Les indices du bonheur Qu’est-ce qui rend les gens heureux ? Des chercheurs en économie tentent de mesurer le bonheur et ses composantes. Leurs travaux inspirent déjà des innovations sociales et politiques. Par CHRISTOPHE ALIX. Libération | Juillet 2007
C’est un déferlement. Une profusion d’indicateurs statistiques le sonde, des conférences en débattent aux quatre coins de la planète et des politiques sont même menées en son nom. Longtemps snobé, abandonné aux manuels insipides de développement personnel, le bonheur est devenu en quelques années une tête d’affiche des sciences humaines. L’objet d’une discipline scientifique à part entière, qui a même ses «professeurs de bonheur» dans les grandes universités, ses instituts chargés de dresser sa cartographie planétaire et ses milliers d’articles de recherche. Le bonheur a même sa revue scientifique, le Journal of happiness studies. Celui-ci rayonne depuis l’université de Rotterdam, aux Pays-Bas, et son directeur Ruut Veenhoven est connu pour avoir mis au point un indice de BNB ou «bonheur national brut», qu’il calcule pour 95 pays. Ironie de l’histoire, le bonheur fait irruption alors que le monde globalisé a renoué avec une croissance, certes inégale mais très soutenue, de la richesse produite. Cette dernière, se félicite la bible anglo-saxonne The Economist qui a récemment consacré un dossier très moqueur à ce Happiness, (et comment l0e mesurer ?), a atteint 3,2 % par an et par tête dans le monde depuis 2000. «Un record jamais égalé depuis les années cinquante et soixante, note l’hebdomadaire, la preuve que le capitalisme fait du très bon boulot.» Pas de problème, donc, enrichissez-vous ! Equation. Seulement voilà, réplique Ruut Veenhoven, qui a mis le bonheur en équation, «la croissance économique n’est pas susceptible d’ajouter considérablement au bonheur». Pas plus d’ailleurs que la mesure du progrès que propose depuis soixante ans l’incontournable et très matérialiste PIB (produit intérieur brut) ne suffit à refléter le niveau de développement de plus en plus protéiforme de nos sociétés. Le secrétaire général de l’OCDE Angel Gurria l’a reconnu la semaine dernière à Istanbul, où l’organisation avait réuni plus de mille économistes et statisticiens pour réfléchir à l’intégration dans les indices économiques de la notion de bien-être. «La mesure du progrès ne peut se réduire au PIB par tête», a-t-il dit, avant de citer Robert Kennedy qui dès les années soixante déclarait que «le PIB mesure à peu près tout sauf ce qui rend la vie digne d’être vécue». Cet hédoniste pensait sans doute à son bonheur personnel, mais pas encore à l’environnement...
En germe dès les années 70, cette mesure de la qualité de la vie a d’abord donné lieu ces vingt dernières années à une floraison de nouveaux indicateurs de santé, d’éducation et de développement humain. Ils sont très utilisés par les organisations internationales comme le Pnud ou la Banque mondiale pour rendre compte des progrès des pays en développement. Robert Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002 et grand artisan du rapprochement entre la psychologie et l’économie, a imaginé le premier le concept d’un «audit du bien-être national». Cette mesure du bonheur donne maintenant corps à de méga-enquêtes croisant des données subjectives, comme les sondages et les interview, et objectives comme l’espérance de vie, le PIB ou la scolarisation. Il en ressort des palmarès des pays où l’on vit heu- reux ! Décalage. Fait remarquable, ces classements du bonheur mondial sont souvent en décalage abyssal avec ceux de la performance économique. Selon la carte du bonheur établie par des chercheurs de l’université de Leicester en Angleterre, le Danemark est numéro un mondial devant la Suisse, et le Zimbabwe et le Burundi ferment la marche. Mais le plus surprenant est de voir le petit royaume himalayen du Bhoutan, aux 1321 dollars (environ 958 euros) par tête et par an, pointer à la huitième place, très loin devant les Etats-Unis, 23e, ou la France, modeste 62e. Outre qu’il conforte les arguments de ceux qui considèrent que le confort matériel et financier intervient peu dans la perception de notre bonheur, l’excellent résultat de ce pays aux 700 000 âmes semble venir couronner la politique très «happy-compatible» mise en place par le roi Jigme Singye Wangchuck. Dès 1972, ce bouddhiste a fait de la croissance du «bonheur national brut» sa priorité, devant la croissance du PIB qui a atteint 14 % l’an dernier. «Ce que j’ai préféré au Bhoutan, c’est qu’ils mesurent l’état de leur pays à travers le bonheur, pas en dollars»,a déclaré tout éberluée l’actrice américaine Cameron Diaz, de retour du royaume, sur MTV. A l’instar du très populaire roi de Thaïlande Bhumibol, qui voudrait convertir ses sujets à sa philosophie de la «suffisance économique» et qui accueillera en novembre la troisième «c0onférence internationale du bonheur national brut», le monarque bhoutanais accorde beaucoup d’attention à son taux de scolarisation ou à la santé, gratuite. Modes de vie. Les gouvernements occidentaux pourrontils suivre un jour une voie similaire en accordant eux aussi la priorité à leur BNB ? «Nous allons voir l’émergence de politiques des modes de vie», pronostiquait récemment dans la revue New Scientist David Helpern, un ancien conseiller de l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair connu pour avoir rédigé en 2002 la première note ministérielle du pays sur «l’objectif politique d’augmentation du bonheur». «Mais nous ne devons pas être naïfs, conclut-il, nous avons encore besoin d’une forte économie.»