LA SÉMIOTIQUE DE L’AUTRE DE LA DIFFÉRENCE FONDATRICE A LA DIFFÉRENCE REVENDIQUÉE
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La sémiotique de l’Autre
Qu'y a-t-il de plus différent de moi que l'autre, et pourtant il arrive que cet autre me ressemble étrangement. Que souhaiter ! Que l'autre soit comme moi, un autre moi-même, lorsque j'y réfléchis, je n'éprouverais que jalousie pour cet autre moi-même et ennui à sa fréquentation. N'est-ce pas une nécessité vitale que de penser et de reconnaître la différence ? J'ai autant besoin de mes semblables que de ceux que je juge différents. Il me faut haïr et détester pour pouvoir aimer. Sans la différence, entouré d'autres moi-mêmes, je vivrais un nirvana sans valeurs, sans motivations, sans espoir, sans buts, ma vie n'aurait ni sens, ni plaisir. Une horrible béatitude larvaire sans frontières, sans obstacles, sans passion ni raison. Pourtant j'éprouve quelque honte en me souvenant comme il m'est facile, depuis ma plus tendre enfance, de me dédouaner en disant ce n'est pas moi, c'est lui. Cet autre qui m'habite et que je repousse, me contraint trop souvent à trouver en lui un bouc émissaire à tous mes malheurs. Les hommes ont envers les femmes, et vice-versa, cette même attitude. Les groupes, les foules, les cercles privés, les groupuscules d'intérêt, les mafias, les bandes de jeunes, les assemblées, les associations, les ateliers, les cellules, les collectifs, les collectivités, les collèges, les comités, les loges, les communautés, les compagnies, les confréries, les églises, les équipes, les groupements, les phalanstères, les sociétés, tout ce qui s'assemble et s'accorde une ressemblance semble avoir besoin de ce même expédient pour exister, se reconnaître, se forger une identité. Nul n'ose protester contre cette faiblesse humaine, et même ceux qui prêchent la fraternité entre tous les hommes sur terre, se regroupent et de concert s'en prennent aux autres qui ne partagent pas leur façon d'être. On a fait de la différence, du droit à la différence, un cheval de bataille mais au nom même de l'égalité, de l'universalité. Nous avons tous le même droit de revendiquer notre différence et en cela nous sommes tristement semblables. Les idéologies se nourrissent de l'air du temps, et les sciences de l'idéologie du moment. La linguistique, pour n'en citer qu'une, a eu son heure de gloire lorsqu'elle a revendiqué la différence comme concept fondateur et méthodologie scientifique. Le système n'existe 2
ANALYSES qu'en fonction de la relation différentielle qu'entretiennent ses éléments les uns avec les autres. Le sens ne naît que de la scission de l'un, en une paire, où l'un s'oppose à l'autre. Et le paradigme, lui aussi n'est que le regroupement en une classe qui participe d'une même fonctionnalité, alors que chaque item de la classe s'oppose à son voisin selon une autre perspective. Il est absolument nécessaire de ne pas oublier que ce qui apparaît comme deux termes opposés — semblable/différent — ne constitue qu'une seule catégorie conceptuelle. Il est impossible de penser l'un des termes en dehors de l'existence de l'autre. L'existence de l'un présuppose l'existence de l'autre. identité
même
différent
On peut aussi remarquer que, alors même que la linguistique structurale faisait de la coupure représentée par le "/" son emblème, elle s'efforçait de découvrir dans la diversité des langues, des universaux. Cette marque qui fonde le sens a tout de suite évoqué pour les penseurs1 de l'époque soit la castration, soit la séparation traumatique de la mère et de l'enfant. La tendance inverse qui nous pousse à nous retrouver au sein d'un groupe, petit ou grand, suivant les ambitions de chacun, a, il est vrai, son écho en métapsychologie. Cette dialectique du même et du différent ressemble fort à un archétype qui programme nos réactions intellectuelles et affectives. Mais ce qui est plus remarquable, c'est cette oscillation infinie entre ces deux pôles. Umberto Eco dans son livre, Les limites de l'interprétation, fait la démonstration que les modes du goût en 1
BARTHES R., S/Z, Seuil, Paris, 1970.
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La sémiotique de l’Autre matière d'art suivent ce rythme : modernité et tradition, originalité et répétition. Les époques, les classes sociales, les nations revendiquent l'une ou l'autre, à des degrés variables, comme valeur fondamentale. Cette soumission à ce mouvement perpétuel, comme celui du pendule de Foucault ne va pas sans drames ni tragédies, car au nom de cette valeur on tue, on massacre, on méprise. La mode vestimentaire, ou ces barbes broussailleuses qui hérissent le menton de certains et cachent la différence des faciès pour mieux exalter la ressemblance, l'appartenance au groupe et la différence avec d'autres groupes, font la preuve de l'intrication des concepts de ressemblance et de différence — on aimerait écrire "différance" comme d'autres l'ont fait. Deux raisonnements de type "bootstrap" sont induits de l'évidence de la différence existentielle et logique qui existe entre moi et ce qui n'est pas moi. D'une part il semble nécessaire de rechercher mon semblable, mon frère, d'autre part de bien marquer la différence qui existe entre moi et mes semblables et ceux qui ne me ressemblent guère, et qui mettent en péril et mon être et mon expérience de vie : ceux qui, par leur existence, me font douter de la réalité et de la justesse de mes convictions, ceux qui donc ne peuvent être que mauvais. Un carré sémiotique rend bien compte de cette circulation rationalisée et hallucinante du sens que je donne à ma vie, de cette impossibilité où je suis d'échapper à cette boucle infinie qui se nourrit de sa propre énergie.
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ANALYSES Moi Même
Pas différent Mon groupe
Lui Différent
Pas le même Les Autres
C'est ce qu'un linguiste1, André Niel, appelle la pulsion U. U pour Universel et pour Unique. Ce linguiste retrouve cette pulsion dans la structure même des textes et dans la façon dont les genres littéraires tentent de simuler cette motivation à retrouver l'unité à jamais perdue, à franchir la barre oblique de la différence pour retourner à l'indivision première jamais oubliée. La tragédie y réussit par le meurtre de l'autre, ou par ma propre disparition, la comédie par la réduction à l'absurde, à l'insignifiance de l'autre, la poésie par la fusion du moi et du monde, le roman par la création d'un monde où je puis être l'autre, tous les autres. L'interaction verbale, avec sa part évidente de paranoïa2, montre deux acteurs tentant de se réduire à néant : soit l'on tombe d'accord et il n'existe plus de différent, soit l'on persuade à coups d'arguments et l'on réduit l'adversaire au silence, soit l'on s'enferme dans deux discours autistiques et l'on campe sur ses positions, sourd aux arguties de l'autre qui n'existe plus que comme bruit de la communication que l'on a avec soi-même. La différence est communément ressentie comme appartenant à l'autre, et pourtant la différence est l'écart qui sépare deux positions. 1 2
NIEL A., L'analyse structurale des textes, Ed. Univers,1976. FLAHAULT F., La parole intermédiaire, Seuil, Paris, 1978.
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La sémiotique de l’Autre Elle n'est donc pas la spécificité de l'un ou de l'autre, mais cet espace interrelationnel qui les tient à distance et les empêche de se rencontrer. Cet espace, qui n'est investi ni par l'un ni par l'autre, est conçu à la fois par l'un et par l'autre comme le trop de l'autre, ce dont il devrait se défaire pour lui ressembler. La raison voudrait que chacun efface la moitié de la différence pour enfin pouvoir communiquer sans l'embarras de cet espace frontière à traverser, d'égal à égal. Mais les schémas de la communication, qu'ils nous viennent de Moles1, ou de Charaudeau2 montrent bien que la communication avec l'autre passe par l'intermédiaire d'un simulacre de l'autre tel que l'on désirerait qu'il soit, tel qu'on croit qu'il est. C'est à ce simulacre que notre discours s'adresse. Ce qui nous amène à nous exprimer, ce n'est point tant le désir de se raconter, que la pulsion de rendre l'autre un tant soit peu pareil à nous-mêmes. S'il partage notre connaissance et nos affects, sa différence s'estompe. Convaincre ou persuader c'est aussi faire partager notre point de vue. L'illusion que nous poursuivons, le simulacre d'énonciataire que nous construisons à travers notre discours est donc un moyen de nous persuader nous-mêmes que cet autre peut devenir notre semblable par la mise en commun d'une même Weltanschauung. Il en découle que la communication même envisagée d'un point de vue très fruste comme une transmission d'information, n'est pas une fonction du langage, mais une fonction du désir du même. C'est notre imaginaire, pour ne pas dire imaginal, qui cède à la pression d'un programme archétypal dont l'objectif est l'effacement de toute différence. Communiquer implique que l'on se reconnaisse "comme unique" et que l'on veuille s'assurer une place unique : celle de modèle. Nous reviendrons sur cet aspect du problème en traitant de la surestimation de l'original et des efforts constants développés soit pour produire des copies, soit pour authentifier l'original, soit pour le valoriser. L'agressivité que nous démontrons chaque jour, et qui a souvent été considérée comme le meilleur outil de notre survie, est toujours 1 2
MOLES A., L'image/communication/fonctionnelle, Casterman, Paris, 1980. CHARAUDEAU P., Langage et discours, Hachette, 1983.
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ANALYSES tournée vers des objets dont nous ne supportons pas la différence. Le nivellement des différences, et son corollaire, la revendication des différences sont ressenties comme des violences. Le nivellement des différences qui va dans le sens de l'histoire et des pulsions humaines participe des mêmes causes que la revendication d'une différence. L'un est l'expression d'une majorité triomphante et dominante, l'autre d'une minorité menacée. Toutes deux veulent imposer leur modèle, l'une y réussit sans effort particulier, comme une boule de neige qui dévale une pente. L'autre doit s'agiter violemment pour échapper à l'emprise d'un environnement qui la condamne à se conformer au modèle dominant. Il est remarquable que les penseurs voient dans le nivellement un danger, un danger pour l'autre. Il est tout aussi remarquable que l'homme au quotidien ne voit pas d'un très bon œil la différence de l'autre. Instinct ou réflexion arrivent aux mêmes conclusions bien qu'ils voient le même objet sous deux angles différents. Le même est un danger lorsque ce modèle pour le même n'est pas moi. Ce qui est difficile mais souhaitable c'est d'accepter que je ne peux comprendre, c'est-à-dire prendre avec moi cet autre, et le laisser vivre dans sa différence même si elle heurte ma sensibilité et ma raison. Mais pour cela, il faut être deux à partager cette tolérance inhabituelle. Si l'on y regarde de plus près le même est un objet insaisissable dont on tente sans cesse d'écarter la possibilité. Umberto Eco 1, en tant que linguiste et sémioticien a, par deux fois, abordé ce sujet pour en montrer l'extrême complexité. D'abord en définissant le statut de l'image, puis celui de la duplication et de la multiplication des objets, produits industriels ou artisanaux, œuvres d'art ou œuvres du hasard. Ce que l'on peut retenir des longues taxinomies d'Eco c'est la difficulté, sinon l'impossibilité d'une similitude totale entre deux objets. Il existe toujours une perspective, soit-elle légale, spatiale, temporelle ou autre qui permettent de distinguer deux objets ressemblants et de 1
ECO U. , "Pour la reformulation du concept de signe iconique" in Communications, n°29, Seuil , Paris, 1978.
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La sémiotique de l’Autre faire de l'un, un original et de l'autre une copie ou un double, ou un faux. Le vocabulaire de la fausse ressemblance ressemble à un jugement négatif porté sur l'imperfection du même : "aberrant, absurde, altéré, apocryphe, artificiel, captieux, chimérique, contrefait, controuvé, copié, emprunté, erroné, fabuleux, factice, fallacieux, falsifié, fardé, feint, imaginaire, incorrect, inexact, infidèle, inventé, mal fondé, mensonger, pastiché, plagié, postiche, pseudo, saugrenu, simulé, supposé, toc, travesti, trompeur, truqué, usurpé, vain. " La copie, qui n'accède jamais à l'identique, n'est pas mieux lotie : "copiage, démarquage, esclavage, grégarisme, mime, servilité, simulation, singerie, calque, caricature, charge, compilation, contrefaçon, copiage, copie, décalquage, double, emprunt, fac-similé, image, parodie, pastiche, plagiat, répétition, reproduction, semblant, simulacre, toc." Et pourtant la quête du même est inscrite dans notre histoire. Un type de conte africain1 évoque l'absurdité et en même temps l'immanence et la grandeur de la pulsion qui porte l'homme à n'accepter que l'unique, l'original objet de son désir. Tel l'enfant inconsolable de la perte d'un objet qu'aucun ersatz ne peut remplacer, un chasseur réclame à un autre chasseur maladroit la lance qu'il a prêtée et que l'emprunteur a perdue. Sous le motif mal avisé de "Restitution impossible" de nombreux récits racontent une quête réussie à la poursuite d'un objet perdu. L'objet rendu à son propriétaire, ce dernier est sanctionné de manière ambiguë. Dans un conte rwandais il doit tuer sa propre fille pour récupérer dans son ventre une perle avalée par mégarde et finit par s'immoler par le feu et 1
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PAULME D., La mère dévorante, Gallimard, 1976.
ANALYSES devient ensuite une étoile. La morale du conte institue une loi qui condamne toute personne ayant perdu le bien d'autrui à rendre huit fois plus que ce qui avait été prêté. A des niveaux différents on retrouve donc une valorisation de l'objet irremplaçable qui ne peut avoir d'équivalent, et une reconnaissance du danger que représente pour une société cette exigence qui refuse que deux objets puissent se valoir, quelle que soit leur ressemblance apparente, fonctionnelle ou autre. Mais céder à cette exigence, est source de gloire, de dépassement de l'humaine condition. Cette conviction qui fait de chaque être un être unique, de chaque objet un objet inimitable n'est sans doute qu'une illusion que l'état amoureux, l'égocentrisme inévitable, et l'incommunicabilité fondamentale de notre moi confortent. La vie au quotidien s'empresse de démontrer le contraire, nous nous contentons d'à-peu-près, de compensations, de vagues analogies, de substituts et de boucs émissaires. La sublimation, le transfert sont autant de stratégies qui nous font oublier les véritables objets de nos désirs et de nos haines. C'est cette infirmité sensorielle et perceptive qui nous permet de nous abuser. Lorsque la psychologie cognitive reconstruit les mécanismes de la perception, qu'il s'agisse de gestaltistes, de ceux qui pensent que nous avons emmagasiné des gabarits, ou des schèmes, ou des traits pertinents, ou des primitives, ou des représentations en deux ou trois dimensions, tous s'accordent à estimer que des jugements de ressemblance nous permettent de réduire l'infinie variété des stimuli à un stock réduit de patrons visuels sans préjuger de la nature de ces patrons et de leur mode de stockage. Pour classer il est indispensable de trouver des ressemblances, que ces ressemblances soient de type holistique ou analytique. Cet effort de classement est ce qui nous permet de vivre et d'agir, c'est l'outil premier qui nous permet de mettre de l'ordre dans le chaos. C'est cette faculté de l'esprit humain que la psychologie cognitive appelle économie cognitive. En divisant le monde en classes distinctes, nous diminuons sensiblement la quantité d'informations que nous devons retenir, apprendre et percevoir. La recherche du même est donc une activité vitale qu'il faut défendre, la recherche de la différence n'est qu'une activité parasite, un luxe intellectuel. La 9
La sémiotique de l’Autre recherche de l'originalité est, dans le développement historique, seconde par rapport à la volonté de reproduire sans cesse un schéma immuable et premier. Il en est de même dans le développement psychologique et intellectuel d'un homme : un enfant imite, veut ressembler à ses héros et à ses pairs, apprend en imitant ; un jeune homme innove, cherche une voie originale et créative ; plus tard il supportera difficilement le changement de routine et toute nouveauté lui inspirera beaucoup de méfiance. Il s'agit donc plutôt d'un cycle où l'attrait du même et du différent se succèdent. Le même a un côté maternel, il est synonyme de confort et de sécurité. Il est l'apanage du quotidien, il apporte la paix et permet l'action réflexe efficace en dehors du champ de la conscience éveillée. Le différent a un côté plus mâle, il prédispose à l'aventure, il a le goût du danger, de l'inconnu, de la lucidité et du doute, de l'effort conscient, de l'analyse. Le phonéticien psychanalyste pourrait même voir dans les sonorités des mots qui désignent le même dans plusieurs langues — "same, gleich, même "— la confirmation de notre analyse : liquides, labiales, chuintantes se rattachent à l'activité du nourrisson. Tandis que — "différent, other, andere, verschieden” — sont plus coupants et rocailleux. En fait, pour le linguiste et dans ses termes, le même est un attribut de surface et le différent un attribut de profondeur. Toutes choses vues de loin, ou sans focalisation particulière, se ressemblent. Dès que l'observateur se rapproche et se penche sur l'objet de son attention, tout devient différent. Ces deux visions sont nécessaires, elles remplissent des fonctions complémentaires. Il est indispensable que les choses se ressemblent, il ne l'est pas moins qu'elles soient différentes. L'une permet d'ignorer les disparités et de pouvoir traiter par les mêmes processus de vastes quantités de stimuli. C'est un facteur d'économie et de rationalisation des tâches, elle assure l'efficacité et la cohérence de l'action. L'autre plus réfléchie, plus inquisitrice, permet de comprendre et d'affiner certaines réponses. L'une traite le cas général ; l'autre le particulier, reproduisant ainsi le flux de la pensée et du
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ANALYSES langage tels que les concevait Gustave Guillaume1 et sa psychosystématique. Il semble bien que tout soit question de niveau, ou de coupe plus ou moins tardive dans le flux de la pensée comme le dirait encore Guillaume : Prenons le cas d'une personne non-francophone, pour qui les deux phrases suivantes se ressemblent : "lever le pied" "lever la patte" Elles indiquent toutes deux un mouvement dans le même sens d'un membre moteur. A ce stade de description, elles sont semblables. De même cette personne saura dire que ces deux phrases diffèrent puisque l'une implique un actant humain et l'autre un actant animal. A ce stade, elles sont différentes. Pour un locuteur natif, ces deux phrases sont très différentes car leur ressemblance n'est que formelle et non sémantique. L'une indiquant une action malhonnête, l'autre un réflexe animal. Sans spécifier un point de vue, une position, d'où l'on délivre un verdict, les jugements de ressemblance et de différence n'ont aucune valeur objective et ne sont ni vrais, ni faux. Il existe sans doute aussi une variable de distance qui influe sur le jugement porté par un observateur sur la dissemblance de deux objets. Tout objet très éloigné ressemble à une foule d'autres objets et à y regarder de plus près un objet est toujours différent d'un autre objet qui lui ressemble. Et donc plutôt que de niveaux on pourrait parler d'une échelle graduée qui va du différent au pareil. Ceci permettrait de mieux concevoir que chaque objet est à la fois semblable et différent face à un autre et ceci à des degrés divers. Il faudrait aussi faire intervenir une notion de seuil, seuil au delà duquel le jugement bascule vers l'un ou l'autre bout de l'échelle. Nous touchons là un problème complexe aussi bien pour le linguiste que pour le psychologue cognitiviste. Les chercheurs s'interrogent encore pour savoir dans quelle mesure un jugement (ou le sens d'un énoncé) est influencé non pas par le stimulus perceptuel, mais par l'activité 1
GUILLAUME G., Langage et Science du Langage, Nizet, 1969.
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La sémiotique de l’Autre processorale de la mémoire, de l'attention et autres manifestations cognitives. En fait il semble que l'on puisse distinguer trois niveaux conceptuels : Le premier niveau est le plus abstrait et tente de former des classes d'objets à partir de ressemblances fonctionnelles très générales qui permettent d'assimiler un grand nombre d'objets, de bâtir des catégories, des familles très vastes que l'on pourrait nommer supercatégorielles (superordinate), par exemple, les meubles, les armes, les bêtes… Le deuxième niveau est le niveau de base. Il s'agit alors de classes qui ont en commun des attributs distinctifs qu'elles ne partagent pas avec d'autres classes au même niveau. C'est ce niveau qui est le plus économique d'un point de vue cognitif. Il en est ainsi des armes à feu, des chaises, des vertébrés… Le troisième niveau peut être dit subcatégoriel, et est plus attentif aux différences, il discrimine plus finement entre des objets qui à un niveau supérieur appartiennent à la même classe. On pourrait mettre à ce niveau des termes tels que revolver, pistolet, chaise de jardin, chaise de salon, canards, pigeons… On peut cependant nous accorder que nous sommes culturellement programmés pour saisir certaines ressemblances là où objectivement existe une différence, et pour trouver différent ce qui objectivement est semblable. Il va de soi que l'appartenance d'un terme à un niveau est culturellement variable et même idiosyncratiquement instable. L'expérience de vie, le niveau d'éducation sont autant de facteurs qui peuvent influer sur le type de concept qu'un terme peut représenter, et sur l'image mentale qui sert de prototype à une classe. Lakoff1 ne devrait pas aller chercher en dehors de notre civilisation pour repérer un concept qui relie les femmes, le feu et les choses dangereuses. La notion, bien de chez nous, de "femme fatale" est une réalisation de ce concept prototypique.
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LAKOFF G., Women, fire and dangerous things, Chicago, Chicago University Press, 1987.
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ANALYSES Tournons-nous maintenant vers un domaine ou la ressemblance est au centre de la problématique du domaine. Le regard que nous portons sur l'image est un exemple frappant du jeu qui existe entre ressemblance et différence. Les premiers structuralistes ont éprouvé le besoin de démontrer que le langage iconique était sensiblement différent dans son fonctionnement et sa nature du langage dit naturel. L'image était un analogon, une entité qui avait avec la réalité non pas une relation arbitraire, conventionnelle mais une relation de similarité. Très vite cette vague similarité a été précisée. Il pouvait s'agir d'un indice comme la piste laissée par un animal dans le sable du désert. A un moment donné il y a eu contiguïté entre l'empreinte et l'animal. Il pouvait s'agir aussi d'une convention qui mettait en relation un symbole graphique et chromatique avec une autre réalité : tel est le cas du drapeau. Seules certaines images pouvaient être iconiques car motivées par une ressemblance entre la réalité et l'objet image qui la représentait. Un dessin, une photo ne signifient que par ce qu'un spectateur peut déceler une ressemblance entre une réalité absente et sa représentation présente. Très vite ces certitudes ont été mises en doute. Les sémioticiens et les psychologues, entre autres, ont mis en évidence les degrés très variables d'iconicité des représentations de la réalité. Entre une statue, grandeur nature, représentant un être ou une chose et une formule chimique ou mathématique représentant un phénomène quelconque il y a une bonne dizaine de degrés décroissants d'iconicité et de degrés croissants de convention et d'arbitraire. Abraham Moles1 a été l'un des premiers à revendiquer cette différence entre divers types d'images. Umberto Eco est allé encore plus loin en soutenant qu'il n'y avait pas de véritable ressemblance entre la réalité et les images de la réalité, si bien qu'il est apparu évident que la lecture d'image n'était pas chose naturelle mais le résultat d'un apprentissage semblable à celui de la lecture du mot écrit qui n'est jamais lui aussi qu'une image parmi d'autres. Quant au mot parlé, c'est au mythe de Babel qu'il faut faire appel. Typiquement ce mythe, fort répandu, est très ambigu quant à la 1
MOLES A. , Sociodynamique de la culture, Mouton, Paris, 1969.
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La sémiotique de l’Autre valeur à accorder à la ressemblance et à la différence. En effet, si en des temps prébabèliens, les hommes parlaient tous le même langage, et pouvaient ainsi unir leurs efforts pour l'accomplissement d'une même tâche, ce consensus a porté les hommes à vouloir s'attaquer aux dieux, c'est-à-dire à se révolter, c'est-à-dire à œuvrer pour connaître un sort meilleur. La vengeance des dieux fut d'instaurer la différence entre les langages des hommes et d'assurer ainsi, l'impossibilité de coopérer, de se comprendre et de s'aimer. C'est cette différence, différence de cultures et de langues que les hommes ont appris à vénérer, à défendre, à surestimer. Ils ont finalement trouvé dans leur punition des raisons de vivre et de se satisfaire. Une langue comme l'Esperanto est souvent regardée d'un mauvais œil, car elle ne porte pas le poids d'une histoire douloureuse, d'une naissance naturelle. Les signes, soient-ils iconiques ou verbo-iconiques, ne sont pas les seuls à vivre de la différence et de la similarité, les objets euxmêmes révèlent ce dilemme. Un exemple est frappant qui met bien en lumière l'ambiguïté des concepts de différence et de similarité. La production industrielle d'objets de grande diffusion crée des objets tous semblables, ou bien ne sont-ils que des images parfaites d'une réalité intangible ? Leur conception est due à une image qui a préexisté à la réalité des objets produits. Cette image première n'est d'ailleurs qu'une image mentale dont nous savons peu de choses et qui a donné naissance à un dessin, une maquette, un prototype, que sais-je encore. Ce n'est que bien plus tard que le premier objet d'une série a vu le jour. La seule relation raisonnable que l'on puisse trouver entre l'image mentale et sa réalisation est un long processus de transformation. Cette transformation est une forme de traduction. Les notions d'original et de copie ne sont pas pertinentes dans ce cas, par contre, celles de source et de cible le sont. L'ensemble de nos activités cognitives est une longue chaîne de traductions de la réalité du monde. Et pour réussir à penser l'immense diversité du réel il nous faut, comme nous l'avons vu, la ramener à des classes, à des catégories, faire des regroupements sur la base de ressemblances superficielles ou profondes. Il est nécessaire d'ignorer les petites différences pour ne 14
ANALYSES pas encombrer notre esprit d'un fatras inutile de diversités insignifiantes. Toutes ces traductions, celles de nos sens, de nos langues, de notre mémoire sont des activités réductrices, des amalgames inévitables qui nous permettent de penser le monde comme un système ordonné et non comme un chaos, comme une soupe primitive. C'est de ce classement basé sur la ressemblance approximative que naît la différence, non pas la différence réelle, naturelle, mais la différence construite. Cette différence construite est la plus dangereuse car elle est le produit d'une idéologie, d'un dogme, d'une pseudo-science. Elle se croit fondée sur des critères indépendants, inébranlables à qui l'histoire, la foi, ou les sciences donnent une valeur de vérité et de beauté. Ces différences nées de l'exercice de la pensée catégorisante et généralisante forment à la longue un système culturel, qui, lorsqu'il porte un regard endogène sur lui-même ne voit plus que le semblable et lorsqu'il porte un regard exogène sur le reste du monde — qui pour lui n'est pas le monde mais le chaos — ne voit que le différent. La valorisation excessive que l'on donne aux cultures n'a d'égal que le refus de considérer comme culture ces micro-cultures qui au sein des sociétés s'érigent en contre-cultures. Accorder de la valeur à quelque culture en voie de disparition et ne pas en accorder à celles qui tentent de naître, c'est préférer le moribond au nouveau-né. En fait dans les deux cas il ne s'agit que de symptômes. Le premier devrait être acclamé car un groupe vient de se reconnaître semblable à un autre groupe, le deuxième devrait être soigné car un groupe découvre qu'il est différent et tente de marquer, en général par la violence sa différence. Si comme le pensait Guillaume, la pensée est un flux qui oscille entre le particulier et le général, l'individuel et l'universel, nous devrions considérer qu'elle oscille aussi entre le même et le différent. Dans ce cas seul l'individu devrait voir son droit à la différence reconnu, le groupe, lui, devrait tendre à l'universel et cesser de reproduire des schémas ancestraux et primitifs qui l'amène à élaborer
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La sémiotique de l’Autre des systèmes de généralisation qui fondent son identité de groupe sur de fausses ressemblances et de fausses différences. Il en est des maladies de l'âme comme des maladies du corps. Ce n'est pas parce qu'elles existent et qu'elles ont donné lieu à des créations originales, pathétiques, esthétiques qu'il faut les conserver et les valoriser. Les cultures ne sont que les réactions instinctives à la peur, à l'angoisse, au mal de vivre, d'une humanité encore dans son enfance. Constructions utiles pour un temps mais qui doivent disparaître avec l'âge adulte si elles ne sont pas encouragées. L'attachement que nous portons au nid culturel qui nous a vu naître n'est que l'aveu d'une faiblesse, comme l'attachement du petit à sa mère. L'âge adulte permet de relativiser la valeur dont nous investissions ces liens. L'âge de raison devrait permettre aux membres d'une société de n'attacher qu'une importance très relative à ces racines infantiles que certains défendent encore toutes griffes dehors. Mais pour cela, il faudra avoir appris à vaincre ses peurs et pouvoir considérer chaque pouce de terre de notre planète comme notre sol natal. Un élargissement de la notion de même est nécessaire avant toute revendication de la différence.
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