T3 une discipline qui prend son essor phénomène ludosportif pierre parlebas

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UNE DISCIPLINE QUI PREND SON ESSOR Pierre Parlebas Presses Universitaires de France | L'Année sociologique 2002/2 - Vol. 52 pages 239 à 265

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Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Parlebas Pierre,« Une discipline qui prend son essor », L'Année sociologique, 2002/2 Vol. 52, p. 239-265. DOI : 10.3917/anso.022.0239

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ISSN 0066-2399


PRÉSENTATION UNE DISCIPLINE QUI PREND SON ESSOR

« Le goût des hommes pour le jeu est un des faits sociaux les plus fréquents. » C’est à un mathématicien de grand renom, Émile Borel, il y a déjà plus d’un demi-siècle1, que l’on doit ce rappel d’un penchant social spectaculaire ; ce goût pour le jeu, ajoute notre auteur, « on le constate à toutes les époques, sous tous les climats, à tous les âges de la vie, dans toutes les classes sociales ». Voilà qui est propre à stimuler l’intérêt du sociologue : un « fait social » qui arbore des propriétés aussi universelles ne peut le laisser indifférent. Et parmi l’immense ensemble des jeux, l’une de ses catégories d’aujourd’hui les plus prestigieuses, le sport, a dû susciter à coup sûr une multiplicité de travaux de grande envergure. Las ! Il faut bien reconnaître que les chercheurs en général, et les sociologues en particulier, ont quelque peu traîné les pieds. Force est de constater que le bilan paraît bien maigre. Peut-on en quelques traits rapides rappeler les travaux majeurs à orientation sociologique qui ont pris en compte de façon centrale les jeux physiques et ont tenté d’en montrer le retentissement social ? Déjà, dès le XVIIe siècle, Pascal avait contribué à fonder le calcul des probabilités en s’appuyant sur le jeu « de croix ou pile » ; et c’est bel et bien un jeu sportif, le jeu de paume fort en vogue en ce siècle, qui servit de référence centrale à Jacques Bernoulli dans son calcul de l’espérance mathématique2. Puis c’est toute une 1. Émile Borel, 1941, Le jeu de la chance et les théories scientifiques modernes, Paris, Gallimard, p. 9. 2. Jacob Bernoulli, 1968 (1713 posthume), « Lettre à un ami, sur les parties du Jeu de Paume », dans Ars Conjectandi, Bruxelles, Impressions Anastaltiques, « Culture et civilisation », p. 1-35. L’Année sociologique, 2002, 52, n° 2, p. 239 à 265

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lignée de mathématiciens qui n’a pas hésité à se frotter aux jeux et aux stratégies des joueurs pour jeter les prémisses de ce qui deviendra sous l’impulsion décisive de Borel et de von Neumann, précisément, la « théorie des jeux » dont l’intérêt en sociologie est toujours d’actualité. N’est-ce pas d’ailleurs un mathématicien, Marc Barbut, qui a conclu l’un de ses articles3 par cette phrase que l’on aurait accueillie avec intérêt sous la plume d’un anthropologue : « Peut-être l’étude de la structure des jeux pratiqués par les sociétés aura-t.elle alors un rôle aussi révélateur que celle des structures de la parenté » ? Tout s’est passé comme si, forts de leur respectabilité d’airain, les mathématiciens avaient volontiers accepté de s’encanailler avec profit en fréquentant les jeux, alors que les sociologues, se sentant vulnérables, n’osaient se compromettre en une compagnie ludosportive de si piètre réputation. Jalons pour une sociologie des jeux et des sports Marcel Mauss Cependant, c’est le maître de l’ethnologie française, Marcel Mauss, qui, le premier, a attaché le grelot il y a trois quarts de siècle dans son percutant article consacré aux « techniques du corps »4. Selon le propos même de présentation de Claude Lévi-Strauss5, Mauss a ainsi ouvert un « nouveau territoire » ; certains conceptsphares de cet article ont d’ailleurs depuis connu une heureuse fortune : « technique du corps », « habitus », « raison pratique ». Émaillant son texte de multiples exemples empruntés aux activités physiques et aux sports, tels le bêchage, la nage, la course, la danse, l’escalade ou le saut à la perche, Mauss souligne que : « Il y a une forte cause sociologique à tous ces faits » et insiste sur la « nature sociale de l’habitus ». Les actes corporels ne sont pas des actes naturels mais des actes culturels, des montages symboliques liés au prestige et dépendant de la place occupée par chaque individu. Le sport 3. Marc Barbut, 1967, « Jeux qui ne sont pas de pur hasard », dans Jeux et sports, Paris, Gallimard, « Encyclopédie de la Pléiade », p. 836-864. 4. Marcel Mauss, 1996 (1934), « Les techniques du corps », dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, p. 363-386. 5. Claude Lévi-Strauss, 1966 (1950), « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, p. IX-LII.

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est une mise en jeu codifiée du corps, définissant des usages multiples et différenciés selon l’appartenance sociale des pratiquants. On voit poindre ici la dimension politique. Indiscutablement, la problématique majeure du rapport à la culture des pratiques corporelles, et notamment sportives, était posée. En corrélation étroite avec son contexte social, toute motricité apparaît comme une ethnomotricité. Dans un domaine quasiment inexploré à l’époque, ce coup d’essai fut un coup de maître, mais qui passa longtemps inaperçu. Il est remarquable que le texte de Mauss, à l’opposé de maints écrits d’aujourd’hui, est totalement exempt de jugements idéologiques, implicites ou explicites, à l’égard du sport ; cet « art gymnique perfectionné de notre temps », ainsi qu’il le désigne, est perçu avec sérénité comme un sousensemble, restreint mais important, de l’ensemble beaucoup plus vaste des pratiques corporelles associées à la vie quotidienne, au travail et aux loisirs. On peut considérer « Les techniques du corps » comme le texte fondateur d’une réflexion sociologique fondamentale sur les activités corporelles, les jeux physiques et le sport. Johan Huizinga Quelques années plus tard, dans un ouvrage qui rend un son neuf, parfois même provocateur : Homo ludens, Johan Huizinga intervient à son tour et se livre à un vibrant plaidoyer en faveur du jeu. À ses yeux, « la culture naît sous forme de jeu, la culture à l’origine est jouée »6. Dans une telle perspective où « Tout est jeu », les grands phénomènes sociaux sont interprétés comme des avatars ludiques : le sport et ses compétitions bien entendu, mais aussi la justice, la guerre, la philosophie, l’art et la poésie. L’apport majeur de Huizinga est d’avoir présenté le jeu comme un phénomène culturel, et non plus comme la plupart des auteurs l’ont fait avant lui – et parfois après lui – comme une fonction biologique. Cependant, dans ce cadre ludophile, l’auteur, recteur de l’université de Leyde, se montre très réticent à l’égard du sport. À coup sûr, influencé négativement par le régime nazi qui a pris appui sur une puissante organisation sportive et sur les Jeux olympiques de Berlin de 1936, il reproche au sport d’avoir « perdu le meilleur de sa teneur ludique » et de s’être « figé en gravité ». Le sport lui apparaît 6. Johan Huizinga, 1951 (1938), Homo ludens – essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, p. 84.

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comme une forme décadente du jeu. La propagande sportive utilise, écrit-il, « les réactions hystériques de masse » et elle témoigne de la « falsification » de l’esprit du jeu. Plusieurs réactions de ce type, associées à des attitudes antihitlériennes, provoqueront d’ailleurs l’internement de Huizinga pendant plusieurs mois au cours de la Seconde Guerre mondiale. Au-delà des passions suscitées par ces prises de position, deux éléments forts avancés par Huizinga, que l’on retrouvera désormais dans la plupart des débats, méritent d’être soulignés : d’une part, l’identification de la dimension politique du sport intervenant sous une forme clandestine mais massive, d’autre part, la manifestation d’une remise en cause en profondeur du sport, des vertus et des valeurs qu’il serait censé véhiculer. Roger Caillois Vingt ans après, en s’inspirant de très près de Huizinga, Roger Caillois va reprendre le flambeau et tenter de mettre en pleine lumière que « le destin des cultures se lit également dans les jeux »7. Cet auteur distingue quatre catégories ludiques fondamentales qui, en fonction de leur combinaison, vont définir des types de culture bien différents : la compétition (agôn), le hasard (alea), le simulacre (mimicry) et le vertige (ilinx). La catégorie qui nous intéresse ici, c’est l’agôn, illustrée au premier chef par le sport ; celui-ci, caractérisé par une compétition réglée et équitable, est le lieu où s’affirment l’effort de l’entraînement volontaire et le mérite de la prise de responsabilité. « Dans une certaine mesure, écrit Caillois, une civilisation et, à l’intérieur d’une civilisation, une époque peut être caractérisée par ses jeux. » Les préférences d’une société envers l’une ou l’autre des catégories ludiques précédentes vont dégager des types de culture profondément dissemblables : les préférences envers l’agôn et l’alea vont engendrer des sociétés « à comptabilité », alors que celles qui s’orientent vers le mimicry et l’ilinx vont créer des sociétés « à tohubohu ». Dans les premières, le sport va participer activement à l’édification d’une société du nombre et de la mesure, rationnellement organisée, appuyée sur des codes et des barèmes sourcilleux. Poussant les feux, Caillois ne se contente pas de simplement entreprendre une sociologie des jeux : « J’ai l’idée, annonce-t-il, de jeter les fondements d’une sociologie à partir des jeux. » Voilà un projet 7. Roger Caillois, 1958, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, p. 90.

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audacieux, sans doute excessif mais stimulant, et qui rompt spectaculairement avec le dédain dans lequel sont habituellement tenus le jeu et le sport. En quelque sorte, Caillois est allé au bout des propositions de Mauss. Étudier les activités ludosportives invite à les replacer dans leur contexte culturel. Le sport est solidaire du tissu social dans lequel il est tramé : on ne peut le comprendre qu’en le replongeant dans son contexte de normes, de postures, de conflits et de croyances. Chaque société sécrète ses propres jeux, ses propres formes de motricité ludique. En conséquence, l’analyse des caractéristiques de cette ethnomotricité devrait révéler en partie les grands traits de leur société d’émergence. Le sport, que l’on peut considérer comme la forme privilégiée de l’ethnomotricité ludique de notre époque, devient ainsi un révélateur et peut apparaître comme le laboratoire où se forgent et s’expérimentent les conduites, les attitudes, les valeurs et les représentations significatives de la culture du XXIe siècle. Norbert Elias Au cours de la décennie suivante, dans les années 1960, c’est un véritable coup de cymbales que fait retentir Norbert Elias en annonçant que « la connaissance du sport est la clé de la connaissance de la société »8. Il n’était pas d’usage qu’un sociologue éminent, reconnu pour ses travaux de nature générale, se compromette en s’engageant dans une analyse de type fondamental consacrée au sport. Les premiers travaux d’Elias, datant de la fin des années 1930, avaient décrit le lent processus de civilisation qui, du Moyen Âge à nos jours, a conduit à une pacification des mœurs par une intériorisation progressive de contraintes de plus en plus exigeantes. Dans ce processus d’autocontrôle, le corps se trouve en première ligne ; les pratiques motrices vont jouer un rôle majeur dans la maîtrise progressive des pulsions agressives. Les jeux et les sports vont devenir le lieu privilégié de la régulation de la violence, dans la mesure où ils mettent en scène, légalisent et par là même légitiment l’exercice de l’antagonisme corporel. En s’appuyant sur une mise en forme des pratiques ludosportives, les couches sociales favorisées tentent 8. Norbert Elias, Eric Dunning, 1994 (1966-1971), Sport et civilisation – la violence maîtrisée, Paris, Fayard, p. 25.

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d’imposer des manières d’agir et d’interagir qui vont forger, écrit Elias en reprenant le terme de Mauss, un « habitus social ». Ces habitus corporels reposent sur la recherche d’une singularité, sur l’affirmation de la distinction des membres de l’élite qui visent ainsi à manifester et à renforcer leur domination. Un point fort de l’étude sociohistorique menée par Elias dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, est dans l’affirmation d’un étroit parallélisme entre la naissance du sport et l’éclosion du régime parlementaire. Cette étude met en évidence l’émergence historique simultanée, d’une part de la sportification des jeux traditionnels, et d’autre part de la parlementarisation des luttes entre partis, qui sont perçus par Elias comme les deux facettes d’un même phénomène sociopolitique. Ce rapport entre les affrontements parlementaires et les combats ludocorporels, accorde au sport un statut sociologique nouveau qui sera abondamment développé par l’auteur dans de nombreux écrits. La sociologie, affirme Elias, a pour objet « les réseaux d’interrelations, les interdépendances, les configurations, les processus que forment les hommes interdépendants »9. Or, observe-t-il, la situation sociale qui représente au mieux ces systèmes d’interdépendance, leurs chaînes d’interaction, leurs processus mouvants d’alliance et de conflit, c’est le jeu. Elias fera référence à de multiples activités ludiques, par exemple aux échecs ou aux cartes, mais il insistera surtout sur les sports tels le rugby, le tennis, le cricket ou la boxe, et consacrera notamment plusieurs articles au football. Aux yeux d’Elias, le jeu sportif représente le modèle à l’aide duquel le sociologue peut penser les structures sociales. Dans son ouvrage Qu’est-ce que la sociologie ?10, le chapitre central a pour titre « Modèles de jeux » ; un constat quantifié est ici révélateur : en trente-neuf pages, l’auteur utilise quatre-vingts fois le terme « modèle », et deux cent quatre-vingt-dix fois le terme « jeu » ou ses dérivés ! Recourant fréquemment à la notion de configuration, il va attribuer une importance cardinale au concept de réseau, modèle idéal, affirme-t-il, pour figurer tout à la fois le fonctionnement ludique et le fonctionnement social. En montrant que le sport est une voie d’accès privilégiée pour analyser la société, Norbert Elias s’engage ainsi en partie sur la piste suggérée par Roger Caillois : fonder une sociologie à partir des jeux. 9. Norbert Elias, 1981 (1970), Qu’est-ce que la sociologie ?, Éd. Pandora / Des Sociétés, p. 121. 10. Ibid.

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Il y a sans aucun doute quelque arbitraire à ne retenir que quatre auteurs – fussent-ils éminents – pour jalonner le parcours cahotant de la sociologie du sport ; une foule d’autres talents eût pu bien entendu être sollicitée avec bonheur (ce qui sera fait abondamment et de façon circonstanciée dans les deux articles suivants de Cécile Collinet et de Bertrand During). Nous nous sommes cependant limité à ce quatuor d’auteurs dans la mesure où leurs travaux ont remarquablement posé les problèmes fondamentaux relatifs aux pratiques ludiques et sportives. Tant leurs convergences que leurs divergences sont révélatrices de la problématique tumultueuse du champ sportif dont les articles de cette revue vont se faire l’écho. Convergences et divergences Leurs convergences sont frappantes : prenant à contre-pied l’idée reçue selon laquelle le jeu ne serait que futilité et frivolité, nos auteurs soulignent tous quatre, que les activités ludiques et sportives sont partie intégrante de la culture en ce que celle-ci a de fondamental dans ses normes, ses valeurs, ses représentations et ses expressions symboliques. Le jeu sportif est un fait culturel, au titre de témoin révélateur des croyances d’une société, mais aussi au titre d’agent actif exerçant sa propre influence en retour. Un match de football ne se réduit pas à une poignée d’hommes qui se disputent en lançant des coups de pied dans un ballon : miroir d’une culture, le football est porteur de significations symboliques liées à la violence acceptée, aux réseaux d’alliances et d’antagonismes institués, aux appartenances d’équipes, aux affirmations identitaires, aux enjeux économiques et politiques. C’est le même phénomène qu’ont mis à découvert certains ethnologues qui se sont intéressés à des jeux physiques apparemment aussi anodins que le combat de coqs. En analysant au plus près ce divertissement local à Bali, Clifford C. Geertz constate que par ses traits de « sauvagerie animale », de « rivalité de prestige », de « narcissisme masculin » et de « surexcitation collective », ce combat « apporte un commentaire métasocial » et se donne comme « une histoire que les Balinais racontent sur eux-mêmes »11 ; tout comme 11. Clifford C. Geertz, 1983, Bali, interprétation d’une culture, Paris, NRF-Gallimard, p. 209.

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Un domaine effervescent


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les États-Unis offrent une lecture d’eux-mêmes dans leurs matchs de base-ball ou l’Europe dans ses rencontres de football. Perçu ainsi, le sport peut s’interpréter telle une réflexion que notre société porte sur sa propre violence et sur son désir de domination. Il institue une mise en jeu corporelle qu’il semble opportun de déchiffrer comme une production culturelle. Le spectacle sportif par exemple, si souvent décrié sinon méprisé, peut se révéler aussi riche et producteur d’esthétique – bien qu’avec des moyens différents – qu’un concert, une représentation théâtrale ou une galerie d’art. Un autre point de convergence s’impose : le sport ne peut être analysé comme un phénomène indépendant des autres secteurs de la vie sociale. Il est notamment à saisir impérativement dans la continuité de deux domaines bien caractéristiques : d’une part le domaine des activités corporelles, d’autre part celui du jeu. Le premier a été mis en évidence par Mauss, le second par Huizinga ; Caillois, et plus encore Elias, ont jumelé ces deux champs de référence. Comprendre le sport nécessite de le réinsérer dans ses univers sociaux d’émergence et d’actualisation. C’est là que peut surgir un point de discorde. Jusqu’où faut-il prendre en compte les caractères spécifiques de la mise en jeu du corps ? Ainsi que le montre Bertrand During dans les pages suivantes, les réponses à cette interrogation vont provoquer un clivage entre les sociologues du sport. Certains pensent que les activités sportives doivent être vues essentiellement comme une application de principes sociologiques généraux mis en évidence par ailleurs ; d’autres suggèrent qu’une analyse sociologique pertinente requiert l’approfondissement des caractéristiques originales des conduites motrices des acteurs. Chaque sport, pensent-ils, est un système d’action ou d’interaction qui possède sa propre logique interne dont les contraintes vont nécessairement assurer le modelage spécifique de l’action motrice accomplie. Nos quatre auteurs ont été timides sous cet aspect. Huizinga en est resté au niveau des idées très générales et des métaphores complaisantes ; Caillois s’est parfois fourvoyé par une méconnaissance coupable du contenu de l’action motrice engagée par les sujets agissants : lorsqu’il affirme de façon répétitive que l’agôn est incompatible avec l’ilinx, il trahit son ignorance de la réalité des conduites motrices de terrain suscitées par une pléthore de sports qui conjuguent étroitement l’agôn et l’ilinx tels le ski, le surf, la planche à voile, le trampoline, la gymnastique aux agrès ou le parapente, parmi beaucoup d’autres sports

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de glisse et de roule. Même Mauss a achoppé sur ce thème en considérant le corps comme un « instrument », et en séparant radicalement le sujet agissant des objets qu’il utilise au cours de son action. Ce point de vue est fort discutable : l’individu agissant est en effet engagé en étroite relation avec les éléments de son environnement, par ses perceptions, par ses émotions et par ses décisions qui vont confluer dans l’accomplissement de ses conduites motrices. Cette interdépendance avec les objets, avec l’espace et avec autrui, interdépendance définie par les règles, confère à chaque jeu sportif une logique interne propre qui donne à ce jeu sa couleur et son vécu particuliers. La représentation du corps que se forge un sauteur à la perche n’est pas identique à celle d’un judoka ou à celle d’un plongeur sous-marin ; elle intègre les instruments et les espaces pertinents comme des prolongements potentiels du corps. Aussi, ce que l’on a coutume d’appeler le « schéma corporel » et que l’on classe habituellement dans les faits psychologiques, est-il en réalité une construction certes individuelle, mais profondément dépendante de la logique interne de chaque sport, socialement défini. Autrement dit, chaque sport induit un schéma corporel particulier lié à des règles collectives. On s’oriente ainsi vers une prise en compte approfondie et originale de l’action motrice engagée. Dans cette perspective, les « techniques du corps » sont davantage à interpréter comme des « tactiques du corps ». C’est dans cet esprit que des ethnologues réexaminent et prolongent les analyses de Mauss, tel Jean-Pierre Warnier, qui élabore actuellement « une théorie de la culture matérielle comme incorporation des objets dans l’action motrice »12, théorie qui concerne les jeux sportifs, mais aborde plus généralement l’ensemble des situations motrices de la vie quotidienne au sein des différentes cultures. Quant à Norbert Elias, on sait que sa conception du rapport au corps qui accompagne les usages et les codes de civilité depuis le Moyen Âge, a été l’objet de vives contestations de la part de Hans Peter Duerr13. Plus directement pour notre propos, c’est son jugement élogieux à l’égard du rôle du sport dans l’avènement du processus de civilisation et de la maîtrise de la violence, qui paraît discutable. De nombreuses propositions d’Elias, relatives aux jeux 12. Jean-Pierre Warnier, 1999, Construire la culture matérielle. L’homme qui pensait avec ses doigts, Paris, PUF, p. 87. 13. Hans Peter Duerr, 1998 (1988), Nudité et pudeur. Le mythe du processus de civilisation, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme.

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sportifs, sont indiscutablement novatrices et stimulantes, mais elles n’ont donné lieu à aucune vérification empirique ni à aucune modélisation démonstrative. Elias est à coup sûr l’un des sociologues qui a le plus insisté sur l’importance d’une analyse des sociétés en termes de réseau, analyse qui connaît aujourd’hui un succès grandissant ; mais il n’a mené aucune analyse opératoire qui aurait pu montré le rôle cardinal des réseaux et des systèmes d’interaction des jeux, dont il fait pourtant le modèle de sa théorie sociologique. Aussi, sa position qui attribue un rôle éminemment positif au sport dans le processus de pacification des mœurs, est-elle davantage une profession de foi qu’une proposition démontrée de façon convaincante. Ce sont des remarques de même nature que l’on peut adresser à Huizinga et à Caillois : jeux et sports n’y sont pas traités selon une méthodologie permettant une confrontation contrôlée entre les affirmations théoriques et les réalités du terrain. Le sport y est prématurément enveloppé dans une théorie engagée et partisane qui considère comme allant de soi des affirmations sujettes à caution, en faveur ou en défaveur du sport. Un chantier ouvert Après avoir fermement souligné le rôle majeur des travaux de nos quatre auteurs, dont nous pensons qu’ils ont jeté les fondements de la sociologie des jeux et des sports, nous venons de suggérer de nettes remises en cause de certaines de leurs perspectives. Est-ce incohérence de notre part ? Tout au contraire, cette démarche de remise en question se veut représentative de ce numéro de L’Année sociologique. La sociologie du sport est une discipline à l’état naissant, qui cherche sa voie. Elle n’a pas encore accédé à son stade de maturité ; elle s’essaie dans plusieurs registres, parfois s’aligne de façon courtisane en suivant certaines routes déjà tracées, parfois tente de tailler son propre chemin dans une jungle conceptuelle et méthodologique. Tâtonnements et maladresses, atermoiements et avancées émaillent son itinéraire de prospection. Pour éviter une dispersion supplémentaire, nous nous sommes limité à la France, sachant que l’on retrouve des difficultés similaires dans la plupart des autres pays. En fidélité à cette situation globale, notre projet a donc consisté à proposer diverses problématiques, à suggérer plusieurs orientations possibles, à esquisser certaines options intéressantes, bref à montrer que la sociologie du sport est actuellement en chantier. C’est la raison pour laquelle le lecteur

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trouvera ici non pas des textes prétendant présenter des conclusions définitives, mais des articles qui exposent des résultats d’enquêtes et des conceptions de diverses obédiences, qui dévoilent parfois des contradictions et des paradoxes, qui proposent aussi des interprétations nouvelles, en un mot qui font état de la complexité du champ ludosportif. Si les sciences sociales furent longtemps muettes à l’égard du sport, en revanche, depuis une trentaine d’années, elles ont manifestement changé d’attitude et se sont ouvertes à un large questionnement sur le corps et le sport. À telle enseigne qu’on constate aujourd’hui une réelle effervescence qui touche même les grands organismes de recherche tel le CNRS. Et toutes les disciplines entrent dans la danse : les sciences biologiques bien entendu, mais aussi l’histoire, l’économie et le droit, mais encore la psychologie, la géographie et la démographie parmi d’autres. Les sociologies du sport s’inspirent de façon variable de ces différents secteurs de recherche, et un tel foisonnement ne peut manquer de soulever de sérieux problèmes de cohérence. Aux difficultés épistémologiques et méthodologiques vont s’ajouter des obstacles extérieurs liés aux enjeux économiques et politiques. Victime en quelque sorte de son succès et de sa médiatisation hyperbolique, le sport ne peut échapper aux conflits et aux pactes de la Cité. La sociologie du sport est une discipline qui prend son essor ; aussi lui pardonnera-t-on d’éprouver quelque difficulté à assurer son envol. Depuis deux à trois décennies, enrichie par une nuée de nouveaux auteurs, elle fait preuve d’une étonnante vitalité mais se révèle, il faut bien le dire, souvent brouillonne et hésitante. Étant devenu familier du sport et de ses spectacles, chacun pense de bonne foi être en mesure d’en rendre raison avec compétence. Il n’est pas rare qu’en toute naïveté soient donnés pour explications sociologiques des stéréotypes du sens commun n’ayant jamais bénéficié de la moindre administration de la preuve. En contradiction avec les évidences des idées reçues, les articles suivants révèlent ainsi que les pratiquants des sports à risque ne sont pas des candidats potentiels au suicide, que les personnes les plus sociables ne s’orientent pas vers les activités sportives de type collectif, que les sports olympiques ne favorisent pas préférentiellement la solidarité, et que les pratiques pédagogiques des enseignants d’éducation physique ne contribuent aucunement à diminuer les inégalités sociales ; malgré ce qu’en disent de nombreux auteurs de renom, le rôle positif du sport dans le développement harmonieux de la société n’est

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pas un allant de soi, son rôle négatif non plus. La passion et l’intérêt qui sont à la source de l’engouement pour le jeu sportif, finalement le poids de ses enjeux, comptent certainement parmi les plus sérieuses menaces à son élucidation sociologique.

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Un milieu en effervescence n’est pas aisé à analyser. D’autant que s’y entremêlent des intérêts contradictoires, des sensibilités différentes, et que s’y exercent des pressions institutionnelles rarement empreintes de neutralité. Aussi, dans son projet de mise au clair de la sociologie du sport, Cécile Collinet a-t-elle choisi une méthode parmi les plus satisfaisantes : le recours à de multiples sources de données objectives qu’elle a croisées et comparées. Elle a ainsi pris en compte des manuels de sociologie, des dictionnaires, des revues ; elle a interrogé les annuaires et les bases de données ; elle a recensé les colloques et les thèses ; elle s’est intéressée aux productions des laboratoires ; elle a repéré l’appartenance institutionnelle des chercheurs et leurs thèmes préférentiels. C’est donc un véritable état des lieux de la sociologie du sport en France qu’elle nous propose. Quelles conclusions tire-t-elle de son étude ? Le premier point alerte le lecteur : il souligne « la place mineure du sport comme objet d’étude dans la sociologie ». Le sport n’est certes pas absent des recherches des sociologues, mais il ne représente pas « un objet d’étude à part entière ». Nous le savions déjà, mais c’est là une confirmation qui s’appuie sur une recension indiscutable, invitant à s’interroger sur les raisons d’une aussi faible visibilité. En un second point, scrutant les périodiques et les annuaires, faisant l’inventaire des productions et des manifestations scientifiques, C. Collinet aboutit à la séparation des chercheurs en deux sous-communautés : d’une part, les auteurs qui se consacrent de façon quasi exclusive à l’analyse du sport, d’autre part, ceux qui ne s’y adonnent qu’occasionnellement, parmi d’autres thèmes retenant tout autant leur attention. Les premiers sont pour la plupart issus du monde de l’éducation physique et sportive ; beaucoup d’entre eux ont transité par l’Institut national du sport et de l’éducation physique (INSEP) et font carrière dans la filière universitaire des Sciences et Techniques des activités physiques et sportives (STAPS) ; à ce titre, nous dit C. Collinet, ils représentent une communauté qui possède

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ses réseaux, ses colloques, ses publications, ses laboratoires, et qui s’appuie sur ses instances universitaires correspondantes, notamment le CNU de la 74e Section. Les seconds, au départ étrangers au monde de l’éducation physique et sportive, appartiennent à des disciplines variées, principalement à la sociologie, à l’ethnologie, à l’anthropologie ou à l’histoire ; ceux-là ne se regroupent pas en une communauté particulière, chacun d’entre eux restant explicitement attaché à sa discipline d’appartenance. En bout de chemin, que se passe-t-il ? Ce sont les chercheurs qui n’appartiennent pas originellement au monde du sport et de l’éducation physique qui sont les plus reconnus et qui publient dans les revues prestigieuses, alors que l’autre groupe théoriquement le plus compétent et le mieux en prise sur le thème, reste en queue de peloton ! Comment expliquer cette contradiction ? Sans doute, ainsi que l’indique C. Collinet, parce qu’une partie des membres de ce second groupe « n’ont pas de formation universitaire attestée dans le domaine de la sociologie » et, que manifestement, « l’autocélébration n’est pas suffisante ». L’intérêt et parfois la richesse de leurs travaux n’est pas en cause ; mais il en est de la sociologie comme du sport : avant d’être performant, il n’est pas inutile d’avoir suivi une formation approfondie, notamment méthodologique. Cet aboutissement n’est-il pas inéluctable ? Comment des chercheurs sur le sport, non sérieusement formés en sociologie, fussentils de réel talent, pourraient-ils prétendre se substituer à des sociologues chevronnés dûment qualifiés ? Le problème ici abordé pourrait être généralisé à d’autres domaines ; étant donné que les mêmes difficultés se présentent à propos des sciences humaines et des sciences de la vie, peut-être les représentants des STAPS devraient-ils s’interroger sur la nécessité de ne pas se mettre à la simple remorque des disciplines en place, et devraient-ils se définir un objet de recherche spécifique qui légitimerait leur place à l’Université ? Cette étude de C. Collinet, qui prend appui sur un ensemble de données rigoureusement identifiées, est donc fort éclairante dans la brutalité de son constat objectif et dans les réflexions qu’elle peut susciter. Elle devrait engager de nouvelles réflexions quant au contenu des recherches et des enseignements à mener dans les STAPS, notamment dans le cadre des sciences sociales. Le point de vue de C. Collinet est confirmé et élargi par Bertrand During qui s’interroge sur « la fragilité de la sociologie du sport ». L’obstacle majeur qui s’oppose à l’analyse sereine du phéno-

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mène sportif, observe-t-il, est lié à des prises de position partisanes, laudatives ou hostiles, qui cherchent à imposer leur credo avant tout examen : « le jugement précède la connaissance » aussi bien pour porter le sport au pinacle que pour le rejeter dans les bas-fonds. Ces partis pris se développent dans un étonnant flou conceptuel ; le terme « sport » est manifestement polysémique, et dans cette auberge espagnole chacun apporte son viatique selon ses propres choix. Dans un domaine qui se pique de scientificité, il est déroutant de constater ce manque de rigueur conceptuelle. Depuis quelques décennies, des chercheurs ont pris l’heureuse initiative de mener des enquêtes de terrain portant sur les pratiques et les pratiquants sportifs. Cependant, libeller les questions de façon vague en utilisant les termes « gymnastique » ou « sport », conduit à des réponses inexploitables, dans la mesure où l’on ne sait jamais ce que le répondant entend par « gymnastique » ou par « sport ». Il s’ensuit que le pourcentage de « sportifs » identifiés par les différentes enquêtes, variera, selon les cas, de 20 % à 73 % de la population française ! « L’accord ne s’est pas fait sur la définition de l’objet luimême », constate B. During. L’obstacle n’est pas mineur. Si l’on ne sait pas ce que l’on compte, à quoi cela sert-il de compter ? Il serait naïf de penser que ce problème de définition n’est qu’une coquetterie de chercheur. Une confirmation opportune en est donnée par la question posée par un député à la ministre de la Jeunesse et des Sports en décembre 2000, à propos de l’examen d’une loi relative aux activités physiques et sportives (le député et la ministre appartenant au même groupe politique, l’hypothèse d’une intention polémique, est à exclure)14. Le député note que « le texte ne définit pas les termes contenus dans son intitulé » ; il souligne que les notions d’activité physique et d’activité sportive sont l’objet d’une confusion qui rend possible une assimilation juridique dommageable. Le député a parfaitement perçu la confusion sémantique qui entraîne des confusions juridiques dont les conséquences sur le terrain sociopolitique peuvent être considérables : « L’absence de définition claire des deux domaines, ajoute-til, risque de permettre à l’institution sportive d’annexer l’ensemble des activités physiques à son domaine de prérogatives, de tutelle et de représentation. » On comprend ainsi les raisons pour lesquelles B. During insiste tant sur les démarches qui tentent de définir le 14. La Lettre de l’économie du sport, no 588, 10 octobre 2001, p. 3 (le député est M. Julien Dray, et la ministre, Mme Marie-George Buffet).

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sport par des critères objectifs et observables, garants d’une analyse contrôlable. La réponse de la ministre au député n’est pas sans intérêt dans un débat qui traite de la sociologie du sport. Elle propose de se référer à la définition du Conseil de l’Europe : « On entend par sport, est-il écrit dans l’article 2 de la charte de ce Conseil, toutes formes d’activités physiques qui, à travers une pratique organisée ou non, ont pour objectif l’expression ou l’amélioration de la condition physique et psychique, le développement des relations sociales, ou l’obtention de résultats en compétition de tous niveaux. » Voilà, semble-t-il, l’exemple même d’une définition mollassonne, invertébrée, s’appuyant sur des traits peu pertinents et très difficilement vérifiables. Qui peut prétendre identifier sur un mode distinctif des « objectifs » d’expression ou d’amélioration de la condition psychique et de développement des relations sociales ? Il est étonnant que des organismes de niveau international fassent preuve d’une telle légèreté à l’égard d’un phénomène social de cette importance. Aussi peut-on considérer ces carences comme un symptôme. C’est bien l’idée que soutient B. During en écrivant que cette « multiplicité des définitions de l’objet “sport” paraît révélatrice de difficultés théoriques non résolues » ; finalement elle dénote « la persistance d’attitudes préscientifiques ». En réaction à cette laxité conceptuelle, B. During propose une approche du sport qui s’appuie sur l’identification de traits pertinents contrôlables : les conduites motrices des acteurs, un système de règles, une compétition, une institution. Cette mise en rapport entre un système de règles institutionnelles et la marge d’initiative de l’acteur, ici dans le domaine original de l’action motrice déployée au cours du sport, ne renvoie-t-elle pas à un problème majeur de la sociologie générale ? Traits originaux de la mise en jeu sportive Peut-on déceler, dans les jeux et les sports, des éléments révélateurs des normes et des valeurs de leur société d’appartenance ? Dans l’article suivant, cette connivence éventuelle entre jeu sportif et société va être traquée par la modélisation. Il s’agit d’une procédure rarement utilisée en sociologie mais fort intéressante quand la situation s’y prête : elle consiste à représenter un phénomène par un modèle formalisé, censé concentrer dans sa structure les caractéris-

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tiques pertinentes de ce phénomène. La chance sourit au sociologue qui étudie le sport dans la mesure où les prescriptions limitantes des règles assurent habituellement la « clôture » du jeu sportif ; il est ainsi possible d’en réaliser la modélisation mathématique élémentaire, notamment par le recours aux réseaux et aux graphes. Dans cette optique, on peut représenter les systèmes opératoires de base de tout jeu sportif, c’est-à-dire ses universaux, à l’aide de modèles dont on essaiera d’exploiter, sous l’angle sociologique, certaines propriétés mathématiques telles que l’équilibre, la connexité ou la symétrie. Ainsi modélisés, les sports des Jeux olympiques révèlent des structures très typées qui répondent manifestement à des choix culturels. Par sport, on entend ici l’ensemble des situations motrices codifiées sur un mode compétitif et institutionnalisées. Ces situations suscitent des affrontements de coalitions qui, en imposant l’égalité des chances au départ, exaltent l’inégalité des chances à l’arrivée. L’ambiguïté sociale est ici patente : la coopération est bel et bien présente en sport, mais elle est mise au service d’une opposition et d’un projet de domination. Dans une perspective wébérienne de recherche de parentés de structures, la comparaison de types idéaux débouche sur un constat brut : le sport cumule certaines analogies, d’une part, avec le système capitaliste et d’autre part, avec le régime démocratique, le premier entrant en dissonance avec le second. Aussi retrouvera-t-on inéluctablement dans le sport les tensions qui traversent toute « démocratie libérale ». C’est dire que le sport est un Janus et qu’il est condamné par sa texture même à être déchiré par des points de vue opposés. En abordant le thème du risque associé à la pratique sportive, Luc Collard bute sur une interrogation immédiate : férue de sécurité, la société peut-elle accepter que « des individus se lancent à corps perdu » dans des activités ludosportives, alors que le « risque encouru paraît dépourvu de contrepartie » ? Les pratiques des sports à risque tels que le moto-cross, le parachutisme, l’aile delta ou la plongée sous-marine, sont assimilées par certains sociologues à des « ordalies » médiévales mettant les pratiquants en face à face avec la mort. En rupture avec cette conception qui prône la démission de l’acteur et sa soumission aveugle à des forces obscures, Luc Collard mène une enquête par questionnaires proposant des comparaisons par paires à trois cent cinquante-huit pratiquants sportifs spécialisés, dont les réponses ont été comparées à un groupe-témoin de deux cent deux non-sportifs. Le traitement des « effets Condorcet » pro-

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voqués par les choix binaires relatifs à la perception des causes d’accident éventuelles, révèle que les pratiquants sportifs s’opposent radicalement aux idées reçues (partagées par les non-sportifs) selon lesquelles les accidents seraient dûs aux facteurs objectifs de la situation, engins et environnement ; aux yeux des sportifs chevronnés, le danger vient du sujet lui-même, de son inattention, de son émotivité ou de son manque de préparation. La pratique de ces sports n’est donc pas vécue comme les défis d’un risque-tout, mais comme une épreuve de lucidité lors de laquelle le pratiquant adopte une stratégie rationnelle afin de réduire, sinon d’annuler, tous les dangers potentiels. Une autre enquête par questionnaires a porté sur deux cent quatre-vingt-quatorze pratiquants de haut niveau, motards, plongeurs, gymnastes et joueurs de tennis. Là encore, Luc Collard souligne que lorsque l’on étudie la notion de « risque », il est capital d’opérer une distinction entre « un enjeu corporel » pouvant mettre en cause l’intégrité physique du pratiquant et « un enjeu compétitif » affectant seulement le résultat de l’épreuve sur le plan symbolique. Ce qui caractérise le sportif à risque, ce n’est pas son abandon à des puissances extérieures, mais au contraire sa recherche d’une surmaîtrise motrice en harmonie avec les contraintes de l’environnement. « Le hasard n’est pas réclamé, écrit L. Couard, mais combattu. » En se lançant dans ce défi, le pratiquant a de bonnes raisons de croire qu’il en contrôle parfaitement le déroulement et que le danger encouru répond à « un risque calculé ». Ce travail met en garde contre l’ivresse des profondeurs littéraire, en rappelant l’impérieuse nécessité de confronter ses élaborations théoriques aux données empiriques de terrain. C’est là un autre enjeu – de type méthodologique – posé par le travail du sociologue du sport. Peut-on déceler une liaison entre la fréquence de la pratique sportive et la sociabilité des pratiquants ? et plus finement, entre cette sociabilité et les spécialités ludosportives choisies ? C’est pour répondre à ces questions que Renaud Laporte a procédé à l’analyse secondaire d’une enquête de l’INSEE ayant interrogé plus de dix mille individus. Le traitement des données offre, d’une part, des résultats généraux qui confirment ce que l’on savait déjà, et d’autre part, des résultats ciblés neufs et déconcertants. En premier lieu, R. Laporte montre que « les individus ayant le plus de chances d’avoir une grande sociabilité sont des hommes

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entre 20 et 30 ans, cadres supérieurs ou professions libérales, habitant dans une grande ville (et plus particulièrement à Paris), avec un bon salaire et célibataires ». Ces résultats sont classiques, tout comme les deuxièmes qui confirment que la pratique sportive est la plus fréquente parmi les hommes, les jeunes, les habitants des villes, les plus diplômés, les membres des classes sociales favorisées. En revanche, le troisième lot de résultats prend le sens commun à contre-pied. On pourrait s’attendre, en effet, à ce qu’un individu à haute sociabilité choisisse des spécialités sportives qui le fassent interagir avec d’autres compagnons en situation de groupe. Il n’en est rien. Examinons ces résultats surprenants. Les soixante-cinq activités physiques et sportives citées par les répondants sont regroupées par l’auteur en plusieurs familles selon des critères de logique interne caractérisant l’action motrice sollicitée par les différentes spécialités. On peut ainsi différencier les sports en deux grands domaines d’action, selon qu’ils se pratiquent en isolé, sans interaction motrice avec autrui (sports « psychomoteurs »), ou selon qu’ils se pratiquent en interaction avec d’autres joueurs, partenaires et/ou adversaires (sports « sociomoteurs »). La surprise vient de ce que les pratiquants les plus sociables se dirigent préférentiellement non vers les pratiques sociomotrices, mais vers les psychomotrices ! Et parmi ces activités en solo recherchées, ce sont celles qui se déroulent dans un milieu instable, chargé d’incertitude et d’imprévu (canoë-kayak, vol à voile, alpinisme, deltaplane, plongée sous-marine...) qui sont choisies par les individus à fort taux de sociabilité. Ajoutons que les sports sociomoteurs sont à dominante populaire et les sports psychomoteurs à incertitude sont à dominante intellectuelle. Voilà donc un résultat inattendu que, seule, une enquête de terrain adroitement traitée pouvait révéler. Les données qu’il avait en mains n’ont pas permis à R. Laporte de proposer une interprétation de ces choix qui sont à l’opposé de ses hypothèses de départ. Il reviendra aux enquêtes prochaines de proposer une explication de ces préférences déconcertantes qui manifestent sans doute une adéquation entre les aspirations du sujet (en relation avec son passé et son milieu social) et les caractéristiques motrices propres à chaque spécialité sportive. Le problème est ouvert.

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Quel rapport entre le sport et l’entreprise ?, s’interroge Béatrice Barbusse. Le pratiquant sportif peut-il être un professionnel ? La question est sacrilège, ou tout au moins l’eût-elle été il y a peu. Dès son apparition à la fin du XIXe siècle et durant la quasi-totalité du siècle suivant, le sport a cherché à imposer une image de « gratuité » et de « désintéressement ». Utiliser le sport comme un travail rémunéré paraissait inacceptable. La qualité de « professionnel » était honnie ; lorsqu’un champion olympique, James Thorpe, fut convaincu d’avoir gagné quelques dollars en jouant au base-ball afin de financer ses études, on lui retira incontinent ses deux médailles d’or ! Ainsi que l’écrit B. Barbusse, les activités sportives étaient celles « qu’il convient de pratiquer pour montrer que l’on appartient bien à la catégorie de la population qui n’a pas besoin de travailler ». Un geste ne pouvait être noble que s’il était d’un amateur. Dans un tel contexte socioculturel, la dimension symbolique du sport a été massive. La figure de proue, « l’amateur », était un nontravailleur. La nécessité sociale pour certains de se procurer les ressources financières indispensables, devenait un argument servant à discréditer leurs performances de non-fortunés. L’éthique de la gratuité et de la pureté n’était peut-être pas aussi innocente qu’elle le proclamait ! C’est dire combien les positions actuelles en faveur du rapprochement entre le sport et l’entreprise traduisent un revirement spectaculaire. À vrai dire, les analogies entre les deux domaines ne manquent pas et ont été relevées par maints auteurs : compétitionconcurrence, division des tâches, organisation rationnelle au service du rendement, relations hiérarchisées, recherche de la performance. Ainsi que l’écrit B. Barbusse : « L’entreprise incorpore de plus en plus le sport au sein de l’activité professionnelle pour être performante et rester compétitive. » Les éléments d’illustration sont surabondants : le sport corporatif ou d’entreprise, le parrainage publicitaire, l’organisation de grandes épreuves populaires (cross du Figaro, marathons divers, raids-aventures...). Plus profondément, le sport a été utilisé dans ses caractéristiques propres pour enrichir les procédures de formation. Le recours aux pratiques sportives a donné un coup de fouet à la mobilisation des ressources humaines, en allant parfois jusqu’à solliciter les engagements physiques extrêmes des stages « hors limites ». L’objectif recherché est la valorisation d’une

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Sports et contextes sociaux


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« culture d’entreprise » s’appuyant sur les valeurs classiques associées au sport : combativité, discipline, responsabilité. Le déploiement sportif et ses capacités fédératrices sont alors censées déboucher sur l’épanouissement d’un esprit d’équipe identitaire, perçu comme un sentiment d’appartenance décisif pour la firme. En complément de cette instrumentalisation du sport par l’entreprise, B. Barbusse montre qu’une influence en sens inverse est tout autant à l’œuvre : « Les processus qui prévalent dans la gestion et la production de ce secteur, écrit-elle à propos du sport, sont similaires à ceux que l’on rencontre dans le monde de l’entreprise. » Les activités sportives se professionnalisent de plus en plus ; on observe l’apparition de sportifs-travailleurs en très grand nombre. Au cours des dernières décennies, le mouvement s’est bien développé : tant sur le plan de l’encadrement et de ses filières diplômantes que sur celui de ses structures d’organisation et de gestion, le sport s’aligne indiscutablement sur le modèle de l’entreprise. Dans les faits, ayant un souci commun de recherche de performance, sport et entreprise forment donc un couple dont chacun des deux termes bénéficie à l’autre. Mais une telle fusion ne risquet.elle pas d’entraîner la confusion ? « La nature de la performance recherchée reste encore profondément différente », constate B. Barbusse. On peut en effet penser que cette « nature » de la performance, prise en tenailles entre les contraintes économiques d’un fait social d’envergure et les valeurs sportives difficilement compatibles avec la dimension marchande, ne pourra manquer d’être à la source de sérieux conflits éthiques. Le sport ne possède-t-il pas sa « dimension cachée » ? N’est-il pas étroitement dépendant de l’espace qui, doté de significations culturelles par les types de pratiques qu’il accueille, prend valeur de « territoires » ? C’est sur cet aspect original et parfois négligé que Jean-Pierre Augustin porte l’accent : la « territorialité » des pratiques ludosportives. Ces activités ont besoin d’espace, mais pas d’espace quelconque. Schématiquement, trois types d’espaces sportifs peuvent être identifiés. Le sport classique, des clubs et des fédérations, réclame des lieux fonctionnels spécialement conçus à son intention : gymnases, stades, piscines, courts de tennis... Ces installations sportives transforment l’espace originel en espaces artificiels conçus exclusivement pour les pratiques sportives. La sportification est une broyeuse d’espaces qui

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standardise, sur un mode normatif, les lieux et les équipements. Au cours des quatre dernières décennies, sous l’égide du ministère de la Jeunesse et des Sports, la France s’est constitué un « patrimoine d’équipements sportifs considérable » évalué à cent cinquante mille unités, couvertes ou à ciel ouvert. Cependant ces installations, conçues selon un nombre restreint de modèles répétitifs, sont peu diversifiées et ne correspondent plus aux aspirations d’aujourd’hui orientées vers de nouvelles pratiques. L’irruption des activités sportives de pleine ville, dans des espaces réservés à d’autres usages, en décalage avec les occupations citadines habituelles, a bouleversé le rapport au matériel et à l’environnement urbains. Les trottoirs, les places et leurs bancs, les parkings, les allées, les escaliers et les rampes, les rues mêmes ont été brutalement envahis par des jeunes gens qui courent ou qui se déplacent sur des engins insolites, sans but utilitaire, à seule fin de se faire plaisir. Ainsi sont notamment apparus le jogging, le VTT, le skate-board et le roller qui ont, souligne J.-P. Augustin « réinventé les usages physiques de la ville ». Ces sports de rue, constate-t-il, se manifestent par « leur caractère spectaculaire et volontiers exhibitionniste ». Provoquant un véritable détournement des espaces publics, ils ont suscité des attitudes de rejet avant de se faire peu à peu tolérer. Mais la tendance à la sportification est si prononcée que l’une des solutions proposées a été d’enfermer ces sports de rue dans des espaces spécifiques, tels des parcs à roller ou à VTT. Un autre phénomène, beaucoup plus ancien et encore plus massif, est l’engouement pour les activités de pleine nature. Cette « utilisation des espaces de nature à des fins ludosportives » dont parle J.-P. Augustin, s’est manifestée avec succès sur tous les types d’espace de la planète, même et surtout sur les plus inaccessibles : sur les flancs des montagnes (escalade, ski, surf), dans les gorges des rapides (kayak, canyoning), sur la surface de la mer (voile, surf, planche à voile) ou dans ses profondeurs (plongée sous-marine), au milieu des nuages (planeur, parapente, aile delta) ou dans le cœur des cavernes (spéléologie). Ces activités ont mis l’accent sur quelques aspects renouvelés du loisir sportif : la recherche de nouvelles sensations, le plaisir de la « glisse », l’exaltation d’une amitié partagée, les joies d’une aventure non dénuée de risque. L’auteur cite l’exemple de la Côte d’Aquitaine dont certains espaces déshérités ont donné lieu à une « territorialisation sportive » qui s’est épanouie avec le marquage spatial de pratiques fortement attractives : surf, planche à voile, funboard, golf, tennis.

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Nombre de ces activités ont été présentées comme des pratiques rebelles à l’égard de l’ordre sportif établi ; cependant, J.-P. Augustin constate que ces spécialités se retrouvent assez rapidement dans le giron fédéral. « Plus qu’une transformation radicale que certains croient déceler, remarque-t-il, on assiste à une recomposition et à une complexification d’un ensemble d’interactions qui font système. » Dans ce nouvel aménagement des espaces, les collectivités locales épaulent l’État qui, depuis la loi de décentralisation, cède une part de plus en plus importante de ses prérogatives au pouvoir régional. Le sport transforme ainsi les paysages, aussi bien dans les villes qu’à la montagne ou sur les rivages. Remarquons que la sportification des activités de loisir physique possède une tendance irrépressible à domestiquer l’espace et à entrer en conflit avec une sensibilité écologique très soucieuse du « respect de la nature ». La mondialisation du sport qui uniformise sur un mode global, s’oppose à cette tendance locale favorisant la bigarrure des territoires. On peut penser que le conflit entre la domestication des espaces liée à la mondialisation centralisatrice du sport, et la sensibilité écologique associée au désir de liberté individuelle, sera au cœur des enjeux de la diversification des territoires sportifs en cours de réalisation. Le mouvement sportif peut-il se développer de façon autonome ou est-il nécessairement sous la dépendance d’un pouvoir étatique omniprésent ? Une politique sportive nationale a-t-elle été souhaitée en France, et à quelles conditions a-t-elle été éventuellement rendue possible ? C’est à ce type de questions relevant de la sociologie historique que se propose de répondre Jean-Paul Callède en prenant pour exemple la France du XXe siècle. Il est vrai que la marge d’indépendance des institutions sportives apparaît fort variable selon les pays. On peut schématiquement considérer qu’elle se situe entre deux bornes extrêmes : l’une représentée par un pôle libéral, offrant une très forte autonomie comme dans le cas des États-Unis, l’autre représentée par un pôle hypercentralisé qui confisque toute initiative privée au profit d’un pouvoir étatique impératif comme ce fut le cas dans les pays de l’Europe de l’Est. Tel que le présente J.-P. Callède, le mouvement sportif français du XXe siècle propose un modèle original dont les multiples avatars liés aux convulsions politiques, témoignent de la recherche d’un compromis entre le pouvoir officiel et le pouvoir associatif. Mise en place dans le champ sportif dès le dernier quart du XIXe siècle, la pratique associative, favorisée par la loi sur le droit

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d’association de 1901, va prendre de l’ampleur. Le rôle joué par le sport dans l’éducation de la jeunesse, dans la politique de la santé et dans l’affirmation du prestige du pays ne pouvait laisser le pouvoir étatique indifférent. Ainsi vont peu à peu émerger puis s’affirmer des propositions d’organisation du sport sur le plan national, de plus en plus réalistes. Des journalistes réputés tel Georges Rozet, et des hommes politiques éminents tel Édouard Herriot, vont explicitement suggérer la constitution d’un grand Service central qui prendrait en charge l’éducation physique et le sport. En 1929, un événement insolite et novateur se produit : la Chambre des députés consacre une séance à l’éducation physique et entend le soussecrétaire d’État Henry Paté évoquer les problèmes de fond qui seront désormais au premier rang de toute politique des activités physiques : l’équipement sportif du territoire, la formation des éducateurs, la création d’un Institut national, la fiscalité des spectacles sportifs... C’est durant cette époque de l’entre-deux-guerres que vont se faire jour les campagnes d’installations sportives auxquelles J.-P. Augustin a fait référence dans l’article précédent. Une accélération se produit avec le Front populaire représenté dans ce secteur par Léo Lagrange et Jean Zay qui défendent une conception du loisir sportif associant celui-ci aux loisirs touristiques et culturels. À l’origine de nombreuses réalisations concrètes, L. Lagrange a senti la tentation et le danger d’une mainmise de l’État sur le mouvement associatif. Aussi se déclare-t-il hostile au « contrôle autoritaire » du pouvoir central qui ne doit jouer, dit-il, que le rôle d’un « guide ». De 1940 à 1944, l’État français de Vichy n’aura pas ce genre de scrupules et « c’est sans la moindre retenue, constate J.-P. Callède, que le régime de Vichy a fait du sport sa propriété ». La IVe République restructurera le système sportif sur un mode démocratique tout en accordant à l’État de sérieuses prérogatives. C’est à coup sûr sous la Ve République que vont se produire les plus grands changements : au cours de cette période, observe l’auteur, « la pratique sportive connaît un développement sans précédent qui tient en partie à l’efficacité des politiques sportives mises en œuvre ». Le Haut-Commissaire à la Jeunesse et aux Sports, Maurice Herzog, adopte une stratégie de négociation afin d’intervenir dans les secteurs interdépendants du sport de masse, du sport d’élite et du sport scolaire. La décentralisation mise en place dès 1982 va favoriser l’intervention des régions, des départements et des communes dans l’organisation et la gestion du phénomène sportif. Revendiquée par toutes les parties, la notion « d’intérêt général » va permettre un rap-

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prochement entre les associations sportives et les instances publiques, notamment municipales, rapprochement qui appellera souvent l’arbitrage du pouvoir politique. Finalement, conclut J.-P. Callède, le sport a sa place dans les projets de l’État et des Régions, car il s’est imposé comme un élément important de la « qualité de la vie », de la « cohésion sociale » et de la « structuration territoriale ». Dans le cadre d’une politique contractuelle, le mouvement sportif bénéficie d’une « liberté conditionnelle ». Il revendique constamment son indépendance ; celle-ci existe bel et bien en France mais il s’agit, si l’on peut dire, d’une indépendance sous tutelle. Les activités physiques de loisir sont-elles, ainsi qu’on le pense habituellement, en franc décalage vis-à-vis des activités du monde du travail ? Les pratiques sportives réputées futiles ne sont-elles pas utiles en vue d’une entrée dans l’univers professionnel ? Voilà les questions qu’abordent Vérène Chevalier et Brigitte Dussart en s’appuyant sur le cas de l’équitation. Le remarquable développement des activités ludosportives que connaît notre société depuis quelques décennies a ouvert l’accès à des emplois nouveaux. Les adeptes de l’équitation fortement engagés dans leur pratique, peuvent désormais envisager une conversion de leur carrière d’amateur en carrière professionnelle. Pratique et profession très anciennes, l’équitation joue un rôle pionnier dans ce processus de conversion d’une activité sportive de loisir en un véritable métier ; elle peut même être considérée comme un terrainpilote pour analyser l’accès aux métiers d’encadrement offerts par un lot de plus en plus important d’activités physiques de loisir. L’ampleur de ce mouvement a été évaluée par V. Chevalier et B. Dussart qui mènent actuellement l’analyse secondaire de plusieurs enquêtes d’envergure. Que révèlent pour l’essentiel les résultats obtenus ? On constate une augmentation des effectifs des éducateurs sportifs et des sportifs professionnels qui culminent aujourd’hui à près de soixante-dix mille unités, et dont le recrutement puise de plus en plus parmi la PCS « instituteurs et assimilés ». Dans le domaine de l’équitation, la féminisation de ces effectifs est très repérable au sein des jeunes générations (il y a actuellement 62 % de femmes chez les enseignants d’équitation de moins de 30 ans). La stabilité des actifs dans ces emplois d’encadrement sportif se confirme de plus en plus mais surtout, semble-t-il, sur le mode du temps partiel.

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L’interprétation des réponses aux questionnaires, complétée par l’analyse des contenus d’entretien d’accompagnement, souligne un phénomène relativement nouveau et qui semble prendre de l’importance : les jeunes sont moins portés qu’auparavant à suivre les voies tracées par leur milieu d’origine et à subir leur entrée dans une profession comme un pur héritage. En quête d’authenticité, ils souhaitent participer plus activement à la construction de leur propre avenir. À ce titre, le choix d’une profession leur paraît être une référence capitale dans l’épanouissement de leur personne et dans la définition de leur identité. Dans le cas d’une vocation sportive telle l’équitation, c’est une façon de joindre la passion à la profession. En enseignant ce qui fut et ce qui reste leur plaisir, les professionnels de l’équitation tissent une continuité entre l’univers de leur loisir et l’univers de leur travail. En choisissant de s’engager dans une profession d’encadrement que les institutions légitiment de plus en plus, le jeune amateur se forge une identité qui correspond à ses aspirations et qui est désormais reconnue socialement. Ainsi que V. Chevalier et B. Dussart le notent à son sujet : « La professionnalisation consacre à la fois son statut de pratiquant amateur et son statut de travailleur, et lui offre l’autonomie qui le fait accéder au monde des adultes. » Voici donc une fenêtre ouverte sur les nouveaux métiers du sport. Bien entendu, il s’agit de situations qui restent encore relativement mineures sur le plan quantitatif, mais leur intérêt est de révéler de nouvelles aspirations de la jeunesse. On y observe le désir de relier plus intimement à sa future vie d’adulte les activités où l’on se sent vivre avec davantage d’intensité, notamment les activités ludosportives. Ce mouvement en faveur d’un meilleur épanouissement identitaire et d’une liaison plus marquée entre la profession et la passion peut sans doute être interprété comme le symptôme d’une évolution qui affecte l’ensemble de la société. Il reviendra aux enquêtes futures de trancher. Éducation physique et diversité sportive Quelles sont les pratiques physiques et sportives qui sont choisies avec le plus de fréquence par les enseignants d’éducation physique des collèges ? Connaît-on les raisons et les conséquences de ces choix ? Celles-ci sont-elles liées à des critères d’évidence technique ou possèdent-elles une dimension sociologique ?

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Pour tenter de répondre à ces questions, Marie-Paule PoggiCombaz a mené une enquête par questionnaires et entretiens auprès de plus de cinq cents professeurs d’éducation physique de collège, dans deux académies différentes. Un premier résultat attire l’attention du lecteur : malgré des textes officiels d’encadrement à visée uniformisante, les façons d’enseigner l’éducation physique varient considérablement selon les établissements. Cependant, dans le choix des sports d’appui, des constantes s’affirment, la prééminence est accordée au trio classique : athlétisme, gymnastique et natation, auquel s’ajoutent les sports collectifs de petit terrain. L’athlétisme est l’activité la plus pratiquée ; hautement valorisée, elle est perçue, tout comme la gymnastique, comme un « sport de base ». Comment ces deux activités psychomotrices qui se déroulent en solo dans un milieu stable et standardisé, qui ne sollicitent pratiquement pas de prise d’information ni de prise de décision motrice, pourraient-elles être « à la base » d’une éducation motrice susceptible de cultiver toutes les ressources de la personnalité, notamment cognitives et relationnelles ? Le poids des préjugés et des représentations apparaît ici prévalent. Par un jeu d’ingénieuses questions appropriées, M.-P. Poggi Combaz compare le curriculum « réel » mis en œuvre par les enseignants au curriculum « idéal » que ceux-ci retiendraient si toutes les conditions souhaitables étaient réunies. Les réponses témoignent entre ces deux curricula d’ « une étonnante proximité » qui « montre que l’argument lié aux conditions matérielles d’enseignement devient en partie caduque ». Le choix des contenus d’enseignement semble davantage sous la dépendance des représentations et des convictions des enseignants que sous celle du matériel et des équipements disponibles. Un autre résultat, quelque peu inattendu, révèle que les contenus des séances d’éducation physique sont nettement influencés par les caractéristiques sociales des élèves. Dans les établissements des quartiers défavorisés, les enseignants restent attachés à des sports traditionnels : ils choisissent majoritairement des activités psychomotrices en milieu standardisé qui tendent à l’automatisation, et des pratiques sociomotrices en duel d’équipes qui correspondent au modèle sportif dominant, jugé le plus socialisant. Dans les établissements des quartiers favorisés, les enseignants se tournent plus volontiers vers des pratiques qui se déroulent en milieu imprévu doté d’incertitude et qui sollicitent des prises de décision telles les pratiques de pleine nature, ou vers des activités marginales, mais plus novatrices tel le jonglage. Autrement dit, des choix conservateurs

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pour les collégiens défavorisés, et des choix plus ouverts pour les collégiens favorisés. Et cela en dépit des intentions profondes des enseignants qui s’efforcent de susciter le progrès de leurs élèves et d’éviter toute ségrégation sociale. Mais il semble que dans les établissements des quartiers populaires, les difficultés du contexte scolaire, les attentes des élèves conformes au modèle sportif omniprésent, la nécessité de maintenir l’autorité et de préserver l’ordre, conduisent les enseignants à se réfugier dans des stratégies calquées trop étroitement sur la demande immédiate des collégiens. Cette originale enquête de M.-P. Poggi-Combaz souligne, d’une part, l’intrusion d’une influence socioculturelle insidieuse et rarement prise en compte, dans la mesure où habituellement c’est la logique des contenus disciplinaires stricts qui détermine le choix des contenus et non le milieu social des élèves ; d’autre part, elle dévoile les effets pervers d’une adaptation-soumission trop étroite aux attentes des collégiens. L’acceptation qui se veut compréhensive de la demande des élèves va accentuer le maintien de ceux-ci dans leur univers stéréotypé. Les inégalités sociales risquent alors d’en être renforcées. Ne serait-il pas nécessaire parfois de s’écarter des aspirations et de la culture des élèves, et de provoquer une « logique de rupture » qui dégagerait des ouvertures nouvelles à visée libératrice ? Il est intéressant de noter que ces objectifs éducatifs à portée éminemment sociale sont précisément liés ici aux contenus d’action portés par les pratiques physiques et sportives. Cet ensemble d’articles témoigne de la diversité et de l’intérêt des problématiques issues du phénomène ludosportif. Système symbolique qui reflète les valeurs d’une culture, lié au loisir certes, mais aussi au travail, mais encore à l’éducation et parfois à l’affirmation identitaire des personnes et des communautés, le sport apparaît comme un révélateur social. Il offre au sociologue une voie d’entrée originale dans l’intimité d’une société, il propose une grille de lecture qui renouvelle le regard du chercheur, il peut suggérer des modèles éclairants susceptibles d’être transposables à d’autres phénomènes sociaux. Serait-il utopique de penser avec Norbert Elias15 que « l’étude sociologique des jeux sportifs, indépendamment de son intérêt intrinsèque, a aussi une fonction pilote » ? Pierre PARLEBAS Université de Paris V 15. Norbert Elias et Eric Dunning, 1994 (1986), Sport et civilisation – la violence maîtrisée, Paris, Librairie Arthème Fayard.

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