Les formes de représentation pour concevoir et communiquer le projet
Valentine
DELARCHAND
Tuteur en agence : Valérie ROCCO Directeur d’études : Jean-Louis MANIAQUE
Rappport d’habilitation
à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre
/ ENSAPL - Octobre 2018
Couverture : Atelier Bow-Wow, Coupe perspective détaillée de la Tower House, Tokyo (Japon), 2006
Sommaire Remerciements 3 Introduction 5 / Modes de représentation et méthodes de conception de projet
a. Atelier d’architecture : variété d’outils et confrontation d’idées
1. Expérience(s) : faire du projet un acte collectif
9
9
9
Programme : représentations de la maîtrise d’ouvrage 9 Interprétation du réel spatial et social 10 2. La main qui pense 12 Le dessin 12 La maquette 18
b. Partenaires : représentations du projet comme but commun
21
1. Interface de communication avec la maîtrise d’ouvrage 21 Tiers-instruit 21
Maîtrise d’ouvrage sachante 22
2. Pluridisciplinarité : entreprises et équipe de maîtrise d’oeuvre autour du projet Réseau d’acteurs de la maîtrise d’oeuvre
23 23
Le projet comme interface de médiation
24
// Transmission et moment de transition du projet
27
a. Mise en place 27
1. Préalable : morcellement des tâches et « humilité » 27 Découdre l’unité 27
Savoir-faire, faire savoir et laisser faire
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2. Anticipation 30 Le chantier avant le dessin 30 Recoudre l’unité ? 34
b. Le chantier : moment critique ?
35
Confiance et professionnalisme
36
1. Indescriptible, imprescriptible, imprévisible 35 Adaptation 35
2. Le chantier comme projet 37 Maîtrise de l’oeuvre ? 37 Le maître ignorant 38 Conclusion 41 Bibliographie
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Table des illustrations 47
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Remerciements
Je tiens à remercier toutes les personnes qui ont rendu possible l’écriture de ce rapport d’habilitation.
En premier lieu, je remercie Valérie Rocco, ma tutrice à l’agence VR
architecture, de m’avoir fait partager ses connaissances, d’avoir échangé régulièrement avec moi concernant ce métier passionnant et difficile, et d’avoir su me transmettre un peu de son expérience.
Je remercie mon directeur d’étude, Jean-Louis Maniaque, pour nos échanges et sessions de travail qui ont permis à ce rapport de prendre corps.
Je remercie également tous les enseignants de la formation pour les divers éclairages qu’ils ont pu apporter pour alimenter ma réflexion.
Je remercie mes camarades de la formation, pour nos discussions
enrichissantes, qui ont permis de me faire prendre conscience de certains aspects de ma pratique.
Enfin, je remercie mes amis et ma famille pour nos échanges, nos discussions et leur soutien tout au long de cette année.
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« Peut-être qu’un objet est ce qui permet de relier, de passer d’un sujet à l’autre, donc de vivre en société, d’être ensemble. Mais alors, puisque la relation sociale est toujours ambiguë, puisque la pensée divise autant qu’elle unit Puisque ma parole rapproche par ce qu’elle exprime, et isole par ce qu’elle tait Puisqu’un immense fossé sépare la certitude subjective que j’ai de moi-même, et la vérité objective que je suis pour les autres […] il faut que j’écoute, il faut que je regarde autour de moi plus que jamais le monde, mon semblable, mon frère. » GODARD J.L. (réal.), Deux ou trois choses que je sais d’elle, UGC, 1967, 95minutes
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Introduction En sortant de l’école d’architecture, nous sommes « prêts à faire de l’Architecture »1 et
avons acquis un « capital symbolique »2 de connaissances, une légitimité accumulée au
sein de notre champ d’action. Ce rapport d’habilitation a pour but de nous questionner sur notre pratique, de la problématiser au jour le jour. Cet exercice, difficile et de tous les instants, permet de comprendre les rapports qui se jouent dans notre métier mais
également d’envisager une posture, une manière d’être et d’agir dans notre pratique future. Qu’est-ce qu’être architecte ? Pas LA définition de l’architecture (existe-t-elle seulement ?), mais quelle est ma définition de l’architecture ? Mon point de départ pour la conception est l’autre. La volonté et la conviction que l’architecture, la ville, existent par et pour l’usager.
Pour autant, je crois aussi que l’architecte est un intellectuel, celui qui pense, qui émet des hypothèses pour concevoir, qui imagine la structure, la matérialité, les flux, les fonctions
et usages, qui analyse le site, le socle, l’urbanité autour du projet, afin de le concevoir, le vérifier, le justifier, puis le faire réaliser.
« Qu’est-ce que l’architecture ? La définirai-je avec Vitruve l’art de bâtir ? Non. Il y a dans cette définition une erreur grossière. Vitruve prend l’effet pour la cause. Il faut concevoir pour effectuer. Nos premiers pères n’ont bâti leurs cabanes qu’après en avoir conçu l’image. »3
L’image, la représentation que l’on se fait et que l’on fait de l’architecture me questionnent,
et ce travail va résider dans la compréhension de ces images et des outils qui en découlent.
Cette représentation, cette communication induite, est un élément primordial du métier,
tant elle peut être un moyen d’exprimer le projet, avec le commanditaire et les usagers,
ou les entreprises, les partenaires. Elle prend de multiples formes, aussi bien physiques
(dessins, plans, coupes, maquettes, outils informatiques, etc.), que mentales (vocabulaires, ambiances, transcription de ressentis, etc). Elle peut exprimer des espaces (pleins, vides, formes géométriques ou organiques, etc.) mais aussi la matérialité, ou des notions plus intimes et propres à l’interprétation de chacun, comme l’ambiance du lieu ou sa qualité
lumineuse. Si l’architecture est « une parole qui ne dit mot et est pourtant à partager »4, il est essentiel de parvenir à transmettre cette parole de façon précise.
Ma mise en situation professionnelle m’a permis de constater que l’amélioration de la
transmission du projet (on entend ici transmission au sens de communication, passage
d’une idée d’une personne à une autre) pourrait permettre de pallier certaines disjonctions de compréhension qui peuvent nuire au projet.
1- GAHINET O., directeur de PFE « Architecture et Architecture », ENSA Strasbourg, 2017 2- BOURDIEU P., Les règles de l’art, Seuil, 1992 3- BOULLEE E.-L., Architecture. Essai sur l’art, Hermann, Paris, 1968 4- GRANGER V., La Maîtrise d’Ouvrage et l’exercice de programmation : modalités d’organisation et d’assistance, Plan Urbanisme Construction Architecture, Viroflay, 1998, p. 30
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La communication et la représentation sont primordiales pour mener à bien le projet,
qualitativement, avec tous les acteurs qui le composent. La représentation est présente à
toutes les phases de projet, tant à la mise en place du programme entre le commanditaire et l’architecte, qu’au moment de passer de la conception à la réalisation. Si les études nous ont laissé croire à l’architecte omniscient, à la façon dont il gère l’ensemble des phases et les acteurs du projet, la réalité semble différente.
Le passage du dessin au chantier est difficile, mêlant temporalité, transmission des idées et gestion humaine de la maîtrise d’ouvrage, des entreprises et autres intervenants.
Avec la complexification du travail, l’hyperspécialisation, l’accroissement des normes et des réglementations et l’industrialisation de certains procédés, l’architecte ne peut pas
tout savoir ni tout connaître. Il ne connaît pas chaque ouvrage, chaque étape de celui-ci, même après des années de pratique de chantier. Mon expérience m’a permis de me
rendre compte à quel point notre métier est pluridisciplinaire et ne peut être exercé de manière isolé.
Ces notions de transmission et de temporalité(s) me permettent de me questionner sur la représentation comme outil de projet, la façon dont l’architecte en dispose afin de concevoir et de le coordonner.
Tout d’abord, comment les agences d’architecture utilisent les modes de représentation ? En quoi les représentations aident à la conception du projet ? Quels sont leurs outils, quels en sont les buts ? Que disent-ils de leurs pratiques, et peuvent-ils s’adapter ?
Ensuite, comment les savoirs-faire de chacun peuvent qualifier le projet ? Comment la mise en commun des spécialités individuelles, le travail en équipe et l’expérimentation
commune peuvent-ils profiter au projet ? Si « construire est la condition pour concevoir »5, qu’est-ce que le chantier et ses modes de transmission peuvent nous apprendre, nous
faire comprendre et nous permettre d’anticiper pour la suite de notre carrière ? Comment la représentation intervient lors de la phase de réalisation de l’ « oeuvre » ?
Ce rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre tente de comprendre de quelle façon le
travail collectif peut qualifier le projet, comment la représentation du projet peut l’y aider, et comment l’architecte se place dans cette démarche, au milieu de ses partenaires.
5-BERNARD P., (Réflexions sur) le chantier, in Criticat n° 2, septembre 2008
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Dans un premier temps, nous aborderons le rôle de la représentation en architecture et la façon dont l’architecte met en place des outils de travail et une équipe afin de
concevoir le projet. De quelle façon il mobilise ses connaissances, ses outils de travail et comment les acteurs se positionnent autour de la maîtrise d’ouvrage, et a fortiori autour du projet, afin de le qualifier.
Ensuite, nous aborderons la manière dont les représentations permettent aux acteurs engagés dans le projet de le faire accéder à la concrétisation dans la réalité ; de
quelle manière l’architecte coordonne l’équipe, quels sont les moyens qu’il met en
place. Nous verrons de quelle manière les représentations du projet lui permettent de progresser. Comment le collectif expérimente autour du but commun qu’est le
projet ; de quelle façon l’architecte joue son rôle de médiateur. Nous approcherons de
nouvelles méthodes et outils, des modes de représentation qui évoluent, et la manière dont cela pourrait être transcrit dans une pratique future, afin de ne pas rester sur ses acquis et de faire durer l’envie et le plaisir de la pratique.
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« Chaque journée de ma vie a été vouée en partie au dessin. Je n'ai jamais cessé de dessiner et de peindre cherchant, où je pouvais les trouver, les secrets de la forme » Le Corbusier, Suite de dessins, Paris-Genève, Editions Forces Vives, 1968, p. 13
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
/ Modes de représentation et méthodes de conception de projet Si l’architecture est d’abord une intention, une représentation figurée de notre esprit,
alors il faut la rendre visible, la communiquer, pour la faire vivre. La conception de projet débute souvent par un croquis rapide, qui va s’affiner, s’affirmer, être développé sous des aspects aussi bien techniques, pratiques que sociologiques. Se matérialiser en
fonctions, en usages, et se traduire en normes, en coût, en nombre d’heures de travail sur le chantier.
La représentation peut avoir plusieurs définitions, mais nous comprendrons ici le
terme comme ayant vocation de rendre sensible à l’objet [du projet d’architecture], de
traduire une pensée, de mettre en lumière tout ou partie. Cette expression permet de transmettre l’objet architectural, avant même sa conception ou sa réalité construite. Nous nous intéresserons à cet instant de conception, aux outils mis en place pour
traduire ces idées en projet, à la façon dont la représentation architecturale prend place dans le processus de présentation d’une réalité encore absente.
a. Atelier d’architecture : variété d’outils et confrontation d’idées 1. Expérience(s) : faire du projet un acte collectif La dimension sociale de l’architecture m’a toujours paru être l’aspect de notre métier
le plus important et intéressant. Concevoir en conscience, pour une maîtrise d’usage, pour que les usagers vivent des lieux dans lesquels ils se sentent à l’aise, des lieux pensés avec eux et pour eux.
Programme : représentations de la maîtrise d’ouvrage L’architecture n’est pas qu’un objet, une esthétique fonctionnelle, un assemblage de
techniques et de matériaux. Elle doit se justifier par l’usage, par le paysage, le lieu, par le besoin du programme établi par la maîtrise d’ouvrage. Dans cette idée de travailler avec et pour la maîtrise d’ouvrage, il m’a semblé évident de commencer à travailler à
petite échelle, dans une agence avec peu de collaborateurs, afin d’être au plus proche de toutes les étapes du projet mais aussi de la maîtrise d’ouvrage et si possible de la maîtrise d’usage. C’est le cas au sein de l’agence VR-Architecture, à Roubaix.
Pour démarrer un projet à l’agence, nous demandons au client de formuler ses souhaits quant au projet, de façon rédigée. Il ne s’agit pas de formaliser un programme en termes de mètres carrés ou même d’espaces, mais de hiérarchiser ses souhaits,
d’exprimer les désirs et les attentes qu’il a du projet. La forme est très libre et permet ainsi à chacun de s’exprimer à sa façon.
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A cet exercice, certains maîtres d’ouvrage vont rédiger plusieurs pages, quand d’autres vont réaliser un tableau très stucturé, ou encore de simples tirets avec quelques idées. Nous remarquons que certaines maîtrises d’ouvrages sont très sensibles aux chiffres,
au nombre de mètres carrés, à la répartition des pièces, ou à la présence d’un élément spécifique. D’autres maîtrises d’ouvrage ont beaucoup plus de mal à formaliser leurs envies, leurs besoins, à se projeter.
Cette étape est primordiale, tout d’abord pour parvenir à établir un programme précis, mais aussi pour percevoir les “représentations mentales” du commanditaire. Les
termes employés, la façon de rédiger, permettent de comprendre un peu plus de sa personnalité.
Interprétation du réel spatial et social 6 A l’aide des premières ébauches de représentation de la maîtrise d’ouvrage, les
bases du projet peuvent être lancées : le travail de l’architecte est l’ « interprétation du réel, tant spatial que social ».7 L’architecte maîtrise le « discours légitime sur
l’objet architectural à produire. [Il] se définit d’abord vis à vis de ses partenaires, qu’ils soient dessinateurs, artisans ou ouvriers du bâtiment, comme le maître d’une oeuvre réalisée de façon complexe et collective. Cette maîtrise s’exerce dans le registre de
la connaissance exhaustive et minutieuse d’un objet à venir et de ses occupants »8. Le projet est un acte commun, un échange constant entre les différents acteurs intervenants.
La multiplication des acteurs gravitant dans le champs de l’architecture donne lieu à une refonte des compétences de l’architecte, à une nécessité de repenser les
contours de la profession. Cela induit une « hybridation des pratiques »9 d’agences, qui permet aux architectes d’adopter « une posture qui [les produisent] comme différent du commun et des autres professionnels de son domaine. La compétence est donc
également le fait d’une véritable construction : l’architecte s’y présente différemment selon les interlocuteurs auxquels il s’adresse.»10
Trouver des stratégies afin que le programme soit complet et que les espaces gagnent en qualité, est intégré depuis l’école. La genèse du projet provient tout d’abord d’une idée, d’une intuition, à partir d’un programme ou d’un site, de la part de la maîtrise d’ouvrage.
6-CHADOIN O, Etre architecte, les vertus de l’indétermination, Sociologie et sciences sociales, Limoges, 2017, p. 101 7-ibid, p 101 8-ibidem, p.44 9-RINGON G., GAUDIBERT F., Etre architecte en CAUE, Rapport MeltDAU, Ecole d’architecture de Toulouse, 1995 10-CAMUS C., Communication ou activité communicationnelle des architectes, Séminaire de recherche du LET, Ecole d’architecture de Paris la Villette, 1995, p.36-38
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Puis il doit transmettre ses images mentales à l’architecte, à qui revient la tâche de
transposer ce discours en « résultats concrets incarnés dans le monde »11. L’enjeu, désormais, est de cerner les images mentales et physiques qui vont permettre à la
maîtrise d’ouvrage de comprendre le projet, de l’accepter tel que nous pensons qu’il est le plus efficient. La difficulté de la conception réside dans la capacité à projeter
la façon de vivre de la maîtrise d’usage, et l’architecte « hybride »12 doit adapter son
discours aux volontés et aux façons de percevoir le projet de la maîtrise d’ouvrage. La représentation est un moyen de faire concevoir le projet et d’en faire “passer l’idée” , encore faut-il en adapter le médium et le vocabulaire.
Afin de concevoir et de communiquer justement, l’architecte dispose d’outils variés.
La citation « Chaque journée de ma vie a été vouée en partie au dessin. Je n’ai jamais cessé de dessiner et de peindre cherchant, où je pouvais les trouver, les secrets de la
forme »13 de Le Corbusier décrit la façon dont la représentation -par les outils que sont
le dessin, les croquis, la maquette, la peinture- lui a permis de chercher, d’expérimenter, de créer. Le dessin à la main est l’outil premier, qui permet de relier l’esprit et la réalité, et aussi celui que l’on expérimente en école d’architecture : on est d’ailleurs souvent privé d’informatique les premières années. Le croquis, le dessin sur calque ou la
constitution d’un carnet de route permettent de tester toutes sortes d’hypothèses, de stimuler la créativité.
11-ibidem, p.8 12-RINGON G., GAUDIBERT F., op. Cit. 13-Le Corbusier, Suite de dessins, Paris-Genève, Editions Forces Vives, 1968, p. 13
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2. La main qui pense14 Très tôt dans notre métier, on prend conscience de la façon dont on peut utiliser
notre corps comme outils de perception du monde, pour arpenter, mesurer et prendre
conscience des lieux. L’outil est un prolongement de la main15, mu par elle, et il permet, à travers la main, de faire un lien entre l’esprit et la réalité.
Le dessin « Puisque ma parole rapproche par ce qu’elle exprime, et isole par ce qu’elle tait Puisqu’un immense fossé sépare la certitude subjective que j’ai de moi-même, et la vérité objective que je suis pour les autres » GODARD J.L. (réal.), Deux ou trois choses que je sais d’elle, UGC, 1967, 95minutes Cette citation de Jean-Luc Godard16 pose le fait que la représentation abstraite que
nous nous faisons, exprimée en parole, rapproche, et forcément aussi en omettant
des éléments, isole également. Comment s’assurer objectivement que nos paroles
traduisent clairement nos pensées ? Est-ce que nos représentations mentales sont exprimées afin d’être limpides dans l’esprit d’autrui ? Est-ce que certains outils
mettant en relation les représentations physiques et mentales permettraient de rendre l’explication plus claire ?
L’atelier Bow-Wow, au Japon, travaille sur cet entre-deux, avec des représentations
(coupes, plans perspectifs) très détaillées (voir figure 1 p.13). Proposant une description
des lieux qu’ils dessinent au travers de leurs coupes, leurs axonométries ou leurs
perspectives, le premier coup d’oeil permet plusieurs niveaux de lecture. Les usages du lieu sont décrits directement dans la représentation qui les traduisent, avec plusieurs
niveaux d’information. La structure apparaît, la matérialité de la façade également, on comprend le rapports des niveaux entre eux par la perspective. Les cotes y figurent, ainsi que des annotations sur les modes constructifs, les épaisseurs, etc.
Le travail de cette agence est complet et se base en grande partie sur l’observation de l’architecture et de la ville. Ils observent les usages, les façons de vivre, et ils peuvent
ainsi transcrire ces remarques dans leur coupes, permettant ainsi une compréhension directe et complète d’aspects difficilement exprimables par le dessin seul.
L’étude des phénomènes permet d’apprendre à regarder, pour décrire simplement
des actions quotidiennes. Pourtant, c’est un exercice difficile : « il s’agit de décrire, et
non pas d’expliquer, ni d’analyser […] faire l’expérience du monde, revenir aux choses mêmes »17. Merleau-Ponty exprime la façon dont il peut être peu évident de revenir à l’essentiel, de décrire simplement certains phénomènes.
14-PALLASMAA J., La main qui pense. Pour une architecture sensible, Actes Sud 15-ARISTOTE, Les Parties des animaux, traduction de P. Louis, Éd. Budé, 1956, pp. 136-137 16-narrateur, réalisateur, scénariste et dialoguiste du film Deux ou trois choses que je sais d’elle, 90 minutes, 1967 17-MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris, 1945
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Figure 1 : Atelier Bow-Wow, Plen perspectif détaillé de la House & Atelier Bow-Wow, Japon (2005)
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Bien que regroupant beaucoup d’informations, ces coupes sont très claires et faciles à lire par tous. Dès la conception, cet outil permet de penser le projet dans sa globalité,
d’anticiper les interfaces de lots, de concevoir un ensemble en pensant tout à la fois les aspects structurels, formels, d’usage, de matérialité, etc.
Dans la même idée, l’atelier de Beatriz Ramo, Star strategies+Architecture aux PaysBas, développe ses projets grâce à la coupe. Leur projet (en cours) “L’intérieur de la métropole” (voir figures 2 et 3 pp. 15-16), propose des compositions familiales très
variées : colocataires, familles monoparentales, personne âgée + étudiant, jeune actif
bi-résident, etc. Cela correspondant plus aux schémas actuels que la “famille type, qui ne correspond plus qu’à 27% des ménages en France”.18
Cette façon de travailler en coupe permet d’imaginer des scénarios de vie des usagers (voir figure 2 page 15), leur évolution, et donc d’adapter la conception du logement à
l’utilisation de l’habitant. Ensuite, l’atelier croise la conception en coupe à la conception en plan, puis superpose les temporalités des projets, afin de bien mettre en évidence comment, au fil de la vie des usagers et des changements de situation familiale, il propose d’adapter le logement à l’usager (voir figure 3 page 16).
Ces hypothèses sont un moteur pour concevoir les logements, et l’outil de la coupe et du plan sont le moyen de les mettre en forme, mais aussi de les exprimer. Ainsi, Star
strategies+Architecture a su, avec le bailleur (SOGEPROM), et l’aménageur (SADEV
94), concevoir autour de l’usager avec les problématiques actuelles de l’adaptabilité du logement, et “réinventer le logement [...] à l’aide des plans”.19
Ces exemples permettent de comprendre que l’outil du dessin peut permettre de pousser le projet dès la conception, d’être un moyen de porter le projet par son
intuitivité, sa simplicité. L’étude des phénomènes, des usages, par la représentation
permet de concevoir de façon plus optimale et la représentation, simple et épurée, est un moyen à la fois de concevoir, mais aussi de communiquer et d’être une “signature” pour ces agences.
18- RAMO B., architecte STAR STRATEGIES+ARCHITECTURE, Conférence Révolutionner le logement, Îlot 3H à Ivry, Pavillon de l’Arsenal, 23 mars 2016, disponible sur < http:// www.pavillon-arsenal.com/fr/arsenal-tv/conferences/hors-cycle/10384revolutionner-le-logement-lilot-3h-divry-confluences.html> 19- BARBARIN E, directeur adjoint de SOGEPROM en Ile-de-France, Conférence Révolutionner le logement, Îlot 3H à Ivry, Pavillon de l’Arsenal, 23 mars 2016, disponible sur < http://www.pavillon-arsenal.com/fr/arsenal-tv/conferences/hors-cycle/10384revolutionner-le-logement-lilot-3h-divry-confluences.html>
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Figure 2 : STAR strategies + Architecture, L’Intérieur de la Métropole
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Le projet “l’intérieur de la métropole” de l’agence Star strategies+Architecture n’est pas sans rappeler l’étude de phénoménologie des lieux de Georges Perec dans “Espèce
d’espace”. Il tente de « déchiffrer un morceau de ville»20, en imaginant «un immeuble
parisien dont la façade a été enlevée - une sorte d’équivalent du toit soulevé dans ‘Le
Diable boiteux’ »21. Georges Perec s’inspire de l’image de Saul Steinberg, No Vacancy,
paru dans ‘The Art of Living’ (voir figure 4 p. 17), qui montre un immeuble parisien et les
multiples usages des appartements. Georges Perec étudie, décrit au moyen de mots, les modes de vie des usagers, comme Saul Steinberg le fait, au moyen d’images. La corrélation entre le dessin et l’écriture permet à l’agence de Beatriz Ramo de transmettre les éléments du projet, de pousser le raisonnement et de permettre
l’appropriation des espaces à des usagers qui ne se reconnaissent pas forcément
dans le schéma “classique” imposé des T2, T3, T4, conçus pour des familles “types”.
L’adaptabilité et l’évolutivité (voir figure 3 ci-dessous) du logement permettent à
l’agence Star strategies+Architecture de se démarquer sur des programmes où la compétition est grande, et ainsi d’accéder à la commande.
Figure 3 : STAR strategies + Architecture, L’Intérieur de la Métropole - évolutivité du logement & articulation Parents/Enfants
20-PEREC G., Espèce d’espace, éd. Galilée, 1974 21-ibidem
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Figure 4 : STEINBERG S., No Vacancy in ‘The Art of Living’, Londres, Hamish Hamilton, 1952
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La maquette Souvent utilisée au cours de l’enseignement d’architecture, la maquette est un peu
délaissée dans les agences, faute de temps et de place pour en concevoir. La maquette est perçue comme un outil de présentation, un “objet” pour exprimer le projet une fois qu’il a été pensé et conçu.
C’est pourtant un outil de conception de projet, ou pour tester différents aspects de
celui-ci (rapport au site, paysage, urbanité, structure, matérialité, lumières, etc). Ce qui m’intéresse ici est justement cette démarche de projet qui permet à la maquette d’être un véritable moyen de mettre en place le projet, de vérifier des hypothèses, de faire cohésion au sein de l’agence et avec la maîtrise d’ouvrage, autour du projet.
Le Corbusier utilisait énormément la maquette, pour enrichir son dessin. Elle était un moyen de vérifier des potentialités du plan, un complément, une augmentation du
dessin en quelque sorte. Ces maquettes, au nombre de 200 environ au cours de sa
carrière, permettent d’exposer le potentiel de l’architecture. Conservées pour la plupart, celles-ci permettent aujourd’hui de relire ses projets, de les comprendre.
Certaines agences ont un usage de la maquette qui nourrit la conception mais aussi la mise en oeuvre. Par exemple, le Studio Mumbai (Inde), travaille sur un procédé interactif, avec des maquettes à l’échelle 1:1 (voir figure 5 page 19).
Cet exemple, un peu extrême, permet de comprendre comment une maquette permet
de penser dès la conception à l’interraction entre les lots, à la façon dont les interfaces du projet auront lieu. Le Studio Mumbai a été fondée par Bijoy Jain en 1996, et
regroupe plusieurs corps de métier. Il a été rejoint par Samuel Barclay (architecte américain), Jivaram Sutar (charpentier), Pandurang Malekar (maçon) et Bhaskar
Raut (maçon traditionnel et menuisier). Leur démarche permet de faire une sorte de
‘répétition’ du chantier, avec des maquettes à l’échelle 1:1, des prototypes de projet, mêlant architectes et artisans dès la conception. Par exemple, la figure 5 (ci-contre)
présente un prototype conçu en Inde, préfabriqué, pour une exposition au Royaume-
Uni. Cela permet les ajustements, les vérifications, avant l’envoi en pièce détachées et le montage sur place au moment de l’exposition des pavillons. Cette démarche et ces outils donnent une identité forte à l’agence.
Beaucoup d’agences -souvent comportant de nombreux collaborateurs- utilisent et multiplient les maquettes, pour mettre en place leur processus de conception mais
aussi de vérifier un dispositif. Evidemment, toutes les agences, et a fortiori les maîtrises d’ouvrages, ne sont pas capables -par manque de temps mais aussi de moyens- de réaliser des fragments à l’échelle 1:1, pour chaque projet.
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Figure 5 : Studio Mumbai, maquette à l’échelle 1:1 pour une exposition, réalisée en Inde, envoyée au Royaume-Unis et reconstituée sur place
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La maquette est un outil de conception efficace, mais il est chronophage et prend de la
place (voir figure 6 ci-dessous, accumulation des maquettes au studio de D. Liebeskind). Beaucoup de petites et moyennes agences n’y ont plus recours, lui préférant la version
informatique, ou bien la reléguant à un stagiaire. Pourtant, je crois que c’est une erreur,
car elle permet de réfléchir dès la conception, à la façon dont les lots vont interagir entre
eux, comment les matériaux vont s’assembler, et de penser au déroulement du chantier.
A l’image de la maquette à taille réelle du Studio Mumbai, l’échelle réduite permet déjà de commencer à penser à la réalisation du projet.
A l’heure actuelle, de nouveaux “outils” numériques sont aussi à notre disposition. S’ils
sont efficaces par leur facilité à gérer le plan, la coupe, le détail, et la 3D simultanément, ils sont moins intuitifs et la conception est bien moins libre que lorsque l’on travaille à la main. “Dans un monde où tout finit par être identique, insignifiant, vidé de signification,
l’art (le design) et l’architecture doivent maintenir les hiérarchies et défendre en particulier l’expérience sensible et existentielle.”22 La main possède un espace de créativité et de liberté que ne permettent pas l’informatique et le numérique.
Tous ces moyens et outils sont en tous cas un appui pour l’architecte, au moment de la conception, autant que pour l’aider à présenter le projet à la maîtrise d’ouvrage et aux entreprises. Elle synthétise l’implication de ces dernières dans un tout, ainsi que leurs interractions.
Figure 6 : Studio Libeskind, maquettes d’études
22-PALLASMAA J., La main qui pense. Pour une architecture sensible, Actes Sud, p. 144
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b. Partenaires : représentations du projet comme but commun Si les communications en interne dans l’agence viennent apporter du corps au projet, on constate que la multiplication des acteurs, si elle est difficile, permet aussi de se poser plus de questions, de proposer plus de solutions et d’apporter davantage d’intérêt au projet.
1. Interface de communication avec la maîtrise d’ouvrage Le projet est le lien entre le concepteur et les entreprises qui vont procéder à la mise en
oeuvre. Le projet lie ces acteurs, et les représentations leur permettent de communiquer.
Tiers-instruit23 Michel Serres exprime l’idée qu’« il n’y a pas d’apprentissage sans exposition, souvent dangereuse, à l’autre. »24 Autrement dit, l’instruction vient avec un tiers, par l’échange.
La représentation du projet est le moyen de ce partage, entre deux ou plusieurs acteurs. On peut aussi comprendre la notion du tiers-instruit par le fait que la relation binaire
va s’équilibrer grâce à un élément tiers. Ici, la représentation et ses formes est le tiers
élément, qui lie les acteurs dans leur communication. Tous les types de représentation
ne sont pas adaptés à chaque destinataire, et en particulier, la maîtrise d’ouvrage peut avoir des difficultés à lire un plan ou une coupe. Dans ces cas-là, la maquette virtuelle
ou physique ou encore les perspectives d’ambiances sont propices à présenter le projet. D’autres maîtrises d’ouvrage vont être plus sensibles aux chiffres, comme par exemple les bailleurs, qui vont raisonner en termes de mètres carrés et de ratios de prix.
Il convient alors de s’adapter à l’interlocuteur, afin de « transmettre » au mieux le projet. Si le vocabulaire et les outils physiques ne sont pas adaptés à ce qu’attend la maîtrise d’ouvrage, il arrive fréquemment que le projet stagne.
Les échanges sont plus fructueux lorsque la maîtrise d’ouvrage est informée et
impliquée, et le projet peut être poussé plus loin. Le maître d’ouvrage comprend plus rapidement les tenants et les aboutissants du projet, les contraintes techniques et
réglementaires, mais aussi les éléments économiques et organisationnels. Le risque
peut être, pour l’architecte, de ne plus avoir la maîtrise du projet et se laisser « dicter » le projet. Il est important de « résister aux idées [du client] »25. Il ne faut évidemment
pas simplement s’opposer en bloc, mais plutôt dans l’idée de reprendre les éléments
intéressants, les intégrer dans la mesure du possible, tout en préservant la qualité et la cohérence globale du projet. Communiquer intelligemment, trouver le bon biais, passe par une représentation et un vocabulaire adaptés.
23-SERRES M., Le Tiers-Instruit, coll. Folio essais (n° 199), Gallimard, 1992 24-ibidem, p. 28 25-ZUMTHOR P., Penser l’architecture, éd. Birkhaüser, Berlin, 2008, p.50
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Maîtrise d’ouvrage sachante Au-delà de l’interface que peut représenter l’image du projet pour la maîtrise d’ouvrage,
le tiers peut aussi être le maître d’ouvrage, vis-à-vis du projet et de la maîtrise d’oeuvre. Dans certains cas, la maîtrise d’ouvrage lorsqu’elle est sachante et impliquée peut révéler des projets qui gagnent en qualité.
L’un des exemples concrets de ma mise en situation professionnelle est un projet de réhabilitation d’un maison individuelle dans la métropole lilloise. Le maître d’ouvrage
est un entrepreneur paysagiste avec lequel nous travaillons régulièrement, et qui nous
a laissé libre champ lors de la conception de son habitation personnelle. Concernant la
phase de chantier en cours, c’est plus contraignant. J’assure le suivi du chantier, mais il
est constamment en train de consulter les entreprises de façon détournée, car il connaît bien les entrepreneurs. Il est très impliqué, et si son but n’est pas de me court-circuiter, cela a pour effet de complexifier mon travail et d’amoindrir mon autorité sur le chantier. Quelle doit être ma position, au moment où le maître d’ouvrage s’immisce entre les
entreprises et le donneur d’ordre que je représente ? Quel rôle dois-je prendre vis-à-vis de la maîtrise d’ouvrage ? Il semble opportun de clarifier les choses, de lui rappeler
qu’il est de mon ressort de suivre le chantier et d’assurer la communication entre les entreprises et lui-même. Cela facilite la bonne marche du projet et in fine, assure la
bonne réalisation du projet conçu initialement. En tout état de cause, surtout en tant
qu’entrepreneur lui-même, il saisit la difficulté que peuvent ressentir les entreprises de recevoir des ordres de deux entités distinctes.
Sur un projet de réfection d’un hôtel dans la région Pas-de-Calais (62), la problématique
est inverse. La maîtrise d’ouvrage est peu impliquée, nous faisant « une entière
confiance », omettant de nous transmettre certaines informations. La volonté du maître d’ouvrage et la prise de décision d’acquérir des locaux supplémentaires adjacents à
l’hôtel ne nous ont été transmises que très tard. Le dépôt des documents administratifs complémentaires a du être fait dans un délai très court. Le planning était déjà mis en
place, et les entreprises avaient déjà été consultées pour le reste des travaux. Cela a engendré de nombreuses modifications du projet et des études supplémentaires. Le
projet est étendu et complexe : le manque d’implication du maître d’ouvrage aurait pu être préjudiciable aux travaux.
Dans ces deux cas, la maîtrise d’ouvrage est soit trop présente soit pas assez
impliquée. Cela montre en quoi l’engagement du maître d’ouvrage est importante, afin
que le plaisir de suivre le projet perdure. On dit souvent qu’il n’y a pas de bons projets, mais seulement de bonnes maîtrises d’ouvrage. La relation équilibrée et la qualité des échanges entre l’architecte et la maîtrise d’ouvrage sont primordiales : la qualité du projet, de sa conception à sa réalisation et son usage, en découlent.
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
2. Pluridisciplinarité : entreprises et équipe de maîtrise d’oeuvre autour du projet Le réseau de partenaires créé à l’occasion du projet permet de pousser la réflexion selon
les domaines de compétence des membres de l’équipe, puis de passer du statut virtuel à la réalité.
Réseau d’acteurs de la maîtrise d’oeuvre La relation entre maîtrise d’ouvrage et architecte n’est pas la seule à prendre en compte dans un projet. L’architecte compose souvent une équipe plus importante et complexe,
impliquant divers acteurs aux fonctions et compétences variées. Le projet d’architecture n’est pas une recette ou un produit industriel, qui pourrait passer de mains en mains,
d’acteur en acteur, répétant successivement les mêmes gestes et opérations, dans un
temps linéaire. Au contraire, le projet implique de se saisir des volontés, des contraintes, des opportunités pour concevoir. La coopération et la coordination du projet sont
parties prenantes de sa réussite, et les relations interprofessionnelles - notamment le professionnalisme, les capacités, la confiance - sont des éléments non négligeables.
La coexistence d’acteurs divers, comme les architectes, bureaux d’études, économistes, acousticiens, thermiciens, etc - ayant un langage, un point de vue, des temporalités, des connaissances théoriques et techniques différentes, mais aussi des logiques de travail, d’action et de conception variées - rend le projet complexe mais aussi plus riche.
Les acteurs du projet sont en lien (voir figure 7 ci-dessus), selon le “triangle indéformable du projet”26, composé de l’équipe de maîtrise d’ouvrage, de maîtrise d’oeuvre et des
entreprises (triangle au centre). Les acteurs sont multiples, notamment au sein de l’équipe de maîtrise d’oeuvre (la figure ci-dessous est non exhaustive).
lien contractuel lien de subordination collaboration
BET
architecte
économiste
OPC
PROJET
maître d’ouvrage entreprises Figure 7 : “Le triangle indéformable du projet”25, schéma de fonctionnement des liens entre les acteurs du projet
contrôleur technique
26-BEAL A., Session HMONP n°6 : Métier, profession, société, 17-18-19 mai 2018
architecte BET
maître d’ouvrage
23
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
« Si on observe un mouvement de spécialisation des expertises et de fragmentation des fonctions dans l’élaboration, la conception et la conduite des projets architecturaux et
urbains, il s’accompagne d’un mouvement de recomposition qui instaure de nouveaux
dispositifs d’interventions professionnelles, sous des formes intégrées ou au contraire en réseau. »27
La logique de l’agence VR-Architecture, au vu du nombre de salariés, est évidemment de se créer un réseau proche de relations interprofessionnelles. Si l’agence comptait plus
de membres et des projets d’envergure plus importante, l’intégration d’une ou plusieurs
formations complémentaires pourrait être intéressante. De fait, ce fonctionnement pousse à multiplier les communications externes, d’où la nécessité de bien maîtriser le projet, afin de
pouvoir correctement le transmettre, le communiquer, de solutionner d’éventuels problèmes et de répondre efficacement aux demandes de chaque acteurs de la maîtrise d’oeuvre. Tous ces acteurs, spécialistes de leur domaine, n’ont pour autant pas le privilège de
l’architecte. Il dispose d’une vision globale, de savoir quand et pourquoi chaque ouvrage a été proposé, dans une cohérence d’ensemble. Face à cette division du travail et la
complexification des projets, la place de l’architecte vis-à-vis de ses partenaires prend son sens dans la maîtrise qu’il a du projet dans sa totalité.
Le projet comme interface de médiation « L’évanouissement des figures [de l’architecte chef d’orchestre], mythiques plus que réelles, conduit à comprendre la production architecturale comme produit d’une organisation collective. » CHADOIN O, Etre architecte, les vertus de l’indétermination, Sociologie et sciences sociales, Limoges, 2017, p. 93 L’interface qui permet de communiquer et qui rassemble est le projet. Chaque acteur a des
volontés et des aspirations mais aussi des connaissances et des savoirs différents. Parfois, les acteurs du projet parlent presque des langues différentes.
Les partenaires du projet que sont la maîtrise d’ouvrage, les entreprises et l’équipe de
maîtrise d’oeuvre, se lient et conjointement, permettent la réalisation concrète de l’ouvrage. Chaque acteur voit ses intérêts dans le projet. L’un sera intéressé par le bilan financier,
la tenue du planning, quand l’autre sera plutôt attentif à la bonne mise en oeuvre de son savoir-faire, quand enfin le dernier aura à coeur de voir l’ensemble se dérouler afin que
le projet soit conforme à la conception. Il est utopique de penser que chaque acteur est
porté par la volonté de rendre qualitatif le projet, car c’est réellement l’architecte qui a cette volonté, et lui seul. Si j’ai pu être décontenancée par le manque d’implication de certaines entreprises en tant que membre d’un “groupe” de projet, cela a également accru ma
volonté de faire subsister cette logique collective et ce besoin de qualité d’échanges. Il est
d’ailleurs dans l’intérêt de tous de parvenir à réaliser conjointement, en bonne intelligence, le projet initial.
27-EVETTE T., Interprofessionnalité et action collective dans les métiers de la conception, Cahiers Ramau n°2, Ed. de la Villette, Paris, 2001
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Dès lors que l’on perçoit que chacun voit ses besoins en première ligne (respect des critères de projet, qualité du projet fini, bilan financier positif, etc), on comprend que
l’architecte doit être un médiateur et le garant de cette bonne organisation collective. On nous enseigne peu la façon dont on résout des conflits d’ordre financier lors d’un
désordre à l’interface de deux lots, ou encore comment on exige une tenue des délais.
Le projet est alors le meilleur moyen de parvenir à obtenir ce que nous souhaitons. Faire comprendre à la maîtrise d’ouvrage que le projet ne sera que meilleur avec un petit délai
supplémentaire accordé aux entreprises pour réaliser les ouvrages de la meilleure façon. Ou encore à l’entreprise qu’elle a tout à gagner à réaliser cet ouvrage de la façon dont
nous l’exigeons, car cela lui rapportera un savoir-faire, une confiance et une volonté de
notre part de travailler dans le futur de nouveau avec elle. En l’occurence, bien que n’ayant pas les mêmes points de vue sur le projet, notre but commun est que le projet soit réalisé
le mieux possible. Les acteurs s’associent autour du projet, qui les lie. D’ailleurs, ce projet qui les rassemble n’est pas centré comme nous l’imaginions au départ, mais irradie plutôt autours d’eux, dans ce but commun de la réalisation (voir figure 8 ci-dessous).
Nous l’avons vu, la nécessaire communication qui lie les acteurs du projet au moment
de la conception peut prendre de multiples formes. Le “pragmatisme”28 de certains outils
de conception en font un vecteur efficace, permettant au projet de prendre son sens et
d’irradier, d’être le liant des relations. Ce projet demande désormais à être produit dans la réalité.
PR
lien contractuel
OJ
ET
lien de subordination collaboration
BET
architecte
économiste
PRO
JET
OPC
maître d’ouvrage entreprises contrôleur technique
Figure 8 : “Le projet irradie”schéma de fonctionnement des liens entre acteurs du projet
PR
OJ
ET
maître 28-SONNETTE S., Rendus d’architecture : les nouvelles icônes épinglées, in Criticat n°20, juin 2018 d’ouvrage architecte BET
économiste
25 contrôleur technique
« Pourtant, la mise en forme des matériaux ne peut se départir des idées : la conception est indissociable de l’exécution comme la tête l’est de la main. » SENNETT R., Ce que sait la main, La culture de l’artisanat, 2008
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
// Transmission et moment de transition du projet Dès lors que l’on comprend que l’architecte n’est pas omniscient, mais qu’il synthétise un ensemble de composantes dont il maîtrise une partie et en délègue une autre, on
saisit que le projet repose sur la communication, la confiance et le professionnalisme des divers acteurs.
Le passage de la conception à la réalité bâtie est un moment clé de notre métier.
L’école nous enseigne la manière de concevoir un projet, mais la réalité du chantier nous est souvent étrangère, avant les premières expériences professionnelles.
a. Mise en place 1. Préalable : morcellement des tâches et « humilité » Découdre l’unité Dès que le projet est « figé » - nous reviendrons plus tard sur le fait qu’il ne l’est
pas vraiment - en phase APD, il convient de préparer le chantier. Un certain nombre
d’étapes sont nécessaires, tant d’un point de vue administratif que pour l’organisation de ce dernier. Dans un premier temps, la phase PRO permet de mettre en place le dossier de consultation des entreprises (DCE). Ce dernier décompose l’ensemble
des ouvrages, lot par lot. Il convient de « découdre l’unité » du projet pour chaque ouvrage, de le décrire et de le quantifier, afin que chaque corps de métier puisse
percevoir la charge de travail qu’il aura à effectuer sur le chantier. Ce travail, assez
long et fastidieux, est primordial, car il permet de se saisir de chaque ouvrage, de se
poser les bonnes questions, de solutionner les premières difficultés. Il est important de réaliser le plus précisément possible chaque pièce et de décrire chaque ouvrage, pour en assurer la maîtrise et la bonne compréhension, par la suite, sur le chantier. Cela permet également à l’architecte de se préparer au chantier, d’avoir en mémoire les
ouvrages et de conserver une certaine maîtrise de ce qu’il demande aux entreprises.
Ensuite, l’architecte pourra avec cette maîtrise, « produire un objet original en inventant parallèlement l’organisation qui permettra d’aller jusqu’à sa réalisation concrète »29.
Pour un projet d’extension d’une maison individuelle dans la région lilloise, ce travail
de “décomposition” est important en ce qu’il me permet de me projeter dans le chantier à venir. La description des ouvrages permet d’anticiper les questions, d’imaginer des alternatives au cas où nous aurions une « mauvaise surprise » sur le chantier.
Le projet a un budget d’environ 200 000€ HT et la maison est habitée par la maîtrise d’ouvrage, il n’est donc pas envisageable de faire des études de sol en amont.
29-CHADOIN O, Etre architecte, les vertus de l’indétermination, Sociologie et sciences sociales, Limoges, 2017, p. 110
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Le chantier prévoit de décaisser l’ensemble du rez-de-chaussée, abritant aujourd’hui
une cave et des locaux non-chauffés de faible hauteur sous plafond. Ce décaissement nous permet de gagner de la hauteur sous plafond mais aussi de pouvoir intégrer une baignoire qui sera encastrée dans le sol, avec une baie vitrée filante du niveau de la
chambre et de la terrasse donnant côté jardin. La mise en place du DCE gros-oeuvre me questionne donc sur la possibilité d’encastrer ou non cette baignoire, en fonction des réseaux que nous allons trouver sous la dalle, ou du radier, etc. Nous avons
alors imaginé une alternative, en décaissant moins et en mettant la baignoire sur une
estrade, et nous développerons cette solution si les fouilles ne nous permettent pas la mise en oeuvre prévue initialement.
Cette réflexion m’a permis d’anticiper sur le chantier. Le « morcellement » des
ouvrages, la décomposition de chaque élément par lot permet d’avoir un balayage
du chantier, de se préparer à le suivre, d’avoir en tête les dimensions et les différents
éléments du chantier. Ce DCE est composé des éléments décrits, avec le vocabulaire
adéquat. Mais il est indispensable d’y lier le dessin, qu’il s’agisse de plans, de coupes, de vues 3D du projet.
A l’agence, pour le DCE nous réalisons systématiquement en plus du CCTP, des
plans, élévations et détails de chaque lot. Le dessin est un outil de médiation à part
entière, il « [fournit] le sol, apporte la colonne vertébrale à laquelle tout se conformera sur le chantier ou dans les unités de production des pièces. En particulier -et c’est là l’essentiel-, il réunira le travail séparé d’avance et reliera le travail à l’instrument.»30
Ou du moins, c’est son ambition. Car, en se rendant sur le chantier, en discutant avec
les ouvriers, on se rend souvent compte que les pièces écrites sont peu possédées par les compagnons. « Le chef de chantier […] a moins d’informations que les architectes ou les ingénieurs - mais plus que tous les autres sur le chantier et, bien que n’étant
pas à l’origine des ordres, il en est le principal porteur. »31 Les informations passent
de mains en mains, hiérarchiquement du haut vers le bas en s’appauvrissant, et
c’est souvent le principal acteur qui va mettre en oeuvre l’ouvrage, qui se trouve en
possession du moins d’information. Pourtant, c’est de sa bonne exécution que dépend l’ouvrage final.
Si les pièces écrites et graphiques aident à préparer mentalement le chantier et son
déroulement, l’intérêt est limité si les entreprises ne communiquent pas en interne de façon à transmettre et mettre à jour ces informations. Si “construire est la condition pour concevoir”32, l’altérité, le partage et l’échange avec les entreprises sont ce qui
donne du corps et du sens au projet sur le chantier.
30-FERRO Sergio, Dessin / chantier, Collection Ecole d’Architecture de Grenoble, Ed. de la Villette, Paris, 2005, p.23 31-ibidem, p. 42 32-BERNARD P., (Réflexions sur) le chantier, in Criticat n° 2, septembre 2008
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Savoir-faire, faire savoir et laisser faire Le chantier est le moment qui lie les entreprises avec l’architecte maître d’oeuvre, où « l’embryon de projet » va naître dans la réalité, grâce à la collaboration de l’équipe
de maîtrise d’oeuvre avec les entreprises, au savoir-faire et aux gestes des ouvriers.
Pour une bonne organisation, l’architecte met en place le planning de chantier, en lien
avec l’OPC et les entreprises. Il coordonne les équipes, estime la durée des ouvrages, anticipe quelles équipes peuvent intervenir ensemble, comment on peut mutualiser
une grue ou un échafaudage afin de limiter les coûts et d’optimiser l’espace d’usage sur le chantier. Ce planning est important car il permet à la fois d’avoir une idée de
l’avancement du projet, de tenir les délais, mais aussi de rassurer la maîtrise d’ouvrage sur la façon dont le chantier va se dérouler.
En tant que moment d’exécution, le chantier est un lieu où il serait utopique d’imaginer
que l’on dialogue longuement avec les compagnons sur la réalisation d’un ouvrage. Le morcellement des tâches est préjudiciable à l’architecture et au chantier, surtout si les
informations ne passent pas correctement au sein de l’entreprise, verticalement et entre entreprises, à l’intersection des lots. Nous avons souvent beaucoup à apprendre des
entreprises, n’étant nous même pas spécialistes et n’ayant probablement jamais mis en oeuvre les ouvrages qu’ils réalisent quotidiennement. Il est important de permettre les échanges, d’inclure les artisans et ouvriers dans le projet, de leur expliquer la finalité,
pourquoi nous exigeons le respect d’une cote ou d’une norme, sans le faire au travers d’un amas de DTU ou de plans. Il faut évidemment veiller à ne pas être hypocrite,
saisir que certains ouvriers viennent uniquement pour réaliser leur ouvrage et n’ont
pas conscience ni envie de prendre conscience de ce que pourrait être l’ouvrage fini.
Mais l’expérience me montre que les ouvriers et entrepreneurs sont généralement fiers de savoir de quoi ils font partie de façon globale, de comprendre quelle pierre ils ont apporté à l’édifice et en quoi ils ont pu participer au projet.
Les échanges vont dans les deux sens, et si en tant que jeune architecte, nous
pouvons avoir du mal à juger de la bonne exécution d’un ouvrage, le chantier est
alors un excellent moyen d’intégrer les façons de faire des entreprises et de saisir les conséquences d’un ouvrage sur un autre. Sur le chantier et d’une manière générale
dans le milieu professionnel, il est important d’être humble et de « savoir dire que l’on ne sait pas, que l’on souhaite se voir expliquer un ouvrage et sa mise en oeuvre »33. L’architecte, bien qu’acquérant de l’expérience, a toujours à apprendre, et les entreprises sont souvent fières de présenter un procédé qui leur est propre.
33-discussion avec Valérie Rocco, au retour d’un chantier
29
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Il est intéressant de se rapprocher des ouvrages, de voir leur mise en oeuvre, de les
comprendre. Cela permet de constituer un savoir, de ne pas reproduire des erreurs sur un futur projet et chantier. Cela permet aussi de mieux estimer les difficultés, le temps de chaque ouvrage et son coût. Cela profite au projet et ainsi qu’à notre expérience.
2. Anticipation Le chantier avant le dessin « La mise en forme des matériaux ne peut se départir des idées : la conception est
indissociable de l’exécution comme la tête l’est de la main. »34 Le chantier comporte
beaucoup de facteurs sur lesquels nous n’avons pas d’emprise, auxquels il est
nécessaire de se plier. Non seulement nous ne pouvons suivre chaque ouvrage et
compagnon, mais les aléas font que le projet évolue et se modifie au cours de son avancement.
L’exemple de l’hôtel du Pas-de-Calais (62) m’a permis de prendre conscience de cette notion d’anticipation. Contexte, mi-mars 2018 :
La première phase de travaux, concernant la réhabilitation du restaurant de l’hôtel, est terminée. Au démarrage de la seconde phase, en janvier, nous entamons les travaux concernant le bar et la nouvelle réception. Ces travaux dureront jusqu’à la fin avril.
Pour le nouveau bar, il faut démolir une partie de la dalle béton (+0,48m par rapport au niveau +/-0,00 du projet), afin de le rendre accessible aux personnes en situation de
handicap. La démolition à réaliser est -a priori- plutôt simple, puisqu’il faut enlever une forme géométrique, un « pavé » de dalle béton existante de 3,60m de long sur 2,10m de large, et sur 0,48m de hauteur.
Découverte de chantier au début des démolitions du bar, cette dalle est très largement ferraillée, ce qui rend les démolitions plus compliquées que prévu. L’entreprise nous
fait part de cette difficulté et de ce que cela engendre, notamment que cette démolition va durer plus longtemps que prévu. Les facteurs inhérents à ce chantier n’aident pas : l’espace de travail est réduit, la taille de l’engin adapté à cet espace intérieur et les gravas doivent être évacués très régulièrement (voir figures 9 et 10 ci-contre). Les difficultés ne s’arrêtent pas là, puisque le maître d’ouvrage est sur place
constamment, et, soucieux du bien-être de sa clientèle, transmet son stress aux
ouvriers… Il impose des horaires et des jours précis pour démolir cette dalle, ce qui empêche l’entreprise de réaliser l’ouvrage dans les délais du planning initial.
Tous ces éléments permettent de contextualiser la difficulté rencontrée sur le chantier: en souhaitant vérifier la cote de la longueur du bar avec l’entreprise de serrurerie
qui réalise les girons des marches en métal et les contremarches contrastées, j’ai remarqué que la largeur de la dalle piquetée était de 3,40m et non pas 3,60m. 34-SENNETT R., Ce que sait la main, La culture de l’artisanat est une traduction de l’anglais de l’ouvrage The Craftsman paru en 2008
30
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Figure 9 : Photographie en cours de chantier - Bar de l’Hôtel, Arras
Figure 10 : Photographie en cours de chantier - Bar de l’Hôtel, Arras
31
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Je vérifie mon plan qui demande bien 3,60ml de démolition. Je m’entretiens avec le chef d’équipe de l’entreprise en question. Très surpris de l’erreur commise entre le
plan et la réalité, il a fait venir le compagnon exécutant de cet ouvrage. Après plusieurs minutes à discuter tous les trois, et à retourner le problème dans tous les sens, je
commence à comprendre : l’ouvrier avait bien démoli 3,60m de dalle depuis le mur,
mais la verticalité de l’ouvrage, réalisé dans des conditions difficiles, n’était pas bonne.
L’ouvrier a alors souhaité aplanir les côtés de la dalle piquetée, et a réalisé un muret en parpaing. Lesquels ont une épaisseur de 20cm… L’intention de l’ouvrier exécutant était bonne, mais il n’avait visiblement pas pris en compte tout ce que cette décision allait impacter sur le chantier : modification des cotes de l’ensemble du bar, ajustements
des autres lots intervenants et donc délais modifiés pour la fabrication du mobilier sur mesure, etc.
Le chef d’équipe l’a sermonné durant de longues minutes, pendant que je me
demandais si l’erreur venait réellement de lui ou si ce n’était pas plutôt moi qui n’avait pas été suffisamment claire.
La remise en question sur un élément qui peut sembler anodin, a été grande. En
tant que concepteur mais aussi transmetteur du projet, la tâche de savoir comment
transmettre les ouvrages séparés du projet pour en garantir l’unité m’incombe. Les
ouvrages réalisés sur le chantier peuvent-ils correspondre à 100% au projet initial ? Comment perdre le moins d’information possible entre le dessin et le chantier, tout
en restant efficace ? Est-ce que les problèmes de compréhension et les « mauvaises réalisations » sont dus aux descriptifs et aux plans ? Que peut-on anticiper entre conception et réalisation ?
Il existe toujours des impondérables, surtout sur un chantier, alors on ne peut figer un
processus en espérant être efficace et précis. Toutes ces questions animent désormais mes réflexions, et je tente de m’imposer une vision, un « filtre » entreprise / découvrant le projet. Il est nécessaire de se demander à qui sont destinés ces documents. Qui lit
les comptes-rendus de chantier ? L’ouvrier « main-d’oeuvre », ou bien le chef d’équipe? Si l’exécutant ne lit pas les compte-rendus, n’assiste pas à la réunion de chantier,
s’il agit selon les consignes de son chef d’équipe, comment gérer cet intermédiaire
supplémentaire ? Comment être certain que l’information soit transmise correctement et complètement ? Doit-on exiger que tous les ouvriers soient présents aux réunions
de chantier ? Doit-on prendre le temps d’expliquer certains ouvrages aux exécutants,
excluant ainsi leur chef ? Et comment le prendraient-ils ? Doit-on privilégier les rapports hiérarchiques ou la réalisation du projet ? Comment réussir à combiner les deux ?
32
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Dans son ouvrage, Sergio Ferro dit que « le rôle de ces documents [les plans] est clair : ils réunissent le travail au travail, le travail à l’instrument, l’activité rendue acéphale à un but fonctionnel (…) leur motivation n’est pas aussi claire, car par le simple fait d’exister, les plans aggravent ce morcellement auquel ils feignent de remédier. »35
Le travail des ouvriers, déqualifié, est régi par ces plans. Mais, s’ils aggravent ce
morcellement - puisqu’ils « éclatent » le projet, en le divisant en lots, en ouvrages réalisés par des individus différents à chaque fois - comment peut-on prétendre à
concevoir un ouvrage qui ait une unité, qui ait du sens ? D’autant que, comme évoqué plus tôt, le morcellement des tâches est rendu encore plus perceptible par le fait que le chef d’équipe lise le plan et transmette lui-même ses consignes au compagnon.
Lequel ne détient pas la compréhension de l’entièreté de leur lot. Ni son chef d’équipe l’entièreté du projet, quand tous les lots sont réunis.
A l’inverse, peut-on ou doit-on penser que les entreprises pourraient percevoir en amont ce genre d’ « erreurs », qui pourraient être anticipées ? Est-ce seulement à l’architecte
de savoir bien transmettre, ou bien est-ce dans les allers-retours que la conception et la
réalisation gagnent en qualité ? Ce travail d’ « équipe » -entreprise et maîtrise d’oeuvrepeut-il parer à ces erreurs ? Les entreprises ont des savoirs et des savoirs-faire à enseigner que les architectes sont capables de synthétiser.
Les disjonctions de compréhension entre les acteurs nous permettent aussi de nous
questionner sur ces « moments » de projet : est-ce le chantier qui nous apprend sur la
conception des ouvrages ? Le chantier est-il une condition nécessaire afin de concevoir en conscience ? Le chantier permet-il de remettre en question toute la conception, de sorte que nous ne concevrons plus de la même manière ? Peut-on prévenir les
désordres, lors de la conception et avec l’aide des entreprises ? Ne serait-ce pas une manière d’impliquer les entreprises dès la conception ? Est-ce envisageable ?
Recoudre l’unité ? Si le dessin est « la colonne vertébrale du projet »36 comme nous l’avons vu, -le
dessin étant ici entendu comme les plans, coupes, vues 3D, perspectives à la main et
informatiques, etc- mais aussi tous les écrits que nous produisons dans l’attente d’une mise en oeuvre sur le chantier, ils se doivent d’être précis. Les conventions de dessin
sont très codifiées, mais nous ne sommes pas à l’abris d’une erreur (de relevé, de cote, ou un trait mal placé, un calque laissé ouvert par inadvertance, etc).
Le dessin d’architecture tient plus de la division que de la réunion du travail. En
morcelant les tâches, en subdivisant chaque information pour chaque entreprise,
comme nous l’avons évoqué, nous ne les aidons pas à travailler de façon conjointe sur le projet.
35- FERRO Sergio, op. cit,, p.24 36-ibidem
33
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
L’architecte est l’élément fédérateur, le synthétiseur, indispensable au déroulé du
chantier. Alors si le dessin comporte une erreur ou si un conflit omis entrent en jeu,
quelles sont les conséquences ? Etant donné que les entreprises ne communiquent pas forcément entre elles et surtout ne lisent pas les plans et descriptifs des autres corps d’état -alors même qu’ils sont à leur disposition également-, que se passe-t-il ? Cela entraine des disjonctions de compréhension de la part de l’ouvrier exécutant et une dégradation d’exécution sur le chantier.
Certains lots, très techniques, disposent de conventions de dessins simplifiés, comme l’électricité, le CVC ou la plomberie. Mais alors comment gérer les conflits entre les
lots ? Comment parvenir à être précis, alors même que les plans fournis par ces lots
techniques ne sont pas forcément précis ? La vigilance de chacun est engagée, afin que l’ouvrage réalisé soit le plus précis possible et correspondant à la conception initiale,
ou en tous cas des ajustements doivent être pensés en accord avec chacun des corps d’état. Pour autant, le dessin est-il le meilleur moyen de ré-axer le projet ? Le dessin d’exécution est-il réellement une façon de prescrire, d’exprimer les modifications ?
Le dessin est une expression de séparation de la conception avec le réel, avec le
chantier. Peut-être devrions-nous déconventionner la mise en place du chantier, pour
que les ouvriers s’approprient le projet ? La communication pourrait-elle être plus fluide,
afin que les contraintes réelles s’intègrent au chantier ? On peut imaginer des outils, qui pourraient possiblement être mis en place pour pallier à ce problème de communication et d’association des lots. Chaque entreprise comprendrait son implication par rapport aux autres et à l’ensemble du projet. La mise en place de maquettes de travail
disponibles sur le chantier, ou la façon de travailler de l’atelier Bow-Wow avec des mots dans les coupes, plans, croquis, pourraient aider à une meilleure compréhension du projet sur le chantier.
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
b. Le chantier : moment critique ? Nous venons de l’évoquer, le chantier est un moyen de concrétiser le projet dans
la réalité. Le dessin profite au chantier, mais les savoirs-faire acquis sur le chantier permettent-ils de profiter au dessin ?
1. Indescriptible, imprescriptible, imprévisible Le chantier est un moment particulier du projet où il est nécessaire d’être à l’écoute, mais aussi de savoir rebondir rapidement.
Adaptation Bien que les échanges soient fréquents et dans les deux sens, mais aussi que nous
mettions en oeuvre tout ce que nous pouvons pour décrire correctement les ouvrages
et être le plus clair possible, nous ne pouvons suivre quotidiennement chaque chantier et être derrière chaque ouvrier. On retrouve les notions de communication, confiance
et compétence des entreprises. Pour autant, le chantier induit plusieurs phénomènes qui peuvent aussi être indépendants de notre volonté. Les notions d’ « indescriptible, imprescriptible et imprévisible »37 sont indiscociables du chantier.
L’imprévisible sous-entend les « découvertes de chantier », les bonnes et mauvaises surprises, la façon dont il faut gérer les nouvelles et les déconvenues au jour le jour, trouver des solutions et imaginer des stratégies afin de continuer d’avancer dans le
projet, d’éviter son appauvrissement. Dans quelle mesure peut-on prévoir les aléas? Peut-on se préparer aux découvertes du chantier, aux erreurs humaines et aux évènements qui ne sont pas de notre fait ?
Par exemple, en phase de conception de l’habitation à Wasquehal, nous avons évoqué une solution si le décaissement ne peut être fait en totalité pour encastrer la baignoire. Mais il s’agit de paravent à des soucis mineurs, à des inconvénients qui se
« rattrapent » facilement. Dans certains cas, nous ne pouvons pas prévoir un
refus de permis de construire, un désordre invisible avant les démolitions dans
une rénovation ou à un ajout de programme en cours de chantier, chamboulant le déroulé de l’ensemble et toute l’organisation fonctionnelle. L’imprévisible est par
essence un élément auquel on doit faire face au moment où il se présente, et notre professionnalisme doit nous permettre de rebondir le plus justement possible.
37-DEBARGE D., Session HMONP n°4 C(h)oeur de Chantier, mars 2018
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Confiance et professionnalisme L’indescriptible et l’imprescriptible interviennent plutôt dans le champs
communicationnel. Nous ne pouvons pas décrire chaque ouvrage, chaque pièce,
chaque vis, chaque coude, chaque mouvement, ou nous n’aurions plus le temps de
concevoir. L’indescriptible et l’imprescriptible sous-tendent la notion de confiance, de
« laisser faire » par l’entreprise, car nous considérons son savoir-faire, son expérience, sa connaissance du geste et du détail, de toutes les sujétions nécessaires à la bonne
mise en oeuvre de l’ouvrage, ce qui est imprescriptible pour le réaliser dans les règles de l’art.
Pour autant, il revient à l’architecte de décrire les ouvrages, de penser “le faire”, en amont du projet, afin d’orienter les entreprises. Mais peut-on décrire suffisamment
clairement chaque ouvrage ? L’ouvrage peut-il être ‘constant’, du dessin à la réalité ?
Peut-on décrire suffisamment clairement chaque détail que l’on souhaite voir réalisé ? Peut-on « prévoir » les disjonctions de compréhension, les erreurs de jugement, du dessin à la réalisation ? Doit-on anticiper chaque geste de chaque ouvrage ?
Peut-on et doit-on se positionner comme un ouvrier exécutant dès lors que l’on réalise nos plans et rédige nos compte-rendus ? L’architecte est-il capable de connaître
suffisamment bien tous les lots et les ouvrages pour décrire la façon dont il veut les
voir mis en oeuvre ? Comment peut-on permettre une meilleure compréhension de nos souhaits concernant le projet ? Les compagnons prennent-ils la mesure de la façon
dont leur ouvrage se répercute sur l'ensemble des ouvrages ? Et comment cela impacte tout le projet ?
Chaque projet, chaque chantier est unique. Bien que nous apportant énormément
de savoirs, chaque expérience est vécue différemment, et même en multipliant les
modes de communication et en anticipant, on perçoit que chaque chantier apporte
son lot d’impondérables. Il est utopique de penser que l’on pourrait tout résoudre en
communiquant plus efficacement. En fait, il me semble que le bon architecte ne résout
pas les disjonctions de compréhension, mais il tente plutôt de rebondir, de s’adapter, de tolérer les « erreurs » ou les incompréhensions, plutôt que de vouloir les maîtriser.
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
2. Le chantier comme projet Maîtrise de l’oeuvre ? Le dessin est ce médium qui tente de figer le projet, à un instant T, et de l’expliciter aux entreprises exécutantes. Pourtant, peut-on réellement MAITRISER l’oeuvre, ainsi que l’exprime le titre de l’architecte « maître d’oeuvre » ? Le terme sous-tend un certain contrôle, une autorité, une pleine possession. Mais peut-on dire que l’on maîtrise
l’oeuvre ? N’est-elle pas en constante évolution, notamment au cours du chantier ? Avec l’expérience, on se rend vite compte que la conception et la réalisation se
superposent. Nous disions plus tôt que la phase de conception « figeait » le projet.
En réalité, la conception, les descriptifs et les plans, sont toujours susceptibles d’être
remaniés au cours du chantier. Et ces médiums ne garantissent pas que nous ayons la pleine maîtrise et la possession de toutes les cartes pour maîtriser l’ouvrage fini. Il est fréquent que la maîtrise d’ouvrage -soit par manque d’implication auparavant, soit par
difficulté à se projeter, soit par un facteur extérieur qui lui fasse changer d’avis- viennent à apporter des modifications en cours de chantier. L’architecte doit, à cet instant,
être réactif et précis, pour réagir en conséquence et transmettre tous les éléments
nécessaires aux entreprises et à l’ensemble des acteurs, afin d’aller dans le sens du projet, selon le souhait de la maîtrise d’ouvrage.
L’imprévisible est également ce qui nous “oblige” à revoir le projet, sur le chantier. Par
obligation au vu des découvertes du site, ou par un souci de délai d’approvisionnement
ou de déroulement du chantier, par exemple. Le chantier est, par lui-même, un moment de conception, de mise en place de procédés, d’apprentissages pour la conception
future. La réalisation vient nourrir la conception, alors que c’est la conception elle-même qui est à l’origine du projet. Le chantier est comme un projet, en constante évolution. L’anticipation que nous évoquions plus tôt, mettant en avant le travail collaboratif qui existe entre l’entreprise et l’architecte, nous permet d’avancer le fait que
nous ne pouvons tout maîtriser. Le chantier est une étape difficile, d’adaptation à
l’« indescriptible, imprescriptible et imprévisible » et où, de la maîtrise de la conception, des images, des croquis, nous devons laisser d’autres sachants réaliser, transposer dans la réalité nos volontés de projet.
Pour cela l’ « esprit d’équipe » profite au projet ; il est possible par l’association des acteurs. Chacun dispose d’un certain pouvoir quant à la réalisation de ce projet, puisque chacun est nécessaire à sa mise en oeuvre finale. Chacun est force de
proposition, afin que les uns et les autres puissent amener le projet vers les bons
choix, le bon sens, pour arriver au but commun. Ainsi, le projet consiste en l’association intelligente de ces acteurs, pour que les pouvoirs en présence s’équilibrent et que l’ensemble arrive finalement à la mise en place du projet dans la réalité.
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Le maître ignorant38 L’émancipation intellectuelle39 exprimée par Jacques Rancière permet de comprendre
que nous n’avons pas besoin de tout connaître et de tout savoir pour l’enseigner.
Le maître ignorant peut, d’après Rancière, “enseigner ce qu’il ignore [...], en étant
conscient du véritable pouvoir de l’esprit humain”. Par rapprochement, on peut dire que l’architecte, tel le « maître ignorant », agit et ordonne indépendamment de la
détention du savoir total de chaque lot. Il détient un pouvoir de décision, de supervision d’ensemble sur le chantier. Il devient alors intéressant et décomplexant de prendre conscience que ce savoir, la finalité du projet que nous souhaitons voir mise en
place, nous n’avons pas besoin de le détenir pleinement pour l’ « exiger ». Dans cette démarche de qualifier le projet par le travail commun de l’équipe de maîtrise d’oeuvre
et d’ouvrage, il est important de laisser leur place à chacun des acteurs. L’architecte en tant que pouvoir synthétiseur, est la volonté qui commande au compagnon de réaliser
l’ouvrage, mettant en oeuvre ses capacités et ses compétences. D’intelligence égale40, le projet prend corps à la liaison entre l’ouvrier et l’architecte, entre la conception et la mise en oeuvre. Il est question dès lors de la façon dont le projet continue de se
construire lors du chantier. Chaque découverte, chaque contrainte devient un moyen d’alimenter le projet, et nous, architectes, conjointement avec la maîtrise d'ouvrage
et la maîtrise d'oeuvre, devons sans cesse être capables de rebondir, d’inventer de nouveaux dispositifs afin de conserver la qualité du projet lors de ces remises en question inévitables.
Le projet est un moment de transmission, de partage de connaissances, de savoir-
faire. Il convient de communiquer intelligemment, d’impliquer les entreprises dans la
globalité du projet, de proposer des réunions de chantier où les chefs d’équipe et les compagnons sont inclus et peuvent nous aider à solutionner les impondérables.
Ces constats permettent de saisir l’importance de l’effet de groupe, de l’esprit d’équipe. L’altérité est bénéfique à l’expérience, tant pour la conception que pour le chantier,
et le projet gagne en qualité grâce aux expérimentations et solutions communes. La
représentation permet de “restaurer une proximité perdue avec les autres acteurs du projet, et peut-être une forme d’autorité intellectuelle, en signifiant qu’il sait tenir un
crayon en réunion, sur le chantier, pour représenter un détail, préciser une intention”.41
38-RANCIERE J., Le maître ignorant : cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, éd. Fayard, Paris, 1987 39-ibidem 40-universalité de l’intelligence, décrit par J. Rancière, op.cit 41- SONNETTE S., Rendus d’architecture : les nouvelles icônes épinglées, in Criticat n°20, juin 2018
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« Je suis convaincu que celui qui sème l’utopie, récolte la réalité » PETRINI Carlo, Bon, propre et juste, Ethique de la gastronomie et souveraineté alimentaire, 2006
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Conclusion La recherche de réponses lors de cette année de questionnement m’a permis de
comprendre comment la nécessaire communication entre les acteurs du projet, via la
représentation, peut être moteur de projet et vecteur de communication, pour donner du sens à chaque étape.
L’architecte a besoin de la représentation pour concevoir le projet. Nécessairement, il met en place des méthodes et des outils, selon les besoins et les capacités de
l’agence : sensibilité à la structure ou à la matérialité, approche sociale ou fonctionnelle, facilité à dessiner rapidement ou préférence pour la maquette volumique, etc. Chaque agence a son fonctionnement, a fortiori chaque architecte a ses propres méthodes. Il n’existe pas d’outil qui soit plus performant qu’un autre, il est souvent nécessaire de croiser les approches afin d’obtenir une réponse projectuelle intéressante. Il
est aussi important de bien saisir les contours du programme, le vocabulaire et les
représentations mentales de la maîtrise d’ouvrage, afin de répondre de façon optimale à la problématique du projet. Les partenaires que sont les entreprises et les autres
membres de l’équipe de maîtrise d’oeuvre permettent de questionner le projet, de le pousser plus loin via ces outils, dès la conception.
La transition du projet de la représentation à sa réalité construite est complexe. Mêlant plusieurs type de représentations, des impondérables, mais également la gestion
humaine, le chantier est un moment difficile où la représentation première est souvent mise à mal. Charge à l’architecte de savoir adapter le projet afin qu’il conserve son sens. Bien que difficile à gérer, l’équipe de maîtrise d’oeuvre et les entreprises se
révèlent porteuse du projet : l’architecte peut être épaulé et trouver des réponses à
“l’indescriptible, l’imprescriptible et l’imprévisible”, auprès de ses partenaires. « Tout
apprentissage exige ce voyage avec l’autre et vers l’altérité. Pendant ce passage, bien des choses changent.»42 Michel Serres nous enseigne que la cohésion des membres
du groupe de projet est primordiale pour le mener à bien. Le chantier est un moment de représentation qui aide à la conception, par les enseignements qu’il génère.
Le besoin de communication avec des tiers lors de l’élaboration et de la réalisation
du projet permet de reconsidérer la position de l’architecte vis-à-vis de la conception. Les recherches produites par ce travail de rapport d’habilitation m’ont amené à me
questionner sur les raisons des diverses méthodes de représentation du projet. Il existe une multitude d’outils de représentation, mais ceux qui m’intéressent sont les outils
pragmatiques, qui permettent de servir le projet. Ces méthodes sont d’une certaine façon optimales en ce qu’elles permettent l’usage d’un outil pour la conception, la
réalisation, la communication du projet. La représentation doit servir le projet, lui donner du sens.
42- SERRES
M., op. Cit., p. 85
41
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Dans cette idée, certaines agences passent du temps à produire de représentations très
détaillées, ou des maquettes à très grande échelle. La communication, très en amont, avec
les entreprises, est importante pour certaines agences. Le Studio Mumbai, avec ses fragments de projet à l’échelle 1:1, ou la composition hétéroclite du studio, mêlant architecte et artisans,
permet de saisir une posture : la prise de mesure. Cela induit un contrôle des proportions, une
vérification directe de l’échelle du projet et son insertion dans le site, son rapport au paysage et à l’environnement bâti.
Avec l’étude de l’agence Bow-Wow, si ses représentations sont très différentes de celles du
Studio Mumbai, on perçoit des similitudes dans le besoin de recherche d’outil. Leur style épuré, la neutralité bicolore sont avant tout un choix mais aussi un besoin esthétique pour présenter leur projet. Leur dessin est avant tout un “outil d’observation, de relevé et de restitution de scènes urbaines”.43 La co-fondatrice de l’agence, Momoyo Kaijima précise d’ailleurs : “Je
crois que cela fait partie du rôle de l’architecte de représenter et rendre visibles des situations
spécifiques. [...] L’architecture est composée de différentes phases et niveaux de détails, et de nombreuses relations. Nous souhaitons rendre compte de cette richesse dans nos dessins. Produire des images qui sont source de connaissances sur l’architecture.”44
A une époque où le BIM est omniprésent, où l’on se forme à de nouvelles fonctionnalités,
notamment informatiques, il est important de conserver la faculté de conception à la main.
C’est une méthode qu’il ne faut pas perdre, pour sa facilité de mise en oeuvre, la liberté et la multiplicité de possibilités qu’elle offre. L’émancipation du trait permet d’“être soi-même émancipé, c’est à dire conscient du véritable pouvoir de l’esprit humain”45.
Bien entendu, l’informatique est un moyen efficace de travailler, il permet des modifications
rapides et un partage simplifié des informations. Il aide aussi à se projeter, à s’immerger dans le projet : la maîtrise d’ouvrage peut “voyager” dans le bâtiment, mais on peut aussi tester
des ambiances, des rendus lumineux à l’aide de logiciels performants, etc. Mais son travers peut aussi être de créer un “objet” architectural, une ambiance, de projeter l’usager dans un
imaginaire idéal. Le plus souvent, les perspectives de concours ou de présentation des projets sont confiées à des bureaux dont c’est le travail exclusif, mais ils ne sont pas architectes. Les
effets de matière, l’hyperréalisme des personnages et de la végétation prennent parfois le pas sur la réalité construite de l’ouvrage, créant un mirage d’une architecture irréalisable.
Les outils sont à adapter en fonction du moment du projet et à la façon dont ils vont permettre de transmettre le mieux possible le projet à l’interlocuteur. Dans tous les cas, je crois à la
nécessité de concevoir un peu plus longtemps, tout d’abord par plaisir de cette étape de projet, mais aussi car elle permet un premier contact avec les membres du projet et une projection dans le chantier.
43- SONNETTE S., Rendus d’architecture : les nouvelles icônes épinglées, in Criticat n°20, juin 2018 44- LE GAC C., FABRE M.-H., Bow-Wow ou la science du comportement, in Crée n°337, août-septembre 2016, p. 44-55 45-RANCIERE J., op.cit
42
Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Le dessin est un outil qui doit être en phase avec la démarche globale de l’architecture qu’il sous-tend : “attentif à l’existant, économe en moyens, conscient des données
économiques, techniques, politiques des projets”46, sans jamais “dissocier usages et questions techniques”47.
La transmission et la communication sont non seulement nécessaires au projet mais aussi à l’agence d’architecture. Le réseau de professionnels, dont le lien a été tissé au long du projet, permet ensuite d’accéder à la commande. Si la communication a été efficace et claire, que le projet a été mené à terme de façon conjointe, on peut
imaginer que le réseau va jouer son rôle de recommandation et donc de commande, pour pouvoir faire perdurer ces liens dans d’autres projets. L’intérêt d’une bonne
communication a donc des retombées sur le projet mais aussi en dehors, et en cela, le projet dépasse les acteurs et la temporalité même du projet.
La communication dans le champs de l’architecture peut être complexe, multipliant les acteurs, les normes, les termes techniques, les représentations croisées, les niveaux de connaissances ou des temporalités très diverses.
Si le début d’une carrière dans la pratique de l’architecture peut sembler désordonné et complexe, j’ai envie de garder en tête l’idée de Michel Serres qu’ « un certain
désordre favorise la synthèse.»48. L’architecte est le garant de l’unité du projet, et les
méthodes de représentation permettent d’aider à la vérification et la mise en place de
cette globalité, ce rapport de l’unité au tout, du sens et de la qualité du projet. L’avenir
professionnel est devant moi pour concevoir des outils, mettre en place des méthodes, et grâce à l’alterité et au collectif, concevoir avec sens.
46- SONNETTE S., op. Cit 47-ROBIN E., L’imposture BIMBY, in Criticat n°12, octobre 2013 48-SERRES M., op. Cit., P. 76
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
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SERRES M., Le Tiers-Instruit, coll. Folio essais (n° 199), Gallimard, 1992 SONNETTE S., Rendus d’architecture : les nouvelles icônes épinglées, in Criticat n°20, juin 2018 WAN A., Atelier Bow-Wow : Graphic Anatomy, éd. Toto Shuppan, avril 20
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Valentine Delarchand - Rapport d’habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre - 2018
Table des illustrations
Couverture : Atelier Bow-Wow, Coupe perspective détaillée de la Tower House, Tokyo (Japon), 2006,
in WAN A., Atelier Bow-Wow : Graphic Anatomy, éd. Toto Shuppan, avril 2007
Figure 1 : Atelier Bow-Wow, Plan perspectif détaillé de la House & Atelier Bow-Wow, Tokyo (Japon), 2005
in WAN A., Atelier Bow-Wow : Graphic Anatomy, éd. Toto Shuppan, avril 2007
Figure 2 : STAR strategies + Architecture, L’Intérieur de la Métropole -
projet en cours - disponible sur < http://st-ar.nl>, consulté le 8.09.18
p. 13
p. 15
Figure 3 : STAR strategies + Architecture, L’Intérieur de la Métropole - évolutivité du logement &
articulation Parents/Enfants, in Conférence Révolutionner le logement, Îlot 3H à Ivry,
Pavillon de l’Arsenal, 23 mars 2016, disponible sur < http://www.pavillon-arsenal.com/>,
consulté le 8.09.18
p. 16
Figure 4 : STEINBERG S., No Vacancy in ‘The Art of Living’, Londres, Hamish Hamilton, 1952
p. 17
Figure 5 : Studio Mumbai, maquette à l’échelle 1:1, in Workshop by Studio Mumbai, in Architectural Review,
23 août 2010, disponible sur : <https://www.architectural-review.com/>,consulté le 22.09.18
Figure 6 : Studio Libeskind, maquettes d’études,
disponible sur : <https://libeskind.com/profile/>, consulté le 17.08.18
p. 20
Figure 7 : DELARCHAND V., Le triangle indéformable du projet, fonctionnement des liens entre
p. 25
Figure 9 : VR-Architecture, Photographie en cours de chantier - Bar de l’Hôtel, Arras,
disponible sur : <vr-architecture.com>, consulté le 3.08.18
Figure 10 : VR-Architecture, Photographie en cours de chantier - Bar de l’Hôtel, Arras,
p. 23
acteurs du projet
Figure 8 : DELARCHAND V., Le projet irradie, fonctionnement des liens entre acteurs du projet
p. 19
disponible sur : <vr-architecture.com>, consulté le 3.08.18
p. 31
p. 31
4e couverture : Atelier Bow-Wow, Coupe perspective détaillée de la Tower House, Tokyo (Japon), 2006,
in WAN A., Atelier Bow-Wow : Graphic Anatomy, éd. Toto Shuppan, avril 2007
47
Les formes de représentation pour concevoir et communiquer le projet
Les représentations, qu’elles soient physiques ou mentales, sont le moyen de transposer le projet, d’une idée à une conception produite et vécue. Ce rapport d’habilitation cherche à comprendre comment le travail collectif et
les méthodes de représentation permettent d’aider à la
conception, la transmission et la communication du projet, dans un sens assez pragmatique et dans le but de le rendre plus qualitatif.
En 2018, à une époque où l’informatique et le BIM sont en plein essor, la nécessité de « penser le faire » en utilisant des outils de conception et de représentation simples et
flexibles semble important. L’adaptation et la création de
modes de représentation permettent une communication
simplifiée avec la maîtrise d’ouvrage, l’équipe de maîtrise d’oeuvre et les entreprises. Une communication et une
transmission efficientes du projet permettent un meilleur
déroulement des phases, pour une réalisation qui fait sens.
Mots clés :
représentations, outils, collectif, conception, chantier, expériences
Rappport d’habilitation
à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre
/ ENSAPL - Octobre 2018