ressent, elle est dans la dissimulation et ne doit pas laisser transparaître ses émotions. Mon objectif était qu’elle retienne ses larmes ! Comme Penélope est une actrice viscérale, très intuitive et émotive, il fallait que je l’amène à transformer son émotion brute en quelque chose de plus ambigu, quelque chose qui peut s’approcher de la paranoïa. On est allés dans des zones qu’elle n’avait encore jamais explorées en tant qu’actrice. On a travaillé comme jamais, on a répété le scénario en entier pendant au moins trois mois. C’est le rôle le plus difficile que j’aie jamais écrit.

Vous dites que dans vos films l’histoire passe avant tout et que c’est l’intrigue qui dicte vos choix de mise en scène. Vous faites pourtant un cinéma très visuel et très graphique, avec des plans emblématiques – les talons devant le soupirail dans Talons aiguilles, le plongeon dans La Mauvaise Éducation, le travelling d’ouverture au cimetière de Volver… Ça ne se passe jamais dans l’autre sens ? Vous n’avez jamais la vision d’un plan ou d’une séquence dès l’écriture du scénario ? Ça m’arrive de visualiser une scène dès l’écriture, mais c’est rare, et en général c’est quand il faut des précisions visuelles pour des questions de production. Déjà parce que, quand je commence à écrire, les repérages des lieux de tournage n’ont pas encore démarré. Et puis parce que les personnages évoluent beaucoup pendant l’écriture, parfois on écrit avec un acteur ou une actrice en tête et en fin de compte le personnage se transforme tellement qu’on tourne avec quelqu’un d’autre. Donc, généralement, tout ce qui se rapporte au visuel – les décors, les costumes –, mais aussi le choix des acteurs, je le décide une fois que j’ai la première version du scénario.

Dans l’ensemble de votre filmographie, de quels plans êtes-vous particulièrement fier ? Il y en a beaucoup qui me sont restés, parfois par surprise. Par exemple dans La Loi du désir, le plan où Carmen Maura marche dans la rue en suffoquant de frustration. Elle croise un éboueur qui nettoie la chaussée avec un jet d’eau et elle lui demande de l’arroser avec son tuyau… Et on la voit, toute débraillée, se faire tremper par le jet d’eau… Dans ce film qui parle de désir, cette image est pour moi celle qui représente le mieux le désir. Il y a aussi une scène de Parle avec elle. J’avais très envie de faire un film en noir et blanc, et avec des gens miniatures, comme dans Les Poupées du diable [de Tod Browning, 1937, ndlr] ou dans L’Homme qui rétrécit [de Jack Arnold, 1957, ndlr]. Du coup il y a cette scène avec le personnage minuscule qui se promène sur le corps immense de la femme qu’il aime avant de s’introduire dans son vagin géant. C’est une image très surréaliste, mais qu’on a tous déjà éprouvée : comme si le corps de la personne qu’on aime était un paysage qu’on traverse. Je suis très fier de cette image. C’est d’ailleurs un exemple de scène que j’ai dû visualiser dès l’écriture, pour qu’on puisse fabriquer la poupée géante.

Pendant la pandémie, vous avez tourné votre premier film en anglais, le court métrage La Voix humaine avec Tilda Swinton, une nouvelle adaptation de la pièce de Cocteau dont on parlait plus tôt. Bientôt un long métrage en anglais ? J’avais envie d’essayer de tourner en anglais depuis un moment, mais je n’étais pas sûr d’en être capable. C’est pour ça que j’ai commencé par un court métrage. Et l’expérience a été incroyable, surtout grâce à Tilda Swinton, qui sait s’adapter à tout et a une capacité de mimétisme assez étonnante. Ça m’a permis de faire reculer ma peur de tourner et de diriger en anglais de, disons, 70 %. Mais il y a aussi des histoires en français qui m’intéressent !

Madres paralelas de Pedro Almodóvar, Pathé (2 h), le 1er décembre

Critique FEMMES ACTUELLES

Pedro Almodóvar opère une formidable réactualisation de son œuvre, ici en butte aux problématiques familiales les plus contemporaines.

Janis (Penélope Cruz), photographe de mode, cherche à exhumer ses morts, tués pendant la guerre civile et privés de sépulture. Elle se retrouve enceinte sans l’avoir voulu de l’homme chargé de l’excavation de la fosse commune. À l’hôpital, elle accouche en même temps que sa voisine de chambre, Ana (Milena Smit)… Avec la force tranquille de ceux qui n’ont plus rien à prouver, Almodóvar porte son art de conteur à des sommets de fluidité, faisant se télescoper petite histoire et grande histoire dans un intense film sur la généalogie, celle d’un passé mortifère à reconstituer comme celle d’un futur à illuminer. Le film pose une question : qu’est-ce qui conditionne le statut de mère ? Almodóvar affranchit vite ses héroïnes d’un entourage familial étouffant, qu’il soit hanté par la mort ou qu’il fasse preuve de négligence ; ses madres à lui sont des figures d’émancipation. Une liberté forcée, souhaitée, ou bien les deux à la fois, par ailleurs jamais subordonnée au désir des pères – grands absents du film. De ces femmes de notre temps, il fait ainsi les sublimes exploratrices d’un territoire à l’avant-garde de la parentalité, débarrassé des assignations biologiques et des normes sexuelles. • DAVID EZAN

DUR, DUR D’ÊTRE BÉBÉ

Passant pour les êtres les plus mignons de l’espèce humaine, les bébés n’ont pourtant pas souvent trouvé grâce au cinéma. Réduits à l’allégorie chez John Ford et Akira Kurosawa, monstrueux chez David Lynch ou Roman Polanski, pantins chez Leos Carax, utilisés comme levier comique ou dramatique… les nourrissons ont seulement été célébrés par une poignée de cinéastes, comme Coline Serreau ou Pedro Almodóvar, pour ce qu’ils sont : des êtres à part entière, dotés de subjectivité, innocents mais conscients.

C’était notre grand choc de la Mostra de Venise, en septembre dernier. En sortant de la séance de Madres paralelas, un constat : personne n’avait si bien filmé des bébés que Pedro Almodóvar dans son nouveau film. Deux femmes nouent leur destin en accouchant d’une fille, en même temps, à la maternité. Gros plans incroyables, chaleureux et répétés, sur des bambins magnifiques (celui qu’on voit le plus est incarné par Luna Auria Contreras, qui a grandi au fil du tournage jusqu’à atteindre presque 2 ans dans le plan final), insistance sur la fusion charnelle entre le corps maternel et le nourrisson… À les découvrir si photogéniques, on s’est demandé pourquoi ils n’avaient pas été davantage célébrés au cinéma. C’est pourtant avec eux que tout a commencé. Le Repas de bébé, une séquence de quarante et une secondes montrant Auguste Lumière et son épouse nourrissant leur petit, est au programme de la première séance de cinéma de l’histoire, le 28 décembre 1895 au salon indien du Grand Café. Des bébés, on en a vu ensuite à l’écran, bien sûr, mais soit en tant qu’accessoire – mémorable scène d’American Sniper de Clint Eastwood (2015) dans laquelle Bradley Cooper berce un faux bébé en plastique, en faisant laborieusement croire qu’il bouge –, soit en lui conférant une valeur ajoutée symbolique par le biais d’un décalage avec la réalité.

DIVIN ENFANT

Ainsi de la séminale scène du landau dans Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein (1926), l’une des plus célèbres de l’histoire du cinéma, qui montre un bébé dévaler dans sa poussette le monumental escalier d’Odessa après que sa mère a été tuée par des soldats tsaristes. Une descente si longue qu’elle en devient irréaliste, servant une allégorie : le bébé symbole de l’innocence de tout un peuple, menacée par l’État qui tente d’étouffer l’insurrection populaire. Jusqu’aux années 1960, le nourrisson dans la fiction représente l’innocence. Souvent, il est le maître étalon de la valeur morale de personnages masculins, en même temps qu’il offre un contrepoint doux à leur dureté virile. Ainsi du nouveau-né orphelin recueilli au milieu du Fils du désert de John Ford (1950) et de celui abandonné à la fin de Rashōmon d’Akira Kurosawa (1952), qui montrent chacun un trio d’hommes face à un bébé. Chez Ford, des bandits (dont John Wayne) deviennent les parrains d’un nouveau-né confié par sa mère mourante, dans une relecture de l’épisode biblique des rois mages. Un « butin » peu banal, qui oblige soudain les trois ours mal léchés à la droiture, à l’apprentissage du care et au sacrifice. Même utilisation du bébé à des fins morales pour conclure l’incroyable Rashōmon. Le nouveau-né trouvé par les trois protagonistes, qui sont reliés par un crime, permet à Kurosawa d’apporter une lueur d’espoir à sa sombre fable sur la nature humaine en montrant autant d’attitudes face à une telle rencontre : l’un des héros vole les kimonos de l’enfant, tandis qu’un autre l’adopte, sous le regard attendri du bonze, qui retrouve ainsi foi en l’homme. Une pureté sacralisée de la petite enfance qui traverse tout le cinéma classique, bientôt subvertie par une nouvelle ère cinématographique.

PETITS MONSTRES

Au gré de l’ébranlement des carcans moraux pendant les sixties, de nouvelles vagues de cinéma éclosent dans le monde, comme le Nouvel Hollywood aux États-Unis. Avec la fin

du code de censure Hays, certains tabous de représentation sautent, laissant les cinéastes épancher leurs fantasmes outrageux. De petit Jésus innocent, la figure du bébé se mue alors en monstre démoniaque – quoi de plus anticonformiste ? Dans Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968), le nourrisson du titre n’a même pas besoin d’être montré pour horrifier. Sa mère, rongée par des visions paranoïaques pendant sa grossesse, est persuadée, à la fin du film, d’avoir enfanté le diable. Si, chez David Lynch, dans son premier long métrage Eraserhead (1980), le poupon est visible, on aurait préféré qu’il ne le soit pas : c’est un être atroce, sorte de bébé raptor sans membres, répugnant et insupportable, que son père – qui doit s’en occuper seul, à la suite du départ de la mère – finit par tuer. Dans La Mouche de David Cronenberg (1987), la compagne (Geena Davis) du héros en train de se transformer en mouche (Jeff Goldblum) cauchemarde qu’elle donne naissance à une immonde larve géante, quand toute la série des Alien métaphorise les bébés sous la forme d’extraterrestres hideux et rampants qui perforent le ventre de leur parent humain pour voir le jour. La révolution sexuelle amorcée dès les années 1950 a reconfiguré l’imaginaire familial : les couples hétéros ayant désormais majoritairement accès à la contraception, la procréation n’est plus une conséquence naturelle du mariage mais un choix, ce qui implique une plus grande responsabilité. La perspective d’avoir un bébé peut sembler écrasante, voire carrément tétanisante – en particulier pour les pères (tous les films cités ci-dessus ont été écrits par des hommes).

BABY BOSS

Mais, là encore, les bébés servent de simples faire-valoir à ceux qui s’en occupent. Il faut attendre 1989 avec la sortie d’Allô maman, ici bébé d’Amy Heckerling pour enfin s’intéresser à la subjectivité des nouveau-nés. La scène d’ouverture montre le parcours des spermatozoïdes jusqu’à l’ovule pour aboutir à la fécondation. Un fœtus se forme dans l’utérus, et un bébé naît. La grande originalité de cette comédie avec Kirstie Alley et John Travolta, c’est que l’on entend tout le long, en off, la voix de l’enfant. Amy Heckerling, qui signe aussi le script, imagine non seulement les émotions derrière les pleurs et les rires du bébé, mais dépeint en même temps des parents attentifs à cet aspect, qui cherchent à nouer une relation avec lui et pas uniquement à pallier des besoins mécaniques comme la faim. Dans la même veine, Bébé part en vadrouille (1994), scénarisé par John Hughes, suit un petit qui parvient à échapper à ses kidnappeurs en s’inspirant de son livre illustré préféré. Cette révolution du regard a sans doute été induite par l’avènement du teen movie dans les années 1980, dont Amy Heckerling (Fast Times at Ridgemont High, 1983) et John Hughes (Breakfast Club, 1985) sont des figures clés. On peut imaginer que la pensée de la pédiatre et psychanalyste française Françoise Dolto, qui a fondé dès la fin des années 1960 des théories majeures comme le fait que l’enfant est une personne et que, chez lui, tout est langage (gestes, regards, premiers déplacements), a infusé et est parvenue aux Etats-Unis à cette époque : les premiers âges sont maintenant dignes d’intérêt. Sauf que, là encore, un bébé doit être « augmenté » pour mériter d’être au cœur d’un film. À peine sorti du ventre de sa mère, le petit garçon d’Allo maman… fait déjà des blagues graveleuses et drague ses congénères en poussette, tout comme le bébé toon de Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (Robert Zemeckis, 1988) qui est en fait un adulte beauf à l’intérieur, ou le nouveau-né en costume-cravate de Baby Boss de Tom McGrath (2017), qui cache un espion au charisme de startupeur.

FREAKS EN PAMPERS

D’autres films opèrent un décalage non pas comique mais dramatique. Dans le court métrage Bébé colère de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (2020), un nourrisson en images de synthèse nous confie son histoire trash, son alcoolisme et son désarroi de ne pas trouver sa place dans le monde. Dans Annette de Leos Carax (2021), le bébé des héros (Marion Cotillard et Adam Driver) est « incarné » par une marionnette, manière de critiquer la tendance de certains adultes à regarder les enfants comme des jouets, sans s’inquiéter de leur ressenti. « Baby Annette » est d’ailleurs considérée comme un pantin par son père, qui l’exhibe en exploitant son talent pour le chant après avoir tué sa mère. On se souvient aussi du dérangeant bébé d’Edward et Bella dans le dernier volet de la saga Twilight (Bill Condon, 2012), dont le visage étrange en image de synthèse devait refléter l’étonnante maturité de ce nourrisson surnaturel. D’autres films récents montrent des bébés phénomènes en live action, cette fois avec tendresse, prenant le temps de s’attarder sur de véritables nourrissons. C’est le cas de celui qui développe une maladie rarissime dans La guerre est déclarée de Valérie Donzelli (2011), ou du petit héros ailé de Ricky de François Ozon (2009). Sourdent ainsi l’angoisse des adultes de ne pas savoir s’occuper des enfants dans un xxie siècle chaotique et la peur que leur progéniture doive apprendre à voler de ses propres ailes après seulement quelques mois de vie. Et les bébés d’avoir toujours besoin d’être un peu plus que des bébés pour obtenir du temps à l’écran.

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L’ENFANCE NUE

En 1985, un ovni : dans 3 hommes et un couffin (énorme succès en salle avec dix millions d’entrées en France), Coline Serreau inverse les ressorts du canevas classique. Un trio d’hommes écope d’un bébé (qu’ils ne jetteront pas avec l’eau du bain, puisqu’ils en deviennent accros), mais la situation n’est qu’un prétexte pour filmer longuement une petite fille, ses soins (a-t-on déjà vu plusieurs scènes de changement de couche dans un même film ?), les choix concernant sa nourriture et les câlins que son entourage – à la ramasse mais aimant – lui prodigue. Pedro Almodóvar enfonce le clou ce mois-ci avec Madres paralelas, en rafraîchissant le cadre. Au lieu d’hommes peu dégourdis, deux femmes aux désirs de maternité différents, mais à la tendresse débordante. Si des drames se jouent entre adultes sur des questions de filiation, Almodóvar respecte l’innocence des bébés, il les protège en ne les montrant jamais comme directement menacés, en ne se servant pas de leur image autrement que comme origine de l’amour viscéral qui fait le moteur du personnage joué par Penélope Cruz. En donnant la sensation d’un long câlin avec des bébés, le film prouve ainsi qu’on peut montrer la petite enfance très simplement, comme un véritable et passionnant monde en soi.

TIMÉ ZOPPÉ

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4 Madres paralelas de Pedro Almodóvar (2021) © El Deseo – Iglesias Mas

Alien de Ridley Scott (1979) © Collection Christophel / Brandywine Productions

Le Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein (1926) © D. R.

Ricky de François Ozon (2009) © D. R.

Cancre révolté ou amoureux maladroit, figure toujours remuante et insaisissable, Antoine Doinel, l’antihéros de cinq films culte de François Truffaut (Les Quatre Cents Coups, Antoine et Colette, Baisers volés, Domicile conjugal, LA FOUGUE D’ ANTOINE L’Amour en fuite) revient en trombe et en version restaurée.

« Antoine Doinel, Antoine Doinel, Antoine Doinel… » Quand, face au miroir, JeanPierre Léaud répète frénétiquement ce nom dans Baisers volés, lui et le réalisateur François Truffaut tentent peut-être de fixer ce personnage vif et instable qui leur ressemble. Truffaut était parfois dur avec luimême. Dans un texte (Truffaut par Truffaut) que l’on peut consulter sur le site de la Cinémathèque française, il dit ceci : « J’ai failli abandonner Baisers volés quinze jours avant le tournage, tellement j’avais honte. […] J’avais déjà le script de L’Enfant sauvage et celui de La Sirène du Mississipi. Je me disais : “Quand même, j’ai deux bons scripts à tourner. Il y a des romans magnifiques et je vais tourner dans quinze jours un film où on ne raconte rien du tout.” » Et si justement c’était ça, le charme du cycle Antoine Doinel ? Ne raconter la vie qu’à travers la course d’un personnage, ses galères professionnelles, ses agitations sentimentales ?

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Ne saisir rien d’autre que le temps qui passe, les hasards et les accidents qui le font sans cesse bifurquer ? Truffaut avait fini par le comprendre : « La honte est restée jusqu’au moment où j’ai entendu les gens rire dans la salle de projection. Je me suis dit : “Tiens, ils peuvent aimer un film sans sujet.” »

L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE

On peut dire que Truffaut s’est volontairement laissé emporter par son personnage. Et ce, dès le casting qu’il a fait passer à Jean-Pierre Léaud, alors âgé de 14 ans, pour son premier long métrage, Les Quatre Cents Coups (1959) – l’un des films qui lancent la Nouvelle Vague. Le gamin a fait deux cents kilomètres depuis sa pension de Blois pour passer l’audition. Truffaut veut raconter sa propre enfance malheureuse, ses relations difficiles avec sa mère et son père adoptif, ses fugues, son séjour éprouvant au centre d’observation des mineurs délinquants de Villejuif. Léaud, lors du casting, impressionne le jeune cinéaste par son bagout, sa gaieté, son tempérament provocateur – mais il lui ressemble moins que d’autres prétendants, peut-être plus introvertis. En plus de cela, Léaud a deux ans de plus que le personnage, Antoine Doinel, que Truffaut nomme ainsi comme un hommage (inconscient disait-il) à la secrétaire de Jean Renoir, qui s’appelait Ginette Doinel. Qu’importe, il décide de lui donner le rôle. La suite, on la connaît, Les Quatre Cents Coups est l’un des drames de l’enfance les plus sensibles de l’histoire du cinéma, racontant la préadolescence de Doinel qui, se sentant abandonné par sa mère et son beau-père, lâche l’école pour la fête foraine, le cinéma, et la littérature, puis fugue d’une pension où il est placé. C’est un film révolté, contre une certaine représentation de la jeunesse délinquante (sur le même sujet, le Truffaut critique aux Cahiers du cinéma n’avait pas trop goûté, quatre ans plus tôt, Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy), contre le cinéma de qualité française, et contre la société dans son ensemble qui abandonne sans scrupule le jeune Doinel. Dans la séquence finale du film, celui-ci nous adresse un regard caméra empli de défi. On le voit courir sur une plage, et ce motif de l’échappée reviendra dans le cycle Doinel, suivant un jeune homme toujours plus pressé qui va vite prendre de court Truffaut comme Léaud.

L’ÉDUCATION SENTIMENTALE

François Truffaut n’avait au départ pas prévu de consacrer cinq films à Antoine Doinel.

C’est lorsqu’on propose au cinéaste de réaliser un sketch pour le film collectif L’Amour à vingt ans (1962) qu’il pense à faire revenir son double de fiction – ce sera le court métrage Antoine et Colette, un film sur un ado, ce qui est inédit à l’époque. C’est à partir de là que le personnage se réinvente en antihéros romantique – enfin, pas systématiquement, car il adore les dîners chez les parents de ses amoureuses, ce qui ne fait pas forcément rêver celles-ci. Se sentant frustré par le format court, Truffaut va alors prolonger l’éducation sentimentale de Doinel dans Baisers volés (1968). Le cinéaste y projette toujours des éléments de sa propre vie : par exemple, le petit boulot de détective privé que prend Doinel dans Baisers volés est inspiré par un épisode vécu par le réalisateur, qui en avait lui-même engagé un pour retrouver la trace de son père biologique. Mais Doinel, qui bâtissait un autel à Balzac dans Les Quatre Cents Coups, va de plus en plus tirer vers la fiction, en penchant vers ses modèles littéraires tourmentés et sentimentaux du xixe siècle, la maladresse en plus. Dans Baisers volés, Doinel lit ainsi Le Lys dans la vallée de Balzac et, à partir de ce roman, fantasme sur son aventure gauche avec Fabienne Tabard (Delphine Seyrig), une femme mariée. Cette fougue désuète est accentuée par le jeu de Léaud qui, avec sa voix haut perchée et son index levé, creuse le décalage, la distance, le burlesque. L’acteur s’empare de la partition de Truffaut. Le personnage, son parler, son attitude, s’éloignent de ceux de Truffaut. Doinel devient-il pour autant la créature de Léaud ? Non, c’est peut-être même le personnage qui fait ce qu’il veut de l’acteur. Après le tournage de Domicile conjugal (1970), chronique cruelle sur le mariage où Doinel, vingtenaire trop installé à son goût, est infidèle à son épouse, Christine Darbon (Claude Jade), Léaud confie ainsi à Truffaut : « Il faut que je change, je dois me conduire mieux avec les filles. » Le réalisateur éberlué lui répond alors : « Mais ce n’est pas toi, c’est Doinel. »

LES SALADES DU TEMPS

Ni cinéaste ni acteur, Antoine Doinel, lui, devient romancier. Dans L’Amour en fuite (1979), le personnage, désormais trentenaire, revient dans son livre autobiographique, Les Salades de l’amour, sur son passé – bien sûr romancé à son avantage. On le suit à travers des flash-back qui ne sont pas des reconstitutions mais des extraits des précédents films. Et on se rend compte avec émotion de l’évolution physique du personnage depuis ses 12 ans. Le temps marque le corps de l’acteur. Mais Doinel peut-il encore avancer ? A-t-il vraiment avancé ? Et doit-il vraiment avancer ? Truffaut, doutant de sa réussite à faire grandir ce personnage qui toujours échappe, se posait la question dans sa toute dernière interview avec Bert Cardullo, en 1984. « Je me demande si Doinel n’est pas un peu figé, au bout du compte, comme un personnage de dessin animé. Vous savez, Mickey ne peut pas vieillir. » En stoppant ici le cycle Doinel, éternel garçon sensible, Truffaut n’a en rien fixé son antihéros, qui touche encore bien au-delà des années 1970. Anachronique avec ses grands airs lyriques et exaltés, sûrement hors du temps, Doinel est toujours en fuite.

Cycle « Les Aventures d’Antoine Doinel », cinq films en version restaurée (Carlotta/ mk2), sortie le 1er décembre en coffret DVD, le 8 décembre au cinéma

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2 Baisers volés (1968) © mk2 Les Quatre Cents Coups (1959) © mk2 3

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5 Antoine et Colette (1962) © mk2

François Truffaut et Jean-Pierre Léaud sur le tournage de Domicile conjugal (1970) © Collection Christophel Domicile conjugal (1970) © mk2

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