SOMMAIRE
Introduction Chapitre I. L’arrivée à New York. -
Présentation. Lettre de Verrazano à François Ier. Point historique : Verrazano. Une arrivée punitive à New York. Une arrivée clandestine à New York. Commentaire : Alexandra Duverger. L’exode rural. « L’extraordinaire aventure de devenir moi-même une autre ».
Chapitre II. Quartiers de New York. -
Présentation. « Mannahatta ». Long Island : signes extérieurs de richesse. Chinatown. Go down, go down to Chinatown. Le Queens: une zone de non droit. Washington Square. Un refuge idéal, noble et paisible. Terminus Harlem. « Rag-time ». Harlem by night. Le Bronx, de loin, de près.
Chapitre III. Les monuments de New York. -
Présentation. La statue de la Liberté. Commentaire : Eva Charpentier. Point historique : La statue de la Liberté.
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Les ponts ! Le Woolworth Building. Simone à l’Empire State Building. « Empire State of Mind ». Commentaire (en anglais). Diamonds are a girl’s best friend.
Chapitre IV. Détails de la vie urbaine. -
Présentation. Épigraphe. How to Make New York? La forme d’une ville. Le gratte-ciel. « Ascenseurs ». Commentaire : Édouard Caraco. « Roof-garden ». Commentaire. Z. Des châteaux de la Loire à New York. Breakfast at the drug-store. Taxi drivers. Pluies de New York. Les lumières de la ville.
Chapitre V. New York et le multiculturalisme. -
Présentation. Golden Door. Commentaire : Eva Charpentier. Un nouvel exode. « Le Nouveau Colosse ». L’île des larmes.
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Chapitre VI. Perceptions de New York. -
Présentation. New York au XVIIIe siècle. New York pendant la guerre de Sécession. Commentaire : Laury Ajorque. La Passion à New York. What Nick thought about New York. Version. « L’aurore ». Commentaire billingue : Gnima Mendes et Gloria Wanet. « New York, officine et dénonciation ». J’aime New York. Commentaire : Mélissa Aucagos. Richesse et pauvreté à New York. « À New York ». « New York U.S.A ». « J’ai rêvé New York ». Quels bruits fait New York ? Commentaire. Soñar en Cubano. Version. Commentaire : Gnima Mendes et Gloria Wanet. New York, la tête en l’air. Que signifie la ville de New York pour une Américaine de la côte ouest ?
Chapitres VII. Fins de New York. -
Présentation. New York, une cité fragile. Le 11 septembre 2001. Commentaire : Maude Begue Une orgueilleuse certitude.
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- La chute de l’empire américain. - New York après la révolution. - The end. Exposés. Conclusion. Webquest. Bibliographie.
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Introduction
On ne sait quel accueil reçut la prophétie de Montaigne, dans le chapitre « Des Coches », du 3e livre des Essais, quand l’auteur humaniste, toujours plein de lucidité, déclara à propos de la découverte du Nouveau Monde : « Notre monde vient d’en trouver un autre […] cet autre monde ne fera qu’entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira ». Ce que l’on sait, c’est qu’environ trois siècles après, le transfert de la prééminence mondiale du Vieux Continent vers le Nouveau Monde, à la faveur d’un essor économique considérable, mais aussi des miettes en or laissées par l’Europe lors du 1er puis du 2nd Conflit mondial, a bien eu lieu. Depuis les Romains, il faut figer les triomphes par la pierre. New York est alors venu couronner l’édifice, mais cette couronne a délaissé « les fastes d’un autre âge » pour ceux de l’acier, de la vitesse et de la lumière au néon. Le Vieux Continent est-il resté inerte face à l’accomplissement de ce complexe d’Œdipe ? Non ! Il a répondu avec une de ses plus vieilles armes : la littérature, et l’on peut dire que New York a inspiré parmi les plus belles pages de la littérature française. Le discours qu’elle tient sur New York peut se lire de deux façons, d’une part, il remplit un rôle informatif que n’importe quel ouvrage à propos de New York ne peut manquer de tenir, mais est-ce là le plus intéressant ? D’autre part, il nous renvoie, en creux, une image de notre propre histoire et de notre propre création littéraire, de la subjectivité et de l’originalité du point de vue de celui qui tient la plume ; il nous semble que là réside l’intérêt fondamental de la littérature française sur New York. Reconnaissons tout de même que cette ville propose un superbe exercice de style. Il nous a donc paru particulièrement intéressant de rassembler les textes les plus importants de la littérature française sur la métropole américaine, pour permettre au lecteur d’avoir une « vue panoramique » de la ville, perçue par les auteurs les plus considérables. Mais une anthologie n’est pas qu’une addition de textes. Elle-même, par l’organisation générale qu’elle propose, fait entrer en résonance siècles, points de vue et auteurs fort différents, elle « réécrit », à sa manière l’histoire, et trace une nouvelle perspective. C’est dans cette avenue que nous voulons entraîner notre estimable lecteur.
Emmanuel Couly
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Une orgueilleuse certitude. Le 11 septembre 2001. La chute de l’empire américain. New York après la révolution. The end.
CHAPITRE I
L’arrivée à New York
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Présentation
L’arrivée à New York fut d’abord un moment historique. En effet, en dépit de sa faible notoriété, la lettre de l’explorateur Verrazano est peut-être le document fondateur de ce fait, lui qui découvrit cette baie luxuriante encadrée par l’Hudson et L’Atlantique. Mais c’est à la littérature que revient la mythification de cet instant. Les quatre textes que nous proposons dans ce chapitre relèvent de trois genres littéraires distincts : l’épistolaire à caractère historique, le romanesque, parfois à caractère historique aussi : migration vers l’Amérique liée aux bouleversements de la 1e Guerre mondiale, chez Céline ; migration des Noirs des états du sud vers New York, à cause de l’exode rural, dans les années 20, chez Toni Morrison. Enfin, le genre autobiographique, avec l’évocation de l’expérience intime, presque initiatique, que représente pour Simone de Beauvoir, le premier voyage vers la métropole américaine. On observera que ce périple, évoqué dans un texte du XVIe siècle et trois textes du XXe siècle, présente trois modes d’acheminement, eux-mêmes mythiques. L’arrivée en bateau, avec l’ironie kafkaïenne, qui insère un palimpseste de Candide, celui où le jeune héros est chassé du château de Thunder Ten Tronck, ou modifie le symbole de la torche, symbole mélioratif, en glaive. On remarquera aussi la volonté de démythifier ce topos de l’arrivée à New York par le détail trivial qui clôt le passage. L’ironie célinienne est aussi présente, lorsque Bardamu parle de galère, comme aux temps épiques des explorateurs, alors qu’il est absolument démuni et dans des temps plutôt déprimants ; ce dernier omettant, ostensiblement, de mentionner la statue de la Liberté. On relève l’arrivée en train vers la « Ville », ainsi que Saint Jean nomme Babylone, dans sa version de l’Apocalypse, chez Morrison, ou encore l’arrivée en avion pour Simone de Beauvoir.
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Lettre de Verrazano à François 1er. 8 Juillet 1524,
Nous trouvâmes un site très agréable situé entre deux petites collines qui le dominaient. Au milieu, une très grande rivière courait jusqu'à la mer. Son embouchure était profonde; à marée montante, nous y avons trouvé huit pieds, et n'importe quel navire à pleine charge remonterait jusqu'au fond de l'estuaire. Ayant mouillé près de la côte en lieu bien abrité, nous ne voulions pas nous aventurer dans cette embouchure sans l'avoir reconnue. Remontant la rivière avec le petit bateau, nous pénétrâmes dans le pays que nous trouvâmes fort peuplé. Les gens sont presque semblables aux autres, vêtus de plumes d'oiseaux de couleurs variées. Ils venaient à nous gaiement, en poussant de grands cris d'admiration et en nous montrant l'endroit le plus sûr pour aborder. Nous remontâmes cette rivière jusqu'à une demi-lieue à l'intérieur des terres, endroit où nous vîmes qu'elle formait un très beau lac d'environ trois lieues de tour. Sur le lac allaient et venaient sans cesse de tous côtés environ XXX petites barques montées par une foule de gens, passant des deux rives pour nous voir. Tout à coup, comme il est fréquent dans les navigations, un coup de vent contraire se leva de la mer et nous contraignit à regagner le bord. Nous quittions cette terre à regret, en raison de ses avantages et de sa beauté, songeant qu'elle n'était pas dépourvue de ressources appréciables, car toutes les hauteurs semblaient pourvues de minéraux. Cette terre fut appelée Angoulême, à cause de l'apanage que Votre Majesté reçut lorsqu'elle était en moindre fortune, et le golfe formé par cette terre, Sainte Marguerite, du nom de votre sœur, qui l'emporte sur les autres dames par sa discrétion et son esprit. »
Extrait du Manuscrit Cèllere conservé à la Bibliothèque John Pierpont Morgan de New York.
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Verrazano, découvreur de New York.
Peu de gens savent que New York avant d’être aux mains des Hollandais ou des Anglais, avant de s’appeler Nouvelle-Amsterdam, ou New York, fut découverte par Giovanni Da Verrazano, pour le compte du roi de France, François 1e et s’appela initialement Nouvelle-Angoulême. En effet, après la découverte du continent américain par Christophe Colomb, en 1492, après la découverte d’un passage permettant de passer de l’océan atlantique à l’océan pacifique, par Magellan en 1520, la France, sous l’impulsion de François 1e, veut rattraper son retard sur les deux thalassocraties que sont au XVIe l’Espagne et le Portugal, en participant, elle aussi, à l’exploration du Nouveau Monde et en trouvant, elle aussi, une porte sur l’Asie qui lui permette de commercer en particulier avec l’empire du Milieu, pour éviter les lourdes taxes que ne manquait pas de prélever l’empire ottoman lorsque les produits indiens ou chinois transitaient par son sol pour atteindre l’Europe. La découverte de cette nouvelle voie maritime est donc la mission que donne François 1e à Verrazano et c’est dans ces conditions qu’il « découvrit » New York.
Timothée Cholat-Namy
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Qui était Verrazano et dans quelles conditions découvrit-il New York?
Explorateur, navigateur, marchand italien, il est certainement le premier Européen à avoir longé la côte Est de l’Amérique depuis la Floride jusqu’à Terre-Neuve. - 1485: Naissance à Val di Greve, près de Florence; peut-être est-il né à Florence même, dans une famille de riches commerçants et de banquiers cultivés, typique de la Florence de la renaissance. On sait peu de choses de son enfance mais sa connaissance de la navigation et ses lettres prouvent qu’il a reçu une formation assez poussée. - 1508: Certains historiens prétendent que Verrazano se serait embarqué une première fois, à cette date, pour l’Amérique, dans l’expédition de Thomas Aubert à Terre-Neuve. Verrazano lui-même évoque, pour cette période, des voyages en Egypte et en Syrie. - 1522: On ne sait pas précisément quand Verrazano est arrivé en France. La venue de Verrazano a peut-être été facilitée par des marchands et banquiers florentins de Lyon. Cependant, il existe une relation de marchands portugais, à cette date, qui évoquent un Verrazano en quête d’une mission, d’un voyage. - 1523: Il est à peu près certain que c’est Jean Ango (1480-1551), gouverneur de Dieppe, homme le plus influent dans l’activité portuaire de la Seine-Maritime et tout simplement de la politique maritime de la France à cette époque, qui intercéda auprès de François 1e afin de recruter Verrazano pour une expédition ayant pour but de découvrir un nouveau passage vers l’océan Pacifique et l’Asie. A l’été 1523, Une première expédition, composée de quatre navires, prend la mer en direction du Nord-Ouest, mais une tempête abime deux des bateaux, contraignant l’ensemble à revenir au port. - 1524: • 17 janvier, Verrazano à bord du navire le Dauphiné, armé par Jean Ango quitte la France par la Normandie, longe la côte aquitaine et prend la route des alizés. 1e mars, Verrazano accoste près de Cap Fear. A partir de là, Verrazano commet une erreur qui va entraîner la découverte de ce qui deviendra New York. Verrazano croit reconnaître l’océan Pacifique dans ce qui n’est que le lagon de la baie de Pamlico, en sortant du lagon, il continue à longer la côte
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américaine en remontant vers le nord. 17 avril 1524, il aperçoit l’embouchure de l’Hudson, qu’il ne tarde pas à identifier comme l’estuaire d’un fleuve: « Nous trouvâmes un site très agréable situé entre deux petites collines qui le dominaient. Au milieu, une très grande rivière courait jusqu'à la mer ». Cependant, il est séduit par la beauté du site et veut le marquer du sceau de la France c’est ainsi qu’il écrit dans sa lettre du 8 juillet 1524: « Cette terre fut appelée Angoulême, à cause de l'apanage que Votre Majesté reçut lorsqu'elle était en moindre fortune, et le golfe formé par cette terre, Sainte Marguerite, du nom de votre sœur ». Il n’accoste pas en raison du temps et poursuit jusqu’au Canada. Parvenu vers Terre-Neuve, à cours de provisions, il doit rebrousser chemin. 8 juillet 1524, Verrazano est de retour à Dieppe. C’est de là qu’il envoie sa célèbre lettre à François 1e faisant étant de la découverte de la « Nouvelle Angoulême ». En effet, François Ier porta le titre de « Comte d’Angoulême » avant de devenir roi. Verrazano devait trouver la mort, en 1528, lors d’une seconde expédition, capturé et dévoré par une tribu anthropophage entre la Guadeloupe et la Martinique. - 1964 : Construction du Verrazano Narrows Bridge, entre Brooklyn et Staten Island.
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Une arrivée punitive à New York.
Quand le jeune Karl Rossmann, âgé de dix-sept ans et expédié en Amérique par ses pauvres parents parce qu’une bonne l’avait séduit et qu’elle avait eu un enfant de lui, entra dans le port de New York, sur le bateau qui avait déjà réduit son allure, la statue de la Liberté qu’il regardait depuis un long moment lui parut tout un coup éclairée d’un soleil plus vif. Son bras armé d’un glaive semblait brandi à l’instant même, et sa stature était battue par les brises impétueuses. - Si haute ! se dit-il. Et comme il ne songeait pas à s’en aller, le flot sans cesse accru des porteurs de bagages qui passaient près de lui le refoula peu à peu jusque contre la rambarde. Un jeune homme dont il avait fait brièvement la connaissance au cours de la traversée lui dit en passant : - Eh bien, vous n’avez donc aucune envie de débarquer ? - Mais je suis prêt, dit Karl avec un grand sourire. Et par défi, et parce qu’il était un garçon robuste, il hissa sa valise sur son épaule. Mais comme son regard errait en direction du jeune homme qui s’éloignait en compagnie des autres en balançant un peu sa canne, il se rendit compte avec consternation qu’il avait, lui, oublié son parapluie en bas, dans les flancs du navire. Franz Kafka, Amerika ou le disparu, 1927. Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary.
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Franz Kafka Biographie : Écrivain pragois de langue allemande. C'est l'un des écrivains occidentaux majeurs du XXe siècle. Son œuvre se caractérise par une atmosphère cauchemardesque, sinistre, où la bureaucratie et la société impersonnelle ont de plus en plus de prise sur l'individu. 1883 : Né à Prague le 3 juillet 1883. 1989-1893 : Ecole primaire au Fleischmarket à Prague. 1893 : Admission au collège d’Etat à Prague. 1901 : Obtention du Baccalauréat et entrée à l’Université Charles de Prague où il prend des cours de droit mais aussi de germanistique et d’histoire de l’art. 1902 : Rencontre avec le poète Max Brod, qui sera son ami le plus influent et publiera la plus grande partie de son œuvre après sa mort. 1906 : Il est reçu docteur en droit. 1909 : Publication de ses premiers essais de prose dans le magazine munichois Hyperion. 1907-1922 : Il travaille dans les assurances. Il a pour tâche la limitation des risques de sécurité encourus par les ouvriers qui doivent travailler sur des machines souvent encore dangereuses à l'époque ; c'est dans ce but qu'il se rend dans beaucoup d'usines et qu'il écrit des manuels d'information. 1912-1917 : Correspondance amoureuse avec la Berlinoise Félice Bauer, représentante d’une firme de commercialisation de dictaphones. 1919 : Kafka se fiance avec Julie Wohryzeck, une secrétaire de Prague. Mais il rompt un an plus tard à cause de la forte opposition de son père à cette relation. 1920 : Relation de courte durée, mais très intense, avec la journaliste et écrivaine anarchiste tchèque Milena Jesenská. 1923 : Rencontre et mariage à Berlin avec Dora Diamant, une institutrice maternelle de 25 ans, originaire d'une famille orthodoxe juive polonaise. 1924 : Mort à cause de la tuberculose à Kierling (Autriche) le 3 juin et enterré dans le nouveau cimetière juif Žižov à Prague.
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Bibliographie : • • • • • • • • • •
1912 : Regard. 1912 : L'Amérique. 1913 : Le Soutier et Le Verdict. 1914 : Le Procès. 1915 : La Métamorphose. 1916: Cahiers in octavo. 1919 : La colonie pénitentiaire et Un médecin de campagne. 1922 : Un champion de jeûne. 1922 : Le Château. 1923 : Le Terrier.
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Une arrivée clandestine à New York. Pour une surprise, c’en fut une. À travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait soudain que nous nous refusâmes d’abord à y croire et puis tout de même quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant nous... Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie en raideur. Mais on n’en pouvait rigoler nous, du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent. Notre galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées, là où venait finir une eau caca, toute barbotante d’une kyrielle de petits bachots et remorqueurs avides et cornards. Pour un miteux, il n’est jamais bien commode de débarquer nulle part mais pour un galérien c’est encore bien pire, surtout que les gens d’Amérique n’aiment pas du tout les galériens qui viennent d’Europe. « C’est tous des anarchistes » qu’ils disent. Ils ne veulent recevoir chez eux en somme que les curieux qui leur apportent du pognon, parce que tous les argents d’Europe, c’est des fils à Dollar. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
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Commentaire
Si l’arrivée à New York forme aujourd’hui un véritable topos littéraire, c’est assurément, dans la littérature française, à Louis-Ferdinand Céline qu’on le doit avec le célèbre passage de l’arrivée de son héros Bardamu, dans la métropole américaine, dans son roman , Voyage au bout de la nuit, publié en 1932. Bardamu, héros du roman et double de l’auteur, raconte sa vie et ses vagabondages. Expérience sordide de la Première Guerre Mondiale, Ferdinand Bardamu quitte l’Afrique à demi mort à bord d’un bâtiment espagnol qui a tout d’une galère. Ce bateau l’emmène alors sur le continent américain aux abords de la célèbre ville de New York, qui contrairement au vent de modernité qu’elle fait souffler, ne semble pas trouver grâce aux yeux du héros . On peut alors se demander en quoi ce texte marque une démythification du topos de l’arrivée à New York. Nous étudierons tout d’abord le topos de l’arrivée à New York, puis la vision personnelle de l’auteur. Et enfin, nous verrons que le texte, présente un aspect critique et ironique vis-à-vis de New York et de la société américaine. I.
Le topos de l’arrivée à New York
Même dans les années 20, le voyage à destination de l’Amérique est encore assez rare. Il garde encore un certain exotisme. De fait, il y a , dans le traitement littéraire de l’arrivée de Bardamu à New York, l’aspect d’un roman d’aventure et même un parallèle avec les grands explorateurs du XVIe siècle. Ainsi, le héros, Bardamu aborde les cotes américaines a bord d’une galère, avec l’impression d’une découverte progressive. a. Une découverte progressive En effet, le héros semble découvrir un nouveau monde de façon très progressive. Cet effet de dévoilement est rendu par des conditions météorologiques propices : « A travers la brume », puis une suite d’adverbes ou de locutions adverbiales, indicateurs spatiaux : « en plein devant » , « droit devant ». le jeu des adverbes allant jusqu’à restituer l’ordre chronologique « d’abord », « puis ». Cet effet de dévoilement progressif sert à ménager un effet de surprise . b. L’expression de la surprise L’arrivée à New York, en particulier par la voie maritime , encore aujourd’hui garde toute sa magie par la monumentalité de la statue de la Liberté et le panorama de la pointe sud de Manhattan. Dans le texte, on trouve donc un champ lexical relatif à cet effet de surprise : « Pour une surprise, c’en fut une », « étonnant »,
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« découvrait soudain ». Nous remarquons également que le héros et ses camarades peinent à mettre des mots sur ce qu’ils découvrent : « ça » ; « c’était » et « choses ». Ainsi l’auteur permet au lecteur de voir la scène et d’avoir le sentiment de la découverte à travers du regard de Bardamu (point de vue interne). Enfin conséquence de la découverte et de la surprise, on trouve le sentiment de l’inédit.
c. le sentiment de l’inédit Le sentiment de l’inédit est rendu par une comparaison entre l’avant, l’après : « On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine ». On le constate donc, la découverte de la métropole par Bardamu est donc avant tout une approche sensible subjective.
II. Une vision très personnelle Comme nous l’avons évoqué , l’une des particularités de ce texte est que la découverte de la métropole américaine par le héros est rapportée au point de vue interne (et non, omniscient). Ceci est notable dans le texte par d’abondantes marques de la 1e personne ou d’un « je » pris dans une collectivité avec l’emploi du « nous » : « nous nous refusâmes » ; « nous fûmes » ; « on était » ; « on en a donc rigolé ». Le héros du récit est également le double de l’auteur, les opinions de l’auteur sont donc transmises de façon subjective. Cette subjectivité est notable dans les nombreuses marques de modalisation du discours. Nous remarquons donc la modalisation de l’auteur au travers de ses marques de jugement, c'est-à-dire par l’expression de sa subjectivité comme ici « nous nous refusâmes d’abord à y croire », marqué par le verbe d’opinion « croire ». Ou encore par l’adverbe « forcément » : «ça fait drôle forcément ». Mais Louis Ferdinand Céline, utilise également au cours de son récit, la parlure parigote ce qui provoque un énorme contraste entre la modernité de New York qui avait inspiré son renouvellement stylistique et son refus d’adapter son style à la modernité de cette célèbre ville américaine. Cette subjectivité se retrouve aussi dans le style extrêmement oral de l’écriture qui est un vrai travail littéraire pour mimer la parlure parigote.
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a. La parlure parigote En effet, la parlure parigote employée par l’auteur révèle un langage familier , parfois enfantin, comme les exemples suivant le démontrent : « c’en fut une » ; « En plein devant les choses » ; « pas baisante du tout » « Galérien » ; « Figurez-vous » ; « Rigolé comme des cornichons » ; « Ça fait drôle » ou encore « Une eau caca ». Cette oralité , qui en dépit des apparences est très travaillée et qui relève réellement d’un style était la propre façon de s’exprimer de Céline, comme en atteste sa correspondance ou les émissions télévisées qui lui furent consacrées. Mais cette parlure fonctionne un peu comme la grossièreté de Rabelais quand il s’agit de donner une image péjorative du Moyen-âge, elle a aussi pour but de démythifier le topos de l’arrivée à New York. b. Une vision démythifiée Même si Bardamu manifeste un véritable étonnement lors de sa découverte de la ville de New York, il n’a rien d’admiratif. La découverte de New York est dé sublimée, et critiquée ce qui donne au texte une dimension unique car pour la première fois la célèbre ville de New York est critiquée et non admirée. Céline s’oppose donc en ceci à l’image de New York dans la littérature populaire, au cinéma, ou même à Jean Paul Sartre, bien que de manière postérieure. La désublimation de l’endroit décrit est illustrée par l’emploi de mots peu élevés, d’un vocabulaire ordinaire : « New York c’est une ville debout » « pas baisante du tout, raide à faire peur » , « là où venait finir une eau caca », . On remarque que Céline utilise une vieille recette de la satire qu’est la scatologie. D’autre part, le processus de désublimation passe par une désérotisation. En effet, le personnage fait la découverte d’une ville plutôt phallique, qui est exprimée par l’opposition de la ville verticale (ville masculine) et de la ville horizontale (ville féminine). Or le narrateur étant un homme , il ne se sent pas attiré par cette ville trop érigée au sens propre et figuré. L’auteur compare même nos villes européennes à cette ville américaine « New York c’est une ville debout (…). Mais chez nous, n’est ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage(…) tandis que celle-là l’Américaine ». L’auteur créé une antithèse entre la ville debout et la ville couchée, il oppose donc la ville américaine qui est verticale : « une ville bâtie en raideur. » à la ville européenne, horizontale : « elles s’allongent ». Selon l’auteur, New York est donc à l’opposé de la terre promise. De plus nous pouvons remarquer le coté ironique de l’auteur. III.
Un texte plein d’ironie
En effet, Céline au travers de son récit, utilise l’ironie décrire la ville de New York. Il emploie donc les registres burlesque et satirique afin de dénoncer par le rire cette ville qu’il n’aime pas.
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a. L’ironie du parallèle entre les grandes découvertes du XVIe siècle et cette arrivée pleine de promiscuité L’auteur met en parallèle les grandes découvertes et cette arrivée par la voie maritime à bord d’une galère. Cette arrivée est bien différente des arrivées traditionnelles qui se font pour la plupart en paquebot. L’arrivée par la mer donne une autre dimension à la ville, de plus les personnages arrivent lorsque le temps est maussade, comme l’illustre l’accumulation lourde : « (…) à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante… ». L’arrivant ici n’est pas non plus un conquérant, il revient de la guerre et cherche à se construire une vie meilleure aux Etats-Unis. C’est un pouilleux comme le montre la phrase suivante : « Notre galère tenait son mince sillon… » Ou encore : « pour un galérien ». Ainsi, le Nouveau Monde qui avait semblé s’offrir à l’orgueil des conquérants est un théâtre écrasant et peu attirant pour un Européen miteux du XXe siècle. De fait, le texte refuse de céder aux clichés élogieux attachés à la ville. b. Un refus de céder aux clichés élogieux Cela s’exprime en premier lieu, par l’oubli ou la négligence de mentionner la statue de la Liberté, symbole de la ville au même titre que la tour Eiffel à Paris. L’auteur fait donc disparaitre la Statue de la Liberté de façon significative. En faisant cela, c’est aussi une façon de rejeter sa valeur symbolique si bien exprimée par le poème d’Emma Lazarus , « Le Nouveau colosse ». Pour le narrateur et pour Céline, il est clair que l’Amérique n’est pas la « Terre promise », et l’expérience qu’il fera une fois débarqué le confirmera. c. Une critique de la société américaine Ce texte est donc avant tout l’occasion pour Céline de procéder à la critique de la société américaine. En plus de son aspect peu attirant , ce qui relève de la subjectivité d’un jugement esthétique et personnel, il dit d’elle, que c’est une société matérialiste comme nous le montre le champ lexical de l’argent: « pognon » ; « argent » et « dollar ». Cette critique d’une société américaine matérialiste est également illustrée dans la phrase suivante: « Ils ne veulent recevoir chez eux en somme que les curieux qui leur apportent du pognon, parce que tous les argents d’Europe, c’est des fils à Dollar ». On remarque que l’auteur fait une allusion à l’affaire Sacco et Vanzetti , qui traite d’un scandale judiciaire survenu dans les années 1920 aux États-Unis, et dont les victimes furent les anarchistes d'origine italienne Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti quand il énonce dans son récit : « C’est tous des anarchistes ».Céline dénonce également le mercantilisme américain.
Le texte de Céline est un véritable morceau d’anthologie car prenant pour sujet une sorte de mythe , il produit lui-même un texte mythique dont le but est la
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démythification du sujet. Ce faisant, son texte s’inscrit dans une pensée antiaméricaine très forte au moment de l’écriture du texte. D’une part le souvenir du jeudi noir mais plus encore de l’impression de nombreux Européens d’avoir été relégués par la puissance américaine dont New York est le symbole le plus éclatant.
Alexandra Duverger
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Louis Ferdinand Céline (Louis Ferdinand Auguste Destouches) Biographie : Médecin et écrivain, considéré comme l’un des plus grands auteurs de la littérature française du XXème siècle. Sa vision extrêmement pessimiste de l’existence est rendue par un style halluciné et heurté. Son antisémitisme empêche certaines de ses œuvres d’être rééditées. 1884 : Naissance le 27 Mai à Courbevoie de Louis-Ferdinand, fils de Marie, Marguerite, Céline Guillou et de Fernand Destouches. 1904 : Ses parents reprennent une boutique de dentellerie au passage Choiseul. Il passe son enfance dans les quartiers populaires de Paris. 1905-11 : Durant sa scolarité et afin de favoriser la maîtrise des langues étrangères Louis-Ferdinand effectue des séjours en Allemagne et en GrandeBretagne. 1912 : Il s'engage pour trois ans dans la cavalerie. 1914-15 : Il a vingt ans quand la guerre éclate. Il est blessé près d’Ypres, puis affecté au consulat général de France à Londres à la suite de sa convalescence. 1915 : Il est démobilisé en septembre 1915. 1916-17 : Séjourne au Cameroun, il travaille pour la compagnie forestière Sangha-Oubangui. 1918 : Devient conférencier à la mission Rockfeller. 1919-23 : Passe son baccalauréat puis entreprend avec succès des études de médecine. Il épouse Edith Follet. 1924-25 : Il dirige une mission médicale au titre de la Société Des Nations en Amérique du Nord et en Europe. 1926 : Mission en Afrique, il divorce. Il rencontre Elizabeth Craig, une Américaine avec laquelle il aura une liaison jusqu'en 1933. 1928 : Ouvre un cabinet à Clichy. 1933-35 : Il poursuit son activité médicale. 1937-38 : Publication de Bagatelles pour un massacre et de l’Ecole des Cadavres. Pamphlets antisémites injurieux qui valent à Celine et à son éditeur une condamnation pour diffamation. 1944 : En novembre il se réfugie à Sigmaringen. 1946-47 : Est incarcéré à Copenhague. De 1945 à 1947, il entretient une longue correspondance avec Lucie Almansor, sa troisième femme. 1947-48 : Vit à Copenhague en résidence surveillée.
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1950 : Est condamné à l'indignité nationale et à la confiscation de ses biens. 1951 : Amnistié le 26 avril, il s’installe à Meudon. 1961 : Décès de Céline.
Bibliographie : • • • • • • • • • • • • • • • • •
1925 : La Quinine en thérapeutique. 1932 : Voyage au bout de la nuit. 1933 : L’Eglise (théâtre). 1936 : Mort à crédit ; Mea culpa suivi de la Vie et l’Œuvre de Semmelweis. 1937 : Bagatelles pour un massacre. 1938 : L’école des cadavres. 1941 : Les Beaux Draps. 1944 : Guignol’s Band I. 1948 : Gala des vaches suivi de L’Agité du bocal. 1949 : Foudre et flèches ; Casse-pipe. 1950 : Scandale aux abysses. 1954 : Féerie pour une autre fois. 1955 : Entretiens avec le professeur Y. 1957 : D’un château l’autre. 1958 : Entretiens familiers avec Louis-Ferdinand Céline de Robert poulet. 1959 : Ballets sans musique, sans paroles, sans rien. 1960 : Nord.
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L’exode rural. Certains mettaient du temps, allaient de la Géorgie à l’Illinois, jusqu’à la Ville, rentraient en Géorgie, puis à San Diego et, finalement, en secouant la tête, s’abandonnaient à la Ville. D’autres savaient tout de suite qu’elle était pour eux, cette Ville et pas une autre. Ils venaient par caprice parce qu’elle était là et pourquoi pas ? Ils venaient après une longue préparation, beaucoup de lettres et de réponses, pour être sûr et savoir comment et où et combien. Ils venaient en visite et oubliaient de rentrer pour cueillir ou planter le coton. Démobilisés honorablement ou non, chassés avec ou sans indémnité, expulsés avec ou sans préavis, ils traînaient un certain temps et puis ne pouvaient plus s’imaginer ailleurs. D’autres venaient parce qu’un parent ou un copain de sa ville avait dit : « Mec, vaut mieux que tu voies cet endroit avant de mourir » ; ou : « On a de la place maintenant, alors fais ta valise et n’emporte pas tes grosses chaussures. » Quelle que soit leur manière de venir, le moment ou la raison de leur venue, à la minute où leurs semelles touchaient le trottoir – c’était sans espoir de retour. Même si la chambre louée était plus petite que la stalle de l’étalon et plus sombre que les latrines au petit matin, ils restaient pour se voir faire leur numéro, s’écouter eux-mêmes en public, se sentir descendre une rue avec des centaines d’autres qui avançaient comme eux, et qui, quand ils parlaient, sans compter leur accent, traitaient aussi la langue comme un jouet compliqué, malléable, fait pour jouer avec. Ils l’aiment aussi pour une raison, le spectre qu’ils laissaient derrière eux. Les dos voûtés des vétérans du 27e Bataillon trahis par le commandant pour lequel ils s’étaient battu comme des lunatiques. Les yeux de milliers, stupéfiés d’avoir été importés par M. Armour, M. Swift, M. Montgomery Ward pour briser des grèves et renvoyés pour l’avoir fait. Les chaussures brisées de deux mille débardeurs à qui M. Mallory ne donnerait jamais cinquante cents de l’heure comme aux Blancs. Les paumes en prière, les respirations râpeuses, les enfants silencieux de ceux qui s’étaient enfuis de Springfield en Ohio, Greensburg en Indiana, Wilmington au Delaware, La Nouvelle-Orléans en Louisiane, après que des Blancs enragés eurent écumé les allées et les cours de chez eux. La vague des Noirs fuyant la misère et la violence avait culminé dans les années 1870, 80 et 90, mais c’était encore un flot régulier en 1906 quand Joe et Violette s’y étaient joints. Comme les autres, ils venaient de la campagne, mais qu’ils oublient vite, les gens de la campagne. Quand ils tombent amoureux d’une ville, c’est pour toujours, et c’est comme depuis toujours. Comme s’il n’y avait jamais eu un moment où ils ne l’avaient pas aimée. La minute où ils arrivent à la gare où descendent du ferry et aperçoivent les larges avenues et le gaspillage des lampes qui les éclairent, ils savent qu’ils sont nés pour ça. Là, dans une ville, ce n’est pas tant qu’ils sont neufs, ils sont eux-mêmes : un être plus fort, prêt au risque. Et au début quand ils arrivent, et vingt ans plus tard quand eux-mêmes et la ville ont grandi, ils aiment tellement cette part d’eux-mêmes qu’ils oublient ce qu’était aimer les autres – S’il l’ont jamais su, bien sûr. Je ne veux pas dire qu’ils les haïssent, non, juste que ce qu’ils se mettent à aimer c’est la façon dont on est dans la Ville, la façon dont une écolière ne s’arrête jamais au feu mais regarde au debout de la rue avant de descendre du trottoir dont les hommes s’accommodent à la hauteur des immeubles et à la petitesse des porches, à quoi ressemble une femme qui avance dans la foule, ou le choc de son profil avec l’East River en arrière-plan.
Toni Morrison, Jazz, 1988. Traduit de l’anglais par Pierre Alien.
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Toni Morrison Biographie : Toni Morrison, de son vrai nom Chloe Anthony Wofford, est une romancière, professeur de littérature et éditrice américaine, lauréate du Prix Nobel de littérature en 1993. Elle a été la huitième femme mais également la première femme noire et finalement le seul auteur afro-américain à recevoir cette distinction. 1931 : naissance à Lorain, (Ohio, États-Unis) 1949 : inscription à l’université d’Howard pour étudier la littérature 1953 : soutient une thèse sur le thème du suicide chez William Faulkner et Virginia Woolf à l'Université Cornell. 1955-1957 : enseigne l’anglais à l’université à Houston 1958 : épouse Howard Morrison avec qui elle aura deux enfants 1964 : divorce puis s’installe à New-York et travaille comme éditrice chez Random House 1970 : écriture de son premier roman L’œil le plus bleu 1973 : écriture de son deuxième roman Sula et obtient le National book Critics Award 1973 : édite une anthologie d’écrivains noirs, The black book 1988 : obtient le prix Pulitzer pour Beloved 1993 : reçoit le prix Nobel de la littérature pour l’ensemble de son œuvre 2005 : est nommée docteur honoris causa en Arts et Littérature par l’Université d’Oxford. Bibliographie : • • • • • • • • •
1970 : L’œil le plus bleu (The Bluest Eye) 1973 : Sula 1977 : Le chant de Salomon (Song of Solomon) 1981 : Tar Baby 1987 : Beloved 1992 : Jazz 1994 : Paradis (Paradise) 2003 : Love 2008 : Un don (A Mercy)
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L’extraordinaire aventure de devenir moi-même une autre. 25 janvier 1947. Quelque chose est en train d’arriver. On peut compter dans une vie les minutes où quelque chose arrive. Des pinceaux de lumière balaient le terrain où brillent des feux rouges et verts ; c’est un soir de gala, une fête de nuit : ma fête. Quelque chose arrive : les hélices tournent de plus en plus vite, les moteurs s’emballent : mon cœur ne peut pas les suivre. D’un seul coup les balises rouges s’écrasent contre la terre : au loin les lumières de Paris vacillent, sobres étoiles qui montent d’un abîme bleu sombre. Voilà. C’est arrivé. Je vole vers New York. C’est vrai. Le haut-parleur a appelé : « Les voyageurs pour New York… » et la voix avait l’accent familier de toutes les voix qu’on entend à travers les haut-parleurs, sur les quais des gares. Paris-Marseille, Paris-Londres, Paris-New York. Ce n’est qu’un voyage, un passage d’un lieu à un autre. C’est ce que disait la voix ; c’est ce que prétend le visage blasé du steward ; il trouve naturel, par métier, que je vole vers l’Amérique. Il n’y a qu’un monde et New York est une ville du monde. Mais non. Malgré tous les livres que j’ai lus, les films, les photographies, les récits, New York est dans mon passé une cité légendaire : de la réalité à la légende , il n’existe pas de chemin. En face de la vieille Europe, au seuil d’un continent peuplé de 160 millions d’hommes, New York appartient à l’avenir : comment pourrais-je sauter à pieds joints par-dessus ma propre vie ? Je tente de me raisonner : New York est réelle et présente ; mais mon émotion demeure. D’ordinaire voyager c’est tenter d’annexer à mon univers un objet neuf : l’entreprise est déjà passionnante. Mais aujourd’hui, c’est différent : il me semble que je vais sortir de ma vie ; je ne sais pas si c’est à travers la colère ou l’espoir mais quelque chose va se dévoiler, un monde si plein, si riche et si imprévu que je connaîtrai l’extraordinaire aventure de devenir moi-même une autre. Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, 1948.
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Simone de Beauvoir Biographie: Simone de Beauvoir, philosophe, essayiste et romancière, reste avant tout dans les mémoires comme la figure la plus marquante du féminisme au XXe siècle, en particulier grâce à son essai Le Deuxième sexe (1949). Cet ouvrage, qui fera scandale au moment de sa parution, lui vaut, encore aujourd’hui, un intérêt et une reconnaissance internationale. Compagne de Sartre, elle incarne, elle aussi la figure de l’écrivain engagé. 1908 : 9 janvier, naissance à Paris, dans un milieu bourgeois. 1913 : Scolarisée au cours Désir 1925 : Réussite au baccalauréat, suit conjointement des cours de mathématiques à l’Institut catholique de Paris et des études de lettres à l’Institut Sainte-Marie de Neuilly 1927 : Obtient le certificat de philosophie générale 1928 : Obtient la licence ès lettres mention philosophie 1929 : Est classée deuxième à l’agrégation de philosophie (Sartre est reçu premier). Devient enseignante de philosophie à Marseille 1930 : Enseignante de philosophie à Rouen 1943 : Suspendue de l’Éducation nationale Travaille pour Radio Vichy à des émissions sur la musique 1945 : Participe à la fondation de la revue Les Temps modernes, avec Raymond Aron, Michel Leiris, Maurice Merleau-Ponty, Albert Ollivier, Jean Paulhan et JeanPaul Sartre. 1947 : Voyage aux États-Unis, long séjour New York. Entame une liaison passionnée avec Nelson Algren 1949 : Publication de son ouvrage majeur: Le Deuxième sexe. La publication de cet ouvrage provoque un grand scandale, en particulier à cause des propos de Beauvoir sur l’avortement. 1954 : Publication du roman Les Mandarins, pour lequel elle obtient le prix Goncourt. Ce roman met en lumière sa relation avec Algren. 1971 : Création du mouvement Choisir avec Gisèle Halimi pour lutter en faveur de la dépénalisation de l’avortement. Rédige le Manifeste des 343. 1986 : 14 avril, décès de Simone de Beauvoir.
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Bibliographie • 1943 : L'Invitée, roman. • 1944 : Pyrrhus et Cinéas, essai • 1945 : Le Sang des autres, roman • 1945 : Les Bouches inutiles, pièce de théâtre • 1946 : Tous les hommes sont mortels, roman • 1947 : Pour une morale de l'ambiguïté, essai • 1948 : L'Amérique au jour le jour, récit • 1949 : Le Deuxième Sexe, essai philosophique • 1954 : Les Mandarins, roman • 1955 : Privilèges, essai • 1957 : La Longue Marche, essai • 1958 : Mémoires d'une jeune fille rangée, récit autobiographique • 1960 : La Force de l'âge, récit autobiographique • 1963 : La Force des choses, récit • 1964 : Une mort très douce, récit autobiographique • 1966 : Les Belles Images, roman • 1967 : La Femme rompue, nouvelles • 1970 : La Vieillesse, essai • 1972 : Tout compte fait, récit autobiographique • 1979 : Quand prime le spirituel, roman • 1981 : La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre : août - septembre 1974, récit autobiographique.
Œuvres posthumes • • • • • •
Lettres à Sartre, tome I : 1930-1939, 1990 Lettres à Sartre, tome II : 1940-1963, 1990 Journal de guerre, septembre 1939 - janvier 1941, 1990 Lettres à Nelson Algren, traduction de l'anglais par Sylvie Le Bon, 1997 Correspondance croisée avec Jacques-Laurent Bost, 2004 Cahiers de jeunesse, 1926-1930, 2008
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CHAPITRE II
Quartiers de New York
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Présentation
Qui n’est pas allé à New York, n’a pas toujours conscience qu’il ne s’agit pas d’une ville d’un bloc, mais d’une suite de cinq boroughs, c’est-à-dire de circonscriptions : Manhattan, le Bronx, le Queens, Brooklyn et Staten Island, le tout formant une sorte d’archipel. Par ailleurs, ce que nous tenons pour tout New York, n’est souvent que l’île de Manhattan, - car il s’agit bien d’une île borough le plus célèbre et le plus riche de ce qui forme la ville de New York. Son nom d’origine est Manna-Hata, il vient des « Indiens », ou plus exactement des Amérindiens (Native people), et signifie « Île aux nombreuses collines ». L’anecdote est célèbre, l’île de Manhattan fut achetée aux Amérindiens, en 1626, par Peter Minuit, directeur de la Compagnie hollandaise des Indes occidentales, pour quelques colifichets et 60 florins, environ 25 dollars actuels. Autre cliché à démentir, le gratte-ciel n’est pas le type de construction le plus répandu de la ville, il est, là encore, surtout emblématique de Manhattan et, en l’occurrence, il est un peu l’arbre qui cache la forêt. Peu de touristes s’aventurent au-delà de Manhattan, c’est la mission que nous avons confié à nos auteurs. Les textes n’ont pas été placés chronologiquement mais dans l’ordre du développement urbain de New York, c’est-à-dire depuis la pointe sud de Manhattan jusqu’à la pointe nord. Très naturellement, le texte qui ouvre le groupement est le poème de Walt Whitman, d’une part, parce que son titre renvoie au « New York » d’avant la colonisation européenne, mais aussi parce que lui-même est l’initiateur d’une poésie proprement américaine. Par la suite, le groupement comprend des textes portant sur des quartiers de Manhattan: Chinatown, Little Italy ou Harlem, qui témoignent tous trois du multiculturalisme de New York ; Washington Square est, quant à lui, un des lieux marquants de Greenwich village, célèbre quartier du bouillonnement culturel de la métropole. Il nuance, une fois de plus, l’architecture newyorkaise, en transportant le visiteur dans un des squares dont Londres a le secret. On remarquera l’évidente influence qu’a eu le roman éponyme de James sur la description de Morand. Le texte de Soupault sur Harlem témoigne, quant à lui, de l’intérêt et de la source d’inspiration que les surréalistes trouvèrent dans la culture noire d’Afrique mais aussi d’Amérique. Rappelons le bouleversement et même le scandale que provoquèrent dans les années 20, la Revue nègre et l’apparition du jazz dont le ragtime est le précurseur.
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Illustration de Chinatown, par Thomas Prieur.
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« Mannahatta ». Je demandais quelque chose de particulier et parfait pour ma ville, Sur ce voici surgir le nom indigène. A présent je vois ce qu’il y a dans un nom, un mot liquide, sain, réfractaire, musical, hautain, Je vois que le mot de ma ville est ce mot d’autrefois, Parce que je vois ce mot niché dans les niches des baies, superbe, Riche, ceinturé de voiliers et vapeurs tout autour pressés, île longue de vingt-cinq kilomètres, fondée sur le roc, Rues sans nombre avec leurs foules, hautes excroissances de fer, sveltes, fortes et légères, jaillies splendidement vers les cieux clairs, Marées promptes et amples, tant aimées de moi, vers le couchant, Les courants marins qui affluent, les petites îles, granddes îles avoisinantes, les hauteurs, les villas, Les mâts innombrables, les blancs côtiers, les allèges, les bacs, les noirs paquebots aux formes parfaites, Les rues du bas de la ville, les maisons de commerce des soldeurs, les maisons des courtiers de commerce maritimes et changeurs, les rues près la Rivière, Les immigrants qui arrivent, par quinze à vingt mille en une semaine. Les camions charriant les marchandises, la mâle race des conducteurs de chevaux, les marins au visage hâlé, L’air estival, le soleil qui brille éclatant, et les nuages flottant là-haut, Les neiges hivernales, les clochettes des traîneaux, les glaçons dans la Rivière qu’apporte le flux ou qu’emporte le reflux, Les ouvriers de la ville, les maîtres, bien bâtis, au visage beau, qui vous regardent bien en face, Les trottoirs encombrés, voitures, Broadway, les femmes, les magasins et curiosité, Un million d’habitants – libres et superbes manières – voix franches – accueillants – les jeunes gens les plus braves et cordiaux, Ville aux flots précipités et écumants ! Ville aux flèches et mâts ! Ville au creux des baies nichée ! Ma ville !
CHAPITRE II
Quartiers de New York
Walt Whitman, « Mannahatta », Feuilles d’Herbe, 1855. Traduit de l’anglais par Léon Bazalguette, 1909.
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Walt Whitman Biographie : Walt Whitman est un des premiers grands poètes de la littérature américaine, le premier auteur, dans Feuille d’herbe , à évoquer et célébrer New York et, tout simplement, un des premiers poètes de la modernité poétique. 1819 : 31 mai, naissance à Long Island. 1823 : sa famille s’installe dans le district de Brooklyn. Suit une scolarité très brève mais révèle très vite un goût comme des aptitudes pour la littérature. 1835 : il s’installe à Manhattan. Il travaille comme typographe pour le journal New World. La même année, il devient instituteur à Long Island. 1838-1839 : fonde et édite le journal The Long-islander 1841 : abandonne sa carrière d’instituteur pour devenir imprimeur, tout en poursuivant sa carrière de journaliste. 1842: devient éditorialiste au New York Aurora . Il édite cinq autres journaux de moindre importance dans le même temps. Publie son premier roman Franklin Evans ou l'Alcoolique . C'est avec la nouvelle The Child's Champion qu’il est reconnu littérairement. Dans le même temps il se met à écrire de la poésie, ce qui deviendra son mode d’expression littéraire dominant. 1855: Mort de son père. Publication de son recueil Feuille d’Herbe (Leaves of Grass ). C’est une œuvre majeure car elle un peu l’acte de naissance d’une poésie proprement américaine, et en même temps par l’intérêt, la célébration, l’originalité de l’approche stylistique de la ville de New York, une des première œuvre de la modernité poétique. Le recueil ne sera reconnu à sa juste valeur qu’après plusieurs rééditions. 1891 : édition définitive de Feuille d’Herbe. Whitman est enfin reconnu comme un grand poète. 1892 : 26 mars, décès de Walt Whitman.
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Bibliographie : Poésie • • • •
Feuilles d'herbe (1855-1891) Comme un oiseau puissant sur ses libres ailes et autres poèmes (1872) Deux ruisseaux (1876) Poèmes et proses inédits (1921)
Prose • • • • • • • • • •
Franklin Evans ou l'Alcoolique (1842) Perspectives démocratiques (1871) Echantillons de jours et recueils (1882-1883) Rameaux de novembre (1888) Voyage au Canada (1904) Correspondance avec Anne Gilchrist (1918) La Moisson des forces (1920) L'Atelier de Walt Whitman (1928) Je m'assois et regarde (1932) Texte sur la guerre civile (1933)
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Long Island : signes extérieurs de richesse. On entendait de la musique chez mon voisin pendant les nuits d’été. Des hommes et des femmes voltigeaient comme des phalènes à travers ses jardins enchantés, dans une atmosphère de murmures, de champagne et d’étoiles. L’après-midi, à marée haute, je pouvais voir ses invités s’envoler du plongeoir, ou rôtir au soleil sur le sable brûlant de sa plage, tandis que ses deux hors-bord fendaient les eaux du détroit en entraînant des aquaplanes dans des cataractes d’écume. En fin de semaine, sa Rolls-Royce se transformait en autobus et faisait d’incessants va-et-vient entre sa maison et New York, de neuf heures du matin à minuit largement passé, et sa camionnette jaune vif vrombissait comme un hanneton sur la route de la gare pour ne manquer l’arrivée d’aucun train. Et le lundi, huit domestiques, dont un jardinier spécialement convoqué, travaillaient toute la journée, armés de balais, de brosses en chiendent, de marteaux et de sécateurs, à effacer les ravages de la veille. Chaque vendredi, un fruitier de New York livrait cinq cageots d’oranges et de citrons – et chaque lundi matin, ces mêmes oranges et citrons formaient devant sa porte de service une pyramide d’écorces vides. Sa cuisine était équipée d’un appareil capable de presser deux cents oranges en moins d’une demi-heure, à condition que le pouce d’un majordome qualifié appuie deux cents fois sur un petit bouton. Tous les quinze jours environ, une équipe de charpentiers-décorateurs apportaient de grandes bâches et des quantités de lampions multicolores, pour transformer les immenses jardins de Gatsby en arbre de Noël. On dressait des buffets, où des hors-d’œuvre chatoyants et des jambons fumés bardés d’épices côtoyaient des salades des bigarrées comme des arlequins, des pâtés de porc et des dindes magiquement changées en or brun. On installait dans le hall un vrai bar, avec repose-pieds en cuivre, garni de tous les alcools imaginables, et de flacons de liqueurs extrêmement rares, oubliées depuis si longtemps que la plupart de ses invitées féminines étaient trop jeunes pour les distinguer l’une de l’autre. L’orchestre se mettait en place vers sept heures – non pas un misérable quintette, mais toute une armée de trombones, de hautbois et de saxophones, de violons, de trompettes et de piccolos, de caisses claires et de timbales. Les derniers baigneurs sont rentrés de la plage à cette heure-là, et s’habillent dans les chambres. Les voitures venues de New York se garent par rangs de cinq dans les contre-allées, et les salons, les vérandas, les couloirs, s’animent de couleurs criardes, d’étranges coiffures dernier cri et de châles brodés à faire pâlir les Castillanes. Le bar est pris d’assaut, des plateaux de cocktails se faufilent dans les jardins, l’air s’en imprègne peu à peu et résonne de petits cris, de petits rires, de mystérieux sous-entendus, de présentations oubliées sitôt faites, d’exclamations extasiées de femmes qui croisent sans même savoir qui elles sont.
Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique, 1925. Traduit de l’anglais par Jacques Tournier.
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Francis Scott Fitzgerald Biographie : Francis Scott Fitzgerald, romancier, nouvelliste appartenant à la « lost generation » (« génération perdue ») c’est-à-dire une suite d’écrivains qui s’estiment victimes des erreurs de la génération précédente dont la 1ère Guerre Mondiale fut le stigmate le plus marquant. Ses sujets et son style s’en ressentent, pleins d’un pessimisme diffus dans l’euphorie des années folles.
1896 : Naissance à Saint Paul aux Etats-Unis (origine Irlandaise) 1911: Il commence à écrire des poèmes et des nouvelles qu'il publie dans le journal de son établissement. 1913 : Il entre à l'université prestigieuse de Princeton en 1913 grâce à l'héritage de sa grand-mère. 1917 : Fitzgerald préfère consacrer son temps à écrire de la poésie ou des pièces de théâtre. Il perd tout intérêt pour l'université et la quitte pour s'engager dans l'armée où il tombe amoureux de Zelda Sayre, fille d'un magistrat non fortuné. 1919 : Il tente de faire accepter son manuscrit, désespéré il rentre à Saint-Paul et passe l'été a écrire à réécrire son roman. 1920 : Son roman profondément remanié est enfin accepté, il commence à vendre ses nouvelles à de grands magazines. Il se marie avec Zelda et son livre L'envers du paradis paraît et lui vaut un succès immédiat. 1924 : Fitzgerald pour des besoins financiers quitte les Etats-Unis pour rejoindre la France où le taux du dollar est intéressant. Il rejoint Paris, puis s'installe à Saint-Raphaël avec sa femme et sa fille de 3 ans. En 5 mois il écrit la première version de Gatsby le magnifique. 1929: Le couple connaît des problèmes. Fitzgerald boit de plus en plus et sa femme doit être internée pendant un an et demi. 1931 : C'est le retour de la famille Fitzgerald aux Etats-Unis à cause des revenus moins importants et du coût de l'internement de sa femme. 1934: Il publie Tendre est la nuit qui passe totalement inaperçu. Ainsi pendant commence une période sombre durant 3 ans.
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1937 : Son agent lui trouve un emploie de scénariste à Hollywood lui permettant de rembourser ses dettes monumentales et d'envoyer sa fille à l'université. 1940 : Mort de Fitzgerald.
Bibliographie Romans • • • • •
1920 : L'Envers du paradis 1922 : Les Heureux et les Damnés 1925 : Gatsby le Magnifique 1934 : Tendre est la nuit 1941 : Le Dernier Nabab
Recueils de nouvelles • • • • • • • •
Les enfants du jazz. Un diamant gros comme le Ritz. Histoires de Pat Hobby. Love Boat I. Love Boat II : Entre trois et quatre. Love Boat III : Fleurs interdites. Éclats du Paradis. La Ballade du rossignol roulant.
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Chinatown.
[…] Je suis chez les Chinois, qui comme avec le dos Sourient, se penchent et sont polis comme des magots. La boutique est petite, badigeonnée de rouge Et de curieux chromos sont encadrés dans du bambou. Hokusai1 a peint les cent aspects d’une montagne. Que serait votre Face peinte par un Chinois ?... […]
Peintre japonais. Cendrars semble commettre une erreur sur la nationalité de cet artiste.
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Blaise Cendrars, Les Pâques à New York, 1912.
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Blaise Cendrars Biographie : Frédéric Sauser dit Blaise Cendrars, écrivain cosmopolite, il bâtit toute son œuvre à partir de ses voyages. Cependant, il offre une vision plus poétique que réaliste des pays évoqués.
1887 : Naissance à La Chaux-de-Fonds en Suisse. 1902 : Ecole de Commerce à Neuchâtel. 1905-1907 : Séjour à Saint-Pétersbourg, employé par M. Leuba, ressortissant suisse et fabricant d'horlogerie. 1907-1910 : Retour en Suisse. Etudes de médecine, puis de lettres à l'Université de Berne. Rencontre de Féla Poznanska. 1910-1911 : Séjour à Paris, à Saint-Pétersbourg, à New York où il rejoint Féla. 1912 : A New York: Hic Haec Hoc, premier texte signé Blaise Cendrart (sic). De retour à Paris, il fonde avec Emil Szittya la revue Les Hommes nouveaux et publie son premier grand poème, Les Pâques à New York. Rencontre de Guillaume Apollinaire et de l'avant-garde parisienne. 1914-1915 : Engagé volontaire dans la Première Guerre mondiale. Epouse Féla avant de partir au front. Perd son bras droit au combat en Champagne, le 28 septembre 1915. 1916 : Naturalisé Français. Publication de La guerre au Luxembourg. 1917 : Rencontre l'actrice Raymone Duchâteau qui sera désormais la compagne de sa vie. 1920-1921 : Expériences cinématographiques. 1923 : Sur un livret de Cendrars, les Ballets suédois produisent La Création du monde, musique de Darius Milhaud, décors et costumes de Fernand Léger. 1924 : Premier voyage au Brésil. Feuilles de route I, "Le Formose". 1925 : L'Or, la merveilleuse histoire du Général Johann August Suter, premier livre à grand succès international. 1926 : L'Eubage, aux antipodes de l'Unité. 1929 : Le Plan de l'Aiguille et Les Confessions de Dan Yack. Une Nuit dans la forêt, premier fragment d'une autobiographie. 1931 : Aujourd'hui (recueil de textes en prose). 1932 : Vol à voiles, prochronie.
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1935-1938 : Divers reportages. Nouvelles : Histoires vraies (1938), La Vie dangereuse (1939). 1939-1940 : Correspondant de guerre auprès de l'Armée anglaise. D'oultremer à indigo (1940). 1943-1949 : Années de création intense à Aix-en-Provence. Ecrit quatre volumes qui « sont des Mémoires sans être des Mémoires » : L'Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948), Le Lotissement du ciel (1949), qui ont été nommés la « Tétralogie ». Le 27 octobre 1949, se marie avec Raymone Duchâteau à Sigriswil (Oberland bernois). 1950 : Retour à Paris. 1956 : Dernière oeuvre, un roman : Emmène-moi au bout du monde!.... 1960 : Commandeur de la Légion d'honneur, distinction remise par André Malraux. 1961 : Grand Prix littéraire de la Ville de Paris. Blaise Cendrars meurt le 21 janvier 1961.
Bibliographie : • •
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1912 : Les Pâques à New York. 1913 : La Prose du Transsibérien La Petite Jehanne de France, « le premier livre simultané », avec les couleurs simultanées de Sonia Delaunay. 1917 : L'Eubage Moravagine La Fin du Monde filmée par l'Ange Notre-Dame Profond Aujourd'hui. 1918 : Panama ou les Aventures de mes sept oncles. J'ai tué. 1919 : Dix-neuf poèmes élastiques. L'ABC du cinéma. 1921 : Anthologie nègre. 1925 : L'Or 1956 : Emmène-moi au bout du monde!....
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Go down, go down to Chinatown.
[…]le trottoir par lequel je descendais se peupla peu à peu de menus visages asiatiques et d’enseignes en chinois, premiers signes isolés, griffonnages de néons ou de peinture noire sur la brique sale des murs mitoyens, puis de hautes banderoles agitées par le vent, de grandes affiches de films chinois avec des acteurs dans des poses guerrières ou romantiques, de minuscules kiosques où l’on vendait des journaux aux colonnes serrées et aux titres d’une dimension alarmante, comme s’ils annonçaient des hécatombes et des naufrages dans les mers de Chine, de magasins de disques avec en vitrine des posters d’idoles chinoises de la chanson, de bijouteries chinoises, de bazars de jouets chinois où l’on vendait des serpents articulés, des dragons volants, des requins ou des tortues en plastique qui s’agitaient comme des poissons à l’intérieur de seaux remplis d’eau. Traversant le monde en quelques pas, j’étais arrivé pour la première fois et sans préavis, Marco Polo désorienté, dans la grande fourmilière chinoise de Canal Street.
Antonio Muñoz Molina, Fenêtres de Manhattan, 2005. Traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon.
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Le Queens : Une zone de non droit.
Un chauffeur nous ramène. Sur les avenues du Queens, il brûle avec dédain tous les signaux, ce que personne ne fait jamais dans Manhattan : même la nuit dans les rues les plus désertes, les voitures sont d’une docilité exemplaire ; c’est que, s’il n’y a pas beaucoup de règlements en Amérique, il coûte cher de les enfreindre ; les amendes sont très élevées. Mais Queens malgré l’étendue de sa surface n’est qu’un faubourg, la discipline y perd ses droits. Nous nous engageons sur le grand pont de fer. Les camions roulent sur la plateforme supérieure ; sur celle-ci, il n’y a que des autos toutes à peu près de même taille, de même couleur sombre, presque identiques ; elles se suivent à dix centimètres l’une de l’autre : deux files dirigées vers Manhattan, et deux dirigées vers Queens remplissent exactement toute la chaussée ; elles avancent si régulièrement qu’on les croirait emportées par un tapis roulant au sortir de l’usine qui vient de les fabriquer. Je me demande ce qui arriverait dans cette chaîne précise si l’une d’elles tombait en panne.
Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, 1948.
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Washington Square. Au sortir du Village, je me trouve tout à coup sur une place lumineuse et, bien que limitée maintenant à l’ouest par de récentes architectures, encadrant avec régularité un ciel nacré d’un mouvement admirable. Elle est bordée au nord d’une rangée de maisons rouges – de ce rouge qui est comme un dernier souvenir de la Hollande – maisons de vieux style américain, plein de tenue et de noblesse : c’est Washington Square, avec ses arbres maigres et ses sèches qui font penser aux premiers Corot, d’avant l’Italie ; ici (comme d’ailleurs presque partout à New York), rien de ce que les ateliers nomment « beurré », ou encore « traité en pleine pâte » ; tout est sec, épuré. Washington Square, centre de l’aristocratie Knickerbocker des années 1840 , décor des plus célèbres romans d’Henry James, des meilleurs pochades d’O’Henry, des pages les plus tendres d’Edith Wharton, Washington Square d’où s’élance radieuse et royale, sans hésitation, à travers le cerceau de Washington Arch, la Cinquième Avenue, comme une tulipe ! Ici, au milieu du siècle dernier, un artiste et professeur de dessin, Samuel Morse, réunissait quelques amis et essayait de communiquer avec eux à l’aide d’un fil électrique. Mark Twain vécut là… Les troupes y paradaient pendant la guerre de 1812. Plus tôt encore, Washington Square avait été le charnier des esclaves noirs de La Nouvelle-Amsterdam et des milliers de crânes prognathes reposent sous son herbe grise ; quand les archéologues des siècles futurs les exhumeront, ils crurent certainement à quelque soudure entre l’Amérique et l’Afrique. « Ce square exhale une sorte de tranquillité assurée qu’on rencontre rarement dans cette longue ville vibrante ; son aspect a une maturité, un bien-être, une honorabilité – dus à ce qu’il fut le centre déjà historique d’une société – qui font défaut aux plus hauts quartiers », écrit Henry James, dans son roman qui a pour titre Washington Square. Lorsque, de Washington Square vous vous retrouvez dans le New York d’aujourd’hui, c’est comme de quitter la terre pour une saison en enfer. Washington Square, a quiet and gentle retirement, calme retraite et de bon aloi, semble l’entrée d’un tunnel souterrain qui s’en irait aboutir, par-dessous l’Atlantique, à Londres, du côté de Bloomsbury. Souvent, depuis que j’ai découvert l’Amérique, je me suis pris à être injuste envers la vieille Angleterre. Aujourd’hui, je me repens et je choisis, pour le dire, Washington Square. Si j’ai pu pénétrer et comprendre vite New York, c’est que, derrière moi, j’avais dix années d’OutreManche. Toutes les plaisanteries qui courent sur les États-Unis et la GrandeBretagne, deux pays séparés par la langue et par l’Atlantique, etc., ont fini par nous faire oublier qu’elles sont mère et fille. La plus jeune renie l’aînée comme se renient deux générations, c'est-à-dire en vain. « O mère Angleterre ! » s’écrie le Dodsworth de Sinclair Lewis. Les Yankees disent en ricanant : « Sa Majesté britannique », « le Prince de Galles », mais dès que l’un est mourant et que l’autre se casse la tête en tombant de cheval, ils s’écrient avec une émotion qui est un réflexe héréditaire : « Le Roi est au plus mal », « Le Prince fait une chute grave ». L’Angleterre continue à dénigrer l’Amérique mais elle ne la méprise plus ; les Américains se moquent des Anglais, mais ce sont les seuls Européens qu’ils respectent et en qui ils aient confiance. Trotski a prédit la guerre entre les deux pays ; c’est un faux prophète et il mérite son exil ; une telle guerre est aussi impossible qu’un conflit entre la Bretagne et la Provence. D’ailleurs Londres et New York sont une même chose, à cent ans de distance ; le Londres actuel, c’est le New York de l’époque knickbocker ; ce qui me ramène à Washington Square.
Paul Morand, New-York, 1930.
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Paul Morand Biographie : Paul Morand apparait comme l’auteur du cosmopolitisme et de la vitesse. Son œuvre polygraphe est principalement composée de nouvelles. Ce faisant, il est un des plus grand stylistes du XXème siècle. 13 mars 1888 Naissance à Paris 1902, 1903, 1904, 1908, 1909, 1913 : Appelé par sa carrière de diplomate à séjourner à Londres, Rome, Paris, Bucarest, et Berne. 1905 : Il rate l’oral de philosophie de son baccalauréat. 1913 : Il est reçu aux concours des ambassades. 1938 : Il représente la France aux commissions du Danube. 1939-1940 : Chef de la mission de guerre économique à Londres. 1943 : Ambassadeur de France à Bucarest. 1944 : Ambassadeur de France à Berne. 1958 : Il est interdit d’entrée à l’Académie Française. 1969 : Il est élu et entre à l’Académie Française.
Bibliographie • • • • • • • • • • •
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1919 : Lampes à arc. 1920 : Feuilles de température. 1921 : premier recueil de nouvelles : Tendres Stocks. 1922 : Ouvert la nuit. 1925 : L’Europe galante et Lorenzaccio ou le Retour du proscrit. 1927 : Bouddha vivant. 1928 : Magie noire. 1929 : Hiver caraïbe. 1930 : Champions du monde. 1932 : Air Indien, Fleche d’Orient. 1933 : Londres. 1935 : Bucarest. 1937 : Milady.
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1941 : L’Homme pressé. 1951 : Le Flagellant de Séville. 1953 : Hécates et ses chiens. 1956 : Parfaite de Subligny. 1962 : Le nouveau Londres. 1965 : Tais-toi, Nouvelles d’une vie.
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Un refuge idéal, noble et paisible.
Quelques années plus tôt, le docteur Sloper avait transporté ses pénates dans la ville haute, comme l’on dit à New York. Il avait vécu depuis son mariage dans une grande demeure de brique rouge, avec des couronnements de granit et un grand jour d’imposte au-dessus de la porte, située dans une rue à cinq minutes de l’hôtel de ville, dont les plus beaux jours (d’un point de vue social) avaient tourné autour de 1820. Après cette date, la marée de la mode progressa régulièrement vers le nord, phénomène inévitable à New York, où la circulation ne peut se faire que dans le sens d’une île étroite, et le vacarme du trafic s’étendit à droite et à gauche de Broadway. A l’époque où le docteur changea de résidence, le murmure du commerce était devenu un tapage étourdissant, qui charmait cependant les oreilles des bons citoyens, partie prenante au développement du commerce dans leur île fortunée, comme ils se plaisaient à l’appeler. L’intérêt indirect que le docteur portait à ce phénomène aurait pu être immédiat car, au fil des années, la moitié de ses patients se muèrent en hommes d’affaires surchargés de travail, et lorsque la plupart des demeures voisines, également ornées de couronnements de granit et de grands jours d’imposte, furent converties en bureaux, en entrepôts et en agences maritimes ou adaptées aux usages essentiels du commerce, il décida de chercher une maison plus tranquille. En 1835, le refuge idéal, noble et paisible, fut découvert dans Washington Square où le docteur se fit construire une belle maison moderne, dotée d’une vaste façade, d’un grand balcon devant les fenêtres du salon et d’un perron de marbre blanc qui montait jusqu’à l’entrée, elle aussi parementée de marbre blanc. Censée incarner il y a quarante ans le sommet de l’architecture rationnelle, cette disposition caractérisait nombre de maisons voisines et presque identiques, qui demeurent à ce jour de solides et honorables résidences. En face d’elles s’étendait le Square, couvert d’une végétation abondante et sans prétention, entourée d’une clôture en bois, qui accentuait son apparence champêtre et accueillante ; passé l’angle, on débouchait sur la majestueuse Fifth Avenue ; elle s’ouvrait à la même hauteur que Washington Square avec une ampleur et une assurance qui déjà la désignent à de hautes destinées. J’ignore si cela tient à la douceur des souvenirs d’enfance, mais bien des gens trouvent ce quartier de New York particulièrement délicieux. Il bénéficie d’une sorte de sérénité foncière dont sont dénués la plupart des autres quartiers de la longue ville tapageuse ; son apparence est plus évoluée, plus riche et plus honorable que celle des secteurs plus éloignés de la grande artère longitudinale, et son ambiance semble chargée des échos d’une histoire sociale.
Henry James, Washington Square, 1880. Traduit de l’anglais par Claude Bonnafont.
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Henry James Biographie : Ecrivain américain, figure majeure du réalisme littéraire du XIXe siècle. Il est considéré comme le maître de la nouvelle et du roman par de nombreux universitaires pour le grand raffinement de son écriture et la finesse de son approche psychologique. 1843 : Naissance d’Henry James à New York le 15 avril. Dans sa jeunesse, il voyage continuellement entre l'Europe et l'Amérique, éduqué par des tuteurs à Genève, Londres, Paris, Bologne et Bonn. 1862 : Il entre à la Harvard Law School à dix-neuf ans, mais l’abandonne deux ans plus tard pour se consacrer à l'écriture. 1864 : Sa première nouvelle paraît anonymement, A Tragedy of Errors, ainsi que des comptes-rendus critiques destinés à des revues. 1865 : Publication de The Story Of A Year, sa première nouvelle signée. 1869-1870 : Il voyage en Europe, d'abord en Angleterre, puis en France, en Suisse et en Italie. 1872-1874 : Il accompagne sa sœur Alice et sa tante en Europe où il écrit des comptes rendus de voyage pour The Nation. 1876 : Il s’installe en Angleterre, là où il écrira ses plus grandes œuvres. 1915 : Déçu par l'attitude des États-Unis face à la guerre qui fait rage sur le continent, il demande et obtient la nationalité britannique. 1916 : Il reçoit l'Ordre du Mérite. Meurt à Londres le 28 février.
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Bibliographie : Romans • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
1871 : Le Regard aux aguets (Watch and Ward) 1876 : Roderick Hudson 1877 : L'Américain (The American) 1878 : Les Européens (The Europeans) 1879 : Confiance (Confidence) 1880 : Washington Square 1881 : Portrait de femme (The Portrait of a Lady) 1886 : Les Bostoniennes (The Bostonians) 1886 : La Princesse Casamassima (The Princess Casamassima) 1888 : Reverberator (The Reverberator) 1890 : La Muse tragique (The Tragic Muse) 1896 : L'Autre maison (The Other House) 1897 : Les Dépouilles de Poynton (The Spoils of Poynton) 1897 : Ce que savait Maisie (What Maisie Knew) 1899 : L'Âge difficile (The Awkward Age) 1901 : La Source sacrée (The Sacred Fount) 1902 : Les Ailes de la Colombe (The Wings of the Dove) 1903 : Les Ambassadeurs (The Ambassadors) 1904 : La Coupe d'or (The Golden Bowl) 1911 : Le Tollé (The Outcry) 1917 : La Tour d'ivoire (The Ivory Tower) 1917 : Le Sens du passé (The Sense of the Past)
Nouvelles • • • • • • • •
1871 : Un Pèlerin passionné (A Passionate Pilgrim) 1874 : Madame de Mauves 1876 : La Redevance du Fantôme 1878 : Daisy Miller 1879 : A Bundle of Letters 1884 : The Author of Beltraffio 1888 : A London Life 1888 : Les Papiers d'Aspern (The Aspern Papers)
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1891 : L'Élève (The Pupil) 1892 : The Real Thing 1893 : The Middle Years 1894 : The Death of the Lion 1894 : The Coxon Fund 1895 : The Next Time 1895 : L'Autel des morts (The Altar of the Dead) 1896 : Le Motif dans le tapis (The Figure in the Carpet) 1898 : Le Tour d'écrou (The Turn of the Screw) 1898 : In the Cage 1899 : Europe 1899 : Paste 1900 : The Great Good Place 1900 : Mrs. Medwin 1903 : The Birthplace 1903 : La Bête dans la jungle (The Beast in the Jungle) 1908 : The Whole Family (roman en collaboration avec onze autres auteurs) 1908 : The Jolly Corner Owen Wingrave Journal d'un homme de cinquante ans (The Diary of a Man of Fifty) Les amis des amis (The Friends of the Friends) La Vie privée (The Private Life) Compagnons de voyage (Travelling Companions)
Théâtre •
1895 : Guy Domville
Récits de voyage • • • •
1884 : A Little Tour in France 1905 : English Hours 1907 : The American Scene 1909 : Italian Hours
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Terminus Harlem. On a pris un logement en enfilade à Tenderloin. Violette s’est faite domestique et j’ai tout fait, cirer les chaussures des Blancs ou fabriquer des cigares dans une pièce où on nous faisait la lecture pendant qu’on roulait le tabac. J’ai vidé des poissons la nuit et des toilettes le jour avant d’être pris avec les serveurs. Et j’ai cru m’être installé une bonne fois, dans mon cinquième moi, quand on a quitté la puanteur de la rue Mulberry et de la Petite Afrique, et puis les rats carnivores de la 53e Rue Ouest pour monter en ville. A l’époque tous les porcs et les vaches avaient disparu, et à la place des petites fermes branlantes pas même grandes comme le bout que j’avais voulu acheter c’était de plus en plus des maisons. Dans le temps un type de couleur qui passait par là se faisait tirer dessus. On avait construit des rangées de maisons et des pavillons avec des grandes cours et des potagers. Et puis, juste avant la guerre, des blocs entier son passés aux gens de couleur. Et bien, pas comme dans le centre. Avec cinq ou six pièces, des fois dix, et si on pouvait sortir cinquante, soixante dollars par mois, on pouvait en louer une. Quand on a quitté la 140e Rue pour un endroit plus grand sur Lenox, c’est les locataires à peau claire qui ont voulu nous empêcher. Moi et Violette on s’est battu, juste comme si c’étaient des Blancs. On a gagné. C’était la crise, et les propriétaires blancs ou noirs se battaient pour avoir des gens de couleur à cause des gros loyers qui étaient okay pour nous parce qu’on pouvait vivre dans cinq pièces même si certains en sous-louaient deux. Les immeubles étaient comme les châteaux sur les images et nous qui avions nettoyé les saletés des autres depuis toujours on savait mieux que personne comment les garder propres. On a mies des oiseaux et des plantes partout. Moi et Violette. Je ramassais moi-même les crottes des rues pour les fertiliser. Et je tenais le devant aussi propre que l’intérieur. Je faisais les hôtels à l’époque. Mieux que servir dans un restaurant parce qu’à l’hôtel il y a plein de façons d’avoir un pourboire. Pas bien payé, mais les pourboires me tombaient dans la paume aussi vite que les noix de pacane en novembre. Quand les loyers ont grimpé et encore grimpé, que les boutiques ont doublé le prix du bœuf dans le haut de la ville sans toucher à la viande des Blancs, je me suis fait des petits à-côtés en vendant les produits Cleopatra dans le quartier. Avec Violette quittant son boulot pour faire coiffeuse. Tout allait bien. Alors est venu l’été 1917, et après que ces Blancs ont ôté ce tuyau d’autour de ma tête, j’étais remis à neuf, sûr et certain, parce qu’ils m’avaient presque tué. Avec pas mal d’autre. Un de ces Blancs avait un cœur et empêché les autres de m’achever sur place. Je ne sais pas exactement ce qui a déclenché l’émeute. Ça a pu être ce qu’ont dit les journaux, ce qu’ont dit les serveurs avec qui je travaillais, ou ce qu’a dit Gistan – cette fête, il a dit, où on a envoyé des invitations à des Blancs pour venir voir brûler vif un homme de couleur. Gistan dit que des milliers de Blancs sont venus. Gistan dit que c’était resté dur l’estomac de tout le monde, et que si ça n’avait été le meurtre, ça aurait été autre chose. On faisait venir travailler des masses de gens de couleur pendant la guerre. La blanchaille du Sud enragée parce que les nègres s’en allaient ; la blanchaille du Nord enragée qu’ils venaient.
Toni Morrison, Jazz, 1988. Traduit de l’anglais par Pierre Alien.
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« Rag-time ».
Le nègre danse électriquement As-tu donc déjà oublié ton pays natal et la ville de Galveston Que le banjo ricane Les vieillards s’en iront enfin le long des gratte-ciel grimpent les ascenseurs les éclairs bondissent Tiens bonjour Mon cigare est allumé J’ai du whisky plein mon verre mon cigare est allumé j’ai aussi mon revolver Le barman a tort de sourire on ne cherche plus à savoir l’heure la porte infatigable les ampoules ma main n’est-ce pas Philippe Soupault, La rose des vents, 1920. .
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Philippe Soupault
Biographie : 1897 : Naissance à Chaville le 2 août 1919 : Ecriture avec André Breton d’un recueil de poésie Les Champs magnétiques, selon le principe novateur de l'écriture automatique. Ce recueil de poésie peut être considéré comme une des premières œuvres surréalistes. 1926 : Soupault est exclu du mouvement surréaliste avec le motif de « trop de littérature ». 1936-1940 : Il dirigea Radio Tunis. Ce qui correspond aussi à la date de son arrestation par les pro-vichystes. Fuite vers Alger. 1990 : Décès à Paris le 12 mars. Bibliographie Poésies • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
1917 : Aquarium. 1919 : Rose des vents. 1920 : Les Champs magnétiques. 1922 : Westwego. 1926 : Georgia. 1936 : Il y a un océan. 1937 : Poésies. 1944 : Ode to the Bombed London. (Ode à Londres bombardée) 1946 : Odes. 1946 : L'Arme secrète. 1947 : Message de l'île déserte. 1949 : Chansons. 1953 : Sans phrases. 1973 : Poèmes et Poésies. 1979 : Arc-en-ciel. 1981 : Odes. 1982 : Poèmes retrouvés. 1983 : Poésies pour mes amis les enfants. 1983 : Georgia, Épitaphes, Chansons.
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1987 : Poèmes et Poésies. 1988 : Les Champs magnétiques.
Romans et Nouvelles : • • • • • • • • • • • •
1923 : Le Bon Apôtre 1923 : À la dérive. 1924 : Les Frères Durandeau. 1925 : Voyage d'Horace Pirouelle. 1925 : Le Bar de l'amour. 1925 : En joue. 1926 : Corps perdu 1927 : Le Nègre. 1928 : Les Dernières Nuits de Paris. 1928 : Le Roi de la vie. 1929 : Le Grand Homme. 1934 : Les Moribonds.
Théâtre : • • • •
1943 : Tous ensembles autour du monde. 1947 : La prescription anonyme. 1920 : Vous m'oublierez. 1980 : À vous de jouer.
Essais : • • • • • • • • • • • •
1924 : Anthologie de la Nouvelle Poésie française. 1926 : Guillaume Apollinaire ou Reflets de l'incendie. 1926 : Anthologie de la Nouvelle Prose française. 1927 : Henri Rousseau, le Douanier. 1928 : William Blake. 1928 : Terpsichore. 1928 : Jean Lurçat. 1929 : Paolo Uccello. 1931 : Baudelaire. 1931 : Charlot. 1943 : Souvenirs de James Joyce. 1945 : Eugène Labiche, sa vie, son œuvre.
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• • • • • • • • • • •
1946 : Lautréamont. 1957 : Alfred de Musset. 1961 : Comptines de langue française. 1963 : Profils perdus. 1965 : L'Amitié. 1973 : Collection fantôme. 1979 : Écrits de cinéma. 1980 : Écrits sur la peinture. 1984 : Un Sieur Rimbaud se disant négociant. 1994 : Écrits sur l'art du XXe siècle. 2006 : Littérature et le reste.
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Harlem by night.
Harlem la nuit c’est la musique et le goût de vivre. Les trompettes déchainent la frénésie, la grâce de mille corps au Savoy ball room, ou le doux balancement d’un dos, d’une nuque frappée de mélancolie, cette sourde et déchirante mélancolie du jazz devant un pianiste si seul. Cinq hommes jouent avec le plus complet ensemble la musique de la solitude, du temps qui passe et que marquent, en haletant derrière, des grosses caisses de l’orchestre. Puis la clarinette se dresse comme un serpent des autres reptiles de l’orchestre et comme un serpent vous empoisonne le sang, le cœur, jusqu’à ce que la tête vous tourne de tristesse. Profils perdus, et soumis à cette double plainte, nuits étirées de Harlem, comment vous oubliez jamais…
François Sagan, Bonjour New York, 1956. .
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Françoise Sagan (Françoise Quoirez) Biographie : L’entrée en littérature de François Sagan se fit par un coup d’éclat grâce à la publication de Bonjour tristesse, alors qu’elle n’avait que dix-huit ans. Ce roman marquait l’aspiration de toute une génération à une plus grande liberté de mœurs. Son œuvre littéraire relève avant tout de la littérature de charme plus que de la grande littérature. 1935 : Nait le 21 juin, de Marie et Pierre Quoirez. 1951 : Rate son baccalauréat en juin mais l’a en septembre. 1953 : Rate son examen de propédeutique. 1954 : Prend le nom de Françoise Sagan pour signer son premier livre, Bonjour tristesse. 1955 : Part à New York pour promouvoir son livre, et y rencontre Guy Schoeller. 1956 : Parution de son roman Un certain sourire, dédié à Florence Malraux. 1957 : Grave accident qui la laissera entre la vie et la mort pendant quelques jours. 1958 : Epouse l’éditeur Guy Schoeller. 1960 : Divorce. 1961 : En pleine guerre d'Algérie, signe la « Déclaration sur les droits à l'insoumission dans la guerre d'Algérie ». 1962 : Epouse le sculpteur américain Robert Westhoff et a un fils la même année. 1971 : Signe le « Manifeste des 343 femmes qui déclarent avoir avorté illégalement ». 1972 : Divorce. 1985 : Fait un accident respiratoire au cours d’un voyage à Bogota auquel elle était invitée par François Mitterand. 1988 : En mars, elle est inculpée pour « usage et transport de stupéfiants ». 1995 : Défraie la chronique pour ses affaires de drogue. 2002 : De même, pour fraude fiscale dans l’Affaire Elf. En février, elle est condamnée à un an d’emprisonnement avec sursis. 2004 : Elle décède le 24 septembre, ruinée, après un déclin physique et une maladie grave, une embolie pulmonaire, à Equemauville.
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Biographie : Romans • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
Bonjour tristesse, 1954. Un certain sourire, 1956. Dans un mois, dans un an, 1957. Aimez-vous Brahms ?, 1959. Les Merveilleux Nuages, 1961. La Chamade, 1965. Le Garde du cœur, 1968. Un peu de soleil dans l'eau froide, 1969. Des bleus à l'âme, 1972 - rééd. Éditions Stock, 2009. Un Profil perdu, 1974. Le Lit défait, 1977. Le Chien couchant, 1980. La Femme fardée, 1981. Un Orage immobile, 1983. De guerre lasse, 1985. Un Sang d'aquarelle, 1987. La Laisse, 1989. Les Faux-Fuyants, 1991. Un Chagrin de passage, 1993. Le Miroir égaré, 1996.
Théâtre • • • • • • • • • •
Le Rendez-vous manqué, 1958. Château en Suède, 1960. Les violons parfois, 1961. La Robe mauve de Valentine, 1963. Bonheur, impair et passe, 1964. Le Cheval évanoui, 1966. L'Écharde, 1970. Un piano dans l'herbe, 1970. Il fait beau jour et nuit, 1978. L'Excès contraire, 1987.
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Biographie •
Sarah Bernhardt : Le rire incassable, 1987.
Nouvelles • • • •
Des yeux de soie , nouvelles, 1975. Les fougères bleues , nouvelles, 1979. Musique de scène, nouvelles, 1981. La maison de Raquel Vega, nouvelles, 1985.
Mémoires, journal, et entretiens. • • • • • • • • • • • • • • •
Toxiques, journal, 1964. Réponses, entretiens, 1975. Avec mon meilleur souvenir, mémoires, 1984. Au marbre, chroniques 1952-1962, 1988. Répliques, entretiens, 1992. ...Et toute ma sympathie, mémoires, 1993. Derrière l'épaule, mémoires, 1998. Bonjour New-York, 2007. Un certain regard, regroupant Réponses et Répliques, Autobiographie, 2008. Maisons louées, 2008. Le régal des chacals, 2008. Au cinéma, 2008. De très bons livres, 2008. La petite robe noire, 2008. Lettre de Suisse, 2008.
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Le Bronx, de loin, de près.
À droite, la ville n’est plus qu’un corridor étranglé entre Washington Heights et le plateau du Bronx : on voit les assises de ces collines qui supportent comme un socle l’alignement régulier des immeubles. Ce relief a gardé quelque chose de barbare ; l’architecture n’en a pas maquillé les courbes ; on a seulement planté des maisons sur ce morceau de territoire qui est resté cru. Sous la neige, dans la lumière du soleil couchant, ce paysage chaotique semble tout près de revenir à la nature. On se croirait au bord d’une fin du monde glacée. […] J’ai traversé le pont de Brooklyn, seule dans un étroit corridor que le vent dévastait à travers la barrière à clairevoie. Les poutres de fer frémissaient au passage des camions et des trains : ce pont semblait dangereux comme un sentier de montagne, dans la tempête. Au loin, droites, immobiles, les tours de la Batterie avaient le calme de donjons moyenâgeux. Mon chemin solitaire descendait vers la rue avec des détours compliqués, juste comme un raidillon abrupt va se perdre dans une vallée. J’ai rencontré aussi en plein cœur de New York des collines inattendues : de loin en loin soudain, le sol se cabosse, le roc se montre à vif et du haut de ce belvédère toute une plaine se découvre. À côté des bâtiments sages de l’Université, j’ai touché brusquement le bord d’une falaise et j’ai vu à l’infinie un damier de maisonnettes rouges et noir, aux toits plats, séparées par des rues au sol noir ; l’air semblait épaissi par de lourdes fumées ; c’était le Bronx, sa pauvreté et son ennui. Au milieu de Harlem aussi j’ai buté contre des rochers désordonnés qu’escaladaient des sentiers tordus. En haut, sur la plate-forme, des Noirs rêvaient en regardant au fond de l’horizon la silhouette incertaine des gratte-ciel. Pendant des heures j’ai parcouru le Bronx. Il y avait une avenue sans fin qui suivait la crête d’une colline ; à mes pieds s’ouvrait une sombre vallée sillonnée de trains ; je suis descendue dans ce vallon, je me suis perdue dans les rues inconnues et soudain je me suis trouvée sur un grand pont métallique jeté en travers de la rivière de Harlem : au-dessous de moi, c’était l’eau noire, tout autour le chaos des faubourgs ; et toute la ville était présente dans les vapeurs violacées qui montaient à l’horizon. Dans la nuit tombante j’ai suivi en taxi le bord de l’Hudson. De l’autre côté de l’eau, sur l’emplacement des usines et des chantiers de New Jersey, toute une Riviera s’est allumée…
Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, 1948.
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CHAPITRE III
Monuments de New York
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Présentation
New York regorge de monuments marquants, connus du monde entier souvent grâce au cinéma ou à la photographie. Qui n’a en tête King Kong gravissant l’Empire State Building, le combat final dans la tête de la statue de la Liberté, du film Sabotage d’Hitchcock, ou l’arrivée en taxi d’Audrey Hepburn, sur la 5e avenue, pour contempler les vitrines de chez Tiffany, dans le film de Blake Edwards? La caractéristique commune de presque tous ces monuments est précisément leur monumentalité. La littérature n’est pas en reste pour les évoquer, même si l’on sent bien que la course à l’inflation des chiffres n’a pas vraiment stimulé les Lettres. Le texte de Morand sur la statue de la Liberté est particulièrement incisif, il relève clairement de l’anti-américanisme qui sévissait alors en Europe et annonce le texte de Céline. Le texte de Simone de Beauvoir fait un peu penser à la carte postale d’une bonne élève en voyage scolaire. Le texte de Capote a contribué, quant à lui, à faire de la prestigieuse joaillerie Tiffany’s, bien plus qu’un magasin, un des lieux à visiter à New York. En y pénétrant, on est très vite accueilli par un vendeur qui s’improvise conférencier et commente doctement l’architecture de style 40, mais encore très marquée par l’art déco. Il vous présente des diamants à six millions de dollars, avec confiance et calme, peut-être parce qu’il a encore mieux à vous montrer: le diamant Tiffany, le plus gros diamant jaune du monde, « Cent millions de dollars », annonce-t-il avec cette satisfaction très new-yorkaise du chiffre record, mais aussi le regret, joué très sincèrement, que vous ne puissiez vous en porter acquéreur car « il n’est pas à vendre ». La chanson de Jay-Z montre comment le moi peut se confondre avec un lieu, comment le matériel est parfois l’essentiel.
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La statue de la Liberté. Cette dame enceinte, dans sa robe de chambre à plis de bronze, un bougeoir à la main, c'est la Liberté éclairant le Monde, de Bartholdi. Elle tourne légèrement son flambeau vers l'Europe, comme pour l'éclairer d'abord. Singulière fortune américaine que celle de Bartholdi, Alsacien, praticien glacial de l'atelier d'Ary Scheffer, médaille d'honneur des Salons... Sa statue est exilée en mer sur une petite île ; a-t-on peur qu'elle mette le feu avec sa torche, en plein vent ? D'en bas et de tout près, la figure verte et abstraite me terrifia. Je pénétrai sous ses jupes par des casemates de fort. Rien ne ressemble plus à cette Liberté qu'une prison. On m'éleva dans un monte-charge grillé, semblable à la cage du cardinal La Balue, jusqu'à un escalier en ressort à boudin. Sur la bobèche du flambeau, on pourrait faire une promenade circulaire ; au premier plan, l'ancien fort Wood, sur lequel le monument a été posé, dessine une étoile. Une rampe de projecteurs en accuse les contours, les nuits de fête nationale. Dans la tête de la Liberté, qui est vide, des Sociétés philanthropiques donnent des banquets. Ce soir, au soleil couchant cette Liberté allongeait une grande ombre sur la mer... New-York s'anéantissait en noir et en bleu, l'air était si doux que je laissai repartir sans moi le bateau. Les gratteciel me faisaient rêver à l'architecture agrandie de certaines colonies sionistes... Au-dessus, un plafond permanent de fumées suspendues. En face, l'île du Gouverneur flottait sur l'eau comme une feuille de lotus, ayant pour bouton centrale, rond et rose, le vieux fort Jay. Je pensais à 1917 et 1918, à tous les beaux soldats américains qui s'y embarquèrent à destination de la France comme les nouveaux gratte-ciel de Brooklyn avaient grandi depuis quelques années ! Je comprenais ce qu'Emerson avait voulu dire en écrivant que la beauté n'est que l'expression de l'efficacité. Derrière moi, l'entrée des détroits, les Narrows, qui ferment la baie extérieure de New-York, s'enfonçaient déjà dans quelque chose de si tiède qu'on n'osait croire à une nuit d'hiver. Puis, le feu blanc de Sandy Hook, la seconde lumière qu'aperçoivent les transatlantiques venant d'Europe après le bateau-phare de Nantucket, apparut, en même temps que les premières étoiles. Paul Morand, New York, 1930.
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Commentaire La nouvelle hégémonie américaine, après la Première Guerre Mondiale, effraie l’Europe qui a du mal à reconnaître ce transfert de puissance. Les Etats-Unis sont devenus les banquiers de l’Europe, qui jusqu’alors avait l’habitude de regarder les autres pays avec la condescendance du « Vieux Continent ». Alors que la civilisation Américaine est la benjamine du monde, les Européens ressentent de l’humiliation car c’est cette civilisation qui leur permet de vivre à la fin de la 1ère Guerre Mondiale. Dans un contexte de début de crise boursière, Paul Morand, diplomate, auteur cosmopolite français illustre à travers ce passage extrait de son portrait de ville intitulé New York, en 1930, sa vision personnelle de la statue de la Liberté. Ceci nous amène à nous demander en quoi Paul Morand illustre les craintes européennes face à l’hégémonie américaine à travers le symbole de la statue de la Liberté . Dans un premier temps, nous verrons en quoi il s’agit d’une présentation burlesque, et puis nous étudierons l’expression de la crainte exprimée par l’auteur.
La ville de New York, et, plus particulièrement la statue de la Liberté nous est présentée de façon burlesque par l’auteur. Le registre burlesque consiste à prendre une référence haute comme la statue de la Liberté et à la dégrader. Le passage étudié comporte des éléments objectifs et sérieux. Morand relate brièvement la biographie de Bartholdi, Alsacien, créateur de la Liberté éclairant le Monde, aussi connu sous le nom de statue de la Liberté. Il reste objectif et concis. Il reprend aussi des passages historiques importants, par exemple lorsqu’il dit « Je pensais à 1917 et 1918, à tous les beaux soldats américains qui s’y embarquèrent à destination de la France », des soldats américains ont effectivement embarqué à cette époque pour la France. Le cadre spatial est restitué, comme lors d’une description anodine, « au premier plan, l’ancien fort Wood », « En face, l’île du Gouverneur » ou encore « l’entrée des détroits, les Narrows, qui ferment la baie extérieure de New York ». La position de la statue de la Liberté est aussi décrite brièvement « Elle tourne légèrement son flambeau vers l’Europe ». Lorsque l’auteur parle des « premières étoiles », dans le contexte il s’agit des premières étoiles qui apparaissent dans un ciel étoilé mais s’agissant des Etats Unis, il peut s’agir également des 48 étoiles présentes sur le drapeau américain qui représentent les 48 états membres en 1930. De nos jours, le drapeau comporte 50 étoiles. Cependant, Morand utilise parfois la première personne du singulier comme dans « Les gratte-ciel me faisaient rêver à l’architecture », cela montre que le locuteur n’est pas dénué de subjectivité. Donc malgré ces quelques références sérieuses, il est loin d’être objectif dans sa description de New York et de sa statue.
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En effet, ce passage comporte de nombreux éléments de dérision. Dès le début, Morand utilise le déictique (déterminant démonstratif) « Cette » pour désigner la statue symbole de la Liberté, ce déictique est péjoratif. Morand continue sa description de la statue d’une façon péjorative : « Cette dame enceinte, dans sa robe de chambre à plis de bronze, un bougeoir à la main ». Rien que dans ce passage, on compte beaucoup d’éléments triviaux, vulgaires, en effet il parle de robe de chambre alors que c’est un habit d’intérieur, on ne doit pas se présenter au monde de cette façon, il parle aussi de bougeoir alors qu’il s’agit en réalité d’un énorme flambeau qui peut même contenir quelques personnes. Il emploie une métaphore personnifiée et filée de ménagère sur tout le texte pour parler de la statue de la Liberté, cette ménagère est d’autant plus vulgaire qu’elle est enceinte et qu’elle se montre au monde, ce qui à cette époque et dans la mentalité européenne, était indécent. Plus loin dans le texte apparait : « la figure verte et abstraite », le vert étant une couleur faisant penser à la maladie, ce n’est donc pas un compliment. La figure abstraite fait référence à la face très anguleuse de cette statue dont les yeux sont très peu dessinés, cela fait penser à quelque chose de menaçant plutôt qu’à une mère qui regarde ses enfants. Morand raconte ensuite « Je pénétrai sous ses jupes par des casemates de fort », cette image est plus que vulgaire allant même jusqu’à l’érotisme et au machisme. Cette métaphore osée montre qu’il ne la respecte pas. De plus il y a une opposition, car l’érotisme est quelque chose de voluptueux et qu’il l’oppose à des casemates de fort. C’est une sorte de volupté militaire, l’association fonctionne donc comme un oxymore . Cette image est d’autant plus triviale qu’il la voit comme une « dame enceinte ». Morand utilise une question rhétorique « a-t-on peur qu’elle mette le feu avec sa torche, en plein vent ? », il continue ainsi la personnification car une statue ne met pas concrètement le feu. Morand utilise d’autres éléments de la dérision comme par exemple lorsqu’il parle de la statue de la Liberté qui est tout de même un grand symbole et qu’il dit qu’elle est « exilée en mer sur une petite île » comme si elle avait été chassée du territoire américain, comme si la Liberté n’existait plus sur le territoire américain. Plus loin dans le passage, Morand évoque que « la beauté n’est que l’expression de l’efficacité », or il s’agit d’une sorte d’opposition car l’efficacité se fait au détriment des sentiments, c’est une gestion matérielle des choses comme des ascenseurs ou des buildings. Ce commentaire est relève donc du blâme mais de manière plus ou moins explicite.
Cependant, Paul Morand utilise la dérision car il ne croit pas en la Liberté dont va accoucher la statue « enceinte » et la craint. Il dégrade ainsi la vision du symbole de la liberté qu’il semble craindre. Il s’agit d’un texte de réflexion critique. L’hégémonie américaine est ressentie par les Européens comme un aspect du fameux complexe d’Œdipe. L’élève, figuré par la récente nation américaine, a dépassé le maître. En fait, comme lorsqu’un père voit son fils devenir plus fort et le dépasser, l’Europe a vu les Etats-Unis se
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renforcer grâce à la guerre puis la devancer, alors que l’Europe vieillit et décline, surtout l’Europe des années 30. L’Europe qui était si fier de ce nouveau continent, son bébé, a désormais peur. Il s’agit d’une angoisse mutuelle comme lorsque le fils veut tuer son père et que le père s’inquiète de ce que pourrait lui faire son fils. Ce sont les Etats-Unis qui renvoient l’image de la liberté à l’Europe « Elle tourne légèrement son flambeau vers l’Europe comme pour l’éclairer d’abord », alors que c’est un Européen, Bartholdi, qui l’a créée avec l’aide d’Eiffel. Il y a dans cette phrase, une notation sur l’éclairage, l’Amérique éclaire l’Europe et lui montre le chemin, à l’inverse de ce qu’il se passait jusqu'à présent. Morand qui décrit la statue de la Liberté comme une femme enceinte, sous-entend ainsi qu’elle est porteuse de quelque chose et en l’occurrence de la liberté. Cependant il ne s’agit pas de la liberté telle qu’elle existe en Europe mais d’une liberté « made in America ». Son message est de nous méfier, nous Européens, de cette liberté qui n’est pas tout à fait acceptable et si différente de la notre. Lorsqu’il évoque « la cage du cardinal La Balue », il s’agit d’une prison où ce cardinal, après avoir trahi Louis XI, s’est fait enfermé par ce dernier. C’est une prison où il est impossible de se tenir dans aucune position humaine normale. Ce n’est donc pas une image valorisante. Plus loin dans le texte, Morand évoque la mer « cette Liberté allongeait une grande ombre sur la mer… », la mer est le symbole de l’immensité et de la Liberté aussi. Il semble illogique de penser que la statue de la Liberté, grande à l’échelle humaine mais pas à celle de la mer, puisse créer de l’ombre sur la mer au sens propre du terme. Cependant, au sens figuré, cela semble tout aussi illogique que la statue de la Liberté fasse de l’ombre à la Liberté elle-même. Morand raconte qu’il a été transporté « dans un monte-charge grillé », or le monte-charge est utilisé pour transporter des marchandises, il n’aurait donc pas été considéré comme une personne ce qui est étrange pour une statue de la Liberté, cette liberté ne serait donc pas au service des Hommes. Cependant, là où l’on ressent le plus sa crainte, c’est lorsqu’il compare la Liberté à une prison « Rien ne ressemble plus à cette Liberté qu’une prison », l’antithèse entre liberté et prison entraîne un paradoxe. Morand voit dans cette Liberté une prison et critique ici l’hégémonie américaine à travers le symbole de la statue de la Liberté.
Pour symboliser sa crainte de cette Liberté qui ne serait en fait qu’une prison déguisée, Paul Morand utilise des termes manifestant l’expression d’une peur. L’ombre sur la mer déjà évoquée est une métaphore de l’inquiétude que ressent Morand à propos de la Liberté made in America. Beaucoup de termes dans ce passage font partie du champ lexical de la peur « a-t-on peur ? », « me terrifia »,… Paul Morand insiste sur ces termes pour montrer qu’il a très peur du vent de liberté que l’Amérique risque de nous renvoyer. L’auteur exprime sa peur en comparant « les gratte-ciel » à « l’architecture agrandie de certaines colonies sionistes », le sionisme étant le militantisme pour que les juifs retrouvent un
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territoire. En effet, Morand était antisémite et il renvoi une image un peu antisémite de ces buildings. C’est une image négative, qui inspire la crainte pour ceux qui croyait à l’époque qu’il existait un complot juif. De plus, il emploie le verbe « rêver » pour dissimuler l’image négative toutefois « faire rêver » peut aussi signifier « faire penser ». Lorsque l’auteur pose la question « a-t-on peur qu’elle mette le feu avec sa torche, en plein vent ? », c’est une question rhétorique et il sous-entend que l’on a peur. A travers ce passage, Morand nous prévient qu’il faut nous méfier des américains qui nous donnent la liberté, qui nous éclairent et nous montrent le chemin de la liberté. C’est l’Europe qui a permis l’indépendance américaine ainsi que leur liberté, l’Europe n’a donc rien à apprendre concernant la liberté d’une civilisation benjamine, elle n’a pas besoin d’être « éclairée ». C’est une liberté qui sent l’iode américain. Les Etats-Unis ont su profiter de leur image et l’ont cultivée grâce à la télévision par exemple, ils s’en servent comme d’un cheval de Troie qu’ils envoient en Europe pour persuader les Européens des valeurs américaines.
Le portrait de ville qu’inventa Paul Morand s’oppose à une pure description réaliste, juste mieux écrite qu’un guide de voyage. Certes, le texte présente les qualités stylistiques qui firent la renommée de l’auteur mais il s’agit aussi d’un texte chargé d’une idéologie loin d’être toujours politiquement correcte. Le contact entre l’œil acéré de Morand et la récente hégémonie américaine dont New-York est peutêtre le fleuron ne pouvait être qu’acide. Eva Charpentier
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La statue de la Liberté
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La statue de la Liberté, le visage des Etats-Unis.
En plus de sa vocation esthétique, l’art sert aussi à symboliser des aspects importants de l’histoire humaine. C’est ainsi que dans l’imaginaire collectif , mais aussi pour de nombreux migrants, la statue de la Liberté a longtemps représenté et représente encore l’arrivée maritime à New-York, l’espoir d’une vie meilleure ou le rêve américain. -
Une « Liberté » non désirée.
Cependant, cette statue réalisée sur une idée d’Edouard de Laboulaye (18111883), juriste français, spécialisé dans le droit américain, suite à une conversation avec le sculpteur Auguste Bartholdi (1834-1904), en 1865, fut loin de provoquer l’enthousiasme. En effet, les autorités françaises n’avaient pas apprécié le soutien des Etats-Unis à la Prusse, et les autorités américaines n’avaient pas apprécié le soutien de la France à l’empereur Maximilien du Mexique contre le président Juarez qu’ils soutenaient. -
Une longue gestation
En 1866, lors d’une rencontre entre Bartholdi et Laboulay, ce dernier donne au sculpteur la tâche de construire un monument symbolisant l’amitié Francoaméricaine. Bartholdi décide alors de construire ce monument pour l’Exposition universelle de 1867. Pendant cette période, Bartholdi rencontre Ismaïl Pacha, Khédive d’Egypte. Celui-ci lui demande de concevoir un monument sur l’estuaire du canal de Suez, dont l’inauguration était prévue en fin d’année 1869. Pendant deux années, Bartholdi y consacra son temps. Ce projet est annulé en novembre 1869 à cause des difficultés financières que connaît alors le pays. De retour en France, Bartholdi se plonge dans la construction d’une statue représentant Vercingétorix. L’idée de la représentation de la Liberté fait cependant son chemin et une Union franco-américaine lance, à partir de 1875, une souscription qui mettra cinq ans à récolter les fonds nécessaires. Cette statue, initialement prévue pour célébrer le centenaire de l’Indépendance, mettra plus de dix-sept ans à être réalisée. En 1876,
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seules sont réalisés la main et le flambeau, présentés à l’exposition universelle de Philadelphie. La construction de la statue fut achevée en 1884 mais il fallut encore attendre la fin des travaux de construction du socle, en 1886, pour que la statue soit livrée. Préalablement, il fallut la désassemblée en plus de 350 pièces détachées. Ces mêmes pièces furent chargées à bord de la frégate « Isère » qui les convoya de France vers New-York. La statue est inaugurée le 28 octobre 1886 par le président Cleveland qui adresse à Bartholdi ses félicitations en déclarant : « Vous êtes aujourd’hui le plus grand homme d’Amérique ». Si par cette déclaration, le chef d’Etat souligne le rôle du sculpteur dans l’aspect extérieur de la statue, il ne faut pas oublier le rôle déterminant de Gustave Eiffel dans l’élaboration de sa structure. -
La réunion de deux talents.
C’est en France que Bartholdi, ayant besoin d’un ingénieur pour réaliser la structure interne de la statue, fit appel à Gustave Eiffel. C’est lors d’une visite à Paris que Bartholdi fut interpelé par la construction de la tour Eiffel, il entra donc en contact avec Gustave Eiffel. -
De quoi est faite la Liberté ?
Si l’aspect extérieur de la statue fut réalisé par Bartholdi, la structure fut réalisée par l’ingénieur Gustave Eiffel. La statue est haute de 93 mètres. L’enveloppe composée de cuivre est rattachée à un pilonne centrale à l’aide de barres d’acier, ce pilonne fixe la statue pesant 225 tonnes au socle. Sa couronne représente les sept mers et continents. Son visage fut inspiré, paraît-il, du propre visage de la mère de Bartholdi. Sa structure est composée d’un pylône central qui maintient l’enveloppe de cuivre par des barres d’acier. Ses noms successifs : La liberté éclairant le monde, Miss Liberty, La statue de la Liberté
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Les ponts !
Ponts de Brooklyn, de Manhattan, de Williamsburg et de Queensboro ... Il est difficile de parler du pont de Brooklyn, le plus ancien de ceux de Manhattan, sans succomber à un accès de lyrisme. J'aime à y accéder à pied, à la tombée de la nuit, après en avoir suivi les butées, le long de Lower Madison Street, en bas de ces culées immenses, de ces maçonneries aveugles pareilles aux aqueducs de la campagne romaine. Cette arche unique emporte sur son dos, dans son filet de fer, quatre chaussées, deux pour les autos et deux pour les camions. Ces rues aériennes sont séparées par une double voie ferrée, où circulent les trains et les tramways. Par-dessus le tout s'élance, en plein ciel, une large route pour les piétons. Brooklyn Bridge a aussi sa beauté intérieure : c'est son rythme de trémolo, c'est sa flexibilité dans la force ; tout le trafic de New York y passe, le matin ou le soir, et le fait vibrer comme une lyre. Un pont n'est qu'un cadre vide. Certains gâtent les paysages, les bouchent, les scalpent ; d'autres, comme celui-ci, les rend à eux-mêmes ; il commande la perspective et fixe d'une touche profonde et noire la brume indécise des lointains noyés dans l'ombre, entre ses filets d'acier. Il faut plusieurs mois pour comprendre la grandeur délayée d'humidité de Londres ; il faut plusieurs semaines pour subir le charme sec de Paris, mais faites-vous mener au centre de Brooklyn Bridge, au crépuscule, et en quinze secondes vous aurez compris New York. D'abord on ne voit rien, on est perdu dans un entrecroisement de charpentes, de triangles, de câbles dilatés par le soleil de l'après-midi. Huysmans, dans son célèbre article sur l'esthétique du fer, si méprisant pour l'art nouveau, n'aurait pu, ici comme devant la tour Eiffel, que « lever les épaules devant cette gloire du fil de fer et de la plaque, devant cette apothéose de la pile de viaduc, du tablier de pont ». Aimons, au contraire, cette immense charnière qui unit deux rives. Sous nos pieds, c'est le vide, la rivière qui, à quarante mètres plus bas, se laisse refouler par la mer. Au fond, la Liberté dans un brouillard pareil à un plumage des tropiques, de son bras dressé, appelle au secours. Paul Morand, New-York, 1930.
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Le Woolworth Building. Un nouvel arrêt au coin de Fulton Street permet d’embrasser dans toute sa hauteur celui qui fut si longtemps le roi des gratte-ciel new-yorkais, le Woolworth Building et sa tour gothique. Le Woolworth est une sorte de cathédrale pour gens d’affaire, avec soixante étages de bureaux. Il date de l’époque où des Américains avaient honte de leurs constructions et s’efforçaient de les cacher sous des revêtements compliqués et sous des allusions aux époques anciennes. À ce titre, il est d’un style de transition. Construite par le roi des bazars, cette tour Eiffel de NewYork est la joie des étrangers et des provinciaux ; dès que nous avons pénétré dans le hall de marbre et de granit poli, de jeunes amazones en livrée amarante ouvrent la porte en cuivre lisse d’un coffre-fort qui se trouve être un des vingt-huit ascenseurs. Ce chemin de fer vertical, en moins d’une minute, me dépose au cinquante-sixième étage ; New-York apparaît ici comme cette miniature que le roi de Siam s’amusait à édifier au centre de ses jardins. Aveuglé par l’Atlantique ensoleillé, je me trouve en plein ciel, à une hauteur telle qu’il me semble que je devrais voir l’Europe ; le vent me gifle, s’acharne sur mes vêtements ; près de moi des amoureux s’embrassent, des Japonais rient, des Allemands achètent des vues ; comment écrire de si haut cette métropole en réduction : c’est de la topographie, de la triangulation, non de la littérature. Devant moi se déroule la rivière de l’Est enjambée par les ponts d’une souplesse métallique, qui retombent dans l’immensité informe de Brooklyn. En bas, ces surfaces planes, ces damiers ne sont pas les rues mais les terrasses des plus hautes maisons, surmontées de tours pareilles à des contre-marches, vrais paliers où souvent se reposent les nuages ; les cheminées sont remplacées par les réservoirs à eau que, dans les gratte-ciel les plus récents, des coupoles dissimulent. Fumées, vapeurs, couronnent chaque sommet, plume au cimier d’un casque. Paul Morand, New York, 1930.
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« Empire State of Mind ». Jay-Z Yeah, yeah, I’m out that Brooklyn, Now I’m down in TriBeCa, Right next to DeNiro, But I’ll be hood forever, I’m the new Sinatra, and since I made it here, I can make it anywhere, yeah they love me everywhere, I used to cop in Harlem, all of my Dominicanos right there up on broadway, brought me back to that McDonalds, took it to my stash spot, 5-60 State street, Catch me in the kitchenlike a simmons whipping pastry, cruising down 8th street, Off white Lexus, driving so slow but BK is from Texas Me I’m up at Bed Stuy, Home of that boy Biggie, now I live on Billboard, and I brought my boys with me, say what up to Ty Ty, still sipping Mai-Tai sitting courtside Knicks and Nets give me high fives, N-gga I be spiked out, I can trip a referee, Tell by my attitude that I most definitely from
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Chorus: Alicia Keys In New York, Concrete jungle where dreams are made of There’s nothing you can’t do Now you’re in New York These streets will make you feel brand new The lights will inspire you let’s hear it for New York, New York, New York Jay-Z I made you hot n-gga, Catch me at the X with OG at a Yankee game, sh-t I made the yankee hat more famous than a yankee can, you should know I bleed Blue, but I ain’t a crip tho, but I got a gang of n-ggas walking with my clique though, welcome to the melting pot,corners where we selling rocks, Afrika Bambaataa sh-t, home of the hip hop, yellow cap, gypsy cap, dollar cab, holla back, for foreigners it ain’t fitted, they forgot how to act, 8 million stories out there and they’re naked, Cities is a pity half of y’all won’t make it, me I gotta plug Special Ed and I got it made, If Jesus payin LeBron, I’m paying Dwayne Wade, 3 dice cee-lo, 3 card Monte, Labor day parade, rest in peace Bob Marley, Statue of Liberty, long live the World trade long live the King yo, I’m from the Empire State that’s Chorus: Alicia Keys Jay-Z Lights is blinding, girls need blinders so they can step out of bounds quick, The side lines is blind with casualties, who sipping life casually, then gradually become worse Don’t bite the apple Eve, caught up in the in crowd, now your in-style, and in the winter gets cold en vogue with your skin out, the city of sin is a pity on a whim, good girls gone bad the cities filled with them, Mommy took a bus trip and now she got her bust out, everybody ride her, just like a bus route, Hail Mary to the city you’re a Virgin, and Jesus can’t save you, life starts when the church ends, Came here for school, graduated to the high life, ball players, rap stars, addicted to the limelight, M.D.M.A got you feeling like a champion, The city never sleeps better slip you an Ambien. Chorus: Alicia Keys Alicia Keys One hand in the air for the big city, Street lights, big dreams all looking pretty, no place in the World that can compare, Put your lighters in the air, everybody say yeah yeaaah come on, come, yeah... Chorus: Alicia Keys
Jay-Z, Alicia Keys , « Empire State of Mind », 2009.
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Commentaire (en anglais)
Empire State of Mind is a song written and sung by Jay-Z as far as the verses are concerned. As for the chorus, it is sung by Alicia Keys but was originally written by two female New Yorkers who, feeling homesick on a trip in London, decided to compose a song to honour their hometown. Empire State of Mind is a pun on two expressions: Empire State, which is the nickname of the state where the city is located and State of mind, which is a way of looking at things. This song is about what it is like to be from New York City and how Jay-Z won’t forget his roots. It contains references to locations in New York, its famous residents as well as drugs. In fact, it describes the city’s essence. Thus we can ask ourselves in what way this song is a carefully reasoned tribute to New York City. First, we will see how Jay-Z speaks of his hometown in a lyrical way. Then, we will see that this song also presents a dark vision of the city. Finally, we will study the characteristics of Rap in this song.
- A lyrical vision of New York Empire State of Mind offers a lyrical presentation of New York in which JayZ shares his awe of the city with the audience. The rapper sheds a positive light on the Big Apple by pointing out his own success story, by staging a universe characterized by personal referencing and by stressing the endless potential of the city that never sleeps. I. Jay-Z’s ego trip First of all, this song is a first-person narrative, which can be seen through the repeated use of the personal pronoun “I” throughout the song. Thus we can say that this song is lyrical in the sense that Jay-Z narrates what he went through, what he achieved there and emphasizes his personal enthusiasm for this city. This song is full of autobiographical elements such as the fact that he grew up in Brooklyn: “I’m out that Brooklyn” or that he “used to cop in Harlem”. Moreover he often uses the preterit, a tense that insists on the accomplished value of his actions (“Since I made it here”) and in this way underlines his achievement. All these characteristics work together as an ego trip. Indeed, Jay-Z undertook the writing of this song to pay tribute to New York as well as to boost his own image. Therefore, when he uses
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overstatements such as “Now I live on Billboard” or “They love me everywhere”, the singer wants to draw attention to himself and his impressive success.
II. A universe characterized by personal referencing In addition to Jay-Z’s ego trip, the song presents us with a universe characterized by personal referencing. The rapper refers repeatedly to famous artists “Sinatra”, “De Niro”, “Bob Marley”, “Afrika Bambaataa”, famous sportsmen “”LeBron”, “Dwyane Wade”, famous places “TribeCa”, “Broadways” etc. or even famous monuments “the Statue of Liberty”. This practice of referring frequently to famous or fashionable people is called “name dropping”. For instance, Jay-Z says that he lives “right next to De Niro” implying that he is intimate with the famous actor. In fact, thanks to this device, he aims at impressing his audience. The singer accumulates the references in order to stage his personal universe and to push not only New York but also himself to the foreground.
III. New York, the city where everything is possible Furthermore, both Jay-Z and Alicia Keys present New York as a coveted place where nothing is impossible. The city is shown as an attractive place where people settle to start a new life, find a new job, make money or even fulfil a dream. Thus, Alicia Keys sings in the chorus that “In New York, concrete jungle where dreams are made of, there is nothing you can’t do”. She also adds “These streets will make you feel brand new, the lights will inspire.” Here, she uses the modal “will”, a modal expressing certainty, as if she were positive that the newcomers will be filled with wonder for the city and, above all, will fulfil their dream no matter what.
- A black’s dark vision of New York We have just highlighted the lyrical vision of New York present in this text. However, it’s not only a question of being positive and showing the wonders of New York. We can also perceive the dangers of the city and a dark vision of it, seen through the eye of a member of the black community.
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- The New York of bad boys Thus Jay-Z offers a nuanced description of his hometown evoking the New York of bad boys where delinquency, a favourite topic of rappers, is omnipresent. First, gun violence is not overtly tackled in the song but is frequently suggested through references to gangs for example “ But I ain’t a crip tho, but I got a gang of n-ggas walking with my clique though” or through references to “Biggie”, aka Notorious Big , one of Jay-Z’s best friends who was shot to death. Besides, by mentioning Robert De Niro, Jay-Z not only boosts his own image but he also conveys his own fascination for Mafia. Isn’t De Niro renowned for his roles as a boss of the New York underworld? The recurrent references to drugs and drug dealing also contribute to darken the listener’s perception of New York City. Thus we can find “Corners where we selling rocks”, that is to say cocaine, or “MDMA” (some sort of ecstasy) that “got you feeling like a champion”. Gambling too is mentioned “3 dice cee-lo, 3 card Monte”. Finally, the last verse is largely devoted to easy girls. Hence, New York becomes the city of sin”, the place where “good girls gone bad”. Jay-Z explains that these young girls get to the Big Apple by bus and soon run wild walking half-naked in the streets of New York whatever the season: “The winter gets cold en vogue with your skin out”. Here, we find several references to the Bible, offering a contrast between religious purity and these wanton girls. Jay-Z warns them: “Don’t bite the apple Eve”, referring in this manner to original sin.
- The blacks’ condition in New York City Jay-Z does not only pay tribute to his old friends, to his “clique” by evoking their bad boys’ way but he also takes the opportunity offered by this song to address the blacks’ condition in New York City. For that matter, this song is addressed to blacks. Jay-Z hails his targeted audience using the expression “niggar” throughout the lyrics. Moreover, the rapper refers to Harlem and the Bronx, here mentioned as “the x”, where Black ghettos could be found. Other neighbourhoods or boroughs, where Blacks represent a significant part of the inhabitants, are also referred to: “Brooklyn”, “Bed Stuy” standing for Bedford Stuyvesant etc.
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Rap conveys a message about the existing society and its lyrics often deal with social and economic realities. Thus, Jay-Z denounces the fact that, most often than not, being a drug dealer is the first opportunity for a black young man from these neighbourhoods to escape the vicious circle of poor education, unemployment and poverty. In fact, he tries to draw our attention on the fact that these black youngsters are often stuck and reduced to “cop in Harlem” and struggle to get out of the “ghettos”. Becoming a successful rapper is the second way to escape from the ghetto. Jay-Z definitely presents us with a dark perception of New York. By evoking the existence of gangs and the omnipresence of drugs in the streets, he reminds us of the harsh living conditions of some blacks as well as other minority groups. In addition, through an allusion to an American DJ from the South Bronx: Afrika Bombaataa (who was instrumental in the early development of Hip Hop in the early eighties) the singer also reminds us that it was in these conditions that Rap was born thirty years earlier.
- The characteristics of a text of Rap. It is widely agreed upon that the roots of Rap culture can be traced back to the African-American culture and rhetoric. It began during the nineteen seventies in New York’s South Bronx as a reaction to social and economic changes. Thus we can say that this is a New York phenomenon. Thanks to different elements from this text, it is possible to file Jay-Z’s song into Rap music. Thus the language used in the lyrics is oral and familiar, there are many repetitions and rhymes and Jay-Z’s Rap culture is implicitly revealed.
• The orality of language First of all, we can pick out numerous occurrences of oral expressions such as “Yo”, “Yeah”, “Y’all” as well as contractions (for instance “gotta”) which make the song sounds like a conversation that two people could have in the street. In this fashion, the first two verses’ last sentences uttered by Jay-Z are left unfinished and then completed by what Alicia Keys says at the very beginning of each chorus. He sings “Tell by my attitude that I most definitely come from” and she answers “New York”, as if they were talking to each other. On top of that, the rapper uses
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expressions which only a native or an inhabitant of New York can understand, for example “Catch me at the X”. He also resorts to nicknames: “Ty Ty” stands for Tyran Smith who is Jay-Z’s best friend. Rap songs are not only characterized by spoken rhyme lyrics but also by chanted rhyming lyrics and repetitions.
• Repetitions and rhymes First, when we listen carefully to the lyrics of this song, we are struck by the presence of many repetitions and rhymes. We can thus observe the repetition of some words, such as “niggar” under various forms, “Yankee” or, more simply, the repetition on four occasions of Alicia Keys’s chorus, which enables them to insist on those words and gives some rhythm to the song at the same time. Moreover, it can be said that Jay-Z’s flow comes from his frequent use of rhymes which, however, follow no particular pattern, that is to say alternate between terminal rhymes and internal rhymes. Similarly, some assonant rhymes can be found in the verses, for example: “Say what up to Ty Ty, still sipping Mai-Tai” or a few alliterations like: “Sitting courtside Knicks and Nets give me high fives”. These sound patterns scattered all over the lyrics contribute to a better harmony and melody of the song.
3) Jay-Z’s Rap culture If this song is filled with characteristics of Rap songs, it also displays Jay-Z’s trademark in Rap culture. First, he tries to anchor his song in traditional “message Rap” and to come back to its origins. Its title, “Empire State of Mind”, alludes to a song by Nas (a pioneer in Rap culture) entitled “N.Y. Empire State of Mind” and considered to be one of the best rap songs of all time by connoisseurs. However, it seems that his Rap stands at the crossroad of two kinds of Rap: a mainstream Rap and an underground, “message” Rap. Indeed, even if his song incidentally evokes the hard conditions of some blacks in New York, one cannot
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qualify it as a protest song. Similarly, the fact that Jay-Z associated with an R&B and soul singer certainly contributed to make the song a worldwide commercial success by making it sound more like pop than rap especially thanks to the chorus. However, its linguistic quality makes it a very good text and thus not some meaningless commercial song.
Conclusion: To conclude, we can say that, to a certain extent, this song stands as an anthemic ode to both artists' native New York. Namely, the vision of New York conveyed through this song is lyrical in the sense that it presents us with the singer’s personal experience and universe. Moreover, this perception is highly positive in so far as the city is associated with the achievement of the American dream and several self-made-men. However, Jay-Z is aware of the limitations of the Big Apple and thus lessens the impact of his tribute by evoking also the dark side of the city that never sleeps. He achieves this by, among other things, reminding the listener of the ordeals some members of the black community must face and overcome if they want to get their share of the American dream. But the most outstanding feature of this song lies in the fact it contains many characteristics of rap songs, as far as language and rhythm are concerned, but at the same time manages to appeal to a large audience, not only rap music lovers.
Élodie Abgrall, Clara Billat, Ariane Dumont, Laëtitia Kürtz, Timothée CholatNamy, Quentin Perry, Benoît Martins-Perreira, Thibaut Bonnet, Marie Giachello
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Simone à l’Empire State Building.
Je suis montée à 1'« Empire State Building ». On achète les tickets au rez-de-chaussée dans un bureau qui a l'air d'un bureau de tourisme. Un dollar. Deux fois le prix d'un fauteuil de cinéma. Il y a beaucoup de visiteurs, sans doute des gens de Saint-Louis ou de Cincinnati. On nous dirige vers les ascenseurs rapides qui montent d'un bond au 80e étage. Là il faut changer pour gagner le sommet: un vrai voyage vertical. À travers un vestibule où l'on vend des empire-state-buildings en miniature et différentes espèces de souvenirs, on gagne un grand hall vitré: il y a un bar, avec des tables et des fauteuils. Les gens pressent leur nez contre les vitres. Malgré le vent qui souffle avec violence, je sors et je fais le tour de cette galerie qu'illustrent plusieurs fois par an de spectaculaires suicides. Je vois Manhattan, tassée au sud sur la pointe de sa presqu'île et s'étalant vers le nord; je vois Brooklyn, Queens, State Island, la mer avec ses îles, le continent rongé des eaux et que pénètrent deux rivières paresseuses. Le dessin géographique est si clair, la présence lumineuse de l'eau révèle avec tant d'évidence celle de l'élément terrestre originel que les maisons sont oubliées, New York m'apparaît comme un morceau de planète vierge. Les rivières, l'archipel, les courbes de la presqu'île appartiennent à la préhistoire; la mer est sans âge; la naïveté des rues à angles droits leur donne au contraire un air d'extrême jeunesse. Cette ville vient seulement de naître; elle recouvre d'une écorce légère les roches plus vieilles que le déluge.
Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, 1948.
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Diamonds are a girl’s best friend. Elle sourit et laissa glisser le chat sur le parquet. « C’est comme pour Tiffany, dit-elle. Ça n’est pas que je tienne le moins du monde aux bijoux. Les diamants, oui. Mais ça vous colle aux doigts de porter des diamants avant que vous ayez quarante ans. Et même après, c’est risqué. Ils ne sont vraiment à leur place que sur les bonnes femmes vraiment vieilles. Maria Ouspenskaya. Des os, des rides, des cheveux blancs, des diams. Je ne peux pas attendre. Mais ce n’est pas pour ça que Tiffany me rend folle. Écoutez. Vous savez ces jours où vous êtes dans le cirage ? – Autrement dit le cafard ? – Non, fit-elle méditativement. Le cafard c’est quand vous craignez d’engraisser ou quand il a plu trop longtemps. Ça vous rend triste, c’est tout. Mais le cirage, c’est horrible. Vous avez peur, vous suez d’angoisse, mais vous ne savez pas de quoi vous avez peur. Sauf que quelque chose d’horrible va vous arriver mais vous ne savez pas quoi. Vous avez déjà eu ça ? – Très souvent. Il y a des gens qui appellent ça l’angst. – Très bien. Va pour l’angst. Mais qu’est-ce que vous devenez dans ce cas-là ? – Un verre ne fait pas de mal. – J’ai essayé. J’ai aussi essayé l’aspirine. Rusty pense que je devrais fumer de la marijuana, et je l’ai fait un bout de temps, mais ça me donnait seulement la danse de Saint-Guy. Ce que j’ai trouvé de mieux c’était de prendre un taxi et d’aller chez Tiffany. Ça, ça me calme immédiatement. La sérénité, l’air de supériorité. On a le sentiment que rien de très mauvais ne pourrait vous atteindre là, avec tous ces vendeurs aimables et si bien habillés. Et cette merveilleuse odeur d’argenterie et de sacs en crocodile. Si je pouvais trouver dans la vie un endroit qui me procure la même impression que Tiffany, alors j’achèterais quelques meubles et je baptiserais le chat. Je me dis que peut-être, après la guerre, Fred et moi… » Elle releva ses lunettes noires et ses yeux avec leurs différentes couleurs, le gris, les traînées de bleu et de vert, prirent une expression d’acuité visionnaire. « Une fois je suis allée à Mexico. C’est un pays merveilleux pour l’élevage des chevaux. J’ai vu un endroit au bord de la mer. Fred s’y connaît bien en chevaux. Truman Capote, Petit déjeuner chez Tiffany, 1958. Traduit de l’anglais par Germaine Beaumont.
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Truman Capote Biographie : 1924 : Naissance le 30 septembre à la Nouvelle-Orléans. Abandonné à cinq ans par sa mère et élevé par ses trois tantes maternelles dans une plantation de l’Alabama. 1932 : Sa mère qui s'est remariée à un Cubain, Joseph Capote, l'emmène vivre à New York. Son beau-père l'adopte légalement et Truman Persons devient Truman Capote. 1941 : Quitte le système scolaire à 17 ans après avoir obtenu son diplôme d’un collège du West Side. 1941-1944 : Devient danseur, peintre, puis entre comme rédacteur au New Yorker. 1944 : Deux magazines féminins, Harper's Bazaar et Mademoiselle publient ses premières nouvelles. Les directeurs littéraires de ces magazines détectent avant tous les autres le talent exceptionnel du jeune homme. 1946 : A cause des violentes crises d’éthylisme de sa mère, il trouve refuge à Yaddo, une résidence qui accueille écrivains, musiciens et artistes de l'État de NewYork. Il y rencontre Newton Arvin, un professeur de lettres de grande valeur. Pendant les deux ans que dure leur liaison, il passe chaque week-end auprès de celui qui lui donnera la formation qu'il n'avait pas reçue à l'université. Il lui rendra plus tard hommage en disant qu'« Arvin a été [son] Harvard ». 1948 : Il fait la connaissance de Jack Dunphy, lui-même écrivain, qui sera le compagnon de presque toute sa vie. 1948-1958 : Ils séjournent longuement en Europe. 1951 : Il écrit des récits de voyages et des scénarios de films dans lesquels jouent les grands acteurs de l'époque (Humphrey Bogart, Gina Lollobrigida...). 1958 : Brea kfast at Tiffany’s, bref roman de 120 pages, connaît un grand succès et fait de lui également un écrivain reconnu par ses pairs. 1966 : Après la publication de De sang-froid, les années qui suivent sont une lente descente vers l'abîme même s'il écrit encore quelques nouvelles. Son biographe américain le décrit déçu tant par sa carrière que par sa vie personnelle et de plus en plus dépendant de l'alcool et de la drogue, effectuant des cures de désintoxication sans succès. 1984 : Il meurt à Hollywood d'une surdose médicamenteuse.
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Bibliographie : • • • • • • • • • • • • • • • • •
1943 : La Traversée de l'été 1943 : Un été indien. 1945 : Miriam. 1948 : Les Domaines. 1949 : Un arbre de nuit. 1950 : Local Color. 1951 : La Harpe d'herbes. 1954 : Plus fort que le diable. 1956 : Les muses parlaient. 1956 : Un souvenir de Noël. 1958 : Petit déjeuner chez Tiffany. (Breakfast at Tiffany's) 1960 : Les Innocents. 1966 : De sang-froid. 1968 : L'Invité d'un jour. 1980 : Musique pour caméléons. 1983 : Un Noël. 1987 : Prières exaucées, roman inachevé.
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CHAPITRE IV
DĂŠtails de la vie urbaine
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Présentation
Le corpus de textes réunis dans cette thématique a été ordonné comme une notice pour la construction d’une maquette de New York. Les bâtisseurs sont nombreux et l’on y trouve même un vrai architecte. Cet assemblage de textes consiste aussi à mettre en relief, un par un, des éléments importants de la stylistique urbaine new-yorkaise qui fondent son identité et font son charme. A de nombreuses occasions, on peut se rendre compte que cette métropole de la modernité au XXe siècle, est un résumé agrandi des principaux styles architecturaux européens et même antiques. Bien sûr, on y trouve aussi des éléments typiques comme le Z des escaliers de secours, le jaune des essaims de taxis ou le drug-store pour cow-boys du macadam.
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garden, ou « Jardin de toit », par Thomas Prieur. Illustration d’un Roof-garden
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Épigraphe.
Il y avait Babylone et Ninive. Elles étaient construites en briques. Athènes était toute de colonnes de marbre et d’or. Rome reposait sur de grandes voûtes en moellons. A Constantinople, les minarets flambent comme de grands cierges, tout autour de la Corne d’Or… L’acier, le verre, la brique, le béton seront les matériaux des gratte-ciel. Entassés dans l’île étroite, les édifices aux mille fenêtres se dresseront, étincelants, pyramides sur pyramides, sommets de nuages blancs au dessus des orages.
John Dos Passos, Manhattan Transfer, 1925. Traduit de l’anglais par Maurice-Edgar Coindreau.
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John Rodrigo Dos Passos. Biographie : Romancier et auteur dramatique américain, d’origine portugaise. Il est à l’origine d’un roman révolutionnaire dans sa technique narrative et qui est peut-être le chef d’œuvre de la littérature américaine sur New York : Manhattan Transfer. 1896 : Né le 14 janvier à Chicago, Illinois. Fils de John Randolph Dos Passos ; il grandit dans un milieu plutôt aisé. 1907 : Entre à l’université Chate Rosemary Hall de Willingford. 1912 : Etudie la peinture, l’architecture et littérature à Harvard. 1914 : S’engage dans le corps des ambulanciers de l’armée américaine. 1920 : Premier roman, One Man’s Initiation. 1925 : Manhattan Transfer, s’inspirant de se qui s’est fait au cinéma. 1930 : Premier tome de sa trilogie U.S.A., Le 42e parallèle. 1932 : Deuxième tome de la trilogie. 1934 : Devient correspondant de guerre en Espagne au Mexique et au ProcheOrient. 1936 : Dernier tome de sa trilogie, La Grosse Galette. 1942 : Travaille comme journaliste jusqu’en 1945. 1947 : Elu à l’Académie des Arts et Lettres Américaine. Perd sa femme, et l’usage d’un œil lors d’un accident de voiture. 1970 : Meurt le 28 septembre à Baltimore. -
Bibliographie : • • • • • • • • • • •
1922 : Rosinante to the Road Again. 1925 : Manhattan Transfer. 1926 : The Garbage Man. 1929 : Airways Incorporated. 1933 : Fortune Heights. 1954 : The Theme is Freedom. 1961 : Midcentury. 1937 : 1919 ( Nineteen-Nineteen). 1946 : Bilan d’une nation (State of the Nation). 1946 : La Grosse Galette (The Big Money). 1947 : Service commandé ( Tour of Duty).
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• • • • • • • • • •
1948 : Trois Soldats ( Three Soldiers). 1949 : 42e Parallèle ( 42nd Parallel). 1954 : Numéro Un (Number One). 1955 : Les Trois Femmes de Jed Morris (Most Likely to Succeed). 1957 : Les Aventures d’un jeune homme (Adventures of a Young Man). 1957 : Terre élue (Chosen Country). 1959 : Le Grand Dessein (The Grand Design). 1963 : La Grande Epoque (The Great Day). 1964 : Le Brésil en marche (Brazil on the Move). 1968 : La Belle Vie (The Best Times).
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How to Make New York ? Recette : vous prenez des tonnes de béton, le fer, le feu, l’argent, l’électricité, plus quelques décades. Vous acceptez la démesure et vous bâtissez New York « belle oh mortels, comme un rêve de pierre ». C’est une ville édifiée. Nulle ville n’a l’air plus faite, moins laissée au hasard. Un délire rangé. Les avenues coupées au couteau, les ponts lancés d’un jet au dessus de deux fleuves étincelants, l’Hudson et l’East River, les routes droites et monotones convergeant vers ces ponts, les gratte-ciel. Merveilleux gratte-ciel, merveilleux « dandys » de la pierre, effarants d’insolence et de tranquillité, avec leurs ombres qui s’entrecroisent sur la tête blasée des New-Yorkais. En trois semaines se bâtit un immeuble de quarante étages car l’organisation est la reine de ce beau et monstrueux amas de ferrailles. C’est à New York que s’amuseraient le plus les titans de l’Antiquité. Enjamber le Rockefeller Center, sauter à pieds joints, comme les ponts, par-dessus les deux fleuves, jouer aux cubes avec les fameux « blocs », autant d’excellentes distractions. Mais il n’y a plus de titans, il n’y a que des malheureux individus de 1m70 essayant désespérément de rendre leur œuvre confortable grâce aux voitures, aux ascenseurs, et à la folle organisation. Ville si belle, éclatante au soleil, ville écrasant le ciel dans ses parois, noyant les fleuves sous ses ombres, ville toujours éveillée sous le trafic des voitures, et surtout le piétinement gigantesque de la foule new-yorkaise. Nulle image n’y correspond : New York, cette mer, cette forêt, cette effigie de l’orgueil des hommes dépasse de ses dix mille têtes de pierres ornées et massives, les quelques définitions imagées qu’elle propose.
François Sagan, Bonjour New York, 1956.
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La forme d’une ville.
L’esprit est libéré, au lieu de se livrer à chaque minute à ce jeu compliqué imposé par le puzzle de nos villes européennes. Voulez-vous aller de chez vous à l’Opéra, au Père-Lachaise, au Luxembourg ou à la Tour Eiffel ? Tout d’abord tirez de votre tiroir le plan de la ville et cherchez votre route. C’est un travail. Les vieux messieurs prétendront y découvrir le charme de Paris. Je ne suis pas d’accord ; pourtant j’accepte la gêne imposée par l’histoire même de la ville ; au passage, je dis merci à Louis XIV, à Napoléon et à Haussmann d’avoir sabré la ville de quelques axes intelligibles et intelligents. New York-Manhattan est un rocher granitique de plus de 16 kilomètres de long et de 4 kilomètres de large, entre l’HudsonRiver et l’East-River. On l’a strié en long, de neuf avenues parallèles ; en travers, de près de deux cents rues parallèles entre elles et perpendiculaires aux avenues. L’avenue du milieu, la Fifth Avenue, sert d’épine dorsale à cette sole gigantesque. D’un côté, c’est « west », de l’autre, c’est « east ». La première rue commence au sud, côté océan, la dernière est au nord, côté continent. Tout est réglé désormais. Vous avez à vous rendre 135 East 42nd Street ? Tout est déterminé dans une clarté euclydienne. 42e rue ? Vous êtes à votre hôtel, 55e rue ; vous gagnerez la 5e Avenue, vous remonterez treize rues. East ? Vous prendrez à gauche. 135 ? Vous marcherez jusqu’au numéro 135. Ainsi savezvous instantanément si vous irez à pied, si vous prendrez un taxi, ou si vous sautez dans l’autobus de l’avenue, ou si vous gagnez le métro. Je dis que c’est une immense et bienfaisante liberté pour l’esprit. On trouvera que je m’attarde à un détail anatomique de la ville et que j’y attache beaucoup d’importance. Ce n’est point ici un détail anatomique, mais la structure biologique essentielle, éminente de la ville. Question de principe fondamental.
Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, 1937.
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Le Corbusier
Charles-Edouard Jeanneret-Gris, plus connu sous le pseudonyme Le Corbusier, fut l’un des principaux représentants du mouvement moderne.
Biographie :
1887 : Naissance le 6 octobre à La Chaux-de-Fonds, en Suisse. 1900 : Entame une formation de graveur-ciseleur à l’école d’art de la Chauxde-Fonds. 1904 : Est dirigé vers l’architecture par son professeur. 1917 : Ouvre un atelier d’architecture à Paris. 1918 : Jette les bases du purisme, courant artistique contemporain du cubisme. 1920 : Utilise pour la première fois son pseudonyme Le Corbusier, du nom de l’un de ses ancêtres. 1920-1930 : Réalise un ensemble de projets de villas. 1922 : Rencontre Yvonne Gallis, mannequin monégasque. 1929 : Est amené à concentrer sa réflexion théorique sur l’organisation de la concentration urbaine, à cause de la crise économique. 1930 : Epouse Yvonne Gallis. 1937 : Chevalier de la Légion d’Honneur. 1938 : Est opéré à Saint-Tropez à la suite d’un grave accident dû à l’hélice d’un bateau au cours d’une baignade. 1945-1965 : Construction de la cité radieuse, à Marseille ; reconstruction de la chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, en Franche-Comté ; édification de deux autres bâtiments de culte. 1963 : Grand officier de la Légion d’Honneur. 1965 : 27 août, décède à Roquebrune-Cap-Martin, au cours d’une baignade.
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Bibliographie Sous le nom de Charles-Edouard Jeanneret : • •
Étude sur le mouvement d'art décoratif en Allemagne 1912 La peinture moderne 1925
Sous le nom Le Corbusier : • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
Après le cubisme 1918 Vers une architecture 1923 Urbanisme 1924 L'art décoratif aujourd'hui 1925 Almanach d'architecture moderne 1925 Architecture d'époque machiniste 1926 Requête adressée à la Société des Nations 1928 Une maison, un palais 1928 Précisions sur un état présent de l'architecture et de l'urbanisme 1930 Clavier de couleur Salubra 1931 Requête à Monsieur le président du Conseil de la Société des Nations 1931 Croisade ou le crépuscule des académies 1933 La ville radieuse 1935 Aircraft 1935 Quand les cathédrales étaient blanches 1937 Les tendances de l'architecture rationaliste en rapport avec la peinture et la sculpture 1937 Îlot insalubre no 6 1938 Des canons, des munitions ? Merci, des logis SVP 1938 Destin de Paris 1941 Sur les quatre routes 1941 La maison des hommes 1942 Les constructions murondins 1942 La Charte d'Athènes 1943 Les trois établissements humains 1945 Propos d'urbanisme 1946 Manière de penser l'urbanisme 1946 U.N. headquarters 1947
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• • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
New world of space 1948 Grille C.I.A.M. d'urbanisme : mise en application de la Charte d'Athènes 1948 Le modulor 1950 Les problèmes de la normalisation : rapport présenté au Conseil économique, in La charte de l'habitat, vol.1 1950 L'unité d'habitation de Marseille 1950 Poésie sur Alger 1950 Une petite maison 1954 Le Modulor II (La parole est aux usagers) 1955 Architecture du bonheur, l'urbanisme est une clef 1955 Le Poème de l'angle droit 1955 Les plans de paris : 1956-1922 1956 Von der Poesie des Bauens 1957 Entretien avec les étudiants des écoles d'architecture 1958 Second clavier des couleurs 1959 L'atelier de la recherche patiente 1960 Orsay Paris 1961 1961 Le voyage d'Orient 1966 Mises au point 1966 Les maternelles vous parlent 1968 Choix de lettres 2002 Conférences de Rio 2006.
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Le gratte-ciel. De ce que le gratte-ciel est pour nos artistes modernes le symbole de l’Amérique, on conclut trop aisément qu’il a toujours existé, or le premier date de 1881. Il naquit à Chicago, élevant timidement ses dix étages sur les boues du Michigan. Le Home Insurance Building terminé en 1885, pour la première fois s’édifiait sans l’aide de murs, ces béquilles… Le progrès, d’un coup, était énorme ; sans doute le plus grand pas que l’architecture ait fait depuis l’âge gothique. Ceux qui ont connu New-York il y a trente ans sont surpris de ce qu’ils voient aujourd’hui. Les gratte-ciel étaient des constructions d’une dizaine d’étages, isolées les unes des autres, très laides. Claudel, qui fut élève-consul à New-York, m’en dit bien souvent la hideur et le vilain coloris. La ville alors était brune, désormais elle est rose. Stevenson qui, misérable et inconnu, y débarqua en 1879, la décrit ainsi : « une ville plate qui ressemble à Liverpool ». Demain, ces immeubles que nous admirons ne nous déplairont peut-être pas moins ; New-York apparaît plus beau à mesure qu’il est plus neuf. Paul Morand, New-York, 1930.
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« Ascenseurs » Voici dix ascenseurs en ligne, couronnés d’un cadran, où une aiguille se renverse jusqu’au 50e étage. Dans ces cages de cuivre lisse entrent mille oiseaux pris à la tempête de Wall St. à midi. Des cloisons superposées, à 1/10e de seconde, des portes d’1/5e de seconde, 50 fois, et 50 coups de poing sur l’œil 50 fois le même crachoir, 50 fois le même porte-parapluie. Puis le cœur s’arrête avec le jardin-terrasse où l’ on vend des ice-cream sodas. L’ascenseur a touché le ciel. On le sent et le cadran le dit. On est entouré de deux abîmes noirs, carrés ou tremblent des chaînes tendues. « Surety Company » ne rassure pas. Redescendre. Chute à peine retenue, glissement dans cette cheminée carrée les numéros entre les étages vont en s’amincissant ; on n’est plus qu’au 15e. Voici le rez-de-chaussée. Voici le sous-sol, où l’ on vend des ice-cream sodas. Je suis léger comme le scaphandrier qui marche sur des œufs sans les casser.
Pour connaître la fin, aller à la fin (Chapitre VII).
Paul Morand, Poèmes, U.S.A, Album de photographies lyriques, 1927.
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Commentaire
C’est à l’ingéniosité respective du Français Edoux et de l’Américain Otis que l’ascenseur voit le jour. Si cette avancée technique est parfaitement rentrée dans les mœurs urbaines, peu de personnes songent qu’elle est aussi à l’origine d’une modification architecturale majeure dont New York est peut-être la meilleure illustration: l’apparition du gratte-ciel. L’ascenseur, en tant qu’élément de modernité, ne pouvait échapper à l’œil acéré de Paul Morand, écrivain diplomate, écumeur de continents; c’est ainsi qu’il lui consacre un poème en prose, simplement intitulé « Ascenseurs », dans son recueil, USA, Album de photographies lyriques, publié en 1927, suite à un voyage aux Etats-Unis. En 34 vers, Morand décrit la montée puis la descente sensationnelle de cette machine, à travers un building de 50 étages, occasion pour lui de manifester ironie sur certains aspects de la culture américaine et méfiance à l’égard de cette même modernité qu’il semblait louer. Problématique: Comment la célébration de l’ascenseur est-elle prétexte à une critique de la modernité? I.
Un apparent éloge de la modernité.
La modernité, au sens artistique du terme, est caractérisée par l’irruption dans la sphère esthétique de motifs qui, jusque-là, en étaient exclus. Parmi ces motifs, les apports de l’industrie, alors en plein essor, prennent, en dehors de leur aspect utilitaire, une valeur poétique (cf. Baudelaire). La description apparemment élogieuse d’un ascenseur au sein d’un poème en est une des manifestations. a)
Le machinisme.
Dans cette optique, le machinisme est la célébration de la beauté de la machine. Cette célébration est précisément ce qui caractérise le poème de Paul Morand dès le titre, révolutionnaire en lui-même. On remarquera l’ouverture du poème par le présentatif « voici » (vois ici), qui indique littéralement ce qui est digne d’être regardé et l’intention apparemment descriptive du texte. Le grand nombre d’ascenseurs (surtout pour l’époque, et encore plus pour un lecteur européen) , précisé par l’adjectif numéral « 10 », marque une entrée « en fanfare » de la machine bientôt consacrée par la métaphore , riche de sens, « couronnés d’un cadran », v.2. En effet, le participe passé « couronné », même s’il s’agit d’une métaphore déjà lexicalisée, renvoie aux regalia = univers référentiel mélioratif des attributs monarchiques. D’autre part, cette métaphore renvoie aussi à un travail d’artisanat, voire une œuvre d’art produit de l’orfèvrerie et de la joaillerie. On comprend donc ici qu’il s’agit d’affirmer l’avènement de l’industrie, considéré sous
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un angle esthétique⇒ matières + éléments industriels: « cages de cuivre lisse », « cloisons superposées », « chaînes tendues », « cheminée carrée », « ascenseurs », « acier ». Mais si Paul Morand célèbre l’aspect esthétique de l’ascenseur, il n’oublie pas d’évoquer son aspect utilitaire et les sensations qu’il procure à ses nouveaux usagers. b)
Ascension et descente sensationnelles.
Le texte est principalement organisé selon le parcours de l’ascenseur (ascension: v.1 à 17 /descente: v.18 à 36 //enthousiasme/méfiance). On relève en premier lieu les allitérations en [s] formant une harmonie imitative du glissement de la machine: « Voici dix ascenseurs en ligne, couronnés d’un cadran, où une aiguille se renverse jusqu’au 50e étage. Dans ces cages de cuivre lisse entrent mille oiseaux pris à la tempête de Wall St. à midi. Des cloisons superposées, à 1/10e de seconde, des portes d’1/5e de seconde , 50 fois, et 50 coups de poing sur l’œil 50 fois le même crachoir, 50 fois le même porte-parapluie. Puis le cœur s’arrête avec le jardin-terrasse où l’ on vend des ice-cream sodas. L’ascenseur a touché le ciel. On le sent et le cadran le dit. » En plus de l’impression de glissement, l’auteur joue avec l’idée de vertige par le nombre d’étages que gravit l’ascenseur: « où une aiguille se renverse jusqu’au 50e étage » ou la métaphore hyperbolique «L’ascenseur a touché le ciel » + l’expression des sensations: « Puis le cœur s’arrête », « on le sent ». On retrouve les mêmes phénomènes pour exprimer la descente. Celle-ci est annoncée v.18 de manière très elliptique par un infinitif, seul à occuper le vers et qui se présente comme un devoir + une inquiétude. On retrouve le même phénomène d’allitération en [s], le même jeu avec le chiffre des étages: « on n’est plus qu’au 15e ». L’arrivée génère une formule choc, associant des éléments insolites et dont Morand est spécialiste: « Je suis léger comme le scaphandrier qui marche sur des //œufs sans les casser »: comparaison entre la cabine d’ascenseur et l’équipement de scaphandrier + antithèse entre lourdeur de l’équipement/ impression de légèreté. Rappelons qu’ en 1853, c'est un Américain, Elisha Otis, qui le dota d'un système de limiteur de vitesse déclenchant un système appelé frein parachute, stoppant la cabine et assurant la sécurité des
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personnes en cas de rupture du câble. Mais pour évoquer le modernisme de la machine, Morand fait montre d’une identique modernité de l’écriture poétique. c)
Une écriture poétique moderne.
La modernité de l’écriture poétique de Morand réside dans plusieurs éléments: - le choix du vers libre et de la prose, la coupure de certains vers, en plein milieu d’un mot, sorte de nouvelle forme d’enjambement: « 50 fois le même crachoir, 50 fois le même porte-para- // pluie. » ou « On est entouré de deux abîmes noirs, carrés où tremb- // lent des chaînes tendues. » - L’usage de mot anglais: « Surety Company ». - La tendance elliptique (ellipse des déterminants) de l’écriture où un vers peut se réduire à un seul infinitif « Redescendre » - mention de réalités peu nobles: « 50 fois le même crachoir » - originalité des images: « Je suis léger comme le scaphandrier qui marche sur des //œufs sans les casser ». Mais cette modernité poétique ne fait qu’enregistrer un monde en pleine mutation dont les Etats-Unis, depuis la fin de la Première Guerre Mondiale, semble avoir pris les commandes. II.
Un regard ironique sur les mœurs américaines.
La fin de la Première Guerre Mondiale marque un transfert de puissance extrêmement important. C’est de là que les historiens datent la fin de la prééminence mondiale du Vieux Continent et le début de celle des Etats-Unis, avec New York comme ville emblématique. Cela ne va pas sans générer au mieux un regard moqueur au pire un antiaméricanisme chez les littérateurs français. a)
L’influence du fordisme.
Mentionner New York, mieux, y être allé était le comble du modernisme . C’est donc dans ce cadre que Morand situe son ascenseur. D’autre part, New York doit son architecture de « ville debout », selon le mot de Céline, à l’invention de l’ascenseur. Il y a donc de la part de Morand tout un travail pour préciser la couleur locale: « Wall Street », « Ice-cream sodas », « le jardin-terrasse », « Surety Company » , « New York ». Mais, par le choix de l’ascenseur, Morand dépasse un simple élément de la couleur locale pour rendre compte d’un trait d’époque de la société américaine plus important, le fordisme. Il s’agit d’un fordisme symbolique, d’une part, parce que l’ascenseur est le fruit de l’industrie, mais d’autre part, parce que le fonctionnement que décrit Morand dans son poème fait penser aux techniques de production dont les usines Ford furent le théâtre. On relèvera ainsi les éléments de mesure « cadran »,
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« aiguille » et l’aspect quantificateur, en particulier lié au temps, à l’efficacité: « Des cloisons superposées, à //1/10e de seconde, //des portes d’1/5e de seconde. » La répétitivité: « 50 fois, et 50 coups de poing sur l’œil //50 fois le même crachoir, 50 fois le même porte-para- // pluie. » Conséquemment au développement de l’industrie + exode rurale , Paul Morand représente aussi dans la vie de ce gratte-ciel, animée par les ascenseurs, la société de masse. b)
Une société de masse.
Celle-ci est représentée par la métaphore animalisante du vers 5: « entrent mille oiseaux pris à la tempête de Wall St. À midi. ». Les oiseaux en question sont tous les hommes travaillant dans le monde de la finance. L’analogie avec les oiseaux peut se comprendre de plusieurs façons: d’une part, cela est peut-être lié aux costumes portés par ces hommes: couleur grise, noire. D’autre part, c’est encore l’époque, où les hommes portent des queues de pie // plumage, surtout dans le monde de la finance. On peut aussi voir dans ce rapprochement ornithologique, l’effet de groupe humain comme un vol d’oiseaux. Enfin, le fait que ce groupe prenne un ascenseur, donc s’élève // vol d’oiseaux. Dans tous les cas, la métaphore est assez péjorative par son aspect animalisant et globalisant. Il y a comme une perte de l’individualité au profit du groupe, avatar dont on a souvent rendu responsable la vie urbaine moderne, l’industrialisation… La conséquence de la production industrielle + exode rurale + développement société de masse = une société de consommation. c)
Une société de consommation.
La société de consommation est moquée dans le texte par la répétition du vers: « on vend des ice-cream sodas » v. 13 et 24. En premier lieu, il y a la trivialité du produit (Paul Morand = un gastronome, qui, dans toute la partie autobiographique de son œuvre, revient souvent sur la cuisine et fait preuve d’un grand raffinement dans ce domaine). Ensuite, on remarquera que ces vers sont précédés ou suivis par une indication de lieu: v.14: « L’ascenseur a touché le ciel », ou vers 23: « Voici le sous-sol, où l’ ». On comprend donc qu’on vend ces glaces, les mêmes, à chaque extrémité du gratte-ciel…et qu’il est comme impossible d’y échapper. On remarque donc que derrière l’aspect apparemment élogieux de la modernité de New York par le prisme de l’ascenseur, il y a une ironie voire une satire de la part de Paul Morand qui va jusqu’à la prophétie de mauvais augure.
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III.
Une prophétie de mauvais augure.
Paul Morand, au début de sa carrière littéraire, fut considéré comme un auteur moderne et beaucoup d’anthologies littéraires continuent de le classer injustement comme « un auteur 1925 », un auteur des années folles. S’il est vrai qu’il excella dans la représentation de cette période, il n’en porta pas moins un regard toujours très méfiant sur la transformation de la société qu’annonçait cette période. Ceci est particulièrement sensible dans ce poème. a)
Un effet de chute.
La première marque de méfiance que l’on peut déceler dans le texte concerne l’ascenseur en lui-même. Elle apparaît au moment de la descente de l’ascenseur, à partir du vers 15 avec tout un lexique, souvent polysémique, qui laisse transparaître une inquiétude: - l’hyperbole « abîme » (sens littéral « gouffre très profond ») pour désigner les conduits d’ascenseur + la couleur noire qui a toujours un aspect péjoratif (l’inconnu, le non visible, le mauvais) ce qui entraîne un effet particulièrement anxiogène - le paradoxe jouant sur l’étymologie v. 17: « ″Surety Company″ ne rassure pas » : l’expression anglaise se traduit par ″société de maintenance″ mais le substantif anglais surety a la même étymologie que « rassurer »… et Paul Morand, par le jeu des forclusifs, l’oppose précisément à ce verbe. - le vers 18, qui n’est occupé que par l’infinitif « Redescendre » ,crée, là encore, un effet angoissant par la très grande virtualité de ce mode. On a l’impression d’une confrontation avec le vide et l’inconnu. - Impression renforcée par le vers suivant: « Chute à peine retenue », où l’on notera la encore l’ellipse de déterminants et de verbes ce qui mime stylistiquement l’impression de chute. - Enfin, il y a un jeu sur l’idée de chute littéraire, c’est-à-dire la fin surprenante, inattendue. En effet, rien ne laisse prévoir dans ce poème principalement rédigé au présent de l’indicatif, et qui semble une ode à la modernité, la vaticination finale.
b)
La modernité au crible du futur.
En effet, on remarquera que les huit derniers vers se détachent de l’ensemble du poème par plusieurs éléments et forment comme une troisième forme de chute. Après la chute de l’ascenseur, la chute littéraire du poème repose elle-même sur l’annonce de la chute de New York. L’indicateur temporel « Un jour », suivi d’un verbe au futur de l’indicatif, « viendra », marque une rupture temporelle avec ce qui précède et fonctionne un peu comme un élément perturbateur. C’est à partir de là que commence la sombre prédiction, d’où la suite de verbes au futur de l’indicatif à valeur catégorique: « chercheront », « retrouvera », « essayeront ». La fin de New
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York est donc annoncée comme certaine: « Un jour viendra où les amateurs de fouilles archéolo// giques // chercheront l’emplacement de New York . // On y retrouvera toute une forêt de ces grands arbres d’acier // huilés, qui sont la colonne vertébrale des ascenseurs. » Le poème se conclut donc sur une image très forte, celle de la fin de New York, à travers l’un des éléments de sa modernité. Ceci nous amène à nous demander si Paul Morand n’agit pas, dans ce poème, comme un moraliste qui ferait semblant de célébrer quelque chose dont il veut en fait se moquer, voire exprimer une méfiance. c)
Un texte entre ironie et pessimisme.
Ce que semble vouloir exprimer Morand dans ce texte, c’est l’aspect surfait et naïf de l’enthousiasme pour la modernité. Sa démonstration est cinglante: la modernité n’est rien de plus que du vieux, de l’antique en devenir, qui se confondra avec tout ce que la civilisation humaine a produit avant. Cette confusion du moderne et de l’antique est contenue dans la prédiction à deux occasions: « […] les amateurs de fouilles archéolo //giques // chercheront l’emplacement de New York. » ou « Des savants essayeront de deviner // si ces restes sont du XXe siècle ou de l’époque aztèque. ». C’est-à-dire que l’action du temps est plus forte que tout ce que l’homme a produit et qu’elle peut tenir en échec son intelligence. Conclusion: Ce poème, tout en étant d’époque, tant par ce qu’il semble célèbrer que par le travail stylistique par lequel il semble le faire, démontre avant tout, et a contrario de bien des anthologies littéraires, que Morand ne fut pas l’écrivain d’une période, « l’écrivain 1925 », mais un héritier des moralistes, et, à vrai dire, un classique. Avec l’art du nouvelliste, il s’applique dans ce poème à créer une sorte d’apologue où la célèbration d’un objet de circonstance comme reflet de son cadre, New York, n’est qu’un leurre, voire une vanité pour mieux exprimer, dans la chute, la fragilité des choses humaines, fussent-elles vertigineuses. Edouard Caraco
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« Roof-garden »
Pendant des semaines les ascenseurs ont hissé hissé des caisses des caisses de terre végétale Enfin À force d’argent et de patience Des bosquets s’épanouissent Des pelouses d’un vert tendre Une source vive jaillit entre les rhododendrons et les camélias Au sommet de l’édifice l’édifice de briques et d’acier Le soir Les waiters graves comme des diplomates vêtus de blanc se penchent sur le gouffre de la ville Et les massifs s’éclairent d’un million de petites lampes versicolores Je crois Madame murmura le jeune homme d’une voix vibrante de passion contenue Je crois que nous serons admirablement ici Et d’un large geste il montrait la large mer Le va-et-vient Les fanaux des navires géants La géante statue de la Liberté Et l’énorme panorama de la ville coupée de ténèbres perpendiculaires et de lumières crues Le vieux savant et les deux milliardaires sont seuls sur la terrasse Magnifique jardin Massif de fleurs Ciel étoilé Les trois vieillards demeurent silencieux prêtent l’oreille au bruit des rires et des voix joyeuses qui montent des fenêtres illuminées Et à la chanson murmurée de la mer qui s’enchaîne au gramophone. Blaise Cendrars in Documentaires (1924) – Poésies Complètes.
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Commentaire
Philon de Byzance, scientifique et ingénieur grec de la fin du IIIe siècle av. J.C. passe pour l’auteur de la célèbre liste des sept merveilles du monde, qui recense, pour l’Antiquité, les ouvrages architecturaux les plus impressionnants. Parmi ceuxci, les Jardins suspendus de Babylone (Irak actuelle), cadeau du roi Nabuchodonosor II à son épouse Amytis de Mèdes, afin de lui rappeler les montagnes boisées de son pays natal (mais on prête aussi cette réalisation à la reine Sémiramis). Ces jardins légendaires ont surtout frappé l’imagination par la prouesse technique qu’ils représentaient, puisque ils furent installés sur les terrasses d’un bâtiment et alimentés par un très ingénieux système hydraulique pour l’époque. Dès lors, on comprend pourquoi la cité antique, modèle même de l’ultra civilisation, appelait la comparaison avec l’imposant urbanisme vertical du XXe siècle, dont New York offre peut-être le modèle inaugural et le plus parfait exemple. C’est en tout cas à ce rapprochement implicite que procède le poète cosmopolite Blaise Cendrars, dans un poème en vers libres, intitulé « Roof-garden », littéralement « jardin de toit » donc jardin suspendu, publié pour la 1e fois dans un recueil intitulé Kodak, en 1924. Sous l’influence de l’industrie photographique, en plein essor, mais aussi dans l’euphorie des années folles, qui marquent le sacre de la puissance américaine, à l’issue de 1ière Guerre mondiale, Cendrars livre comme un instantané d’une scène new yorkaise. Il faut enfin préciser que pour écrire ce texte, Cendrars s’est servi de fragments de textes d’un roman populaire intitulé Le Mystérieux Dr Cornélius qu’il a mêlé à ses propres textes pour prouver que Le Rouge était un vrai poète lui-aussi. En quoi Cendrars fait-il de New York une nouvelle Babylone?
I.
Les caractéristiques babyloniennes de New York.
Encore aujourd’hui, et même s’il s’agit le plus souvent de mythes, les Sept Merveilles du monde continuent de frapper l’imaginaire et sont souvent utilisées en littérature comme porteuses d’une valeur symbolique. C’est le cas des jardins suspendus de Babylone, qui représentent à la fois prouesse technique, démesure et luxe inouï, toutes caractéristiques applicables à la ville de New York et permettant à Cendrars de réaliser un véritable palimpseste entre les deux villes. a)
L’idée de suspension, de hauteur et de vertige
A une époque, où l’on concevait le développement urbain de manière horizontal, le palais de Sémiramis, dit « palais de l’Occident » , avait d’abord frappé par sa verticalité. C’est le premier point commun avec New York dont la verticalité spectaculaire est évoquée dans le texte. Ceci est d’abord suggéré par
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- la mention d’un « ascenseur » v.1 ⇒ idée d’étages - + encore par la répétition du participe passé « hissé hissé » v.1 ou du substantif « édifice » v.9 précédé du C.C. de lieu « Au sommet » ⇒ impression d’un immeuble empilé sur un immeuble = double sa taille - On relèvera dans ces occurrences + « caisses », « patience », « épanouissent » l’allitération en [s] ⇒ idée d’un glissement, d’une ascension sans fin donc de hauteur. - Notation qui figure la hauteur de bas en haut: « […] voix joyeuses qui montent des fenêtres illuminées » - Ces notations, qui figurent la hauteur de bas en haut, sont complétées par d’autres qui figurent la hauteur de haut en bas: v.11-12 « Les waiters graves comme des diplomates vêtus de blanc // se penchent sur le gouffre de la ville. » T: En plus de l’idée de hauteur, le parallèle avec Babylone est parfaitement tracé avec la mention d’éléments végétaux. b. Le motif horticole: création d’un locus amoenus - La rencontre presque antinomique entre l’urbain et le végétal est induite dès le titre: roof garden (presque un oxymore), qui retarde l’évident parallèle avec Babylone, car sitôt traduit par « jardins suspendus » le renvoi est explicite. - De fait, le texte abonde en éléments végétaux ⇒ champ lexical de la nature, de l’horticole: « garden », « terre végétal », « bosquet », « pelouses », « rhododendrons », « camélias », « les massifs », « jardin », « fleur ». - A ces éléments végétaux, il convient d’ajouter l’élément aquatique: « Une source jaillit » D’une part, parce que ce qui suscita l’admiration dans les jardins suspendus de Babylone, c’est l’ingéniosité du système hydraulique qui permettait d’arroser la végétation D’autre part, parce que l’on assiste dans le texte à la création d’un véritable locus amoenus c’est-à-dire la création d’un lieu de plaisance selon la définition d’Horace. Un tel lieu obéit à une codification précise mêlant entre autre un espace végétal à un élément aquatique. T: Ce décor crée ainsi un parallèle matériel avec Babylone mais aussi une sorte de parallèle moral, la cité de Babylone étant aussi restée légendaire pour la vie luxueuse et voluptueuse qu’elle offrait.
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c. Une scène voluptueuse La volupté est introduite par divers éléments. On a globalement l’impression d’une scène se déroulant dans un milieu opulent. - D’une part, la beauté : « magnifique jardin » - La boisson, introduite comme par métonymie grâce à la mention des « waiters » c’est-à-dire des barmen - la scène décrite est peut-être un cocktail - les sentiments amoureux, par la présence du couple et l’incise qui coupe la déclaration au discours direct de l’homme: « Je crois Madame murmura le jeune homme d’une voix // vibrante de passion contenue […] ». Par ailleurs, le couple qui semble contempler la ville depuis la terrasse…semble disparaître peu après puisque le narrateur précise: « Le vieux savant et les deux milliardaires sont seuls sur la terrasse » - L’argent: « les deux milliardaires » - La musique: « Et à la chanson murmurée de la mer qui s’enchaîne au gramophone » Ainsi, on a l’impression que presque tous les sens sont satisfaits. Cendrars tout en évoquant New York place donc d’abord la métropole de la modernité, alors en plein essor, dans le droit fil de la légendaire cité antique de Babylone. Cependant, on retrouve dans cette évocation toutes les marques de la couleur locale new yorkaise. II. Une New-Yorkophilie? La date à laquelle Cendrars écrit son poème n’est pas innocente. Les années vingt, qui marquent l’immédiat après la 1e Guerre mondiale et le début des années folles ou roaring twenties, marquent surtout pour les États-Unis le début de leur prééminence mondiale. New York, capitale économique est comme la ville-phare de ce bouleversement dans l’ordre du monde. A ce titre, la métropole attire les grands auteurs français. a. Les expressions anglaises Pour restituer l’atmosphère, l’esprit du New York des années folles et se démarquer comme auteur cosmopolite, Cendrars insère dans son texte deux expressions en langue anglaise: le titre - ce qui est un peu une provocation - et un substantif « waiters » qui signifie barmen mais qui fait plus chic et plus couleur locale. b. La couleur locale La couleur locale est induite par une référence explicite à la métropole américaine, autour de laquelle d’autres références moins explicites prennent sens.
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- C’est la mention de la « géante statue de la Liberté » qui atteste de la ville évoquée. Un paysage s’ordonne autour d’elle: « large mer », « navires géants », « énorme panorama de la ville coupée de ténèbres perpendiculaires et de lumières crues ». On remarque dans toutes ces citations l’usage d’adjectifs, en fonction d’épithète liée, insistant sur la grandeur, le gigantisme des éléments composant le paysage. D’autre part, on peut situer géographiquement le New York décrit: il s’agit de Manhattan et le paysage correspond à celui que pouvaient découvrir les arrivants à New York, par le bateau (cf. Céline, Voyage au bout de la nuit. Kafka, Amerika) ⇒ idée de « panorama ». - A partir de là d’autres détails prennent sens : la modernité des équipements: « les ascenseurs », « gramophone », « un million de petites lampes versicolores » La modernité des matériaux de construction: « acier » L’organisation urbaine: « la ville coupée de ténèbres perpendiculaires »
Tous ces éléments traduisent une fascination pour la ville qui va jusqu’au rapprochement biblique. c. Une nouvelle terre promise? Lorsque les explorateurs découvrirent l’Amérique au XVIe siècle, beaucoup crurent avoir re-trouvé le jardin d’Eden. Cette croyance, qui imprègne encore aujourd’hui si fortement la conscience que les Américains ont de leur pays, s’applique encore plus précisément à New York, véritable porte des États-Unis qui vit arriver la plupart des immigrants, rapprochant aussi la métropole d’une nouvelle « Terre promise » . Dans le poème de Cendrars, cette impression est donnée par la situation du couple: lorsque le jeune homme déclare: « Je crois que nous serons admirablement ici », le verbe de croyance + l’adverbe de lieu laissent penser qu’il s’agit de nouveaux arrivants. D’autre part, le geste déictique qui accompagne son propos: « et d’un large geste il montrait la large mer » rappelle celui qu’accomplit Moïse, dans la Bible, pour traverser la Mer Rouge et parvenir à la Terre promise: « Moïse étendit la main sur la mer ». On peut aussi voir dans ce couple installé dans ce jardin créé de la main de l’homme et où il croit qu’il va trouver le bonheur, « ici », comme par opposition à un ailleurs, une sorte de nouvel Eden? Il convient de préciser qu’avant « Roof-garden », Cendrars avait déjà publié un texte intitulé Les Pâques à New York (1912), qui marque son entrée en poésie et où il mêle déjà le motif religieux et la ville.
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T: Cependant, en dépit de références antiques ou bibliques, c’est avant tout la modernité de New York qui est célébrée. III. Un appel à la modernité La modernité est un phénomène esthétique qui trouve ses origines dans la seconde partie du XIXe siècle et qui marque en particulier un grand changement dans la conception des canons esthétiques. a. La modernité poétique Dans le poème de Cendrars, le rapport de New York et de la modernité poétique est double: - D’une part, le choix de ville de New York rentre dans la modernité parce que New York incarne la modernité. Rappelons que Cendrars « entre » en poésie à New York et à propos de New York avec la rédaction de sa 1e œuvre poétique Les Pâques à New York, en 1912. - D’autre part la modernité de la ville semble refléter une modernité de l’écriture poétique: choix de vers libres, de la prose, absence de ponctuation, célébration de la beauté urbaine. On peut d’ailleurs observer que si l’on renverse à gauche le poème, celui-ci, comme un calligramme, représente un panorama newyorkais. b. Le machinisme Elément de modernité par excellence, la célébration de la beauté de la machine - ou machinisme - qui ouvre, comme en fanfare, le poème: « Les ascenseurs ont hissé hissé » . On peut aussi comprendre ici que l’ascenseur s’est hissé au rang d’objet d’art. c. L’ombre d’un doute…une certaine inquiétude Si le texte de Cendrars, écrit à l’occasion de son second voyage dans la métropole américaine (1924) apparaît comme un éloge, il n’en comporte pas moins des marques d’inquiétudes. Rappelons que le 1e voyage du poète à New York, en 1912 lui avait laissé un souvenir plus cuisant puisqu’il avait erré dans les bas fonds new yorkais et avait souffert du manque d’argent et de la faim. Ces trois éléments anxiogènes sont présents à leur manière dans le texte: - le topos de l’argent: il est représenté deux fois dans le texte par l’expression « A force d’argent » et le groupe nominal « les deux milliardaires ». Dans le 1e cas, Cendrars insiste bien sur le fait que le prodige de la végétation luxuriante sur un building vient moins de la nature que de la richesse. D’autre part, les occupants de la terrasse n’appartiennent pas à n’importe quelle classe sociale. Le texte de Cendrars
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est écrit cinq ans avant la crise de 1929 et signifiant les excès du capitalisme dont New York est aussi le symbole. - On observera aussi que certaines vues de la ville depuis la terrasse sont assez négatives voire inquiétantes: « Les Waiters graves comme des diplomates vêtus de blanc//se penchent sur le gouffre de la ville. » ⇒ image de chute + idée que la ville ordinaire est menaçante. Cette idée est redoublée par le vers 23: « la ville coupée de ténèbres ». Cette terrasse n’offrirait-elle qu’un fragile Eden menacé d’une nouvelle chute?
Conclusion: Le texte de Cendrars affirme sa virtuosité dans un subtil entremêlement de références intertextuelles bibliques et mythologiques, qui situent New York dans une sorte de continuité historique humaine. En même temps, la ville est appréciée pour sa modernité et offre à l’auteur l’occasion d’y adapter sa propre écriture poétique. Ce faisant, il apparaît comme un des premiers grands textes de la littérature française sur la métropole américaine. Cependant, si l’image qui en ressort semble enthousiaste et élogieuse, elle offre aussi des inquiétudes que l’histoire ancienne (crise de 1929) et récente (attentats du 11 septembre) va confirmer, confirmant aussi la valeur prophétique de la poésie.
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Blaise Cendrars Biographie : Frédéric Sauser dit Blaise Cendrars, écrivain cosmopolite, il bâtit toute son œuvre à partir de ses voyages. Cependant, il offre une vision plus poétique que réaliste des pays évoqués.
1887 : Naissance à La Chaux-de-Fonds en Suisse. 1902 : Ecole de Commerce à Neuchâtel. 1905-1907 : Séjour à Saint-Pétersbourg, employé par M. Leuba, ressortissant suisse et fabricant d'horlogerie. 1907-1910 : Retour en Suisse. Etudes de médecine, puis de lettres à l'Université de Berne. Rencontre de Féla Poznanska. 1910-1911 : Séjour à Paris, à Saint-Pétersbourg, à New York où il rejoint Féla. 1912 : A New York: Hic Haec Hoc, premier texte signé Blaise Cendrart (sic). De retour à Paris, il fonde avec Emil Szittya la revue Les Hommes nouveaux et publie son premier grand poème, Les Pâques. Rencontre de Guillaume Apollinaire et de l'avant-garde parisienne. 1914-1915 : Engagé volontaire dans la Première Guerre mondiale. Epouse Féla avant de partir au front. Perd son bras droit au combat en Champagne, le 28 septembre 1915. 1916 : Naturalisé Français. Publication de La guerre au Luxembourg. 1917 : Rencontre l'actrice Raymone Duchâteau qui sera désormais la compagne de sa vie. 1920-1921 : Expériences cinématographiques. 1923 : Sur un livret de Cendrars, les Ballets suédois produisent La Création du monde, musique de Darius Milhaud, décors et costumes de Fernand Léger. 1924 : Premier voyage au Brésil. Feuilles de route I, "Le Formose". 1925 : L'Or, la merveilleuse histoire du Général Johann August Suter, premier livre à grand succès international. 1926 : L'Eubage, aux antipodes de l'Unité. 1929 : Le Plan de l'Aiguille et Les Confessions de Dan Yack. Une Nuit dans la forêt, premier fragment d'une autobiographie. 1931 : Aujourd'hui (recueil de textes en prose). 1932 : Vol à voiles, prochronie.
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1935-1938 : Divers reportages. Nouvelles : Histoires vraies (1938), La Vie dangereuse (1939). 1939-1940 : Correspondant de guerre auprès de l'Armée anglaise. D'oultremer à indigo (1940). 1943-1949 : Années de création intense à Aix-en-Provence. Ecrit quatre volumes qui « sont des Mémoires sans être des Mémoires » : L'Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Bourlinguer (1948), Le Lotissement du ciel (1949), qui ont été nommés la « Tétralogie ». Le 27 octobre 1949, se marie avec Raymone Duchâteau à Sigriswil (Oberland bernois). 1950 : Retour à Paris. 1956 : Dernière oeuvre, un roman : Emmène-moi au bout du monde!.... 1960 : Commandeur de la Légion d'honneur, distinction remise par André Malraux. 1961 : Grand Prix littéraire de la Ville de Paris. Décès le 21 janvier.
Bibliographie : • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
Les Pâques 1912 Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France 1913 Séquence 1913 La guerre au Luxembourg 1916 Profond aujourd'hui 1917 J'ai tué 1918 Le Panama ou les aventures de mes sept oncles 1918 Dix-neuf poèmes élastiques 1919 La Fin du Monde filmée par l'ange Notre-Dame 1919 Anthologie nègre 1921 Documentaires (Kodak) 1924 Feuilles de route : Le Formose 1924 Eloge de la vie dangereuse 1926 L'Eubage 1926 Moravagine 1926 Petits contes nègres pour les enfants des blancs 1928 Le Plan de l'Aiguille 1929 Les Confessions de Dan Yack 1929 Une nuit dans la forêt 1929 Comment les Blancs sont d'anciens Noirs 1930
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Rhum 1930 Vol à voile 1932 Panorama de la Pègre 1935 Hollywood, la Mecque du cinéma 1936 Histoires vraies 1937 La vie dangereuse 1938 Chez l'armée anglaise 1940 D'outremer à indigo 1940 L'Homme Foudroyé 1945 La main coupée 1946 Bourlinguer 1947 La Banlieue de Paris 1949 Le lotissement du ciel 1949 Blaise Cendrars vous parle... 1932 Le Brésil, des hommes sont venus 1952 Noël aux quatre coins du monde 1953 Emmène-moi au bout du monde !... 1953 Entretien de Fernand Léger avec Blaise Cendrars et Louis Carré sur le paysage de l'œuvre de léger 1956 Du monde entier au cœur du monde (poésies complètes) 1957 Trop, c'est trop 1957 Films sans images 1959 Amours (1914) 1961
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Z. Cette maison comporte trois étages comme toutes ses voisines (qui constituent, un mètre environ plus en avant, l’alignement général de la rue), mais elle doit être de construction moins ancienne ; elle est en effet la seule à ne pas se trouver pourvue de l’escalier de fer extérieur, prévu comme descente de secours en cas de sinistre ; squelette de lignes noires entrecroisées qui dessine de Z superposés du haut en bas de chaque immeuble, s’arrêtant toutefois à trois mètres du sol. Une mince échelle amovible, habituellement relevée, complète l’ensemble pour faire le raccord avec la chaussée, et permettre de fuir l’incendie qui embrase l’escalier intérieur. Un cambrioleur agile, ou un assassin, pourrait en sautant s’accrocher à la barre de fer la plus basse, effectuer un rétablissement, gravir ensuite sans aucune peine les marches métalliques jusqu’à la porte-fenêtre d’un étage quelconque et pénétrer dans la chambre de son choix en cassant seulement une vitre. C’est du moins ce que pense Laura. Le bruit du carreau brisé dont les éclats tintent en retombant sur le dallage, au bout du couloir, l’a réveillée en sursaut. Redressée d’un seul coup, elle reste alors assise dans son lit, ne faisant plus un geste, retenant sa respiration, ne donnant pas de lumière par crainte de signaler sa présence au criminel qui, ayant avec précaution introduit la main entre les pointes vives du verre, à travers le trou qu’il vient de pratiquer d’un coup sec avec le canon de son revolver, ou avec la crosse guillochée, plus massive, ou avec le manche en ivoire de son couteau à cran d’arrêt, est en train à présent de manœuvrer sans bruit la crémone. La lueur crue du bec de gaz qui se trouve à proximité projette son ombre encore agrandie sur la façade claire, tout en haut de l’ombre déformée de l’escalier de fer, dont les différents réseaux de raies parallèles hachurent en un graphique précis et compliqué la surface entière de la maison. Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, 1970.
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Alain Robbe-Grillet
Alain Robbe-Grillet fut considéré comme le chef de file du nouveau roman. On le qualifia souvent de « pape du nouveau roman ». Biographie : 1922 : 18 août, naissance à Brest. 1928-1942 : Etudes primaires à Paris. Etudes secondaires au lycée Buffon. Classe de mathématiques élémentaires à Brest. Reçu avec mention au baccalauréat. Entre à l’Institut National Agronomique. 1943 : Est réquisitionné à la fin du printemps. 1945 : Est chargé de mission à l’Institut national de la Statistique, à Paris. 1949 : Ingénieur à l’Institut des fruits et légumes coloniaux, jusqu’en 1951. 1951 : Rencontre durant l’été Catherine Rstakian, qui deviendra sa femme. 1953 : L’auteur, qui se consacre depuis 1951 à la littérature, publie son premier roman, Les Gommes. 1966 : Participation au Haut comité pour la défense et l’expansion de la langue française, jusqu’en 1968. 1972-1997 : Enseignement aux Etats-Unis. Dirige le Centre de sociologie de la littérature à l’université de Bruxelles, de 1980 à 1988. 2004 : 25 mars, est élu à l’Académie française. Il ne prononça jamais son discours de réception, trouvant la tradition dépassée. Il ne siégea finalement jamais à l’Académie, décédant avant que le problème ne trouve une solution. 2008 : Décède dans la nuit du 17 au 18 février d’une crise cardiaque, à Caen. -
Bibliographie : Romans • • • • • • • • • • •
Un régicide (1949) Les Gommes (1953) Le Voyeur (1955) La Jalousie (1957) Dans le labyrinthe (1959) La Maison de rendez-vous (1965) Projet pour une révolution à New York (1970) Topologie d'une cité fantôme (1976) Souvenirs du Triangle d'Or (1978) Djinn (1981) La Reprise (2001)
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• •
Un roman sentimental (2007) La Forteresse (2009)
Nouvelle •
Instantanés (1962)
Essais • • • •
Pour un Nouveau Roman (1963) Le Voyageur, essais et entretiens (2001) Entretiens avec Alain Robbe-Grillet (2001) Préface à une vie d'écrivain (2005)
Fiction à caractère autobiographique • • •
Le Miroir qui revient (1985) Angélique ou l'enchantement (1988) Les Derniers Jours de Corinthe (1994)
Filmographie • • • • • • • • • •
1961 : L'Année dernière à Marienbad 1963 : L'Immortelle 1966 : Trans-Europ-Express 1968 : L'Homme qui ment 1971 : L'Eden et après 1974 : Glissements progressifs du plaisir 1974 : Le Jeu avec le feu 1983 : La Belle Captive 1995 : Un bruit qui rend fou 2007 : C'est Gradiva qui vous appelle
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Des châteaux de la Loire à New York. Entre la Quarantième et la Soixantième Rue s’épanouissent des résidences magnifiques, qui ont toutes disparu à l’heure actuelle (sauf, entre la Cinquante et Unième et la Cinquante-Deuxième Rue, la maison de Mrs. Cornelius Vanderbilt) ; le gratin abandonne définitivement le genre bourgeois et bâtit ce que l’on est convenu d’appeler le style château, c’est-à-dire toute une série de Blenheim miniatures et de Chenonceaux en réduction dans des terrains vagues rocheux, d’où les entrepreneurs chassent les squatters irlandais ; ces terrains vont devenir Central Park. L’appétit du château de la Loire (influence Rothschild) une fois apaisé, est suivi d’une gourmandise de castel gothique (influence Sassoon) ; puis vient la soif de petits Trianons (époque Castellane), cela aboutira vingt ans plus tard au style Portland Square (influence Marlborough) au palazzo italien (influence Baldwin et San Faustino), enfin, aujourd’hui, à l’hôtel moderne ; miroirs, coromandels, ifs taillés, etc. (influence Elsie de Wolfe) ; toutes ces ardeurs, ces caprices se lisent encore à livre ouvert sur le visage de la Cinquième Avenue. Paul Morand, New York, 1930.
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Breakfast at the drug-store. Le petit déjeuner dans le drug-store du coin est une fête. Jus d’orange, toasts, café au lait, c’est un plaisir qui ne s’évente pas. Assise sur mon siège tournant, je participe un moment à la vie américaine ; ma solitude ne me sépare pas de mes voisins qui déjeunent seuls eux aussi ; c’est plutôt le plaisir même que j’éprouve à être des leurs qui m’isole ; ils mangent simplement, ils ne sont pas à la fête. En vérité tout est fête pour moi. Les drug-stores entre autres me fascinent ; tous les prétextes me sont bons pour m’y arrêter ; ils résument pour moi tout l’exotisme américain. Je les imaginais mal ; j’hésitais entre la vision ennuyeuse d’une pharmacie et - à cause du mot soda-fountain - l’évocation d’une fontaine Wallace enchantée crachant des flots d’ice-cream rose et blanc. En vérité, ce sont les descendants des vieux bazars des villes coloniales et des campements du Far West où les pionniers des siècles passés trouvaient réunis remèdes, aliments, ustensiles, tout ce qui était nécessaire à leur vie. Ils sont à la fois primitifs et modernes, c’est ce qui leur donne cette poésie spécifiquement américaine. Tous les objets ont un air de famille : le même brillant bon marché, la même gaieté modeste ; les livres aux couvertures glacées, les tubes de pâte dentifrice et les boîtes de candies ont les même couleurs : on a vaguement l’impression que la lecture laissera dans la bouche un goût de sucre et que les bonbons raconteront des histoires. J’achète : savons, crèmes, brosses à dents. Ici les crèmes sont crémeuses, les savons savonnent : cette honnêteté est un luxe oublié. Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, 1948.
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Taxi drivers.
À l’aube les taxis traverseront Central Park pour regagner la ville basse. Sur le grand réservoir d’eau se dresseront les silhouettes fantômes des gratte-ciel, diplodocus assoupis, mauves et gris, attendant leur pâture. Les roues des taxis crisseront sur le macadam, l’insomnie chargera les paupières. Mais bientôt se lèvera, intacte, ignorante de la nuit, de ses désordres, New York, immense, éclatante au soleil, New York, droite comme un I.
Françoise Sagan, Bonjour New York, 1956.
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Pluies de New York.
La pluie de New York est une pluie d'exil. Abondante, visqueuse et compacte, elle coule inlassablement entre les hauts cubes de ciment, sur les avenues soudain assombries comme des fonds de puits. Réfugié dans un taxi, arrêté aux feux rouges, relancé aux feux verts, on se sent tout à coup pris au piège, derrière les essuie-glaces monotones et rapides, qui balaient une eau sans cesse renaissante. On s'assure qu'on pourrait ainsi rouler pendant des heures, sans jamais se délivrer de ces prisons carrées, de ces citernes où l'on patauge, sans l'espoir d'une colline ou d'un arbre vrai. Dans la brume grise, les gratte-ciel devenus blanchâtres se dressent comme les gigantesques sépulcres d'une ville de morts, et semblent vaciller un peu sur leurs bases. Ce sont alors les heures de l'abandon. Huit millions d'hommes, l'odeur de fer et de ciment, la folie des constructeurs, et cependant l'extrême pointe de la solitude. « Quand même je serrerais contre moi tous les êtres du monde, je ne serais défendu contre rien. » C'est peut-être que New York n'est plus rien sans son ciel. Tendu aux quatre coins de l'horizon, nu et démesuré, il donne à la ville sa gloire matinale et la grandeur de ses soirs, à l'heure où un couchant enflammé s'abat sur la VIIIème Avenue et sur le peuple immense qui roule entre ses devantures, illuminées bien avant la nuit. Il y a aussi certains crépuscules sur le Riverside, quand on regarde l'autostrade qui remonte la ville, en contrebas, le long de l'Hudson, devant les eaux rougies par le couchant ; et la file ininterrompue des autos au roulement doux et bien huilé laisse soudain monter un chant alterné qui rappelle le bruit des vagues. Je pense à d'autres soirs enfin, doux et rapides à vous serrer le cœur, qui empourprent les vastes pelouses de Central Park à hauteur de Harlem. Des nuées de négrillons s'y renvoient une balle avec une batte de bois, au milieu de cris joyeux, pendant que de vieux Américains, en chemise à carreaux, affalés sur des bancs, sucent avec un reste d'énergie des glaces moulées dans du carton pasteurisé, des écureuils à leurs pieds fouissant la terre à la recherche de friandises inconnues. Dans les arbres du parc, un jazz d'oiseaux salue l'apparition de la première étoile au-dessus de l'Impérial State et des créatures aux longues jambes arpentent les chemins d'herbe dans l'encadrement des grands buildings, offrant au ciel un moment détendu leur visage splendide et leur regard sans amour. Mais que ce ciel se ternisse, ou que le jour s'éteigne, et New York redevient la grande ville, prison le jour, bûcher la nuit. Prodigieux bûcher en effet, à minuit, avec ses millions de fenêtres éclairées au milieu d'immenses pans de murs noircis qui portent ce fourmillement de lumières à mi-hauteur du ciel comme si tous les soirs sur Manhattan, l'île aux trois rivières, un gigantesque incendie s'achevait qui dresserait sur tous les horizons d'immenses carcasses enfumées, farcies encore par des points de combustion.
Albert Camus, Carnets, 1965.
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Albert Camus Biographie : 7 novembre 1913 : Naissance à Mondovi, en Algérie. 1914 : Son père, ouvrier, meurt à 28 ans à la bataille de la Marne (1914). Sa mère, Catherine Sintès, d’origine espagnole, émigre alors à Alger où elle s’installe dans le quartier populaire de Belcourt. 1918 : Elève de l’école communale où son instituteur, Louis Germain, conscient des facultés intellectuelles de l’enfant, le fait travailler bénévolement après les heures de classe. Il le prépare ainsi au concours qui permet à Camus de devenir élève boursier au lycée d’Alger où il suit des études secondaires de 1923 à 1930. 1930 : premiers signes de la tuberculose. 1932 : études de lettres supérieures. 16 Juin 1934 : épouse Simone Hié. 1935 : adhère au parti communiste. Juin 1936 : se sépare de Simone Hié. 1940 : quitte l’Algérie. Entre à la rédaction du journal Paris-Soir. 3 décembre 1940 : épouse Francine Faure. Janvier 1941 : retourne en Algérie. Décembre 1941 : contribue à la parution clandestine du journal Combat. 1942 : entre dans la Résistance. 24 août 1944 : publication de Combat au grand jour. 1945 : représentation de Caligula. Décembre 1949 : création des Justes par Serge Reggiani et Maria Casarès. 1952 : rupture avec Sartre. Adapte Les Possédés. Commence Le premier Homme. Novembre 1952 : démissionne de l’Unesco à l’entrée de l’Espagne franquiste. 6 février 1956 : cesse sa collaboration à L’Express. 17 octobre 1957 : le prix Nobel de littérature lui est attribué. 1958 : sa santé se détériore. 4 janvier 1960 : mort dans un accident de Voiture avec Michel Gallimard.
Bibliographie : • •
1942 : L’Etranger et Le Mythe de Sisyphe. 1944 : Caligula (théâtre).
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• • • • • • •
1947 : La Peste. 1949 : Les Justes. 1956 : La Chute. 1957 : L’Exil et le Royaume. 1958 : Discours de Suède. 1959 : Les possédés de Dostoïevski. 1994 : Le Premier Homme (posthume).
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Les lumières de la ville. Parfois une flèche, un dôme illuminé par des projecteurs, apparaît suspendu entre ciel et terre dans ces ténèbres lilas, entourés d’un poudroiement neigeux. Sur les crêtes inviolées aux noms de monstres le vent des cimes soulève d’étincelants panaches de neige qui tournoient en permanence, comme des fumées. Tout au fond des artères qui s’allongent parallèlement du sud au nord et du nord au sud à travers la ville, des courants continus de lumières glissent lentement, comme des globules, sous les épaisseurs de vapeurs bleuâtres qui s’accumulent entre les blocs noirs dans les tranchées encaissées. Çà et là flamboient des îlots de lumière. A partir d’un carrefour, d’un segment d’avenue, ils allongent leurs tentacules dans les rues perpendiculaires, dessinant des étoiles ou des croix de Lorraine irrégulières, comme des coulées de métal en fusion se répandant de proche en proche dans les rigoles des fonderies, d’abord aveuglantes, puis rougeoyantes, puis égrenant leurs lueurs à mesure qu’elles s’éloignent du creuset, refroidissent et se perdent dans le noir. Quoique leur ensemble brille d’un éclat permanent, les lumières qui les composent ne cessent de changer de couleurs ou de puissance. Réglée par un mouvement d’horlogerie, chacune d’entre elles s’éteint et se rallume alternativement à des intervalles dont rien ne dérange la régularité. Éblouissant les yeux de leurs myriades scintillantes, elles reforment avec l’implacable application des mécaniques des suites de combinaisons variées mais limitées dont le retour régulier semble ponctuer l’obscur écoulement du temps. Se poursuivant le long des rangées d’ampoules, envahissant toute la surface d’un panneau, clignotant sans arrêt, parcourant des flèches, inversant les couleurs des lettres et des fonds, dessinant les chiffres des heures, des minutes, des secondes et des dixièmes de secondes qui se tordent, se cassent, se reforment et se succèdent avec une terrifiante rapidité, les lumières impriment sur la rétine les noms ou les sigles de compagnies aériennes, de vedettes de cinéma, de rasoirs, de désodorisants, de marques d’automobiles ou de bourbons. Encadrés de rectangles, de soleils ruisselant d’or, de lunes rouges ou d’éphémères cascades de diamants, ils sont inlassablement répétés comme ces injonctions ou ces leçons à l’usage d’idiots ou d’enfants retardés. Du gigantesque conglomérat de cubes, de tours, de ponts suspendus, de taudis, d’entrepôts, de docks, d’usines, d’échangeurs, de voies express, de cinémas, de réclames clignotantes, monte toujours le même grondement sourd déchiré sans trêve par les sirènes aigües, plus ou moins proches, des voitures des pompiers ou de la police, comme les annonces de quelque permanent désastre, s’étirant, se relayant, en longs cris plaintifs de folles.
Claude Simon, Les Corps Conducteurs, 1971.
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Claude Simon Biographie : 1913 : 10 octobre, naissance à Tananarive (Madagascar). 1936 : Commence à écrire. 1939 : Au début de la Seconde Guerre Mondial, il est mobilisé pour servir dans e le 31 Régiments de Dragons. 1940 : Fait prisonnier par les Allemands en juin, il s’évade de son camp de Saxe et rejoint Perpignan. Mais, risquant d’être arrêté après l’occupation de la zone libre, il se rend à Paris où il habitera jusqu’à la fin de la guerre, participant à la Resistance. 1967 : Il obtient le prix Médicis pour l’un de ses romans les plus connus, Histoire. 1985 : Le prix Nobel de la littérature vient couronner une œuvre majeure de la littérature française en général et moderne en particulier, occultée, contestée voire rejetée par une partie de la critique et du public pour « hermétisme », « confusionnisme » et « artificialité ». 2005 : 6 juillet, décès à Paris et inhumation, au cimetière de Montmartre.
Bibliographie : • • • • • • • • • • • • • • •
Le Tricheur 1945. La Corde raide 1947 Le Sacre du printemps 1954. Le Vent 1957. L'Herbe 1958. La Route des Flandres 1960. Le Palace 1962. Femmes 1965. Histoire 1967. La Bataille de Pharsale 1969. Orion aveugle 1970. Les Corps conducteurs 1971. Triptyque 1971. Leçon de Choses 1975. Les Géorgiques 1981.
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• • • • • • • • •
La Chevelure de Bérénice 1983. Discours de Stockholm 1986. L'Invitation 1987. Album d'un Amateur 1988. L'Acacia 1989. Photographies 1992. Jean Dubuffet et Claude Simon, Correspondance 1970-1984 1994. Le Jardin des plantes 1997. Le Tramway 2001.
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CHAPITRE V
New York et le multiculturalisme
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Présentation
Ce thème, particulièrement important dans l’histoire des États-Unis, et de New York en particulier, est illustré par deux auteurs à la fortune littéraire inégale et aux opinions divergentes sur le sujet. Au lyrisme rassurant d’Emma Lazarus, qui trompette l’ « american dream », répond le propos ininterrompu comme une litanie de Perec. Récits d’Ellis Island est un ouvrage produit à la suite d’un film que Perec et Robert Bober tournèrent précisément sur l’île. A cette époque, elle était oubliée et délabrée, loin du lieu de mémoire qu’elle est aujourd’hui. Perec approche ce lieu historique avec toute sa subjectivité et même des éléments relevant de son histoire intime. Ce faisant, il produit un réel texte littéraire sur l’histoire proprement épique de l’immigration américaine et le rôle de filtre de la « Porte d’or ».
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Golden Door. c’était la Golden Door, la Porte d’Or c’était là, tout près, presque à portée de la main, l’Amérique mille fois rêvée, la terre de liberté où tous les hommes étaient égaux, le pays où chacun aurait enfin sa chance, le monde neuf, le monde libre où une vie nouvelle allait pouvoir commencer mais ce n’était pas encore l’Amérique : seulement un prolongement du bateau, un débris de la vieille Europe où rien encore n’était acquis, où ceux qui étaient partis n’étaient pas encore arrivés, où ceux qui avaient tout quitté n’avaient encore rien obtenu et où il n’y avait rien d’autre à faire qu’à attendre, en espérant que tout se passerait bien, que personne ne vous volerait vos bagages ou votre argent, que tous vos papiers seraient en règle, que les médecins ne vous retiendraient pas, que les familles ne seraient pas séparées, que quelqu’un viendrait vous chercher dans la légende du Golem, il est raconté qu’il suffit d’écrire un mot, Emeth, sur le front de la statue d’argile pour qu’elle s’anime et vous obéisse, et d’en effacer une lettre, la première, pour qu’elle retombe en poussière sur Ellis Island aussi, le destin avait la figure d’un alphabet. Des officiers de santé examinaient rapidement les arrivants et traçaient à la craie sur les épaules de ceux qu’ils estimaient suspects une lettre qui désignait la maladie ou l’infirmité qu’ils pensaient avoir décelée : C, la tuberculose E, les yeux F, le visage H, le cœur K, la hernie L, la claudication SC, le cuir chevelu TC, le trachome X, la débilité mentale
Georges Perec, Récits d’Ellis Island, 1980.
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Commentaire En réalisant un ouvrage regroupant des photos dévoilant l’aspect délabré de l’édifice situé sur la tristement célèbre île d’Ellis Island, Georges Perec a réveillé un souvenir douloureux que l’on avait tenté d’oublier. Ces photos sont accompagnées de récits auxquels Perec donne une dimension poétique qu’il mêle à un témoignage historique. L’auteur ; membre du mouvement littéraire l’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) dont les œuvres sont fondées sur l’utilisation de contraintes formelles, littéraires ou mathématiques ; propose en 1980, les Récits d’Ellis Island relatant le traitement réservé aux étrangers désirant accéder au rêve Américain. On peut supposer que l’œuvre de mémoire de Perec a joué un rôle dans la rénovation de cet édifice en 1990 et a contribué à le transformer en « musée national de l’histoire de l’immigration des Etats-Unis ». En quoi ce texte mémoriel propose une vision critique d’Ellis Island ? Dans un premier temps, nous verrons qu’il s’agit d’une évocation réaliste, puis nous étudierons en quoi il s’agit d’un texte mémoriel, et pour finir nous verrons comment Perec parvient à mettre la poésie au service de la critique. Perec fait référence dans son œuvre au rôle controversé qu’a joué Ellis Island dans l’immigration aux Etats Unis. L’évocation de la sélection des immigrants à leur arrivée sur l’île d’Ellis Island, partagée entre New York et le New Jersey, est réaliste. Ce texte comporte de nombreux éléments de la couleur locale. Le passage étudié commence par un présentatif « c’était », il sert à mettre en valeur le reste de la phrase, il introduit ici, l’adverbe de lieu « là ». Le début de ce passage nous situe donc sur l’île d’Ellis Island « à quelques brasses de New York ». Perec évoque aussi « la Golden Door » (la porte d’Or) et « l’Amérique ». Verrazano fut le premier à découvrir la côte new-yorkaise ; alors qu’il cherchait la Chine ; il la décrivait alors comme étant naturelle, sauvage ; c’est d’ailleurs l’idée que reprend Perec lorsqu’il parle de l’Amérique comme d’un monde neuf où l’on commence une nouvelle vie. Cependant lorsqu’il décrit l’Amérique de cette façon il se met à la place des immigrants qui sont persuadés qu’une fois devenus citoyens américains, ils vivraient dans un monde d’égalité, pourtant à cette époque, tout comme maintenant, l’Amérique n’était pas le monde rêvé, la nouvelle Jérusalem comme la propagande aimait à le faire penser. De plus, Perec n’utilise jamais la première personne du singulier dans ce passage, il écrit comme s’il s’agissait d’une description objective.
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Le passage étudié ressemble au premier abord à une description parfaitement objective. En effet l’auteur prend soin de ne jamais intervenir par l’utilisation de la première personne du singulier « je ». Il parvient cependant à donner son opinion sans que le lecteur ne s’en rende compte. En effet, il énumère tout ce qu’il faut espérer ; comme par exemple « que personne ne vous volerait vos bagages ou votre argent » alors que vous êtes encore sur le bateau menant au « monde libre ». A ce moment là, rien pour vous n’est encore acquis. De cette façon, il fait une longue liste grâce à l’anaphore de la conjonction « que », montrant ainsi que les conditions d’entrée étaient nombreuses et difficiles. Grâce à cette énumération, il parvient à nous donner l’impression qu’il était difficile d’entrer sur le continent américain, sans pour autant nous le dire explicitement. Avant d’être un texte réaliste, il s’agit surtout d’un texte mémoriel que Perec nous livre ici. L’auteur fait l’amalgame entre la persécution continuelle des juifs et le traitement des émigrés américains durant la première partie du vingtième siècle. Les parents de l’auteur, Juifs d’origine polonaise, meurent tous deux durant la Seconde Guerre mondiale : son père meurt au combat tandis que sa mère disparaît dans le camp de concentration d’Auschwitz. Perec est recueilli et rebaptisé, il échappe ainsi à la déportation. Cependant il restera profondément marqué par la disparition de ses proches, et l’on peut penser que dans ce texte il ne parle pas seulement du traitement des immigrants arrivant aux Etats-Unis, mais aussi du martyre des juifs, lors de la seconde guerre mondiale notamment. Il pose en réalité une question commune pour toutes les personnes sans terres : où aller quand on vient de nulle part ? En effet le peuple juif a toujours été en exode, il n’a jamais eu de terre à lui, il a donc été en recherche continuelle de cet endroit parfait, que semble être l’Amérique. C’est l’avis, en tout cas, des nombreux immigrants qui voient cette terre comme la nouvelle Terre Promise. Lorsque Perec fait référence à la légende du Golem, il permet d’établir un lien entre les juifs et les émigrés américains. Les hébreux ont été les premiers à écrire la Bible et la légende du Golem (qui signifie cocon et qui représente l’état qui précède la création d’Adam). Dans le Talmud (qui se rapporte à l’histoire des Juifs), Golem désigne un humanoïde artificiel fait d’argile, animé de vie par l’inscription du mot « Emeth » sur son front, inscription qu’il suffisait d’effacer pour réduire le Golem en poussière. Il oppose ensuite cette idée d’insuffler la vie à celle de réduire le rêve des gens en poussière. En effet, sur l’île d’Ellis Island, lorsque les émigrés étaient jugés insuffisamment sains, on traçait sur leurs épaules une lettre qui désignait la maladie
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suspectée et cela signifiait pour eux la fin du « rêve Américain » et le début d’un nouveau cauchemar puisqu’il fallait reprendre le bateau pour revenir là où l’on avait tout quitté, où plus rien ne nous attendait. Il s’agit donc bien du contraire du Golem puisque à la fin du passage, les Hommes sont réduits à des lettres. Le texte étant à l’imparfait « était », « avaient », temps utilisé pour la description au passé ; ce texte est descriptif et narratif, il s’agit donc bien d’un texte mémoriel que Perec nous dévoile, mais aussi d’un témoignage historique. Ce texte est polygraphe, c'est-à-dire qu’il regroupe différents genres. Cependant l’imparfait n’est pas le seul temps du texte, on y trouve aussi beaucoup de conditionnel, qui est le temps de la condition. Perec se sert de sa poésie qu’il met au service de la critique, pour ainsi intensifier le côté litanique de ce texte. Perec, scientifique avant d’être littéraire, fut un des fondateurs du mouvement littéraire expérimental Oulipo ; il accordait beaucoup d’importance à la ponctuation, le temps des verbes, les champs lexicaux… Il cherchait à utiliser ces outils de la meilleure façon possible, de sorte à intensifier l’émotion qu’il désirait insuffler à ce texte, qui n’est d’ailleurs qu’une poésie en prose. Par exemple, la litanie, qui consiste à faire une longue énumération (amenant à la plainte), est accentuée dans cette poésie par le manque de ponctuation forte. En effet, la ponctuation principale de ce passage est la virgule. Par ailleurs, Perec accumule différents effets de style : en mettant une virgule à la fin de presque chaque vers, en recourant à une anaphore de la conjonction « que » (dans la quatrième strophe) et en utilisant le conditionnel. Cela donne l’impression d’une longue liste des conditions requises pour accéder au « rêve Américain » et qu’il est donc difficile d’entrer sur ce territoire. L’absence de ponctuation forte, le point, permet à l’auteur de retranscrire l’impression d’un flot ininterrompu d’immigrants. En effet, la phrase nous paraît sans fin, tout comme l’arrivée des immigrants vers l’Amérique. En réalité, c’est Ellis Island qui constitue le point ; c’est là où les immigrants s’arrêtent. Dans la première strophe, Perec représente l’Amérique du point de vue des immigrants, ainsi que la façon dont la propagande américaine décrivait l’Amérique à l’époque, c’est-à-dire de façon hyperbolique. La strophe est une accumulation, symbolisant l’espoir qui animait les immigrants. On le voit avec le développement du champ lexical de la nouveauté « monde neuf », « vie nouvelle ». Cependant le « mais » au début de la troisième strophe marque le barrage que représente Ellis Island pour les immigrants. Cette troisième strophe est encore une accumulation mais, cette fois-ci, symbolisant le désespoir comme le montrent les expressions négatives « rien encore», « pas encore » et l’expression contraire de la nouveauté « la vieille Europe ». Selon Du
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Bellay, dans son œuvre Les Regrets les voyages amènent la déception. Ce poète français attendait avec impatience de découvrir Rome et la culture antique mais il fut cruellement déçu, et lorsqu’il revint en France pour écrire son recueil ce fut pour y critiquer tous les travers observés à Rome. Ainsi, la poésie, pas seulement par Perec mais aussi par des auteurs tels que Du Bellay, est mise au service de la critique. Perec, grâce à ses Récits d’Ellis Island, issu d’un film réalisé en 1979, a été l’un des premiers à dénoncer l’oubli volontaire par les autorités américaines de cette partie de leur histoire et le fait qu’ils ont laissé à l’abandon l’édifice situé sur Ellis Island, où l’on triait parmi les immigrants les futurs citoyens américains de ceux qui allaient devoir repartir aussitôt. Par cette évocation réaliste, il fait œuvre de mémoire et intensifie les émotions que peut ressentir le lecteur en mettant la poésie au service de la critique. En effet, il a écrit son œuvre dans un registre polémique et épidictique (du côté du blâme), lui permettant ainsi de mieux dénoncer cette négligence américaine. Dix ans plus tard, le bâtiment sera rénové et transformé en Musée national de l’immigration aux Etats-Unis.
Eva Charpentier
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Georges Perec Biographie : 1936 : Naissance de Georges Perec à Paris de parents polonais. 1942 /1943 : Au collège Turenne. Suit le catéchisme et est baptisé. 1943 : Sa mère est déportée à Auschwitz d’où elle ne reviendra pas. De même trois grands-parents de Perec. 1945 : Retour à Paris. Adopté par Esther Bienenfeld, la sœur de son père .Elevé avec sa cousine Ela. 1946 : Au lycée Claude-Bernard puis au collège Geoffroy-Saint-Hilaire à Etampes à partir de 1948. 1954 : Obtient son baccalauréat. Passe une année en hypokhâgne au lycée Henri-IV. 1955 : S’inscrit en Licence d’histoire qu’il abandonne très vite. Première collaboration à la NRF. Rencontre Maurice Nadeau et Henri Lefebvre Grâce à Duvignaud. 1956 : Travaille au Bulletin signalétique du CNRS de Jean Paris. Se lie avec Zarko Vidovic et tombe amoureux de sa compagne, Milka Canak. 1957 : Employé comme bibliothécaire pour la collection « Roudel ». Traduit des horoscopes de l’anglais. Fréquente le bureau de Maurice Nadeau ; obtient une rubrique de critique littéraire aux Lettres nouvelles. 1957/1962 : Collabore à la nouvelle revue : Arguments. 1958/1959 : Service Militaire chez les parachutistes. 1959 : Signe un contrat avec Gallimard. 1960 : Epouse Paulette Petras. 1962/1963 : Ecrit dans Partisans. 1963/1964 : Suit les cours de Barthes. 1965 : Obtient le prix Renaudot pour : Les Choses. 1966 : Instauration des mardis chez les Perec. 1967 : S’installe au Moulin d’Andé (Eure) .Fait des recherches sur ses origines. 1976/1982 : Partage sa vie avec Catherine Binet, cinéaste dont il a produit : Les Jeux de la comtesse Dolingen de Graz. 1978 : Reçoit le prix Médicis pour : La Vie mode d’emploi ; Tourne avec Robert Bober : Récits d’Ellis Island. 1981 : En Australie pour des interventions dans les universités. Tombe malade : cancer du poumon. Voyages en Polognes pour une série de conférences sur les traces de ses ancêtres.
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1982 : Mort de Georges Perec.
Bibliographie : • • • • • • • • •
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1965 : Les Choses .Une histoire des années soixante. 1966 : Quel petit vélo à guidon chromée au fond de la cour ? 1967 : Un homme qui dort. 1969 : La Disparition ; Petit Traitée invitant à la découverte de l’art subtil du go. 1970 :L’Augmentation (théâtre). 1972 : Les Revenantes. 1973 : La Boutiques obscure, 124 rêves . La Littérature potentielle. Création, re-création, récréations. 1974 : Espèces d’espaces. 1975 : W ou le souvenir d’enfance. Le pourrissement des sociétés. Cause commune. 1976 : Alphabets. 176 onzains hétérogramatiques. 1978 : La Vie mode d’emploi. Je me souviens (Les Choses communes, I). 1979 : Un cabinet d’amateur. Histoire d’un tableau. Les mots croisés I. 1980 : Récits d’Ellis Island : histoires d’errance et d’espoir (avec Robert Bober). 1981 : Théâtre I . Atlas de littérature potentielle. L’œil ébloui. 1982 : Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. 1985 : Penser/classer. 1986 : Les Mots croisés II. 1987 : La bibliothèque oulipienne. 1988 : Métaux. 1989 : Cinquante-trois Jours. L’infra-ordinaire. Vœux. 1990 : Je suis né.
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• 1991 : Cantatrice Sopranica L. et autres récits scientifiques. • 1992 : LG, une aventure des années soixante. • 1993 : Le Voyage d’hiver.
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Cahier des charges de La Vie mode d’emploi. Un nouvel exode quatre millions d’immigrants sont venus d’Irlande quatre cent mille immigrants sont venus de Turquie et d’Arménie cinq millions d’immigrants sont venus de Sicile et d’Italie six millions d’immigrants sont venus d’Allemagne quatre cent mille immigrants sont venus de Hollande trois millions d’immigrants sont venus d’Autriche et de Hongrie six cent mille immigrants sont venus de Grèce six cent mille immigrants sont venus de Bohême et de Moravie trois millions cinq cent mille immigrants sont venus de Russie et d’Ukraine un millions d’immigrants sont venus de Suède trois cent mille immigrants sont venus de Roumanie et de Bulgarie les immigrants qui débarquaient pour la première fois à Battery Park ne tardaient pas à s’apercevoir que ce qu’on leur avait raconté de la merveilleuse Amérique n’était pas tout à fait exact : peut-être la terre appartenait-elle à tous, mais ceux qui étaient arrivés les premiers s’étaient déjà largement servis, et il ne leur restait plus, à eux, qu’à s’entasser à dix dans les taudis sans fenêtres du Lower East Side et travailler quinze heures par jour. Les dindes ne tombaient pas toutes rôties dans les assiettes et les rues de New York n’étaient pas pavées d’or. En fait, le plus souvent, elles n’étaient pas pavées du tout. Et ils comprenaient alors que c’était précisément pour qu’ils les pavent qu’on les avait fait venir. Et pour creuser les tunnels et les canaux, construire les routes, les ponts, les grands barrages, les voies de chemin de fer, défricher les forêts, exploiter les mines et les carrières, fabriquer les automobiles et les cigares, les carabines et les complet-veston, les chaussures, les chewing-gums, le corned-beef et les savons, et bâtir des gratte-ciel encore plus hauts que ceux qu’ils avaient découverts en arrivant.
Georges Perec, Récits d’Ellis Island, 1980.
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« Le Nouveau Colosse ». Non pas comme ce géant de cuivre célébré par les Anciens, Dont le talon conquérant enjambait les rivages, Ici, devant nos portes battues par les flots Et illuminées par le couchant Se dressera une femme puissante, La flamme de sa torche Est faite de la capture d’un éclair Et son nom est Mère des Exilés. De son flambeau S’échappent des messages de bienvenue au monde entier ; Son regard bienveillant couvre Le port, les deux villes qui l’entourent et le ciel qui les domine, « Garde, Vieux Monde, tes fastes d’un autre âge » proclame-telle De ses lèvres closes. « Donne-moi tes pauvres, tes extenués Qui en rangs pressés aspirent à vivre libres, Le rebus de tes rivages surpeuplés, Envoie-les moi, les déshérités, Que la tempête me les rapporte De ma lumière, j’éclaire la Porte d’Or ! »
Emma Lazarus, 1886.
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L’île des larmes. A partir de la première moitié du XIXe siècle, un formidable espoir secoue l’Europe : pour tous les peuples écrasés, opprimés, oppressés, asservis, massacrés, pour toutes les classes exploitées, affamées, ravagées par les épidémies, décimées par des années de disette et de famine, une terre promise se mit à exister : l’Amérique, une terre vierge ouverte à tous, une terre libre et généreuse où les damnés du vieux continent pourront devenir les pionniers d’un nouveau monde, les bâtisseurs d’une société sans injustice et sans préjugés. Pour les paysans irlandais dont les récoltes étaient dévastées, pour les libéraux allemands traqués après 48, pour les nationalistes polonais écrasés en 1830, pour les Arméniens, pour les Grecs, pour les Turcs, pour tous les Juifs de Russie et d’Autriche-Hongrie, pour les Italiens du sud qui mouraient par centaines de milliers de choléra et de misère, l’Amérique devint le symbole de la vie nouvelle, de la chance enfin donnée, et c’est par dizaines de millions, par familles entières, par villages entiers que, de Hambourg ou de Brême, du Havre, de Naples ou de Liverpool, les immigrants s’embarquèrent pour ce voyage sans retour.
Georges Perec et Robert Bober, Récits d’Ellis Island, 1980.
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CHAPITRE VI
Perceptions de New York
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Présentation
Le chapitre des perceptions de New York est le plus important de l’anthologie. Cela s’explique par le fait que pour être homme de lettres, on en n’est pas moins homme et que l’on cède facilement à cette pente naturelle qui nous amène à exprimer notre émotion. Le lecteur est, quant à lui, souvent curieux de savoir ce qu’un auteur éprouve, pense en dehors de sa littérature de fiction. Enfin, lire le point de vue de l’autre, tout simplement, sur un sujet aussi connu que la ville de New York est toujours d’un grand intérêt. A ce petit jeu, les surprises sont grandes. Il y a d’abord celle de l’innovation stylistique. Comment écrire de manière innovante et significative sur ce qui est devenu un véritable topos littéraire ? Qui aime et qui n’aime pas. Morand, présenté comme auteur de la modernité, est plein de préventions. Sartre, avec la prégnance de ses engagements, l’aime. Ainsi de suite…
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New York au XVIIIème siècle. La ville ancienne avait été construite sans plan régulier ; ainsi, au quartier près que l’incendie a obligé de rebâtir, toutes le rues sont petites et crochues ; les trottoirs très étroits, et qui ne se trouvent même pas dans toutes, sont rétrécis encore par des porte de caves, et des perrons de maisons, qui en occupent la plus grande partie, et en rendent l’usage très incommode pour les promeneurs. Quelques belles maisons de brique se trouvent dans ces rues étroites ; mais un plus grand nombre de vilaines, bâties en bois, et toutes ou en partie, petites, basses, beaucoup d’entr’elles portant encore l’empreinte du goût hollandais. La partie nouvelle, bâtie près de la rivière du Nord, et parallèlement à son cours, est infiniment plus belle : les rues sont généralement droite, larges, s’entrecoupant à angles droits, et les maisons sont beaucoup mieux bâties. Il n’est peut-être pas dans aucune ville du monde une plus belle rue que Broadway ; sa longueur est de près d’un mille, et doit être encore plus prolongée ; sa largeur est de plus de cent pieds, et la même partout. Le plus grand nombre de maisons y sont en brique, et beaucoup extrêmement belles ; l’élévation de sa position, sa situation près de la rivière du Nord, et la beauté de ses dimensions en rend l’habitation recherchée par les habitants les plus riches.
François Alexandre de La Rochefoucauld-Liancourt, Voyage en Amérique, 1799.
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François Alexandre Frédéric La Rochefoucauld-Liancourt
Biographie : Descendant d’une des plus grandes familles de France, et en particulier du célèbre moraliste du XVIIème siècle, la Révolution l’amène à s’exiler en Amérique. Ce faisant, son périple est un des premiers témoignages d’un français sur la ville de New York. 1747 : Naissance le 11 janvier à La Roche-Guyon. Fils de François Armand de La Rochefoucauld, duc d'Estissac, grand’ maître de la Garde-robe du Roi, et d'une des filles du duc de La Rochefoucauld. 1765 : Portant déjà le titre de comte de La Rochefoucauld, il acquière celui de duc de Liancourt, nom d'une terre possédée par sa famille. 1763 : Il devient officier de carabiniers ainsi que grand’ maître de la Garderobe en succédant à son père. Il se marie à 17 ans. 1739-1766 : Fait son « Grand Tour » d'Italie dans lequel il emmène le peintre et graveur lyonnais Jean-Jacques de Boissieu. 1769 : Fait une visite en Angleterre qui semble lui donner l'idée de construire une ferme modèle à Liancourt, où il élève du bétail importé d'Angleterre et de Suisse 1780 : Il met en place des machines à filer et fonde une école d'arts et métiers pour les enfants des soldats. 1781 : Il poursuit parallèlement sa carrière militaire : colonel du régiment de cavalerie La Rochefoucauld-Liancourt, il est promu brigadier de dragons. 1789 : Élu député de la Noblesse aux États généraux, pour le bailliage de Clermont. On lui prête une réplique fameuse en réponse à l'interrogation de Louis XVI : « C’est donc une révolte ? », il aurait répondu « Non, Sire, c’est une révolution ! ». Il est élu Président de l’Assemblée nationale après le 14 juillet 1789. 1793 : Il demande l'abolition de l'esclavage, laquelle sera signée en 1794. 1792 : Après les évènements du 10 août, il s'exile en Angleterre. 1794 : Émigre aux États-Unis. 1795 : Il entame avec cinq compagnons un voyage qui couvre une grande partie des États du Nord et du Canada 1799 : Retour en France, ses différents voyages en Amérique sont publiés en 8 volumes, dans l'indifférence générale.
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1800 : Il est le premier à importer en France la vaccination, qui sert à prévenir de la variole. 1814 : Lors de la première Restauration, Louis XVIII ne lui rend pas sa charge héréditaire de grand maître de la Garde-robe et le nomme, en compensation, à la Chambre des pairs. Il siège ensuite comme député élu à la Chambre des Représentants constituée pendant les Cent-Jours. Il exerce plusieurs fonctions publiques à titre gratuit, défend l’abolition de la Traite des Noirs, et l’interdiction des jeux et loteries. 1818 : Le 15 novembre, il fonde la Caisse d'Epargne et de Prévoyance de Paris, première Caisse d'Épargne de France. 1823 : Il paie son opposition résolue aux « Ultras » en étant privé de toute responsabilité par le ministère Villèle. 1827 : Il meurt brutalement à Paris le 27 mars, et ses funérailles sont marquées par des incidents que le Gouvernement étouffe.
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New York pendant la guerre de Sécession. On parle trop des splendeurs américaines. Le premier aspect de New York est rebutant et vulgaire. Les pavés effondrés, les rues boueuses, les squares pleins d'herbes et de broussailles, les omnibus, disgracieux wagons qui roulent sur des voies ferrées, les maisons irrégulières, bariolées d'affiches colossales, ont la laideur négligée d'un bazar en plein vent. Nos vieilles cités d'Europe ont toutes un caractère : celle-ci n'en a d'autre que sa platitude. C'est un grand village né d'hier, sans monuments, sans limites, envahissant la campagne à mesure qu'il lui faut des maisons et des magasins. L'édilité, qui pourtant se paie assez cher, ne s'y occupe guère, à ce qu'il paraît, que de l'alignement des rues. Elle adopte pour les désigner un plan symétrique et uniforme, qui divise la ville en carrés d'échiquier. Toutes les voies parallèles à Broadway sont des avenues, toutes les voies perpendiculaires sont des rues. Chacune a pour tout nom un numéro d'ordre. Les rues se comptent du sud au nord, les avenues de l'est à l'ouest ; de façon qu'on se dirige dans les rues de New York par longitude et latitude comme sur mer. Cela est commode assurément ; mais une ville où les rues sont des nombres, c'est comme un peuple où les hommes sont des machines ; cela semble n'avoir ni traditions ni patrie ; c'est une vaste hôtellerie ouverte à tout venant, où l'argent seul distingue les hommes. Tout le monde s'y occupe d’affaires. Broadway, Wall Street et toute la basse ville sont chaque jour, pendant dix heures, le rendez-vous universel. Des milliers d'omnibus descendent la grande rue, remplis tous les matins d'une foule compacte, qu'ils ramènent tous les soirs. Ni les boulevards, ni le Strand, ni le Corso de Rome aux jours de carnaval ne peuvent donner l'idée de ce mouvement tumultueux. Nos flâneurs parisiens ne ressemblent guère à cette population maussade, affairée, soucieuse, qui se coudoie et s'encombre parmi les charrettes. Nos boutiques riches et élégantes font bien dédaigner ces somptueuses vitrines, où une marchandise rare et pauvre disparaît sous la pompeuse immensité des enseignes. Ces passants, tous vêtus de même, ont l'air d'un peuple endimanché. J'observe avec étonnement la brusquerie de leur allure, leur infatigable et disgracieuse activité. Il semble que l'excès de la civilisation et du bien-être ait étouffé en eux l'intelligence et le sentiment du beau, que le positivisme utilitaire y règne en maître absolu. Ces hommes si éclairés, si sages, si bien munis d'expérience et de savoir pratique, en sont venus, pour les plaisirs de l'esprit, à la naïveté des sauvages ou des paysans. Le temple de l'art, à New York, c'est le musée Barnum, où l'on montre des géants d'Islande, des femmes de Patagonie, des nains, des serpents de mer, des albinos, que sais-je encore ? et où l'on enseigne au peuple ébahi le grand art de la mystification [ ...]. Ce que j'admire le plus à New York, ce ne sont ni les Banques, ni la Poste, ni la monnaie, édifices lourds et mercantiles, ni même ce joujou gothique de Trinity Church, miniature mesquine des cathédrales anglaises : ce sont les quais et les rades, le mouvement prodigieux des îles et des rivages, le tourbillon continuel de ces bateaux à vapeur bizarres, sortes de maisons flottantes surmontées d'une machine qui se balance comme un bras nerveux et agité. Ils vont, viennent, s'entrecroisent en poussant des mugissements rauques [ ... ]. Brooklyn est un ancien lieu de plaisance peu à peu transformé en ville. Elle a plutôt l'air d'un riche village que d'une cité commerçante et populeuse. Toutes les rues sont ombragées d'arbres, les maisons entourées de jardinets fleuris, et la solitude si grande que les enfants jouent sur les portes et sur les chemins. C'est la demeure d'une foule de familles qui ne peuvent habiter les quartiers élégants [ ... ]. Mes amis m'ont mené à Central Park, vaste bois de Boulogne américain, avec vallons, rochers, cascades, ponts, aqueducs, lacs et montagnes, qui s'ouvre au bout de la Cinquième avenue. C'est là, sur une longueur d'une lieue, et dans les rues transversales, que demeure le monde élégant. Les maisons sont coquettes, entourées de grilles, de parterres, de buissons, de roses grimpantes. L'intérieur est aussi soigné que le dehors : toutes les recherches du luxe sont réunies dans ces bonbonnières. Chaque chambre a ses conduites d'eau, de gaz et de chaleur ; chacune est munie d'une salle de bains. Le tout tient d'ordinaire dans un rectangle de vingt-cinq pieds de façade sur cent pieds de profondeur. C'est la mesure consacrée, l'unité de superficie des terrains des villes. Chaque famille vit seule, d'ailleurs, dans sa maison. Il y a loin de ces agréables demeures à nos escaliers sombres, à nos cours étroites et à nos logements étouffés. Le parc, s'il faut en croire son nom, sera un jour le centre de la ville. Rien de plus américain que ce nom ambitieux donné de prime abord à un terrain sauvage situé au delà des faubourgs. Quelle limite assigner à cette ville envahissante, qui déborde dans la banlieue et qui a peut-être doublé depuis quinze ans ? Aussi la municipalité tranche-t-elle de la capitale. Elle emprunte soixante millions pour construire le parc ; elle envoie des architectes étudier en Europe l'art des jardins. On bâtit des ponts, des terrasses de marbre, on creuse un lac dans une vallée, on plante des parterres de fleurs et d'arbustes rares. Tout cela est récent, à peine achevé, mais déjà envahi chaque soir par une légion de cavaliers et d'équipages, où je remarque surtout ces surprenantes voitures américaines aux jambes grêles, qui ressemblent à de frêles bijoux de filigrane, et courent avec leurs longues jambes comme de grandes araignées. Près de là est situé le grand réservoir des eaux de la ville. C'est un bassin de granit qui a deux milles de tour, et dont l'étendue est presque effrayante. Nos réservoirs de Versailles ne sont auprès que des jeux d'enfants [ ... ]. Ernest Duvergier de Hauranne, Les États-Unis pendant la guerre de Sécession, vus par un journaliste français, 1864-1865 .
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Commentaire Avec le développement des moyens de transport, au XIXème siècle la littérature de voyage connaît un essor sans précédent. De Chateaubriand à Lamartine, en passant par Nerval Gautier ou Segalen, les plus grands auteurs de ce siècle font le récit de leurs pérégrinations pour un public avide d’exotisme. Ces récits de voyage font également florès dans l’univers de la presse, lui aussi en plein essor. C’est ce dont témoigne le journaliste et homme politique, Ernest Duvergier de Hauranne, avec la publication, en 1866, de son ouvrage : Les Etats-Unis, pendant la guerre de sécession, récit d’un journaliste français. Celui–ci débarque à New-York le 2 juin 1864, seulement âgé de 21ans. Il livre alors un témoignage extraordinaire et plein d’intuition sur le nouveau continent et en particulier la ville de New-York, en pleine mutation, qui annonce par là sa prééminence au XXème siècle et l’entrée dans la modernité. En quoi la vision de New York de Duvergier correspond-elle à une vision européenne ? I.
Un témoignage qui se veut objectif.
Influencé par son métier de journaliste, et dans l’esprit de l’ouvrage de Victor Hugo, Choses vues (1846), Duvergier de Hauranne veut manifestement donner à son témoignage l’objectivité et l’aspect vivant du reportage. a) L’implication de l’auteur : un témoignage assumé. La première marque de l’implication de l’auteur, comme gage de l’authenticité du fait rapporté, est l’usage de la première personne, souvent accompagné d’un verbe de perception : « j’observe », « ce que j’admire le plus à New York… », « je remarque » . b) Usage du présent. D’autre part, afin de rendre le lecteur comme témoin de ce qu’il raconte, Duvergier de Hauranne décide d’écrire son texte majoritairement au présent de l’indicatif. On relève tout d’abord le présent d’écriture. On peut aisément supposer que l’auteur ne se trouve déjà plus à New-York au moment où le livre est publié, il y a donc un décalage entre le moment où la chose est observée, où la chose est consignée par écrit, et où elle est publiée. Le choix de ce temps et de cette valeur temporelle place alors chaque constat comme sous les yeux du lecteur : « les pavés sont effondrés, les rues sont boueuses »….(ligne 2) . De plus, le présent de description restitue de manière réaliste certains aspects marquants de la ville. La manière dont il décrit les évènements est si frappante qu’on croit la vivre. Nous sommes parfois assez proches d’une figure comme l’hypotypose : « On parle trop des splendeurs américaines. Le premier aspect de New York est rebutant et vulgaire. Les pavés effondrés, les rues boueuses, les squares plein d’herbes et de broussailles, les omnibus, disgracieux wagons qui
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roulent sur des voies ferrées, les maisons irrégulières, bariolées d’affiches colossales, ont la laideur négligée d’un bazar en plein vent. » Par cette longue accumulation, construite en asyndète, on a l’impression d’un paysage qui défile , d’une vision panoramique. Enfin, l’usage du présent d’habitude vise à restituer la couleur locale, le déroulement de la vie quotidienne, les mœurs new-yorkaise : « Tout le monde s’y occupe d’affaires. Broadway, Wall Street et toute la basse ville sont chaque jour, pendant dix heures, le rendez-vous universel. Des milliers d’omnibus descendent la grande rue, remplis tous les matins d’une foule compacte, qu’ils ramènent tous les soirs. […] Nos flâneurs parisiens ne ressemblent guère à cette population maussade, affairée, soucieuse , qui se coudoie et s’encombre parmi les charrettes. » Par toutes ces modalités d’écriture, Duvergier de Hauranne livre un témoignage qui se lit comme l’on regarde un film et donne au lecteur une impression d’objectivité et de grand réalisme, n’est-il pas contemporain de ce mouvement littéraire ? Cependant, l’effet de réel ne doit pas dissimuler le regard critique que le journaliste porte sur la métropole américaine, et même l’humeur. II.
Un texte essentiellement critique.
a)
L’absence de passé.
La description de New York ressortit donc au point de vue interne de l’auteur, et celui-ci stigmatise trois aspects de la ville. Venant du « Vieux Continent », Duvergier de Hauranne daube sur l’aspect récent de New York : « un grand village né d’hier » l.6, « ni traditions ni patrie » l.15, « Tout cela est récent, à peine achevé. On comprend que derrière ces notations assassines, il y a le reproche très européen de l’absence de racines historiques comme gage d’une civilisation aboutie. On remarquera, en outre, que Duvergier de Hauranne semble appartenir à la noblesse, avec tout ce que le poids de l’histoire peut représenter pour cette classe sociale. b)
Une certaine vulgarité.
Par son absence de passé et le fait que la ville est encore work in progress, Duvergier de Hauranne est frappé par sa vulgarité d’où un important champ lexical : « On parle trop des splendeurs américaines. Le premier aspect de New York est rebutant et vulgaire. », « Il semble que l’excès de la civilisation et du bien-être ait étouffé en eux l’intelligence et le sentiment du beau […] », ou cette notation encore plus cruelle : « Le temple de l’art, à New York, c’est le musée Barnum. », où la vie culturelle de la ville est métaphoriquement assimilée au cirque. Dans ces conditions, on comprend l’entrée en matière qui semble vouloir ramener les choses à une plus juste proportion : « On parle trop des splendeurs américaines. »
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c)
Une ville étouffante.
Après la vulgarité, le deuxième jugement négatif que porte le narrateur sur la ville semble être son aspect étouffant. Cette impression est la conséquence de trois faits : D’une part, l’immensité écrasante de la métropole : « affiches colossales », « pompeuse immensité des enseignes », « Central Park, vaste bois de Boulogne », ou l’ironie sur ce gigantisme au travers de la question rhétorique : « Quelle limite assigner à cette ville envahissante, qui déborde dans la banlieue et qui a peut-être doublé depuis quinze ans ? » Proportionnellement, à la taille gigantesque de la ville, l’auteur déplore le foisonnement humain : « chaque jour, pendant dix heures […] foule compacte », « mouvement tumultueux », « des milliers d’omnibus ». Puis , corrélativement à cette immense ville et son abondante population, Duvergier de Hauranne se plaint de la trépidation , le tout n’étant pas sans rappeler Les Embarras de Paris de Boileau : « foule compacte », « population affairée, «[ …] brusquerie de leur allure, leur infatigable et disgracieuse activité. ». Mais il ne faut pas sous-estimer que le regard que pose Duvergier de Hauranne sur la métropole américaine est avant tout celui d’un Européen. III.
Une vision européenne.
À partir du XIXe siècle, avec les vagues d’immigration successive, l’amélioration des moyens de communication, le développement du commerce par voies maritimes et l’ère industrielle, les Etats-Unis connaissent un rapide développement qui n’est pas sans inquiéter les Européens. Il y a dans le texte de Duvergier une volonté évidente de relativiser l’expansion américaine par une vision souvent condescendante de sa ville la plus emblématique.
a)
Une connivence européenne On peut observer qu’il s’agit d’une opinion assumée ceci est notable par le fait qu’il s’exprime à la première personne du singulier et par conséquent s’implique totalement dans ce qu’il dit. C’est donc à travers son regard, sa vision que l’on découvre New-York dans ce texte. Malgré l’objectivité dont il essaye de faire preuve tout au long du texte en s’effaçant presque pour laisser transparaître le simple constat d’un voyageur quelconque (exemple : « le premier aspect de NewYork… »ligne1 ; « il semble que… »ligne 26), c’est donc une vision subjective qui nous est offerte ici. Le « je », adressé à des lecteurs européens crée donc une connivence. Mais le relativisme du texte de Duvergier est surtout notable par les
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permanentes comparaisons qu’il fait entre l’Europe, la France ou bien simplement Paris et New York. b) Les permanentes comparaisons. Le système comparatif est le plus souvent induit par un déterminant possessif de première personne du pluriel : « nos » par opposition – souvent implicite – à « leur/leurs », c’est-à-dire ce qui caractérise les new-yorkais. Ce choix est une nouvelle forme de connivence avec le lecteur français ou européen. Le fait le plus notoire de la permanente démarche comparative de Duvergier est la conclusion défavorable, souvent grâce à des adjectifs péjoratifs, pour le modèle new-yorkais. « Nos vieilles cités d’Europe/Un grand village né d’hier »ligne5-6, « Nos flâneurs parisiens/population maussade, affairée, soucieuse »ligne21-22. « Nos boutiques riches et élégantes font bien dédaigner ces somptueuses vitrine, où une marchandise rare et pauvre disparaît sous la pompeuse immensité des enseignes. » « Trinity Church, miniature mesquine des cathédrales anglaises. » « Central Park, vaste bois de Boulogne » L’accumulation de ces comparaisons finit par créer un certain système de valeurs. c) Un certain système de valeurs. Le système de valeur induit par le système de comparaison a deux caractéristiques majeures : d’une part, il contient l’affirmation implicite de la supériorité du continent européen en matière esthétique qui se fait parallèlement au dénigrement de la laideur de New York : « Le premier aspect de New York est rebutant, vulgaire. », « les maisons […] ont la laideur négligée d’un bazar en plein vent », « […] l’excès de la civilisation [a] étouffé en eux l’intelligence et le sentiment du beau […] », « Le temple de l’art à New York, c’est le musée Barnum […] » D’autre part, le texte affirme, là encore implicitement, la légitimité historique du continent Européen par son ancienneté : « Un grand village né d’hier » ; « cela semble n’avoir ni tradition ni patrie » ; « Tout cela est récent, à peine achevé » . Ainsi, le lecteur a l’impression que, même si New York est une ville en pleine expansion, elle ne menace pas la supériorité Européenne abritée par une histoire et des traditions millénaires dont les chefs d’œuvre artistiques sont un peu l’estampille.
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Conclusion : D’un point de vue formel, le texte de Duvergier de Hauranne témoigne de l’essor de la presse et de son interpénétration avec la littérature. Écrit à un tournant majeur de l’histoire américaine, il annonce, tout en se voulant rassurant pour les Européens et malgré sa condescendance à l’égard des États-Unis, le transfert de puissance que la première guerre mondiale ne tardera pas à opérer.
Laury Ajorque
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Ernest Duvergier de Hauranne
Biographie : Ernest Duvergier de Hauranne fut journaliste, auteur de récits de voyages et un homme politique français 1843, 7 mars : Naissance à Paris. 1871 à 1877 : Fut député du Cher à l’Assemblée nationale de et l’un des 363 députés qui se prononcèrent contre le cabinet de Broglie. 16 août 1877 : Mort à Trouville. Bibliographie : • • • •
1864-1865 : Huit mois en Amérique, lettres et notes de voyage. 1869 : La Coalition libérale. 1869 : Le Gouvernement personnel. 1873 : La République conservatrice.
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La Passion à New York.
Seigneur, l’aube a glissé froide comme un suaire Et a mis tout à nu les gratte-ciel dans les airs. Déjà un bruit immense retentit sur la ville. Déjà les trains bondissent, grondent et défilent. Les métropolitains roulent et tonnent sous terre Les ponts sont secoués par les chemins de fer. La cité tremble. Des cris, du feu et des fumées, Des sirènes à vapeur rauquent comme des huées. Un foule enfiévrée par les sueurs de l’or Se bouscule et s’engouffre dans de longs corridors. Trouble, dans le fouillis empanaché des toits, Le soleil, c’est votre Face souillée par les crachats. Seigneur, je rentre fatigué, seul et très morne… Ma chambre est nue comme un tombeau… Seigneur, je suis tout seul et j’ai la fièvre… Mon lit est froid comme un cercueil… Seigneur, je ferme les yeux et je claque des dents… Je suis trop seul. J’ai froid. Je vous appelle… Cent mille toupies tournoient devant mes yeux… Non, cent mille femmes… Non, cent mille violoncelles… Je pense, Seigneur, à mes heures malheureuses… Je pense, Seigneur, à mes heures en allées… Je ne pense plus à Vous. Je ne pense plus à Vous. Blaise Cendrars, Les Pâques à New York, 1912.
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What Nick thought about New York. “I began to like New York, the racy, adventurous feel of it at night, and the satisfaction that the constant flicker of men and women and machines gives to the restless eye. I liked to walk up Fifth Avenue and pick out romantic women from the crowd and imagine that in a few minutes I was going to enter into their lives, and no one would ever know or disapprove. Sometimes, in my mind, I followed them to their apartments on the corners of hidden streets, and they turned and smiled back at me before they faded through a door into warm darkness. At the enchanted metropolitan twilight I felt a haunting loneliness sometimes, and felt it in others—poor young clerks who loitered in front of windows waiting until it was time for a solitary restaurant dinner—young clerks in the dusk, wasting the most poignant moments of night and life. Again at eight o’clock, when the dark lanes of the Forties were five deep with throbbing taxi-cabs, bound for the theatre district, I felt a sinking in my heart. Forms leaned together in the taxis as they waited, and voices sang, and there was laughter from unheard jokes, and lighted cigarettes outlined unintelligible 70 gestures inside. Imagining that I, too, was hurrying toward gayety and sharing their intimate excitement, I wished them well.”
Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, 1925.
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Version « Je commençai à aimer New York, le sentiment d’aventure et d’érotisme qui s’en dégageait la nuit. De même, j’appréciais le flot régulier d’hommes, de femmes et de machines qui satisfait tout regard insatiable. J’aimais remonter la Cinquième Avenue et repérer dans la foule des femmes aux allures romanesques et m’imaginer que quelques instants plus tard j’allais entrer dans leur vie et que personne n’en saurait jamais rien ou ne le désapprouverait. Parfois, en pensée, je les suivais jusqu’à leurs appartements situés à l’angle de rues écartées et elles se retournaient pour me sourire avant de franchir et s’évanouir dans la chaude obscurité. Envouté par le crépuscule qui tombait sur la ville, je sentais parfois une solitude lancinante m’envahir et je la ressentais aussi chez les autres : jeunes employés pauvres qui traînaient devant les vitrines en attendant qu’arrive enfin l’heure du dîner pris en solitaire au bistrot ; de jeunes employés plongés dans le crépuscule qui gâchaient les instants les plus poignants de leurs nuits et de leur vie. De nouveau à vingt heures, je sentais mon cœur défaillir alors que les rues obscures depuis la quarantième rue jusqu’à la quarante-neuvième étaient submergées de taxis vrombissant, en files de cinq, en direction de Broadway. Dans les taxis immobilisés, on apercevait des silhouettes entassées les unes contre les autres. On distinguait le son mélodieux de voix, des éclats de rire provoqués par des plaisanteries qui ne parvenaient pas à mon oreille et les lueurs des cigarettes incandescentes qui dessinaient de mystérieuses et innombrables figures dans l’air. Tandis que j’imaginais me hâter, moi aussi, dans le but de passer un bon moment et partager leur exaltation toute personnelle, je ne leur souhaitais que du bien. »
Élodie Abgrall, Anais Ancile, Julien Bénéteau, Clémence Doyon, Ariane Dumont, Laëtitia Kurtz, Natacha Lajunie, Jules Levêque, Tsiory Rakotosalama, Senem Ucar.
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« L’aurore ». L’aurore de New York a quatre colonnes de boue et un ouragan de colombes noires qui barbotent dans les eaux croupies. L’aurore de New York gémit dans les immenses escaliers cherchant entre les arêtes des nards d’angoisse ébauchée. L’aurore vient et nul ne la reçoit dans sa bouche car là-bas il n’est de matin ni d’espérance possible. Parfois les pièces de monnaie en essaims furieux percent et dévorent les enfants abandonnés. Les premiers qui sortent éprouvent dans leurs os qu’il n’y aura pas de paradis ni d’amours effeuillées ; ils savent qu’ils vont à la fange des nombres et des lois, aux jeux sans art, aux sueurs sans fruit. La lumière est ensevelie par des chaînes et des bruits dans l’impudique défi d’une science sans racines. Dans les faubourgs des hommes sans sommeil vacillent comme s’ils échappaient à un naufrage de sang.
Federico García Lorca, Poète à New York, 1940.
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Commentaire (version française) Depuis l’Antiquité, l’aurore est synonyme de possibilités et de promesses pour les hommes. Avec elle, tous les matins, s’éveille le renouveau de la nature. C’est justement ce topos récurrent dans la poésie, qu’aborde Federico García Lorca dans son poème « L’Aurore » extrait de son recueil Poète à New York publié à titre posthume en 1940. Dans ce recueil rédigé lors de son séjour à New York entre 1929 et 1930, il décrit cette ville sous les traits d’un monde déséquilibré où la nature et les hommes ont perdu leur essence. « L’Aurore » nous présente un lever du jour opprimé par cette immense et oppressante ville de New York. Avec une plume surréaliste, usant d’une versification libre et d’un langage fortement métaphorique et subjectif, Lorca nous conduit vers une « poesía pura ». Ce poète du Sud, amoureux de la nature, nous transmet à travers ce poème tout son ressenti à l’égard de cette ville si radicalement opposée à son Andalousie natale. Et cela nous amène à nous demander : en quoi à travers ce poème, Lorca nous dépeint-il une image de l’atmosphère cauchemardesque qui règne à New York ? Nous verrons dans un premier temps qu’à New York, la nature est en perdition et, dans un second temps, nous verrons ce qui se passe lorsque l’homme vend son âme.
En temps normal, l’aurore est assimilable à un éveil dans la lumière retrouvée. Cependant, dans ce poème, on est face à une aurore qui ne peut pas s’exprimer. Ici elle nous est présentée comme une véritable victime à travers la personnification dans le deuxième quatrain : « L’aurore de New York gémit » (v.5). Le lever du jour est étouffé par l’architecture verticale de la « Big Apple » comme le montre la métaphore « quatre colonnes de boue » (v.2) et la mention des escaliers de New York, « les immenses escaliers » (v.6). Lorca nous dépeint une aube qui tente de lutter pour illuminer cette ville mais qui malgré tous ses efforts n’y parvient pas : « cherchant entre les arêtes des nards d’angoisse ébauchée » (v7-8). Même lorsque l’aurore réussit à se libérer, elle est totalement ignorée comme l’illustre les vers 9 et 10 : « L’Aurore vient et nul ne la reçoit dans sa bouche// car là-bas il n’est pas de matin ni d’espérance possible » ce qui témoigne de la complète indifférence des New-Yorkais vis-à-vis de la nature qui les entoure. De plus, la métaphore qui associe l’aurore à l’hostie, « nul ne le reçoit dans sa bouche» (v.9) souligne le fait que ces hommes sont devenus profanes et ne veulent plus perdre de temps à la consacrer. Mais dans cette mégalopole, il n’y a pas que l’aurore qui est touchée par cette oppression, c’est toute la nature qui est en perdition. À chaque fois qu’un
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élément naturel à connotation habituellement positive est évoqué, Lorca nous le présente sous des traits sombres et négatifs dans ce poème. L’eau très présente à New York avec par exemple l’Hudson, est ici plutôt sale et impure contrairement à d’habitude où elle est symbole de vie comme en témoigne l’expression « dans les eaux croupies » (v.4). Les colombes habituellement symbole de douceur, d’innocence, de paix sont ici « noires » (v.3) et associées au malheur et à la destruction avec l’évocation de l’«ouragan » (v.3). Même la végétation est mise à rude épreuve avec l’exemple des « nards d’angoisse ébauchée » (v.8). Les vers 1718 : « La lumière est ensevelie par des chaînes et des bruits// dans l’impudique défi d’une science sans racine » nous présente une lumière enchainée et faite prisonnière par une société New-Yorkaise qui pour avancer plus vite a préféré perdre son essence.
Dans ce bas monde, l’argent est le maître, c’est la règle d’or et les NewYorkais l’ont bien compris. Tellement bien qu’ils en ont oublié le plus important, leur âme. Dans le poème, l’argent est nommé avec la périphrase « pièces de monnaie » (v.14) et ces dernières pervertissent l’innocence des enfants. Les hommes sont donc dès leur plus jeune âge intéressés par l’argent. Mais les verbes « percent et dévorent » (v.15) induisent une certaine violence chez Lorca, l’argent n’est plus un plaisir mais un danger destructeur. Comparé à des « essaims furieux » (v.14), le poète met en évidence le côté agressif de l’argent. Il ne veut aucun bien aux hommes, son objectif est très clair : les détruire. Les New-Yorkais, qui sont désignés avec la périphrase « les premiers qui sortent » (v.16), sont conscients de leur condition misérable et sans issue. Ils sont coincés dans un cercle vicieux, ils veulent de l’argent pour être heureux mais plus ils ont d’argent moins ils sont heureux et pour y remédier, ils en veulent encore plus. Guidés aveuglément par « des nombres », ici utilisés pour parler des prix, leur innocence enfantine a disparu. « La lumière » (v.17), représentation de pureté et de salvation, ne peut rien contre le mode de vie infernal mené dans la Big Apple. L’expression « hommes sans sommeil » (v.19) suggère que les hommes sont robotisés. La déchéance de l’être humain est profonde, ils sont devenus des automates. Toutes leurs actions sont dictées par leur désir de posséder toujours plus. Ces hommes sont malheureux, leur mode de vie n’est pas tolérable. Le fait qu’ils se rendent compte de l’impossibilité d’un paradis pour eux, c’est-à-dire d’un dénouement heureux montre qu’ils savent au fond d’eux-mêmes qu’ils sont sur le mauvais chemin. Le bateau de la vie a sombré dans un « naufrage de sang » (v.20), et Lorca utilise une image très forte
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pour montrer la dégradation intérieure des hommes qui est proportionnelle à la prospérité industrielle. La ville se développe, elle grandit économiquement mais ces industries engloutissent ce qui fait d’un homme quelqu’un de bien. Les NewYorkais sont déshumanisés et leur âme même a succombé dans ce cauchemar qu’est leur vie artificielle. Pour eux, aucune échappatoire n’est envisageable. Le système capitaliste a mis en péril le destin de l’homme et de la nature.
Dans « L’Aurore » nous sommes plongés dans un monde vidé de sa vie et de ses sentiments. Les hommes et la nature sont enchaînés, pervertis et déshumanisés par ce monde matérialiste. Il n’y a plus rien de naturel, c’est tout simplement impossible, puisque la Nature ne peut suivre son cours habituel du fait de la folie urbaine qui régit la vie des New-Yorkais. L’appât du gain et leur envie insatiable de richesses leur a fait perdre leur âme. A travers toutes ces images fortement symboliques, Lorca fait ressentir au lecteur toute la noirceur de New-York, ce qui n’est pas sans nous rappeler le texte de Leopold Sédar Senghor, « A New-York » qui nous propose également une vision fortement négative d’une ville qui a perdu son essence naturelle.
Gnima Mendes et Glorian Wanet.
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« La aurora ». La aurora de Nueva York tiene cuatro columnas de cieno y un huracán de negras palomas que chapotean las aguas podridas. La aurora de Nueva York gime por las inmensas escaleras buscando entre las aristas nardos de angustia dibujada. La aurora llega y nadie la recibe en su boca porque allí no hay mañana ni esperanza posible. a veces las monedas en enjambres furiosos taladran y devoran abandonados niños. Los primeros que salen comprenden con sus huesos que no habrá paraíso ni amores deshojados ; saben que van al cieno de números y leyes, a los juegos sin arte, a sudores sin fruto. La luz es sepultada por cadenas y ruidos en impúdico reto de ciencia sin raíces. por los barrios hay gentes que vacilan insomnes como recién salidas de un naufragio de sangre.
Federico García Lorca, Poeta en Nueva York, 1940.
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Commentaire (version espagnole) Desde la Antigüedad y todavía hoy, la aurora es sinónimo de posibilidades y de promesas para los hombres. Con ella, todas las mañanas, se despierta la renovación de la naturaleza. Es precisamente este tema recurrente en la poesía que Francisco Federico García Lorca evoca en su poema « La Aurora » extracto del cancionero Poeta en Nueva York publicado a título póstumo en 1940. En este cancionero redactado durante su estancia en Nueva York entre 1929 y 1930, Lorca describe esta ciudad bajo los rasgos de un mundo desequilibrado donde la naturaleza y el hombre han perdido su esencia. «La Aurora» nos presenta un amanecer oprimido por esta inmensa y agobiante ciudad de Nueva York. Con una pluma surrealista, utilizando una versificación libre y un idioma muy metafórico así como subjetivo, Lorca nos lleva hacia una “poesía pura”. Este poeta del Sur, apasionado por la naturaleza, nos transmite a través de este poema todo su resentimiento respecto a esta ciudad tan radicalmente opuesta a su Andalucía natal. Y esto nos conduce a preguntarnos: ¿En qué, a través de este poema, Lorca nos pinta una imagen de la atmósfera de pesadilla que reina en Nueva York? Veremos primero que en Nueva York, la naturaleza está en perdición y, luego, lo que pasa cuando el hombre vende su alma.
Normalmente, la aurora es asimilable a un despertar con la vuelta de la luz al amanecer. Sin embargo, en este poema, estamos frente a una aurora que no puede expresarse. Aquí nos está presentada como una verdadera víctima a través de la personificación en el secundo cuarteto: “La aurora de Nueva York gime” (v.5). La aurora es ahogada por la arquitectura vertical de la “Big Apple” como lo muestra la metáfora en el v.2 “cuatro columnas de cieno” y la mención de las escaleras de Nueva York (v.6) “las inmensas escaleras”. Lorca nos pinta un alba que intenta luchar para existir e iluminar esta ciudad pero, a pesar de todo sus esfuerzos, no consigue hacerlo a causa de una naturaleza hostil: “buscando entre las aristas//nardos de angustia dibujada” (v.7-8). Incluso cuando la aurora consigue librarse, está totalmente ignorada como lo ilustran los versos 9 y 10: “La aurora llega y nadie la recibe en su boca//porque allí, no hay mañana ni esperanza posible.” Lo que testimonia de la completa indiferencia de los habitantes de Nueva York respecto a la naturaleza que los rodea. Además, la metáfora que asocia la aurora a la hostia en el v.9 “nadie la recibe en su boca” subraya el hecho de que estos hombres se volvieron profanos ya que ignoran este momento de comunión con la naturaleza que es su madre original. Nos damos cuenta de que, para Lorca, esta
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actitud es profundamente chocante, es un pecado y una afrenta hecha a la Naturaleza. Pero en esta megalópolis, esta opresión no toca sólo la aurora, es toda la naturaleza que está en perdición. Cada vez que un elemento natural a connotación habitualmente positiva es evocado, Lorca los presenta bajo rasgos negativos y sombríos en este poema. El agua, muy presente en Nueva York con por ejemplo el Hudson, es aquí muy sucia e impura como lo pone en evidencia la expresión “en aguas podridas” (v.4), mientras que suele ser un símbolo de vida y pureza. Otro ejemplo, las palomas, símbolos de suavidad, de inocencia, de paz, son aquí “negras” (v.3) y asociadas a la desgracia así como a la destrucción con la evocación del “huracán” (v.3). Hasta la vegetación es bajo tensión con el ejemplo de los “nardos de angustia dibujada” (v.8). Y después, los versos 17-18: “La luz es sepultada por cadenas y ruidos//en impúdico reto de ciencia sin raíces” nos presentan una luz encadenada y hecha prisionera por la sociedad de Nueva York quien para ir más rápido prefiere abandonar su esencia. En este mundo hostil, el dinero es el maestro, es la regla de oro, y los Neyorquinos son como máquinas sin alma. Han olvidado lo más importante, su esencia de hombre a causa de esta necesidad de rentabilidad y de beneficios. En este poema, el dinero es designado con la perífrasis “las monedas” y estas últimas pervierten la inocencia de los niños. Entonces, los hombres son, desde niño, pervertidos por el dinero ya que son educados con valores viles. Y los verbos “taladran y devoran” (v.12) denuncian esta realidad, traducen los profundos daños hechos por el dinero que, según Lorca, es un peligro destructor de la humanidad entera. Además, comparado con “enjambres furiosos” (v.11), el poeta subraya el carácter agresivo del dinero. Su objetivo es muy claro: destruirlos. Los Neyorquinos, que son nombrados con la perífrasis “los primeros que salen” (v.13), son conscientes de su condición miserable y sin salida. Están atrancados en este círculo vicioso: quieren dinero para ser feliz pero cuanto más tienen, menos son felices y para remediar esta situación, quieren aún más. Guiados ciegamente por “números” (v.15), aquí utilizados para hablar de los precios, su inocencia infantil ha desaparecido. “La luz” (v.17), representación de pureza y de salvación, no puede nada contra el modo de vida infernal llevado en la Big Apple. La expresión “gente que vacilan insomnes” (v.19) sugiere que los hombres sonn robotizados y que han roto su ciclo tal como el ciclo natural ha dejado de ser. Por consiguiente, Lorca percibe la decadencia del ser humano que es muy profunda, ya que no son más que autómatas. Todas sus acciones están dictadas por su deseo de poseer siempre más. Estos hombres son infelices y su modo de vida no es tolerable. El hecho de que se dan cuenta de la imposibilidad de un paraíso para ellos, o sea que, de un desenlace feliz muestra que en el fondo de ellos, saben que están en el camino equivocado. El barco de la vida zozobro en “un naufragio de sangre” (v.20), Lorca utiliza una
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imagen muy fuerte para mostrar la degradación interior de los hombres, que es proporcional a la prosperidad industrial. La ciudad se desarrolla, crece económicamente pero estas industrias tragan lo que hace de un hombre una buena persona. Los Neyorquinos son deshumanizados y su alma misma sucumbió en esta pesadilla que es su vida artificial. Para ellos, ninguna escapatoria es posible. El sistema capitalista puso en peligro el destino del hombre y de la naturaleza.
En “La Aurora” estamos zambullidos en un mundo vaciado de vida y de sentimientos. Los hombres y la naturaleza son encadenados, pervertidos y deshumanizados por este mundo materialista. Ya no hay nada natural, es simplemente imposible, ya que la naturaleza no puede seguir su curso habitual a causa de la locura urbana que gobierna la vida de los habitantes de Nueva York. La codicia y sus ganas insaciables de riquezas les han hecho perder su alma para siempre. A través de todas estas imágenes altamente metafóricas, Lorca hace sentir al lector toda la negrura de Nueva York, lo que nos recuerda el texto de Leopold Sédar Senghor “A Nueva-York” que nos propone también una visión negativa de una ciudad que ha perdido su esencia natural.
Gnima Mendes et Gloria Wanet
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« New York officine et dénonciation » (partie 1) Sous les multiplications il y a une goutte de sans de canard. Sous les divisions il y a une goutte de sang marin. Sous les additions, un fleuve de sang frais ; un fleuve qui vient chantant par les dortoirs des faubourgs, et c’est argent, ciment ou brise dans l’aube mensongère de New-York. Les montagnes existent, je le sais. et les lunettes pour la sagesse, je le sais. Mais je ne suis pas venu voir le ciel. Je suis venu pour voir le sang trouble, le sang qui porte les machines aux cataractes et l’esprit à la langue cobra. Tous les jours on tue à New-York quatre millions de canards, cinq millions de porcs, deux mille colombes pour le plaisir des agonisants, un million de vaches, un million d’agneaux et deux millions de coq qui laissent les cieux émiettés.
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« New York officine et dénonciation » (partie 2) Mieux vaut sangloter en aiguillant le couteau ou assassiner les chiens dans les chasses hallucinantes que de subir à l’aube les interminables trains de lait, les interminables trains de sang, et les trains de rose aux mains liées par les commerçants de parfum. Les canards et les colombes et les porcs et les agneaux laissent leurs gouttes de sang sous les multiplications, et les clameurs terribles des vaches entassées emplissent de douleur la vallée où l’Hudson s’enivre d’huile. Je dénonce tous ceux qui ignorent l’autre moitié, la moitié irradiée qui lève ses montagnes de ciment où battent les cœurs Je dénonce tous ceux qui ignorent l’autre moitié, dévorant, chantant, volant dans sa pureté comme les enfants des portails qui portent de fragiles bâtonnets aux trous où s’oxydent
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« New York officine et dénonciation » (partie 3) les antennes des insectes. Ce n’est pas l’enfer, c’est la rue. Ce n’est pas la mort, c’est l’éventaire de fruits. Il est un monde de fleuves brisés et de distances inaccessibles dans la petite patte de ce chat cassée par l’automobile, et j’entends le chant du ver dans le cœur de beaucoup de filles. Oxyde, ferment, terre ébranlée. Terre toi-même, qui nages dans les chiffres du bureau. Que vais-je faire, disposer les paysages ? Disposer les amours qui deviennent vite photographiques, qui deviennent vite morceaux de bois et gorgées de sang ? Non, non je dénonce, je dénonce la conjuration, de ces officines désertes qui ne radient pas les agonies, qui effacent les programmes de la forêt, et je m’offre à être mangé par les vaches compressées quand leurs cris emplissent la vallée où l’Hudson s’enivre d’huile. Frédérique Garcia Lorca, un poète à New York, 1929.
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« Nueva York oficina y denuncia» (partie 1) Debajo de las multiplicaciones hay una gota de sangre de pato ; debajo de las divisiones hay una gota de sangre de marinero ; debajo de las sumas, un río de sangre tierna. un río que viene cantando por los dormitorios de los arrabales, y es plata, cemento o brisa en el alba mentida de New York. Existen las montañas. Lo sé. Y los anteojos por la sabiduría. Lo sé. Pero yo ho he venido a ver el cielo. He venido para ver la turbia sangre, la sangre que lleva las máquinas a las cataratas y el espíritu a la lengua de la cobra. Todos los días se matan en New York cuatro millones de patos, cinco millones de cerdos, dos mil palomas para el gusto de los agonizantes, un millón de vacas, un millón de corderos y dos millones de gallos, que dejan los cielos hechos añicos.
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« New York officine et dénonciation » (partie 2) Más vale sollozar afilando la navaja o asesinar a los perros en las alucinantes cacerías, que resistir en la madrugada los interminables trenes de leche, los interminables trenes de sangre y los trenes de rosas maniatadas por los comerciantes de perfumes. Los patos y las palomas, y los cerdos y los corderos ponen sus gotas de sangre debajo de las multiplicaciones, y los terribles alaridos de las vacas estrujadas llenan de dolor el valle donde el Hudson se emborracha con aceite. Yo denuncio a toda la gente que ignora la otra mitad, la mitad irredimible que levanta sus montes de cemento donde laten los corazones de los animalitos que se olvidan y donde caeremos todos en la última fiesta de los taladros. Os escupo en la cara. La otra mitad me escucha devorando, cantando, volando en su pureza, como los niños de las porterías que llevan frágiles palitos
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« New York officine et dénonciation » (partie 3) las antenas de los insectos. No es el infierno, es la calle. No es la muerte. Es la tienda de frutas. Hay un mundo de ríos quebrados y distancias inasibles en la patita de ese gato quebrada por un automóvil, y yo oigo el canto de la lombriz en el corazón de muchas niñas. Óxido, fermento, tierra estremecida. Tierra tú mismo que nadas por los números de la oficina. ¿Qué voy a hacer , ordenar los paisajes? ¿Ordenar los amores que luego son fotografías, Q ue luego son pedazos de madera y bocanadas de sangre ? No, no ; yo denuncio. Yo denuncio la conjura de estas desiertas oficinas que no radian las agonías, que borran los programas de la selva, y me ofrezco a ser comido por las vacas estrujadas cuando sus gritos llenan el valle donde el Hudson se emborracha con aceite. Federico García Lorca, Poeta en Nueva York, 1940.
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J’aime New York. J'aime New York. J'ai appris à l'aimer. Je me suis habitué à ses ensembles massifs, à ses grandes perspectives. Mes regards ne s'attardent plus sur les façades en quête d'une maison qui, par impossible, ne serait pas identique aux autres maisons. Ils filent tout de suite à l'horizon chercher les buildings perdus dans la brume, qui ne sont plus rien que des volumes, plus rien que l'encadrement austère du ciel. Quand on sait regarder les deux rangées d'immeubles qui, comme des falaises, bordent une grande artère, on est récompensé : leur mission s'achève là-bas, au bout de l'avenue, en de simples lignes harmonieuses, un lambeau de ciel flotte entre elles. New-York ne se révèle qu'à une certaine hauteur, à une certaine distance, à une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur, ni la distance, ni la vitesse du piéton. Cette ville ressemble étonnamment aux grandes plaines andalouses : monotone quand on la parcourt à pied, superbe et changeante quand on la traverse en voiture. J'ai appris à aimer son ciel. Dans les villes d'Europe, où les toits sont bas, le ciel rampe au ras du sol et semble apprivoisé. Le ciel de New York est beau parce que les gratte- ciel le repoussent très loin au-dessus de nos têtes. Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte la garde et veille sur la cité. Et ce n'est pas seulement une protection locale : on sent qu'il s'étale au loin sur toute l'Amérique ; c'est le ciel du monde entier. J'ai appris à aimer les avenues de Manhattan. Ce ne sont pas de graves petites promenades encloses entre des maisons : ce sont des routes nationales. Dès que vous mettez le pied sur l'une d'elles, vous comprenez qu'il faut qu'elle file jusqu'à Boston ou Chicago. Elle s'évanouit hors de la ville et l'œil peut presque la suivre dans la campagne. Un ciel sauvage au-dessus de grands rails parallèles : voilà ce qu'est New York, avant tout. Au cœur de la cité, vous êtes au cœur de la nature. Il a fallu que je m'y habitue, mais, à présent que c'est chose faite, nulle part je ne me sens plus libre qu'au sein des foules new-yorkaises. Cette ville légère, éphémère, qui semble chaque matin, chaque soir, sous les rayons lumineux du soleil, la simple juxtaposition de parallélépipèdes rectangles, jamais n'opprime ni ne déprime. Ici, l'on peut connaître l'angoisse de la solitude, non celle de l'écrasement. Jean-Paul Sartre, Situation III, 2, 1949.
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Commentaire New York a été et demeure une source d’inspiration pour de nombreux écrivains français. De Duvergier de Hauranne à Léopold Sédar Senghor en passant par Cendrars, Morand ou Céline , on recense de nombreux textes vantant, mais le plus souvent blâmant New York. Au regard de ses engagements politiques, surtout dans le contexte historique de la « guerre froide, on peut s’étonner de la déclaration d’amour lyrique et poétique que Jean Paul Sartre adresse à la ville, dans son Situations III . En effet, à la faveur de plusieurs séjours dans la métropole américaine, il exprime une sorte d’expérience initiatique qui le conduit à ce sentiment. Il s’agit de montrer quelle impression nous offre Sartre de la ville de New York d’après son évolution personnelle. Nous verrons donc en quoi ce texte se présente comme une déclaration d’amour lyrique pour New York. Dans un deuxième temps , nous étudierons en quoi cet amour relève d’une véritable expérience initiatique . Enfin, nous nous intéresserons à l’amour de l’espace. • Un amour lyrique pour New York New York, souvent célébré pour sa modernité , sa vitesse, sa dureté est abordé par Sartre sous un angle lyrique. les marques de la première personne En littérature, un essai est une œuvre de réflexion débattant d’un sujet- ici la ville de New York- selon le point de vue de l’auteur. De fait, il s’agit d’un texte beaucoup plus assumé que d’autres avec une présence marquée de la première personne, Sartre fait un usage du « Je » dans son passage consacré à New York, ce qui associe étroitement le lecteur à travers les pronoms personnels « on », et « vous ». Ces différents pronoms multiplient les regards sur la ville . L’utilisation du point de vue interne s’explique par la dimension autobiographique de l’extrait retrouvé grâce aux expressions « ses grandes perspectives », « simples lignes harmonieuses » « superbe et changeante », « semble apprivoisé ». Il donne au récit un caractère partisan plutôt que polémique, narrant en faveur de New York, ville paradoxale, qui présente des aspects contradictoires à sa propre logique. Il dit par exemple « aimer New York et avoir appris à aimer les avenues de Manhattan ». Autrement, ce texte comporte également un aspect lyrique et poétique. Les verbes de sentiments et le marques d’affection
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Sartre s’exprime assurément avec une certaine musicalité car il chante ses sentiments. La ville crée selon lui un ciel particulier : « Solitaire et pur comme une bête sauvage, il monte la garde et veille sur la cité. » Le zoomorphisme ici soustend une mythologie de l’origine, des puissances inconnues et considérables. Zeus par exemple, dieu et maître du ciel lumineux. Il attribue à ce ciel une étendue si importante qu’il dit le sentir « s’étaler sur toute l’Amérique et même, sur le monde entier ». l’aspect poétique du texte Les images et les comparaisons participent à la métaphore de la ville qui apparaît comme une entité naturelle. Elle est décrite « comme des falaises », « ressemblant étonnamment aux plaines andalouses », donnant l’étonnante impression « qu’être au cœur de la cité c’est être au cœur de la nature ». Ce récit comporte notamment différentes figures de style comme le polyptote qui consiste à employer plusieurs mots de la même famille sous formes grammaticales diverses que l’on peut lire en ouverture de l’extrait « J’aime », « aimer », puis l’anaphore du mot « ni » ou de, « une certaine hauteur, une certaine distance, une certaine vitesse » à laquelle on pourrait associer la gradation aux termes accompagnant le mot « certaine ». On peut aussi relever les rimes « légère/éphémère », « brume/volume », « opprime/déprime ». • Une ville initiatique Sartre montre que la juste préhension de New York demande une éducation. Pour percevoir l’aspect humain de cette ville, il est nécessaire de passer par cette initiation. l’œil du géomètre Il le démontre parfaitement quand il dit « J’ai appris à l’aimer. Je me suis habitué… », « J’ai appris à aimer son ciel. », « Il a fallu que je m’y habitue, mais à présent c’est chose faite. » Dans cette construction de phrase il est nécessaire de souligner l’évolution des temps verbaux, également celui du choix des verbes. Il s’agit d’une comparaison faite entre la condition passé de l’auteur et sa condition présente. De plus, il utilise tout d’abord le verbe « apprendre » puis «habituer» et enfin il emploie l’expression « à présent ». Autrement dit, son éducation lui a permis de façonner son regard et d’y opérer des changements de sorte qu’il finit par apprécier l’architecture américaine en ce «qu’il ne s’attardait plus sur les façades en quête d’une maison qui, par impossible, ne serait pas identique aux autres. » En effet, habitué aux édifices d’architecture variée, il éprouva une certaine fascination face à l’urbanisme, se laissant prendre fatalement dans ses goûts et ses coutumes,
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par les splendeurs des bâtiments grandioses de New York
Dans les années quarante, à Paris comme partout ailleurs sur le vieux continent, les immeubles conservent des tailles modestes et restent discrets dans les paysages tandis que le nouveau continent offre d’énormes blocs comme à Manhattan ou les gratte- ciel à New York. A cet effet, Sartre confronte les villes de ces deux grands continents énonçant que « Dans les villes d’Europe, les toits sont bas, le ciel rampe au ras du sol et semble apprivoisé. » tandis que « Le ciel de New York est beau parce que les gratte- ciel le repoussent très loin au dessus de nos têtes. » Il démontre par là que les villes européennes véhiculent un sentiment de compression alors qu’il décrit New York comme une ville « légère et éphémère » dans laquelle il est possible « de connaître angoisse et solitude mais non pas le sentiment d’écrasement. » Il compare même de façon paradoxale la verticalité de New York avec l’horizontalité des plaines andalouses car l’essentiel, c’est de percevoir New York d’après un regard en mouvement. En effet, cette ville ne peut être perçue d’un point de vue statique car « monotone elle est quand on la parcourt à pied, superbe et changeante lorsqu’on la traverse en voiture » Par conséquent, les villes aux architectures basses sont propices à la promenade à pied. Mais chez Sartre comme chez Blaise Cendrars, la géométrie de la ville est très appréciée. Dans ce passage consacré à New York, il narre sa rencontre avec l’urbanisme exposant le passage de la surprise réticente évoluant vers celui de l’amour. En revanche, la rencontre de beaucoup d’écrivains français dans la première moitié du XX ème siècle, avec la ville de New York a le plus souvent été un véritable échec. Rares sont ceux qui ont su y voir la vitrine du Nouveau Monde – par exemple Céline, Voyage au bout de la nuit .- La description de New York renvoie à l’évolution vers l’abstraction. Dès lors, New York sert de cadre abstrait vers l’horizon et devient un chef-d’œuvre de l’art contemporain par son parallélisme avec l’abstraction. De plus, l’architecture moderne s’inspire de cet art où tout n’est plus que volume et explosion des genres. En effet, la restitution du monde visible par une imitation numérique est abandonnée au profit d’un art qui se concentre sur la couleur, la forme et la composition. Le Trait blanc de Wassily Kandinsky indique les deux tendances déterminantes qui de nos jours encore, caractérisent un art lyrique spontané souvent marqué par les gestes et, l’abstraction géométrique qui s’appuie sur des formes géométriques de bases, comme l’illustre le travail de Bell. Le gigantisme D’autre part, la démesure et le goût pour la géométrie sont très marqués, tout d’abord par le champ lexical du gigantisme dans lequel on recense les termes « ses
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ensembles massifs », « ses grandes perspectives », « volume », « building perdu dans la brume ». Par l’élévation des premiers gratte-ciel, New York a permis une révolution architecturale. La volonté de Sartre à peindre le degré le plus élevé des choses se traduit par la présence des superlatifs notamment quand il estime la hauteur des gratte- ciel de manière si impressionnante disant qu’ils « repoussent très loin le ciel » De plus, la dimension qu’impose la ville a un caractère colossal car toutes ces constructions tiennent de la création des hommes, essayant constamment de repousser leurs limites bravant des puissances divines. En effet, « New York ne se révèle qu’à une certaine hauteur, une certaine distance, une certaine vitesse : ce ne sont ni la hauteur ni la distance ni la vitesse du piéton. » Blaise Cendrars a également rappelé dans « Roof Garden » la verticalité de New York simulant le mythe de Babylone et les jardins suspendus. De même, chez Sartre, la ville en érection apparaissant comme une Tour de Babel moderne, serait un défie lancé à Dieu. • Un amour de l’espace L’immensité provoque souvent chez les individus un sentiment d’isolement infini et la ville devient un lieu d’anonymat. Les humains y sont condamnés à la solitude existentielle et à l’absence de communication. Néanmoins , dès le départ, Sartre n’hésite pas à manifester son engouement pour la géométrie et l’espace. Il simule toujours le gigantisme de la ville comme un atout notamment quand il parle des avenues à Manhattan : « Dès que vous mettez le pied sur l’une d’elles, vous comprenez qu’il faut qu’elle file jusqu’à Boston ou Chicago et l’œil peut presque la suivre dans la campagne. » La liberté se voit également à travers l’incessante comparaison de la ville avec la nature. A l’abri de tout modernisme, elle est un havre de paix pour l’homme pensant. C’est sans doute la raison pour laquelle il ne parle jamais du côté industriel de la ville. La liberté s’exprime clairement dans cette pensée, « nulle part je ne me sens plus libre qu’au sein des foules new- yorkaises. » A l’inverse, Céline critique la civilisation américaine et la décrit comme une société d’argent et de matérialisme qui n’aime pas les galériens qui viennent d’Europe. Le sentiment de liberté est omniprésent dans le texte de Sartre. Grâce à la révolution des transports au XIXème siècle, beaucoup d’écrivains ont effectué le voyage pour se rendre en Amérique. Qualifié de « Nouveau Monde », elle est une terre de liberté et de tolérance où le mélange des cultures est un pilier. Dans la littérature française, l’opinion sur la ville de New York divise . D’abord, il y a ceux qui voient en elle un danger par sa modernité et d’autres comme Sartre qui louent son prestige. Cette découverte de New York décrite d’après le regard d’un Européen, laisse transparaître point de vue et impression. Epoustouflé par le sentiment du beau et par l’immensité des enseignes, l’auteur fait un constat positif de la ville, allant de sa géométrie à son ciel, en passant, par la société newyorkaise. L’initiation est un passage obligatoire pour apprendre à l’aimer. Cela
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expliquerait sans doute le dégoût de ceux qui n’auraient pas respecté ce préalable. Mélissa Aucagos
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Jean-Paul Sartre Biographie: Jean Paul Sartre est un philosophe, écrivain et critique français. Dramaturge, nouvelliste, et romancier, il mena une vie d’intellectuel engagé qui suscita force polémiques et réticences. Il est aujourd’hui autant connu pour son œuvre que pour son engagement politique, de gauche radicale, qui fut prolifique et particulièrement actif. -
1905 : Naissance à Paris le 21 juin, il provient d’une famille bourgeoise
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1907 à 1917: Vit avec sa mère chez les parents de celle-ci. Il fut aimé, adoré, comblé, ce qui va sans doute mener à un certain narcissisme. Son père étant décédé de fièvre jaune peu après sa naissance, ce sera son grand-père qui incarnera la figure paternelle.
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1917 : Sa mère se remarie avec Joseph Macy, ingénieur, que Sartre haïra profondément.
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1917-1920 : Vit à la Rochelle avec sa mère et son bon-père. Vit des années de calvaire, loin de son enfance facile, découvrant la dure réalité des lycéens cruels. 1920 : Est rapatrié d’urgence à Paris, malade. Sa mère décide de le laisser làbas.
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1921 : Réintègre le lycée Henri IV, où il fut élève en sixième et en cinquième. Y retrouve Paul Nizan, également apprenti écrivain, avec lequel il noue une forte amitié.
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1927 : Provoque un scandale en jouant avec ses amis un sketch antimilitariste dans la revue de l’ENS, après lequel Gustave Lanson, directeur de l'école, démissionnera. Signe avec des camarades une pétition contre la loi sur l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre qui annihile liberté d’opinion et indépendance intellectuelle. On voit ainsi que Sartre possédait déjà un fort goût pour le combat contre l’autorité moral, et pour la provocation. 1928 : Echoue à l’agrégation de philosophie, prépare le concours pour la seconde fois. Rencontre Simone de Beauvoir, qui devient sa compagne. 1929 : Est reçu premier au concours de l’agrégation de philosophie, auquel Simone de Beauvoir se classe deuxième. 1933-1934 : Prend la succession de Raymond Aron à l’institut français de Berlin. 1936 : Première publication philosophique, L’Imagination.
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1938 : Publication de La Nausée. 1940 : 21 juin, est fait prisonnier à Padoux, dans les Vosges. Il sera profondément marqué par cette expérience. Cette vie de prisonnier sera très importante : elle marque le tournant de sa vie, transformant l’individualiste en homme se fixant un devoir vis-à-vis de la communauté. 1941 : En mars, est libéré grâce à un faux certificat médical. Fonde dès son retour à Paris un mouvement résistant avec certains de ses amis, le mouvement « Socialisme et liberté ». Le mouvement est dissous à la fin de l’année, après l’arrestation de deux camarades. 1943 : Fait jouer Les Mouches, que l’on peut interpréter comme un appel à la résistance. 1945 : Quitte l’enseignement. Devient mondialement connu, suite à l’écriture d’articles dans Combat et Le Figaro. Fonde la revue Les Temps modernes, politiquement très engagée. Refuse la Légion d’Honneur. 1950 : Se rapproche du parti communiste. 1956 : Cesse fidélité au PCF, suite à l’écrasement soviétique de l’insurrection de Budapest. 1964 : Refuse le prix Nobel, ce qui cause un énorme retentissement. Selon lui, « aucun homme ne mérite d’être consacré de son vivant ». 1971 : 18 mai, est victime d’une attaque, peu avant ses soixante-six ans. 1973 : 5 mars, a une seconde attaque. Y survit, mais perd la vue. 1980 : 15 avril, décède à l’hôpital Broussais, à Paris. Bibliographie Romans et nouvelles • • •
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La Nausée (1938) Le Mur (1939) nouvelles (Le mur, La chambre, Érostrate, Intimité, L'enfance d'un chef) Les Chemins de la liberté (1945) : L'Âge de raison Le Sursis La Mort dans l'âme Les jeux sont faits (1947) Œuvres romanesques (1981)
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Théâtre • • • • • • • • • • •
Bariona, ou le Fils du tonnerre (1940) Les Mouches (1943) Huis clos (1944) La Putain respectueuse (1946) Morts sans sépulture (1946) Les Mains sales (1948) Le Diable et le Bon Dieu (1951) Kean (1954) Nekrassov (1955) Les Séquestrés d'Altona (1959) Les Troyennes (1965)
Autobiographie, mémoires et correspondance • • •
Les Mots (1964) Carnets de la drôle de guerre - Septembre 1939 - Mars 1940 (1983-1995) Lettres au Castor et à quelques autres, tome I et II (1983)
Essais • • • • • • • • • •
Situations I (1947) Situations II (1948) Situations III (1949) Situations IV (1964) Situations V (1964) Situations VI (1964) Situations VII (1965) Situations VIII (1972) Situations IX (1972) Situations X (1976)
Essais politiques • • • • •
Réflexions sur la question juive (1946) Entretiens sur la politique (1949) L'Affaire Henri Martin (1953) Préface aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon (1961) On a raison de se révolter (1974)
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Critique littéraire • • • • • • •
La République du Silence (1944) Baudelaire (1946) Qu'est-ce que la littérature ? (1948) Saint Genet, comédien et martyr (1952) L'Idiot de la famille (1971-1972) sur Flaubert Un théâtre de situations (1973) Critiques littéraires
Philosophie • • • • • • • • • • •
L'Imagination (1936) La Transcendance de l'Ego (1937) Esquisse d'une théorie des émotions (1938) L'Imaginaire (1940) L'Être et le Néant (1943) L'existentialisme est un humanisme (1945) Conscience et connaissance de soi (1947) Critique de la raison dialectique I (1960) Cahiers pour une morale (1983) Critique de la raison dialectique II : L'intelligibilité de l'histoire (1985) Vérité et Existence (1989)
Scénarios • • • •
Les jeux sont faits (1947) L'Engrenage (1948) Le Scénario Freud (1984) Typhus (1943)
Chanson •
Dans la rue des Blancs-Manteaux
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« Richesse et pauvreté à New York ».
Dans aucune ville du monde, je suppose, la proximité de la richesse et de la pauvreté n’est aussi évidente qu’à New York. À l’ouest de la Cinquième Avenue, les rues les plus élégantes deviennent brusquement de longs couloirs bordés de maisons basses, vétustes, enduites de crasse et balafrées par la ligne des escaliers de secours en fer noir. Dans certains quartiers, des immeubles cossus, dont la porte s’orne d’une marquise en toile bleue et d’un concierge à cravate blanche, voisinent avec des bicoques marquées de lèpre. Des autos-requins, aux museaux glissants, s’arrêtent et déversent leurs patrons millionnaires à quelques pas des gamins déguenillés qui jouent sur le trottoir. Je me plais à penser que cette promiscuité recèle un enseignement symbolique. Dans un pays où la légende veut que tous les gros industriels, les gros banquiers et les gros commerçants aient commencé leur fortune en ramassant des bouts de mégots ou des fragments de lacets de chaussure, il est significatif, moral et encourageant de constater qu’une si faible distance sépare topographiquement la maison des oppressés de la maison des oppresseurs. Ainsi, dans le temps comme dans l’espace, le dénuement et la fortune sont, à New York, installés côte à côte. Ce rappel permanent de la réussite incite-t-il les déshérités à un supplément d’espoir ou provoque-t-il chez eux un simple réflexe de haine ? Boris m’affirme que ma première supposition est la seule valable. J’en conclus que le peuple américain doit être un peuple facile à gouverner.
Henri Troyat, La case de l’oncle Sam, 1953.
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Henri Troyat Biographie 1911 : Il nait le 1er Novembre à Moscou. 1917 : Fuite de son pays natal, la Russie, en Octobre, car il y a la Révolution Bolchévique. 1920 : Arrivée à Paris. Il fait toutes ses études à Paris au lycée Pasteur, de Neuilly-sur-Seine, il obtiendra une licence de droit à la fin. 1935 : Rédacteur à la préfecture de la Seine. La même année, son premier roman, Faux jour, reçoit le Prix du roman populiste. 1938 : Il obtient le Prix Goncourt pour son roman L'Araigne. 1940 : Il commence une grande épopée inspirée de ses souvenirs de Russie, Tant que la Terre durera (5 tomes), avec une suite intitulée Les Semailles et les Moissons (5 tomes). 2007 : Il décède dans la nuit du 2 au 3 Mars, à Paris. -
Bibliographie Romans • • • • • • • • • • • •
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Faux jour (1935) - Prix du roman populiste Le Vivier (1935) Grandeur nature (1936) La Clef de voûte (1937) L'Araigne (Prix Goncourt, 1938) La Fosse commune (1939) Judith Madrier (1940) Le Jugement de Dieu (1941) Le mort saisit le vif (1942) Du Philanthrope à la Rouquine (1945) Le Signe du taureau (1945) Suite romanesque: Tant que la terre durera o Tome I : Tant que la terre durera, (1947) o Tome II: Le Sac et la Cendre, (1948) o Tome III: Étrangers sur la terre, (1950) La tête sur les épaules (1951) La Neige en deuil (1952) Suite romanesque: Les Semailles et les Moissons o Tome I: Les Semailles et les Moissons, (1953) o Tome II: Amélie, (1955) o Tome III: La Grive, (1956)
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Tome IV: Tendre et violente Elisabeth, (1957) o Tome V: La Rencontre, (1958) La Maison des bêtes heureuses, (1956) Suite romanesque: La Lumière des Justes o Tome I: Les Compagnons du coquelicot, (1959) o Tome II: La Barynia, (1960) o Tome III: La Gloire des vaincus, (1961) o Tome IV: Les Dames de Sibérie, (1962) o Tome V: Sophie ou la fin des combats, (1963) Une extrême amitié (1963) Le Geste d'Eve (1964) Suite romanesque: Les Eygletière o Tome I: Les Eygletière, (1965) o Tome II: La Faim des lionceaux, (1966) o Tome III: La Malandre, (1967) Les ailes du diable (1966) Suite romanesque: Les Héritiers de l’Avenir o Tome I: Le Cahier, (1968) o Tome II: Cent un coups de canon, (1969) o Tome III: L’Éléphant blanc, (1970) La Pierre, la Feuille et les Ciseaux (1972) Anne Prédaille (1973) Suite romanesque: Le Moscovite o Tome I: Le Moscovite, (1974) o Tome II: Les Désordres secrets, (1974) o Tome III: Les Feux du matin, (1975) Le Front dans les nuages (1976) Grimbosq (1976) Le Prisonnier n°1 (1978) Suite romanesque ou Trilogie Viou : o Tome I : Viou, (1980) o Tome II : À demain, Sylvie, (1986) o Tome III : Le Troisième Bonheur, (1987) Le Pain de l’étranger (1982) La Dérision (1983) Marie Karpovna (1984) Le Bruit solitaire du cœur (1985) Toute ma vie sera mensonge (1988) La Gouvernante française (1989) La Femme de David (1990) Aliocha (1991) Youri (1992) Le Chant des insensés (1993) o
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Le Marchand de masques (1994) Le Défi d'Olga (1995) Votre très humble et très obéissant serviteur (1996) L'Affaire Crémonnière (1997) Le Fils du Satrape (1998)) Namouna ou la chaleur animale (1999) La Ballerine de Saint-Petersbourg (2000) La Fille de l'écrivain (2001) L'Étage des bouffons (2002) L'Éternel contretemps (2003) La Fiancée de l'ogre (2004) La Traque (2006) Le Pas du juge (2009) La folie des anges (2010)
Biographies • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
1940 : Dostoievski 1946 : Pouchkine 1952 : L'étrange destin de Lermontov 1965 : Tolstoi 1971 : Gogol 1977 : Catherine la Grande (prix des Ambassadeurs 1978) 1979 : Pierre le Grand 1981 : Alexandre premier (Alexandre Ier de Russie) 1982 : Ivan le Terrible 1984 : Tchekhov 1985 : Tourgueniev 1986 : Gorki 1988 : Flaubert 1989 : Maupassant 1990 : Alexandre II, Le Tsar libérateur (Alexandre II de Russie) 1991 : Nicolas II (Nicolas II de Russie) 1992 : Zola 1993 : Verlaine 1994 : Baudelaire 1995 : Balzac 1996 : Raspoutine 1997 : Juliette Drouet 1998 : Terribles Tsarines 1998 : Les Turbulences d'une grande famille (famille Lebaudy) 1999 : Nicolas Ier (Nicolas Ier de Russie) 2001 : Marina Tsvetaeva : L'éternelle insurgée
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2002 : Paul Ier, le tsar mal aimé (Paul Ier de Russie) 2004 : La baronne et le musicien, Madame Von Meck et Tchaïkovski 2004 : Alexandre III, le tsar des neiges (Alexandre III de Russie) 2005 : Alexandre Dumas. Le cinquième mousquetaire (Alexandre Dumas) 2006 : Pasternak 2008 : Boris Godounov
Théâtre • •
Les Vivants (1946) Sébastien, pièce en trois actes (1949)
Essais, Voyages, Divers • • • • • • • •
Les ponts de Paris, illustré d'aquarelles (1946) La case de l'Oncle Sam (1948) De gratte-ciel en cocotier (1955) Sainte Russie, réflexions et souvenirs (1956) Le Fauteuil de Claude Farrère, discours à l'Académie française (1959) La vie quotidienne en Russie au temps du dernier tsar (1959) Naissance d'une dauphine (1960) Un si long chemin (1976)
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« À New York ». (pour un orchestre de jazz: solo de trompette) New York ! D'abord j'ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d'or aux jambes longues. Si timide d'abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre Si timide. Et l'angoisse au fond des rues à gratte-ciel Levant des yeux de chouette parmi l'éclipse du soleil. Sulfureuse ta lumière et les fûts livides, dont les têtes foudroient le ciel Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d'acier et leur peau patinée de pierres. Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan C'est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar Quinze jours sans un puit ni pâturage, tous les oiseaux de l'air Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses. Pas un rire d'enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. Pas un mot tendre en l'absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte. Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre fleurit des cristaux de corail. Nuits d'insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent les heures vides Et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres d'enfants.
Léopold Sédar Senghor, Ethiopiques, 1956.
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Commentaire
Parce qu’elle fut certainement la ville du XXe siècle la plus innovante architecturalement, parce qu’elle représenta l’espoir d’une vie meilleure pour des millions de personnes, parce qu’elle symbolisa le transfert de la prééminence mondiale de l’Europe aux États-Unis, New York et sa découverte forment un véritable topos littéraire. Cependant, les auteurs, peut-être moins béats que le simple touriste, en soulignèrent souvent les aspects les plus sombres. C’est dans cette perspective que s’inscrit le poème en prose et en vers libres de l’auteur et homme politique franco-sénégalais, Léopold Sédar Senghor, intitulé « À New York » et extrait de son recueil Éthiopiques , publié en 1956. Ce texte est construit sur un double mouvement, de crescendo - le regard étonné et admiratif devant la monumentalité de l’architecture et la beauté de la population - puis, de decrescendo - déception progressive face aux mœurs locales, comparée à la chaleur humaine, la beauté naturelle et la sensualité de l’Afrique. En quoi ce texte est l’expression d’une déception et un éloge implicite de l’Afrique? Plan: I. L’apparente séduction de New York a. Les marques de la couleur locale b. La rencontre d’une femme fatale c. L’impression de puissance II. L’expression d’un désenchantement a. Le jeu des temps b. Une ville sous le signe du manque c. Une ville dure III. La modernité new yorkaise au crible d’une double sagesse a. Sagesse européenne b. Sagesse africaine
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I. L’apparente séduction de New York L’évocation littéraire d’une des villes les plus connues au monde et les plus décrites est toujours un défi pour un auteur: la principale difficulté consiste à éviter de tomber dans le cliché ou la redite. Si Senghor plante un décor parfaitement identifiable, l’évocation réaliste est bien vite supplantée par une approche métaphorique et symbolique. Ce faisant, avant d’exprimer son propre ressenti au contact de la ville, il témoigne de la fascination initiale que ne peut manquer d’exercer la métropole américaine.
a. Les marques de la couleur locale La plus célèbre des villes américaines est mentionnée dès le titre, « À New York », qui n’est pas sans comporter une ambiguïté. En effet, la préposition « à », précédant la mention de la ville peut faire hésiter entre deux interprétations - soit une dédicace à la ville à laquelle le poète, par son art, veut rendre hommage. - soit un simple complément circonstanciel de lieu, qui indique au lecteur ce que le poète a vu, retenu de la ville. En fait, même si l’une des deux interprétations prévaut sur l’autre, Senghor joue sur les deux sens car son ressenti passe bien d’une admiration initiale à une observation plus critique de la ville. L’attaque du 1e vers semble confirmer la 1ière hypothèse par l’usage lyrique de l’apostrophe, à la modalité exclamative: « New York! ». De plus, cette attaque situe immédiatement le propos et quelques marques de la couleur locale viennent confirmer l’objet du poème: la double mention de « Manhattan » (v.12 et v. 27), île cœur de la métropole, et le « gratte-ciel » (v.9), élément architectural emblématique de cette ville.
b. La rencontre d’une femme fatale
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Cependant, là s’arrêtent les marques explicites de la couleur locale, ce qui permet au lecteur de comprendre que le but du poète n’est pas l’évocation réaliste et descriptive de New York mais plutôt une approche sensuelle et morale de la ville . Construit sur un effet de decrescendo, le poème s’ouvre par une perception relativement méliorative de la ville. Le 1e élément concourant à cette impression, c’est la beauté de la métropole, comme déduite, issue de sa population féminine: « New York, d’abord j’ai été confondu par ta beauté, Ces grandes filles d’or aux jambes longues. Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre. » Le substantif « beauté » est appliqué à New York par un déterminant possessif, 2e personne du singulier, mais ce sentiment est étayé par des considérations métaphoriques sur le physique des New-Yorkaises : ainsi, le groupe nominal, « Ces grandes filles d’or aux jambes longues », qui suit le substantif « ta beauté », semble occuper la fonction d’apposition. Il y a donc une sorte de confusion, de rapport d’identité entre la beauté générale de New York et sa population féminine. On remarquera, au passage, que le physique décrit, une grande fille blonde aux yeux bleus aux dents blanches, est fait avec des éléments plus ou moins métaphoriques, applicables à la ville. L’idée de grandeur: « grandes », « longues », l’idée de richesse « or », l’idée de modernité « métal » et le climat parfois rigoureux « givre ». De cette confusion ville/ population féminine naît une sorte de personnification de la ville et une réification de la population féminine. Tous ces éléments provoquent une séduction du locuteur: « confondu par ta beauté » ou l’anaphore « Si timide » (v.3 et 5) Enfin, on peut observer que les éléments de cette beauté créent aussi une forme d’inaccessibilité quelque chose de trop haut, de trop précieux, d’un peu dur et trop beau, toutes caractéristiques applicables à la femme fatale. L’architecture qui sert d’écrin à cette population n’est pas moins impressionnante.
c. L’impression de puissance On peut remarquer que presque toutes les notations relatives à l’architecture expriment la puissance. Cette impression de puissance est toujours liée à la
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monumentalité et, plus précisément, à la verticalité de New York: « Levant des yeux de chouette parmi l’éclipse du soleil » (v.6), « Les fûts livides, dont les têtes foudroient le ciel » (v.7) , « les gratte-ciel qui défient les cyclones » (v.9). Les gratte-ciel font l’objet d’une présentation métaphorique personnifiante: « leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierre » (on peut relever le même traitement métaphorique que pour les New Yorkaises) Dans ces mêmes exemples, on observe que les verbes employés sont propres au combat et à la destruction: « foudroient » , « défient ». Enfin, on peut se rendre compte que ce combat oppose les éléments terrestres, matériels, des créations humaines à des éléments naturels et célestes: « soleil », « ciel », « cyclones ». Le combat entre les gratte-ciel de New York et les éléments célestes a un caractère quasiment prométhéen. Mais c’est précisément cette impression de force, de dureté et de puissance qui semble briser l’admiration initiale du narrateur.
II. L’expression d’un désenchantement Dès le XVIe siècle, avec le recueil Les Regrets (1558) de Du Bellay, le motif de la déception liée à la ville rentre dans la littérature moderne. Ce topos prend une ampleur particulière au XIXe avec l’apparition de la ville comme terrain des ambitions (Balzac, Flaubert, Baudelaire…). La déception , le désenchantement liés à cette même ville apparaissent comme des topos corollaires. C’est dans cette perspective que s’inscrit le texte de Senghor.
a. Le jeu des temps Si le titre du poème peut apparaître comme une dédicace hommage à la métropole américaine, l’usage dès le 1e vers de l’adverbe « D’abord » + usage du passé composé (aspect accompli) à la voix passive, « j’ai été confondu par » induisent l’idée d’une rupture concrètement annoncée par la conjonction de coordination « mais » + la succession des deux compléments circonstanciels de lieu « quinze jour », « c’est au bout de la troisième semaine ». Ces deux indicateurs temporels
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marquent le délai après lequel est venue la déception causée par la ville pour le narrateur. Le verbe « saisit » au présent de l’indicatif à valeur de vérité générale + la métaphore de la fièvre tendent à indiquer que la déception provoquée par New York a un caractère inéluctable. A partir de là, le poème apparaît comme une suite de reproches faits à New York et, en premier lieu, tout ce qui lui fait défaut.
b. Une ville sous le signe du manque La particularité de ce que le narrateur reproche à la ville réside dans ce qu’il n’y trouve pas. New York, ville marquant le triomphe de la matière, est présentée sous le signe de la privation ce qui génère de nombreuses négations ou adverbes de privation: « sans un puits ni pâturage »
« Pas un rire d'enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche « Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. » Pas un mot tendre en l'absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre fleurit des cristaux de corail. Nuits d'insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent des heures vides » On remarquera que les manques reprochés à New York sont de trois ordres: - l’absence de nature (« les trottoirs chauves de Manhattan », « sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l'air »), - l’absence d’humanité au sens le plus large: « Pas un rire d'enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche //
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Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. = l’absence de sensualité Pas un mot tendre en l'absence de lèvres - l’absence de réflexion intellectuelle et d’expression artistique « Et pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre fleurit des cristaux de corail. » La métaphore du corail est ici péjorative et désigne une forme de durcissement de la peinture sur la palette. On remarquera enfin l’usage de l’ anaphore de la structure « pas un » , répétée quatre fois et marquant bien l’idée de privation. De fait, c’est un regard assez sévère que pose le narrateur sur New York, la présentant avant tout comme une ville « dure » et dénuée d’humanité.
c. Une ville dure La dureté morale de la ville est d’abord suggérée par sa dureté matérielle et c’est le sens de nombreuses métaphores du texte: « yeux de métal », l’oxymore «sourire de givre », « muscles d’acier » , « peau patinée de pierres ». On voit que les éléments matériels de la modernité ne sont pas sans conséquences morales. Dans cette dureté morale rentre aussi les effets du puritanisme qui semble réifier les corps: « des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. » ou « […]les eaux obscures charrient des amours hygiéniques » Enfin, on assiste à une dénonciation en règle des méfaits d’une société de consommation, matérialiste et régie par le capitalisme: « Pas un mot tendre en l'absence de lèvres, rien que des// cœurs artificiels payés en monnaie forte » . On remarquera la tendance métonymique de Senghor qui détache plusieurs parties symboliques du corps comme pour présenter une humanité démontée par les méfaits de la modernité américaine. Enfin, on peut relever les effets anxiogènes de cette société: « l’angoisse au fond des rues à gratte ciel » ou l’impression fantomatique des couleurs dans le chiasme: « Sulfureuse ta lumière et les fûts livides » jusqu’à l’effet mortifère, proche d’une vision infernale: «Et que les eaux obscures charrient des amours// hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres// d'enfants » . On
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peut alors comprendre que sa critique est avant tout celle d’un homme nourri par une double culture.
III. La modernité new yorkaise au crible d’une double sagesse Toute sa vie Senghor revendiqua sa double culture. Sa culture européenne, transmise par la France - même s’il fut un farouche opposant au colonialisme - du temps où le Sénégal était une colonie française, et qui l’amena à devenir agrégé de grammaire, et , d’autre part, sa culture africaine, qui lui inspira le concept de négritude et qui sert de référence à toute son œuvre. C’est dans cette double culture qu’il puise les arguments de sa critique.
a. Sagesse européenne Senghor, auteur d’expression française et d’origine sénégalaise, bénéficie d’une double culture. Normalien, agrégé de grammaire, il a une parfaite connaissance de la littérature française et de ses racines gréco-latines. Peut relever de la culture européenne, dans ce texte, toute la critique des Etats-Unis à travers New York, qui était, déjà en 1956, un thème assez ancien de la littérature française (cf. Céline, Morand, Georges Duhamel, Scènes de la vie future , Henri Troyat, La case de l’oncle Sam ). La construction en decrescendo de son poème, sur le modèle des Regrets de Du Bellay (cf. le sonnet 32). On peut également relever quelques allusions mythologiques comme « yeux de chouette »: certes, l’animal par l’ampleur de son regard est ici une métaphore de l’étonnement, mais la chouette est aussi le symbole de la sagesse dans le monde antique, elle est liée à la déesse grecque Athéna. L’orgueil prométhéen de New York ou la vision infernale finale qui n’est pas sans rappeler l’Achéron. La critique, « Et pas un livre où lire la sagesse » peut aussi renvoyer à la culture européenne, culture qui accorde une grande place au livre, à la fixation des idées par l’écrit. Cependant, ce qui ressort le plus c’est la confrontation de New York avec l’Afrique.
b. Sagesse africaine A travers cette description péjorative de New York , il y a , en creux , une image méliorative de l’Afrique. Il ne faut pas oublier que Senghor est un des auteurs à l’origine du concept de négritude . C’est donc aussi à partir de sa culture africaine
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qu’il livre cette critique. Au moment où les États-Unis sont triomphants, tant par leur victoire à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale, que par leur modernité, ou l’avènement de la société de consommation, Senghor met en avant tout ce que l’Afrique a su préserver: - la nature: par opposition aux « trottoirs chauves de Manhattan », ville « sans un puits ni pâturage » - des comportements naturels et une chaleur humaine: par opposition à «sourire de givre » ou « Pas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes // et des seins sans sueur ni odeur. // Pas un mot tendre en l'absence de lèvres, rien que des // cœurs artificiels payés en monnaie forte » Enfin, la marque ultime de cette critique inspirée par la culture noire africaine est livrée dans le complément au titre du poème: « pour un orchestre de jazz : solo de trompette ». En effet, le jazz, héritier du blues, est une musique issue de la communauté noire américaine, qui servit en particulier à exprimer la mélancolie liée aux mauvais traitements mais aussi au déracinement consécutif à l’esclavage. Le poème de Senghor apparaît donc aussi comme une élégie.
Conclusion : Le poème de Senghor, du point de vue de la littérature française, s’inscrit dans une suite de textes critiques, voire un topos de la méfiance à l’égard de la plus célèbre des métropoles américaines, dans le contexte historique de l’après Seconde Guerre Mondiale où les États-Unis sont triomphants et apparaissent comme un modèle . Pour ce faire, il emprunte subtilement plusieurs références à une culture proprement humaniste. Mais, riche d’une double culture, l’auteur manifeste aussi dans sa critique le point de vue d’un Noir Africain, qui , nullement impressionné par l’ « Oncle Sam », affirme aussi ce que le continent des origines a su préserver d’essentiel face à la modernité triomphante .
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Léopold Sedar Senghor. Biographie : Léopold Sedar Senghor, poète, écrivain, essayiste, et homme politique sénégalais, fut le premier président du Sénégal, et premier Africain à siéger à l’Académie française. Il reste aujourd’hui encore symbole de la coopération entre la France et ses anciennes colonies. Il fut par ailleurs membre étranger de nombreuses Académies, et docteur honoris causa de trente-sept universités. 1906 : 9 octobre, naissance à Joal, Sénégal, dans une famille aisée et catholique. 1928 : Arrivée en France. 1935 : Reçu à l’agrégation de grammaire. Devient ainsi le premier Africain agrégé de grammaire. Début de sa carrière de professeur. 1939 : Mobilisation comme fantassin dans un régiment d’infanterie coloniale. 1940 : 20 juin, arrestation. Fait prisonnier par les allemands à la Charité-surLoire. 1942 : Libération pour maladie. Participation à la résistance. 1945 : Début de a carrière politique. Elu député du Sénégal. Sera réélu en 1946, 1951 et 1956. 1955 : Secrétaire d’Etat à la présidence du Conseil dans le gouvernement Edgar Faure. 1956 : Novembre, devient maire de Thiès au Sénégal. 1958 : Naissance de son fils, Philippe-Maguilen. 1959 : 23 juillet, ministre conseiller du gouvernement Michel Debré. 1960 : 5 septembre, est élu président de la République du Sénégal. Réélection en 1963, 1968, 1973, 1978. 1963 : Grand prix international de poésie de la Société des poètes et artistes de France et de langue française. 1965 : Médaille d'or du mérite poétique du prix international Dag Hammarskjoeld. 1966 : Grand prix littéraire international Rouge et Vert. 1968 : Prix de la paix des libraires Allemands. 1969 : Prix littéraire de l'Académie internationale des arts et lettres de Rome. 1970 : Grand prix international de poésie de la Biennale de Knokke-le-Zoute. 1974 : Prix Guillaume Apollinaire. -
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1980 : Prix pour ses activités culturelles en Afrique et ses œuvres pour la paix, décerné par le président Sadate. 31 décembre, se démet de ses fonctions de président de la République du Sénégal. 1981 : Prix Alfred de Vigny. 1983 : 2 juin, élection à l’Académie française. 1985 : Prix Athenaï. 1986 : Prix international du Lion d’or. Prix Louise Michel. 1987 : Prix Intercultura. 2001 : 20 décembre, mort à Verson, France. -
Bibliographie :
Poèmes • • • • • • • • •
Chants d’ombre 1945 Hosties noires 1948 Éthiopiques 1956 Nocturnes, poèmes 1961 Lettres d’hivernage 1973 Chant pour Jackie Thomson 1973 Élégies majeures 1979 Guélowar ou prince 1948 Poèmes divers 1990
Essais • • • • • • • •
Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, 1948 Liberté 1 : Négritude et humanisme, discours, conférences 1964 Liberté 2 : Nation et voie africaine du socialisme 1971 Liberté 3 : Négritude et civilisation de l’Universel 1977 Liberté 4 : Socialisme et planification 1983 Liberté 5 : Le Dialogue des cultures 1992 La Poésie de l’action 1980 Ce que je crois : Négritude, francité, et civilisation de l’universel 1988
Littérature jeunesse •
La Belle Histoire de Leuk-le-Lièvre 1953
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« New York U.S.A. ». J'ai vu New York New York U.S.A. J'ai vu New York New York U.S.A. J’ai jamais rien vu d'au J’ai jamais rien vu d'aussi haut Oh! C'est haut c'est haut New York New York U.S.A. J'ai vu New York New York U.S.A. J'ai vu New York New York U.S.A. J’ai jamais rien vu d'au J’ai jamais rien vu d'aussi haut Oh ! C'est haut c'est haut New York New York U.S.A. Empire States Building oh ! c'est haut Rockfeller Center oh ! c'est haut Internationnal Building oh! c'est haut Waldorf Astoria oh ! c'est haut Panamerican Building oh ! c'est haut Bank of Manhattan oh ! c'est haut J'ai vu New York New York U.S.A. J'ai vu New York New York U.S.A. J’ai jamais rien vu d'au J’ai jamais rien vu d'aussi haut Oh ! C'est haut c'est haut New York New York U.S.A. Time and Life building oh ! c'est haut American Hotel oh ! c'est haut C.B.S. Building oh ! c'est haut R.C.A. Building oh ! c'est haut First National City Bank oh ! c'est haut. Serge Gainsbourg, New York USA, 1964.
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Serge Gainsbourg
Biographie : Serge Gainsbourg, né Lucien Ginsburg, d’une famille d’émigrants russes juifs, est un auteur-compositeur-interprète et cinéaste français qui rêva dans un premier temps de s’illustrer en tant qu’artiste-peintre, mais c’est finalement la musique (Il toucha à beaucoup de style musicaux), le cinéma ou la littérature qui le rendirent célèbre malgré un physique difficile. 1928 : Il est né à Paris le 2 Avril. 1932 : Obtention de la nationalité Française 1947 : Rencontre avec Élisabeth Levitsky, fille d'aristocrates russes qui a des accointances avec les surréalistes. Et qui devient sa compagne jusqu'à leur mariage le 3 novembre 1951. 1948 : Une année importante pour Lucien qui fait son service militaire à Courbevoie où il sera envoyé régulièrement au trou pour insoumission. Il commence là sa « période » éthylique ; privé de permission, il s'enivre au vin avec ses camarades de régiment. C'est également durant cette période qu'il apprend à jouer de la guitare. 1957 : Par un pur hasard Michèle Arnaud et Francis Claude découvrent les compositions de Gainsbourg lorsqu’ils allaient voir ses toiles. Le lendemain Francis Claude pousse Serge sur scène alors qu’il était mort de trac. Serge interpréta son propre répertoire (dont « le poinçonneur des lilas »). C’est aussi l’année du divorce avec sa femme Élisabeth Levitsky, à cause de ses nombreuses amourettes. 1958 : Francis Claude Présenteras Serge Gainsbourg dans son émission sur Paris-Inter le 5 janvier où Michèle Arnaud sera la première interprète de Serge. Elle enregistrera, dès 1958, les titres « La Recette de l'amour fou », « Douze Belles dans la peau », « Jeunes Femmes et vieux messieurs » et « La Femme des uns sous le corps des autres ». C'est là qu'il fait ses premières armes, compose de nombreuses chansons et même une revue musicale. 1960 : Quand le mouvement des Yéyés arrive il n’est pas très à l’aise. Début des critiques sur son nez et ses oreilles. 1964 : Quelques duos avec Philipe Cay auquel il ressemble beaucoup. 1964 : Il rencontre alors Elek Bacsik et Michel Gaudry et leur demande de faire un disque avec lui. Ce sera « Gainsbourg Confidentiel » empreint d'un jazz
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archimoderne . Un disque qu’il lui plait mais qu’il ne lui permettra pas d’atteindre le succès qu’il souhaite. Ce disque ne se vendra pas à plus de 1500 exemplaires. 1965 : France Gall remporte le Concours de l’Eurovision de la chanson. Elle chante alors une chanson de Gainsbourg (« Poupée de sire poupée de son »). Chanson qui deviendra internationale est sera écoutée sur toutes les radios, la chanson va même être traduite en japonais. 1966 : Serge continu le succès avec France Gall grâce à « Baby Pop » et surtout aux « Sucettes à l'anis ». 1967 : Il vit ensuite une passion courte mais torride avec Brigitte Bardot à qui il dédie la chanson « Initials B.B ». 1970 : cette année il fait la composition de quatre albums phares : « Histoire de Melody Nelson » en 1971, « Vu de l'extérieur » (et son tube « Je suis venu te dire que je m'en vais ») en 1973, « Rock around the bunker » en 1975, et L'Homme à tête de chou avec ses sulfureuses « Variations sur Marilou » en 1976. Si, au départ, ces albums rencontrent peu de succès commercial (les ventes plafonnent à 30 000 exemplaires), ils le hissent à l'avant-garde de la chanson française. « Histoire de Melody Nelson » est accueillie par la presse comme « le premier vrai poème symphonique de l'âge pop ». Avec Rock « around the bunker » il pousse la provocation à son comble : il tourne en dérision, au second degré, l'esthétique et la verroterie nazie. L'album, enregistré à Londres, est radicalement rejeté par les programmateurs de radio qui ne voient dans cette farce à la Boris Vian qu'une provocation scandaleuse avec des titres comme « Nazi rock », « SS si bon ou Tata teutonne ». Pourtant, à la fin de la décennie 1980, cet album sera couvert de disques d'or. Il compose également des tubes comme « L'Ami Caouette ». 1973 : Gainsbourg et touché par une crise cardiaque. 1976 : Il se lance pour la première fois dans la réalisation cinématographique. Son film « Je t'aime moi non plus » obtient très vite une réputation sulfureuse avec un scénario audacieux touchant aux tabous de l'homosexualité et de l'érotisme. 1978 : C’est son nouvel album enregistré à Kingston qui devient disque de platine en quelques mois. « La Marseillaise » reggae choque le journaliste du Figaro Michel Droit qui écrit un article virulent selon lequel, en antisémitisme, «il y a aussi des rabatteurs ». Serge Gainsbourg lui répondra par voie de presse dans un article intitulé « On n'a pas le con d'être aussi Droit ». La salle de concert de Strasbourg où il doit se produire est investie par des membres d'une association d'anciens parachutistes militaires qui désapprouvent sa version de la Marseillaise, mais Gainsbourg garde tout son sang-froid et prend les paras au dépourvu en chantant a cappella, et le poing tendu, la version originale de l'hymne français : les
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paras sont donc de ce fait obligés de se mettre au garde à vous après un moment de flottement, comme en témoignent les bandes d'actualités de l'événement. « J'ai mis les paras au pas ! », s'amusera-t-il dans l'émission « Droit de réponse » de Michel Polac; et de fait, les paras, estimant avoir eu réparation, se retirent. Gainsbourg poursuit une tournée triomphale, accompagné de Sly and Robbie et des choristes de Bob Marley : les I Threes. 1980 : après plus de dix ans de vie commune, Jane Birkin n'en peut plus et le quitte. Elle admet lors d'une émission télévisée réalisée après sa mort : « J'avais beaucoup aimé Gainsbourg, mais j'avais peur de Gainsbarre ». Puisque son mari bois beaucoup trop. Renaud s'inspirera de l'évènement pour sa chanson Dr Renaud, Mister renard 1991 : Il s’éteint à la suite de la cinquième crise cardiaque. Il est enterré avec ses parents au cimetière de Montparnasse, à Paris. Discographie •
1958 : Le Poinçonneur des Lilas, Friedland (la chanson de la jambe de bois) • 1959 : Mambo miam miam • 1960 : L'Eau à la bouche • 1961 : La Chanson de Prévert • 1962 : La Javanaise • 1963 : Laetitia • 1964 : Couleur Café, New York U.S.A. • 1966 - 1968 : Qui est in, qui est out, Requiem pour un con, Docteur Jekyll et Mister Hyde, Comic Strip, Initials B.B., Bonnie and Clyde (avec Brigitte Bardot) • 1969 : Les Sucettes, L'Anamour, Je t'aime... moi non plus (avec Jane Birkin), Elisa, 69, année érotique (avec Jane Birkin) • 1970 : Cannabis • 1971 : Ballade de Melody Nelson (avec Jane Birkin) • 1972 : La Décadanse (avec Jane Birkin) • 1973 : Je suis venu te dire que je m'en vais • 1975 : Rock Around the Bunker, L'Ami Caouette • 1976 : L'Homme à Tête de chou, Marilou sous la neige, Marilou Reggae • 1977 : My Lady Heroïne • 1978 : Sea, Sex and Sun • 1979 : Aux Armes et cætera, Des laids, des laids, Lola Rastaquouère, Vieille Canaille, Daisy Temple • 1980 : Harley-Davidson, Dieu fumeur de Havanes (avec Catherine Deneuve) • 1981 : Ecce Homo • 1984 : Love on the Beat, Sorry Angel, No Comment • 1985 : Lemon Incest (avec Charlotte Gainsbourg)
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1986 : Je t'aime... moi non plus (avec Brigitte Bardot, version enregistrée en 1968 puis sortie dix-huit ans plus tard) • 1987 : You're under arrest, Aux enfants de la chance, Mon Légionnaire • 1989 : Hey Man Amen Filmographie • • • •
1976 : Je t’aime moi non plus 1983 : Équateur 1986 : Charlotte for Ever 1990 : Stan the Flasher
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« J'ai rêvé New-York ». Refrain : J'ai rêvé New-York, J'ai rêvé New-York, J'ai rêvé New-York, New-York city sur Hudson Refrain Monsieur Lester Young, si une bombe atomique tombait sur New-York (New-York city) Que feriez-vous ? (New-York city) -Je briserais la vitrine de chez Tiffany's, (New-York city) Et j'piquerais tous les bijoux. (New-York city) -Monsieur Gregory Corso, poète (New-York city) Qu'est-ce que la puissance ? (New-York city) -Rester debout au coin d'une rue (New-York city) Et n'attendre personne. (New-York city) -Bonjour Monsieur Hendrix, (New-York city) Je suis du New-York times. (New-York city) Salut, (New-York city) Moi je suis de la planète Mars ! (New-York city) Refrain Babylone, tu te shootes et tu rêves, Babylone tu fumes trop et tu crèves, Babylone, tu exploseras sur un graffiti de New-York. Quand il pleut des cordes, Roule en Ford, Si tu veux faire "mac" Roule en Cadillac. Si tu veux faire chic, Roule en Buick. Si tu Rockfeller, Roule en Chrysler. Refrain Nous étions arrivés balancés par des filins d'acier (Manhattan Bridge) Du haut de nos chevaux, nous regardions les fumées (Brooklyn Bridge) De l'asphalte, des morceaux de pneus, de la gomme et des souliers (Bridgeborrow Bridge) J'ai dit : "nous détacherons les ponts de cette cité (Williamsburg Bridge) Pour qu'elle puisse s'envoler (Georges Washington Bridge) Pour qu'il n'y ait plus de sang, (Blood) De sueur, (Swear), Ni de larmes. (Tears) Seulement le silence coincé entre mon rêve et deux océans. Refrain
Yves Simon, « J’ai rêvé New York », 1974. 196
Commentaire Le bouleversement architectural, culturel, économique, et politique que représenta New York au XXe explique sa fortune et sa plasticité artistiques. La métropole américaine ne laissa pas d’inspirer cinéastes, peintres, photographes, littérateurs ou musiciens. La chanson n’est pas en reste puisque de nombreux auteurs compositeurs (Gainsbourg, Téléphone) choisirent la métropole américaine comme thème de leurs chansons. C’est le cas d’Yves Simon, auteur compositeur et romancier, qui écrivit, en 1974, la chanson « J’ai rêvé New York », dans la perspective d’une comédie musicale qui ne vit jamais le jour. Mêlant extraits chocs d’interviews, du name dropping, et des extraits du roman culte de Kerouac, Sur la route, il livre une œuvre très originale, suite d’instantanés, souvent oniriques, fantasmatiques en parfait accord avec le rythme électrique et les multiples facettes de New York.
En quoi ce texte offre une image ambiguë de la ville?
I. Une ode à la ville et à la culture américaine a. Une déclaration d’amour lyrique à la ville (le refrain) b. Les marques de la couleur locale
II. Un étonnant principe de composition a. L’oralité du texte b. Une mosaïque d’intertextualités
III. Un texte choc a. Une critique de la société de consommation b. Un texte plein de menaces c. Un appel à la paix
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New York, ville de toutes les démesures, à la photogénie extraordinaire n’a cessé de solliciter les imaginaires. C’est cette influence qui semble guider Yves Simon dans sa chanson. Il faut aussi penser que pour un homme de la génération d’Yves Simon, né en 1944, l’Amérique représente le pays vainqueur de la 2nde Guerre Mondiale, une société d’abondance et de modernité, dont New York est un peu la tête de pont.
a. Une déclaration d’amour lyrique à la ville La fascination pour la métropole américaine apparaît dès le titre, qui est aussi le refrain de la chanson, ce qui provoque un phénomène de martellement obsessionnel puisque celui-ci revient sept fois dans la chanson. D’autre part, l’usage du verbe « rêver » peut comporter un sens mélioratif. Enfin, on remarquera la marque du narrateur par l’usage de la première personne du singulier. Le refrain se clôt sur une précision géographique: « New York city sur Hudson », peut-être pour qu’il n’y ait pas de confusion possible entre l’état et la ville. Mais cette fascination n’est pas qu’une déclaration, elle se manifeste par de nombreuses mentions relevant de la couleur locale.
b. Les marques de la couleur locale ou nationale Les marques de la couleur locale ou nationale sont de 4 ordres, elles renvoient soit à des monuments ou des lieux de New York, soit à des artistes américains, soit à des marques ou des noms d’entreprises américaines ou à l’une des familles les plus riches et des plus emblématiques des États-Unis. Yves Simon fait usage d’un procédé relativement moderne à l’époque et dont il attribuait la paternité, dans la chanson française, à Serge Gainsbourg, le name-dropping. - Les lieux: le nom de la ville elle-même On relève surtout les noms des principaux ponts de New York, cités en anglais: Manhattan Bridge, Brooklyn Bridge, Queensborough Bridge, George Washington Bridge. On remarquera que le pont est l’ouvrage d’art qui permet l’accès à New York et en particulier à l’île de Manhattan.
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- Les artistes américains: Lester Young, très célèbre musicien de jazz des années 50; Grégory Corso est présenté dans le texte par l’apposition « poète » qui appartenait au célèbre mouvement littéraire de la Beat generation ; « Mr Hendrix » est Jimi Hendrix , non moins célèbre guitariste et auteur compositeur. On remarquera que les artistes américains mentionnés appartiennent soit au domaine de la musique soit au domaine de la littérature qui sont les deux domaines artistiques dans lesquels sévit Yves Simon. Enfin, même s’il ne s’agit pas d’un artiste, il y a la mention d’un phénomène urbain dont New York fut et est encore une des scènes importantes, le graffiti.
- Les marques: elles sont liées à trois industries Le luxe: Tiffany est à la fois une marque et un lieu puisqu’il s’agit de la joaillerie la plus célèbre de New York, consacrée dans la littérature par le roman de Truman Capote, Breakfast at Tiffany’s La presse: New York times est le quotidien new-yorkais le plus connu. Mais ce qui prédomine, ce sont les marques de voitures qui participent de la mythologie américaine: Ford (qui donna son nom à une forme de rationalisation du travail et du rendement à la répercussion mondiale), Cadillac, Buick, Chrysler. - Le nom de Rockfeller qui renvoie à la fois au monde de la finance (NB: New York est la capitale économique des États-Unis) et à un lieu d’affaires à New York, le Rockefeller center. Yves Simon, non pas par une longue description réaliste mais par une suite de noms qui font appel à la culture du lecteur crée par petites touches un univers référentiel parfaitement identifiable et en même temps très personnel parce qu’il relève d’un principe de composition original.
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II. Un étonnant principe de composition L’évocation d’une métropole aussi souvent décrite que New York impose à tout auteur, pour avoir une valeur littéraire, un renouvellement ou une originalité. Le texte d’Yves Simon remplit cette condition par deux traits stylistiques. a. L’oralité du texte Comme pour épouser la modernité de New York, Yves Simon écrit sa chanson dans un style très oral. Le texte compris entre le deuxième et le troisième refrain reprend le genre de l’interview et est dit et non chanté. D’autre part, il y a l’usage d’un lexique ou de tournures familières: « salut », « tu te shootes », « tu crèves », « Si tu veux faire mac ». La transformation d’un nom propre en verbe « si tu Rockefeller ». Dans le même temps, ce caractère « négligé » du texte n’est qu’un effet de style car celui-ci contient de nombreuses références culturelles, littéraires qui apparaissent à travers plusieurs intertextualités .
b. Une mosaïque d’intertextualités L’essentiel de la chanson est composé d’intertextualités. - Le premier phénomène d’intertextualité concerne les interviews. Yves Simon a littéralement repris et traduit d’authentiques questions posées aux trois artistes et les réponses qu’ils ont faites à ces mêmes questions.
- Le deuxième phénomène d’intertextualité, c’est l’emprunt littéral au texte mythique de Jack Kerouac, Sur la route ( On the road , 1957)
- Nous étions arrivés balancés par des filins d'acier Du haut de nos chevaux, nous regardions les fumées De l'asphalte, des morceaux de pneus, de la gomme et des souliers J'ai dit : "nous détacherons les ponts de cette cité Pour qu'elle puisse s'envoler Pour qu'il n'y ait plus de sang, (Blood) De sueur, (Swear),
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Ni de larmes. (Tears) Seulement le silence coincé entre mon rêve et deux océans.
- à l’intérieur duquel est intercalé un fragment de la célèbre déclaration de Churchill, pendant la 2nde guerre mondiale: « Je ne vous promets que du sang, de la sueur et des larmes. »
III. Un texte choc
De fait, le texte d’Yves Simon, tout en rendant hommage à New York, est aussi un texte choc.
a. Une critique de la société de consommation
L’usage du name dropping et le phénomène de saturation du texte par des marques n’est pas qu’un effet stylistique, il est aussi un juste reflet de New York, capitale économique des États-Unis qui dut sa prospérité et sa place prépondérante d’abord au commerce par voies fluviales et maritimes. Ce martellement de marques donne un peu l’impression que la ville est une vaste boutique. Mais plus profondément, il y a aussi une critique de la société des apparences et la société de consommation. On remarquera dans l’anaphore « si tu veux faire …roule en… » , le lien de cause à effet entre la recherche d’une apparence, avec un effet de gradation, et la réponse par le choix d’une marque automobile susceptible de donner cette apparence. A ce titre, l’usage du nom propre Rockfeller comme verbe rimant avec la marque Chrysler est emblématique. D’autre part, la réponse du musicien Lester Young, à une question aussi grave que l’éventualité de l’explosion d’une bombe atomique à New York, dans le contexte de la guerre froide, ne manque pas d’ironie. En effet, il y a un grand décalage entre la gravité de la situation envisagée et la légèreté, presque l’inanité de l’acte qu’envisagerait de faire cet artiste: « Je briserais la vitrine de chez Tiffany // et j’ piquerais tous les bijoux. » ne dénonce-t-il pas un certain matérialisme? Cela était d’ailleurs un des sens du roman de Truman Capote.
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Enfin, l’analogie cliché avec l’antique cité de Babylone, personnifiée, est riche de sens car cette ville représente aussi un lieu d’excès et de débauche ( cf. Saint Jean, Apocalypse , Nouveau Testament), ce qui permet de comprendre la métaphore « Babylone, tu fumes trop et tu crèves » , la fumée pouvant aussi être interprétée ici comme la conséquence des activités de production. Cette image, renforcée par l’adverbe « trop », est pleine de menaces.
b. Un texte plein de menaces
Le texte, tout en révélant une véritable fascination pour la métropole américaine, n’en contient pas moins plusieurs menaces, toutes liée à l’idée de mort ou de destruction. En premier lieu, on peut relever la question du journaliste à Lester Young, à propos de l’hypothèse de l’explosion d’une bombe atomique sur New York. Cette hypothèse, dans le climat de la guerre froide, ne relève pas d’un fantasme. D’autre part, la métaphore anaphorique de Babylone n’est pas de meilleur augure puisque dans l’Apocalypse selon Saint Jean, Babylone est vouée à la destruction : « ils hurlaient en regardant la fumée de son incendie : "Qu'y avait-il de comparable à la grande ville ? Ils se jetaient de la poussière sur la tête et hurlaient ; ils pleuraient et se lamentaient : "Hélas, hélas ! disaient-ils, la grande ville, dont l'opulence a enrichi tous les armateurs, un moment a suffit pour la raser ! ». Cette idée de destruction est reprise par une vaticination au futur catégorique dans le texte: « Babylone, tu exploseras sur un graffiti de New York. ». Cependant, le texte finit par un appel à la paix.
c. Un appel à la paix
Le texte se clôt par les trois mots clés d’une déclaration de Churchill, pendant la Seconde Guerre Mondiale, en français et en anglais. Il y a d’abord un effet d’insistance sur les mots historiquement évocateurs par le jeu de la répétition mais dans des langues différentes. D’autre part, on comprend qu’en les employant Yves Simon met en relief leurs caractères universel et intemporel. Tout en n’oubliant pas qu’à la date de la chanson les États-Unis viennent juste de mettre fin à la guerre du
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Viet Nam par les accords de Paris, en 1973. On sait combien New York capital culturelle, intellectuelle du pays, contesta la légitimité de cette guerre.
Conclusion: Grâce à « J’ai rêvé New York », Yves Simon prouve que la chanson, souvent considérée comme un art mineur, pouvait relever d’une élaboration littéraire riche, originale et évocatrice. Si cette œuvre abandonne le terrain usé du réalisme, son étonnant principe de composition est particulièrement évocateur de l’esprit paradoxal de New York, cité de la surabondance, des excès et en même temps conscience morale des États-Unis.
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Yves Simon
Biographie : − 1944 : Naît le 3 mai à Choiseul, dans une famille modeste. − 1957 : Alors âgé de treize ans, achète sa première guitare. − 1959 : Fonde un groupe de rock, les Korrigans, qui se produit dans des casinos. − 1963 : Monte à Paris, s’inscrit à la Sorbonne et prépare le concours d’entrée à l’IDHEC, une école de cinéma. − 1967 : Enregistre un premier 33 tours, « Ne t’en fais pas petite fille », qui passe inaperçu. − 1969 : Enregistre un second 33 tours, « La planète endormie », lui aussi sans succès. − 1971 : Parution de son premier roman, Les jours en couleur, rapidement suivi par L’homme arc-en-ciel. Tous deux sont des succès. − 1972 : Sortie d’un 45 tours : « Les Gauloises bleues », qui rencontre un certain succès. − 1977 : Arrête la scène, fatigué. − 2008 : Près de trois décennies plus tard, il remonte sur scène, à l’Olympia. Discographie : • • • • • • • • • • • • •
1967 : Ne t’en fais pas petite fille. 1967 : Tu n’as pas changé tu sais. 1968 : Eventualités/Lettre à mon père. 1968 : Des glaçons dans mon dos/Aime-moi aime-moi. 1969 : La planète endormie. 1970 : Je volais son âme. 1973 : Au pays des merveilles de Juliet. 1974 : Respirer, chanter. 1975 : Raconte-toi. 1976 : Macadam. 1977 : Un autre désir. 1978 : Demain je t’aime. 1981 : Une vie comme ça.
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1983 : USA/URSS (Amazoniaque). 1985 : De l’autre côté du monde. 1988 : Liaisons. 1999 : Intempestives. 2007 : Rumeurs.
Bibliographie : • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • •
1971 : Les Jours en couleurs 1971 : L'Homme arc-en-ciel 1973 : Bagdad-sur-Seine 1975 : Transit-Express 1978 : L'Amour dans l'âme 1983 : Océans 1987 : Le Voyageur magnifique 1988 : Jours ordinaires 1988 : Un autre désir 1990 : Les Séductions de l'existence 1991 : La Dérive des sentiments 1993 : Sorties de nuit 1996 : Le Prochain Amour 1997 : La Ruée vers l'infini 1997 : Un instant de bonheur 1997 : Paravents de pluie 1998 : Plaisirs ordinaires 1999 : Jours ordinaires 2000 : Le Souffle du Monde 2000 : Paris aquarelles 2001 : La Voix perdue des hommes 2001 : L'Enfant sans nom 2003 : La Manufacture des rêves 2004 : Les Éternelles 2004 : Lou Andreas-Salomé (Destins) 2005 : La Ruée vers l'infini (2) 2006 : Les novices 2007 : Je voudrais tant revenir 2007 : Épreuve d'artiste, dictionnaire intime 2009 : Jack London
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Quels bruits fait New York ? La fenêtre donnait sur une cour intérieure, grande, sombre, avec des ventilateurs et des machineries qui rugissaient, des murs de brique noirs de suie, d’autres fenêtres qui appartenaient à des chambres semblables, aux vitres légèrement voilées de crasse, certaines d’entre elles éclairées quand tombait la nuit, exposant la présence fugitive et lointaine de quelqu’un, l’intérieur d’une chambre exactement pareille à la mienne. Audessus, il y avait de nombreux étages et je n’apercevais pas le ciel. Dans le silence on entendait parfois des pas et des voix dans les couloirs de l’hôtel, les paroles en anglais des films et des publicités de la télévision dans les chambres contiguës. Mais en réalité jamais il n’y avait de silence, plutôt une rumeur forte et continue qui ne s’atténuait pas, qui devenait plus évidente la nuit quand je me réveillais en sursaut à cause du décalage horaire et réalisais, incrédule, que je me trouvais à New York, dans un hôtel au cœur de Manhattan. C’est un rugissement, une trépidation, un sourd vacarme où se mêlaient de nombreux bruits de moteurs, les vibrations du trafic sur le bitume ondulé, la rumeur des rames du métro sous la terre. L’air qui passe par les gaines de ventilation, l’eau qui bouillonne sous pression dans les conduites souterraines, la vibration de machines rouillées qui jamais ne s’arrêtent, le fracas insomniaque des mécanismes qui alimentent l’île de Manhattan, la vibration des câbles et des poutrelles d’acier dans les structures des ponts, le bourdonnement des lignes à haute tension, le claquement des hélicoptères et, par-dessus cette grande rumeur océanique, les sirènes des ambulances qui perforent le lointain et le mauvais temps dans les rues noires, les sirènes des voitures de police et aussi, plus graves, plus sonores, celles des camions géants des pompiers, rouges, cubiques, massifs, qui ébranlent l’air comme des sirènes de navires dans le brouillard, comme devaient résonner celles des transatlantiques qui s’amarraient aux quais de l’Hudson. Je me réveillais égaré dans le temps et au début je n’entendais rien, mais peu à peu arrivaient jusqu’à moi tous les bruits qui avaient retenti à l’intérieur de mon sommeil, ceux, voisins, des infatigables machineries de la cour où donnait ma fenêtre, et ceux, lointains, des sirènes. Antonio Muñoz Molina, Fenêtres de Manhattan, 2005.
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Commentaire New York a incarné pour le XXème siècle la quintessence de la modernité en faisant rentrer dans le champ esthétique, l’industrie et ses matériaux. Antonio Muñoz Molina se sert de tous ces éléments pour planter le décor de son roman intitulé Fenêtres de Manhattan publié en 2005. Mais l’originalité de son propos est de décrire, souvent péjorativement, les bruits et sensations générés par cette même modernité. Ceci nous amène à étudier la description des sensations d’un nouvel arrivant face aux éléments new-yorkais de la modernité. Nous étudierons cet extrait selon le plan suivant : en premier lieu, le modernisme de New York qui saute aux yeux du voyageur, puis la découverte sensorielle qu’il fait de cette ville immense ainsi que démesurée, et enfin, la sensation d’égarement qu’elle créée.
L’incipit d’un roman est essentiel car il donne le ton de l’œuvre entière. Dans le cas présent, Antonio Muñoz Molina nous fait une description minutieuse de son arrivée à New York, des impressions et sensations ressenties en découvrant cette ville spectaculaire. Et ce qui saute aux yeux du lecteur en entamant ce roman, c’est d’abord la longueur des phrases qui foisonnent de détails, mais aussi et surtout l’aspect industriel et sale de New York. En effet, depuis sa chambre d’hôtel située au cœur de Manhattan, le regard de l’auteur se pose immédiatement sur les « ventilateurs et machineries » ainsi que sur les « murs de brique noirs de suie » et les « vitres légèrement voilées de crasse ». Un début de description assez dépréciatif en somme. Mais c’est cependant le modernisme de New York qui est le plus marquant pour lui, à tel point que l’industrie et les machines font la couleur locale de cette ville. Les références sont nombreuses et variées tout au long de l’extrait : « les rames du métro sous terre », les gaines de ventilation », « les conduites souterraines », « les machines rouillées », « les mécanismes », « les câbles et les poutrelles d’acier dans les structures des ponts »… En plus de l’aspect industriel et moderne de New York, Antonio Muñoz Molina est saisi par le fait que cette ville soit constamment en mouvement. Il souligne « le fracas insomniaque » des mécanismes, « les infatigables machineries » ou encore les machines « qui ne s’arrêtent jamais ». Et cet élément est renforcé par
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le style de l’auteur qui use de très longues phrases énumératives qui donnent l’impression d’être sans fin, tout comme cette ville qui ne s’arrête jamais. Le modernisme est donc ce qui caractérise en premier lieu New York aux yeux d’Antonio Muñoz Molina. Il faut cependant dire que cet aspect n’est pas nouveau car, de nombreux autres écrivains qui se sont rendus à New York ont eu cette même vision et ont décrit les caractères industriel et moderne de la « Big Apple » avant lui. Mais la particularité de sa description réside dans le fait qu’il s’attache à décrire minutieusement les nombreux et différents bruits qu’il a perçus en arrivant dans cette ville.
Lorsqu’un voyageur découvre un lieu, il est marqué par tout ce qui est nouveau et différent. Et New York est une ville incroyable, d’une grande richesse, qui éveille de nombreux sens. La découverte est bien évidemment dans un premier temps visuelle. Le lecteur suit d’ailleurs pas à pas l’auteur dans son exploration de la ville. Il imagine notamment l’effet d’immensité que doivent provoquer les gratteciels qui l’empêchent « d’apercevoir le ciel ». Un autre point négatif est la saleté qui domine « dans les rues noires » où la crasse et la suie ont recouvert les façades. Mais c’est avant tout la découverte auditive de cette ville qui est originale dans ce texte. En effet, dans cette ville « où jamais il n’y a de silence », l’auteur est sensible à tous les bruits qui y règnent. Le champ lexical des différents bruits est d’ailleurs particulièrement abondant : « une rumeur forte et continue », « un rugissement », « une trépidation », « un sourd vacarme », « la vibration », « le bourdonnement », « le claquement », « les sirènes » des ambulances, des voitures de police ou encore des camions de pompiers… Le bruit est donc omniprésent à New York, il envahit tout l’espace et cet aspect là de New York est particulièrement perturbant pour l’auteur. Tout comme il est pour le lecteur qui, devant la diversité de tous ces bruits et leur énumération précise, finit par être gêné par toutes ces nuisances sonores qui occupent tout l’espace du texte. Antonio Muñoz Molina choisit donc de partager avec le lecteur ses premiers pas à New York à travers une découverte sensorielle détaillée. Les sens de la vue et de l’ouïe sont particulièrement mis à l’épreuve et il ressort de cette description une impression fortement péjorative car seuls le bruit et la saleté dominent. Et dans cet environnement peu attractif, l’auteur se sent perdu. En effet, même si nous connaissons tous un peu New-York à travers les très nombreuses références filmiques que nous en avons, il n’empêche que cette ville étourdit et désoriente lorsque nous nous y rendons pour la première fois. En plus du décalage horaire qui
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le perturbe, l’auteur est égaré dans le temps et dans l’espace car il ne retrouve aucun repère, tout lui est totalement inconnu et il est comme agressé par tout ce que ses sens lui suggèrent.
A l’opposé de la vision sublimée et romantique qu’offre Woody Allen de sa ville, Antonio Muñoz Molina propose une description péjorative de New York où les mouvements frénétiques, les sons assourdissants et stridents dominent. Il est perdu, oppressé et écrasé tout comme l’est le lecteur à la lecture de cet incipit.
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Soñar en Cubano. «Mamá me vestía con un abriguito de lana rojo oscuro con el cuello y los puños de terciopelo negro. El aire era distinto al de Cuba. Tenía un olor a frío, a humo, que helaba mis pulmones. El cielo parecía recién lavado, cortado por rayos de luz. Y los árboles eran distintos también. Parecía como si estuviesen ardiendo. Yo me ponía a correr sobre las hojas secas amontanadas para escucharlas crujir como las palmeras de Cuba durante los huracanes. Pero luego me sentía triste al ver las ramas desnudas y pensaba en Abuela Celia. Me pregunto como hubiese sido mi vida si me hubiese quedado con ella.»
Cristina García, Soñar en Cubano, 1993.
Version Maman m’habillait d’un petit manteau de laine rouge foncé dont le col et les manches étaient en velours noir. L’air était différent de celui de Cuba. Il avait une odeur de froid, de fumée, qui me glaçait les poumons. Le ciel semblait fraîchement lavé, entrecoupé de rayons de lumière. Et les arbres aussi étaient différents. On aurait dit qu’ils étaient en train de brûler. Moi, je me mettais à courir sur les feuilles sèches amoncelées pour les écouter craquer comme les palmiers de Cuba pendant les ouragans. Mais ensuite je me sentais triste à la vue des branches sans feuilles et je pensais à grand-mère Celia. Je me demande comment aurait été ma vie si j’étais restée avec elle. Gnima Mendes et Gloria Wanet
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Commentaire en Espagnol
Dejar sus raíces, su familia, sus amigos no es una cosa fácil, sobre todo para una niña. Así, Cristina García nos cuenta su vida en Nueva York después de su exilio de Cuba en su libro Soñar en cubano publicado en 1992. En el extracto que tenemos, nos muestra Nueva York a través de sus ojos de niña perdida en este mundo completamente nuevo y extraño para ella. Vamos a preguntarnos: ¿de qué manera la autora, a través de un relato infantil, nos describe los efectos de un desarraigo violento? Para contestar a esta pregunta, vamos a ver en un primer tiempo, la mirada de esta pequeña cubana sobre Nueva York, después en un segundo tiempo, estudiaremos sus impresiones y la nostalgia que se desprende. Esta pequeña cubana en Nueva York sintió, un día, la necesidad de confiar sus sentimientos, sus pensamientos sobre “Big Apple” al mundo que la rodea. En este sentido, nos encontramos en presencia de un relato autobiográfico con el uso de la focalización interna como lo muestra el uso de la primera persona: “me”, “mis pulmones”, “yo me ponía a correr”. El hecho de que conocemos los sentimientos de la autora “me sentía triste”, “me pregunto”, y su pasado, “Mama me vestía”, nos demuestra también que el punto de vista es interno; estamos en la piel de Cristina García. Además, tenemos aquí la mirada de una niña pequeña, de ahí el empleo de un vocabulario sencillo y de imágines infantiles: “Tenía un olor a frío”, “el cielo parecía recién lavado”, vemos Nueva York a través de los ojos de esta niña. El uso de numerosos verbos en pretérito imperfecto, tiempo cuyo valor es descriptivo “me vestía”, “el aire era”, “parecía”, “los árboles eran”, pone en evidencia que la autora quiere describirnos este nuevo ambiente. Sin embargo, sólo la última frase está en presente: “Me pregunto cómo hubiese sido mi vida si me hubiese quedado con ella”. El paso del pretérito imperfecto al presente en esta pregunta hipotética subraya hasta qué punto la autora añora su vida en Cuba. El refrán “Nostalgia cuando me tienes” se aplica perfectamente a la situación vivida por esta niña. El extrañamiento total en el que la narradora está hundida provoca en ella un sentimiento retrógrado. Compara las dos ciudades, una que es querida a su corazón y la otra desconocida y misteriosa. “El aire era distinto al de Cuba”, “Y los árboles
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eran distintos también”, “como si estuviesen ardiendo”, “como las palmeras de Cuba”: todas estas comparaciones permiten a la niña analizar las diferencias y observamos que hay muchas, Nueva York y Cuba son ciudades muy distintas en muchos aspectos: la niña ya no tiene nada a que vincularse. A través de une mirada inocente que posa sobre el mundo, los lectores obtienen une descripción muy sensorial de Nueva York, como lo muestra la presencia del campo léxico de la percepción, cuatro de los cinco sentidos están movilizados: la vista: “el cielo”, “los árboles”; el olfato: “el olor a frío”, “a humo”; el tocar: “correr sobre las hojas”; el oído: “escucharlas crujir”. Es una descripción muy viva, puntuada por figuras gráficas y gracias a ellas conocemos la estación en la que se sitúa la niña: el tiempo es lluvioso: “recién lavado”, las hojas están cayendo: “hojas secas amontonadas”, es el otoño. Esta estación no ha sido elegida por casualidad por la autora. En efecto, representa la muerte de la naturaleza, un estado que la niña ignora ya que Cuba tiene un clima tropical con solamente dos estaciones, lo que refuerza su tristeza. Por otra parte, el hecho de que está lejos de su abuela causa un desarraigo familiar. La ausencia de una cara conocida y querida acaba de romper todos los lazos que tenía la niña con su pasado: al final, ha perdido todas sus marcas, geográficas y familiares. De Nueva York a Cuba, muchas cosas divergen y esta niña, perdida en el océano de una ciudad desconocida, nos describe sencillamente este lugar, tal como lo ve y lo siente. El lector está invitado a seguir la lectura de esta autobiográfica, para saber si la añoranza de la niña acabará por pasar y si ella logrará a adaptarse al ambiente de Nueva York.
Commentaire en Français Quitter ses racines, sa famille, ses amis n’est pas chose facile, surtout pour une enfant. Ainsi, Cristina García nous conte sa vie à New York après son exil de Cuba dans son livre Soñar en cubano, publié en 1992. Dans l’extrait que nous avons ici, elle nous montre New York à travers ses yeux de petite fille, perdue dans ce monde nouveau et étrange pour elle. On se demandera donc de quelle manière l’auteur à travers un récit enfantin, nous décrit-elle les effets d’un déracinement violent ?
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Pour répondre à cette interrogation, nous verrons dans un premier temps le regard de cette petite cubaine sur New York, puis dans un second temps nous étudierons ses impressions et la nostalgie qui s’en dégage.
Cette petite cubaine à New York a un jour éprouvé le besoin de livrer ses sentiments, ses pensées sur la « Big Apple » au monde qui l’entoure. Dans ce sens, on se retrouve face à un récit autobiographique avec l’emploi d’une focalisation interne comme en témoigne l’usage de la première personne du singulier « me », « mis pulmones », « yo me ponía a correr ». Le fait que l’on connaisse les sentiments de l’auteur « me sentía triste », ses pensées « me pregunto » et son passé « mamá me vestía » nous prouve également que le point de vue est interne, nous sommes dans la peau de Cristina García. De plus, on a ici affaire au regard d’une petite fille, d’où l’utilisation d’un vocabulaire simple et d’images enfantines : « Tenía un olor a frío », « El cielo parecía recién lavado », on voit New York à travers les yeux de cette enfant. La narratrice nous décrit New York comme le prouve la présence de nombreux verbes à l’imparfait « me vestía » « el aire era », « parecía », « los árboles eran ». Cependant, seule la dernière phrase est au présent « me pregunto cómo hubiese sido mi vida si me hubiese quedado con ella. ». Le passage du passé au présent dans cette interrogation hypothétique nous montre à quel point l’auteur regrette sa vie à Cuba.
Le dicton « Nostalgie quand tu nous tiens » s’applique parfaitement à la situation vécue par la petite fille. Le dépaysement total dans lequel est plongée la narratrice provoque chez cette dernière un sentiment rétrograde. Elle compare les deux villes : l’une chère à son cœur, l’autre inconnue et mystérieuse. « El aire era distinto al de Cuba. » ; « Y los arboles eran distintos tambíen. » ; « como las palmeras de Cuba », toutes ces comparaisons permettent à la petite fille d’analyser les différences entre New York et Cuba et on constate qu’elles sont nombreuses : ce sont des villes très distinctes dans beaucoup de domaines, l’enfant n’a donc plus rien à quoi se rattacher. A travers ce regard innocent qu’elle pose sur le monde, les lecteurs obtiennent une description très sensorielle de New York, comme le montre la présence du champ lexical de la perception. En effet, 4 des 5 sens sont mobilisés : la vue : « el cielo », « los árboles » ; l’odorat « olor a frío, a humo » ; le toucher : « correr sobre las
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hojas » ; l’ouïe : « escucharlas crujir ». C’est une description très vivante, ponctuée de figures imagées, et c’est grâce à ces dernières que nous savons la saison dans laquelle se trouve la petite fille : le temps est pluvieux : « recíen lavado », les feuilles tombent : « hojas secas amontanadas », c’est l’automne. Cette saison n’a pas été choisie au hasard par l’auteur, en effet elle représente la mort de la nature, un état que l’enfant ne connaît pas, Cuba ayant un climat tropical avec seulement deux saisons : la tristesse de la petite fille en est renforcée. De plus, le fait qu’elle soit séparée de sa grand-mère cause un déracinement également familial. L’absence d’un visage connu et aimé achève de briser tous les liens qu’avait l’enfant avec son passé, elle a donc définitivement perdu tous ses repères.
De New York à Cuba, beaucoup de choses divergent et cette enfant, perdue dans l’océan d’une ville inconnue, nous décrit simplement cet endroit tel qu’elle le voit et qu’elle le ressent. Le lecteur est invité à poursuivre la lecture de cette autobiographie, afin de savoir si le mal du pays de la petite fille a fini par passer et si elle a finalement réussi à s’adapter au décor new-yorkais. Gnima Mendes et Gloria Wanet.
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New York, la tête en l’air.
Mon dernier voyage à New York remonte à quelques années… Les tours jumelles faisaient encore partie du paysage… Nous étions en famille et visitions la côte Est des Etats-Unis en camping-car. Nous sommes arrivés à New York par une belle soirée d’août et nous avons subi la queue d’un Hurricane (tempête de cet endroit là) : impossible de quitter le camping-car pendant plus de huit heures tant la pluie était dense et discontinue ! Bel accueil… Mais dès le lendemain, découverte de cette grande ville : utilisation du métro, des taxis jaunes et même du bateau pour rejoindre la statue de la Liberté… pour rendre hommage au génie d’Eiffel et de Bartholdi ! Je retiens surtout la tête levée de mes trois garçons, bouche ouverte, qui tentaient de compter le nombre d’étages des buildings… et la « petite » cathédrale Saint-Patrick dans son écrin de grands immeubles… Je retiens aussi ce peuple cosmopolite qui répond gentiment à toutes vos interrogations, qui est capable de faire un grand détour pour vous amener à la station de métro que vous cherchez désespérément… et qui vous explique qu’avec un billet de cinq dollars vous ne pourrez pas acheter un ticket de métro : il ne faut que des pièces ! Que de bons souvenirs en somme et la furieuse envie d’y retourner un jour !
Geneviève Piniau, 2009.
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Que signifie la ville de New York pour une Américaine de la côte ouest ? Quelques réflexions sur les nombreuses facettes de cette ville. Nous avons tous une image de la ville de New York. Cette image résonne de significations héritées de livres et de films, de comptes-rendus de voyages, et peut-être de séjours que nous avons pu nous-mêmes effectuer. C’est à la fois une image construite de façon collective à travers le temps par les auteurs qui y ont vécu ou séjourné et une image personnelle d’un New York que nous connaissons ou seulement imaginons. C’est une mosaïque de miroirs, plus ou moins bien agencés, reflétant des milliers d’expériences de cette cité et de nous-mêmes. A la limite ouest de Central Park, plusieurs chemins se rencontrent à une petite place arrondie entourée de bancs publics. Des tours d’arbres verdoyants s’arrêtent aux frontières de cet espace dont le sol en terre battue par des milliers de visiteurs fait place à une mosaïque. Des morceaux de carreaux cassés forment les lettres du mot « IMAGINE », en hommage à John Lennon, assassiné non loin de là. On y joue de la guitare pour quelques pièces. Des orateurs improvisés lancent des tirades à la gloire de ce Beatle défunt. Des pèlerins y déposent des fleurs. Ce lieu de mémoire et de recueillement nous invite à imaginer ce monde où disparaissent les sources de conflits entre nous : propriété, patrie, religion. Un monde de paix et de partage, à l’image de Central Park aujourd’hui. Car, plus que jamais dans son histoire, ce jardin accueille tous les New Yorkais en quête de verdure et d’air frais. Toutes les classes sociales, toutes les ethnies, tous les âges semblent s’y retrouver pour jouer au baseball, jouer de la musique, marcher, courir ou pique-niquer. On s’installe sur la pelouse près du lac avec les enfants. On met de la bière au frais pour après le match. On grimpe sur les rochers de cette Forêt de Fontainebleau en miniature. Ce parc, conçu comme un jardin public pour les familles aisées résidant sur la Cinquième Avenue et connu comme lieu de tous les dangers à une époque, est aujourd’hui un espace de rencontre et de loisirs, un vrai havre de paix au milieu des tours d’acier. Il n’est pas sans rappeler un autre parc urbain de l’autre côté de cet immense pays : Golden Gate Park, qui longe la ville de San Francisco et l’Océan Pacifique. Que signifie la ville de New York pour moi, une Américaine ayant grandi justement de l’autre côté ? La Californie, dont l’incarnation symbolique est la mégapole de Los Angeles, rivalise avec New York depuis sa création. Les deux villes s’opposent et se concurrencent. D’un côté, une ville ancienne, ancrée dans l’histoire et proche de l’Europe ; de l’autre, une ville presque expérimentale, ouverte sur l’océan, l’Asie et l’avenir. A l’est, les premiers financiers américains ; à l’ouest, un état qui représente la huitième économie mondiale. New York concentre une collection impressionnante de gratte-ciel, tandis que Los Angeles s’étend généreusement sur des dizaines et des dizaines de kilomètres carrés, incorporant des villes entières. Woody Allen nous a laissé une image de cette dichotomie dans Annie Hall (1977) où un couple se brise et se sépare : elle part tenter sa chance à Hollywood tandis que lui reste parmi les intellectuels à New York. Dichotomie reprise dans d’autres termes par les rappeurs dans leur « battle » entre « East Coast » et « West Coast ». Dans certains domaines, ces jumelles siamoises ont su négocier un partage : New York continue à accueillir artistes et éditeurs, Los Angeles le cinéma et les start-up. Pour un habitant du « Golden State », New York est la représentation même d’une ville. On admire sa densité, son rythme et son bruit. On respecte sa multi culturalité. On lui envie sa pizza. J’étais déjà adulte, sur le point de me marier avec un français, quand j’ai posé mes pieds sur l’île de Manhattan pour la première fois. Avec mon futur mari, nous avions réservé une chambre près de Central Park, et en arrivant avons découvert qu’il ne restait qu’une suite que l’on nous proposait au même prix. Le coffre à bijoux est resté vide et le réfrigérateur plein. On était encore jeunes et pas encore assez riches. Vingt ans plus tard, nous y sommes retournés, munis de nos deux enfants, la fille rêvant de comédies musicales à Times Square, le garçon de Spiderman à Columbia University. Nous avons traversé la rivière Hudson jusqu’à la Statue de la Liberté et Ellis Island, qui m’avait beaucoup émue. Je savais que mes ancêtres étaient arrivés dans la jeune colonie britannique en bateau, non pas sur le Mayflower comme ma grand-mère aimait le raconter, mais sur un autre navire sans nom. Mon parent, un certain « Peter Brown », avait été confondu avec un autre du même nom, plus « noble » puisqu’arrivé plus tôt. Des années plus tard encore, j’ai pu revoir la ville dans un cadre plus professionnel quand je suis retournée interviewer le sujet de ma thèse, la romancière Marilyn French, qui habitait dans une des tours du quartier Tribeca. Son appartement luxueux, aux tons pâle et bleu, dominait le Hudson. Lors de notre entretien, elle a évoqué la journée du 11 septembre comme quelqu’un qui avait vu l’enfer. Cet événement a bouleversé le quotidien des New-Yorkais, leur paysage, leur horizon. Comment continuer comme avant quand le prisme de la vie s’est réorienté ? Quand on ne voit plus la ville comme avant. On dit que la ville de New York offre plusieurs points de vue sur elle-même. On la regarde depuis la rue ; on la contemple depuis ses hauteurs ; on la médite depuis un bateau ou un avion qui s’apprête à atterrir à JFK. Elle s’offre aux regards à travers les yeux des réalisateurs, dans les cartes postales qui attendent dans les étals tels des pigeons voyageurs apporter un message à la famille restée au pays et dans les photos que chaque visiteur ramène dans sa valise. New York est trop grande, trop complexe, pour la comprendre lors d’une seule visite. Elle dépasse le cadre. Elle dépasse l’imagination. Elle s’appréhende quartier par quartier, visite par visite. Ensuite on rassemble les morceaux. C’est une ville que j’ai « vu » à travers les témoignages des autres avant de m’y aventurer moimême. C’est une ville que j’ai pu voir et revoir de mes propres yeux à travers plusieurs séjours. C’est une ville qui nous offre une image différente à chaque passage.
Stephanie Genty, Université d’Evry-Val d’Essonne 216
CHAPITRE VII
Fins de New York
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Présentation
De même que l’arrivée, le thème de la destruction de New York est lui aussi un topos littéraire. Les évènements du 11 septembre 2001 sont venus ravivés cette possibilité. Cependant, elle fait surtout écho à une série de villes antiques, réelles ou mythiques, chefs-d’œuvre de l’ingéniosité humaine et réduites en poussière. A ce titre, New York est souvent symboliquement associée à Babylone. Il y a en elle comme une fatalité de l’excès, une fatalité de la verticalité. Le cinéma n’est pas en reste dans cette impression, qui n’a en tête la scène finale de La Planète des singes, où Charlton Heston découvre qu’il est sur la terre et qu’il le comprend en découvrant la statue de la Liberté, renversée et immergée ? Ce faisant, le symbole de la décadence de la terre est un des emblèmes de New York. L’intérêt de ce groupement de textes réside dans la construction d’une histoire à quatre mains ou à quatre auteurs. En effet, Beigbeder évoque la fragilité de New York, sorte de préalable à l’idée de sa destruction. Wells, dans sa première œuvre, méconnue, fait une analyse du point de vue américain sur cette fragilité niée, pleine d’acuité. Beigbeder, dans le 3e texte, illustre le pouvoir du romancier, en comblant l’ellipse laissée par ce qu’ont vécu les victimes des attentats du 11 septembre. Le second texte de Wells évoque alors, de façon épique et fantastique, l’attaque aérienne de New York. Le détournement, par notre anthologie, du texte de Robbe Grillet, luimême détournant de façon expérimentale la ville de New York, au profit de son roman, la montre rasée. Le mot de la fin revient bien légitimement à Morand, qui, lui, évoque la métropole américaine devenue vestige archéologique inidentifiable, pour une civilisation humaine à venir.
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Destruction de New York, par Thomas Prieur.
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New York, une cité fragile. Difficile d’imaginer une ville plus fragile, une telle concentration de population sur un espace si réduit offre une cible tentante pour les destructeurs en tous genres. Si l’on veut causer le maximum de dégâts avec le minimum d’efforts, New York semble l’objectif idéal. Et ses habitants le savent désormais : désormais les tours sont vulnérables, cette cité est un tas de ferraille potentiel, un monument de cristal. Jamais dans l’histoire de l’humanité un endroit aussi puissant n’a été aussi facile à anéantir. Pourtant des gens intelligents continuent d’y vivre. Comme à San Francisco : ils savent qu’un jour un monstrueux tremblement de terre fera sombrer la ville dans l’océan, mais ne fuient pas. Encore un admirable phénomène américain : New York comme San Francisco sont des mégalopoles au destin apocalyptique mais personne ne songe à les déserter. Le caractère du New-Yorkais est forgé par cette contradiction : la conscience de la menace n’empêche pas la frénésie de la vie, au contraire elle constitue le carburant.
Frederic Beigbeder, Windows on the world, 2003
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Une orgueilleuse certitude. Depuis maintes générations, New York ne s’était plus tourmentée de la guerre ; elle n’y voyait qu’une série d’événements qui se déroulaient au loin, avec une répercussion sur le cours des valeurs et des denrées, et qui alimentaient les journaux de copie et d’illustrations sensationnelles. Avec plus de certitude encore que les Anglais, les New-Yorkais étaient persuadés que les hostilités ne seraient jamais transportées sur leur territoire, et l’Amérique du Nord tout entière partageait cette illusion. Ils se sentaient en sécurité comme les spectateurs d’une course de taureaux : ils risquaient peut-être leur argent sur le résultat, mais c’était tout. La généralité des Américains s’imaginaient la guerre d’après les campagnes limitées, avantageuses et pittoresques, qui avaient eu lieu autrefois. Ils la voyaient comme ils voyaient l’histoire, à travers une brume iridescente, désodorisée, parfumée même, qui en dissimulait discrètement les cruautés essentielles. Ils étaient enclins aussi à la regretter, comme un exercice ennoblissant, à déplorer qu’il ne fût plus possible d’en expérimenter les émotions. Ils lisaient avec intérêt, sinon avec avidité, ce qu’on écrivait sur les nouveaux canons, sur les cuirassés aux dimensions toujours plus formidables, sur les explosifs aux effets fabuleux ; mais il ne leur entra jamais dans la tête que ces fantastiques engins de destruction pussent menacer leurs existences personnelles. Herbert George Wells, La Guerre dans les airs, 1908.
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H.G. WELLS
Herbert George Wells, plus connu sous H.G. Wells, est un écrivain britannique, aujourd’hui connu notamment pour ses romans de science-fiction.
Biographie : 1866 : 21 septembre, naissance à Bromley, dans le Kent, Royaume-Uni, dans une famille peu argentée. 1873 : Alors qu’il avait sept ans, un accident l’obligea à rester alité. Ce fut déterminant, car il passa le temps en lisant des romans. Il tira de là son goût pour l’écriture. 1880-1883 : Apprenti drapier. Cette expérience devait lui inspirer par la suite deux romans : Les Roues de la fortune et Kipps. 1883 : Devient assistant-enseignant. 1884 : Décroche une bourse pour la Normal School of Science. Il choisira d’étudier la biologie, ce qui aura une influence notable sur ses écrits. 1887 : Perd un rein à la suite d’un accident sur un terrain de football, et devient semi-invalide. Abandonne ses études sans même avoir obtenu son diplôme. Sa résolution de devenir écrivain daterait de cette période. 1891 : Logeant depuis la fin de ses études, puisqu’ayant perdu sa bourse, chez sa tante Mary, il en épouse la fille Isabel. Il enseigne dans diverses écoles durant deux ans, jusqu’à pouvoir vivre de sa plume. 1895 : Ayant quitté son épouse l’année précédente, il se remarie avec une de ses anciennes élèves, Amy Catherine Robbins. Publication de son premier roman de science-fiction, La Machine à explorer le temps. 1901 : Naissance de son premier enfant, George Philip. 1903 : Naissance de son second fils, Frank Richard. 1909 : Naissance de sa fille Anna-Jane, avec l’écrivain Amber Reeves, d’une relation extraconjugale. 1914 : Naissance d’Anthony, également né d’une relation extraconjugale, avec la romancière Rebecca West. 1922 et 1923 : Se présente comme candidat du parti travailliste. 1934 : Voyage en URSS et aux Etats-Unis, où il rencontre Staline et Roosevelt.
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1945 : Eprouve énormément de déception lorsque la Société des Nations ne peut empêcher la seconde guerre mondiale. Publie alors un livre pessimiste sur l’avenir de l’humanité, Mind at the End of its Tether. 1946 : Décède le 13 mars à Londres, ayant perdu tout l’espoir qu’il plaçait auparavant en l’homme.
Bibliographie : • 1887 : A Tale of the Twentieth Century • 1888 : Les Argonautes à la Conquête du Temps • 1891 : La redécouverte de l'Unique • 1893 : Textbook of Biologie • 1893 : Entre Etudiants • 1894 : Une fâcheuse histoire d'amour • 1894 : Le Triomphe d'un Taxidermiste • 1894 : Deux Ex Machina • 1894 : A l'Observatoire d'Avu • 1894 : La Déconvenue de Jane ou Les Amours de Jane • 1894 : Par la Fenêtre • 1894 : L'Île de l'Aepyornis • 1894 : La Folie du Diamant • 1894 : Le Diamant Disparu ou Une Affaire d'Autruches • 1894 : L'Etrange Orchidée ou Une Orchidée Extraordinaire ou L'Orchidée Extraordinaire • 1894 : Le Cambriolage d'Hammerpond Park • 1894 : Un Blanc qui Deviendra Nègre ou Le vol du microbe • 1894 : Le Cône • 1895 : Triste Histoire d'un critique Dramatique • 1895 : Un Etrange Phénomène • 1895 : Le Trésor dans la Forêt • 1895 : La Tête du Mari (Histoire Macabre) • 1895 : Le Phalène • 1895 : La Machine à explorer le temps • 1895 : Une Catastrophe • 1895 : L'Homme Volant • 1895 : La Tentation d'Harringay • 1895 : La Merveilleuse visite • 1896 : L'Île du docteur Moreau • 1896 : Les Roues de la Chance
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1896 : Sous le Bistouri 1896 : Les Champignons Rouges 1896 : Le Trésor du Rajah 1896 : La Chambre Rouge 1896 : Dans l'Abîme 1896 : La Pomme 1896 : L'Histoire de Feu M. Evelsham 1896 : Les Pirates de la Mer 1896 : L'Histoire de Plattner 1897 : Les Argonautes de l'Espace 1897 : Mon Héritage 1897 : L'Homme invisible 1897 : Récits de l'Age de Pierre 1897 : L'Oeuf de Cristal 1897 : L'Etoile 1898 : Les vacances de M. Ledbetter 1898 : Le Coeur de Miss Winchelsea 1898 : L'Homme qui pouvait accomplir des miracles 1898 : Le Corps Volé 1898 : La Déification de Jimmy Goggles ou Le Nouveau Dieu 1898 : Le Tracas de Vivre 1898 : Le Choix d'une Epouse 1898 : La Guerre des mondes 1899 : Quand le Dormeur s'éveillera 1899 : Une histoire des temps à venir 1899 : Le Trésor de M. Brisher 1900 : L'Amour et Mr Lewisham, 1900 : Une Vision du Jugement Dernier 1901 : Anticipations 1901 : Un rêve d'Armaggedon ou Un Rêve d'Apocalypse 1901 : L'Aviateur Filmer 1901 : Les Premiers Hommes dans la lune 1901 : Le nouvel accélérateur 1902 : Miss Waters 1902 : La Découverte de l'Avenir 1902 : L'Apprenti Fantôme 1903 : M. Skelmersdale au Pays des Fées 1903 : La Plaine des Araignées 1903 : Les Cuirassés de Terre 1903 : La Vérité Concernant Pyecraft
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• 1903 : Mankind in the Making • 1903 : Le Bazar Magique • 1904 : La Nourriture des Dieux • 1904 : Le Pays des Aveugles • 1905 : Kipps • 1905 : Une Utopie moderne • 1905 : L'Empire des Fourmis • 1906 : Au temps de la comète • 1906 : La porte dans le mur • 1908 : La Guerre dans les airs • 1909 : Anne Véronique • 1909 : Une Fable au Clair de Lune • 1909 : Tono Bungay • 1910 : L'Histoire de M. Polly • 1910 : Petite Mère sur le Moederberg • 1911 : Le Nouveau Machiavel • 1912 : Mariage • 1912 : Le Grand Etat • 1914 : La Destruction libératrice • 1914 : Mon Premier Aéroplane • 1914 : An Englishman Looks at the World • 1916 : M. Britling commence à voir clair • 1917 : Dieu l'invisible roi • 1917 : La guerre et l'avenir, l'Italie, la France et la Grande-Bretagne en guerre • 1918 : Jeanne et Pierre • 1919 : La flamme immortelle • 1919 : Préface du journal intime de W. N. P. Barbellion , Le Journal d'un Homme Déçu • 1920 : Esquisse de l'Histoire universelle • 1922 : Les Coins secrets du coeur • 1923 : M. Barnstaple chez les hommes-dieux • 1925 : Le père de Christine Alberte • 1927 : Un Rêve...Une Vie... • 1928 : Le Fantôme de Camford • 1929 : La Science de la Vie • 1930 : La Dictature de M. Parnham • 1933 : The Shape of Things to Come • 1936 : Le Joueur de Croquet • 1937 : Brynhild • 1937 : Dolorès
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1937 : Enfants des Etoiles 1938 : Une Idée d'Encyclopédie Mondiale Permanente 1941 : Un Homme AvertiLe en11 Vaut Deux Septembre 2001. 1940 : nouvel ordre mondial 1945 : MindVous at theconnaissez End of its Tether la fin : tout le monde meurt. Certes, la 1945 :mort Le Coin duàRêve arrive plein de gens, un jour ou l’autre. L’originalité de cette histoire, c’est qu’ils vont tous mourir en même temps et au même endroit. Est-ce que la mort crée des liens entre les hommes ? On ne sait pas : ils ne se parlent pas. Ils font la gueule, comme tous ceux qui se sont levés trop tôt et mastiquent leur petit-déjeuner dans une cafétéria de luxe. De temps en temps, certains prennent des photos de la vue, qui est la plus belle du monde. Derrière les immeubles carrés, la mer est ronde ; les sillages des bateaux y dessinent des formes géométriques. Même les mouettes ne vont pas aussi haut. La plupart des clients du Windows on the World ne se connaissent pas entre eux. Lorsque leurs regards se croisent par mégarde, ils raclent leur gorge et replongent illico dans les journaux. Début Septembre, tôt le matin, tout le monde est de mauvaise humeur : les vacances sont terminées, il faut tenir bon jusqu’à Thanksgiving. Le ciel est bleu, mais personne n’en profite. Dans un instant, Windows on the World, une grosse portoricaine va se mettre à crier. Un cadre en costume cravate aura la bouche bée. « Oh my God.» Deux collègues de bureau resteront muets de satisfaction. Un grand rouquin lâchera un « Holy shit ! » La serveuse continuera à verser son thé jusqu’à ce que la tasse déborde. Il y a des secondes qui durent plus longtemps que d’autres. Comme si l’on venait d’appuyer sur la touche « Pause » d’un lecteur de DVD. Dans un instant, le temps deviendra élastique. Tous ces gens feront connaissance. Dans un instant, ils seront cavaliers de l’Apocalypse, tous unis dans la Fin du Monde. Frédéric Beigbeder, Windows on the World, 2003.
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Commentaire L'évènement tragique du 11 septembre 2001 à New York a marqué tous les esprits : la ville est frappée par de terribles attentats et le destin de milliers de personnes prend brutalement fin. Dans son roman Windows on the World, Frédéric Beigbeder, écrivainjournaliste, décide deux ans après le drame, en 2003, de lever le voile, à la manière de son imagination, sur ce qui a pu se passer dans le restaurant du 107e étage de la Tour Nord du World Trade Center deux heures avant l'attentat, puisque « le seul moyen de savoir ce qui s'est passé (...) c'est de l'inventer ». Ainsi l'auteur prend-t-il la liberté d'imaginer les dernières heures des personnes présentes, ; narrant une scène tout à fait anodine d'un jour tout à fait banal, mais qui va être bouleversé par un événement tragiquement extraordinaire ... En suivant l'évolution de la plume de l'auteur, nous pouvons nous interroger sur ce qui fait qu'un acte de la vie quotidienne lui inspire une réflexion profondément tragique. Pour cela, nous verrons qu'il s'agit d'un événement des plus ordinaires dans la quotidienneté américaine, mais qui s'avère piqué d'ironie par les jeux de l'auteur, avant d'être finalement inspiré d'un rythme profondément tragique. L'extrait auquel nous nous intéressons relate tout d'abord un événement qui se déroule à New York, ainsi retrouvons-nous ça et là des éléments de la couleur locale; nous savons que les personnes dont nous allons parler se trouvent dans « une cafétéria de luxe » modestement appelée « Windows on the World » et qu'ils pensent à leurs prochaines vacances qui auront lieu durant la célèbre et typique fête américaine : « Thanksgiving ». Mais, bien plus que l'endroit où elle se déroule, ce qui caractérise cette scène, c'est son ordinaireté.. En effet, nous assistons à un petit-déjeuner dans un prestigieux restaurant. C'est un acte tout à fait anodin et qui pourrait conforter le lecteur dans sa tranquillité, s'il ne s'attendait pas à ce qu'un élément perturbateur vienne troubler cette banalité; car cela ne peut pas être dans l'ordre des choses puisque comme tous les jours « la mer est ronde; les sillages des bateaux y dessinent des formes géométriques ». Mais il sait qu'il va se produire quelque chose de terrible par
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l'indication du paratexte. Or, c'est justement une telle ordinaireté qui renforce la tragédie; l'ignorance des protagonistes sur leur propre destin accentue le drame qui arrive, nous découvrons les gestes et attitudes de ces personnes comme nous pourrions tout aussi bien les faire et sans que rien ne laisse présager ce qui va se passer. Cependant, nous pouvons nous fier aux interventions de l'auteur qui se joue du côté anodin de cet événement, pour ainsi deviner la gravité de ce qui approche. Effectivement, l'enjeu pour l'auteur dans cet extrait est le ton. Il emploie une certaine ironie afin de traiter d'un fait totalement tragique. Tout d'abord, il fait allusion aux clichés touristiques de New York, car bien que les clients du restaurant soient New-Yorkais, nous retrouvons en eux les réflexes d'un touriste étranger à la ville : « certains prennent des photos de la vue ». De plus, le titre de l'œuvre est une ironie en lui-même : Windows on the World; il ne s'agit pas ici des fenêtres du monde mais bien des fenêtres sur le monde, ce qui modifie tout l'enjeu du texte; les États-Unis sont placés comme maîtres, supérieurs au reste du monde. L'ironie réside en ce que cette prétention à un tel titre ne les sauvera pas d'un acte terriblement meurtrier. Dans un second temps, l'auteur joue avec les points de vue et opère ainsi un découpage évident du texte. Le premier paragraphe est intégralement rédigé du point de vue externe et qui plus est au présent de l'indicatif, nous sommes donc spectateurs du déroulement d'un petit-déjeuner ordinaire où « les clients ne se connaissent pas entre eux », où quelques uns « raclent leur gorge et replongent illico dans les journaux », ce qui rend ainsi la scène plus vivante mais aussi plus dramatique par la suite. Au contraire, le deuxième paragraphe fait appel au point de vue omniscient et à une périphrase inchoative ou au futur, ce qui a pour effet de transformer le drame en une sorte de bande-annonce; « une grosse Portoricaine va se mettre à crier », « la serveuse continuera de verser son thé jusqu'à ce que la tasse déborde » le lecteur sait ce qui va se passer à travers le récit du narrateur mais il n'y assistera pas, comme interrompu par une coupure publicitaire qui, quand elle prendra fin, laissera place à un écran noir et blanc de neige, car le drame se sera déroulé. Malgré tout, par son omniscience, l'auteur adopte un regard de moraliste. En effet, il pose des questions dignes d'un moraliste telles que « Est-ce que la mort crée des liens entre les hommes? ». Pour tenter de répondre lui-même à sa
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question, le narrateur observe minutieusement ses personnages, il emploie la troisième personne du pluriel afin de signifier son observation, qui va le conduire à un regrettable constat ... L'analyse de notre extrait nous fait en effet découvrir deux dimensions tragiques, la première étant le tragique des rapports humains. Dans ce restaurant qui s'apprête à être entièrement anéanti, les gens ne se parlent pas, pire, ils se fuient; « ils ne se parlent pas », « ils font la gueule », « lorsque leurs regards se croisent par mégarde (...) ils replongent illico dans les journaux ». A la question la mort renforce-t-elle les liens entre les hommes, l'auteur semble avoir définitivement trouvé sa réponse, « on ne dirait pas ». Mais peut-on seulement leur reprocher, à eux qui pensaient avoir le temps de tout? Car la seconde dimension tragique est évidemment l'inéluctabilité du destin. Beigbeder débute son paragraphe tel une morale de poésie positionnée avant le récit de façon à ce que l'on devine son issue : « Vous connaissez la fin : tout le monde meurt. Certes, la mort arrive à plein de gens, un jour ou l'autre (...) ». Cet emploi du présent de vérité générale accentue une entrée en matière moraliste de la part de l'auteur, et donc un effet de dramatisation. Ainsi, dans un destin que nul ne peut modifier, c'est dans la mort que « tous ces gens feront enfin connaissance (...), tous unis dans la Fin du Monde ». L'intention première de cet extrait est de reconstituer ce qui a pu se passer dans le restaurant d'une des deux Twin Towers deux heures avant qu'elles ne s'effondrent. Notons que ce texte est le premier de notre anthologie à relater un côté aussi tragiquement sombre de New York, et que cette version en est une parmi beaucoup d'autres, mais intentionnellement choisie par l'auteur pour tisser une toile tragique depuis un événement tout à fait banal et ainsi montrer que la tragédie ne réside pas qu'en la mort mais souvent bien avant. Maude BEGUE
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Frédéric Beigbeder Biographie : Frédéric Beigbeder est un auteur français rédigeant des critiques littéraires et littérature de fiction. 1965 : Naissance de Frédéric Beigbeder, le 21 Septembre à Neuilly-sur-Seine. 1990 : Il publie son premier roman, Mémoires d'un jeune homme dérangé. Il devient ensuite concepteur-rédacteur dans l'agence de publicité CLM/BBDO tout en étant critique littéraire ou chroniqueur nocturne dans les magazines Elle, Paris Match, Voici ou encore VSD. Il fait également partie de l'équipe des critiques littéraires de l'émission Le Masque et la Plume et de Rive droite / Rive gauche sur la chaîne câblée Paris Première. 1991 : Il se marie avec Diane de Mac Mahon avant de divorcer en mars 1996. 1994 : Parution de son deuxième roman, Vacances dans le coma. 2000 : Beigbeder est licencié pour faute grave de chez Young & Rubicam. 2003 : Publication de son roman Windows on the World, qui se déroule dans les tours jumelles du World Trade Center durant les attentats du 11 septembre 2001, reçoit le prix Interallié en 2003, et sa traduction anglaise (par Frank Wynne) est récompensée de l'Independent Foreign Fiction Award en 2005. 2007 : Adaptation du roman 99 francs au cinéma par Jan Kounen. 2009 : récompensé par le prix Renaudot
Bibliographie : Roman : • • • • • • • •
1990 : Mémoire d'un jeune homme dérangé, Table Ronde 1994 : Vacances dans le coma, Grasset 1997 : L'amour dure trois ans, Grasset 2000 : 99 francs (14,99 euro), Grasset 2003 : Windows on the World, Grasset, prix Interallié 2005 : L'Égoïste romantique, Grasset 2007 : Au secours pardon, Grasset 2009 : Un roman français, Grasset, prix Renaudot
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Nouvelle : •
1999 : Nouvelles sous ecstasy, Gallimard
Essai : •
2001 : Dernier inventaire avant liquidation, Grasset
Bandes Dessinées : • •
2002 : Rester Normal, Dargaud 2004 : Rester Normal à Saint-Tropez, Dargaud
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La chute de l’empire américain. Alors des flammes aveuglantes jaillirent dans toutes les directions autour du point où le projectile toucha terre, et l’homme qui avait sauté devint, pendant quelques secondes, un éclat de feu et disparut… entièrement. Les gens qui traversaient la rue firent quelques enjambées excessives et grotesques, puis s’affalèrent sur le sol où ils ne bougèrent plus, pendant que leurs vêtements déchiquetés brûlaient. Des fragments de l’arcade commencèrent à tomber et la maçonnerie inférieure des maisons s’éboula avec le bruit du charbon qu’on déverse dans une soute. Des cris aigus parvinrent jusqu’à Bert et une foule de gens se précipitèrent dans la rue, parmi lesquels un homme qui boitait et gesticulait gauchement. Il s’arrêta et retourna sur ses pas ; un amas de briques se détacha d’une façade et l’étendit à terre où il ne remua plus. L’air s’emplit de nuages de poussière et de fumée noire d’où bientôt s’élancèrent des flammèches rouges. C’est ainsi que commença le saccagement de New York, qui fut la première des grandes cités de l’Age scientifique à souffrir de la puissance énorme et des incroyables imperfections de la guerre aérienne. On la dévasta, comme, au siècle précédent, on avait bombardé d’immenses agglomérations barbares, et parce qu’elle était à la fois trop forte pour être occupée par le vainqueur et trop indisciplinée, trop orgueilleuse pour se rendre dans le but d’échapper à la destruction. Etant donné les circonstances, cette destruction s’imposait. Il était impossible pour le Prince de renoncer au bénéfice de son succès et d’accepter le rôle de vaincu, et il paraissait d’autre part impossible de réduire la cité autrement qu’en l’anéantissant. La catastrophe devenait le résultat logique de la situation créée par l’application de la science aux nécessités de la guerre. Bien qu’exaspéré par ce dilemme, le Prince s’efforça d’observer une réelle modération, même dans le massacre. Il voulut infliger une leçon sévère, en sacrifiant le minimum d’existences et en dépendant le minimum d’explosifs et, pour l’instant, il se proposa seulement la destruction de Broadway. D’après ses ordres, la flotte aérienne se forma en colonne à la suite du Vaterland, pour parcourir la grande voie new-yorkaise, et jeter des bombes au passage. Notre Bert Smallways participa de cette façon à l’une des plus impitoyables carnages qu’enregistre l’histoire du monde, une boucherie où des hommes qui n’étaient ni surexcités par la lutte, ni en danger, à part l’improbable hasard d’une balle égarée, déversèrent la mort et la ruine sur la foule et les maisons qu’ils dominaient. Herbert George Wells, La Guerre dans les airs, 1908. 232
New-York après la révolution.
Ai-je déjà signalé que, même avant la révolution, toute la ville de New York, et en particulier l’île de Manhattan, était depuis longtemps en ruines ? Je parle bien entendu des constructions de surface, à l’air prétendu libre. Une des dernières maisons tenant encore debout, celle du narrateur, située dans la partie ouest de Greenwich, est investie maintenant par une équipe de dynamiteurs. Ayant invoqué le projet de construire bientôt à la place quelque chose de plus haut et de plus moderne, ces quatre hommes aux visages sévères, habillés de survêtements sportifs gris foncé, placent avec adresse et diligence du haut en bas de l’immeuble des cordeaux Bick-ford et des charges détonnantes, en vue d’une explosion qui ne saurait désormais tarder.
Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, 1970.
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The end.
[…] Un jour viendra où les amateurs de fouilles archéologiques chercheront l’emplacement de New York. On retrouvera toute une forêt de ces grands arbres d’acier huilés, qui sont la colonne vertébrale des ascenseurs. Des savants essayeront de deviner Si ces restes sont du XXe siècle ou de l’époque aztèque.
Paul Morand, « Ascenseurs » (suite et fin), Poèmes, U.S.A, Album de photographies lyriques, 1927.
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Exposés Gatsby le Magnifique, de Scott Fitzgerald. 2 exposés d’élèves : Le portrait de Gatsby et Gatsby le Magnifique ou une illustration romanesque du luxe des années folles. Le portrait de Gatsby Très souvent, une époque permet l’émergence d’un type de personnage ; ce fut ainsi au lendemain de la Première Guerre mondiale, pendant les années vingt, appelées aussi les années folles. Ces années, qui se situent entre 1919, fin de la Première Guerre mondiale, et 1929, début de la crise économique et sociale, marquent un retour de la joie et du goût pour le divertissement et sont le symbole même de la vie facile et de l’insouciance. Aux États-Unis, elles sont aussi marquées par la Prohibition (interdiction de l’alcool, par le 18e amendement de la Constitution). Ce phénomène coïncide, parmi d’autres, avec l’apparition de la figure du « tycoon », personnage à l’immense fortune bien souvent d’origine inconnue, comme le personnage éponyme de Scott Fitzgerald : Gatsby. Le portrait de ce personnage, vu par le narrateur Nick Carraway, évolue au fil de l’œuvre : celui-ci passe d’une image péjorative reflétant les premières impressions du narrateur pour évoluer vers une image méliorative. En quoi Gatsby compose-t-il un héros pris entre mystère et romantisme ? Le portrait de ce personnage peut se décomposer en trois parties distinctes : dans un premier temps on retiendra son portrait physique totalement opposé à celui de Tom. Ensuite, nous étudierons son portrait social, avec ce qui fait la caractéristique de ce personnage : son opulence, sa réputation et la réalité de sa situation sociale, avant d’en venir à son portrait moral et d’évoquer l’amour éternel et romantique qu’il voue à Daisy. I. Portrait physique du personnage a) Son physique Le portrait physique du personnage éponyme de Fitzgerald est relativement peu développé dans l’œuvre : les quelques passages y faisant référence surviennent lorsque Nick, le narrateur, est près de Gatsby et qu’il ne connaît pas encore son identité: « Un homme encore jeune, dans les trente à trente-deux ans, élégant mais un rien balourd » (p.73). Ici, le mot « balourd » s’emploie pour décrire une personne qui manque d’aisance dans les manières, ce qui ne veut pas dire qu’il est dénué de charisme et ce terme ne fait aucunement référence à sa corpulence. Gatsby est , d’ailleurs, vraisemblablement plutôt fin, contrairement au pressentiment de Nick :
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« Mr Gatsby, pour moi, ne pouvait être qu’un quinquagénaire corpulent et couperosé » (p.74). Quelques lignes plus loin, une nouvelle description physique du personnage peut attirer notre attention : « J'aperçus Gatsby sur la dernière marche de son perron. Il était seul, et son regard errait avec plaisir d'un groupe à l'autre. Sa peau, hâlée par le soleil, épousait son visage à la perfection et sa coupe de cheveux laissait penser que son coiffeur venait le voir chaque matin. Rien en lui ne me paraissait inquiétant.» (p.75). La « perfection » de sa coupe de cheveux nous donne l’impression d’un homme qui prend soin de son apparence. La remarque quant à son teint (Nick nous dit que sa peau est « hâlée par le soleil.») nous laisse penser que le personnage aurait traversé des aventures, aventures, qui ne semblent pas être traversées par tous les personnages de la classe sociale de Gatsby. Par exemple le personnage de Tom est montré, par Fitzgerald, en totale opposition à notre héros. b) Opposition avec Tom Mais le personnage de Gatsby, et donc son portrait, entre en résonance avec l’autre personnage masculin fort du livre : Tom. En effet, le cousin par alliance de Nick, Tom Buchanan, est décrit comme le complet opposé de Gatsby tant sur le plan physique que moral. En effet, ce personnage, au physique plutôt corpulent (« C'était un homme de trente ans maintenant, plutôt lourd, le cheveu blond paille, la bouche sèche, l'air hautain. » (p.26)) semble aussi être un personnage plutôt agressif : « Des yeux perçants et arrogants lui mangeaient le visage et donnaient l'air agressif d'être constamment penché en avant. ». Le narrateur insiste à de multiples reprises sur l’agressivité du personnage au cours du roman : - « Sa voix haut perchée, enrouée, revêche, accentuait encore cette impression d'agressivité. » (p.26) - « Tom regardait autour de lui avec nervosité. » (p.47) - « D'un coup bien appliqué du tranchant de la main, Tom lui brisa le nez. » (p.60) Et cela est renforcé par une remarque de Daisy : « Voilà ce qu'on gagne à épouser une brute, le symbole même du corpulent, du pesant, du lourdaud, du... » (p.32). En fait, il incarne le symbole de l’américain sportif. Autre que sur le plan physique, l’opposition entre Gatsby et Tom est aussi remarquable sur le plan moral. En effet, Gatsby aime Daisy depuis cinq ans, alors que Tom, lui, est infidèle : « Tom s'est trouvé quelqu'un d'autre à New York » (p36), ce qui d’ailleurs n’étonne pas le narrateur : « Quant à Tom, le fait qu'il ait trouvé "quelqu'un d'autre à New York" me paraissait beaucoup moins surprenant que de le savoir déprimé par la lecture d'un livre » (p.42). Par cette remarque, le narrateur ironise sur l’inculture du personnage. Ce personnage, lorsqu’il est présent à une des soirées de Gatsby, est présenté ironiquement comme « joueur de polo » (p.141), du fait de sa corpulence et parce que sa fortune ne lui confère aucun statut social puisqu’il est rentier. Il n’a rien fait
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d’exceptionnel dans son passé, si ce n’est d’être né dans une bonne famille, tel qu’il est dit au tout début du roman : « Entre autres exploits physiques, le mari de Daisy avait été l'un des alliers les plus athlétiques que Yale ait comptés dans une équipe de football - un héros national en quelque sorte, l'un de ces garçons qui atteignent, à vingt et un ans, un tel niveau de réussite que tout ce qu'ils font par la suite a un arrière-goût d'échec. Sa famille était fabuleusement riche » (p.25). Par conséquent, Gatsby, tout en apparaissant extrêmement riche, se démarque tout de même de Tom et Daisy du point de vue social. II. Portrait social du personnage Notre personnage éponyme a une situation sociale très particulière : en effet, cette dernière est d’abord présentée sous l’angle de son opulence, d’origine inconnue et entraine ainsi une situation ambiguë. Nous lèverons aussi le voile sur l’origine de cette fortune. a) Son opulence Gatsby, personnage dont les origines sont inconnues de la haute société newyorkaise, est détenteur de richesses innombrables, comme le dit le narrateur page 108 : « Le luxe tapageur dont il s’entourait ». En effet, les premières descriptions que nous avons de la demeure du personnage, page 62, sont « ses jardins enchantés, dans une atmosphère de murmures, de champagne ». Sa « Rolls-Royce » est également évoquée. Le narrateur décrit cette ambiance au moyen d’hyperboles telles que « non pas un misérable quinquette, mais toute une armée de trombones, de hautbois et de saxophones, de violons, de trompettes et de piccolos, de caisses claires et de timbales » (p.63). Si bien que lorsqu’il présente sa garde robe de « chemises de fine batiste, de souple flanelles, de soie légère… », Daisy, qui, ellemême, appartient pourtant à la bourgeoisie, fond en larmes, « Elle sanglotait, et sa voix se perdait dans la somptueuse épaisseur des étoffes. » : « Je suis tellement, tellement triste, de n’avoir jamais vu autant, autant de si belles chemises » (p.125). b) Sa réputation ambiguë Mais cette fortune, à l’origine inconnue, n’est pas sans éveiller les soupçons. Gatsby fait beaucoup parler de lui : en effet, les gens se demandent d’où il tire tout cet argent, comment il a réussi à devenir un « tycoon ». Le narrateur, lui-même, s’interroge à travers un monologue intérieur : « Si l'on m'avait dit que Gatsby sortait des marais de Louisiane ou des quartiers malfamés d'East Side, à New York, je l'aurais cru sans hésiter. C'était tout à fait plausible. Mais les gens ne pouvaient pas surgir tranquillement de nulle part et s'offrir un palais sur le détroit de Long Island. » (p.74). Gatsby fait alors l’objet de commentaires ou commérages quant à
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l’origine de sa fortune tels que : « Vous savez ce qu'on dit? Que c'est un cousin, ou un neveu, du Kaiser Guillaume II. C'est pour ça qu'il a tant d'argent » (p.55). En tant que multimillionnaire au passé inconnu, certains n’y accordent que peu d’importance : « J'ai voulu rencontrer mon hôte, mais les deux ou trois personnes que j'ai interrogées m'ont regardé avec un tel effarement et répondu avec une telle véhémence qu'elles ignoraient tout de ses faits et gestes » (p.66) ou « Ceux qui acceptaient l'hospitalité de Gatsby, et lui offraient en contrepartie le subtil hommage d'ignorer tout de lui. » (p.87). D’autres font naître de multiples interrogations, le soupçonnant de beaucoup de choses (« Que des gens, qui baissaient rarement la voix pour s'entretenir des choses de ce monde, la baissent d'instinct en parlant de lui, prouve à quel point le personnage se prêtait aux spéculations les plus romanesques. (p.68) ») et même de meurtres, comme le montre cette conversation échangée entre plusieurs de ses invités lors d’une de ses fêtes : « - Quelqu'un m'a dit qu'on le soupçonne d'avoir tué un homme. […] - Ca, ça va trop loin, à mon avis. C’est plutôt que pendant la guerre il était espion allemand. […] - Celui qui me l'a dit le connaît très bien car ils ont grandi ensemble en Allemagne. » Tout cela est bien évidemment fondé sur des propos invraisemblables car ils ne tarderont pas à être contredits : « - Oh ! Impossible que ce soit ça, intervint la première jumelle. Pendant la guerre, il servait dans l'armée américaine. » (p.68). Certains vont même jusqu’à jurer : « - Ma main à couper qu'il a tué un homme. ». Cette réputation ambiguë, Gatsby essaie de la masquer par la création d’un personnage dont la fortune proviendrait d’un héritage, comme c’est le cas de toutes les personnes issues de la haute bourgeoisie traditionnelle qu’il tente d’imiter. Le récit de sa fausse vie, tel qu’il le fait à Nick, comporte donc cette notion d’héritage « Je suis le descendant de gens extrêmement riches du Middle West – tous morts aujourd’hui » (p.93). On remarque qu’il précise « tous morts aujourd’hui » pour que l’interlocuteur ne puisse mener une enquête. Il ajoute : « J’ai fait mes études à Oxford, comme tous mes ancêtres, depuis toujours ». Comme le dit le narrateur, soupçonneux de la véracité des propos tenus par son interlocuteur, « Il m'observait du coin de l'œil - et je compris pourquoi Jordan Baker était convaincu qu'il mentait. Ces mots : "J'ai fait mes études à Oxford", il les avait comme estompés, comme avalés, parce qu'ils lui brûlaient la gorge peut-être, ou qu'il s'était déjà senti mal à l'aise en les prononçant. », les arguments de Gatsby sonnent trop « cliché » : « Je retins à grand-peine un éclat de rire incrédule. Cette succession de clichés n’évoquait pour moi qu’un ‘’polichinelle’’ en turban… ». Mais cette histoire plus ou moins cousue de mensonges est complétée par des faits réels, comme sa participation à la guerre. Lorsque Gatsby raconte ses exploits militaires à Nick, ce dernier en reste bouche-bée : « Mon scepticisme se trouva alors balayé par une sorte de fascination. J’avais l’impression de feuilleter en toute hâte des douzaines de
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journaux illustrés. » (p.94) et lorsque ce dernier lui montre sa médaille, le narrateur ne peut s’empêcher de penser que l’objet paraît « authentique. » (p.94). c) La réalité En réalité, Gatsby n’est rien de tout ce qu’il essaie de faire croire : sa fortune n’est pas issue d’un patrimoine familial, comme c’est le cas de grands bourgeois tels que Tom ou Daisy, qui n’ont rien eu à faire pour devenir riches. En fait, il a eu recours au bootlegging, qui signifie littéralement "jambe de botte", car à l’origine, les bootlegger cachaient de l’alcool dans la partie montante de leurs bottes. Cette supposition a été évoquée p.87 : « C’est un bootlegger, affirmaient les jeunes femmes ». A l’époque de la Prohibition, un individu qui cachait de l’alcool se vendait par ce système illicite. commerce Gatsby en est un des organisateurs, qui vend de l’alcool sous couvert de pharmacies. Cela est révélé lors de l’altercation entre Gatsby et Tom : « Ce Wolsheim et lui ont acheté une chaîne de petites pharmacies de quartier, ici et à Chicago, et ils vendent de l’alcool sous le comptoir. » (p.175) On a découvert auparavant que Meyer Wolsheim est un ancien joueur et que « C’est lui qui a truqué la finale des Championnats de base-ball, en 1919 » (p.102). Gatsby, appartenant à la classe populaire, « Ses parents étaient de petits fermiers besogneux – son imagination n’avait jamais admis qu’ils puissent être ses géniteurs. » (p.132), c’est dès son plus jeune âge qu’il a pour projet de grimper dans l’échelle sociale, en s’imposant, par exemple, dès son enfance, un emploi du temps spartiate et propre à corriger les stigmates ou les carences de son milieu social d’origine. Un peu comme madame de Merteuil , dans la lettre 81 des Liaisons dangereuses de Laclos, il devient un dieu créateur de lui-même, bien que cela soit pour des raisons sensiblement différentes : « Il a ouvert le livre, et m’a montré la dernière page. Elle portait les mots : EMPLOI DU TEMPS, suivis d’une date : 12 septembre 1906. Et en dessous : Lever………………………………………….….. 6h00 Haltères et pieds au mur….….…………………… 6h15-6h30 Etude électricité etc. ………….……….. ……….. 7h15-8h15 Travail………………………………….…………. 8h30-16h30 Base-ball et sports ………………………………... 16h30-17h00 Exercices d’élocution, self-control, maîtrise du maintien ………….……………………17h00-18h00 Etude inventions qu’il faudrait encore inventer……………….…………………….19h00-21h00 » C’est peut-être aussi pour masquer l’origine illégale et peu reluisante de sa fortune que Gatsby s’est inventé la vie, plus « traditionnelle » d’un « aristocrate » américain : « Il s’était donc forgé un archétype de Jay Gatsby, le seul qu’un garçon de dix-sept ans soit en mesure de se forger, et il s’y montra fidèle jusqu’au bout » (p.132). Pour renforcer et authentifier cet archétype, il invoque, en insistant, son
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passage à Oxford, où il aurait fait ses études, avec photographies de lui, dans le cadre de la prestigieuse université, comme indiscutables preuves : « Ceci non plus ne me quitte jamais. C’est un souvenir des années d’Oxford, pris dans la cour du Trinity College. ». Gatsby a donc réellement été à Oxford, mais il n’y est pas allé, comme il le prétend, pour ses études, dans le cadre d’une tradition pédagogique familiale et élitiste: il y est resté cinq mois, offerts par le gouvernement aux militaires, comme il finira par l’avouer : « - J’y suis allé. C’est exact. […] – En 1919. Je n’y suis resté que cinq mois. Je ne peux donc pas dire que je suis un ancien d’Oxford. » (p.169). La situation sociale du personnage est, en partie, due à son amour pour une personne, son premier grand amour : Daisy (« Daisy était la première jeune fille « comme il faut » qu’il avait rencontrée » (p.191). Or, cette dernière n’avait pu réellement, pour des raisons sociales, voir aboutir son amour pour Gatsby. En effet, une fille de son milieu fait d’abord passer les contingences sociales avant les sentiments. C’est pour cet amour que Gatsby est devenu ce qu’il est devenu : un personnage au luxe digne d’un roi. Cet amour caractérise notamment le portrait moral du personnage.
III. Portrait moral du personnage a) Un ambitieux Il semblerait que Gatsby soit tombé éperdument amoureux de Daisy, depuis le jour de leur première rencontre, en 1917. Lorsque Jordan Baker raconte au narrateur comment Gatsby et Daisy se sont connus, elle insiste sur le sentiment de fascination qui était présent entre eux : « Ils semblaient plongés dans un tel état de fascination réciproque qu’elle ne m’a reconnue qu’au dernier moment » (p.104). Elle insiste, par la suite sur le regard énamouré de Gatsby : « Le lieutenant la regardait pendant qu’elle me parlait, d’une façon dont toutes les jeunes filles espèrent qu’on les regarde un jour. » (p.104). Or, Gatsby dût partir à la guerre, engagement qui sembla s’éterniser : « L’armistice signé, il s’était démené comme un beau diable pour qu’on le rapatrie, mais à la suite d’une erreur ou d’un malentendu, il s’était retrouvé à Oxford. » (p.194). C’est suite à cet évènement que Daisy semblait baisser les bras « Il y avait comme un désespoir impatient dans les lettres de Daisy. » (p.195). Désespoir par la distance renforcé : « Car Daisy était jeune, et l’univers factice dans lequel elle vivait […] transposait en rythme nouveau, toute la tristesse de l’existence et des désirs insatisfaits. ». Daisy commence alors à regarder l’amour d’un autre œil : « Plongée dans ce monde crépusculaire, Daisy se laissait peu à peu envoûter. ». L’amour qui pour elle semblait quelque chose d’éternel se changea en « amours d’un soir » : « Elle eut bientôt une demi-douzaine de rendez-vous, chaque jour, avec une demi-douzaine de jeunes gens. » (p.195). Un amour désespéré : « Elle
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ne sortait plus avec des militaires, et se contentait de quelques jeunes gens qui, pour cause de pieds plats ou de myopie, ne pouvaient absolument pas s’engager dans l’armée. » (p.104). C’est après l’Armistice qu’elle « fait ses débuts dans le monde » (p.105). Elle rencontre alors Tom Buchanan (il est dit que « Sa personne physique, autant que sa position sociale, présentaient une ampleur suffisante pour flatter Daisy » (p.196), qu’elle épousa par la suite : « Le mariage fut le plus fastueux et le plus imposant que Louisville ait jamais connu » (p.105). Mari dont elle semblait très amoureuse, d’après l’opinion de Jordan : « et j’ai pensé qu’aucune épouse au monde n’était à ce point folle de son mari. » (p.106). Le seul souhait de Gatsby est alors de retrouver l’amour de Daisy : c’est pour cela qu’il s’est donné tout ce mal, la raison pour laquelle il est devenu riche. C’est dans l’espoir de voir Daisy qu’il organisait des soirées « Il espérait plus ou moins qu’elle viendrait, par curiosité, à l’une de ses soirées » (p.109). Il espérait alors la séduire par la magnificence de sa demeure et retrouver son amour perdu : « Je ferai tout pour que les choses soient comme avant » (p.147). C’est à travers ces ambitions que l’on découvre un nouveau visage de notre héros, celui d’un amoureux romantique. b) Un amoureux romantique Notre héros se donne beaucoup de mal pour parvenir à ses fins (auxquelles il ne parviendra finalement pas) : plaire à Daisy et retrouver son amour. Pour cela, il commence par acheter une demeure que le narrateur décrit comme « superbe » (p.122), située à un endroit plutôt stratégique : « Il a acheté cette maison pour que Daisy soit face à lui, de l’autre côté de la baie » (p.108). Par la suite, il essaye, par l’intermédiaire de Nick, qu’il sait être le cousin de Daisy, de revoir cette dernière : « Il avait attendu cinq ans, s’était acheté une maison où il s’offrait à toutes les phalènes de passage la splendeur d’un ciel étoilé dans le seul but de traverser, « une après-midi de son choix », le jardin d’un inconnu ? » (p.108). L’idéalisation de cet amour le pousse à un perfectionnisme délirant pour recréer un cadre idyllique à leurs retrouvailles. Celles-ci étant prévues chez son voisin et cousin de Daisy, il lui prête ses moyens pour transfigurer sa modeste demeure : « Il parut réfléchir, puis avec un léger embarras : - J’aimerais tondre ce gazon » (p.112), « Gatsby me fit livrer l’équivalent d’une serre, assorti de vases appropriés » (p.114). Comme tout grand amoureux, Gatsby exprime une certaine peur, ou un stress à l’approche de ce rendez-vous : « Gatsby, l'oeil absent, feuilletait un exemplaire d'Economics, de Henry Clay, sursautait à chaque pas que ma Finlandaise faisait dans la cuisine, et observait de temps en temps mes vitres embuées, comme si d'invisibles et terrifiants événements se déroulaient à l'extérieur. Il finit par se lever et m'informa d'une voix blanche qu'il rentrait chez lui.[...] Il consulta sa montre, comme quelqu'un qui a des obligations plus urgentes. - Je ne peux attendre tout la journée. - Ne soyez pas ridicule, il est à peine quatre heures moins deux. » (p.115) avant de considérer cette idée comme « une erreur, une tragique erreur » (p.119). Et lorsque Daisy arrive, il déserte la maison : « Le living-
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room était vide » (p.116). Gatsby éprouve alors « une intense émotion » (p.117), mais lorsqu’il la voit, il se métamorphose : l’homme peureux retrouve toute sa confiance en lui, porteur d’un « grand sourire, comme un magicien météorologue, un grand seigneur émerveillé qui tient la lumière à ses ordres » (p.121). Gatsby est alors persuadé d’avoir retrouvé l’amour de Daisy, qui lui dit qu’elle l’aime: « Je ne l’ [Tom] ai jamais aimé, finit-elle par dire » (p.173) et qu’elle quittera Tom pour lui : « - Daisy vous quitte. - Absurde. - C’est pourtant vrai, dit-elle avec difficulté. » (p.175). Or c’est cette certitude qui va mener le personnage à sa perte. Conclusion : Le portait de Gatsby, personnage évoquant une époque propice à faire des fortunes faciles, est donc très particulier. Partant du fait qu’il est un «bootlegger», il est présenté comme un personnage crapuleux, qui a gagné son argent illégalement. Mais, ce trait désagréable du personnage, est contrebalancé par son amour naïf et romantique pour Daisy : cette dernière lui ayant promis de le rejoindre et d’abandonner Tom pour lui, chose qu’elle n’a finalement pas été capable de faire. On peut alors se demander si c’est vraiment Gatsby la crapule de l’histoire. D’après Nick, non, il est largement estimable humainement par rapport à Daisy ou Tom : « ce sont tous des pourris […] vous êtes largement au-dessus de toute cette racaille» (p.199). Tom, le mari de Daisy, ne semble pas avoir de scrupules à tromper sa femme avec Mme Wilson. Dans le rôle de crapule, Daisy a aussi sa part : en effet, cette femme est responsable de la mort de deux personnes : responsable directement de la mort de Mme Wilson, qu’elle a renversée avec la voiture de Gatsby, et responsable indirectement de la mort de Gatsby : Mr Wilson a pensé que Gatsby était au volant de la voiture et s’est vengé. En plus du fait que ces deux personnages sont responsables de beaucoup de dégâts, cela ne semble pas les toucher : « Tom et Daisy étaient deux êtres parfaitement insouciants » (p.229) ; « ils cassaient les objets, ils cassaient les humains, puis ils s’abritaient derrière leur argent, ou leur extrême insouciance, ou je-ne-sais-quoi qui les tenait ensemble, et ils laissaient à d’autre le soin de nettoyer et de balayer les débris. ». De plus, malgré la mort de Gatsby, ils continuent à le mépriser plutôt que de lui pardonner, comme le révèle la déclaration de Tom à Nick : « Ce type n’a eu que ce qu’il méritait » (p.228). Certes, Nick, au début de l’œuvre, avait une image péjorative du héros : « Gatsby qui représentait pourtant tout ce que je méprise le plus sincèrement. » (p.220). Cependant, ce sentiment est très largement nuancé : ayant appris à le connaître, il a compris qu’au fond ce n’était pas Gatsby la plus grande crapule et a même fini par l’apprécier : « Gatsby s’est montré parfait jusqu’à la fin. ». La morale de ces faits est donc le conseil donné par le père de Nick, en fait, la première phrase du roman analeptique : « Chaque fois que tu te prépares à critiquer quelqu’un, […], souviens-
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toi qu’en venant sur terre, tout le monde n’a pas eu droit aux mêmes avantages que toi. ».
Jean-Sébastien Silvente, Ludovic Octon Youssef El Badaoui.
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La représentation du luxe Gatsby le magnifique L'Amérique connaît une expansion économique quasi ininterrompue au XXème siècle, en particulier après la Première Guerre mondiale. C'est l'époque des années folles, et l'effervescence économique entraîne un luxe sans frein et une ambiance festive. On voit alors apparaître une société très matérialiste. Le luxe prend désormais une place importante dans le quotidien de la haute société. A cette époque, aux Etats-Unis, la fabrication, la vente, l'importation et l'exportation d'alcool sont prohibées par le 18ème amendement (1920-1933), afin de s'attaquer aux problèmes sociaux et aux problèmes de santé. De nombreux bootleggers profitent alors de la situation pour s'enrichir en vendant de l'alcool. C'est à cette occasion que surgissent des fortunes extraordinaires. De nombreux auteurs ont dépeint ce moment et sa société. C’est entre autres ce qu’illustre le roman Gatsby le Magnifique, publié en 1925 et écrit par F. Scott Fitzgerald. Fitzgerald naît en 1896 et meurt en 1940, il vient d’une famille de la petite bourgeoisie. Il entre à l'école Newman où il écrit des poèmes et des nouvelles. Sa première nouvelle est publiée en 1909. Puis il rentre à Princeton, mais n’obtient pas son diplôme car il privilégie l’écriture et sa place de rédacteur au magazine Princeton Tiger et au Nassau Literary Magazine. En 1917, il s’engage dans l’armée et est nommé sous-lieutenant d’infanterie. Après la guerre, Scott Fitzgerald se lance dans l’écriture d’un roman, L’envers du paradis, où il dresse le portrait de la corruption de la jeunesse américaine. Quelques années plus tard, en 1925, après son roman, Les heureux damnés, est publié Gatsby le magnifique. Dans la banlieue résidentielle de New York qu'est Long Island, Jay Gatsby, personnage éponyme, fait l’objet de nombreuses rumeurs : il serait un «bootlegger». Il aurait fait fortune en profitant de la Prohibition. Pour satisfaire son rêve, retrouver son amour de jeunesse, il donne d'extravagantes réceptions. Scott Fitzgerald, dresse le portrait de la société américaine durant les années folles et met en place des personnages régis par l’obsession du luxe et du paraître. Cela nous amène à nous demander : en quoi le luxe décrit par Scott Fitzgerald est-il révélateur de la société New-Yorkaise des années folles ? On répondra en trois parties. Tout d’abord, on présentera les caractéristiques de la société opulente décrit par Scott Fitzgerald. Puis on montrera que le luxe est un symbole de classe. Enfin, on se demandera si Scott Fitzgerald, à travers son roman, ne fait pas une critique du matérialisme.
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I.
Une société opulente
Les Etats-Unis connaissent une expansion économique importante après la Première Guerre mondiale, durant les années folles, désignées par la célèbre expression anglaise de « Roaring Twenties ». C’est à cette époque et dans ce contexte qu'est décidée la prohibition, entraînant du même coup un marché noir, mené par les bootleggers. C’est aussi dans ce contexte que la société new-yorkaise devient opulente. Dans son roman Fitzgerald donne une importance particulière au luxe qui est omniprésent. De nombreux termes connotent le luxe : « les pierres précieuses » (p.93), « les rubis » (p.127), « radjah » (p.93), « soie rose » (p.123), « luxueuses » (p.192), « l’odeur d’argent frais » (p.65), « décapotable » (p.103), « en or » (pp.142 et 144), « argent » (pp.53, 229). Au luxe des matières correspond le luxe des demeures et de leurs intérieurs, que Fitzgerald nous décrit : «nous avons traversé le salon de musique MarieAntoinette, les grands salons Renaissance » (p.123), « Celle de droite était gigantesque à tout point de vue - minutieuse contrefaçon d'un hôtel de ville quelconque de Normandie, flanquée d'une tour d'angle, pimpante de jeunesse sous un duvet de lierre trop vif, d'une piscine en marbre et d'au moins vingt hectares de pelouses et jardins. » (p.24.) Fitzgerald décrit aussi des quantités démesurées : « Gatsby me fit livrer l’équivalent d’une serre, assortie de vases appropriés. » (p.114), « sa cuisine était équipée d’un appareil capable de presser deux cents oranges en moins d’une demi-heure » (p.63). Fitzgerald nous décrit des fêtes de manière hyperbolique : « Le mariage le plus fastueux et le plus imposant que Louisville ait jamais connu. Le fiancé est arrivé avec cent invités, dans quatre wagons spécialement réservés. Il avait loué un étage entier du Seelbach Hotel... » (p.105). « tous les quinze jours environ, une équipe de charpentiers-décorateurs apportait de grandes bâches et des quantités de lampions multicolores, pour transformer les immenses jardins de Gatsby en arbre de noël » (p.63), « On servait le champagne dans des coupes plus grandes que des rince-doigts » (p.71). L'auteur nous fait part de sommes exorbitantes : « Il avait offert à Daisy un collier de perles estimé à trois-cent-cinquante mille dollars » p.105. « Un legs de vingt-cinq mille dollars ». Les dimensions qui des objets semblent hors du commun : « Celle de droite était gigantesque à tout point de vue - minutieuse contrefaçon d'un hôtel de ville quelconque de Normandie, flanquée d'une tour d'angle, pimpante de jeunesse sous un duvet de lierre trop vif, d'une piscine en marbre et d'au moins vingt hectares de pelouses et jardins. » (p.24), « Tom et Miss Baker avaient pris place aux deux extrémités de l'immense canapé » (p.39). La voiture de Gatsby est immense : « Je la connaissais, tout le monde la connaissait […] enrichie sur sa prodigieuse longueur ». Le luxe est très décrit de manière hyperbolique, en particulier les biens de Gatsby : en effet, celui-ci possède « deux hors-bord », « une plage privée », « une piscine », une « Rolls-Royce » et une armée de domestiques. De plus, le choix des buffets, lors
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des fêtes de Gatsby, est prodigieux : « On dressait des buffets, où des hors-d’œuvre chatoyants et des jambons fumés bardés d'épices côtoyaient des salades bigarrées comme des arlequins, des pâtés de porc et des dindes magiquement changées en or brun. » (p.63). La liste des alcools que possède Gatsby est extraordinaire : « garni de tous les alcools imaginables, et de flacons de liqueurs extrêmement rares, oubliées depuis si longtemps que la plupart de ses invitées féminines étaient trop jeunes pour les distinguer l'un de l'autre. » (p.63). Gatsby a aussi le privilège de posséder un orchestre : « L'orchestre se mettait en place vers sept heures - non pas un misérable quintette, mais toute une armée de trombones, de hautbois et de saxophones, de violons, de trompettes et de piccolos, de caisses claires et de timbales. » (p.63). Nick va jusqu'à décrire Gatsby comme « un simple voisin, propriétaire d'une Hôtellerie de grand luxe. » (p.91). Fitzgerald nous montre bien que l’époque des années folles est animée par un luxe effréné. Le luxe est donc bien présent. Nous allons maintenant voir quel est son rôle. L’histoire amoureuse entre Daisy et Gatsby est impossible car Daisy ne peut épouser une personne qui ne possède pas une grande fortune. Grâce aux nombreuses descriptions du luxe et en raison de l’intrigue amoureuse, on peut dire que le roman porte essentiellement sur l’argent : son rôle y est prépondérant. La citation « Elle a la voix pleine d'argent » (p.158) peut nous confirmer que Daisy vit dans le luxe et qu'elle en a besoin pour vivre. En effet, la voix est essentielle pour parler : à travers la voix de Daisy, on voit donc bien que cet élément lui est vital. Qui plus est, cette nécessité de l’argent se retrouve chez tous les personnages de l’histoire : « L’argent, ils n’ont que ça en tête » (p.53). Cependant, tous ne sont pas dans son cas : en effet, Nick vit de manière plus sobre. Il est obligé de faire attention à son capital financier ou encore de vivre dans une maison moins luxueuse : « Ma maison se trouvait à la pointe extrême de l'œuf, à cinquante yards du détroit, coincée entre deux énormes bâtisses, dont le loyer avoisinait douze à quinze mille dollars par saison. » (p.24). Toutefois, Nick s’intéresse d’une certaine manière à l’argent : en effet, il travaille dans le domaine fiscal : « Puis je montais à la bibliothèque, potassais consciencieusement pendant une heure les problèmes d’argent et de placement financier » (p.8. Il côtoie essentiellement des personnes riches comme Tom, Daisy, Jordan, Gatsby… En réalité, le luxe occupe une place importante dans la vie des personnages. Parallèlement, Fitzgerald nous fait également part du rôle de l'argent dans la société américaine, durant la Prohibition. En effet, l'argent ouvre des portes aux personnages du roman : « J’étais sûr qu’ils cherchaient tous à vendre quelque chose : actions, voitures, contrats d’assurance, en fait, ils sentaient jusqu’au vertige l’odeur d’argent frais qui embaumait les environs et se persuadaient qu’en prononçant quelques mots clefs sur le ton voulu, ils n’auraient aucun mal à s’en emparer. » (p.65). La richesse impose un certain respect, on le voit notamment lorsque Tom passe au garage de Wilson ; ce dernier fait profil bas car il a besoin d’acheter la voiture de Tom : « pas du tout, a répondu Tom, en lui parlant d’un ton sec. Si vous vous le prenez sur ce ton, je ferais mieux de la vendre ailleurs ! - Non,
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non ce n’est pas ce que je voulais dire, a protesté Wilson. Je voulais simplement… » (p.47). Enfin, Fitzgerald nous décrit une société matérialiste qui vit dans l'excès. Pour une réception, « Gatsby me fit livrer l’équivalent d’une serre, assorti de vases appropriés. » (p.114). La décoration de la demeure de Gatsby est décrite ainsi : « Nous avons soulevé des rideaux plus larges que des étendards, tâtonné le long des murs sans fin pour trouver un commutateur. » (p.191), « Nous avons poussé à tout hasard une porte imposante, et nous nous sommes trouvés dans une vaste bibliothèque, style gothique anglais, décorée de panneaux en chêne sculpté, transportés sans doute, un à un de quelques manoirs en ruine du Vieux Continent. » (p.69). De plus, Gatsby soigne son apparence en achetant les meilleurs vêtements : « - J'ai quelqu'un, en Angleterre, qui se charge de ma garde-robe. Deux fois par an, au printemps et en automne, il m'envoie ce qu'il a sélectionné. » (p.125). il possède les plus beaux objets comme sa « Rolls Royce » qui lui permet d'être reconnu de tous : « Je la connaissais, tout le monde la connaissait : d’un jaune crème intense, scintillant de tous ses nickels, enrichie sur sa prodigieuse longueur ». De même, Daisy utilise un stylo peu commun de manière à se faire remarquer : « Et si tu as besoin de noter une adresse, voici mon petit porte-mine en or. » (p.142). Lorsque Gatsby montre ses chemises à Daisy celle-ci a une réaction inattendue, dévoilant son caractère matérialiste : « Soudain, avec un soupir étranglé, Daisy y enfouit le visage et fondit en larmes. -Si belles, si belles... Elle sanglotait, et sa voix se perdait dans la somptueuse épaisseur des étoffes.- Je suis tellement, tellement triste, de n'avoir jamais vu autant, autant de si belles chemises. » (p.125). On voit bien que les personnages ont besoin de posséder : « le living-room regorgeait de meubles en tapisserie trop imposante pour lui, qui bloquaient jusqu’aux portes, et pour s’y déplacer, on se heurtait sans cesse à d’exquises jeunes femmes poussant l’escarpolette sous les frondaisons de Versailles.» (p50). D’un certain côté, il est normal que la société américaine des années vingt devienne matérialiste car l'expansion économique, comme toute abondance soudaine, pousse à l’excès. Cette situation est représentée par le personnage de Myrtle que nous décrirons plus tard. En conclusion, la société dépeinte par Fitzgerald est une population obsédée par l’argent. Tous les personnages, avec une nuance pour Nick, sont présentés au travers de leurs rapports à l'argent, comme nous le montre la sœur de Myrtle, « Elle arriva en terrain conquis et jeta sur le mobilier un tel regard que je crus qu’elle habitait là. » (p.52). Jordan Becker s’inscrit notamment dans le paraître, en partie par ses attitudes : «Couchée de tout son long à l’une des extrémités du canapé, dans une immobilité absolue, elle tenait le menton levé, comme si un objet, qui s’y trouvait en équilibre menaçait de tomber.» (p.28). De plus, Jordan triche au golf car elle souhaite qu’on pense qu’elle a réussi sa carrière. D’une certaine manière, l’Amérique des années folles est une nation qui a sacrifié son être au profit du paraître.
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II. Le luxe un symbole de classe On ne distingue pas qu’une seule forme de luxe. En effet, le luxe de Tom et Daisy, le luxe de Gatsby et le luxe de Myrtle ne s’expriment pas de la même manière. Le luxe de Tom et Daisy est un luxe de bon ton, un luxe de tradition. Ces deux personnages ont toujours vécu très aisément. En effet, Tom vient d’une famille très riche : « Sa famille était fabuleusement riche - à l'université déjà, on lui en voulait d'avoir tant d'argent - et depuis qu'il vivait sur Chicago il vivait sur un pied à couper le souffle. » Ainsi, « il avait fait venir de Lake Forest une écurie de poneys dressés pour le polo. » (p.25). Les chevaux, le polo sont deux activités pratiquées par une classe sociale aisée. Il a donc reçu une éducation propre aux familles de la haute bourgeoisie américaine. De même, Daisy, depuis sa jeunesse, montre, de manière élégante, sa richesse et adopte une apparence distinguée : « Le plus grand des drapeaux, la plus grande des pelouses, appartenait à la maison de Daisy Fay. Daisy venait d’avoir 18 ans, deux ans de plus que moi, et c’était de très loin la fille la plus populaire de Louisville. Elle était toujours habillée de blanc, possédait une petite décapotable blanche » (p.103). On voit bien qu’elle est admirée par Jordan puisque c’est cette dernière qui prononce la phrase. D’une certaine manière, Tom et Daisy ont le « luxe dans la peau ». De plus, leur maison reflète également des goûts ostentatoires : « Sa large main balayait l’horizon, ramassant dans un même geste un jardin à l’italienne, des roseraies entêtantes et un hors-bord au nez pointu qui dansait sur les vagues, au large. » (p.27) et « A l'intérieur de la maison, les lampes donnaient à la bibliothèque un éclat de fleur pourpre. » (p.39). Tout a l’air pensé, à la bonne place. Ils montrent leur richesse de manière calculée : « Nous avons traversé un hall imposant, avant de pénétrer dans un espace de lumière rose, délicatement suspendu au cœur de la maison entre deux portes-fenêtres qui se faisaient vis-à-vis." (p.27). Leurs habitudes de vie sont également régies par la tradition de la haute société américaine comme le montre l’intervention des domestiques à chacune de leurs actions : "Au même moment le téléphone sonna à l'intérieur de la maison, et le maître d'hôtel quitta la véranda." (p.34) et « La nurse fit un pas en avant et tendit la main » (p.154). Dans toutes les situations, Daisy et Tom restent distingués, par exemple, lorsqu’ils sont à la fête de Gatsby, Daisy dit à Tom : « Et si tu as besoin de noter une adresse, voici mon petit porte-mine en or. » (p.142). Il y a dans cette réplique un pointe de snobisme : en effet l’expression « en or » a pour but de rappeler leur position sociale et montre que Daisy est en réalité fière de sa situation. Tom et Daisy adoptent donc une apparence et des habitudes de vie propres aux familles traditionnellement riches. Mais on peut se poser la question : ce luxe n’est-il pas seulement un masque ? Tom et Daisy se trompent mutuellement: Tom avec Myrtle et Daisy avec Gatsby, ce qui montre leur corruption morale et la situation de leur couple qui est en réalité désuni. Vers la fin du roman, Nick résume la situation de Tom et Daisy : « Tom et
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Daisy étaient deux êtres parfaitement insouciants – ils cassaient les objets, ils cassaient les humains, puis ils s’abritaient derrière leur argent ou leur extrême insouciance ou je-ne-sais-quoi qui les tenait ensemble, et ils laissaient à d’autres le soin de nettoyer et de balayer les débris » (p.229). Au contraire, le luxe de Gatsby est ostentatoire : on le voit très bien avec l’exemple de sa voiture : « Je la connaissais, tout le monde la connaissait : d’un jaune crème intense, scintillant de tous ses nickels, enrichie sur sa prodigieuse longueur » (p.75). Ce luxe clinquant et voyant peut s’expliquer par l’histoire de Gatsby. Tout d’abord, il vient d’un milieu pauvre, ainsi que Wolshiem le révèle à Nick : Wolfshiem raconte qu’« il portait encore son uniforme. Il n'avait pas de quoi s'acheter des vêtements civils.[...] Il n'avait rien mangé depuis deux jours. » (p.218). Mais Gatsby est bien décidé à s’intégrer à la haute société. Par exemple, tout jeune, il tient un carnet où il note ce qu’il doit ou ne doit pas faire, afin de bien se tenir, d'améliorer son langage, de se cultiver et d'épouser les codes de la classe à laquelle il rêve d'appartenir. C'est grâce à Cody qu'il apprend les premières formes de luxe : « Et c'est de Cody qu'il devait hériter - un legs de vingt-cinq mille dollars », ce qui est alors nouveau pour lui. Après la guerre, il profite de la situation pour s’enrichir et devient bootlegger : « Ce Wolfshiem et lui ont acheté une chaîne de petites pharmacies de quartier, ici et à Chicago, et ils vendent de l'alcool sous le comptoir. » (p.175). Nouveau riche, il aime étaler son luxe : « A neuf heures précises, un matin de la fin juillet, la superbe voiture de Gatsby remonta en cahotant le chemin défoncé qui conduisait chez moi et j'entendis, comme une bouffée musicale, les trois notes de son klaxon » (p.90). A travers la décoration de sa maison, Gatsby, recherche une certaine classe : « A l'intérieur de la maison, nous avons traversé le salon de musique Marie-Antoinette, les grands salons Renaissance et j'avais l'impression que les invités étaient là, tapis derrière les divans et les tables, retenant leur souffle sur ordre pendant que nous passions au milieu d'eux. » (p.123). Gatsby chercherait donc à être admiré pour oublier ou compenser ses basses origines sociales. De plus, il mêle le luxe de classe et le luxe du nouveau riche : « Sa chambre était la plus sobre de toutes - à ceci près que le nécessaire de toilette posé sur la commode était en or massif. » (p.124). Le luxe démesuré de Gatsby donne lieu à de nombreuses rumeurs : « - Vous savez ce qu'on dit ? Que c'est un cousin, ou un neveu, du Kaiser Guillaume II. C’est pour ça qu'il a tant d'argent. » (p.55), « Pour moi il a tué un homme » (p.74), « Le type qu’il a tué autrefois avait découvert qu’il était un neveu d’Hindenburg et le cousin germain du diable » (p87). En réalité personne ne connaît ses véritables origines et intentions. De plus, Gatsby ment sur ses origines : « Toute ma famille est morte, et j'ai hérité d'une immense fortune. » (p.92) alors que, dans la suite du livre, on sait que Gatsby a gagné sa fortune de manière malhonnête. On le voit notamment lorsqu’il dit à Nick : « ça vous prendra très peu de temps et risque de rapporter gros. Une affaire plutôt confidentielle, vous voyez ? » (p.113). Néanmoins, le mystère de sa richesse ne dérange pas outre mesure les habitants de Long Island et East-Egg car il fait preuve d'une certaine générosité. Il organise alors
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de nombreuses fêtes : « On endentait de la musique chez mon voisin pendant les nuits d’été. Des hommes et des femmes voltigeaient comme des phalènes à travers ses jardins enchantés dans une atmosphère de murmures, de champagne et d’étoiles » (p.62). De plus, lors de ses fêtes, il ne se refuse rien : « Mesdames et messieurs, à la demande expresse de M. Gatsby, nous allons vous jouer la toute dernier composition de M. Vladimir Tostoff, qui a été très remarquée à Carnegie Hall en mai dernier. Ceux d’entre vous qui lisent les journaux savent à quel point elle a fait du bruit. » (p.75). Toutes ses soirées renforcent le caractère abondant et soudain de sa richesse : il dépense donc sans compter. Il offre même à ses invités des présents ; une invitée parle d’une robe offerte par Gatsby : « Je voulais la mettre ce soir. Bleu pétrole avec des perles bleu lavande. Deux-cent -soixante-cinq dollars. » (p.65). On voit bien que Gatsby accorde une importance particulière à ses fêtes. En effet, son emploi du temps est précis et perpétuel : « Chaque vendredi, un fruitier de New York livrait cinq cageots d’oranges et de citrons » (p.62) et « tous les quinze jours environ, une équipe de charpentiers-décorateurs apportait de grandes bâches et des quantités de lampions multicolores» (p.63). Cependant, Gatsby ne participe pas « réellement » à ses fêtes ; il jette un coup d’œil à ses invités, puis s’en va. En effet, le véritable but de ses fêtes est de voir Daisy y prendre part, de reconquérir son cœur afin de l'épouser et de vivre avec elle. Rejeté par cette dernière en partie à cause de son rang social moyennement élevé, il pense que, lorsqu’elle verra sa nouvelle richesse et sa demeure, « Celle de droite était gigantesque à tout point de vue minutieuse contrefaçon d'un hôtel de ville quelconque de Normandie, flanquée d'une tour d'angle, pimpante de jeunesse sous un duvet de lierre trop vif, d'une piscine en marbre et d'au moins vingt hectares de pelouses et jardins. C'était le demeure de Gatsby » (p.24), elle acceptera de rester près de lui. Gatsby vit donc dans un rêve. D’une certaine manière, Gatsby est un personnage romantique. On peut désormais distinguer deux types de luxe : celui de Tom et Daisy et celui de Gatsby, qui se traduisent également par les endroits où ils vivent. En effet, Tom et Daisy vivent sur West-Egg, le coin le plus recherché de Long Island, île qui est à la fois la plus peuplée des Etats-Unis et une des plus réputées. En revanche, Gatsby vit sur East-Egg, une île riche mais qui paraît moins huppée que Long Island. Un troisième type de luxe apparaît, celui de Myrtle. Considérée comme une « poule de luxe », Myrtle profite de sa liaison avec Tom pour profiter d’une vie luxueuse : « Je dois faire une liste de tout ce qu'il me faut. Un massage, une indéfrisable, un collier pour mon chien, un de ces cendriers adorables, vous savez, avec un ressort sur lequel on appuie, une couronne mortuaire pour la tombe de ma mère, avec un nœud de ruban de soie noire, qui doit tenir tout l'été. » (p.59). En effet, Myrtle mène une double vie. D'une part, elle habite avec son mari, qu'elle ne supporte pas, un endroit pauvre : « C’était sordide et nu, sans autre voiture qu’une
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épave de Ford couverte de poussière, échouée dans un coin » (p.46). D’autre part, elle vit avec Tom, qu'elle aime tout en profitant de sa fortune : "Ça fait onze ans qu'ils vivent au dessus du garage et Tom est le premier joli cœur qu'elle s'offre." (p.58). Myrtle aime aussi ce changement de vie et s'y adapte parfaitement : « Mrs Wilson inspecta les environs avec l’œil d’une reine qui regagne enfin son royaume, prit son chien dans ses bras, ramassa ses autres emplettes, et franchit le seuil, tête haute. « (p.50). Myrtle fait preuve d’un certain panache vis-à-vis de ses amis : « j’aime votre robe, enchaîna Mrs McKee, je la trouve adorable. D’un haussement méprisant des sourcils, Mrs Wilson balaya le compliment » (p.53), elle va même jusqu’à jouer le mépris qu'elle prend pour un signe de distinction : « j’avais demandé des glaçons au liftier, soupira Mrs Wilson en haussant les sourcils d’un air désespéré, devant l’inefficacité manifeste des classes laborieuses. Ces gens-là ! Il faut être sans cesse sur leur dos ! » (p.54). Elle est toutefois bientôt rattrapée par sa vulgarité : "Puis elle passa la langue sur ses lèvres, et, sans se retourner, dit à son mari, d'une voix indolente, vulgaire" (p.47). De plus, elle éprouve une certaine ivresse de la métamorphose, allant jusqu'à se changer plusieurs fois dans la même journée : "Elle s'était changée, pour une robe de mousseline marron à ramages" (p.48) et «Mrs Wilson, qui s’était changée de nouveau, arborait une robe cocktail en taffetas crémeux « (p.52). Cependant, la métamorphose de Myrtle devient de plus en plus ridicule car elle ne se contrôle plus : « L’insolente vitalité, qui m’avait tant frappé au garage, faisait place peu à peu à une hauteur emphatique. Son rire, ses gestes, ses propos, se chargeaient d’une affection de plus en plus accentuée et comme la pièce rétrécissait à mesure qu’elle se rengorgeait, elle ressemblait de plus en plus à une toupie, qui grinçait en tournant sur elle-même, à travers l’atmosphère enfumée » (p.53). Tout semble être démesuré : « le living-room regorgeait de meubles en tapisserie trop imposante pour lui.» (p.50) et « Photographie démesurément agrandie, d’une poule perchée sur un rocher […] qui pendait au mur comme un ectoplasme » (p.51). On peut conclure que l’aisance matérielle que lui procure Tom lui a fait perdre le sens des réalités. En réalité, elle ne contrôle pas la situation.
En conclusion, le luxe est souvent un paravent pour masquer les apparences. En effet, le luxe de Tom et Daisy leur sert à cacher la désunion et la corruption de leur couple. Celui de Gatsby cache la cicatrice d’une histoire d’amour impossible et des origines sociales refoulées. Quant à celui de Myrtle, il illustre un fantasme presque puéril et un besoin d'évasion. Le luxe est associé à une certaine mélancolie, notamment pour Gatsby : « Ainsi tout était vrai. Je vis les peaux de tigre flamboyer dans son palais, sur le Grand Canal. Je le vis ouvrir un écrin de rubis, et demander à leurs éclats de braise pourpre d’apaiser les blessures de son cœur. » (p.94).
III. Une critique du matérialisme?
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Fitzgerald s’inscrit dans son œuvre : on retrouve de nombreuses références à sa propre histoire dans la vie de Gatsby. Scott Fitzgerald était-il attiré par cette vie au luxe enchanteur? Au contraire, son but n’était-il pas de créer une distance ironique avec la société américaine du XXème siècle ? Les éléments autobiographiques sont nombreux. Fitzgerald vit durant la période de la Prohibition. L’auteur et son personnage sont « contemporains ». La fortune de Gatsby est issue de la Prohibition. En effet, Fitzgerald fait des études dans l'université prestigieuse de Princeton grâce à l'héritage de sa grand-mère, mais il n’obtient pas de diplôme et entre dans l'armée. De même Gatsby, qui vient d'un milieu pauvre, ne peut se permettre des études si coûteuses. De plus, Fitzgerald rencontre sa future femme durant ses années passées dans l’armée ; Gatsby rencontre Daisy dans les mêmes circonstances quand il est militaire. Ces similitudes montrent que l’œuvre s’inspire de la vie de l’auteur. Cependant, tel est le cas de beaucoup d’œuvres. La particularité de Gatsby le Magnifique est que Fitzgerald transparaît dans le personnage de Gatsby plus que dans celui de Nick, qui est pourtant le narrateur. Fitzgerald garde néanmoins une certaine distance avec l’histoire de Gatsby, ce qui nous amène à poser la question du but de son récit. Les nombreuses descriptions du luxe et son omniprésence montrent que Scott Fitzgerald ressent une fascination pour cet univers. De plus, le livre évoque seulement les temps de loisirs, les fêtes chez Gatsby, Myrtle ou encore les repas chez Tom et Daisy, les sorties en voiture… Seul le personnage de Nick nous rappelle les contraintes de la vie ordinaire lorsqu’il va à son travail. Daisy, Tom, Jordan et Gatsby vivent dans un monde d’apparences, sans contrainte, ni problème. Il est certain que tous rêvent de vivre selon leurs envies. On peut donc conclure que Fitzgerald nous livre son admiration pour la société opulente des années vingt. Cependant, Fitzgerald décrit parfois ses personnages avec ironie. Par exemple, Jordan triche au golf et Gatsby dit de Jordan : « - Oh rassurez-vous. Miss Backer est une vraie sportive. Jamais elle ne ferait quoi que ce soit en dehors des règles du jeu » (p.100). Lors de la fête de Gatsby, des jumelles habillées de jaune deviennent ridicule : « Elles interprétèrent une saynète, déguisées en nourrissons » (p.71). De plus, on peut voir une certaine ironie dans la conclusion du roman. En effet, Gatsby, l'homme romantique, malgré les méfaits qu'il a orchestrés pour gagner sa vie, meurt à cause de Daisy, tandis que Daisy, véritable responsable de la mort de Myrtle et de Gatsby, continue sa vie et ne se soucie de rien. On peut reprendre la situation de Nick : « Tom et Daisy étaient deux êtres parfaitement insouciants – ils cassaient les objets, ils cassaient les humains, puis ils s’abritaient derrière leur argent ou leur extrême insouciance ou je-ne-sais-quoi qui les tenait ensemble, et ils laissaient à d’autres le soin de nettoyer et de balayer les débris » (p.229). En dressant le portrait de la société new-yorkaise, Scott Fitzgerald montre à la fois les côtés fascinants et entêtants du luxe abondant lors des fêtes données par Gatsby. Cependant, Scott Fitzgerald témoigne d’une certaine distance critique vis-à-
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vis de ce mode de vie et dénonce les vices de cette société : l’alcool, le mensonge, l’adultère… Conclusion: A travers les personnages de son roman, Fitzgerald, tout en offrant l’exemple même d’un classique de la littérature américaine, présente une époque, celle des années folles, les fameuses « roaring twenties » qui est celle de tous les excès, en particulier le luxe des fortunes récentes. Cependant Fitzgerald prend aussi soin de décrire le luxe de « l’aristocratie » américaine avec la part d’hypocrisie et le matérialisme qu’il comporte. Une morale désabusée se dégage de l’atmosphère luxueuse de la fin du roman. Finalement, Gatsby le Magnifique nous montre que le luxe semble inaccessible. Le luxe qui sert de masque est l’élément le plus important du livre. En décrivant la société des années folles, Fitzgerald soulève un problème récurrent des civilisations : le luxe. C’est l’une des préoccupations majeures de nos sociétés occidentales. En effet, la course au luxe est encore un puissant moteur humain. L’opulence est synonyme de réussite. Mais le luxe, lié à l’argent subit ses fluctuations. Pourtant, omniprésent chez Fitzgerald, le luxe est dénigré.
Julien Beneteau et Clara Billat
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Manhattan Transfer, de John Dos Passos. Un exposé d’élèves : La ville et les personnages. Avec le Réalisme, au XIXème siècle, la description de la ville fait son apparition dans la littérature romanesque (cf. Rastignac, dans Père Goriot, de Balzac, adressant un défi à Paris, dont il contemple le panorama depuis le cimetière du Père Lachaise. // Gogol dans ses Nouvelles de Saint-Pétersbourg). Mais si le mouvement réaliste est « supplanté » par d’autres mouvements, la ville est devenue un véritable topos dont s’empareront avec leur approche esthétique propre les mouvements lui succédant, en particulier les auteurs de la modernité comme Baudelaire de « rêve parisien » ou Emile Verhaeren avec « La Ville » ou son recueil Les Villes Tentaculaires. Dans le même temps, la notion de personnage romanesque évolue largement elle aussi. Avec le réalisme le personnage romanesque s’étoffe : il y a une silhouette, un passé, une psychologie détaillé et révèles au lecteur par le point de vue omniscient du narrateur. La ville est le plus souvent subordonnée à son parcours, qu’elle soit fond de décors à son quotidien, terrain de son ambition, cadre étouffant de son échec. Pourtant, la modernité en s’intéressant à la ville pour ellemême et l’évolution romanesque en amenuisant le personnage, vont contribuer à inverser le rapport de ces deux éléments : la ville devenant personnage principal et le personnage, un acteur secondaire de la géante scène urbaine. C’est ce qu’illustre en particulier John Dos Pasos, auteur de « la génération perdue », dans son roman Manhattan Transfer, publié en 1925. En effet, présentant les parcours entrecroisés d’une trentaine de personnages dans le quartier de Manhattan à New York, il illustre surtout la puissance destructrice de la ville sur des destins qui semblent complètement lui être subordonnés. Quels rapports semblent entretenir ville et personnage dans ce roman ? I.
Quelle représentation de la ville ?
a) L’origine du titre. Le titre de l’œuvre de John Dos Passos, Manhattan Transfer, fait référence à une gare citée dans le roman : « Ils durent changer de train à Manhattan Transfer ». C’est aussi une gare qui a vraiment existé, aujourd’hui désaffectée, se situant dans le New Jersey près de Harrison, elle desservait New York, en passant par le tunnel sous l’Hudson. De par ce choix de nom, l’auteur évoque aussi le lieu dans lequel se déroulera principalement l’action du livre : le borough de Manhattan ; « les édifices
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de Manhattan se mirent à défiler, gris comme sur une photographie. » p.466 : « Derrière ce banc de brouillard se trouve Manhattan » « Qu’est ce que Manhattan -C’est New York …New York est construit sur l’île de Manhattan » « New York est sur une île » p.88 b) La représentation de la couleur locale New-Yorkaise. L’auteur fait aussi preuve d’une grande précision topographique concernant Manhattan, il cite Ellis Island et la statue de la Liberté : « La statue de la Liberté se dressait, vague comme un somnambule » p.82, « Voilà la statue de la Liberté. Une grande femme verte, en peignoir, debout sur un îlot, le bras en l’air » p.89 « Oh ! Voilà la statue de la Liberté » p.347. Il cite aussi Central Park : « Central-Park » p.140 ou encore les quais : « le long du quai » (p.86), ou encore : « Il tend le cou pour regarder l’immensité lumineuse du port qui, jusqu’aux collines de Ellis Island, s’étend, couvert de mâts, de fumées, de flocons de vapeur, de grands chalands sombres » (p.363), « l’eau brune du port » p.86. Il cite également des noms de rue ; « la 5ème avenue » (p.420) ; « la 305ème », p.446. Ce grand nombre de précisions nous amène à nous figurer un plan très précis du quartier, comme une carte créée au fur et à mesure du livre, par les allers et venues des personnages. c) Une description particulière. Ce roman illustre aussi bien les différents milieux sociaux de la ville, du quartier le plus chic au plus pauvre. Par cette action, John Dos Passos décrit parfaitement les différents aspects de la ville. Cependant, pour y arriver, il n’utilise pas, sauf dans certains cas, une description réaliste, de type balzacien et préfère décrire le regard du personnage, sa vision : « (…) ils étaient debout, côte à côte ; près de la fenêtre d’où ils voyaient l’Hudson couleur d’ardoise, les bateaux de guerre au mouillage et une goélette qui en louvoyant remontait la rivière » (p.55). Puis l’auteur y ajoute les ressentiments du personnage par rapport à ce qu’il a vu : « la 5e Avenue était rose et blanche sous des nuages roses et blancs, dans une brise légère qui semblait fraiche après l’épaisse conversation et la lourdeur de la fumée et des cocktails » (p.173) ; ou encore : « George Baldwin remontait Madison Avenue, portant sur le bras son pardessus de semi-saison. Il sentait sa dépression fondre dans l’éblouissant crépuscule d’automne. D’une rue à l’autre, dans l’air plein de ronflements de taxis et d’odeurs d’essence, deux avocats, habit noir et col empesé discutaient dans sa tête » (p.351). Ce type de description qui n’est pas des plus utilisés nous laisse imaginer une série de tableaux impressionnistes représentant la ville sous tous ses aspects et l’effet produit sur les différents personnages de l’œuvre.
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II.
Une nouvelle approche des personnages ?
a) Une multitude de personnages de tous les horizons. Ce qui frappe tout d’abord à la lecture de Manhattan Transfer, c’est la profusion de personnages, qui sont au nombre de trente-huit (Jimmy Herf, Ellen Thatcher, Martin, Stan, Ed Thatcher, Susie Thatcher, George Baldwin, Gus McNeil, Nellie McNiel, Phil Sandbourne, Joe Harland, Jeff, James, Emily et Maisy Merivale, Jack Cunningham, Joe O’Keefe, Dutch Robertson, Francie, Anna Cohen, Elmer, Cecily, Ruth Prynne, Cassandra Wilkins, Phineas Blackhead, Densch, Bud Korpening, Gladys, Congo Jake, Emile, Nevada Jones, Tony Hunter, Ernestine Rigaud, Pearline, John Oglethorpe, Harry Goldweiser, Lily Herf et Florence). Leurs destins se croisent et s’entrecroisent, et sont suivis sur une vingtaine d’années, de 1900 à 1920 environ. Cette multitude de personnages tue la notion de héros, selon la conception Balzacienne, suivant laquelle, entre autres, un roman compte généralement un ou deux personnages principaux, autour desquels se construit un récit. Or, chez John Dos Passos, c’est totalement le contraire qui se produit. En effet, dans Manhattan Transfer, on ne peut pas réellement considérer qu’il y ait un héros, mais plutôt une multitude de personnages secondaires, dont on ne connaît que peu d’éléments du passé. D’autre part, ces personnages appartiennent à différents milieux sociaux : George Baldwin est avocat, Gus McNiel est au départ laitier, Bud est sans domicile fixe, Ed Thatcher est un riche homme d’affaires, Ellen est actrice, Jimmy est journaliste, Phil Sandbourne est architecte, etc. De plus, cette diversité sociale est renforcée par une diversité culturelle, avec des personnages de tous horizons : Congo, Emile, et madame Rigaud viennent de France, Marco, un ami d’Emile et Congo, est italien…, possédant des accents différents selon leur origine : ainsi, Mme Rigaud possède un « accent bordelais » (p.77), Marco a un accent italien, etc. Cette diversité culturelle et sociale peut être interprétée comme la volonté de Dos Passos de créer un tableau exhaustif de New York, fidèle à son modèle. De plus, la diversité culturelle et sociale est un reflet du multiculturalisme de New York, présentée comme un carrefour des cultures. Mais si les personnages diffèrent de par leur origine et leur milieu social, ceuxci possèdent tout de même un point commun, celui d’être obsédés par l’argent et la réussite.
b) L’argent et la réussite. L’argent et la réussite sociale sont au centre de Manhattan Transfer. L’ensemble des personnages est obsédé par cela. Ainsi, l’argent constitue un vrai topos dans l’œuvre, et cela se retrouve dans les noms de chapitres, comme le troisième chapitre de la Première Partie nommé « Dollars ». De même l’argent est
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omniprésent au cours du récit : « payé » et « argent » p.18, « quinze dollars par mois » p.150, « 6 dollars et 16 cents » p.184, « millionnaires » p.305, « un nickel » p.401, « trois cents » p.505. Cette obsession de l’argent est doublée d’une ambition démesurée pour la majorité des personnages, qui, la plupart du temps, n’arrivent finalement pas à obtenir ce qu’ils souhaitent. Par exemple, Bud Korpening fuit la campagne pour réussir à New York, mais finit par mettre fin à ses jours, faute d’emploi, de logement et donc d’argent, et ne réalise pas son souhait. De même le souhait d’ascension sociale se retrouve chez quasiment tous les personnages, mais peu réussissent cependant, voire redescendent dans cette échelle sociale. C’est le cas de Joe Harland, considéré autrefois comme le Roi de la Bourse, ou encore le Sorcier de Wall Street, et qui se retrouve sans rien à la suite de mauvais placements boursiers, qu’il attribue à la perte d’une cravate, réduit à demander de l’argent à un ancien employé, nommé Felsius. Ainsi l’argent et la réussite sont les principales raisons de vivre et d’espérer des personnages, et leur absence conduit à leur mort (Bud Korpening) ou à leur déchéance (Joe Harland). On peut voir dans ce New York tourné vers l’argent et vivant pour lui un prélude à la crise qui toucha les Etats-Unis en 1929. En effet, pour gagner de l’argent, les personnages ont recours à la spéculation (comme le faisait Joe Harland lorsqu’il était ce que l’on peut de nos jours considérer comme un trader), créant ainsi une bulle spéculative explosant en 1929 et conduisant à la ruine de nombreuses personnes ayant placé de l’argent en bourse ou à la banque (manque de liquidités). On peut donc considérer que l’argent et la réussite sont le nerf de la vie des personnages de Manhattan Transfer, mais également des individus vivant au cours des Années Folles. Enfin, nous allons étudier la façon dont le récit est construit. c) Les techniques narratives : On peut tout d’abord remarquer que le début du livre est un début in medias res, c’est-à-dire que le récit s’ouvre directement sur une action, avec la naissance d’Ellen, dont on ignore alors le nom, symbolisant peut être la naissance d’un nouveau type de personnage, différent du personnage classique dont on connaît tout par le biais d’un narrateur omniscient, comme cela peut se voir chez Balzac, mais plutôt un personnage dont on ne sait que ce qui est essentiel dans l’économie du récit. D’autre part, on peut observer que Manhattan Transfer est constitué d’une suite de séquences, mimant ainsi ce qui se fait au cinéma. Par ailleurs la plupart des critiques parlent de « littérature cinématographique » pour caractériser Manhattan Transfer. Les séquences ont parfois un rapport avec celles qui les précèdent : on peut donc parler de transitions, comme au cinéma, avec les fondus enchaînés. On peut également remarquer un autre point commun avec le cinéma, qui est l’alternance des points de vue dans l’œuvre. En effet, la narration oscille sans cesse entre des points de vue interne, externe et omniscient. Cela peut par exemple se voir page 49, où le narrateur passe du point de vue externe au point de vue interne : « Fifi
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ricana. Après que le colonel eut examiné les fanons du cheval et lui eut caressé la tête, ils montèrent dans la voiture. Le colonel installa soigneusement Fifi sous son bras et ils partirent. Emile resta une seconde à la porte du restaurant, déplissant un billet de cinq dollars. Il était fatigué et ses pieds lui faisaient mal. ». Le point de vue le plus souvent représenté au cours du récit et donc de la narration est le point de vue interne : on perçoit New York de façon subjective, au travers du regard du personnage, et on connaît ses sentiments. Enfin le récit de Manhattan Transfer est caractérisé par de nombreuses ellipses, rendant difficilement compréhensible le début du récit. En effet, on nous présente page 9 la naissance d’Ellen, puis, moins de vingt pages plus tard celle-ci danse (p.27), avant que l’on apprenne qu’elle est mariée à Jimmy Herf (p.147), et qu’elle a eu un fils, Martin, avec Stanwood Emery, qu’elle élève avec Jimmy depuis la mort de son père biologique. La chronologie de l’histoire est donc peu précise, mais celleci permet de ne garder que l’essentiel, comme pour les informations sur les personnages. Chez Dos Passos, la vie et l’histoire du personnage est donc réduite à l’essentiel, comme si celui-ci n’était qu’un personnage secondaire derrière le personnage principal : la ville de New York. En résumé, on peut dire que le roman profite de la modernité de la ville de New York, pour faire évoluer la notion de personnage, différente de celle qui avait prévalu au cours des siècles précédents.
III/ Les personnages et la ville a) New York, une gare de triage. Comme on l’a déjà dit précédemment, le titre de l’œuvre, Manhattan Transfer, est en réalité le nom d’une gare. La gare étant un lieu d’arrivées, de départs, et de croisements humains, on comprend alors mieux le titre qui annonce en réalité la relation entre les différents personnages qui ne font que se croiser tout au long de l’histoire, l’exemple le plus frappant étant celui de Jimmy Herf et Ellen Tatcher dont on suit les histoires séparément jusqu'à ce qu’ils se rencontrent, restent en couple un moment puis se séparent finalement. Ce schéma s’applique pour la presque totalité des personnages principaux. Cet entrecroisement de personnages peut aussi mimer la structure des rues à New York qui sont droites et forment comme un immense quadrillage. Et si le destin des personnages est comparable à une route de New York, on comprend qu’ils finissent logiquement par quitter la ville ou du moins vouloir la quitter. En effet, beaucoup de personnages arrivent à New York au cours du roman, par divers moyens et pour diverses raisons, mais tous avec la même perception de la ville de New York, qu’ils voient comme la ville de la chance, comme une nouvelle Babylone, comme cela est dit dans les épigraphes du chapitre 2 appelé « Métropole » : « Il y avait Babylone et Ninive elles étaient construites en
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briques […] l’acier, le verre, la brique sont les matériaux des gratte-ciel » ou encore dans l’épigraphe du chapitre 3 « Dollars » où un personnage dit : « Nous sommes dans le pays de la chance ». C’est dans cette ville idéale que tous ces personnages espèrent trouver du travail, devenir riches, célèbres ou alors juste changer de vie, comme par exemple Bud, un personnage apparaissant dans la première partie du récit, qui arrive à New York pour fuir la police et accessoirement trouver « de l’ouvrage » ; ou alors Emile & Congo arrivant de France, qui fuient le bateau où ils travaillaient, désirant mieux réussir dans cette ville de toutes les espérances : « Moi je fous le camp à New York ». La ville de New York est à ce moment là pour tous ces personnages une ville d’ambitions, d’orgueil, à l’instar de Babel et de sa fameuse tour. Mais tout comme l’ambition des hommes de la Genèse et leur tour dont, comme ils le disent, le « sommet sera dans les cieux », les rêves des personnages seront plus ou moins vite brisés, déçus par cette ville : « Je te dis que j’en ai plein le dos de cette ville » ; ou encore « Cette ville est foutue ». Après l’avoir rêvée ils désireront finalement la quitter. Mais quitter New York n’est pas une entreprise si aisée, comme le voit avec l’exemple de Bud, qui n’y arrivera jamais ou presque, puisqu’il finit par se suicider à la fin de la première partie. Jimmy quant à lui la quitte réellement à la toute fin du livre et de manière beaucoup moins radicale : « Vous allez loin ? Je ne sais pas trop, assez loin » b) New York, un personnage a part entière Mais que les personnages réussissent ou non, c’est dans tous les cas grâce ou à cause de la ville qui détient une grande influence dans leurs aventures. Cela se manifeste par divers événements, comme par exemple des accidents urbains : incendies ou accidents de transport. Ainsi, Gus MC Niel est renversé par un tramway alors qu’il livrait du lait : cet accident le conduira finalement à devenir député grâce à l’argent qu’il gagnera en remportant le procès fait à la ville avec l’aide de George Baldwin, qui lui deviendra un avocat réputé. Cette omniprésence de la ville tout au long du récit peut nous donner l’impression qu’elle est finalement le personnage le plus important de cette œuvre. Comme une sorte de divinité qui « jouerait » avec les personnages secondaires, impuissants, détruits par leur propre création (Dieu et les hommes dans la Genèse). Cette importance de New York entraîne beaucoup de personnifications de la ville et de ses bâtiments dans le texte : « Les édifices se mirent a défiler » ; « Le bas New York s’élevait » ; « le Woolworth s’allongeait »… alors qu’en contrepartie on observe beaucoup de réifications des personnages : « Des hommes et des femmes se pressent, écrasés, bousculés comme des pommes qu’on fait rouler dans un pressoir », voire des animalisations « Il n’y avait que des Irlandais qui venaient au printemps avec les premiers bancs d’alose ».
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c) Une ville cosmopolite. On remarque en effet le nombre élevé de cultures, de langages différents dus à l’immigration : « Ici c’est certainement la ville rêvée pour ceux qui viennent d’ailleurs ». Cette forte immigration est d’ailleurs plutôt mal perçue par les autochtones : « Il ne tient pas à être mis dehors par un tas de sacrés étrangers ». Cette multiplication de cultures et de langages est associée à l’épisode de la tour de Babel qui raconte comment les hommes voulaient se réunir pour construire une immense ville et une tour qui atteindrait les cieux, mais Dieu qui les vit devenir trop puissants multiplia les langues et les dispersa sur la terre, et ainsi la construction de la ville s’arrêta : « Allons ! Bâtissons nous une ville et une tour dont le sommet soit dans les cieux […] brouillons les langages ; de sorte qu’ils n’entendent plus le langage les uns des autres ». Même si ici les personnages se comprennent on observe qu’une certaine confusion règne dans la ville, ce qui en donne donc une image négative voire maléfique : ce point de vue est très proche de celui des auteurs de la modernité qui en donnent eux aussi une image très négative. Conclusion : Ce roman est sûrement le plus important sur la ville de New York, par sa volonté de vouloir représenter dans ses moindres aspects, et en même temps dans sa globalité, le quartier le plus célèbre de New York, c'est-à-dire Manhattan. C’est dans ce but qu’un très grand personnel romanesque est créé (une vingtaine de personnages). Mais ce faisant, la notion est de héros est réduite à néant au profit de la ville qui devient le personnage central de l’œuvre. Comme un organisme manipulateur et souvent destructeur des destins qui s’y jouent, la ville a sur les personnages une action qui est le plus souvent néfaste, ce qui en fait un lieu infernal : presque toutes les ambitions y sont déçues. On sent déjà, en particulier par l’obsession de l’argent, la crise économique de 1929. Dos Passos veut-il par le biais de New York, chef d’œuvre moderne de l’orgueil humain, mettre en garde l’Homme contre le monstre qu’il a généré et qui bientôt l’asservira ? Jérôme BROSSARD, PERRY Quentin et Benoît MARTINS-PERREIRA
Jazz, de Toni Morrison. Deux exposés d’élèves : L’image de la communauté noire et New York vu par le prisme de la communauté noire.
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L’image de la communauté noire Introduction : L’arrivée des Noirs en Amérique commence au XVIème siècle par le commerce triangulaire. Les Européens, passant par l’Afrique pour acheter des esclaves noirs, les échangeaient ensuite en Amérique contre des produits tropicaux tels que le sucre, le café, le cacao et le coton avant de rentrer en Europe. Ce commerce d’esclaves est aussi appelé la « traite des Noirs ». C’est donc en tant qu’esclave qu’ils débutent leur vie sur ce continent qui leur est étranger. Toni Morrison, romancière américaine, née dans une famille ouvrière, reçoit en 1993 le Prix Nobel de littérature pour l’ensemble de ses œuvres qu’elle consacre à la description de la condition des Noirs aux Etats-Unis. Toujours dans un but de restitution de la mémoire de la communauté noire, elle écrit Jazz en 1992. Ce roman retrace l’histoire d’un couple de Noirs américains venant de Virginie pour s’installer à New York dans le quartier de Harlem en 1926, pris au cœur d’un crime passionnel et qui va rechercher dans son passé les causes d’un tel agissement. Problématique : En quoi Toni Morrison fait à travers ce fait divers une œuvre de transmission de l’histoire de la communauté noire à New York ? Pour répondre à cette question nous verrons tout d’abord en quoi le thème du déracinement est très présent dans cette œuvre, nous étudierons ensuite les rapports entre les communautés noires et blanches et, enfin, nous nous pencherons sur tout ce qui caractérise la culture noire.
I) Le thème du déracinement. Dans son œuvre, Toni Morrison utilise Harlem comme lieu du déroulement de l'action. Cela n'est pas sans signification puisque le personnage principal est un noir. a) Les Noirs en Amérique. La fin de l'esclavage est symbolique pour cet auteur, puisque durant tout son récit Toni Morrison montre que la ségrégation est très importante aux Etats-Unis, même après l'abolition de l'esclavage en 1865, car elle nous montre les places qu'ont les Noirs dans la société de par leurs métiers ou leurs conditions de vie : « On ramassait le coton, coupait le bois, on labourait ». Cette citation nous indique que les Noirs travaillent dans des métiers ingrats, difficiles et souvent mal rémunérés. En réalité, cela reflète complètement la situation des Afro-Américains après leur « Libération». En effet, la libération n'a pas lieu comme beaucoup de personnes
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l'espéraient mais elle se déroule sur le temps, les choses s'améliorent progressivement au fil des générations. On peut dire qu'ils étaient pauvres puisque le narrateur nous indique qu'ils marchaient pieds nus « tous les deux pieds nus » mais aussi parce qu’ils devaient chasser pour se nourrir : « On mangeait ce que je tuais». Cela reflète totalement la situation des Noirs après l'abolition de l'esclavage ; on constate ainsi que malgré la loi, ils sont toujours rejetés. Les personnages quittent alors la Virginie pour partir en ville où ils pensent trouver une vie meilleure, mais en vérité cela n'est qu’une illusion. b) L’exode rural. Le protagoniste de Jazz vivait en Virginie, qui est un état rural des États-Unis, mais il se dirige vers la « Ville». Cette ville est New-York, elle est pour eux un rêve, comme nous l'indiquent de nombreuses citations : « la vague de noirs fuyant la misère », « la vague de nègres du sud qui inondait les villes », qui montrent que le narrateur n'est pas le seul à se diriger dans les villes. Mais s’il conçoit de grandes espérances en partant, il sera bientôt désillusionné. En s'exilant, il pensait échapper à la ségrégation, et pensait ainsi pouvoir s'enrichir mais rien ne s'est pas passé comme il l’espérait. II) Les rapports Noirs/Blancs. La relation entre la communauté noire et la communauté blanche est de toute évidence marquée par le poids de l’esclavage et de la ségrégation qui est très présente dans le roman. Il ne faut cependant pas oublier que les personnages sont noirs et que ce qui est dit de la communauté blanche est le plus souvent vu à travers leurs yeux. a) Des destins séparés. Dans cette œuvre, Toni Morrison montre que la communauté noire est contrainte de vivre séparée des blancs à cause de la ségrégation raciale en vigueur dans la société de cette époque. Cette situation l’oblige à s’organiser mais aussi à se méfier et à se protéger au cœur d’un New York le plus souvent présenté comme hostile et qui n’est jamais désigné autrement que par le substantif « la Ville ». Les communautés noire et blanche ne cohabitent absolument pas, au point d’être complètement séparées. Ainsi, les Noirs vivent uniquement entre eux : « sur l’avenue Lenox, à l’abri des sales Blancs » (p.16). Cette avenue du cœur de Harlem, dans laquelle se passe l’essentiel de l’action, est l’emblème du regroupement et de la mise à l’écart de la communauté noire dans la ville de New York. Mais cette séparation ne s’arrête pas à la délimitation de quartiers, on la retrouve aussi dans les transports et en particulier dans le train. Lors de leur arrivée à la Ville, Joe, Violette et tous les autres noirs sont séparés des blancs : « dans la section réservée aux gens
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de couleur du Southern Sky » (p.39) par un rideau : « rideau vert poisson séparant les gens de couleurs du reste des convives » (p.40). Plus tard, lorsque Joe raconte son voyage à Rome, aux Etats-Unis, en 1906, il dit : « On nous a fait changer cinq fois de place dans quatre wagons différents pour respecter la loi "Jim Crow"» (p.144). On comprend alors que ce n’est pas uniquement par choix mais par obligation qu’ils se maintiennent à l’écart. Les lois "Jim Crow" distinguent les individus selon le critère racial. Les contraintes législatives concernent particulièrement la ségrégation dans les écoles et dans la plupart des services publics, y compris les transports en commun. Cependant, la ségrégation raciale ne les oblige pas uniquement à vivre à l’écart. La possibilité de s’élever dans la société est très réduite, même si certains y arrivent malgré tout : « des femmes noires plus riches qu’eux » (p.16). C’est ainsi que Joe et Violette doivent se contenter d’emplois précaires. A leur arrivée dans la Ville, ils travaillent dans des conditions humiliantes : « j'ai tout fait, cirer les chaussures des blancs ou fabriquer des cigares. J'ai vidé des poissons la nuit et des toilettes le jour » (p.144) ou encore « rester debout devant une porte, porter des plats sur un plateau, même cirer les chaussures des inconnus » (p.124). Ils sont rabaissés face aux Blancs, ils vivent des pourboires qu’on leur donne : « à l’hôtel il y a plein de façons d’avoir un pourboire » (p.145) ; « les blancs vous jetaient littéralement de l’argent » (p.124). Si bien que lorsque Violette devient coiffeuse et que Joe vend des produits de beauté au porte à porte, ils se considèrent dans une bonne condition : « je me suis fait des petits à coté en vendant des produits Cleopatra dans le quartier. Avec Violette quittant son boulot pour faire coiffeuse, tout allait bien » (p.145). Ces deux emplois leurs permettent de ne plus vivre au dépend des Blancs puisque Violette coiffe les femmes noires et Joe ne vend ses produits de beauté que dans son quartier : « en vendant des produits Cleopatra dans le quartier » (p.145), « L'homme qui vendait des produits de beauté aux noirs » (p.90). On comprend alors que le signe de l’élévation sociale au sein de cette communauté noire est de ne plus avoir aucun rapport avec les Blancs. Une phrase illustre clairement l’opposition totale entre les Noirs et les Blancs : « tant de gens de couleur meurent là où les Blancs font de grands trucs » (p.54). Elle est employée à propos d’un incendie dans lequel plusieurs Noirs sont décédés, mais elle exprime bien plus : la séparation des destins entre les Noirs et les Blancs. La mise à l’écart n’est pas uniquement subie, c’est aussi un choix. Les Blancs sont haïs : « des sales Blancs » (p.16). Les Noirs veulent leur infliger l’humiliation qu’ils ont subie par tous les moyens: « ça l’excite que les Blancs aient peur de rivaliser avec des nègres à la loyale » (p.223), ici à propos du baseball. Une autre relation se fait également ressentir, il règne comme une menace permanente exercée par les Blancs sur la communauté noire.
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b) L’un menace, l’autre subit. Un climat d’insécurité règne sur la communauté noire, elle vit dans la peur de confrontations violentes avec les Blancs. Plusieurs de ces événements sont évoqués par Toni Morrison. En 1917, une émeute éclate à Saint Louis Est (Illinois), des travailleurs noirs se révoltent face au manque de considération que leur accordent les Blancs : « les émeutiers étaient des anciens combattants mécontents qui avaient combattu dans des unités pour gens de couleur, s’étaient vu refuser les services de l’YMCA, ici et là, avaient retrouvé chez eux la violence des Blancs plus intense qu’avant leur engagement » (p.68). C’est au cours de cette émeute que sont tués les parents de Dorcas : « On l’avait arraché d’un tramway et piétiné à mort » (p.69) ; « quand on avait mis feu à sa maison et qu’elle avait brulé vive » (p.69). En réaction à cet événement, la communauté noire organise une marche silencieuse sur la cinquième avenue : « les femmes et les hommes noirs et silencieux qui défilaient sur la cinquième avenue pour proclamer leur colère devant les deux cent morts à Saint Louis Est » (p.68). Mais c’est également en réaction à toutes les violences que peuvent subir les Noirs et aux actes de cruauté gratuite dont ils sont victimes : « on a envoyé des invitations à des Blancs pour venir voir brûler vif un homme de couleur ». Alice Manfred, la tante de Dorcas et qui a recueilli l’orpheline après le meurtre de ses parents, matérialise le mieux la crainte des Blancs dans cette œuvre. Elle vit en permanence dans l’angoisse : « Alice avait eu peur depuis longtemps – d’abord elle avait eu peur de l’Illinois, puis de Springfield, dans le Massachusetts, puis de la Onzième Avenue, de la Troisième Avenue, de Park Avenue » (p.65). Les Blancs apparaissent également comme des êtres pervers qui proposent de l’argent aux jeunes femmes voire aux petites filles pour se prostituer : « la cinquième avenue était la plus effrayante de toutes. C’était là que des hommes blancs se penchaient des voitures avec des billets pliés qui pointaient de leurs paumes » (p.65). C’est surtout de cela qu’Alice veut protéger Dorcas, elle lui fait attacher ses cheveux : « A partir de là, elle cacha les cheveux de la fille dans des nattes repliées, de crainte que les hommes blancs les voient pleuvoir sur ses épaules et ne tendent vers elle des doigts roulés dans des billets » (p.65), et elle l’oblige à se faire remarquer le moins possible : « Lui apprit à ramper le long des murs des immeubles, à disparaitre sous les porches, à couper les carrefours dans les embouteillages – à tout faire et aller n’importe où pour éviter un garçon blanc ayant dépassé l’âge de onze ans » (p.66). Les Noirs sont donc ceux qui subissent et les Blancs ceux qui menacent. Cette affirmation n’est pourtant pas totalement vraie, les rôles peuvent être inversés. Selon Toni Morrison, la raison de l’affrontement de Saint Louis Est n’est
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pas uniquement le mécontentement des travailleurs noirs mais aussi la crainte des Blancs d’être envahis par les populations noires qui viennent du sud : « D’autre disaient qu’il y avait des Blancs terrifiés par la vague nègre du Sud qui inondaient les villes, cherchant du travail et un endroit où vivre » (p.68). Ainsi les communautés noire et blanche se craignent mutuellement, les Noirs vivent dans la peur des violences des Blancs et ceux-ci sont terrifiés à l’idée d’être submergés par la population noire. Cette crainte est déjà présente dans le roman Gatsby le Magnifique de Scott Fitzgerald, en particulier à travers le personnage de Tom. Les rapports entre ces deux communautés, impliquant la mise à l’écart des Noirs dans la ville de New York comme dans l’ensemble du pays, ajoutés à la forte influence d’un passé marqué par l’esclavage, entrainent l’émergence d’une culture noire américaine dont le roman de Toni Morrison est imprégné.
III)La culture noire dans Jazz. La culture d'une communauté est caractérisée par une religion, une langue, des fêtes spécifiques. Après l'abolition de l'esclavage et lors de la ségrégation, la communauté noire se forge une culture qui lui est propre, une culture de douleur. Si Tony Morrison a choisi les Etats-Unis et plus précisément New-York, c'est que cette ville représente un carrefour culturel, notamment avec la communauté noire. Dans cette œuvre, Toni Morrison se fait le porte-parole de cette communauté et raconte son histoire. a) La culture noire issue du passé. Après l'abolition de l'esclavage, la population noire qui était forcée de travailler dans les champs remonte vers les villes : « La vague de nègres du sud qui inondait les villes cherchant du travail et un endroit où vivre » (p.68). Cette population est marquée par le passé des noirs, par le fait que pendant longtemps ils ont été considérés comme des esclaves, à l’image de Violette, « Violette s'est faite domestique » (p.144) ; ou comme des marchandises et certainement pas comme des humains « L'homme noir est sauvage » (p.179) ou encore comme le dit Chasseur à Golden Gray : « Je ne veux pas être un négro libre, je veux être un homme libre » (p.191). Les blancs considérant les noirs comme des bêtes, il se forme un climat de douleur chez les Noirs et les communautés se séparent de plus en plus. Cette population noire continue d'être séparée des blancs avec la ségrégation. On voit dans ce livre que les noirs sont en permanence séparés des blancs, cette douleur subie par les noirs va se faire ressentir dans leur culture, notamment à
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travers la musique. C'est à travers cette musique que la population noire va se forger une culture qui lui est propre. b) Une culture basée sur la douleur. Une culture est composée de plusieurs facteurs, comme la langue ou la religion. La culture américaine est caractérisée par un agglomérat de cultures de différentes origines et, une des plus importantes est peut-être celle de la communauté noire. Après l'abolition de l'esclavage et lors de la ségrégation les noirs forgent une culture propre à leur communauté: « Mais les gens de couleur continuent de le célébrer (Le nouvel an) avec une réunion de jours ». Cette phrase démontre que la culture noire est différente de celle des blancs, elle s'en démarque. Le titre de cette œuvre étant le nom d'une musique née de l'immigration, Tony Morrison fait une allusion aux apports culturels dus à l'immigration. Cette musique est en effet apportée par la population noire: « Un homme de couleur qui souffle dans un saxo » (p.16), et c'est surtout dans le cadre musical que les sentiments de la communauté noire vont s'exprimer. c) La musique, un moyen d'expression pour la communauté noire. Pendant la formation de cette culture, la communauté noire étant soumise à une multitude de règles et notamment par le fait qu'ils n'ont pas le droit de voter, ils trouvent un autre moyen pour exprimer ce qu'ils ressentent et partager leurs idées. C'est à travers le blues qu'ils vont exprimer leur douleur. Au temps de l'esclavage, il était chanté par les esclaves noirs pour dire leurs peines pendant qu'ils travaillaient, et c’est de là que vient cette musique douloureuse. On la retrouve dans l'œuvre de Tony Morrison: « L'homme du blues. Noir avec la blouse. Noir, comme le blues » (p.135). Le Jazz, titre de cette œuvre, est une musique née de l'immigration tout comme le blues. Elle consiste à faire prendre la parole au chanteur comme aux instruments qui jouent par improvisation comme le contraire. « Un homme de couleur soufflant dans un saxo » : c'est ce que voit Violette lorsqu'elle décrit sa ville, Harlem, qui ellemême est une ville considérée comme un carrefour culturel. Ce n'est pas par innocence que Tony Morrison choisit Jazz comme nom pour cette œuvre. En effet, elle raconte aussi l'histoire de la communauté noire, elle se fait porte-parole de ce peuple. À travers ce texte, on observe aussi une musicalité très développée, un temps tertiaire, qui est une des caractéristiques du Jazz comme avec « L'homme du blues. Noir avec la blouse. Noir, comme le blues » (p.135) avec la triple répétition du mot Blues.
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Cette œuvre raconte non seulement l'histoire de la culture noire, notamment à travers la musique, mais elle la raconte avec une certaine musicalité. C'est ce statut de souffre douleur qui a donné naissance à la culture de la communauté noire, qui va par la suite se former, se détacher et se faire une propre identité. Conclusion : Cette œuvre de Toni Morrison est un témoignage de la vie de la communauté noire aux États-Unis. De leur arrivée sur le continent américain jusqu’aux années 1920, époque où se déroule l’action, elle n’a pratiquement jamais pu prendre son destin en main. Les noirs sont une première fois arrachés de leurs pays d’origine pour être soumis à l’esclavage, et ils le sont à nouveau en arrivant à la Ville, qui dans les campagnes est symbole de liberté et d’abondance. Cependant cette image est très vite balayée par la dure réalité. Malgré l’abolition de l’esclavage, la ségrégation raciale reste très présente, les Noirs se voient obligés de vivre à l’écart. Mais cette séparation est aussi un choix, c’est une façon de se protéger de la menace que représente les Blancs. De ce passé commun et spécifique à la communauté noire, et de ces rapports inégaux avec la communauté blanche, émerge une culture particulière et plus précisément des genres musicaux : le jazz et le blues. Cette musique est l’expression des douleurs que subissent les Noirs Américains depuis des siècles et des plaintes quant à l’oppression qu’ils subissent au quotidien. C’est très probablement grâce à la construction de cette culture commune, du sentiment d’appartenir à une communauté et à la formation d’une unité, que progressivement des avancées sociales se feront pour finalement obtenir une égalité des droits quelques décennies plus tard. Etienne Jalladeau ; Louis Benon ; Timothée Cholat-Namy
New York par le prisme de la communauté noire. Introduction : L’après Première Guerre Mondiale voit apparaître une période de dix ans souvent désignés comme « Les années folles » ou « roaring twenties », en anglais. Cette expression trouve sa source dans le boom économique, l’euphorie et le sacre de la puissance américaine dont la ville de New York est peut-être la couronne. Cependant, tout le monde n’est pas invité à la fête et si l’esclavage a été aboli, la
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ségrégation raciale est une réalité qui s’impose à la communauté noire américaine. L’exode rural qui conduit cette même communauté à quitter les états particulièrement racistes du Sud avec l’espoir d’une vie meilleure dans la métropole américaine avec le jazz comme plus célèbre expression musicale est le propos de Toni Morrison, prix nobel de littérature, première universitaire noire et dont l’œuvre littéraire vise à transmettre la mémoire de cette communauté, dans son roman justement intitulé Jazz et publié en 1988. Contant le destin accidenté d’un couple noir, Joe et Violette Trace, que l’exode rural a conduit dans « la reine des pommes », elle offre à travers ce couple le point de vue de la communauté noire sur ce que représentera pour elle la ville de New York dans les années 20. Alors que l'image de New York hante ce roman dont les personnages sont des noirs, nous en serons amenés à nous demander en quoi l'auteur propose-telle cette image par le prisme de la communauté noire. Ainsi, nous verrons dans une première partie que Toni Morrison nous propose une topographie inhabituelle de la ville. Ensuite, dans une seconde partie, nous nous demanderons si l'approche de la ville est poétique. Enfin, dans la dernière partie, nous étudierons New York comme ville espoir. I- Une topographie inhabituelle. L'action du livre se déroule principalement dans la ville de New York, aux États-Unis. Il s'agit d'une ville à la topographie et l’architecture caractéristiques. Mais ici, l'auteur présente la cité sous un voile de mystère, exempt des clichés de la couleur locale mais chargée de la mémoire de la communauté noire. a) Les repères géographiques. Tout au long du roman, Toni Morrison fait de nombreuses allusions au lieu de l'action. Les noms de rue saturent les pages du livre, et imposent de manière obsédante la topographie dans ce qu’elle a de plus concret. Ainsi, la désignation de "l'Avenue Lenox" (p.11-19-20-...) nous permet de localiser l'appartement des Trace dans Harlem, quartier cité lui-même (p.16). D'autres voies sont citées, comme la 134ème rue (p.12), la 40ème rue (p.51), la 5ème avenue (p.64-65), la 11ème avenue (p.65), la 3ème avenue (p.65), Park Avenue (p.65), la 110ème rue (p.65), la 7ème avenue (p.18). En plus des rues, l'auteur cite "Coney Island" (p.37), île située au sud de Brooklyn ; et les écoles où étudiait Dorcas, la PS-89, JHS-139 et Wadleigh (p.14). En outre, on trouve au fil des pages comme seul désignation "la Ville" (p.1516-17-39-41...), qui désigne New York, ainsi que d'autres indications géographiques, telles que "Nord" (p.38), "[…] avec l'East River en arrière-plan" (p.43) ou le qualificatif "Grande cité" (p.16).
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On remarque donc le parti pris de l’auteur de ne jamais « servir » un New York réaliste propre à satisfaire la curiosité touristique du lecteur mais plutôt un New York comme il fut ressenti par des membres de la communauté noire. Tous ces termes nous permettent de peindre dans notre esprit une représentation de la ville où se déroule le roman, quoique de manière un peu confuse, expliquée par la redondance des repères spatiaux dont l'effet obsédant nous amène à la confusion.
b) Une destruction de l'orientation. La profusion de références urbaines récurrentes nous entraîne dans un tourbillon incessant de noms de rues et de repères nous permettant en théorie de nous localiser dans la ville. Cela crée un effet entêtant, par ces répétitions constantes, telles que "la Ville" (p.15-16), nommée jusqu'à six fois dans la même page (p.41 et 45) ou les noms de rue, dont l’abondance est très importante : « 125e rue » (p242), qui est la rue la plus célèbre de Harlem, « 37ème rue » (p.218), « 72ème rue » (p243), « 8ème avenue » (p.151), « 50ème rue » (p.144), « Lenox » (p. 11, 19, 144, 214 …). Cependant, alors que ces indices devraient nous aider à deviner de quelle ville il s'agit et où l'action du moment se déroule, on ressent comme un "trop-plein" d'indications dû à cette redondance des termes. L'impression d'une indigestion d'informations nous poursuit tout au long de Jazz, comme si la peur de perdre tout repère obnubilait à la fois l'auteur et les personnages. Cet excès de renseignements est comme hypnotique et oppressant, nous enfermant dans une sorte d'obsession, tendant à nous rejeter hors de l'action, puisque, parallèlement, on constate un manque d'indications temporelles, renforcé par les nombreux retours en arrière, qui achèvent de bouleverser l'orientation du lecteur. Celui-ci ressent une forte déstructuration de ses repères spatio-temporels, car ce trop-plein de repères provoque sa confusion, parce qu'il n'est pas en mesure de visualiser correctement la scène, ainsi, paradoxalement, cette abondance d'indications équivaut presque à un manque d'informations. A travers cette surabondance de repères topographiques presque trop importante, Toni Morrison bouleverse l'idée habituelle que l'on se fait de la géographie de New York. Elle instaure dans notre esprit une image topographique inhabituelle et qui nous rend confus. En nous faisant ressentir cette peur de perdre tous repères, c'est au travers de ses personnages qu'elle nous fait vivre le roman, c’est le mime de leur crainte de perdre pied au milieu de cette grande ville qui leur est étrangère. Pourtant, malgré cette peur, Toni Morrison semble rendre plus poétique ses descriptions de New York. II- Une approche poétique de la ville ?
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Le titre du roman, qui s’intitule Jazz, plonge immédiatement le lecteur moins dans une atmosphère urbaine que dans une atmosphère musicale. Mais, par-delà le simple titre, le style d’écriture s’apparente à une chanson rythmée. Alors, au-delà du sentiment d’oppression que l’auteur nous donne, il semblerait qu’elle tente d’avoir une approche plus poétique de la ville, peut-être pour nous faire ressentir la quintessence de la cité moderne, ou, plus encore, la façon dont la communauté noir ressent cette ville. a) La poétique par la personnification de la ville. Dans le livre, l’auteur nous montre la ville comme personnifiée. On ressent qu’elle tend à la montrer comme une personne à part entière, une sorte d’ombre protectrice, une mère au sein de laquelle grandissent ses enfants. Cela est montré par plusieurs personnifications, telles que : « […] déjà la Ville leur parlait » (p.41) ; « La Ville qui dansait avec eux, prouvant déjà combien elle les aimait […] » (p.41) ou encore par la citation : « Ils mouraient d’envie d’y être pour l’aimer en retour » (p.41). De même, la page 42 dans presque son intégralité montre un attachement fort de ses habitants pour celle qui les abrite : « Mec, vaut mieux que tu voies cet endroit avant de mourir » ; « Quelle que soit leur manière de venir, le moment ou la raison de leur venue, à la minute où leurs semelles touchaient le trottoir - c’était sans espoir de retour » ; « Ils l’aimaient aussi pour une raison, le spectre qu’ils laissaient derrière eux ». L’auteur nous dépeint à cette page un endroit tellement attachant qu’on ne veut plus en partir, une ville humaine, aidante, une personne aimante, affectueuse et tendre. A la page 76, on trouve là aussi des phrases prouvant cette personnification de la Ville, et cette image de la cité comme mère nourricière : « Et la Ville, à sa façon, se penche vers vous, coopère, aplanit ses chaussées, corrige ses trottoirs, vous offre des melons et des pommes vertes au coin de la rue » ; « Pour ça, la Ville est maligne : odorante et bonne et paillarde ». Pourtant, sous cette impression d’affection et de tendresse, se dévoile au fil du roman une malice de la Ville, qui serait alors tel un personnage à deux visages.
b) Une double personnalité. On a pu constater que dans le tableau que nous peignait Toni Morrison de New York ressort la personnification de la ville en mère affectueuse, prête à tout pour les nouveaux arrivants noirs. Cependant, en opposition, on constate à certains passages du roman que derrière cette façade de bonté se cache comme une emprise sur la population, un personnage retors. On le remarque notamment avec les phrases : « C’est l’éventail de ce que peut faire une Ville pleine de ruse » (p.133) ; « […] avec la musique
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insinuante de la Ville qui suppliait et provoquait jour après jour « Viens, disait-elle. Viens, égare-toi » (p.80) ; « […] la Ville vous fait tourner » ; « Vous ne pouvez pas quitter la voie que vous a tracée la Ville » et « Tout en vous faisant croire que vous êtes libre […] » (p.136). Ainsi, malgré ce masque de bonne volonté, d’amour et de protection, la Ville est sournoise et tient les habitants sous sa domination, leur donnant une impression de liberté qu’ils ne possèdent pas en réalité. Cela pourrait alors s’apparenter à une sorte d’aliénation, maintes fois évoquée dans la littérature traitant de New York, un des méfaits de la modernité. La communauté noire, lors de son exode rural, voit ses repères disparaître peu à peu, et montrer New York, la ville qui l’accueille, comme une mère, un foyer plein de tendresse, une cité qui leur ouvre les bras, peut être judicieux. Pourtant, l’auteur ne fait pas que nous donner cette description plaisante, en cachant, sous les traits de cet amour, toute la malice d’un personnage sournois. Les Noirs seraient alors attirés par cette cité qui les appelle d’une voix mielleuse (cf. p.80), leur montrant ce qu’elle est capable de leur offrir, pour finalement les garder sous son influence et leur donner seulement une impression de liberté. Ainsi, par le bouche à oreille et l’image qu’on leur offrait de New York, les Noirs voient la ville comme un espoir, une renaissance, la possibilité d’une ville meilleure. III- New York : une ville espoir. Joe et Violette Trace, les héros du roman, ne sont que deux noirs parmi la masse qui, dans les années 20, migra vers Harlem. De même que ces personnages fictifs, ceux, réels, qui participèrent à ce véritable exode rural, voyaient New York comme une ville espoir, le moyen d’échapper à la misère que pouvait leur promettre la vie, la solution pour s’arracher à un destin, pour que demain reprenne du sens. Ainsi, la représentation qu’ils se faisaient de New York, cette ville qui les accueillit mais où, pourtant, ils ne connurent pas toujours un destin meilleur, avait ce côté magique, naïf et innocent qu’ont parfois les enfants lorsqu’ils rêvent d’un autre monde, encore inconnu. a) Un côté magique. Tout au long de son œuvre, Toni Morrison peint une image bien précise de New York. Une ville à plusieurs visages, une sorte de puzzle urbain, dont chacune des pièces est une des images qu’elle tient à nous montrer de la cité. Plusieurs idées ressortent du livre. Tout d’abord, New York, est, évidemment, une ville qu’on pourrait qualifier d’« urbaine », une cité moderne : on y trouve un tramway, chose sans doute inconnue pour les Noirs arrivant de la campagne, d’où l’insistance que fait l’auteur sur cet engin nouveau (p.35, 65, 87, 104, 111, 205 …) ; des immeubles (p.66) ; des automobiles (p.68) causant des embouteillages (p.66) ;
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un train (p.73) ; un métro aérien (p.106). Il s’agit de représenter le choc de la modernité. Mais New York a encore bien d’autres côtés. L’auteur nous la représente comme une ville de culture et de loisirs, où les gens vont notamment au théâtre : « Lincoln Theater » (p.110) ; « l’Indigo » (p.110) ; où la population écoute et aime la musique, une ville festive : « […] on passait Wings Over Jordan », « Lay my body down » (p.110), « […] les portes des bars clandestins s’entrouvrent et dans ces endroits frais une clarinette tousse et s’éclaircit la voix […] » (p.76) ; « La musique […] chantée par les femmes et jouée par les hommes et dansée par les deux » (p.69). Cette idée de merveilleux, de magique est encore renforcée par la phrase : « Ville étincelante » (p.45), prouvant en un seul adjectif ce que les nouveaux arrivants pouvaient aussi penser. Ainsi, la représentation qu’ont les Noirs de New York est sans aucun doute utopique, ils sont émerveillés par la nouveauté et la splendeur de ce qui les accueille. Pour eux, il s’agit par-dessus, tout d’un nouveau départ, de lendemains meilleurs, de jours à la saveur différente. b) Un nouveau départ. L’arrivée des Noirs à New York est pour eux le moyen de laisser derrière eux le passé, leur ancienne vie. Malgré cette image positive, le côté magique pourrait être quelque peu atténué par la découverte du fait qu’il s’agit d’une ville qui amollit : « Vingt ans […] dans la Ville avaient ramolli ses bras et fondu la corne qui jadis couvrait ses paumes et ses doigts », « […] la Ville avait emporté la force du dos et des bras dont jadis elle se vantait » (p.107). Les Noirs qui y arrivent découvrent un monde du travail de nature différente, où la force et l’endurance ne sont plus de mise. Pourtant, pour Violette : « La ville vous endurcit » (p.96). Par ailleurs, la ville vous fait « rêver » (p.45), a une image de nouveauté, est un reflet de leurs désirs : « Quand ils tombent amoureux d’une ville, c’est pour toujours, et c’est comme depuis toujours » (p.43) ; « […] et vingt ans plus tard […] ils aiment tellement cette part d’eux-mêmes qu’ils oublient ce que c’était d’aimer les autres » (p.43) ; « la Ville est ce qu’elles veulent qu’elle soit : dépensière, chaude, effrayante et pleine d’aimables inconnus » (p.45) ; « […] des rêves plus puissants. Joe connaissait des gens qui habitaient la Ville et d’autres qui y étaient allés et revenus avec des contes à faire pleurer Baltimore » (p.123) ; « […] parfait n’était pas le mot juste. C’était mieux que ça. » (p1.24) ; « Je suis folle de cette Ville » (p.15). New York est donc bien cet espoir, ce nouveau départ pour ces gens qui sont pleins d’attentes, et qui, lorsqu’ils y arrivent, l’aiment, et ne veulent plus en partir. Ils placent en cette ville tout leur amour, leurs espoirs mais aussi leurs craintes, ainsi
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que leur émerveillement, leur émotion. C’est une nouvelle route à emprunter, bref, une nouvelle vie qui s’offre à eux. Conclusion : L’évocation littéraire de New York est un véritable topos, tant dans la littéraire américaine – ce qui va de soi – que dans la littérature française. Alors que nous sommes habitués aux symboles forts ou aux clichés comme la Statue de la Liberté ou les gratte-ciel, elle fait en sorte d’ôter ces idées toute faites de nos esprits et nous présente une ville à plusieurs visages, à la fois personnage retors et rusé, et, d’un autre côté, une sorte de mère attentive, dont on a ôté les images que l’on a reçues et que l’on reçoit encore habituellement. Mais la Ville est également montrée comme un El Dorado, en lequel les Noirs placent leurs espoirs, un monde meilleur qui les attend et leur tend les bras. C’est en cela que l’on peut affirmer que l’auteur nous dépeint New York à travers la communauté noire dont l’histoire hante le roman. Ainsi, l’environnement new yorkais est rendu plus vivant et de manière plus ressentie, qui nous fait cependant perdre nos repères, mais par le regard des noirs, on se sent attirés par cette cité merveilleuse. Ariane Dumont et Laëtitia Kurtz
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Conclusion
« New York n’est pas une ville finie », affirmait, de manière polémique, Le Corbusier dans les années 30, peut-on donc conclure sur ce qui n’est pas fini ? Cette question est rhétorique, car nous ne le souhaitons pas, au sens où nous croyons que la métropole américaine peut encore engendrer de belles pages de la littérature française. Le temps et l’histoire ont fini par lui donner une âme que lui déniaient ses premiers descripteurs, et le texte, récent, de Beigbeder renforce cet espoir. Cependant, New York et les États-Unis, en ce début du XXIe siècle, ne connaissent-ils pas le même phénomène de transfert de puissance que celui du Vieux Continent au Nouveau Monde ? Le monde va-t-il trembler, comme le vaticinait à son tour Napoléon ? La Chine s’éveille, Pékin s’active, et Shanghai est la fille asiatique de New York. Cette métropole inspirera-t-elle autant notre littérature ? Les pages restent à écrire.
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WEBQUEST:
1/ Which explorer with the support of which king is supposed to have discovered what would become New York City? When was it? 2/ Which civil engineering structure situated in New York hints at this discovery? 3/ What river flows through Eastern New York? Who was it named after? 4/ When did what is now known as New York City become a Dutch colony? What name was it changed into? 5/ What event led to the end of the Dutch colony? Why did New Amsterdam become New York? 6/ What are the two most important dates of the American Independence? 7/ What foreign monarch and military man actively supported the American war of Independence? 8/ In which state is New York City situated? What is its capital city? 9/ At the mouth of what river and on what ocean is New York City situated? 10/ How many boroughs is New York City made up of? 11/ How many people live in New York City?
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ANSWERS The Italian navigator Giovanni da Verrazano is supposed to have discovered what would become New-York, in 1524, with the support of Francis I, King of France. Quentin Perry The Verrazano-Narrows Bridge, named after the Italian navigator, hints at this discovery. It links Staten Island to Brooklyn. Ariane Dumont The Hudson River flows through Eastern New York. It was named after Henry Hudson, an English sea explorer, who, as he was searching a way to go to Asia by the Arctic Ocean, first sailed the river in 1609. Clémence Doyon et Mehdi Kessar Present day New York City became a Dutch colony in May 1626. Peter Minuit, who was employed by the Dutch West India Company, bought the Island of Manhattan from the Indians for 60 Dutch guilders or 24 Dollars. They changed its name into New Amsterdam. Timothée Cholat-Namy By 1664, both the Dutch and English were preparing for war, and King Charles of England granted his brother, James, Duke of York, vast American territories that included all of New Netherland. James immediately raised a small fleet and sent it to New Amsterdam. The Dutch, without a fleet or any real army to defend the colony, were forced to surrender the colony to the English war fleet without a struggle. In September 1664, New York was born. New Amsterdam became New York because James was the Duke of York. Sewar Daher July 4th, 1776 is an important date in American History. This is when the Declaration of Independence was adopted by the Congress. In 1783, the signature of the Treaty of Paris put an end to the American Revolution and recognized the US independence from Great-Britain. Julien Bénéteau The French monarch Louis XVI as well as the military leader La Fayette actively supported the American War of Independence against the British army. Thimothée Cholat-Namy New York City is situated in New York State whose capital city is Albany. Elodie Abgrall
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New York City is situated at the mouth of the Hudson River and on the Atlantic Ocean. Anais Ancile New York City is composed of five boroughs: Manhattan, Brooklyn, Queens, the Bronx, Staten Island. Thibaut Bonnet Around 8 million people live in New York City. Maxime Minardi
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BIBLIOGRAPHIE
Chapitre 1 : L’arrivée à New York.
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6 7 8 12 15 23 25
28 29 Présentation 31 Walt Whitman, « Mannhatta », Les Feuilles d’herbe, 1909. 34 Scott Fitzgerald, Gatsby le magnifique, 1925. 37 Blaise Cendrars, Les Pâques à New York, 1912. Antonio Muñoz Molina, Fenêtres de Manhattan (Ventanas de 40
Chapitre 2 : Quartiers de New York.
Manhattan), 2005. Simone de Beauvoir, L’Amérique, au jour le jour, 1948. Paul Morand, New-York, 1930. Henry James, Washington Square, 1880. Toni Morrison, Jazz, 1988. Philippe Soupault, La rose des vents, 1920. Françoise Sagan, Bonjour New York, 1956. Simone de Beauvoir, L’Amérique, au jour le jour, 1948. Chapitre 3 : Monuments de New York.
Présentation Paul Morand, New-York, 1930. Paul Morand, New-York, 1930. Paul Morand, New-York, 1930. Jay-Z, Alicia Keys, « Empire State of Mind », 2009. Simone de Beauvoir, L’Amérique au jour le jour, 1948. Truman Capote, Petit déjeuner chez Tiffany, 1958. Chapitre 4 : Détails de la vie urbaine.
Présentation John Dos Passos, Manhattan Transfer, 1928.
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41 42 45 49 50 54 58 59 60 61 68 69 70 78 79 82 83 85
François Sagan, Bonjour New York, 1956. Le Corbusier, Quand les cathédrales étaient blanches, 1937. Paul Morand, New-York, 1930. Paul Morand, Poèmes, U.S.A, album de photographies lyriques, 1927. Blaise Cendrars, Documentaires, 1924. Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, 1970. Paul Morand, New-York, 1930. Simone de Beauvoir, L’Amérique, au jour le jour, 1948. Françoise Sagan, Bonjour New York, 1956. Albert Camus, Carnets, 1965. Claude Simon, Les Corps Conducteurs, 1971.
88 89 93 94
Chapitre 5 : New York et le multiculturalisme.
123 124 125 133 133
Présentation Georges Perec, Récits d’Ellis Island, 1980. Georges Perec, Récits d’Ellis Island, 1980. Emma Lazarus, 1886. Chapitre 6 : Perceptions de New York.
Présentation François Alexandre de La Rochefoucauld-Liancourt, Voyage en Amérique, 1799. Ernest Duvergier de Hauranne, Huit mois en Amérique, Lettres et notes de voyage, 1864-1865. Blaise Cendrars, Les Pâques à New York, 1912. Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, 1925. Federico Garcia Lorca, Poeta en Nueva York 1940. Federico Garcia Lorca, Poeta en Nueva York 1940. Jean- Paul Sartre, Situation III, 2, 1949. Henri Troyat, La Case de l’oncle Sam, 1953. Léopold Sédar Senghor, Éthiopiques, 1956. Serge Gainsbourg, New York USA, 1964. Yves Simon, « J’ai rêvé New York », 1974. Antonio Muñoz Molina, Fenêtres de Manhattan (Ventanas de Manhattan), 2005. Cristina García, Soñar en Cubano, 1993.
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101 111 114 115 116 117 120
136 137 138 141 148 149 151 159 165 175 180 191 196 206 210
Chapitre 7 : Les fins de New York.
217 218 Présentation 220 Frederic Beigbeder, Windows on the world, 2003. 221 Herbert George Wells, La guerre dans les airs, 1908. 226 Frederic Beigbeder, Windows on the world, 2003. 232 Herbert George Wells, La guerre dans les airs, 1908. Alain Robbe-Grillet, Projet pour une révolution à New York, 233
1970. Paul Morand, « Ascenseurs », Poèmes, U.SA, Album de 234 photographies lyriques, 1927.
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