Sonor K

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Violaine Lochu / Nikolay Smirnov Nikolay Smirnov (1982) est artiste, géo­gra­phe, com­mis­saire et cher­cheur. Il tra­vaille sur les repré­sen­ ta­tions de l’espace dans l’art, la science, les pra­tiques muséa­les et la vie quo­ti­dienne. Il a récem­ment déve­ loppé le concept de géo­gra­phie spé­cu­la­tive en tant qu’outil d’étude spa­tiale. Il est diplômé de la Rodchenko Art School, du Département de Géographie de l’Université d’État de Moscou, et de l’Institut d’Art Contemporain MMOMA (Musée d’Art Moderne de Moscou). Co-com­mis­saire des pro­jets Metageography et Permafrost (Arctic Biennale, Yakutsk, 2016), Nikolay Smirnov a été sélec­ tionné pour The Innovation Award for a Curatorial Project (prix d’inno­va­tion pour un projet cura­to­rial). Violaine Lochu (1987) est artiste sonore et performeuse. Lauréate du prix Aware 2018, elle a performé entre autres au Centre Pompidou, au Palais de Tokyo, lors de Parade for FIAC 2017, au Jeu de Paume, au FRAC Champagne-Ardennes, au Kunstverein de Munich… Son travail a été exposé lors d’expositions collectives, notamment au MAC VAL (Tous des Sangs Mêlés, 2017), au Ferenczy Museùmi Centrum en Hongrie (Reconstructing Eden, 2018), au Centre d’art Bétonsalon – Centre d’art et de recherche, à la Justina M. Barnicke Gallery à Toronto. Le Centre d’Art Contemporain Chanot à Clamart et la galerie Dohyang Lee à Paris et ont accueilli récemment ses expositions personnelles Hypnorama et Hinterland. Elle a bénéficié en 2017 d’une bourse de recherche du Centre National des Arts Plastiques pour une résidence en Laponie. Son travail sera prochainement présenté au MAC Lyon (Storytelling) et au Palais de Tokyo (La voix libérée, poésie sonore). Dans le cadre de la Pernod Ricard Fellowship à la Villa Vassilieff, dont il est lauréat en 2018, Nikolay Smirnov développe une réflexion spéculative sur l’Eurasianisme marxiste, à partir de son ancrage à Paris et Clamart dans les années 1920. Pendant sa résidence à la Villa Vassilieff, il invite Violaine Lochu à dialoguer avec lui, et à développer un travail performatif et éditorial sur ce thème. L’entretien qui suit est la retranscription d’un échange de courriels entre Violaine Lochu et Nikolay Smirnov (février 2019).

Entretien

Violaine Comment en es-tu venu à t’intéresser à la fraction parisienne et clamartoise de l’Eurasianisme ? Comment et quand l’as-tu découverte ? Pourquoi invites-tu d’autres artistes à participer à ta résidence ? Nikolay J’ai découvert l’Eurasianime il y a un certain temps, lorsque je faisais de la géographie. On peut le définir comme une idéologie géographique qui porte sur l’identité et les spécificités d’un lieu, faisant de la géosophie un de ses outils principaux. La géosophie est une sorte de philosophie qui suppose que l’espace et les parties qui le composent ont un sens qu’il est possible de « découvrir » et de décrire. Aujourd’hui, en Russie tout le monde, je crois, a déjà entendu parler de l’Eurasianisme, qui faisait déjà partie de l’idéologie dominante depuis 1990. Mais je n’avais jamais creusé le sujet avant. C’était donc une bonne occasion ! J’ai découvert l’existence de l’Eurasianisme de gauche il n’y a pas si longtemps, peu de temps avant de postuler pour le Pernod Ricard Fellowship. Il est bien moins connu que le classique Eurasianisme de droite, presque inconnu même. Cet Eurasianisme historique est bien plus compliqué et bien moins homogène qu’on le pense. D’autre part, même si beaucoup de chercheurs contemporains ont pris en considération l’intérêt de ce mouvement, il existe à son sujet un énorme potentiel d’études et d’interprétations ; un des enjeux principaux serait de le distinguer du mouvement néoeurasien, qui prône des positions conservatrices et pro-fascistes. J’ai vu en l’Eurasianisme de gauche une belle opportunité pour comprendre la complexité de l’Eurasianisme historique et pour s’écarter du discours sur l’Eurasianiasme contemporain, qui fédère avant tout des tendances politiques de droite. J’ai aussi été inspiré par la situation particulière dans laquelle l’Eurasianisme de gauche s’est constitué. C’est une théorie de la spécificité de la Russie-Eurasie, qui fut entièrement formulée depuis l’Europe, à Paris ! Comme je l’ai découvert plus tard, l’Eurasianisme de gauche partage un contexte intellectuel commun avec les mouvements d’avant-garde parisiens des années 1920, en particulier avec le surréalisme ethnographique. C’est une sorte de jeu délicat et intriguant sur les identités. À cela s’ajoute le fait que l’Eurasianisme de gauche formait la part la plus artistique du mouvement ; ses représentants, Souvchinsky et D.S Mirsky étaient des critiques musicaux et littéraires. Leur compréhension de l’Eurasianisme était à la fois politique, sensible et esthétique.

La première étape du projet consistait à réaliser des recherches à Paris. Ensuite, j’ai composé une sorte de narration à propos de l’Eurasianiame de gauche. Cette narration peut être mise en œuvre sous formes de textes, de vidéos, ou d’expositions, au sens d’expographie. Dans tous les cas, les formes qu’elle pourrait prendre sont complexes et basées sur la narration. Nous en avons discuté avec Mélanie Bouteloup, et elle m’a proposé de collaborer avec d’autres artistes puisque les notions de créativité collective et de commun sont importantes au sein de l’idéologie eurasianiste. La dialectique du tout (l’universel) et de la partie (la multitude) était centrale pour leurs constructions théoriques, ils parlaient notamment de l’importance de la « cause commune » d’après Fedorov. En établissant une coopération / collaboration, nous questionnons la possibilité d’une cause commune, d’une activité commune et d’un projet commun dans la forme même de notre production. Selon moi, dans ce processus la figure de l’auteur est importante. Non pas dans le sens de l’authentique auteur moderne ou de l’auteur «mort» post-moderne, mais à travers une figure située entre l’artiste et le commissaire ; c’est comme ça que je me vois dans ce projet. Comme quelqu’un qui a produit de la narration (un texte), et qui, maintenant, propose ce produit à d’autres pour les inspirer à créer de nouveaux travaux et pour recevoir en retour l’inspiration et leurs visions sur ce problème, différentes des miennes. J’interagis dans le processus, bien sûr, dans le but d’essayer de créer quelque chose de commun : des connaissances communes, des productions communes, ou des moments partagés de nos vies… Que penses-tu des théories musicales de Souvchinsky, de la division entre temps chronométrique et temps chrono-amétrique dans la musique et les différents types de musiques ? Et notamment de sa théorie des faits musicaux ? Est-ce que tout cela fait sens pour toi ? Violaine Les théories musicales de Souvchinsky sont passionnantes en tant que telles, et parce qu’elles sont le reflet de ses préoccupations politiques : la musique peut-elle être émancipatrice, aider à un renversement, à la réinvention d’un nouveau système (le groupe eurasianiste co-fondé par Souvchinsky soutenait, dans le sillage de la révolution de 1917, le jeune état soviétique) ? Elles dialoguent avec la pensée de leur époque, les recherches philosophiques sur la notion de temps de Bergson, Husserl, Heidegger notamment, ou encore la naissance de théories cognitives qui s’intéressent aux effets psychologiques produits par

le langage musical. N’étant ni spécialiste de Souvchinsky ni théoricienne, j’aborde ses écrits de manière sensible ; certaines problématiques font écho à celles qui traversent ma pratique performative et sonore. Dans ses articles « L’époque de la foi » et « La notion du Temps et la Musique. Réflexion sur la typologie de la création musicale », Pierre Souvchinsky interroge l’expérience temporelle musicale. Il distingue notamment la musique chronométrique qui remplit de façon adéquate le cours du temps ­– se rapprochant de la « sensation primaire du temps réel » – de la musique chrono-amétrique qui au contraire élargit le temps et le transforme. Cette réflexion sur la temporalité musicale (nourrie par le dialogue avec les compositeurs dont il était proche, Igor Stravinsky notamment) est un des thèmes les plus importants des écrits de Souvchinsky. C’est l’aspect auquel je me suis intéressée, encore une fois moins dans une perspective théorique que dans celle d’un dialogue sensible avec ces préoccupations. Mes pièces comportant pour la plupart une dimension musicale, j’ai été amenée auparavant à me poser sous différents angles, la question du traitement du temps. Les pièces sonores Hypnorama ou OrganOpera par exemple, comportent de longues plages de sons répétitifs, des variations infimes, qui relèvent bien plus de la sensation que de la narration. Dans ces dispositifs, je cherche à placer l’auditeurregardeur – invité à adopter une posture d’écoute particulière, allongée le plus souvent – dans un état spécifique, proche de l’hypnagogie (état-limite entre veille et sommeil) ou de la méditation. Son rapport au temps s’en trouve modifié ; beaucoup disent avoir atteint cet état, et peu sont capables d’évaluer la durée exacte de l’expérience. Ici, en quelque sorte, pour reprendre les termes de Souvchinsky, « la musique domine le temps », en modifie du moins l’expérience sensible. Souvchinsky interroge les différentes expériences temporelles de l’œuvre musicale, telles qu’elles sont vécues par le compositeur, l’interprète ou l’auditeur. La singularité propre à chaque compositeur dépendrait de sa rythmique interne, de sa perception intime du temps. La justesse de ses pièces dépendrait d’une sensation exacte et unique du temps musical. En écrivant une partition, chaque compositeur cherche à traduire cette sensation. Intervient alors une première disjonction entre temps perçu intimement (par le compositeur) et temps de l’écriture musicale. L’interprétation apporte une nouvelle strate de perception de la durée, induite par la répétition nécessaire à


l’apprentissage. Le temps de l’auditeur est encore différent : il s’inscrit dans la durée de l’écoute et se superpose à celui de l’exécution de l’œuvre. Cette réflexion de Souvchinsky sur les différentes temporalités musicales m’a amenée à me questionner sur les perceptions individuelles du temps dans un collectif. Hors du travail, chaque membre d’un chœur ou d’un orchestre vit selon son propre rythme, sa propre sensation subjective du temps. L’exécution d’une pièce musicale coordonne ces temporalités subjectives dans un temps commun, impulsé et presque incarné par le chef d’orchestre, qui s’appuie lui-même sur une partition. Ce terme de temps commun fait écho au vivre au nom du commun du projet eurasianiste. De ce point de vue, le chœur ou l’orchestre peuvent en quelque sorte être perçus comme une métaphore, ou un laboratoire. La Cantate pour le vingtième anniversaire de la Révolution d’Octobre de Prokofiev, narrant l’histoire de la révolution bolchévique jusqu’à la naissance de l’union soviétique (dont une partie du livret a été écrite par Souvchinsky) en est un magnifique exemple. Dans la sixième partie, intitulée « Révolution », les voix du chœur d’abord disparates, voire dissonantes, finissent par s’accorder et se rassembler dans un chant uni, celui du peuple révolté. Cette réflexion interroge aussi notre actualité immédiate (par exemple les Gilets Jaunes en France) et pose de nombreuses questions : qu’est ce qu’une voix portée par plusieurs ? Quelles sont les conditions d’une voix commune ? La pluralité et la singularité y trouvent-elles leur place ? Les dissonances l’enrichissent-elles ou l’affaiblissent-elles ? Dans la performance proposée à la Villa Vassilieff, je cherche à prolonger, avec mes moyens propres, ce questionnement à la fois musical, historique et politique. À partir des réflexions de Souvchinsky, il s’agit de faire jouer entre elles (en les juxtaposant, en les faisant entrer en résonance ou en dissonance) les différentes temporalités d’une pièce musicale : temps de la création, de l’interprétation, de l’écoute, temps écrit de la partition, temps perçu par les interprètes, par le chef d’orchestre… Ce travail s’appuie sur le chant révolutionnaire Dubinushka – un chant de travail qui avait notamment pour fonction pratique de synchroniser les gestes des transporteurs de barges. Dans un jeu vocal et gestuel et par un jeu de disjonctions multiples, en ayant recours à des modes de traitement qui échappent aux canons de ce type d’œuvre (ralentis, accélérés, juxtapositions, boucles, répétitions...), je cherche à mettre en exergue la pluralité des singularités au sein du chœur, à faire entendre chacun de ceux qui

le composent dans sa propre temporalité. Sans en faire une lecture littérale ou nostalgique, cette performance puise librement dans les théories musicales issues de Souvchinsky et de l’Eurasianisme de l’époque, pour tenter d’ouvrir de nouvelles manières de faire chœur. De ton côté, quelle relecture fais-tu des théories esthétiques et politiques eurasianistes ? Comment entrentelle en résonance avec tes propres préoccupations artistiques et philosophiques ? Nikolay Quelle brillante interprétation tu offres de la dialectique de l’Eurasianisme de gauche entre le tout et la partie ! Cette dialectique ou, disons, la question de « l’unité dans la multitude » était le point fondamental de l’Eurasianisme. Comment pouvons-nous imaginer et travailler à quelque chose de commun en gardant à la fois une attitude critique vis-à-vis de l’hégémonie répressive et toutes nos particularités, et notre attachement à la diversité ? Les penseurs du mouvement ont tenté de répondre à cette question d’une manière spéculative, en combinant les théories de Marx et celles de Nikolai Fedorov. Tu soulèves ce problème spéculatif dans la forme même de ta pièce. Tu rapproches également les questions musicales (formelles, esthétiques) et les questions socio-politiques, en essayant de les résoudre les unes par rapport aux autres. C’est ce qu’ils faisaient aussi. C’est pour cela que l’on parle d’Eurasianisme de gauche comme on parle d’œuvre d’art totale, d’image mentale ou de Gezamtkunstwerk. Mes conceptions artistiques et mes recherches (assez nouvelles) sur ce mouvement m’amènent à penser qu’il n’est ni uniquement une théorie, ni uniquement une philosophie, ni uniquement une idéologie. Il est, pour moi, une sorte d’idéologie postcoloniale, l’un de ses premiers exemples. Ces idéologies postcoloniales ont pour particularité de s’affirmer non seulement comme théorie mais également comme pratique politique. Ce sont des post-théories, elles sont moins séduisantes que les théories modernistes, mais elles laissent la place à des interventions concrètes. En témoignent les livres écrits par l’auteur kenyan mondialement reconnu Ngugi wa Thiong’o: Le Baril de stylo (Barrel of a Pen), Décoloniser l’esprit (Decolonizing the Mind), et Déplacer le centre : La lutte pour les libertés culturelles (Moving the Centre: The Struggle for Cultural Freedom). L’Eurasianisme a été l’une des premières expériences du post-colonialisme et l’un des précurseurs de la théorie postcoloniale. C’était un essentialisme stratégique avant la lettre. Cette rupture brutale avec la culture romano-

germanique qui fascinait l’élite contemporaine russe a eu un rôle décolonial, déployant sous une forme géographique le complexe d’Œdipe. Je tiens actuellement la réimpression du numéro 1 de L’Étudiant noir, journal de l’association des étudiants martiniquais en France. Dans cette revue littéraire, qui a été créée à Paris, Aimé Césaire utilise le concept de la négritude pour la première fois. C’était en mars 1935. Les Eurasianistes ont fait un travail conceptuel similaire autour de l’identité Russe-Eurasienne au même moment, voire dix ans plus tôt. Comme la négritude, l’Eurasianisme a été formulé par une élite bourgeoise nationale à « double conscience », à savoir une double identité partagée entre son propre pays et l’Europe. La négritude est connue comme prédécesseure de l’idéologie postcoloniale. Je pense que l’Eurasianisme devrait être également considéré ainsi. Je n’idéalise pas les idéologies postcoloniales, je suis conscient de leurs ambiguïtés, de leurs faiblesses, et des dangers que peut représenter un essentialisme stratégique non critique. Mais c’est ma proposition principale sur l’Eurasianisme : cette théorie devrait être considérée et examinée comme l’une des premières expériences du postcolonialisme, avec toutes les caractéristiques positives et négatives de ce concept. Je suppose que cela concerne également l’Eurasianisme de gauche. Nous devons cependant le différencier des autres formes de l’Eurasianisme, afin de défaire l’apparente unité de ce mouvement. Selon moi, l’Eurasianisme de gauche a été un exemple pour le maximalisme et le radicalisme éthique russe comme les icônes, les avantgardes, la révolution russe ou encore le cosmos russe. Dans toutes ces choses, nous pouvons observer une sorte de projet total, une tentative de mettre en œuvre dans la vie, une éthique radicale. On ne peut pas séparer la politique de l’esthétique, de la théorie ou de la philosophie. Elles sont toutes dirigées dans le même sens. Je pense que ceci est une spécificité des phénomènes les plus brillants de la culture russe, ou du moins l’était avant la globalisation et le XXI e siècle. Les Eurasianistes croyaient en les spécificités nationales, ils ont été les idéologues des spécificités géographiques. Mais ils croyaient également, principalement les Eurasianistes de gauche, à la possibilité d’un Universalisme non répressif, à la possibilité du Commun. Cette affirmation me semble très spéculative. Selon moi, cela est à rapprocher du concept de la Contemporanéité selon Peter Osborne – comme unité disjonctive de différentes spatialités et temporalités. Les Eurasianistes de gauche opposaient la Contemporanéité au Modernisme tout en prônant la première. Je pense

que l’exigence « d’unité dans la diversité » ne peut exister que de manière spéculative (j’adhère en cela à la vision d’Osborne) mais nous devons garder à l’esprit l’exigence que cela requiert. Il semblerait que les Eurasianistes de gauche étaient proches de cette vision : ils prônaient la plus grande diversité culturelle, le Commun ou l’Universalisme simultanément ! Que penses-tu de cette affirmation ? Des spécificités culturelles propres aux nations existentelles vraiment ? Un Universalisme progressif / nonrépressif, un Commun est-il possible ? Comment peuventils s’articuler ? Il semblerait que cette dialectique traverse tes pièces, et pas seulement celle sur laquelle tu travailles actuellement … Que peux-tu en dire à la lumière de ta pratique ? Violaine Cette question renvoie aux articulations possibles de l’Un et du Multiple, dans l’ordre du Politique, du Géographique, et du Sensible — pour employer des catégories très larges. Comme l’a été l’Eurasianisme des années 1920, mon travail est aussi traversé par ces questions (pour reprendre tes termes, la dialectique spécificité culturelle / universalisme, ou encore unité / multiplicité) tout en les reformulant à sa manière, subjective et actuelle. C’est le cas de toutes de mes pièces, comme de la performance que je propose à la Villa Vassilieff. Chez moi, tout passe toujours par le langage – vocal le plus souvent, écrit parfois, musical ou encore gestuel ; pour prolonger ces catégories, on pourrait dire que le multiple s’actualise dans les différents idiomes (humains ou non-humains) que j’explore et dont je pars pour construire mes pièces, l’un dans la tierce voix (le troisième terme, ou la synthèse de la dialectique en quelque sorte) que je cherche à produire, à envisager en termes de devenirs et non de composante fixe. L’une de mes premières pièces, Lingua Madre (2012), est un diptyque vidéo. Sur le premier écran, on voit ma main écrire le mot « mère » en différentes langues sur une feuille. Certaines lettres du mot qui vient d’être tracé sont gommées puis recouvertes par de nouvelles lettres. Sur le second écran, on me voit prononcer, face caméra, mon nom de famille d’une quinzaine de manières différentes. Ensuite j’égrène une trentaine de diminutifs de mon prénom. J’ai réalisé cette pièce dans une période où je voyageais beaucoup – Pologne, Bulgarie, Italie du Sud, Moldavie... – pour apprendre différentes techniques vocales et musicales liées à des régions spécifiques (ce qui peut d’une certaine


façon renvoyer à la géosophie des eurasianistes que tu évoques). Pour faire résonner un timbre particulier, l’immersion dans la langue et la culture dont il était issu me semblait importante. Au-delà de la dimension technique, chanter est aussi un mode de rencontre. Le contact avec d’autres langues et cultures agit sur ma perception du monde, me transforme. La manière dont je prononce mon nom, dont on m’appelle (sous forme de différents diminutifs par exemple) participent de cette transformation. Le nom est ce qui fonde notre place dans le langage. Le prononcer de différentes façons est une manière d’introduire un trouble dans une identité stable, ou fixe — un devenir. Les multiples accentuations, inspirées de langues entendues ou inventées, interrogent aussi la notion de généalogie. La réinvention sonore du nom (d’abord hérité du père ou de l’époux dans les sociétés patrilinéaires) est une façon d’accéder au multiple. Dans certaines cultures amérindiennes, un individu change plusieurs fois de noms au cours de sa vie selon les événements vécus. La première vidéo du diptyque questionne les notions de langue maternelle, de langue-mère, de protolangue. J’avais été intéressée par la proximité sonore des occurrences du mot mère dans différentes langues indo-européenne ; la labiale m notamment est commune à la plupart d’entre elles (Matka en polonais, Mutter en allemand, Moder en danois, Mathair en gaélique écossais…). Je me suis amusée à créer des liens entre ces termes en gommant certaines lettres, en en retraçant d’autres. Cette vidéo met en exergue à la fois les spécificités propres à différentes langues, et leurs relations, leur zones de porosités, voire leur « universalité ». La trace, écrite puis effacée, de chacune des lettres, perdure sous les autres. Ce travail déploie à sa manière la tension dialectique unicité / multiplicité que tu évoquais à propos du mouvement eurasianiste. Dans cette vidéo, mais aussi dans mes performances, c’est par ma voix et mon corps que je cherche à faire sentir cette tension dans un devenir. Lingua Madre consiste en une série de variations autour d’un nom et d’un mot ; d’autres pièces sont construites, par exemple, à partir d’une communauté géographique. La performance Mémoire Palace par exemple, est la réinterprétation des paroles de 200 personnes de tous horizons, rencontrées durant les trois mois de ma résidence au Centre d’art le 116 (Montreuil), et auxquelles j’avais demandées de me confier un fragment qu’elles connaissaient par cœur (chant, poésie, recette de cuisine…). Par le prisme de ma voix, je reprends tous ces

fragments, issus de la mémoire orale et plurilinguistique d’une ville. Dans la performance Hybird, je poursuis cette recherche sur la voix comme vecteur de devenir, à partir de chants d’oiseaux rencontrés lors d’une résidence en Laponie : lagopède des saules, jaseur boréal, grand tétras, chouette lapone, mésangeais imitateurs... Ici je ne cherche pas à adapter la voix humaine au chant des oiseaux, mais plutôt la façon dont l’une et l’autre s’hybrident dans un troisième terme (opération proprement dialectique) et dépassent les oppositions classiques, nature / culture, humain / animal… Par nécessité fonctionnelle, le langage humain découpe et sépare ; il est d’une certaine façon impropre à rendre compte de la continuité entre les éléments du monde. Les termes employés dans ta question, universalisme ou spécificités culturelles, me semblent appartenir eux aussi aux grands dualismes séparateurs. Ambigus de ce point de vue, ils peuvent être retournés, détournés de leur vocation émancipatrice, en outils d’oppression et de domination (l’universalisme comme justification du colonialisme par exemple, ou encore les spécificités régionales comme justification du repli sur soi). Mais ces catégories dialectiquement liées recèlent aussi un interstice, un lieu potentiel de réinvention du réel. Comme tous grands dualismes, ces notions témoignent d’une manière de penser le monde héritée du passé, qu’il est nécessaire de réinterroger avec les outils d’aujourd’hui. De ce point de vue la manière dont tu relis, un siècle plus tard, l’idéologie eurasianiste est passionnante et résolument actuelle. Depuis la fin de la modernité, les grandes catégories sont en crise ; l’espace planétaire est remodelé par la web-révolution ou encore la menace de la catastrophe écologique ; la notion de frontières est à repenser. Cette mutation peut être vue comme une source possible de réinvention – comme nous tentons de le faire poétiquement comme artistes – mais c’est aussi une source d’inquiétude profonde. C’est la raison pour laquelle la revendication des spécificités culturelles est au cœur des discours nationalistes. L’appropriation de ces notions par certaines idéologies (par exemple la branche actuelle de l’Eurasianisme apparentée à l’extrême-droite, à l’opposé de l’Eurasianisme de gauche des années 1920) est extrêmement dangereuse. En 1917, au moment de la formation du mouvement eurasianiste, les artistes étaient pris comme tous, dans une crise mondiale et systémique des valeurs (guerre mondiale, révolution russe). Beaucoup d’entre eux ont cherché à la mettre en forme, à participer à ce changement par leur

production. Nous évoquions par exemple l’écriture de la Cantate pour le vingtième anniversaire de la révolution d’Octobre de Prokofiev, reprenant entre autres les paroles de Marx. Cependant cette œuvre fut censurée par le parti communiste soviétique qui y entendait une « musique incompréhensible pour le peuple » ; elle est encore aujourd’hui peu jouée. D’après toi comment penser les articulations entre révolution artistique et révolution politique ? Quel est le rôle des artistes aujourd’hui ? Est-il encore possible de penser ensemble engagement politique et artistique ? Selon quel(s) mode(s) ? Nikolay Tu as raison de souligner l’importance de l’hybridation dans la dialectique entre l’universel et le particulier. Nous devrons, bien sûr, essayer de réfléchir à cela, non pas d’un point de vue dualiste, mais plutôt en prenant en considération l’ensemble des qualités de cette dialectique : de la variété et la multitude des parties jusqu’à l’entièreté du tout. Ce monde devrait être à la fois uni et varié – à l’image d’une maxime éthique de la contemporanéité, je suppose. Toutefois, nous devons garder à l’esprit la nature très spéculative de cette maxime. Pour en revenir à tes questions, je pense que le modernisme avait pour objectif l’articulation complète entre des projets politiques et artistiques. C’est la leçon que nous avons tirée de cette période. Non pas tellement dans les idées et les intentions visées que dans les tentatives pour y parvenir, très différentes voire totalement opposées. Le stalinisme et le fascisme étaient des formes radicales du modernisme politique. L’idéologie et le courant eurasianistes constituent un exemple, tout autre, de modernisme. Dès lors, nous ne pouvons séparer la politique de l’art et penser l’un sans l’autre. Nous avons désormais conscience que toutes les formes artistiques ont une dimension politique et qu’un art radical peut avoir pour objectif de devenir une forme politique. Nous avons des exemples historiques de cette passion moderniste qui souhaitait faire de l’art quelque chose de totalement politique et nous ne devons pas les oublier. En ce sens, les avant-gardes du XXI e siècle nous renvoient à la notion très vaste mais pourtant fondamentale de l’artiste : tout le monde peut être artiste dans sa sphère d’activité et dans le monde. L’esthétique et l’éthique sont devenues des sphères regroupant des matériaux nombreux et variés : l’ensemble des formes dans le monde (les beaux-arts, l’organisation de la société, les

états, la nature…) peuvent se rapporter à l’esthétique dans une acception large du terme. Cette même esthétique peut devenir un acte éthique et vice versa. J’aime cette situation. Ce lien n’est pourtant pas si évident et clair si on le compare avec la situation du modernisme et des avant-gardes. Il existe une multitude de connexions possibles entre les formes et leurs significations ou fonctions politiques. Nous savons que chaque forme agit politiquement mais aujourd’hui nous nous concentrons moins sur le lien direct entre ses aspects technique et sémantique, que sur leur écart. L’art agit politiquement et non simultanément. L’art est une action politique directe qui tente également de se dégager de son rôle technique univoque pour devenir autre, pour inclure dans sa forme la possibilité d’autre chose restant à imaginer. Je pense que cette position est l’antidote à l’instrumentalisation directe de l’art par les politiques et c’est tant mieux. Selon moi, la tension éthique vers l’idée d’un monde meilleur reste cependant une part importante de l’art. En ce sens, l’articulation entre le politique et l’art est cruciale pour moi. Bien que cela ne fonctionne plus à la manière monosémique et prophétique des avant-gardes, ou, plus précisément, ne fonctionne plus simultanément. Nous voulons voir le monde comme, tout à la fois, gouvernable, polysémique et polyvalent. Par conséquent nous ne voulons pas réprimer les opportunités d’un potentiel futur différent aux formes encore inimaginables.








Sonor K, performance de Violaine Lochu , sur une invitation de la Villa Vassilieff et de Nikolay Smirnov (Pernod Ricard Fellow) dans le cadre d’Open Studio

Édition Partitions : Violaine Lochu Conception éditoriale, graphisme : Christophe Hamery Entretien : Nikolay Smirnov et Violaine Lochu Traduction : Valentine Gouget, Camille Vaillier Relecture / Corrections : Camille Chenais, Christophe Hamery Remerciements Nikolay Smirnov, Mélanie Bouteloup et l’équipe de la Villa Vassilieff, Chloé Breillot, Gheorge Ciumasu

Villa Vassilieff / Bétonsalon — Centre d’art et de recherche Mélanie Bouteloup, directrice Villa Vassilieff Camille Chenais, responsable des expositions, Guslagie Malanda, chargée d’administration, Tom Masson, chargé de communication et des publics, Camille Bruat, assistante de coordination, Marie Gautron, assistante de coordination, Valentine Gouget, assistante de coordination, Sophie Prinssen, assistante de coordination, Camille Vaillier, assistante de coordination Bétonsalon – Centre d’art et de recherche Mathilde Assier, chargée de communication et des publics, Lucas Morin, responsable des expositions, Marie Pleintel, adjointe de direction, administratrice, Fanny Spano, chargée de communication et des publics, Marie Artifoni, assistante publics et sensibilisation, Olivia Cissé, assistante publics et sensibilisation, Bénédicte Gattère, assistante de coordination, Naomi Lulendo, assistante publics et sensibilisation, Horya Makhlouf , assistante de coordination

Pernod Ricard Fellowship Le Pernod Ricard Fellowship est un programme de résidence fondé en 2016 qui s’inscrit dans l’engagement historique de Pernod Ricard aux côtés des artistes. Unique en son genre, le Pernod Ricard Fellowship permet un vrai temps de recherche sans obligation de création d’œuvre et propose aux résidents des rendez-vous personnalisés dans les plus grandes institutions culturelles parisiennes.



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