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EN COUVERTURE – ADÈLE EXARCHOPOULOS

On la repère de loin avec sa doudoune blanche, son jogging rose et son chignon défait, dans un café du e V arrondissement, mangeant avec appétit une bonne omelette après avoir tiré sur une clope. Malgré son statut d’égérie de la mode, Adèle Exarchopoulos ne fait pas de chichi. Dans Rien à foutre, premier long de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, elle campe avec un naturel impressionnant Cassandre, une jeune hôtesse de l’air de compagnie low cost qui s’adapte avec résilience aux exigences de ce métier dur et invisibilisé. Une prestation géniale qui nous a donné envie de gratter un peu le vernis, de mieux connaître l’actrice, presque dix ans après son entrée tonitruante dans le monde du ciné avec La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, Palme d’or en 2013.

PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE LEROY Qu’est-ce qui vous a convaincue d’embarquer dans l’aventure Rien à foutre ? Le regard que Julie et Emmanuel portent sur les gens, surtout la jeunesse. Le film ne juge personne, il ne condamne rien, mais il montre que, quand on est dans la consommation des humains, des sensations, des relations, de tout ce qui nous entoure en fait, on perd le sens des réalités. Il a une vérité, une justesse, aussi liée au fait qu’on l’a fait dans l’urgence, pas forcément dans les règles. Par exemple, il y a certains aéroports où on n’a pas obtenu l’autorisation de filmer [dans le film, présenté à la Semaine de la critique l’année dernière, on suit le personnage de Cassandre dans plusieurs de ses escales, que ce soit à Lanzarote, l’île des Canaries où elle réside, ou plus tard à Dubaï, ndlr], alors on faisait semblant d’être une petite équipe qui tournait des souvenirs de mariage.

Cassandre incarne la jeunesse désenchantée d’aujourd’hui, plongée dans le bain de l’hypersexualisation, l’hyperconnectivité, confrontée à une perte de confiance en l’avenir… Vous aussi, vous la ressentez, cette mélancolie contemporaine ? Je ne suis pas dans le déni comme Cassandre. Je ne vais pas fuir une difficulté quand elle est en face de moi. J’ai trop de choses, trop de gens dans mon entourage qui me ramènent à la réalité. Par contre je peux être dans l’excès inverse : je peux trop analyser, trop chercher de réponses là où il n’y en a pas forcément. Mais je comprends les gens qui s’égarent comme Cassandre, parce qu’elle, tout ce qu’elle traverse, ça renvoie à notre manière de consommer, au capitalisme, et ça c’est très générationnel.

L’année dernière à Cannes, Julie Lecoustre et Emmanuel Marre nous ont raconté qu’ils vous avaient demandé de préparer le rôle en expérimentant les conditions de travail d’une hôtesse de l’air. Comment s’est passée cette phase d’immersion ? J’ai fait une formation, j’allais au Bourget, je faisais quatre heures de vol par jour, c’était hyper dur physiquement. Et après, à côté de ça, j’ai rencontré pas mal d’hôtesses qui m’ont raconté leur quotidien. Elles m’ont fait comprendre à quel point ça pouvait être violent pour elles d’être toujours en décalage. Mais l’expérience qui m’a vraiment donné une idée claire de ce que vivait Cassandre, c’est le jour où la directrice de l’école de mon fils m’a ap-

pelée. J’étais en plein décollage, je ne pouvais rien faire. Là, on réalise toutes les contraintes du métier, et l’impact de celles-ci sur leur vie.

On comprend dans le film que Cassandre a choisi ce boulot assez jeune et un peu par dépit. Ado, vous aviez une idée claire de ce que vous vouliez faire ? J’hésitais. J’ai commencé tôt le cinéma [à l’âge de 12 ans, dans le moyen métrage Martha de Jean-Charles Hue, réalisé en 2005. Repérée par un agent sur ce film, elle a ensuite eu de petits rôles à la télé, dans la série R.I.S Police scientifique, puis dans des films comme Les Enfants de Timpelbach (2008) de Nicolas Bary ou Chez Gino (2011) de Samuel Benchetrit, ndlr]. Mais je ne voulais pas en faire mon métier. Pour moi, c’étaient des expériences comme ça. En fait, je voulais soit être psy dans les prisons, soit travailler temporairement dans la restauration pour voyager. Et que voyager. Je faisais tout pour l’amitié, j’étais vachement insouciante, à plein d’endroits. Sur mes bulletins du lycée, c’est noté soit que je dormais, soit que je rigolais. Après, j’avais grave envie d’être indépendante financièrement. Vers l’âge de 16-17 ans, j’ai travaillé au palais omnisports de Paris-Bercy. Peu de temps après, vous avez passé le casting de La Vie d’Adèle (2013) d’Abdellatif Kechiche, qui vous a révélée au grand public. Comment la jeune actrice débutante que vous étiez a abordé cette première grande expérience cinématographique ? Quand La Vie d’Adèle [pour lequel elle a obtenu, en plus de la Palme d’or partagée avec le réalisateur et l’actrice Léa Seydoux, le César du meilleur espoir féminin en 2014, ndlr] est arrivé dans ma vie, je venais d’échouer au bac, j’étais en train de redoubler. J’avais demandé à mon père si je pouvais travailler dans la restauration et improviser plus tard. Il boudait beaucoup. Au même moment, il y a eu le casting, et quand j’ai été choisie pour jouer Adèle, mon père m’a dit de prendre mon courage à deux mains, d’aller au lycée et de leur dire que je ne viendrais plus. Et c’est ce que j’ai fait. Quand on a fait le film, je découvrais tout.

C’était difficile pour vous de dompter un personnage aussi exigeant et sensible ? C’était particulier parce qu’il n’y avait pas de marque au sol. J’y suis un peu allée comme mon personnage : avec beaucoup de naïveté et de passion. Je me rappelle, quand Léa m’a raconté comment elle avait construit, pensé son rôle, j’ai eu une vague d’angoisse, je suis allée voir Abdel [Abdellatif Kechiche, ndlr] et je lui ai dit : « Il faut que je te dise la vérité, j’ai rien préparé. » Il m’a rassurée en me disant : « Ne t’inquiète pas, le plus important, c’est que tu sois sincère. » Ça ne m’a pas suffi du tout, j’étais grave stressée, mais de toute façon je n’avais pas le choix. Moi, je dépends des autres : des acteurs, des réalisateurs, des équipes techniques. J’ai besoin d’un avis objectif, quelqu’un qui m’aide, qui me porte. Un film, s’il n’est pas fait de manière collective, ça me rend malheureuse.

Après La Vie d’Adèle, vous avez joué dans The Last Face de Sean Penn. Ça vous a fait quel effet de débarquer sur une grosse production américaine ? C’est une manière de travailler qui n’est pas du tout la même que chez nous. Il y a quelque chose de plus anticipé, de plus calibré, et plus de moyens aussi. Quand je suis arrivée sur le tournage de The Last Face en Afrique du Sud, je me suis retrouvée avec trois cents figurants. Là, on ne se demande plus : « Alors, qu’est-ce qu’on fait Jean-Luc ? On fait la scène où tu coupes la tomate ou pas ? » Nous, on va faire les choses plus à l’arrache. Mais c’est ce que j’aime aussi dans le cinéma : pouvoir passer du tout au tout.

The Last Face a reçu un accueil glacial à Cannes en 2016 et vous avez connu une période de creux, pendant laquelle vous avez eu un bébé. Comment l’avez-vous vécu ? Ça a été plus dur après La Vie d’Adèle. Sur des plateaux, je me suis dit : « Ah mais en fait il faut travailler, anticiper, construire un personnage. » Quand j’ai eu mon fils [né en 2017, ndlr], j’avais 23 ans, je n’étais pas rassurée, c’était une première pour moi. Un directeur de casting m’a demandé, à l’époque, combien de temps il me faudrait pour que je puisse recommencer à tourner après mon accouchement. J’ai répondu n’importe quoi, je lui ai dit : « Deux mois. » Et donc je me suis retrouvée à tourner le film de Ralph Fiennes [le biopic Noureev, sorti en 2018, dans lequel elle joue Clara Saint, la petite amie du danseur étoile soviétique Rudolf Noureev, ndlr] en Serbie. J’allaitais mon fils, je tournais, j’allaitais, je tournais… Là, je me suis dit : « Ah OK, il va vraiment falloir que j’apprenne à gérer ma vie de mère et ma vie d’actrice. » Après, on m’a envoyé le scénario de Sibyl [film de

Justine Triet sorti en 2019, dans lequel elle joue Margot, une actrice torturée dont la psy, incarnée par Virginie Efira, va s’inspirer pour écrire un roman, ndlr]. C’est la première fois que j’ai dit à une réalisatrice : « Franchement, ce rôle, je le veux trop. »

Vous irradiez dans ce rôle d’écorchée d’une grande intensité. Que vous a-t-il apporté ? Ce que j’aime trop dans le personnage de Margot, c’est qu’on peut la lire différemment. Y a un côté vicieux, calculateur, mais en même temps, elle est dépassée. Comme Adèle [son personnage dans La Vie d’Adèle, ndlr], elle a besoin d’être aimée. J’ai adoré aussi la méthode de travail de Justine Triet. C’est quelqu’un de généreux, d’impulsif. Et puis avoir Virginie Efira comme partenaire, c’était trop bien. Le tournage à Stromboli [dans le film, la psy suit sa patiente sur un tournage, qui prend place dans le décor aride de l’île italienne, ndlr] était hyper spécial, il y avait beaucoup de similitudes entre le tournage réel et le tournage fictif, un truc entre réalité et fantasme. C’était incroyable.

Tout passe à travers ce filtre du fantasme dans le film. Est-ce que vous êtes du genre à vous laisser envahir par les vôtres ? Ouais, je peux me faire plein de scénarios dans ma tête. Je trouve ça hyper important de rêver. Et l’insouciance de mon fils, ça m’a ramenée à ça, à l’idée qu’il faut se poser des mais je me suis dit : « C’est bon, c’est là, essaie de tout donner. » J’ai eu la chance de la faire avec Quentin Dupieux [avec lequel l’actrice collaborera bientôt dans Fumer fait tousser, ndlr]. Je me suis dit que je mettais les pieds dans quelque chose qui n’allait peut-être pas plaire à tout le monde, mais qui était totalement maîtrisé. Ses scénarios ressemblent à une partition : tout est détaillé, chaque personnage a sa musique. Mais quand j’ai passé le casting, la seule indication pour le personnage d’Agnès, c’était qu’elle était « psychotique ». Je lui ai demandé ce qu’il entendait par là. Il m’a répondu : « Je veux que les choses soient gauches, maladroites, que ton intonation ne corresponde jamais à ton état. » Et là, je me suis dit : « Ne cérébralise pas Adèle, il faut que tu aies 4 ans et demi dans ta tête, que ce soit pur et sincère. » Sur le plateau, il y avait une ambiance que j’ai rarement ressentie ailleurs. Mais de trouver le volume exact, c’était vertigineux pour moi.

Et pour la série La Flamme de Jonathan Cohen (2020), dans laquelle vous jouez une prétendante qui s’est fait greffer un cœur de singe, vous vous êtes dit quoi ? Chez Jonathan Cohen, il y a un espace de créativité sans limite, un besoin de s’amuser qui n’empêche pas l’exigence. Lui me disait : « Il faut que tu t’accroches à ce singe qui est en toi et que tu sois complètement perdue

« Je trouve ça important de rêver. L’insouciance de mon fils, ça m’a ramenée à ça. »

questions, tout le temps, même quand ça paraît bête, comme « Est-ce que les baleines peuvent tomber amoureuses ? ». On oublie de s’abandonner à notre imagination comme ça, alors que c’est au moins aussi important que la moitié des soucis et des questions plus sérieuses qu’on a en tête toute la journée.

Vous lui montrez des films, à votre fils ? J’y vais doucement. J’ai commencé avec Ponyo sur la falaise [film de Hayao Miyazaki, sorti en 2009, ndlr]. Ou la série Pyjamasques. J’ai trop hâte de lui montrer Charlie et la chocolaterie [de Tim Burton, sorti en 2005, ndlr], Kiki la petite sorcière [de Hayao Miyazaki, sorti en 2004, ndlr]. Moi, j’adore les dessins animés, leur absurdité. Après, maintenant, je vois beaucoup plus les sens cachés ; évidemment, je suis plus consciente de certains sujets, du genre la place des femmes dans les Disney…

Dans Mandibules (2021), le dernier film de Quentin Dupieux, vous campiez avec un génie comique qu’on ne vous connaissait pas le rôle d’Agnès qui, après un accident, ne peut plus communiquer autrement qu’en criant. Ça vous a libérée de jouer un personnage aussi fou ? J’en avais trop envie ! Je l’attendais depuis longtemps, ma comédie. Ça m’a fait peur entre ton identité et la sienne. » Ces deux tournages, ils ont été ultra révélateurs et magiques pour moi : j’ai découvert le plaisir de faire rire les gens. Je trouve ça si noble, les acteurs qui osent aller sur ce terrain-là. Jim Carrey, pour moi, c’est un génie. Il n’a pas peur du ridicule, quitte à diviser, il est toujours dans quelque chose d’à la fois sincère et de très composé. Il a un côté burlesque, un côté absolu et en même temps une immense mélancolie. Il est à part.

Vous réfléchissez beaucoup avant de choisir vos rôles ? Je fais plutôt marcher mon instinct. Parce que les rares moments où j’ai essayé d’avoir de la stratégie – je parle pas de stratégie financière, plus de créneau à prendre –, j’ai été déçue. Après, on ne va pas se mentir : il y a des films que je vais choisir, je sais qu’ils vont faire quatre entrées, je ne suis pas naïve. Mais si j’y ai trouvé quelque chose à défendre, je ne me pose pas plus de questions.

Il y a un contraste entre votre image très glamour d’égérie de grandes marques et vos choix de films, dans lesquels vous n’hésitez pas à vous mouiller, montrer un visage de vous très brut, naturel. Pour moi, l’un va avec l’autre, dans le sens où la mode me permet économiquement

de faire le cinéma que j’aime le plus. Je ressens plus ça comme un jeu qu’autre chose. Et, d’ailleurs, quand je suis en shooting, je ne me sens pas forcément moi-même. Je sais que je porte des vêtements que je vais devoir rendre à la fin de la séance photo. Il y a un jeu de représentation de soi que j’essaie de prendre avec légèreté, une certaine forme de second degré. Mais dans tout ça l’aspect humain reste important : quand je suis en contact avec des marques, j’ai besoin d’être à l’aise. Paco Rabanne par exemple, c’est devenu un ami que j’estime beaucoup.

Vous vous êtes impliquée dans plusieurs causes ces dernières années. Vous avez notamment été marraine du Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants, avez participé à des marches organisées par le comité Adama… Qu’est-ce qui vous pousse à vous engager ? Le fait qu’on soit dans une société qui manque d’empathie. Après, j’ai compris que parfois on donne la parole à n’importe qui. On m’a déjà demandé de médiatiser des causes. Je veux bien, mais à condition d’être accompagnée par quelqu’un qui témoigne, qui a vécu l’histoire. J’insiste toujours sur ça. Pour moi, la politique, c’est avant tout de l’humain. Je suis contente de voir qu’il y a des gens qui ont le courage d’ouvrir des portes. Il y a une prise de conscience ces dernières années, une manière d’envisager les choses par du concret et par le collectif.

Est-ce qu’il y a des films qui vous ont justement fait prendre conscience de réalités politiques qui jusqu’ici vous avaient échappé ? Pour Sama [sorti en 2019, ce documentaire de Waad al-Kateab et Edward Watts suit le quotidien d’un couple de jeunes parents durant le siège d’Alep en 2016, ndlr], ça a été mon plus grand choc dernièrement. Après, il y a beaucoup de films de Raymond Depardon qui montrent à quel point la misère des gens peut être très banale. Ça peut passer par la solitude, l’isolement, l’incompréhension… Je suis très sensible à ce genre de documentaires.

À Cannes l’année dernière, la projection de BAC Nord de Cédric Jimenez a suscité la polémique : on a accusé le film de prendre le parti de la police, visée par des affaires de violences policières qui ont conduit à d’importantes mobilisations dernièrement. Vous avez compris cette réaction ? Je pense qu’à partir du moment où il y a une polémique, même si elle gâche un peu le plaisir, il faut qu’il y ait une remise en question. C’est un film qu’on a porté jusqu’au bout, surtout les garçons [les rôles principaux de ce film sur le quotidien d’une BAC marseillaise sont joués par Gilles Lellouche, François Civil et Karim Leklou, dont Adèle Exarchopoulos incarne la compagne, ndlr], mais on a quand même réfléchi aux raisons qui ont fait qu’il a été accueilli de cette manière. Après, je ne suis porte-parole de rien, je n’ai pas de camp à choisir et je ne suis pas un exemple à suivre. Honnêtement, on me demande mon avis mais je me sens plus sincère dans mes choix de films qu’en interview parfois. J’ai une responsabilité bien sûr, mais plus dans les films que je fais que dans ce que je dis en interview.

Quels rôles vous rêveriez de jouer ? Il y a des metteurs en scène avec qui je rêve de tourner : Asghar Farhadi, Quentin Tarantino, Pedro Almodóvar… Mais le type de personnages que j’aimerais beaucoup jouer, c’est un personnage dur, qui n’attire pas du tout la sympathie. J’ai adoré grandir avec Nikita et Léon [de Luc Besson, sortis en 1990 et 1994, ndlr]. C’est tellement loin de moi, je me demande ce que je pourrais en faire.

On vous verra prochainement chez Léa Mysius (Les Cinq Diables), Thomas Cailley (Le Règne animal) ou encore Thomas Lilti. Vous pouvez nous teaser un peu tous ces projets ? Léa Mysius m’a complètement emmenée dans son univers. Ce sera un film assez onirique dans lequel je joue une mère qui s’est conditionnée pour oublier son passé, parce qu’elle a vécu une histoire d’amour avec une femme qui a été bannie de son village. Ça raconte comment le passé revient quoi qu’il arrive dans nos vies. Thomas Lilti, ça sera un film sur le système scolaire, sur le quotidien des enseignants. Et Thomas Cailley, son scénario est complètement fou. Je sais pas si je peux en parler… Je vais rester vague : c’est une ode à la différence.

Rien à foutre de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, Condor (1 h 52), sortie le 2 mars

L’AIR DU TEMPS

JULIE LECOUSTRE ET EMMANUEL MARRE

Avec Rien à foutre, leur premier long métrage, sélectionné à la Semaine de la critique cannoise l’année dernière, Julie Lecoustre et Emmanuel Marre frappent fort. En dressant le portrait sans fard d’une jeune hôtesse de l’air (Adèle Exarchopoulos), le duo de cinéastes et scénaristes français, qui mixe documentaire et fiction, saisit toute la vulnérabilité de notre société où l’on vend à prix mini l’idée de bonheur tout en reniant nos douleurs plus ancrées. Rencontre.

Avant ce film, vous aviez déjà collaboré sur le court D’un château l’autre – Julie en tant que scénariste et vous, Emmanuel, en tant que réalisateur. C’est quoi la méthode Lecoustre-Marre ? Emmanuel Marre : Entre nous, ça se passe un peu comme ça : on note des images qu’on a en tête et ensuite on cherche à les concrétiser tout de suite. Pour D’un château l’autre (2018) [qui raconte la rencontre improbable et poétique entre un étudiant et une vieille dame pendant la présidentielle de 2017, ndlr], la première idée, c’était de tourner un film sur un étudiant de Sciences Po. Les autres éléments s’agrègent ensuite naturellement. Pour Rien à foutre, l’élément déclencheur, ça a été ce moment où j’ai vu une hôtesse de l’air en détresse lâcher toute sa tristesse le temps du décollage puis se reprendre en main et sourire l’instant d’après.

Le film touche à quelque chose de très contemporain. Est-ce que vous cherchiez à capter l’époque ? E. M. : On ne s’est pas dit : tiens, on va capter l’époque. Mais on s’est rendu compte que l’aéroport, en tant qu’environnement, nous permettait de raconter plein de choses. Julie Lecoustre : Ce qui a été décisif, c’est aussi notre rencontre avec des hôtesses de l’air. On a écouté leur récit pendant de longs mois et on a réalisé que toutes fuyaient quelque chose, que ce soit une rupture amoureuse, la douleur d’un deuil…

Certaines scènes ont été réellement tournées dans un avion. Ça a dû compliquer les choses. Pourquoi vous y teniez tant ? J. L. : On voulait absolument tourner dans un vrai avion qui volait, pour que le film ait aussi un aspect documentaire. C’était délirant, tellement qu’on n’a pas pu le faire pour toutes les scènes parce qu’évidemment c’était un gros bordel administratif – d’autant qu’on était déjà en période de Covid. À l’inverse, on a aussi voulu créer de la fiction là où on ne s’y attend pas. Avec un ami d’Emmanuel, qui est directeur d’une boîte de pub, on a inventé la compagnie aérienne du film, qu’on a appelée Wings. On a passé au crible tous les éléments de branding. E. M. : C’était une phase hyper amusante. On s’est inspiré des couleurs du low cost qui sont toujours le jaune et le bleu. On a mis la marque partout, on a affiché des stock-shots [série d’images empruntées à des archives et utilisées dans une autre œuvre, ndlr] avec des faux slogans très positifs, typiques de notre époque branchée développement personnel, comme « We care at all cost » ou « We care for happiness ».

Cassandre reproduit le consumérisme de son entreprise dans ses relations intimes en utilisant une appli de rencontres. Il y a une scène de sexe que vous filmez de façon crue, avec des projecteurs très puissants. E. M. : On a toujours rêvé de faire un truc comme ça. C’était pour retrouver la sensation parfois électrique du flirt. On avait pas mal de références photographiques pour le film et pour cette scène on a pensé à Nan Goldin [cinéaste et photographe américaine connue pour son esthétique très brute, ndlr]. On trouvait que ça donnait quelque chose de beau, toute cette sueur. J. L. : On voulait montrer que Cassandre avait une sexualité, que ça faisait partie de sa vie, mais que ça n’en était pas le centre. On avait envie de contrer ces récits au cinéma qui placent l’amour au centre de la vie des femmes. Nous, on voulait dire que le sexe, c’était un élément comme un autre de la vie de Cassandre. Et aussi que, dans sa féminité, elle est pleine de contradictions : elle répond tout de suite « oui » à un potentiel employeur qui lui demande si elle pourrait se teindre les cheveux en blond pour obtenir un poste, mais recale aussi son pote quand il pose sa main sur sa cuisse sans son consentement. E. M. : Moi, je voulais à un moment que Cassandre développe une relation avec un mec sur Tinder. Mais Julie a tout de suite dit : « Non, on dégage ça. » Et elle avait raison. Pourquoi on se sent obligés d’accoler aux personnages féminins des histoires d’amour ?

Il y a deux parties dans le film : celle où on suit Cassandre dans son boulot d’hôtesse de l’air, dans laquelle l’image est dans l’ensemble surexposée, et celle où elle retourne voir son père et sa sœur à Bruxelles, qui est plus bleutée, sombre. Quel sens vous donnez à ce contraste esthétique ? J. L. : On n’a pas voulu ajouter d’éclairage dans le film, on voulait capturer la lumière naturelle des décors, à l’exception de la scène de sexe dont on parlait. Ça nous a permis de passer de ce premier monde baigné de lumière artificielle, où on reçoit tout en pleine face et où il n’y a aucune place pour l’ombre, le mystère, la confidence, à ce deuxième monde, qui s’adoucit, se tamise à nouveau. E. M. : Le paradoxe, c’est que le moment où on a le plus accès à la vérité de Cassandre, on ne la voit plus, alors que quand elle est en pleine lumière, une bonne parAdèle Exarchopoulos est parfaite dans ce rôle aussi profond que désabusé. Comment avez-vous collaboré tous les trois ? E. M. : Au début, on avait imaginé un personnage plus grotesque, houellebecquien. Mais on a fait évoluer le personnage avec Adèle, et on est revenus à cette idée centrale que Cassandre était quelqu’un qui se retrouvait, se perdait, se retrouvait, se perdait… J. L. : On a vraiment bâti un pacte avec Adèle pour aller jusqu’au bout de cette idée-là. Tous ensemble, on a cherché à connaître ce personnage, qu’on envisage d’ailleurs plutôt comme une personne, plus qu’à l’inventer et ajouter trop d’éléments dramaturgiques autour.

C’est très rare que Cassandre soit seule dans le film. En maintenant quasiment tout le temps cette effervescence autour d’elle, vous soulignez encore plus sa solitude.

« On a réalisé que toutes fuyaient quelque chose : une rupture, un deuil… »

Julie Lecoustre

tie de ce qu’elle est réellement disparaît. On n’avait pas cette image à l’esprit mais, quand Cassandre retourne dans la maison parentale qui est entourée d’un grand espace extérieur, ça peut faire penser à la conception qu’avait Marguerite Duras de la forêt [dans le documentaire Les Lieux de Marguerite Duras de Michelle Porte, diffusé sur TF1 en 1976, puis retranscrit en livre aux Éditions de Minuit en 1977, la romancière raconte que la forêt lui apparaît comme un lieu d’abord salvateur puis dangereux pour les femmes, qui y ont été libres avant d’en être chassées ou d’y être brûlées car considérées comme des sorcières, ndlr]. J. L. : Oui. C’est l’idée très simple que, même en étant très entouré, on peut se sentir très seul. Et d’ailleurs, quand elle se retrouve isolée, Cassandre cherche à se raccrocher aux autres. Ce qu’on remarque aussi, c’est qu’aujourd’hui on est tout le temps sollicité par des trucs extérieurs. C’est fou de se dire que les deux seuls endroits où on met nos portables en mode silencieux, c’est le cinéma et l’avion.

PROPOS RECUEILLIS PAR JOSÉPHINE LEROY

Photographie : Julien Liénard pour TROISCOULEURS

Critique

EN APESANTEUR

Propulsée dans les airs par les cinéastes Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, Adèle Exarchopoulos tient impeccablement le cap dans Rien à foutre, leur premier long, qui nous immerge dans le quotidien d’une jeune hôtesse de l’air dont l’apparente désinvolture dissimule de grandes fêlures.

Quand on a découvert son court Le Film de l’été en 2017, road trip qui nous balade sur les autoroutes françaises en été et raconte la relation touchante qui se tisse entre un adulte et un enfant, on a tout suite adoré la patte Emmanuel Marre – avec sensibilité mais sans mièvrerie, il réussissait à capturer les aspirations et fractures de notre génération désenchantée. Il perfectionne sa méthode grâce au regard de Julie Lecoustre, scénariste qui coréalise avec lui ce premier long. Cette fois-ci, ça se passe non plus sur une aire d’autoroute paumée (Le Film de l’été) ou dans un appartement parisien tristoune (comme dans son autre court D’un château l’autre, réalisé en 2018), mais dans l’immensité du ciel. Le film raconte l’histoire d’une hôtesse de l’air à la fois fêtarde et sérieuse dans son travail – elle bosse dans une compagnie low cost qui, tout en vendant de luxueux rêves d’évasion à ses clients, cache un protocole professionnel si strict qu’il en est parfois glaçant. Uniforme bleu et jaune ultra moulant, rouge à lèvres obligatoirement accordé au vernis, sourire figé… Adèle Exarchopoulos incarne avec une justesse impressionnante Cassandre, qui trouve dans cette vie nomade le contexte idéal pour fuir ses propres souvenirs. Évitant l’esthétique carte postale aussi bien que le drame social lourd, le film prête juste attention à ces filles de passage, pas forcément malheureuses mais qu’on oublie facilement au détour des couloirs d’un aéroport ou à la descente d’un avion. Car, même si Cassandre s’abandonne entre deux escales aux soirées alcoolisées, aux coups d’un soir ou aux moments d’ennui, les cinéastes n’associent jamais ce mode de vie particulier (qui alterne tout le temps contrôle absolu de soi et lâcher-prise) au mal-être. Ils ne détournent pas pour autant le regard sur les raisons qui ont amené Cassandre à choisir cette voie. La dernière partie du film donne encore plus d’épaisseur au personnage en lui imposant un repos au sol, plus précisément en Belgique, où elle retrouve sa famille. Tout en décompression, ce chapitre conclut splendidement ce voyage aérien qui sait trouver le juste dosage entre légèreté, exaltation et mélancolie. • J. L.

LE RÉEL EN JEU

« Si les journalistes, les politiques s’occupent de la fiction, qu’est-ce qui me reste ? »

THIERRY DE PERETTI

Après Les Apaches et Une vie violente, deux films intimes et sombres enracinés dans sa Corse natale, Thierry de Peretti fait escale à Paris. Prenant comme point de départ l’enquête au long cours d’un journaliste de Libération et d’un indic infiltré, il s’engouffre dans les réseaux occultes du trafic de drogue français – jusqu’aux plus hautes sphères de l’État. Il signe un film labyrinthique et fascinant qui ne cesse d’élargir le champ pour restituer, par la fiction, un peu de la complexité du réel.

En 2016, Hubert Avoine (Roschdy Zem dans le film), ancien indic inflitré de l’Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants, contacte Emmanuel Fansten (Pio Marmaï), journaliste de Libération. Il lui révèle plusieurs missions occultes qu’il a effectuées pour la police française, et dit notamment avoir été envoyé en Espagne pour garder vingt tonnes de cannabis par le patron des stups de l’époque, François Thierry (Vincent Lindon). Avoine et Fansten commencent ensemble un long travail d’enquête qui sera publié sous forme de livre en 2017 (L’Infiltré, Robert Laffont) et qui a entraîné la mise en examen de François Thierry pour, entre autres, complicité de trafic de stupéfiants. L’affaire est toujours en cours. Pour parler du film vertigineux qu’il en a tiré, Enquête sur un scandale d’État, on a retrouvé Thierry de Peretti dans le décor irréel, sombre et chic, d’un bar de palace parisien.

Aux dernières nouvelles, tu travaillais sur un nouveau film dont l’action se situait en Corse, adapté du livre de Jérôme Ferrari, À son image. Que s’est-il passé ? Ah oui, c’est le prochain ! Choisir entre ces deux projets, ça a été un dilemme. Enquête sur un scandale d’État a eu une histoire un peu rocambolesque. C’est une commande, car on m’a suggéré d’adapter ce livre, L’Infiltré, une enquête journalistique autour des stups, et en même temps ce projet a rejoint l’envie que j’avais depuis longtemps de faire un petit pas de côté par rapport à la Corse, pour dresser un portrait du Paris des années 2010. Donc Paris est quand même là – un Paris post 13-Novembre, post Nuit debout –, mais sans être le sujet central du film.

Tu filmes un Paris en chantier, ambivalent et mystérieux. Il y a un plan impressionnant qui part de derrière une palissade pour s’élargir et donner à voir dans le même cadre un terrain vague en travaux et une rue des beaux quartiers. On était tout en haut du palais des congrès et, effectivement, il y avait des travaux et une espèce de béance dans le paysage. Ce mouvement de caméra, c’est un très lent dézoom, très suave, qui permet de situer l’action dans les endroits où ça se passe, c’est-à-dire la porte Maillot, le haut des Champs-Élysées. Ce sont des endroits de Paris que j’aime beaucoup, pas ceux où je passe le plus de temps, mais ceux que je trouve les plus mystérieux, où tu sens que ça traficote, beaucoup plus que dans le centre de Paris qui est totalement gentrifié et assez uniforme. Avec Claire Mathon, qui a fait l’image du film, on a cherché plein de façons de filmer Paris dans une idée de circulation – parce que c’était le principe du film, la circulation d’une ambiance à une autre, d’une salle de rédaction à une salle de fêtes – et que ça produise un effet de liberté et aussi d’envoûtement.

Quand tu as rencontré le journaliste Emmanuel Fansten et l’indic Hubert Avoine, ils venaient de publier leur livre. Mais ils continuaient à enquêter ? Oui, ils étaient en fusion ! Au début, je devais adapter L’Infiltré, mais je ne voulais pas faire un biopic d’Hubert et prendre tout ce qu’il dit dans le livre pour argent comptant. Quand j’ai rencontré Hubert et Emmanuel, je leur ai dit : « Par contre, si vous me laissez passer du temps avec vous, si vous m’amenez partout, je fais un film sur votre travail d’enquête ». L’affaire m’intéressait parce qu’elle était en cours. Je me suis dit : comment épouser l’espèce de navigation à vue dans laquelle ils sont, donner un peu de ce trajet qu’ils suivent et qui n’est pas tout droit ? Ils m’ont pris avec eux, on a rencontré les juges, les trafiquants… Ils étaient comme un couple, ils passaient leur temps à se disputer, parce que c’était déjà la fin, ils étaient en train de se séparer… [Hubert Avoine est décédé d’un

cancer en 2018, ndlr]. C’était très beau. Et, en même temps, des nouvelles tombaient toutes les deux minutes qui leur donnaient raison, et ils pensaient que ça y était, que tout allait péter, qu’ils allaient faire tomber le système. Et en fait… non. C’est aussi ce qui me touche dans le film : c’est un sujet fascinant mais qui finalement ne va pas non plus faire tomber la République.

La Corse formait l’ancrage profondément intime de tes précédents films. Le fait de t’en éloigner, c’est une manière d’aller plus franchement dans la fiction ? C’est vrai que je me suis dit : comment je fais si je raconte quelque chose qui est beaucoup moins intime pour moi ? Ça devient presque un exercice. Mais je n’aurais pas filmé cette histoire de cette façon-là sans la Corse : il est question de l’État français, de violence d’État, même si ce n’est pas une violence politique comme dans Une vie violente ou Les Apaches. Après, le film épouse vraiment le réel, puisqu’il est construit à partir des vraies interviews qui ont été menées en ma présence par Hubert Avoine et Emmanuel Fansten… Il y a eu une retranscription exacte de ces entretiens, et ces verbatim je les ai confiés aux acteurs. Donc, après, c’est plus la question de l’interprétation, comment les actrices et acteurs vont restituer ce qui a été dit ; et, pour moi, de trouver une équivalence de cinéma à quelque chose qui s’est passé. Donc c’est une fiction, oui, mais tout ce qui est dans le film est vrai d’une certaine façon. C’est comme ça que je me suis approprié cette histoire, en essayant d’aller plus loin sur ces questions : qu’est-ce qu’on fait avec le réel ? comment on dézoome suffisamment pour voir l’entièreté de la photo ?

C’est aussi un film sur la parole, le storytelling : qui raconte quoi, et comment. Parce que pour les gens qui sont dans ces affaires-là, flics, trafiquants, journalistes, procureurs… tout passe par la parole. Chacun dans le film fait un récit et vend quelque chose, le patron des stups, Hubert Avoine, les journalistes qui doivent séduire suffisamment pour que leur sujet se retrouve en une… Il y a pour moi l’envie de superposer ces récits pour commencer à saisir un peu de la réalité des choses. Ça pose aussi la question de comment on feuilletonne aujourd’hui, comment on crée des lignes de tension pour vendre. Et ça, peut-être que je le ramène de Corse, parce que la Corse est un sujet commenté, vu, revu, travaillé par des forces dont la presse se fait les choux gras régulièrement, surtout en matière de criminalité. Ça me trouble, comment la société du spectacle fait injonction. De temps en temps, le journalisme se déplace du côté de la fiction. Dans la façon dont on fait le récit, dont on rythme les choses, dont on les rend attractives, voire addictives. Et, forcément, quand tu es metteur en scène, tu te dis : bon, si les journalistes, les politiques s’occupent de la fiction et de « netflixiser » leurs récits, qu’est-ce qui me reste ? Ça te radicalise presque du côté de l’exactitude de la parole, de comment ça se passe vraiment.

En interview pour Une vie violente, tu m’avais parlé d’un racisme cognitif que tu as pu ressentir en tant que Corse… On retrouve ça chez Hubert, non ? C’est un personnage qui a le désir de sortir de l’ombre. Oui, c’est ça. Il y a une blessure profonde chez Hubert, une blessure sociale. On le voit quand il dit au journaliste : « C’est mon histoire que tu prends. » Évidemment, la question du racisme cognitif, je la sens, parce que j’ai l’impression d’être inscrit dans une histoire collective qui n’est pas la même que l’histoire collective tout à fait française. Hubert, c’est un transfuge de classe aussi. Et Roschdy Zem arrive vraiment à faire tinter tout ça, sans qu’il y ait une grande scène qui le raconte, parce qu’il y a une énorme pudeur chez ce personnage. Et en même temps, un narcissisme : il se prend en photo, il se met en avant… Le projet d’Hubert, est-ce que c’est de sortir de l’ombre ? est-ce que c’est de se venger ? est-ce que c’est de se mettre au service ? C’est certainement un peu tout ça. Ce n’est pas parce qu’il a envie de lumière qu’on doit discréditer sa sincérité à un autre endroit. Mais là où on ne peut pas remettre ce qu’il dit complètement en question, c’est que c’est quelqu’un qui est malade et qui est sur le point de mourir, et qui est engagé à aller au bout. Mais oui, la crise de la fiction, elle passe par lui, qui est inspiré du vrai Hubert, avec qui on a passé beaucoup de temps.

Il était comment, le vrai Hubert Avoine ? Il était très fascinant, attachant, et déroutant. Parce qu’il y avait plein de moments où t’avais l’impression qu’il mythonait, et dans la seconde d’après il faisait quelque chose qui te prouvait que non – quand, en Espagne, il discutait avec de gros juges antiterroristes avec un accent espagnol parfait, et qu’il était reçu et pris au sérieux par des gens vraiment importants… Ça m’intéresse beaucoup parce que c’est ce que j’aime en tant que spectateur au cinéma, quand je dois faire des mises au point en permanence sur les personnages. Qu’ils ne soient pas tout le temps prisonniers de mon regard… « Ah oui, je vois quel type de personne c’est ! » 1 Roschdy Zem Ben non, tu vois bien que tu t’es trompé. Et 2 Pio Marmaï

« Qu’est-ce qu’on fait avec le réel ? Comment on dézoome suffisamment pour voir l’entièreté de la photo ? »

après ça, tu te retrompes encore. Parce que les personnes sont plusieurs choses. J’aime beaucoup cette sensation que ton regard de spectateur évolue tout au long du film.

Quels enjeux le sujet du trafic de drogue cristallise-t-il ? Le sujet de la drogue est passionnant parce qu’il a à voir avec la criminalité, la police, la justice, le commerce, la grande distribution. Emmanuel et Hubert, quand je les ai vus pour les premières fois et qu’ils me racontaient ce que c’est aujourd’hui le trafic et la lutte contre le trafic, c’était fascinant. Et en même temps, je ne comprenais pas grand-chose. Qu’est-ce que c’est une livraison surveillée ? Les modalités de consommation aujourd’hui ? Pourquoi elles influencent la politique de répression ? Comment la politique se sert de tout ça ? Rencontrer des policiers qui ont bâti la doctrine de la lutte contre le trafic au début des années 2000, c’est intéressant. Jusque-là, la lutte était axée surtout sur l’héroïne, pour des raisons sanitaires. On a tout à fait inversé ça pour réfléchir à partir du facteur violence. Et le trafic de stupéfiants qui génère le plus de violence, c’est le trafic de cannabis, parce que le consommateur de shit est infidèle, ce qui crée des luttes de territoires terribles – on le voit à Marseille. Tout d’un coup on s’est dit : c’est le sujet d’avenir, au sens de surface médiatique, c’est à dire que les politiques vont pouvoir s’en servir. Le politique, il va pouvoir venir poser devant les ballots de cannabis saisis. Mais on voit bien que c’est du théâtre, de la fiction. Une saisie de dix tonnes de drogue, tu ne peux pas la faire sans une info qui t’a été donnée par un informateur extrêmement averti, donc partie prenante du trafic. S’il t’a donné cette information, tu l’as remercié en le laissant trafiquer, ce n’est pas possible autrement. Quand on m’explique tout ça, je veux le restituer au cinéma. L’entendre, le raconter, le comprendre, et pas simplement voir trois camions qui passent une frontière.

Contrairement à d’habitude, tu n’as travaillé qu’avec des acteurs professionnels. Oui, c’était vraiment important, notamment pour les journalistes de Libération. Je voulais tourner dans les locaux du journal, dans la vraie longueur des comités de rédaction auxquels j’avais assisté, à savoir quarante-cinq minutes, avec tous les départements qui s’expriment tour à tour, police-justice, sport, international, politique, société… Autour de la table, il n’y a que des actrices et des acteurs qui ont une expérience de théâtre, de ce qu’on appelle les écritures de plateau, voire de la mise en scène. Antonia Buresi, Julie Moulier, Arnaud Churin, Pierre-Alain Chapuis… Je les réunis et je leur dis : voilà, je veux restituer cette chose-là. Je leur confie ça. On distribue les rôles et chacun y va avec son intelligence des enjeux de la scène. Et ensuite, on part pour un petit voyage de quarante-cinq à cinquante minutes sans coupe, ce qui est très rigolo à faire pour tout le monde et crée une intensité, une attention.

Ton goût pour le plan-séquence découle de cette façon de travailler avec les acteurs sur le temps long ? J’aime beaucoup être libre dans l’image, que ce qu’on a mis en place vive seul dans la durée pour que nous, avec la caméra, on puisse circuler à l’intérieur. C’est l’idée d’un souffle, je ne me vois pas couper les acteurs, leur dire de reprendre… Pour moi, le plan-séquence, c’est un rapport au présent, il permet au spectateur d’être dans le même temps que le film.

Tu avais des films en tête pour tourner Enquête sur un scandale d’État ? Depuis Mediapart de Naruna Kaplan, un documentaire qui a été fait par une jeune cinéaste sur Mediapart, entre les deux tours de la dernière élection présidentielle. C’est dément. La sociologie de Mediapart, c’est pas du tout celle de Libé. La série The Wire, surtout la dernière saison. Les films de Francesco Rosi Lucky Luciano, Salvatore Giuliano, et Main basse sur la ville, des films d’enquête qui tentent de mettre au jour quelque chose de la société, d’un moment de l’histoire de l’Italie, à travers un personnage de mafieux. Et en même temps, ce sont des films totalement envoûtants.

Et donc, le prochain film ? À son image. Il est écrit, et on va rentrer en financement bientôt. Et je développe aussi une série, que j’écris avec Jeanne Aptekman et Emmanuel Bourdieu. Une anthologie de la criminalité organisée, de 1930 à 2022, à Marseille, à Paris, en Corse, essentiellement. C’est un projet historique et très, très documenté sur les liens scélérats entre la politique et le crime.

Enquête sur un scandale d’État de Thierry de Peretti Pyramide (2 h 03), sortie le 9 février

PROPOS RECUEILLIS PAR JULIETTE REITZER

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