Somme Théologique IIa-IIae QUESTION 67: LES INJUSTICES COMMISES PAR LE JUGE 1. Peut-on juger sans injustice quelqu'un qui ne vous est pas soumis? - 2. Est-il permis au juge de juger contre la vérité qu'il connaît, à cause de faits qui lui sont présentés? - 3. Le juge peut-il condamner avec justice quelqu'un qui n'a pas été accusé? - 4. Peut-il licitement accorder une remise de peine?
ARTICLE 1: Peut-on juger sans injustice quelqu'un qui ne vous est pas soumis? Objections: 1. Il semble bien, car il est dit (Dn 13,45) que Daniel jugea et condamna les vieillards convaincus de faux témoignages. Mais ces vieillards, loin d'être soumis à Daniel, étaient eux-mêmes juges du peuple. Donc on peut licitement juger quelqu'un qui ne vous est pas soumis. 2. Le Christ, « Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs » (Ap 19, 16), ne pouvait être soumis à aucun homme. Or il se présente de lui-même à la justice humaine. Donc il est permis de juger quelqu'un que l'on n'a pas pour sujet. 3. Les droits civil et canonique statuent qu'en cas de délit l'affaire ressortit au tribunal du lieu. Or il arrive parfois que la personne du délinquant ne soit pas soumise au juge du tribunal devant lequel son affaire est appelée, lorsqu'il appartient par exemple à un autre diocèse, ou s'il est exempt. Donc on peut juger quelqu'un qui ne vous est pas soumis. En sens contraire, commentant ce passage du Deutéronome (23, 26): « Si tu traverses les moissons de ton prochain... », S. Grégoire explique: « Vous ne pouvez pas porter la faux de votre jugement dans la moisson qu'on sait confiée à un autre. » Réponse: La sentence du juge est comme une loi particulière visant un cas particulier. Or, selon Aristote toute loi générale doit disposer pour son application d'un pouvoir coercitif; de même la sentence du juge, pour être observée par chaque partie, doit avoir un pouvoir de contrainte, sinon le jugement ne serait pas efficace. Mais dans la société, le dépositaire de l'autorité publique peut seul exercer le pouvoir de coercition. Et ceux qui en sont investis sont regardés comme les supérieurs de ceux qui sont soumis à ce pouvoir, et qui sont comme leurs sujets; quel que soit d'ailleurs le mode de juridiction des premiers: ordinaire ou déléguée. Il est donc évident que personne ne peut juger quelqu'un qui ne serait pas de quelque façon son sujet, soit par délégation, soit par pouvoir ordinaire. Solutions: 1. Le pouvoir que Daniel exerça sur les vieillards lui avait été comme confié par une inspiration divine; c'est ce que laisse entendre ces paroles du même livre: « Le Seigneur éveilla l'esprit du jeune enfant. » 2. Pour régler une affaire, certaines personnes peuvent se soumettre de leur propre initiative au jugement de certaines autres, bien que ces dernières ne soient pas leurs supérieurs; c'est le cas des compromis qui recourent à l'arbitrage. Mais alors il est nécessaire de garantir l'arbitrage par une peine; puisque les arbitres qui, par définition, ne sont pas des supérieurs, ne jouissent pas par eux-mêmes d'un plein pouvoir coercitif. Ainsi le Christ a-t-il pu se soumettre de lui-même au jugement des hommes, et le pape Léon IV au jugement de l'empereur.