Lettre d’intention (La « note d’intensité » et le manifeste de Gaia Scienza) A qui de droit Coup pour coup. La pensée de la multiplicité dont notre modernité se réclame allègrement constitue le fer de lance du projet Gaia Scienza. Ce manifeste a pour vœu d’en exposer les saveurs. Les champs de la connaissance, par leur infinie étendue et par les méthodes d’extraction qui la sous-tendent, impliquent la nécessité d’une réflexion critique et radicale sur leur condition et leur mode de production. La connaissance est une argile que l’homme modèle et malaxe d’après une idée qu’il se fait de l’ordre du monde ; l’ordre social, bien sûr, y est directement concerné. L’antique question de savoir ce qu’il nous est donné de connaître n’a ni de début, ni de fin. Elle se confond avec le temps et l’espace. C’est peut-être encore à travers les mythes que le désir et le besoin d’une méta-connaissance s’expriment le mieux. En tant qu’expression et manifestation de la pensée elle-même, le mythe constitue pour le peuple qui le nourrit une véritable scientia (du latin, « connaissance » et du verbe « scire », savoir).
C’est pour cela qu’en divorçant de l’art, la pensée rationnelle moderne s’est défaite d’une dimension esthétique et populaire pourtant essentielle à la quête de sens inhérente à la production de connaissance. Autrement dit, la « scienza » englobe toutes les variations de compréhension et de représentation des dimensions existentielles et sociales. Puisque la postmodernité nous condamne à l’exercice d’une pensée critique, alors autant la choisir joyeuse : les formes et les modes de la connaissance nous enjoignent à rêver d’une symphonie sociale future. La connaissance constitue ainsi la ressource et la matière première de Gaia Scienza. La manière formelle de traiter, de construire, de déconstruire et d’exposer cette connaissance repose sur l’importance de se faire rencontrer systématiquement ces deux vielles sœurs que sont l’art et la science. L’élaboration d’un « manifeste » n’a pas ici pour but la conception d’une théorie sur laquelle reposeraient nos activités, nos pensées et nos élucubrations. En ce sens, nous sommes fidèles au postulat surréaliste qui croit à la fertilité et à l’efficacité qualitative de certaines formes d’association encore largement négligées, à la toute puissance du rêve et au jeu désintéressé de la pensée. Au contraire, ce manifeste est un acte affirmatif qui
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cadre, sans cadrer mais tout en encadrant, une activité qui se situe par-delà des conventions et des habitudes qui s’inscrivent trop confortablement dans les espaces publics. Notre manque d’humilité et de conformité ne doit toutefois pas être compris comme la brutalité un peu naïve d’un artiste qui voudrait sculpter un grain de riz au burin, mais plutôt comme l’expression d’un esprit un peu burlesque qui voudrait extraire d’une « pâte à rire », à grand coup de pioche, les arguments de l’évidence. Il s’agit au fond de crier que les choses sérieuses et importantes ne doivent peut-être justement pas s’entacher de lourdeurs et de jargons propres à une école, à une discipline, à une profession ou à un clan. Pourtant, dans l’effort constant de comprendre et d’interpréter les choses, il semble inévitable que la langue se densifie et se complexifie : apophatique, hypotypose, téléologique et obstétrique. C’est gratuit. Ainsi, à mesure que croît la spécialisation de la connaissance et du savoir, de nouveaux concepts et de nouveaux langages éclosent. Allié au développement stupéfiant des médias et de l’information, le concept de « globalisation » s’apparente à un mille-feuille né de la sur-impression et de la saturation d’éléments et de discours disparates. Là où le bât blesse, c’est qu’au cœur de cette entreprise planétaire, nous observons les germes du pillage et de la destruction. Désormais, le temps est loin où des hommes pou-
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vaient encore prétendre à une connaissance générale des arts et des sciences. C’est donc dans une nécessaire acceptation de la multiplicité et de la diversité, c’està-dire d’après la reconnaissance de l’impossibilité à « penser le monde », que nous pourrons agir et saisir quelque chose des processus et des phénomènes liés à la globalisation de l’économie au milieu de laquelle le pauvre « citoyen du monde », visiblement égaré, passablement désœuvré, cherche sa route. De ces maigres et élusives considérations des situations écologiques et géostratégiques surgit déjà l’intuition d’une sorte d’erreur dont on abandonne l’idée même d’en établir la topographie et la genèse. On devine toutefois la marque d’une absurdité et d’une prédominance de la quantité sur la qualité. De toute évidence, les forces et les mécanismes qui s’appliquent à conforter cette erreur (épistémologique et politique) sont fermement et solidement ancrés, territorialement d’une part mais aussi culturellement et historiquement. L’obstination qu’il y a à vouloir séparer et cloisonner les domaines de la connaissance répond à une sorte de croyance et de foi dans une conception matérialiste, rationnelle et quantitative du progrès dont chacun espère pouvoir en tirer sa ration journalière de pain et/ou d’honneurs. Il est pourtant inutile de s’attarder ici sur cet aspect de la civilisation (post-) moderne, d’autant que la
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contradiction et le paradoxe y règnent en maîtres. A bien des égards, la contestation y trouve tout à fait sa place et nous sommes conscients que d’une manière ou d’une autre, nous participons de cette erreur. En somme, une espèce d’obstétrique nouvelle pour des hypotyposes constituées par des symboles et des concepts formés d’après le refus d’une philosophie apophatique d’une part et toujours, d’autre part, pour une téléologie consciente et active. Ce n’est pas complètement gratuit cette fois. Qu’il nous soit donc permis de nous lamenter sur cette regrettable erreur : la manœuvre est passionnante. D’autant que cette erreur n’est en fait qu’un point de départ, non l’expression d’un pessimisme. En dehors du mythe et de la littérature, la construction de théories et de visions apocalyptiques du futur de la civilisation est un exercice non seulement dangereux d’un point de vue social, mais également l’expression d’une dispersion intellectuelle. La société du spectacle en fait son beurre : l’exploitation de la peur et de la psychose, pour peu qu’elle soit soutenue par quelques sombres personnages médiatiques et politiques, garantit aux producteurs de rêves en boîte des rentes confortables et aux tenanciers du pouvoir une voie libre d’opposition. Force est en effet de reconnaître que le cynisme de nombreux médias est glacial. Nous pensons que ces tristes fées ne sont que des appari-
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tions dues à un cloisonnement de la parole et d’un isolement de la pensée (ghettoïsation universitaire). Il serait en somme peut-être permis de s’exercer à un autre cynisme plus chaleureux et plus responsable à l’égard du peuple et de la terre. A la vérité, le désenchantement du monde et le réenchantement factice par la culture de masse n’est qu’un point de vue : une manière de décrire certains phénomènes de manque. Manque de symboles, manque de foi, manque d’enthousiasme, manque de courage, manque de sens. Un mode de production et une idée de la culture y sont associés. Pour lutter contre cette homogénéisation pernicieuse qui tient l’idéal de quantité comme étant le seul valable, l’espace public doit en conséquence être réinvesti de valeurs et de formes artistiques basées sur une défense absolue de la diversité, notamment culturelle (conséquence de la pensée de la multiplicité). En somme, les sagesses du monde n’incluent pas nécessairement la connaissance de la fission nucléaire ou la maîtrise de l’agriculture intensive. Dans la mesure où l’histoire des sciences nous enseigne que les grandes théories et les grands principes censés expliquer le monde et sa mécanique ne se valident qu’en fonction de leur résistance aux thèses opposées et de leur degré de conformité à des principes préalablement admis, alors il faut refuser à l’activité scientifique le monopole de l’objectivité. La vérité selon
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laquelle 2+2 font 4 ne vaut qu’à l’intérieur d’un système formel que l’esprit utilise pour appréhender son environnement. Appliqué à d’autres domaines physiques, ce système ne fonctionne pas nécessairement de la même manière, et il peut arriver que 2+2 ne fassent plus 4. Tout dépend en fait de la nature de ce que nous additionnons. Deux boîtes à musique plus deux boîtes à musique font quatre boîtes à musique, mais deux notes plus deux autres notes font plus que quatre notes, elles font un accord. Il y a ainsi dans ce que l’on appelle « réalité » des dimensions proprement irréductibles à une écriture scientifique. Il ne s’agit toujours avec les sciences que de poser un cadre théorique et formel à des réalités plus subtiles. Nous enfonçons là une porte ouverte depuis déjà des lustres. Cela nous permet néanmoins de réaffirmer qu’il n’y a aucun principe absolument stable et absolument immuable dans la nature des choses. Le seul principe que nous puissions mettre en exergue et sur lequel il nous soit loisible de disserter, c’est un principe de dynamisme et de relativisme. Point théologique: Que peut-on bien dire d’un dieu unique, principe et raison de toute chose ? Rien. Absolument rien. Un néant. Par conséquent, les dieux (tout particulièrement s’ils dansent) sont les bienvenus au banquet de ceux qui ne savent pas mais qui ont des idées.
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De ce principe et de cette idée de l’instabilité fondamentale dans la nature des choses que la physique quantique, soit dit en passant, nous accorde bien volontiers, se développe une toute autre manière de poser les questions et de mener les analyses. Si l’on considère en effet que l’essence des choses et de la vie est avant tout, entre hasard et nécessité, une dynamique et un principe d’association, alors on pose la résolution des problèmes d’ordre sociaux, techniques ou environnementaux sous le prisme du relativisme et de la nécessité de la (libre) association. La réalité n’est en somme rien qui puisse être saisie directement par la pensée, mais un concept servant à designer un certain paradigme délimité par un ensemble de préjugés et de catégories intellectuelles dont les moyens et les fins sont par nature politiques. En d’autres termes, la réalité ne sert à désigner qu’un état de chose à un temps et à un espace choisis et d’après des critères et des méthodes fondamentalement et inévitablement arbitraires. En ce sens, la religion est une métaphysique du peuple et la science Royale (science bornée et académique) la métaphysique des experts. Pour notre part, nous penchons vers une sacralisation de la vie dont l’homme n’est qu’une partie. Pour une métaphysique des forêts ? En brisant cette tenace certitude de l’existence
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d’une réalité unique et indivisible,* on brise un principe autoritaire dans l’organisation sociale. Puisque les résultats de la recherche concernent l’ensemble de la cité, alors l’idéal dit que les décisions devraient être prises collectivement. Ce que nous voulons dire, c’est qu’il y a une grande responsabilité dans la manière dont on mène la recherche scientifique. Il n’y a là rien de novateur. Bien d’autres avant nous et de manière plus érudite ont exposé cette nécessité de faire se rencontrer les différentes formes de connaissance. En ce sens, Gaia Scienza pourrait être comparée, toutes proportions gardées, à une abbaye de Thélème: plusieurs langues, plusieurs matières, plusieurs subjectivités et plusieurs objectivités sont les éléments qui permettent d’y produire des « lignes de fuites ». A l’horizon, nous devinons la paix, le progrès social et toutes les utopies positives que la Raison n’a pas le pouvoir d’annihiler. * Nous désignons par-là la croyance en l’objectivité des sciences d’un côté et en celle d’un monothéisme de l’autre. Le concept bouddhiste de « vacuité » désigne exactement cette nature de la croyance en l’Un. Par le fait que l’Un soit non-dialectique, il ne peut être atteint que par une suppression de la pensée : c’est l’état méditatif. Cela ne nous concerne donc pas directement. Cela dit, la méditation ne pollue pas et elle est très bonne pour la santé et pour l’esprit. Vive le yoga.
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Gaia Scienza n’est pas un principe simplement critique, c’est également un principe affirmatif et positif qui demande, par essence, un travail collectif et interdisciplinaire. Gaia Scienza est un espace ouvert formant ce que nous pourrions appeler une « communauté philosophique nomade » avec ses zones de densités, ses structures abstraites et concrètes et son enracinement de type « rhizomatique ». Dans son organisation et sa pensée, Gaia Scienza défend un post-nationalisme qui, s’il reconnaît bien sûr l’existence des frontières et des murs dans leurs implications politiques et sociales, considère toutefois qu’il est peut-être plus judicieux de s’affranchir de certaines catégories comme par exemple celle d’État-Nation. En tant que pure dynamique répondant et s’adaptant à l’organisation nouvelle de l’espace virtuel mondial, l’espace public que représente Gaia Scienza cherche également à participer à la création de symboles de liberté et de démocratie. Mais Il est également tout à fait permis de questionner ces symboles. L’observateur critique, avisé, celui qui n’a pas peur de douter, voit bien que la « démocratie » et la « liberté », par exemple, constituent sous bien des aspects des croyances modernes. C’est bien souvent l’habitude et le consensus à laisser dans l’impunité et l’immunité ce genre de termes qui précipitent les débats et les
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discussions dans les limbes de la logique et de la linguistique. Toutes ces machineries et ces supercheries sont donc à démonter et/ou à utiliser avec parcimonie. Par ailleurs, si la « science nomade » que nous défendons (et qui s’oppose à une science Royale) demeure d’inspiration académique, ses affluences et ses influences proviennent d’autres lieux et d’autres subjectivités. Notre cohérence, enfin, est celle de partager un certain lien d’affinité et d’amitié au sein duquel la création et l’imagination ne doivent jamais rester lettre morte. i
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