Portrait de Marina Tsvetaeva de Vysheslavtsev • Portrait au crayon de Marina Tsvetaeva adulte de A.Bilis
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(entre juillet et septembre 1935) Remerciements à Véronique Lossky, professeur émérite de l’Université Paris IV - Sorbonne, pour les textes de l’exposition et la traduction des poèmes. Remerciements à Alexandra Svinina pour l’iconographie. Manifestation organisée dans le cadre de l’année croisée France-Russie 2010 / www.france-russie2010.fr
© Archives municipales
La maison de Vanves rue Jean-Baptiste Potin, vers 1930. Lors de l’arrivée de Tsvetaeva en 1934, la demeure portait le numéro 33 mais cette numérotation a été modifiée l’année suivante.
© Archives municipales
Maison – épaisse verdure, Vigne vierge et chèvrefeuille, Maison peu familière. Maison si peu mienne ! Maison – au regard sombre Aux âmes lourdes, Le dos tourné, à la cité, Les yeux fixés sur la forêt, Gaie, aux cornes de cerf, Joyeuse, comme une ourse, Chaque fenêtre – un regard, Et dans toutes – une personne ! Le fronton dans la glaise Chaque fenêtre – une icône Chaque regard – une fenêtre, Les visages, des ruines, Les arènes de l’histoire, Marronniers du passé Moi j’y chante et j’y vis. Les chemises aux bras longs Se lamentent dans le vent, Liberté du passé, D’un combat dans ces murs. Lutte pour vivre et survivre, Chaque instant, chaque volée, Lutte à mort de ses bras, Mort pour vivre et chanter ! Sans odeur de richesse, Sans confort de fauteuil, Le méchant, la pauvresse S’y retrouvent à plaisir. Le bonheur des oiseaux, Dans les niches et recoins, Temps pour nous – de nos comptes, Des vengeances populaires, Une maison dont je n’aurai pas honte.
poésie lyrique, abandonnée depuis son séjour à Prague, et se lance dans une nouvelle série, celle de poèmes « indignés ». Elle poursuit également la grande veine de prose autobiographique commencée dans les banlieues proches où elle résidait auparavant : Meudon et Clamart. Elle inaugure aussi à Vanves l’itinéraire douloureux du retour au pays et célèbre son amour de la Russie, tout en faisant ses adieux à la France.
© Arnaud Bouvier
La maison
Une grande poétesse russe a vécu au 33/ 65, rue Jean-Baptiste Potin, l’un des plus anciens immeubles de Vanves. Cette demeure est décrite dans son long poème lyrique « La Chanteuse ». Marina Tsvetaeva y a passé quatre années de création intense (1934-1938). Les œuvres vanvéennes sont particulières et abondantes dans des genres différents : poésie, prose, correspondances… Marina Tsvetaeva a renoué alors avec la
La maison de Marina Tsvetaeva aujourd’hui, 65, rue Jean-Baptiste Potin.
Vue de la rue Jean-Baptiste Potin vers 1930.
Dans une lettre à une amie de Prague, Tsvetaeva a parlé de cette maison au 33/65 rue Jean-Baptiste Potin en ces termes : « Nous demeurons dans une magnifique maison en pierre qui a deux cents ans, c’est presque une ruine, mais j’espère qu’elle durera encore le temps qu’il nous faudra, un endroit magnifique, une rue plantée de magnifiques marronniers, j’ai une chambre magnifique, deux fenêtres et, dans l’une d’elle, un énorme marronnier à présent jaune comme un éternel soleil. C’est ma plus grande joie ».
« Ma mère nous a inondés de lyrisme » Née à Moscou dans une famille d’intellectuels, Tsvetaeva a reçu une Marina Tsvetaeva est déjà un poète connu. Mariée et mère de famille, éducation privilégiée, en partie à la maison, en partie à l’étranger. elle passe deux ans seule à Moscou avec ses filles, Ariane et Irina, la Nourrie de culture européenne, allemande en particulier, elle com- plus jeune qui mourra de faim avant d’avoir atteint ses trois ans. mence à écrire des vers à l’âge de six ans, alors que sa mère veut faire d’elle une musicienne. Après la révolution russe de 1917, la jeune
À sa fille, Alia
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Un jour, ô ma gracieuse créature, Je deviendrai pour toi un souvenir, Perdu dans tes yeux bleus, au loin De ta mémoire, dans le lointain. Tu oublieras : et mon profil au nez busqué, Et mon front couronné de fumée, Mon rire importun et fréquent Ma main calleuse aux bagues d’argent, Notre logis d’antan, notre grenier-cabine, De mes papiers la confusion divine, L’année terrible : malheurs et liesse De ton enfance, de ma jeunesse.
Marina Tsvetaeva jeune
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(Moscou 1919, sa fille Ariane allait avoir huit ans)
La mère de Marina Tsvetaeva
Plus tard : Tsvetaeva note dans
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« Je connais dans la vie trois malheurs : entendre le son du métronome, aller en classe et se réveiller à Moscou en 1919 »
Ariane enfant
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Ma mère et la Musique :
La famille de Marina Tsvetaeva en vacances à la campagne
C’est le temps où les poèmes jaillissent si vite que Marina ne peut les écrire, des bribes de vers sont inscrits sur les murs de son logis dévasté, alors qu’elle élève ses deux filles seule, dans une ville livrée à la famine, au froid et au pillage, sans nouvelles de son mari combattant dans l’Armée blanche en déroute.
Mais dans cette période de guerre au nom d’une société nouvelle, de privations et de désolation générale, Marina Tsvetaeva ne se fait aucune illusion sur les orientations du nouveau régime politique auquel elle n’adhère pas vraiment :
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Poème de 1917 Moscou
La maison de Moscou
Je te conterai le plus grand des mensonges Je conterai pour toi le soir qui tombe et l’ombre. Les feuilles vertes et les vieilles souches Et les lumières éteintes et rien ne bouge. Venu de loin, un homme, sa flûte en main, Jeune, assis, nu, il joue sans fin. La grande tromperie je conterai, La lame perfide dans la main
Le trou brûlant de la lame en mon sein Et de tes femmes les boucles blondes, Et le sourire de tes enfants. Et des vieillards le menton blanc. Je te conterai le plus grand des fracas Le tumulte sonore de mon siècle, le fer Du galop des chevaux contre les pierres.
La vie en exil Avant de partir pour l’Occident, Marina Tsvetaeva a connu à Moscou la famine des villes dans une Russie en proie à la plus grande tourmente politique du siècle, le froid et la désolation d’un monde effondré ; elle a perdu un enfant, mort de faim et d’incurie dans une pension d’une misère accablante. C’est alors qu’elle apprend la bonne nouvelle : son
mari, Sergueï Efron, n’a pas péri dans les rangs de l’Armée blanche en déroute ! Elle part le rejoindre à Berlin. Elle va redécouvrir son couple ainsi que des conditions de vie nouvelles, plus faciles, du moins au début, mais ses engagements restent les mêmes. Elle a toujours pris le parti des persécutés et des miséreux, des vaincus contre les vainqueurs.
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Moscou, Berlin, Prague Paris, Moscou : tel est l’itinéraire de cette femme de poésie et de passion. Nourrie d’amour dès sa jeunesse, elle célèbre ceux qu’elle doit quitter dans des poèmes et raconte à travers ses lettres le feu qui l’habite. À Prague, elle rencontre un grand amour, Constantin Rodzévitch ; à Paris, de nouveaux amis. Elle travaille et joue avec les mots, lit et écrit livres et journaux, mais connaît aussi la pauvreté et la solitude.
Marina Tsvetaeva et sa fille à Prague
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L’inspiration du poète puise aussi sa source dans les textes bibliques. Telle cette variation sur le récit de Marie Madeleine où elle donne la parole au Christ :
Marina Tsvetaeva à Prague
Voici un poème qui, renvoyant à l’expérience moscovite, résume un choix fondamental :
Si l’âme est née avec des ailes, Qu’a-t-elle à faire de palais, de masures, De Khans tatares et de hordes barbares ? J’ai au monde deux ennemis, Deux jumeaux, à jamais unis La faim des affamés, la satiété des repus. Moscou 1918
Interdit cet amour, ô femme aimée, Douce l’onde des cheveux et des fleurs. Destin accompli, mystère – tes voies Je ne les sonderai pas Ô bien-aimée ! chemin de croix. J’étais nu et tu m’as revêtu De tes cheveux, une averse ! Et du flot de tes larmes Je ne compterai pas les pièces Dépensées pour l’huile et le parfum J’étais nu et tu m’as revêtu De la vague de ton corps, tel un mur. De mes doigts je frôlerai ta nudité Douce comme l’onde, fraîche comme l’air, J’étais droit et tu m’as incliné, Dans mon linceul enveloppé. Dans tes cheveux creuse-moi un lit Et revêts-moi de lin Qu’ai-je à faire de la myrrhe, Du linceul, des parfums ? J’étais droit et tu m’as fait ployer, Revêtu d’une averse de pleurs.
À Paris, Marina Tsvetaeva est d’abord fêtée et entourée, ses soirées de lectures publiques ont du succès. Mais, peu à peu, sa poésie trop « moderne », où manquent les accents nostalgiques et traditionnels de poètes héritiers des Russes Blancs , est de moins en moins accessible au grand public. Elle commence à se sentir tout à fait en marge des préoccu-
pations politiques ou sociales de la nostalgique émigration russe. Vivant en poète avant tout, elle n’a aucun souci du temps qui passe puisque son travail la situe au-delà et lui ouvre les portes de l’éternité. Toutefois, ses thèmes reflètent souvent une certaine amertume.
Mon siècle. Je donne ma démission Je ne conviens pas et j’en suis fière ! Même seule parmi tous les vivants, Je dirai non ! Non au siècle. Mais je ne suis pas seule, derrière moi Ils sont des milliers, des myriades D’âmes, comme moi, solitaires.
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Et plus tard elle reprendra les mêmes idées :
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Marina Tsvetaeva et son mari en France
Ariane et son frère Murr à Paris
Pas de souci pour le poète, Le siècle Va-t-en, bruit ! Ouste, va au diable, – tonnerre ! De ce siècle, moi, je n’ai cure, Ni d’un temps qui n’est pas le mien. Sans souci pour les ancêtres, Le siècle ! Ouste, allez, descendants – des troupeaux. Siècle honni, mon malheur, mon poison Siècle-diable, siècle ennemi, mon enfer.
Un poème de jeunesse exprime la certitude de la vocation poétique de Tsvetaeva à l’écart de toute mode :
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Mes vers écrits à l’aube de ma vie de poète, Lumière vive, telle la queue d’une comète, Jaillis comme l’onde d’une fontaine, Brutaux démons, feux impatients Forçant silence, dignité et encens Des temples ordonnés, bienséants, Poèmes d’amour, de sang, de vie, Vers de passion, de joies, éclairs perdus, Oubliés aux recoins de vieilles boutiques, Enfermés, poussiéreux, jamais lus, Tels de grands vins au fond de leurs barriques Sauront attendre le temps de leur précieux prix. 1913
Vue de Paris de la terrasse de Meudon
1934
Marina Tsvetaeva va aussi ressentir une solitude croissante au sein de sa propre famille. Les sympathies de son mari l’orientent vers des choix politiques précis et il finit par travailler pour les services secrets de
la Russie soviétique. Sa fille est devenue une adulte indépendante, son fils, Murr, grandit en marge de toute préoccupation poétique, rêvant de Mickey et de voitures, ou encore des grandeurs de la Russie nouvelle.
Tout comme auparavant en Russie pendant la révolution, le totalitarisme menaçant l’Europe apparaît clairement à Tsvetaeva depuis la France, et elle ne cache pas sa haine :
Au diable tous, filez, allez ! Brebis soumises et vous – moutons, Esclaves d’Hitler, avec Staline marchez ! Troupeaux, volées, avancez donc , Sans une seule marque, sans une pensée ! Au grand Staline, obéissez ! Affichez de vos corps étalés Les signes : os plats, crochets De l’étoile rouge et de la croix gammée. DR
Vanves 1934
De plus en plus souvent se font entendre aussi dans les poèmes des thèmes d’indignation : par exemple, devant les gastronomes, ou les lecteurs de journaux friands de faits divers, ou encore les repus de ce monde :
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Marina Tsvetaeva et ses enfants à La Favière, dans le Var
Sergueï Efron à Paris
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Partis nulle part, ni toi ni moi Perdues pour nous toutes les plages. Propriétaires d’un sou, été brûlant, Pas dans nos prix les océans, De la misère – goût toujours sec, Tourne la croûte sèche dans la bouche, Plat – bord de l’eau, mangé l’été ! Espace de pauvres, poches retournées. Anthropophages de Paris Replets, joufflus, panse luisante Vous tous, mangeurs de poésie, Ripailles de graisse, un franc l’entrée Et pour la bouche, lotions poèmes, Refrains, sonates et versets, Voûtes célestes, fronts étoilés. Eau de toilette – le chant aux lèvres. Mangé l’été, Paris ! Plages sèches ! Pour vous – soyez maudits Pour vous la honte ! Recevez Mon autographe dans la figure : De mes cinq sens – cinq doigts signant, Meilleur souvenirs, bons sentiments.
Marina Tsvetaeva avec Murr enfant, en vacances
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Paris - La Favière 1932-1935 Photo de classe. Murr est le premier en bas en partant de la gauche
Sa fille partie en Russie, son mari disparu dans la tourmente d’une affaire d’espionnage,* Tsvetaeva connaît maintenant la solitude d’un itinéraire tragique où les voies humaines sont révélées, les chemins ardus sont ouverts. Son
Après la fuite de Sergueï Efron, la police effectuera une perquisition au 65, rue Jean-Baptiste Potin à Vanves le 22 octobre 1937.
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dessein est celui du créateur, sa route - la vocation poétique à laquelle elle se doit d’obéir. Commencent alors les adieux à la France, son pays d’accueil qu’elle a tant aimé.
Paris, Gare du Nord
Tsvetaeva consacre des vers à son attachement pour son pays d’exil :
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Champs carrés, petits prés miniatures. Plus que l’ambre, le cristal, le diamant, J’emporte en mon cœur cette blessure Sans cristal, sans grenat, sans argent. Petits prés et grands arbres, pruniers, Des routes longues à grand pas arpentées, Petits prés, longues routes et pruniers.
Le Havre
La France se dérobe tandis que la Russie d’autrefois n’existe plus, les regrets prennent à la gorge :
La tour Eiffel est là À portée de main Vas-y, va, grimpe, Mais en mémoire – dernière atteinte. De ma Beauté-Russie La rue paraît vilaine et grise, Ô ma beauté, Paris Joie claire ! partie !
Comme auparavant dans sa jeunesse, Marina Tsvetaeva va se trouver une nouvelle fois contrainte de partir. Son mari est réfugié en Russie, elle doit quitter Paris pour le rejoindre «car on n’abandonne pas un proche dans le malheur ». Elle repart avec son fils en bateau par Le Havre. Elle compare alors son appareillage au départ de Marie Stuart pour l’échafaud. Sur le quai elle écrit ce poème d’adieu qui a pour épigraphe une chanson française : Douce France Adieu France. Marie Stuart
On sait maintenant combien Tsvetaeva redoutait ce retour au pays. Elle ignorait cependant que sa sœur était reléguée dans un camp de travail, depuis déjà deux ans. Son mari et sa fille sont arrêtés deux mois après leurs retrouvailles familiales.
Perles douces à mes yeux Douce France que la France M’a données. En souvenir – Comme le mien – d’un départ Celui de Marie Stuart
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Elle ne les reverra plus jamais. Elle reste seule avec son fils adolescent. Moscou entre en guerre, Marina Tsvetaeva est contrainte à l’exode vers une ville obscure de la Tatarie. C’est là qu’elle met fin à ses jours le dernier jour d’août 1941. Elle pressentait le sort qui l’attendait puisque l’un de ses derniers poèmes disait :
Sergueï Efron en Russie
Il est temps D’ôter l’ambre, De changer les mots Et d’éteindre la lampe, Au-dessus de ma porte.
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Ariane à Moscou
L’embarcadère de Elabouga
Marina Tsvetaeva à Moscou à la fin de sa vie avec son manteau au col de fourrure