Une banque peut-elle refuser le retrait en espèces ou le transfert
d’avoirs non fiscalisés?
STEPHANIE HODARA EL BEZ, ALTENBURGER
A
Cette question fait débat depuis plusieurs années maintenant et a fait l’objet de deux arrêts récents du Tribunal fédéral (TF) ainsi que de deux jugements du Tribunal de première instance genevois relayés par la presse à la fin du mois de février.
insi, dans deux arrêts du 28 octobre 2015, notre Haute Cour s’est prononcée sur la question de savoir si un établissement bancaire pouvait refuser de remettre en espèces les avoirs de ses clients lors de la clôture de leur compte. Le TF a à cette occasion confirmé deux décisions du Tribunal d’Appel du Tessin donnant raison à deux citoyens et résidents italiens dans le cadre du litige qui les opposait au même établissement bancaire. Dans les deux cas, la banque avait adressé en juin 2013 un courrier priant ses clients de signer une déclaration de conformité fiscale. En l’absence de réponse, la banque a annoncé la fermeture des comptes en invitant les clients à fournir les coordonnées d’un compte bancaire afin d’y
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transférer le solde, tout en précisant qu’un retrait en espèces ne serait pas possible en vertu des conditions générales de la banque. Les clients ont intenté des actions devant les tribunaux tessinois afin que droit leur soit confirmé de retirer le solde de leur compte en espèces, puis de clôturer ledit compte. DROIT AU RETRAIT CONFIRMÉ? En raison notamment de la différence entre les montants en jeu, les deux procédures ont pris des chemins différents en première instance. Dans le premier cas, le droit du client de retirer ses avoirs fut considéré comme un «cas clair» au sens du Code de procédure civile, l’instance tessinoise relevant par ailleurs
G É R A N T S D E PAT R I M O I N E S : L’ E N V I R O N N E M E N T
que les avoirs en question de près de EUR 75’000 étaient d’une importance modeste et que la relation contractuelle étant de nature privée, la banque ne pouvait pas unilatéralement opposer de nouvelles conditions générales ou une directive interne sans ratification de celles-ci par le client. Dans le second cas, le juge de première instance décida que le refus de la banque de remettre l’entier des avoirs (environ EUR 560’000) en liquide était justifié, vu l’importance de la somme.
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La relation contractuelle étant de nature privée, la banque ne peut pas unilatéralement opposer de nouvelles conditions générales ou une directive interne sans ratification de celles-ci par le client
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A la suite d’un recours, le Tribunal d’Appel tessinois donna raison aux deux clients dans deux décisions confirmées par le TF. Ce dernier a en effet rappelé le principe selon lequel le client d’un établissement bancaire a le droit d’obtenir le versement de ses avoirs en espèces à la clôture de la relation bancaire, ce sans avoir à justifier au préalable de sa conformité fiscale. Le TF a ensuite examiné si, sur la base de la situation concrète de ces deux dossiers, les clients pouvaient se voir priver d’un tel droit. ACTIVITÉS TRANSFRONTIÈRES: RISQUES JURIDIQUES Pour justifier de son refus de libérer les fonds en espèces, la banque avait invoqué l’exigence de la garantie de l’activité irréprochable et, plus particulièrement, la prise de position de la FINMA à propos des risques juridiques et de réputation dans le cadre des activités transfrontières (Prise de position FINMA), en vertu de laquelle la banque doit procéder à une analyse approfondie des risques présentés par des relations bancaires transfrontières et se doter de directives internes définissant des normes de comportement pour réduire ces risques. A l’appui de cet argument, la banque faisait référence à des directives internes – qu’elle n’a pas produites – lui faisant interdiction d’autoriser un prélèvement au comptant dans ce genre de cas de figure.
Le TF a considéré que la banque n’avait pas apporté la preuve de son analyse des risques ni produit ses directives internes et n’avait donc pas réussi à démontrer que le paiement en espèces demandé serait contraire à sa politique de gestion des risques. Ainsi, le TF n’avait pas besoin de trancher la question de savoir si les directives internes en matière de gestion des risques pouvaient limiter ou totalement exclure le droit du client de retirer ses fonds en espèces à la fin d’une relation bancaire. La banque soutenait en outre qu’en donnant suite aux instructions du client, elle s’exposait à des poursuites pour violation du droit fiscal et pénal italien et qu’elle se trouverait ainsi dans un cas d’impossibilité subséquente d’exécuter son obligation. Le TF n’a pas tranché cette question, relevant que dans la mesure où la banque n’avait pas démontré, d’une part, que ces normes de droit étranger lui étaient applicables et, d’autre part, qu’elles lui feraient interdiction d’exécuter les instructions du client, il n’avait pas à approfondir cette question. LBA ET ARTICLE 305 BIS DU CODE PÉNAL Par ailleurs, la banque reprochait aux instances cantonales d’avoir ignoré les normes suisses anti-blanchiment et soutenait qu’en présence d’un retrait en espèces, elle était tenue de vérifier l’arrière plan économique de la transaction. Elle a ajouté que la clôture du compte, accompagnée d’un tel retrait, était inusuelle au sens de la LBA. Le TF a relevé à cet égard que la banque omettait d’expliquer pour quels motifs ces normes seraient applicables lorsque le client souhaite reprendre possession de ses fonds alors que la relation bancaire est vieille de plusieurs années, sans pour autant que la banque ait fait usage de ces dispositions auparavant. Enfin, à l’invocation par la banque du nouvel article 305 bis du Code pénal, le TF a retenu que cet article n’entrait en vigueur qu’en janvier 2016, que le droit pénal prévoyait le principe de la non-rétroactivité et que la banque n’avait pas démontré que le seuil des CHF 300’000 prévu par cette disposition était atteint dans les cas d’espèce. Ces deux décisions très attendues du TF n’ont donc pas véritablement permis de trancher la question de principe qui se pose dans ce type de dossier, à savoir si une banque est en droit de se prévaloir de ses directives internes en matière de gestion des risques ou d’une potentielle violation du droit étranger pour limiter ou même exclure les retraits en espèces de ses clients à l’occasion de la clôture d’un compte bancaire. 25
GENÈVE TRANCHE Pourtant, bien que le sujet soit éminemment politique, un juge genevois a décidé de se prononcer sur cette question dans deux arrêts récents du Tribunal de première instance genevois (TPI). Ces deux arrêts concernaient deux cas similaires aux affaires tessinoises, dans lesquels des clients français exigeaient de la même banque le transfert de leurs avoirs, respectivement la remise d’un chèque bancaire, en vue de clôturer leur compte. Le TPI a considéré que la banque n’était pas en droit de refuser d’exécuter les instructions de ses clients. Là encore, la banque a invoqué qu’une violation du droit pénal français la mettrait dans une position qui contreviendrait à la garantie de l’activité irréprochable. Elle se trouverait ainsi dans un cas d’impossibilité subséquente d’exécuter son obligation de restitution des avoirs. Le TPI a constaté d’abord que les dispositions de droit pénal et fiscal français n’avaient pas changé depuis l’ouverture de la relation bancaire. La banque ne saurait donc justifier la rétention des avoirs des clients par le fait que leur transfert violerait le droit français, alors qu’elle a accepté leurs avoirs en dépôt, les a détenus et gérés depuis plusieurs années. Puis, le juge genevois a ajouté qu’il n’existait aucune base légale en vigueur en Suisse qui interdirait aux banques de restituer à leurs clients des avoirs vraisemblablement non fiscalisés. Enfin, la banque a invoqué que sa participation au transfert demandé par les clients constituerait une violation de l’ordre public étranger, ce qui lui permettrait de refuser d’exécuter le transfert litigieux. Le TPI a considéré à ce sujet que les dispositions de droit pénal et fiscal français concernées ne constituaient pas des principes d’ordre public étranger à prendre en considération. En tout état, les dispositions de droit pénal français invoquées par la banque s’appliquaient tant au transfert d’avoirs non déclarés qu’à la simple détention de ces avoirs. La banque ayant ouvert et maintenu ces relations depuis plusieurs années, le TPI a jugé qu’il serait donc abusif qu’elle se prévale aujourd’hui de ces dispositions d’ordre public français pour justifier le refus de restitution des fonds. Par conséquent, la banque n’ayant pu s’opposer valablement à la restitution des avoirs des clients, le TPI l’a condamnée à donner suite aux instructions des clients, avec suite de dépens (dans une mesure relativement élevée eu égard à la pratique des tribunaux genevois).
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LE TEMPS PRESSE Ces deux décisions, si elles sont confirmées (la banque fera vraisemblablement appel), auront sans doute un impact important. Dans l’intervalle, les établissements bancaires peuvent-ils encore se permettre de bloquer les comptes de leurs clients au motif que leurs avoirs ne sont pas fiscalisés? Les décisions citées ci-dessus ne devraient-elles pas au contraire leur donner une justification suffisante pour donner suite aux instructions de leurs clients?
[ Si les banques doivent veiller à ne pas violer
le droit fiscal étranger, elles devront également tenir compte des risques engendrés par les procédures intentées par leurs clients pour non-respect de leurs instructions
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Ces questions ont d’autant plus d’importance que le temps presse pour un certain nombre de clients dont les comptes non déclarés sont toujours ouverts en Suisse, lesquels feront l’objet de l’échange automatique de renseignement dès 2018, pour des données déjà collectées en 2017. Une chose est sûre, si les banques doivent encore veiller à ne pas violer le droit fiscal étranger, elles devront désormais également tenir compte des risques engendrés par les procédures intentées par leurs clients pour non respect de leurs instructions.
STÉPHANIE HODARA EL BEZ Elle conseille ses clients et les représente en justice dans le domaine du droit bancaire et financier et des placements collectifs de capitaux. Elle dispose également d’une large expérience dans le conseil en matière de droit des sociétés, des étrangers, du travail et de l’immobilier.