14 -18 NOTRE RÉGION DANS LA GRANDE GUERRE TOME 6
Soldats du monde entier Anglais, Irlandais, Écossais, Canadiens, Australiens, Néo-Zélandais, Américains, Indiens, Africains, Portugais, Chinois... tous engagés sur notre sol !
HORS SÉRIE - SEPT. 2016 - 5,90€
Mondialisation d’une guerre ondial », ce confit le fut par ses théâtres d’opérations qui touchèrent l’Europe au premier chef, mais également le MoyenOrient, en partie l’Afrique, l’océan Atlantique… Mondial, il le fut surtout, dans notre région notamment, par le brassage improbable de populations qu’il provoqua. Les combattants étaient majoritairement Français, Allemands ou Anglais. Mais il en vint aussi en nombre d’Amérique du nord et des « colonies » de la République et du « Commonwealth », jusqu’à l’autre extrémité du globe, du bout de l’Afrique ou d’Océanie. En tout plus d’une cinquantaine de nations ont été impliquées dans cette guerre. Et parmi ces combattants venus d’ailleurs, nombreux se sont croisés et s’affrontèrent dans cet espace mondial qu’était devenu la Picardie en général et la Somme en particulier. Aux soldats, il faut ajouter aussi les supplétifs chinois ou Africains du sud, main-d’œuvre « civile » bon marché, jugée indigne de combattre – mais pas de mourir - et à la mémoire longtemps occultée. Creuset d’expériences et de souvenirs marquant à jamais les survivants, notre région fut aussi le tombeau de beaucoup d’entre eux. Les très nombreux cimetières militaires et mémoriaux de Picardie sont là pour s’en rappeler. D’autres sources y participent également. C’est le cas de la fabuleuse collection de la ferme Thuillier, découverte voilà quelques années à Vignacourt – dont certaines photos nourrissent en partie le portfolio présent en fin de ce numéro. Ce fonds permet de restituer, avec une autre émotion encore, la réalité humaine de ce conflit. Celle de ces hommes qui se retrouvaient à des milliers de kilomètres de chez eux, à l’arrière du front, avant de monter en ligne ou pour quelques jours de repos, dans cette petite commune de la vallée de la Somme. De nombreuses nationalités – alliées – se sont croisées aussi devant l’objectif. Apparaissant plus détendus, avec une discipline militaire nettement relâchée, leurs images rappellent cette jeunesse déjà « mondialisée », à sa manière et de la plus sanglante des façons, qui, selon la formule d’Anatole France ne se connaissait pas et se battait au profit d’autres qui se connaissaient mais ne s’entre-tuaient pas. Ce numéro est une manière de se souvenir d’eux. Et de leur rendre hommage.
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Sommaire 04 La Grande Guerre en cartes 06 De l’empire à la nation 12 La guerre planétaire de A à Z 20 Verdun, la Somme : 1916, l’année des offensives 26 La constellation des chefs alliés 28 Berlin, Vienne : les militaires aux commandes des empires 30 La grande modernisation des uniformes 32 Sept parcours parmi des millions 36 La mémoire sud-africaine de la guerre réconciliée 40 Les Chinois, manœuvres en enfer 42 La Force noire 46 La Fayette, nous voici ! Les États-Unis entrent en guerre 50 Les Brigades russes au vent de la révolution 52 Les soldats sculptent les carrières de Montigny à la baïonnette 54 L’incroyable trésor de guerre à Vignacourt 57 Album photos 82 Et si on partait… sur les lieux de mémoire
DANIEL MURAZ
ONT PARTICIPÉ À CE HORS-SÉRIE Textes : Jean-Marie Duhamel, Bruno Vouters, Jeanne Demilly, Pascal Mureau et Vincent Fouquet. Photos : Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), Etablissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) et la VOIX DU NORD (Pascal Bonnière, Séverine Courbe, Didier Crasnault, Guy Drollet), Maisons des Australiens à Vignacourt (Somme), extraits de la collection Louis et Antoinette Thuillier, AWM-Canberra. Mise en page : Studio PMP. Directeur de la publication : Jean-Dominique Lavazais. Rédacteur en chef : Daniel Muraz. Impression : SIB Imprimerie. Photo de une : soldats australiens (© AWM - Canberra)
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Sept parcours parmi des Vous voulez rencontrer un guide passionné par la Grande Guerre ? Un amateur d’histoire aussi lucide qu’inspiré ? Direction la Caverne du Dragon, au sud de Laon, dans l’Aisne. Guide conférencier dans le musée du fameux Chemin des Dames, Yves Fohlen est particulièrement sensible aux aspects internationaux du conflit. Sur l’engagement des Australiens, des Canadiens, des Sud-Africains, des Indiens ou des Néo-Zélandais, il est intarissable ! Grâce aux recherches d’Yves Fohlen – que bien des visiteurs étrangers viennent consulter pour en savoir plus sur leurs vaillants ancêtres – nous avons reconstitué et réuni quelques parcours emblématiques de soldats venus de loin, parmi des millions d’autres, pour se battre sur le territoire aujourd’hui dénommé les Hauts-de-France. BRUNO VOUTERS
Un Américain par amour de la France
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e 25 août 1914, à Paris, un groupe de civils précédé d’un drapeau américain marche vers la gare Saint-Lazare. Ils sont citoyens américains et ont décidé de s’engager dans la Légion étrangère par amour de la France et pour « défendre la civilisation ». Incorporés à Rouen, ils feront leur formation militaire à Toulouse. Leur porte-drapeau s’appelle René Phélizot. Né à Paris de parents franco-américains, il s’enfuit de la maison familiale dans le Midwest américain, à l’âge de 13 ans, et devient garçon de cabine sur un bateau à roue du Mississipi. Puis débute une vie d’aventures. En 1913, il est chasseur d’éléphants en Afrique. La guerre le surprend lors d’un séjour à Paris. Il décide d’aider la France. Incorporé dans le 2e Bataillon du 2e Régiment étranger, René Phélizot se bat au Chemin des Dames dès la fin 1914. Son sens de la chasse se révèle un atout face à l’ennemi, même si Phélizot déclare qu’il a vu trop de sang en Afrique et qu’il ne peut tuer un homme. Souvent aussi, les nouveaux se heurtent aux anciens de la Légion. Les
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idéalistes ne sont pas compris par les anciens, des « durs » qui, pour la plupart, sont en rupture avec la société. À la mi-mars 1915, à Fismes, alors qu’il va à la distribution de café, Phélizot n’apprécie pas qu’un ancien dise que les Américains peuvent manger de tout, même de la merde. Un combat de boxe s’organise. Alors que Phélizot prend le dessus sur son adversaire, il est violemment frappé par derrière
sur le crâne par un autre ancien. Mis KO, Phélizot se plaint, à son réveil, de maux de tête. Le médecin refuse son évacuation. Mais son état s’aggrave. À demi-paralysé, il décède le 16 mars 1915 des suites d’une fracture du crâne. Dans ses mains, un drapeau américain usé avec, pour derniers mots, « Je suis américain ». De nos jours, sur sa tombe on peut lire « Mort pour la France ».
millions Le fermier australien tué d’une balle dans le cou Né dans une famille de six enfants, Percy Ralph est fermier à Bathurst, à 200 km à l’ouest de Sydney, lorsqu’il s’engage, en 1916, dans l’armée australienne. Une armée uniquement composée de volontaires les mieux payés de tout l’empire britannique. Voilà pourquoi les Diggers (« ceux qui creusent ») sont utilisés comme troupes de choc par le haut commandement anglais. Plus de 330 000 serviront ainsi en Europe ! Au milieu du mois de septembre 1916, le soldat Ralph du 53rd Infantry Battalion quitte son pays à destination de l’Angleterre. Le 2 novembre, il débarque à Plymouth et un mois plus tard, il rejoint son unité dans la Somme. En cet hiver 19161917, le front est un véritable océan de boue et les nuits sont glaciales. Le 8 janvier 1917, Percy écrit à son frère : « Nous avons tellement de pluie ici que vous là-bas, vous devez en manquer. » Promu caporal au mois de février, Percy Ralph participe à des raids sur les lignes adverses puis, au mois de mai, prend part aux sanglants et sauvages combats de Bullecourt, au sud d’Arras. En septembre, à l’est d’Ypres, Ralph, nommé sergent, s’empare seul d’un nid de mitrailleuse ennemie. Le voilà décoré de la médaille militaire. Envoyé à Oxford pour devenir officier, il profite de cette formation pour jouer au rugby. Devenu second lieutenant, Percy Ralph retourne au combat. Le 30 septembre 1918, à Bellicourt, dans l’Aisne, une position de mitrailleuses allemandes arrête la progression des soldats australiens. Il s’élance avec trois de ses hommes, encercle l’adversaire et capture la garnison composée de trois officiers et trente soldats. En escortant ses prisonniers vers l’arrière, il est tué d’une balle dans le cou. Il avait 26 ans. Il repose dans le cimetière militaire de TincourtBoucly, près de Péronne, dans la Somme. C’est l’un des 33 839 soldats australiens enterrés ou commémorés en France.
Peter Pan mort dans les tranchées
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ans les jardins de Kensington, à Londres, un beau jour de l’année 1897, l’écrivain écossais James Barrie rencontre une nourrice qui se promène avec trois enfants : George, Jack et un bébé prénommé Peter… Amusé par ces trois garçons, l’écrivain rencontre leur mère avec laquelle il tisse des liens amicaux. Régulièrement, il vient chez Sylvia Llewelyn Davies pour raconter de belles histoires à ses garçons. L’aîné, George, est le plus fasciné. Il adore les histoires de méchants pirates. C’est pour lui que James Barrie va créer le personnage de Peter Pan. Peter comme le prénom de son petit frère. Et Pan comme le dieu grec de la Nature. Première apparition du héros dans Le Petit Oiseau Blanc en 1902. Quand les enfants perdent leur mère après le décès du père, James Barrie décide de les adopter. George suit des études à Cambridge et intègre le corps d’entraînement des officiers de Sa Majesté. En 1914, il devient second lieutenant au 6 th King’s Royal Rifle Corps (au centre, levant la main sur la photo ci-dessus). Le voilà plongé dans la Grande Guerre. Le 15 mars 1915, alors que son unité avance pour chasser les Allemands du village de Saint-Éloi, au sud d’Ypres, en Belgique, George Llewelyn Davies est tué d’une balle dans la tête. Il avait 21 ans. La veille, il avait confié à un camarade la prémonition de sa mort et avait souhaité être enterré sur le champ de bataille. Ce dernier vœu n’a pas pu être exaucé : il repose en Belgique, dans le cimetière britannique n° 3 à Voormeezele. Bien loin du pays imaginaire !
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Sept parcours parmi des millions Le berger du Népal décoré par le roi
Né en 1881 à Karbatir, un village de l’ouest du Népal, Darwan Sing Negi est fils de cultivateurs. Élevé dans la foi hindoue, il garde moutons et chèvres dans les vallées glaciaires et s’endurcit aux températures extrêmes. À 18 ans, le voilà marié avec une fille de cultivateurs. En 1902, pour nourrir sa famille et sortir de la misère, Darwan Sing Negi décide de s’engager dans le 1st Battalion Garhwal Rifles. Le 6 août 1914, l’Angleterre demande à ses possessions en Inde d’envoyer des troupes en Europe pour soutenir son armée. Deux mois plus tard, Darwan débarque à Marseille sous les vivats avec ses camarades. La presse s’empare de cet événement pour véhiculer la légende vantant « la cruauté de ces hindous » qui préfèrent tuer leurs ennemis avec le kuri, un poignard népalais à lame courte aiguisée comme un rasoir. Mais la méconnaissance des traditions et des croyances religieuses des différentes castes crée des tensions entre les Indiens et les Européens. Ainsi, il faut pas moins de six cuisines différentes pour satisfaire les exigences des divers régimes alimentaires et religieux. Et parfois, on jette la nourriture parce que « l’ombre d’un infidèle » est passée à travers. En novembre 1914, Darwan se trouve à Festubert, près de Béthune. La vie quotidienne du front entraîne de nouveaux problèmes. Combattant à des milliers de kilomètres de leur famille, sous la pluie, dans les tranchées inondées de boue et pour une cause difficilement compréhensible, les Népalais survivent dans un environnement hostile. Le 23 novembre, les Allemands s’emparent par surprise de plusieurs dizaines de mètres de tranchées. Les Indiens, aidés par des soldats anglais, contre-attaquent. Darwan Sing Negi avance en lançant des grenades. Malgré des blessures à la tête et au bras, il continue et repousse l’adversaire. Couvert de sang, il est évacué. Le 7 décembre 1914, à Saint-Omer, George V, le roi d’Angleterre, lui décerne la Victoria Cross, plus haute distinction de l’empire britannique. C’est le premier Indien à être décoré par un souverain anglais. Revenu dans son pays en 1915, il incite d’autres à s’engager. Darwan aura survécu à la Grande Guerre. Mais sur les 130 000 Indiens ayant combattu en Europe, 9 000 n’ont pas eu sa chance.
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À l’assaut avec une Bible
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e 15 mai 1915, dans le secteur de Festubert, près de Béthune, les soldats britanniques du 1st Battalion Royal Welsh Fusiliers s’élancent vers les tranchées allemandes de la crête d’Aubers. Parmi eux, en première ligne d’assaut, l’aumônier Maurice Peel avance armé simplement d’une Bible et d’une canne. Comme il n’était pas dans les habitudes de l’armée britannique d’avoir un prêtre en première ligne d’attaque, Peel avait demandé la permission d’être au plus près des soldats pour cette offensive. Le commandant de la 7 th Infrantry Division, le général Hubert Gough, avait donné son accord. Tout à coup, les mitrailleurs allemands ouvrent le feu. Peel est touché quatre fois. Gisant sur le terrain, il n’accepte de l’aide que lorsque tous les autres blessés ont été secourus. Né en 1873, fils d’un vicomte et petit-fils d’un Premier ministre fondateur des forces de la police métropolitaine anglaise, Maurice Peel est ordonné pasteur en 1 899. Il travaille activement dans les quartiers pauvres de l’East End londonien où il crée des églises et des écoles. Pour raisons de santé, il devient recteur de Wreslingworth, dans le Bedfordshire, mais n’oublie pas les enfants déshérités de l’East End. Il les invite pour les vacances à la campagne. Marié et père de deux fils, il s’engage en 1914 comme aumônier et rejoint la 7e Division d’infanterie. Après sa convalescence Maurice Peel retourne à la vie civile. Mais il reprend du service au début de 1917. Il se distinguera en allant chercher des blessés sous les tirs adverses et sera décoré deux fois de la Military Cross. Le 14 mai 1917, lors des combats de Bullecourt, alors qu’il porte secours à un blessé près des ruines de l’église, Maurice Peel est mortellement blessé. Il repose aujourd’hui dans le cimetière britannique de Quéant.
Un « as » allemand invalide et myope
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e raid ne va durer que quatre minutes. Le 3 avril 1917, à l’ouest de Bapaume, un avion allemand attaque un groupe de trois ballons d’observation britanniques. La défense antiaérienne ouvre le feu. Éclatements d’obus, balles de mitrailleuse… Mais tout à coup, un ballon s’enflamme, victime du tir précis de l’avion. Puis, avec virtuosité, le pilote détruit un deuxième ballon et parvient à s’enfuir malgré l’arrivé de cinq avions britanniques. Le « casseur de ballons » se nomme Otto Fritz Bernert. Ce Silésien, fils du bourgmestre de Ratibor, est un fameux trompe-la-mort. Il débute la guerre dans l’infanterie et est blessé quatre fois. Un coup de baïonnette le prive même quasiment de l’usage de son bras gauche. Mais cela n’empêche pas Bernert de devenir pilote de chasse après sa convalescence et d’intégrer la Jagdstaffel 2 « Boelke », l’une des meilleures escadrilles de l’armée de l’air du Kaiser. Il est aussi l’un des très rares aviateurs myopes de la Grande Guerre et vole en portant des lunettes. Doté d’une volonté exceptionnelle et excellent pilote de chasse, Bernert accumule les victoires aériennes et devient un « as ». Le 23 avril 1917, il reçoit la médaille « Pour le mérite », plus haute décoration de l’empire allemand. Le lendemain, il devient le premier aviateur allemand à descendre cinq adversaires en une journée ! En mai 1917, Bernert compte vingt-huit victoires homologuées. Devenu chef de l’escadrille « Boelke », il est blessé dans… un accident lors d’un atterrissage, le 18 août 1917. Épuisé nerveusement par la multiplication et l’intensité des combats aériens et souffrant de ses blessures, il est reconnu inapte au service actif. Renvoyé en Allemagne et devenu inspecteur du corps aérien, il développe des problèmes respiratoires qui affaiblissent son état général. Le 18 octobre 1918, la grippe espagnole emporte vers d’autres cieux l’aviateur invalide et myope. Cet as improbable n’avait que 25 ans.
Le légionnaire d’Erfurt mort pour la France Vers 2 h 30 du matin, le 5 janvier 1915, dans le village de Craonnelle, au coeur de l’Aisne, un groupe de soldats allemands s’élance à l’assaut d’une barricade française. Composée de matelas, d’une vieille porte et d’une échelle, elle bouche une brèche provoquée par l’explosion d’un obus dans le mur entourant le château du village. Cette attaque a pour but d’identifier quel régiment français tient ce secteur.
La position précaire est tenue par deux légionnaires d’origine américaine, engagés volontaires et affectés au 2e Bataillon du 2e Régiment étranger. Ils sont arrivés dans le secteur à la fin de l’année 1914 et ont peu d’expérience de la guerre. Après avoir lancé des grenades, les Allemands surprennent les deux légionnaires de garde. Ceux-ci battent en retraite en hurlant « Aux armes ! » À ces cris, le caporal Ferdinand Weidemann sort d’un abri
et arrive pour défendre ses camarades. Tout seul et dans l’obscurité, il engage un combat au corps à corps avec l’ennemi. D’autres légionnaires arrivent à leur tour mais les assaillants sont déjà repartis. Les renforts découvrent le corps du caporal Weidemann qui gît sans vie sur le sol, la tête fracassée. Son corps a été fouillé et son livret militaire volé. Ferdinand Weidemann était natif de la ville d’Erfurt en Allemagne. Il avait rejoint la Légion étrangère en 1907 après avoir déserté l’armée allemande. Naturalisé français par décret le 21 mars 1908, le caporal légionnaire Ferdinand Weidemann est « mort pour la France » à l’âge de 47 ans.
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La Grande Guerre en cartes
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L’incroyable trésor de guerre Le village de Vignacourt, au Nord d’Amiens, était une importante base arrière pour les Australiens. Les soldats y étaient soignés, entraînés et… photographiés. Les séances photos se déroulaient chez un couple d’agriculteurs, les Thuillier. C’est dans le grenier d’un descendant, bien des années plus tard, que les clichés ont été retrouvés faisant ressurgir cette histoire incroyable longtemps oubliée. Et offrant une image inédite et très émouvante de cette Première Guerre mondiale, à l’échelle très humaine.
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l dormait là, dans une malle poussiéreuse entreposée dans un grenier de Vignacourt, depuis près de cent ans. Ce trésor de 4 000 plaques photographiques représentant des soldats de passage à Vignacourt durant la Grande Guerre n’aurait peut-être jamais été découvert sans la ténacité et la passion de Laurent Mirouze. Au début des années 1990, ce journaliste et historien amateur découvre quelques photos de soldats prises à Vignacourt durant la Grande Guerre. « Il s’agissait d’une petite sélection qui était exposée dans la mairie. Ces photos m’ont tout de suite tapé dans l’œil, d’une part pour leur qualité exceptionnelle mais aussi pour leur style. Il ne s’agissait pas de photos de guerre mais de clichés de soldats décontractés, se souvient Laurent Mirouze. J’ai voulu en savoir davantage, avoir accès aux autres clichés. Ce n’est qu’une semaine plus tard que le neveu du couple auteur de ces photos m’a recontacté. Cet homme, Robert Crognier, était photographe. Il m’a invité à lui rendre visite et m’a permis d’accéder aux plaques. Je n’avais qu’une journée devant moi. Je les ai regardées une par une et je lui ai finalement demandé de m’en développer quelques-unes. Ces photos m’ont permis d’illustrer certains de mes articles. J’ai également voulu partager ma découverte avec les Australiens. J’ai contacté l’ambassade mais à cette époque, les clichés ne les intéressaient pas plus que ça ». C’est finalement vingt ans plus tard, en 2011, qu’un coup de fil reçu par l’historien, va faire ressurgir cette histoire. « Un producteur de Channel7, l’une des plus importantes chaînes australiennes m’a contacté. Il était très intéressé par cette histoire et voulait venir tourner à Vignacourt. Il m’a demandé de remettre la main sur les plaques photographiques
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pour leur arrivée » Mais entre-temps, les choses avaient évolué. Robert Crognier était décédé, les enfants des Thuillier aussi. « Il a donc fallu négocier avec les deux petits-enfants. Et ça n’a pas été simple », se souvient l’historien amateur. Après plusieurs heures de négociation, Laurent Mirouze et l’équipe de télé australienne parviennent à accéder au trésor. Les plaques étaient stockées dans trois vieilles malles « Il était entreposé dans une propriété de la famille, raconte-t-il. Les plaques étaient stockées dans trois vieilles malles au milieu d’un débarras. Comme les Australiens le souhaitaient, nous avons transporté les malles dans le grenier des Thuillier pour tourner le reportage. Et là, j’ai fait une nouvelle découverte : le fond devant lequel les sujets posaient pour les photos. Il était roulé dans un chevron de charpente de cette vieille ferme » située rue d’Amour. Car c’est ici, dans la cour, qu’Antoinette et Louis Thuillier, un couple d’agriculteurs, prennent tous ces clichés. Leur carrière de photographes, qui ne dura que le temps de la guerre, débute en 1915. Le village vient alors de se transformer en base arrière pour des milliers de soldats alliés. Le couple, spécialisé dans la transformation des récoltes et notamment celle du trèfle pour en faire du fourrage, a du mal à joindre les deux bouts. Il doit trouver une activité complémentaire. Et c’est vers la photographie qu’il se tourne. Avec leur appareil, Louis et Antoinette prennent des milliers de clichés des habitants du village mais surtout, de ces soldats en transit. Ils sont australiens, britanniques, chinois, indiens, américains et même français. Ils posent le plus souvent en uniforme mais certains
apparaissent également avec leur instrument, leur cheval… D’autres tiennent des verres, et semblent porter un toast, ou des pancartes. On peut y lire « We will soon be home » (NDLR : nous serons bientôt à la maison) ou « We want our mumie » (NDLR : nous voulons notre maman). Une parenthèse de leur vie de soldat L’instant semble souvent joyeux, comme une véritable parenthèse dans cette vie de militaire. Le front n’est qu’à quelques kilomètres et les soldats se préparent à y retourner. Ici, à Vignacourt, ils s’entraînent dans les camps qui ont été installés à cet effet, un minichamp d’aviation est même improvisé à la sortie du village. Ils se reposent aussi. Des bâtiments prêtés ou loués leur servent de dortoirs et deux foyers du soldat, des YMCA, leur proposent des activités de détente. Pendant tous ces mois, les soldats participent aussi pleinement à la vie du village. Ils ont même rebaptisé une bonne partie des rues du centre en leur attribuant des noms de villes australiennes : Brisbane street, Adelaïde street, Melbourne street… Les habitants, eux, s’adaptent à la demande. Certains fermiers vendent leur production directement dans leur cour alors que des particuliers s’improvisent cafetier en transformant leur salon en Louis et Antoinette THUILLIER
à Vignacourt bistrot. « Rien que dans ma rue, il y avait au moins quatre cafés ! » raconte Hervé Hubau, habitant de la rue Léon-Thuillier, près de l’ancienne gare. Ici, le mouvement était incessant. Les trains, remplis de denrées, d’armes et de militaires allaient et venaient entre le front et le village. C’est d’ailleurs pour cette voie de chemin de fer que l’armée britannique choisit d’installer l’une de ses bases arrière ici, à Vignacourt. Elle commence par y monter un hôpital. Les tentes sont plantées à quelques mètres à peine des rails. Les blessés afflux. Selon leur état, ils sont dirigés vers la tente opératoire ou vers celle dédiée aux pansements (plus de 4 000 soldats y séjourneront). Une fois rétablis, les militaires retrouvent leurs compagnons de guerre, venus se mettre au vert dans la commune. Entre deux exercices, les soldats se distraient. « Les Australiens jouent beaucoup au football et au rugby » confirme Éric Brisse, président de la Maison des Australiens. Des spectacles sont régulièrement organisés. L’un d’eux a d’ailleurs été photographié par les Thuillier, un couple au destin exceptionnel qui a laissé, grâce à sa collection, un témoignage majeur de cette époque à Vignacourt. JEANNE DEMILLY Les visites de l’exposition photographique Louis et Antoinette THUILLIER se font sur rendez-vous. Merci de contacter Monsieur Eric BRISSE au 06.08.74.13.57 ou par mail à l’adresse : ebrisse1@free.fr
Les 4000 plaques ont rejoint l’Australie Si la qualité de ces photographies est exceptionnelle, c’est grâce à la précision de la prise de vue évidemment mais surtout grâce au support. À l’époque, chaque cliché s’imprime sur une plaque photographique en verre. Un matériau très résistant qui a permis à ces images d’être à nouveau développées près de 100 ans après leur création. La manipulation a été effectuée en Australie, quelques mois après la découverte des plaques photographiques. La collection, et ses 4000 spécimens, a en effet été vendue au propriétaire de Channel 7, Kerry Stokes, qui a ensuite fait don d’une partie de la collection, près de 800 photos de soldats australiens, au War memorial de Camberra. Depuis, tous ces clichés ont été tirés et numérisés et certains, les plus parlants, sont exposés à la Maison des Australiens à Vignacourt. On reconnaît aisément les photos prises par le couple vignacourier grâce à la toile tendue dernière les sujets. Ce décor, représentant un bâtiment antique, figure sur la majorité des clichés pris dans la cour de la ferme. Retrouvé en 2011 par Laurent Mirouze, il est lui aussi exposé au War memorial en Australie.
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ALBUM PHOTOS
Un des clichés de la collection Louis et Antoinette Thuillier, provenant de la Maison des Australiens à Vignacourt (Somme). PHOTO © AWM - Canberra
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Les autorités françaises comme le Royaume-Uni ont eu recours à des travailleurs chinois. La plupart étaient originaires de la province du Shandong : ces hommes étaient en effet réputés pour être particulièrement robustes. PHOTO © AWM - Canberra
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