Le conte

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SOMMAIRE GAUTHIER Robert Pour l'interprétation d'une ethnolittérature.................................................................. 7 DE GRANDPRE Chantal De l'information à la valeur : l'inscription du réel dans le conte populaire ............... 39 SUOMELA-HARMA Elina Les versions françaises et finnoises des Trois Frères ............................................... 49 JOKINEN Ulla La femme dans le conte finnois ................................................................................ 63 SAADI Djamila La femme dans le conte algérien............................................................................... 75 ZEGGAF Abdelmajid Le statut des variantes............................................................................................... 87 YUCEL Tahsin L'énoncé et l'énonciation dans le conte populaire turc.............................................. 93 CHADLI El Mostafa Le faire mythique dans le conte merveilleux marocain............................................. 99 CHADLI El Mostafa Parcours narratif et processus modaux dans un conte hagiographique marocain ................................................................................................................. 109 COURTÉS Joseph Sémantique du conte merveilleux ........................................................................... 123 WETHERILL Michael Conte et roman chez Flaubert ................................................................................. 135


LE CONTE PETITJEAN André Description sémiotique d'un conte philosophique : Candide .................................. 151 BOIX Christian Conte et herméneutique .......................................................................................... 185 COSTA de BEAUREGARD Raphaëlle Étoiles et noisettes : réflexions sur l'utilisation verbale et non-verbale du figuratif ................................................................................................................... 193 MAURAND Georges Les 3 Voleurs (L. Tolstoï) : étude sémio-linguistique............................................. 213 CANIVENC Pierre Le conte, ou le poème dans la vie ........................................................................... 223 ARRIVÉ Michel Conte et nouvelle .................................................................................................... 229 WEBER Edgard Shahrayar et le désir dans le récit-cadre des Mille Et Une Nuits ............................ 243 PARRET Herman Les contes de Platon ou l'éloge de la rationalité narrative ...................................... 251 JACOB Christian Problèmes de lecture du mythe grec ....................................................................... 271 BALPE Jean-Pierre Aspect de la gestion du sens dans une perspective de génération automatique de textes .................................................................................................................. 289 ANNEXES Les trois frères (Finlande) ...................................................................................... 309 La bécasse (Guy de Maupassant) .......................................................................... 313 La calebasse dévorante (Rwanda) ......................................................................... 315 Le frère, la sœur et l’ogre (Rwanda) ...................................................................... 319 Le maître chat ou le chat botté (Charles Perrault) ................................................. 323 Les trois voleurs (Léon Tolstoï) ............................................................................ 327 L'oiseau conteur (Maroc) ...................................................................................... 329 Sidi Abd el-Hacq (Maroc) ..................................................................................... 335

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE C'est à partir de « cette nature humaine » telle qu'elle apparaît dans sa nudité au niveau des structures narratives, que s'érigent, grâce à des combinaisons de significations, idéologies, arts, cultures et sociétés. A.J.GREIMAS (Sémiotique et sciences sociales)

Notre entreprise d'étudier les contes africains à travers quelques exemples choisis dans plusieurs pays africains (Tchad, Rwanda, Centrafrique) a pour but, d'une part d'essayer de systématiser l'analyse des contes en général, d'autre part de tenter de montrer comment les données de la métapsychologie, de l'ethnologie, de l'histoire des mythes peuvent se combiner pour mieux rendre compte des contenus investis dans les structures narrativo-discursives telles que la sémiotique les décrit. Réunis à Palerme, en 1970, à l'occasion d'un symposium sur le thème « LITTÉRATURE ETHNIQUE », la plupart des chercheurs ont souligné la nécessité de définir les différents niveaux d'analyse sur lesquels se plaçaient leurs travaux. Nous tenterons donc de préciser à quel niveau se place notre propre travail en affirmant qu'il s'agit d'une analyse du contenu et en même temps d'une interprétation de ce contenu. Cependant il est nécessaire pour repérer et expliciter les contenus de s'appuyer sur un découpage préalable de type sémiotique. C'est à partir de l'analyse en structures narrativo-discursives que nous pouvons effectuer le découpage nécessaire à la recherche d'une interprétation du texte manifesté. Notre ambition est de compléter l'analyse sémiotique et de confirmer le découpage qu'elle opère grâce à l'apport comparatif de structures mythiques, initiatiques et métapsychologiques. Nous désirons aussi montrer que le travail systématique auquel nous nous livrons sur le conte, n'est en fait que l'aspect moderne du travail auquel se sont livrés ceux qui nous ont permis, au cours des siècles, d'interpréter à notre tour cette construction bricolée. 1. HISTOIRE DES CONTES Que l'on représente les contes comme la cristallisation d'un inconscient collectif, comme une imagerie née des émotions, sensations, conflits, angoisses propres à la nature humaine, comme une psychothérapie sociale ou enfantine, comme un vaste psychodrame, comme la manifestation d'une logique préscientifique concrète, comme une somme d'opérateurs logiques assurant la médiation entre des séries de pôles opposés, comme une hermétique révélée lors de passages initiatiques d'une classe d'âge à une autre, comme une symbolique didactique à l'usage des enfants, ou comme la trace mnésique de l'histoire des sociétés, on ne fait que séparer les plans d'existence du conte et du mythe. 7


LE CONTE Il s'agit en fait de différentes méthodes d'interprétation qui suivant les époques, les sociétés, les modèles scientifiques et les individus, peuvent se ramener à quatre grandes catégories : - l'interprétation relevant de la psychologie sociale : les mythes et les contes révèlent les sentiments fondamentaux des sociétés. Ils dramatisent et dédramatisent les conflits à l'intérieur de ces sociétés. - l'interprétation relevant d'une herméneutique : les mythes et les contes sont des productions magico-religieuses qui occultent et révèlent un verbe de puissance par la connaissance des arcanes, des sens cachés, des comportements ésotériques. - l'interprétation relevant d'un évhémérisme : les mythes et les contes sont le reflet de conflits, de changements, d'évolutions, de révolutions dans les structures socio-économiques des sociétés confrontées à des désordres intérieurs et extérieurs, en butte aux attaques d'autres sociétés, d'autres idéologies, d'autres technologies. - l'interprétation relevant de théories métapsychologiques les mythes et les contes trahissent les archétypes primitifs, les sentiments refoulés, les conflits familiaux et sociaux non résolus, le fonctionnement de l'esprit humain et des productions de l'imaginaire universel et la stratification des différents états de conscience et d'inconscience. Nous voudrions montrer qu'il faut emprunter à tous ces domaines, quand cela est possible, pour rendre compte d'une manière crédible de l'apparente naïveté et/ou incohérence du récit traditionnel. Depuis son origine, le conte a toujours été l'objet de ces différents types d'interprétation - explicitement de la part des analystes, implicitement de la part des conteurs - qui ont été un des facteurs d'évolution et de transformation de ce genre de récits. Il nous faut aussi dire un mot du problème de la différence entre conte et mythe. Georges Dumézil, cité par A.J. Greimas, avoue, sous forme de paradoxe, qu'il a passé toute sa vie à chercher la différence entre conte et mythe et ne pas y être parvenu. Malgré tout, C. Lévi-Strauss peut nous mettre sur la voie grâce à sa métaphore géologique : il parle en effet d'érosion mythique qui raccourcit le parcours du héros et qui au lieu d'atteindre le ciel se contente de grimper dans un arbre. Il y a effectivement dans certains textes un raccourcissement, un rétrécissement spatial, temporel, en un mot diégétique qui correspond dans le domaine du rite initiatique à ce même mouvement qui tend à diminuer le temps passé à accomplir les épreuves, à acquérir les connaissances, à subir les tortures et à faire en général ce voyage régressif/progressif qui mène de la mort à la renaissance. Ce qui revient à dire que le passage du mythe au conte n'a pas un caractère discontinu, que, comme pour le relief d'un paysage, il reste des vestiges à peu près intacts de l'ancienne forme alors que d'autres caractéristiques ont presque complètement disparu et que, suivant le terrain, ce ne sont pas les mêmes couches qui subsistent ou s'effacent. La différence entre le conte et le mythe est de la même nature que celle qui existe entre les doublets linguistiques qui font cohabiter dans un même état de langue des mots très anciens qui n'ont pas évolué, avec des mots de même origine mais qui eux ont été transformés, ou bien des mots d'origine différente qui avaient au début le 8


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE même référent et dont l'un s'est spécialisé pour désigner une variété de la même chose (pig vs pork en anglais). En s'inspirant de diverses théories, on pourrait proposer une théorie de l'évolution du conte, du passage du mythe au conte : 1 - A l'origine le conte ne serait que la formulation imagée des phénomènes météorologiques, astronomiques, saisonniers et climatiques de l'environnement de l'homme primitif1. 2 - Puis un passage à la personnification des phénomènes naturels et des éléments. L'archétype est bien la trace laissée dans l'inconscient de l'émotion ressentie par les premiers hommes devant la nature et, le symbole qui le révèle, la projection de cet archétype sur un objet, un animal, un être humain ou divin. L'évhémérisme n'est alors que la projection du même archétype sur un personnage de haut rang social ou un groupe d'hommes dotés de pouvoirs. 3 - Les étymologies douteuses et populaires, la disparition de certaines langues, favorisent l'émergence dans le conte de motifs nouveaux. 4 - Les conteurs, les dépositaires des contes transforment ces récits par la projection de nouveaux archétypes, de sentiments et conflits refoulés qui émanent des nouvelles structures sociales, familiales comme autant de reflets et d'indices du développement des sociétés et des idées, et des déplacements spatio-temporels des contes originaux : - les transformations visent à actualiser le conte et à le rendre plus conforme à la logique des langues naturelles et/ou des actions ; - les transformations visent à manipuler les sociétés, à justifier les personnes et les ordres nouveaux, à occulter des significations jugées dangereuses pour de simples mortels ; - les transformations visent à projeter sur la trame du conte des explications légitimes suivant philosophies et cultures ; - les transformations, réductions, amplifications sont le résultat des oublis, des lapsus, des analogies, des confusions, des hypocrisies, des pudeurs et des tabous des différents vecteurs de communication du conte. 5 - Les conteurs introduisent un symbolisme conscient dans la narration des événements et la nomination des protagonistes, suivant une dialectique du caché/révélé. 6 - L'origine naturelle, archétypale du conte est oubliée, l'évhémérisme ne peut plus rendre compte des différents événements et acteurs, le symbolisme devient hermétique, les différentes transformations ont occulté le schéma simple et cohérent du mythe et c'est alors que l'interprétation du conte, qui n'est qu'une phase récurrente de la vie du conte, va projeter suivant les modèles opératoires des sciences de l'époque, des significations sur le texte manifesté tel qu'il est parvenu à une époque donnée. Un sens cohérent, logique, et moralisateur est alors imposé à ce qui n'était plus qu'un tissu incohérent, un bricolage mythique et onirique. Cette tendance de l'esprit humain, qui participe à la fois du conscient et de l'inconscient, transforme par couches successives un récit référentiel, transpose une réalité psychique par métaphore et métonymie, recherche un sens logique et 1 MICHEL BREAL, Mélanges de mythologies et de linguistique, Hachette, 1877.

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LE CONTE circonstanciel, découvre des valeurs morales et didactiques et finalement rend compte du phénomène de transmission humaine orale d'une information. En effet on retrouve dans le conte les deux phénomènes bien connus de réduction et d'amplification que fait subir le récepteur humain au message qu'il retransmet de mémoire. L'interprétation du conte n'est peut-être pas tant la recherche du sens du conte, que le placage de différents sens possibles qui correspondent à l'état d'évolution des structures discursives qui se sont diversifiées et complexifiées, par ré-interprétations, par erreurs, par oublis, par rajouts, amalgames et pour bien d'autres causes. Il est cependant possible que certaines transformations aient ramené le conte à l'état structural de départ ou que des pans du récit original aient résisté aux différents cycles d'érosion et de stratification mythique. L'interprétation basée sur une recherche des archétypes et sur la comparaison des figures est sans doute la seule qui puisse porter sur les fondements mêmes du conte. On peut aussi retenir qu'une bonne partie du conte doit son mystère, son incohérence, au fait que le mythe devenu conte profane porte les traces d'états de langue qui ne sont plus compréhensibles à des époques ultérieures ; les différentes transformations correspondent alors au souci du conteur d'adapter le texte ancien à un public nouveau. Les formes les plus faibles du conte sont sans doute les contes-fables. Ce sont, à partir d'épisodes mythiques ou de contes anciens, des créations plus récentes, élaborées par des conteurs pour renouveler leur répertoire et leur permettre de répondre plus adéquatement au besoin de justification et d'explication des coutumes et principes moraux des sociétés plus modernes. On peut imaginer que ce travail de création à partir d'éléments plus anciens, de personnages bien définis et connus existe depuis fort longtemps ; ce qui complique singulièrement la définition des genres et leur repérage. On comprendra alors qu'une analyse comparée des contes ne pourra s'appuyer que sur la catégorie même/différent sans que l'on puisse préciser les raisons des différences et similarités. L'évolution du conte se fait sur un axe de l'espace-temps, il sera donc difficile, sinon impossible, de savoir si telle version est autochtone ou empruntée et adaptée du folklore voisin. La ressemblance, à quelque niveau qu'elle se place, pourra aussi bien être expliquée par l'universalité de l'archétype qui lui a donné naissance que par la transmission d'un motif d'une région à une autre ou d'une époque à une autre. 2. POUR UNE MYTHOCRITIQUE DES CONTES AFRICAINS Il va sans dire qu'il existe un très grand nombre de contes européens qui se retrouvent parmi les contes africains1. De même un très grand nombre de contes sont communs à l'ensemble des pays africains. Le corpus pour chaque pays tire souvent ses caractéristiques de la personnalité des individus qui ont recueillis les contes, de l'époque à laquelle la collecte a été faite, de l'influence des religions importées, de la prégnance de l'animisme et même des directives administratives ou politiques. 1 W. LAMBRECHT, A tale type index for Central Africa, Ann Arbor University Microfilms, 1967.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE En règle générale, les contes recueillis par les premiers missionnaires ont moins souffert de l'érosion mythique que ceux récoltés plus récemment, mais il s'est instauré une censure, où la pudibonderie, les préjugés, l'hypocrisie, la peur d'être mal jugé se côtoient, qui hier comme aujourd'hui ont gommé certains motifs et exclu certains thèmes et récits. La thématique centrale à tous ces corpus africains est constituée par des textes qui relèvent tous d'un nombre réduit de catégories dichotomiques telles que hommes / femmes, animaux / hommes, individus / société, enfant / adulte, échange / don, exogamie / endogamie, et bien sûr vie / mort. La place faite aux enfants et aux différents types d'ogres évoque irrésistiblement les problèmes de nourriture et de sexualité ainsi que les conflits entre générations. La scène familiale est le lieu de prédilection de ces affrontements et de leurs solutions. Il semble que les sociétés africaines, comme bien d'autres, aient une vive conscience des inégalités naturelles auxquelles s'ajoutent les systèmes hiérarchiques sociaux inégalitaires et que bien des contes mettent en scène des héros persécutés qui par la ruse, le hasard et l'aide d'animaux ou d'objets magiques réussissent à l'emporter sur leurs oppresseurs. Enfants, femmes, infirmes constituent des héros qui ont été soit négligés, soit abusivement avantagés par la nature et qui dans un cas comme dans l'autre sont en but à la malignité des autres membres de la société. La femme occupe une place centrale dans la plupart des contes et si elle est souvent cause de bien des malheurs, de bien des convoitises, il lui arrive parfois d'incarner des modèles de vertu et de constance. Elle apparaît sous les trois espèces féminines : vierge, matrone et vieille femme ; chaque âge lui conserve son ambiguïté : vierge candide ou entêtée, matrone sage ou gourmande, vieille femme secourable ou ogresse. Sur l'axe dipôle nature/culture elle est indiscutablement du côté de la nature ; elle incarne aussi bien la mort que la terre nourricière et féconde. Source de vie, source de mort, sa nature animale et numineuse fait d'elle une magicienne capable du pire comme du meilleur. Les objets magiques sont plus rares que dans les contes européens ou arabes, mais calebasses, mortiers, fouets, couteaux de jets et tambours jouent bien un rôle de premier plan dans certains contes. Dans les sociétés qui ont subi le plus l'influence arabe les anneaux et les coffres retrouvent la place qu'on leur connaît. Par contre, animaux et plantes ont des vertus et des pouvoirs magiques : la souche que l'on heurte du pied ou qui vous fait trébucher est toujours de bon conseil, certains oiseaux peuvent être contraints à révéler des secrets qui assurent puissance et sécurité aux héros ; les éléphants peuvent devenir hommes ou esprits, le lion se lie d'amitié avec l'enfant, le python et l'hyène se changent en beaux jeunes hommes pour enlever des jeunes filles imprudentes, le taureau est sorcier ou divin, l'araignée tantôt machiavélique, tantôt stupide. La liste est longue mais la plupart des animaux interviennent dans des contes qui constituent le genre conte-fable que nous avons repéré plus haut. Les rois et les reines sont remplacés par les chefs et leurs co-épouses ; chasseurs, guerriers, forgerons, potières, pêcheurs, gardiens de troupeaux, marchands, agriculteurs, messagers constituent le reste de la troupe des acteurs du conte africain. 11


LE CONTE Les magiciens et les sorciers sont rarement désignés comme tels, ce rôle est joué par les ogres, les ogresses, les animaux maléfiques et les enfants. Certains personnages peuvent se transformer mais leur rôle reste accessoire et aucune justification n'est donnée de leur pouvoir. Encore une fois, il faut l'influence arabe pour voir des personnages semblables à nos sorciers et sorcières qui tiennent échoppe aux abords des villages et dans la forêt. Le forgeron a des pouvoirs magiques, c'est un faiseur d'hommes ; le potier ou la potière peuvent modeler des pénis d'argiles pour remplacer le membre manquant ou refaire un visage ou un corps difforme. Ce ne sont pas des marchands de magie, ils sont là pour aider ceux qui le méritent et savent se conduire. Il existe d'ailleurs dans bien des contes, auprès de l'ogre, du forgeron ou autre personnage numineux, un être (femme, fils, fille) qui est favorable aux humains, qui sert de protecteur, de guide, de médiateur ou de sauveur. On peut penser qu'il s'agit là de projections de désirs infantiles qui font de la notion de « redresseur de torts » un archétype dont les héros modernes sont les multiples avatars : Zorro, Superman, Astérix, Batman appartiennent au monde de la littérature ethnique et sont susceptibles d'être analysés par la mythocritique d'une façon très révélatrice. Tous ces héros populaires sont soit orphelins, enfants adoptés, enfants trouvés, enfants persécutés, défavorisés ou révoltés et constituent sans doute, dans une perspective métapsychologique, un support idéal pour la projection de scénarios de compensation. La magie, noire ou blanche, est principalement le fait des animaux-hommes ; à ce propos, il ne nous semble pas inutile de tenter de voir quels sont les différents niveaux de symbiose ou de condensation qui unissent en un même être l'homme et l'animal : niveau 0 - Tous les caractères animaux sont conformes à la réalité. niveau 1 - Les caractères animaux sont présents, la parole est ajoutée. niveau 2 - Les animaux ont la parole et des dons magiques. niveau 3 - Ils ont la parole, les dons magiques, des biens et des techniques. niveau 4 - Ils ont une double personnalité humaine et animale, ils peuvent se transformer et leur peau d'animal recouvre une forme humaine. On peut d'ailleurs trouver dans un conte qui a pour thème l'amitié entre un lion et un enfant un exemple clair de dédoublement : l'animal représente alors les instincts, les pulsions, les désirs du jeune homme et accomplit les actes fonctionnels d'agression - meurtre de la mère, rapt de jeune fille... - que ne pourrait accomplir physiquement et psychiquement l'enfant sans encourir le risque d'être détruit par ses sentiments de culpabilité ou par les adultes qui l'entourent. Si l'on veut trouver un axe unique qui rende compte de toutes les contradictions et conflits que les contes africains révèlent et résolvent grâce à une opération de médiation logique, il faudrait choisir celui qui représente la catégorie ordre/désordre. Denise Paulme a montré que la totalité des contes africains qu'elle a recueillis partent d'une situation de manque pour aboutir à la négation de ce manque. Cependant il semble plus fructueux et spécifique des contes africains d'utiliser la notion d'ordre/désordre qui est excellemment explicitée dans ses fonctions par L.-V.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE Thomas et R. Luneau dans leur livre « La terre africaine et ses religions »1 Le tableau ci-après rend compte des différents types de désordre et de leur fonction. En s'inspirant des auteurs cités plus haut, ce tableau précise pour le conte le rôle de la catégorie, mythique et rituelle, ordre/désordre et donc la situation initiale et finale. Le désordre-écart et le désordre-absence sont presque toujours représentés dans les contes : la rupture avec un état préalablement satisfaisant implique une réaction qui a pour but de revenir à cet état ; il en est de même pour l'absence d'ordre. Ces réactions imposent généralement le recours à un désordre différent du désordre initial puis la compensation de ce nouveau désordre. Cet état de chose vient du fait que le désordre peut provenir soit de l'environnement, soit des esprits, des animaux, soit enfin d'agents et de forces extérieures à la société, soit de la société elle-même, par l'intermédiaire des individus qui la composent. Type de désordre désordre-écart rupture ou discontinuité

Solution adoptée pour rétabli l’ordre médiation : rituel de compensation &/ou sur enchérissement

absence d’ordre

médiation rituelle de surenchérissement

désordre-usure

annuler, réparer rendre, réduire combler recréer purifier… transgresser abuser se révolter se rebeller ridiculiser tromper, ruser rire, troubler

Bruit

effacer de la mémoire

créer le désir de l’Ordre

Idéologie Ordre ancien reconstitué Ordre nouveau instauré Ordre ancien rejeté Ordre nouveau imposé

Pour répondre à un désordre qui vient de l'extérieur, il faut souvent avoir recours à un autre désordre de type humain et social. Si l'homme remporte une victoire sur l'agresseur extérieur, il lui reste malgré tout à accomplir les gestes nécessaires pour se faire pardonner d'avoir enfreint les lois de l'ordre ; d'où les cérémonies de purification, les amendes, les offrandes, les vœux, les sacrifices... Dans ce cas on obtient la suite logique de médiations : Ordre

Désordre extérieur

Désordre intérieur

Disparition du désordre extérieur

Compensation pour le désordre intérieur

Ordre retrouvé

La médiation est alors effectuée par un désordre maîtrisé, régulé et qui s'oppose à un désordre accidentel comme un contrefeu à un feu sauvage, puis par le respect des rites de compensation. Dans le cas le plus simple on a le schéma suivant : Ordre

Désordre

Compensation

Ordre retrouvé

1 L.-V. THOMAS & R. LUNEAU, La terre africaine et ses religions, Larousse, Paris, 1975.

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LE CONTE Dans le cas du désordre-usure le schéma serait : Ordre

Désordre-usure

Désordre rituel

Ordre

Le désordre-usure provient du fait que toutes les institutions humaines ont tendances à paraître inadaptées, figées, sclérosées et inefficaces avec le temps. Le désordre rituel rappelle à la conscience de la société que l'ordre ancien a toujours sa raison d'être dans la mesure où il protège la société contre le chaos. C'est par ce biais que l'ordre ancien retrouve une certaine jeunesse. Dans le cas d'un désordre-libération, l'usure des institutions, le vieillissement des gardiens de l'ordre traditionnel, leur corruption par l'exercice du pouvoir, leur inadéquation aux réalités et aux générations nouvelles font qu'un individu ou un groupe d'individus va défier le pouvoir en place en créant la confusion et le désordre par son attitude et ses actes. Il vaincra son ennemi parce qu'il se révèlera plus rusé, plus fort que l'ancien garant de l'ordre ; il pourra prendre sa place et créer ainsi un ordre rénové. Ordre

Désordre-libération

Épreuves-compensation

Ordre nouveau

Ces schémas directeurs se retrouvent dans la plupart des mythes et des contes et à ce titre sont constitutifs d'une mythocritique. 3. LE BRICOLAGE MYTHIQUE Une citation dont on voudra bien excuser la longueur justifie une approche comme la nôtre : « A première vue le motif apparaît comme une séquence narrative de caractère figuratif, séquence qui peut être analysée comme récit autonome et qui possède un sens indépendant de sa signification fonctionnelle par rapport à l'ensemble du récit. Le motif est donc une séquence du récit, mais, en tant que séquence, il peut être retrouvé dans des récits structurellement différents. Dès lors, si l'on considère une structure narrative quelconque comme un invariant, les motifs paraissent, par rapport à elle, comme des variables, et, inversement, le choix d'un motif quelconque, comme invariant, fait paraître les récits dans lesquels le motif est susceptible de s'inscrire, comme ses variables. De ce point de vue, l'étude des motifs peut être considérée comme un niveau structural de recherches autonomes et parallèles au niveau d'articulations narratives des récits. »1 Nous retiendrons de ces considérations la notion de niveau figuratif autonome, mais il faudra préciser la notion d'invariant appliquée au motif. Ce qui dans la motif est invariant constitue le type de motif, le patron qui modèle l'occurrence. Cet invariant est constitué non pas tant par une séquence d'évènements que par le recours à un scénario dont l'interprétation renvoie à la manipulation (médiation) mythique. L'invariant du motif se repère au niveau de la forme du

1 A. J. GREIMAS, Sémantique et sciences sociales, Le Seuil, 1976.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE contenu ou plus précisément à l'organisation médiatisante des figures du monde qu'il manifeste. Par rapport au récit le motifème est déjà une abstraction, un invariant dont les dimensions sont indépendantes des séquences narratives qui sont autant de variables par leur contenu figuratif et par leur nombre. Ces motifèmes, en fonction du phénomène d'érosion mythique, de profanisation des contenus, sont susceptibles de réduire leur dimension au point de ne plus constituer un micro-récit mais seulement un parcours figuratif plus ou moins fonctionnel sur le plan narratif. Nous appellerons thèmes ces traces, ces vestiges de l'existence d'un motif qui a perdu sa fonctionnalité narrative et mythique. Un motifème peut s'être usé à tel point qu'il ne subsiste de son ancienne splendeur que l'existence anecdotique, dans le récit, d'un figurème du monde naturel. Ce figurème, dans la mesure où il a traversé les siècles et l'espace, constitue à nos yeux le noyau dur de la médiation mythique. Cependant ce n'est pas le figurème manifesté dans tel ou tel texte qui constitue l'invariant vivace, mais le type de figurème qui par ses propriétés naturelles constitue une instance privilégiée de médiation mythique. Objets, êtres, phénomènes, processus, lieux sont autant de figurèmes du monde naturel qui par leur structure physique et/ou leur fonctionnement constituent l'embryon, la source, le modèle de toute narrativité mythique. Il faut considérer cette segmentation, au niveau du contenu interprété, comme le repérage des constituants du bricolage mythique (archétypes, pulsions, symboles...) faits du même matériau mais de dimensions différentes. Les thèmes sont des arrangements de figurèmes et les motifèmes sont des constructions dont les thèmes sont les traces résiduelles. Un unique motifème peut constituer un conte qui comporte de nombreux thèmes et encore plus de figurèmes. Un motifème peut être réduit au rang de thème dans tel ou tel conte, un thème peut ne subsister que sous la forme de figurème dans une variante d'un conte et même tel ensemble discursif qui formait motifème dans tel conte peut se désintégrer en poussière de figurèmes dans de nombreuses versions du même conte. La définition précise des trois unités de grandeur des « briques » mythiques n'est pas chose aisée : ce sont des unités de contenu hiérarchiquement ordonnées qui vont du général au particulier, d'items du monde naturel concrets à des situations d'interrelations entre les différents acteurs de la scène existentielle. On pourrait, comme hypothèse de départ assimiler les figurèmes à des unités symboliques simples, les thèmes à des nébuleuses symboliques et les motifèmes à des scénarios symboliques. 4. DU TEXTE MANIFESTE AUX STRUCTURES Au découpage traditionnel en récit, épisodes et items qui conviendrait au texte manifesté, il est possible, à un premier degré d'abstraction, de mettre en parallèle celui de motifème, thème et figurème comme autant d'occurences particulières, de variantes contextuelles des trois unités qui à un degré supérieur d'abstraction, constitue une triade homologue : motif, conduite et figure. La conduite relevant d'un ensemble d'actes qui peuvent être interprétés en termes de scénario initiatico-mythique et métapsychologique ; le motif en termes de 15


LE CONTE structures narrativo-discursives motivées à la fois par une logique des actions et par des logiques particulières de la médiation et de la classification ; les figures relevant de la conceptualisation de la nature et/ou du fonctionnement des objets et des phénomènes du monde sensoriel. Le récit actualise des motifs, l'épisode, des motifs ou conduites, les items lexicalisent des figures du monde. Motifèmes et thèmes sont des occurrences de motifs et de conduites, les figurèmes exemplifient sous forme de sémèmes des configurations conceptuelles que nous appelons figures. Motifèmes et motifs, thèmes et conduites sont repérés par la même étiquette en tant que type et occurence du type, figurèmes et items sont lexicalisés diversement et les figures nécessitent une définition abstraite et pertinente qui puisse rendre compte de toutes les virtualités textuelles auxquelles elle peut donner lieu. Pour une étude approfondie des figures nous renvoyons le lecteur au livre d'Umberto Eco, Lector in fabula, dont nous donnons un court extrait : « [_]le sémème doit apparaître comme un texte virtuel, et un texte n'est pas autre chose que l'expansion d'un sémème (en fait, il est le résultat de l'expansion de nombreux sémèmes, mais il est théoriquement plus productif d'admettre qu'il peut être réduit à l'expansion d'un seul sémème central : l'histoire d'un pêcheur ne fait qu'élargir tout ce qu'une encyclopédie idéale aurait pu nous dire du pêcheur) »1.

Le schéma ci-dessous formalise la hiérarchie des structures et les relations qu'entretiennent les différents niveaux entre eux et pour chaque niveau les relations d'inclusion entre les différents éléments constitutifs. récit

épisode

item

motifème

thème

figurème

motif

conduite

figure

La disposition du schéma rend compte aussi du fait que si le récit est le nœud terminal de ce qui pourrait être une structure générative, la figure est à l'origine de tout le système. Il nous semble en effet que la figure porte en elle une discursivité en puissance, de la même façon que les lexicologues parlent de signifié de puissance pour un lexème. L'expérience montre qu'il existe des figurèmes du monde dont la prégnance discursive est reconnue par toutes les sociétés : les femmes, les enfants, les animaux, les contenants, les arbres, etc. sont porteurs de virtualités narrativo-discursives dans la mesure où leur spécificité naturelle et leurs fonctions communes ont donné lieu à des extrapolations métapsychiques, symboliques, magiques, religieuses, en un mot mythiques. Ce sont des isotopies de type ethnique qui assurent le passage de figures universelles à des figurèmes concrets du monde dont l'existence est attestée dans un

1 U. ECO, Lector in fabula, Grasset, 1985, p. 27-28.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE type de société ou un autre. Cet investissement ethnique repérable, et qui ne constitue pour nous qu'un accident géographique et culturel étudié par l'ethnologie, fait que le conte déploie une certaine logique opérationnelle en relation avec l'environnement et les préoccupations de la société qui génère, ou régénère, le récit et l'histoire à partir d'espèces qui lui sont familières, d'épisodes de la vie communautaire ou privée qui est la sienne. Le tabac, le miel, la calebasse, le couteau de jet, le puits sont autant d'objets que le conte africain utilisera ; le départ de la fille avec son mari, l'échange des biens et des services, la fabrication du sel, la préparation de la nourriture, la quête de l'eau constituent les conduites qui à leur tour constituent les épisodes et les récits dont les contes sont faits. A l'intérieur d'un même récit, on peut découvrir des ensembles de figurèmes qui peuvent être interprétés suivant des isotopies variées (alimentaires, sexuelles, météorologiques, organisationnelles...) : le mortier, la calebasse, le feu peuvent constituer une de ces triades susceptibles d'instaurer les isotopies décrites plus haut. On peut encore remarquer que sur un axe horizontal on passe du simple au complexe, de l'élément à la construction, alors que l'axe vertical va, de bas en haut, de l'universel au particulier - ce qui n'aurait pas déplu à G. Guillaume1. Les niveaux choisis pour étudier le conte sont effectivement des coupes plus ou moins tardives, plus ou moins précoces effectuées dans le mouvement de pensée interprétatif qui s'attache à saisir le conte à des moments particuliers de sa genèse. 5. MOTIFS AFRICAINS Reprenant, réajustant et complétant la nomenclature des contes recueillis par D. Paulme, on peut dresser une liste non exhaustive des motifs susceptibles d'une interprétation mythique et qui sont les plus courants dans le domaine africain. Les contes qui sont représentatifs de ces motifs ne sont ni des mythes théogoniques, ni cosmogoniques, ni eschatologiques mais contiennent des conduites et des figures qui semblent appartenir à des mythes érodés et les motifs-occurrences ou motifèmes semblent renvoyer à des motifs types constitutifs des mythes du monde entier. Les termes de la liste ci-après ne sont que des étiquettes commodes pour résumer le contenu discursif de chaque motif : 1-L'enfant travesti 2-L'enfant espiègle 3-L'enfant abandonné 4-L'enfant jalousé

5-L'enfant animal 6-L'enfant justicier 7-L'origine de la mort 8-Le nom inconnu

9-Le monstre dévorant 10-La restitution impossible 11-La fille difficile 12-Les deux sœurs

Il est assez difficile de distinguer, dans la Mère Dévorante2 entre les contes du type Petit Poucet et ceux de l'enfant Malin ou de l'enfant Sorcier. La cause en est que les occurrences du type ne sont pas pures. Dans notre terminologie on peut concevoir que certains motifs incluent des conduites qui renvoient à des motifs d'autres types de contes. Il y a aussi une contamination entre motifs et conduites 1 L'intuition géniale de Guillaume, qui se représentait la pensée comme un flux sans cesse en mouvement entrainé de l'universel vers le particulier puis s'inversant pour revenir à l'universel, a été extrèmement féconde pour expliquer nombre de faits syntaxiques ; elle devrait pouvoir rendre compte avec autant de bonheur des faits narrativo-discursifs. Cf. M. Wilmet, Gustave Guillaume et son école linguistique, Nathan, 1972. 2 D. PAULME, La mère dévorante, Gallimard, 1973.

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LE CONTE d'autres types, ce qui rend toute classification provisoire sinon aléatoire. On pourrait aussi bien concevoir qu'il existe un archi-motif : l'enfant rebelle. On peut cependant tenter de clarifier un certain nombre de points. Le cas de l'enfant espiègle est très simple : nous avons préféré cette dénomination car elle permet d'éviter toute confusion avec les autres motifs mettant en scène des enfants. La langue française a la chance de posséder le terme « espiègle » dont l'étymologie fait référence au héros du conte germanique, Till Eulenspiegel (miroir au hibou), qui donne déjà une indication sur le comportement du personnage ; en effet, le miroir qui renvoie une image renversée et le hibou avec ses habitudes nocturnes sont des modèles d'inversion ; or l'inversion est un des modes d'existence dans le monde des esprits et des morts. Le motif de l'enfant espiègle sera toujours centré sur un enfant dont les paroles et les actes symbolisent une sagesse qui va à l'encontre du sens commun et qui retourne contre l'adversaire ses propres armes, justifiant ainsi le symbolisme du nom. Le motif de l'enfant travesti est centré sur un changement de sexe qui de tromperie se transforme en réalité avec l'aide d'adjuvants magiques. Un scénario qui confirme les thèses de Bruno Bettelheim dans son livre « Les blessures symboliques »1. Le motif de l'enfant abandonné est constitué par un scénario de revanche pour un enfant mal-aimé : l'abandon est soit physique soit affectif et la revanche est soit une vengeance sanglante, soit la re-création (sauvetage héroïque de la famille dévorée par un esprit-sorcier) et la prise de pouvoir. Il s'agit d'enfants abandonnés en forêt, de filles maltraitées, d'enfants persécutés par leurs parents biologiques ou légaux ou bien par une autorité tribale. L'origine inconsciente d'un tel scénario est évidente et évoque un épisode de ce que Freud appelle le roman familial. Le motif de l'enfant jalousé met en scène un enfant trop bien pourvu par la nature, garçon ou fille, en général fabriqué de toutes pièces, extraordinaire par sa naissance, mais victime de la méchanceté et de la jalousie de la société qui ne peut accepter cet être trop plein de « mana » et qu'elle veut faire disparaître en espérant qu'il ne monopolisera plus ainsi les faveurs du ciel et des dieux. Ce motif prend une résonnance particulière quand on sait que les comportements évoqués par ce type de conte n'appartiennent pas seulement au monde des fantasmes mais à celui de la réalité africaine. Dans les occurrences du conte, l'enfant peut soit succomber soit l'emporter. Le motif de l'enfant animal est basé sur le dédoublement de l'être humain qui projette sur un ou plusieurs animaux qui jouent des rôles actanciels variés, les pulsions et les instincts qu'il ne peut assumer en tant qu'être social appartenant à une classe d'âge défavorisée. Le motif de l'enfant justicier, plus souvent repéré sous la forme de conduite à l'intérieur d'autres motifs, garde son statut de motif dans des contes comme « L'enfant sans fesses » ou « L'enfant sorcier ». C'est en général la manifestation de scénarios de compensation où l'enfant devient justicier et incarne la bonté par opposition aux méchants adultes dont il est issu.

1 B. BETTELHEIM, Les blessures symboliques, NRF, 1971.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE Tous ces motifs, comme nous l'avons suggéré, peuvent être rapportés aux sentiments profonds, mais refoulés, d'un enfant confronté au monde des adultes, impatient de secouer le joug de ses oppresseurs, conscient que sa faiblesse physique et mentale, et son manque d'importance sociale sont une criante injustice. Un très grand nombre de contes africains sont des occurrences de ce type de scénario infantile ou régressif et relèvent pour leur interprétation de la métapsychologie freudienne. Les autres motifs que l'on peut rencontrer sont secrétés par des scénarios initiatiques qui peuvent être comparés à des scénarios régressifs qui assimilent les débuts du monde, les débuts de la société, à la genèse de l'expérience individuelle : l'enfance est alors considérée par l'adulte comme une époque d'épreuves dans un monde « autre » dont l'individu a su ou n'a pas su se dégager. Adultes et dieux sont confondus ; l'incompréhension, la peur qui sont la marque de l'enfance transparaissent dans ces récits du souvenir ; le langage de l'enfant (comme le langage de l'expérience régressive) est comme l'a bien montré Y. M. Lotman, du même type que le langage mythologique1 ; c'est une langue qui traduit en termes plus concrets et plus personnalisés la langue des adultes, rapportée au répertoire des sensations et des émotions expérimentées par l'enfant, dans un monde dont l'espace est réduit aux dimensions des lieux familiers, et dont les personnages sont l'enfant lui-même, le père, la mère - ou leurs substituts - un animal et quelques objets dont les fonctions sont incompréhensibles et menaçantes ; ces objets deviendront les objets magiques du conte. On admettra que le moelleux du tapis qui s'oppose à la dure réalité du monde soit pour l'enfant et dans les deux sens de l'expression, un véhicule de rêve : c'est ainsi un exemple typique de traduction dans le langage de la sensation, d'un objet dont la fonction adulte est incomprise. L'image mécanistique qui rend le mieux compte de l'interaction entre mode d'expression mythologique et mode d'expression profane du monde réel et historique est celle de deux cylindres en mouvement et qui n'ont comme point de contact qu'une ligne toujours changeante et tangentielle. 6. LA CONSTITUTION D'UN MODÈLE ANALYTICO-INTERPRÉTATIF Les deux niveaux choisis pour situer une interprétation mythique sont les deux niveaux les plus abstraits. Nous voudrions, au préalable, citer N. M. Assomov : « Pendant le sommeil [...] la “coordonnée` de la réalité”, et les récepteurs sont déconnectés. L'activité circule selon des modèles généralisés et concrets, excités antérieurement, qui subsistent dans la mémoire active après la journée vécue [...] c'est ainsi que surgissent des configurations compliquées où s'entremêlent l'absurde et le bon sens. »2

Ceci revient, pour nous, à dire que les motifs sont des modèles généralisés issus des activités de veille, utilisant des figures du monde réel selon une

1 Y. M. LOTMAN, « La réduction et le déplacement des systèmes sémiotiques. (Introduction au problème. Le freudisme et la culture sémiotique », in Travaux sur les systèmes de signes, Ed. Complexe, Bruxelles, 1976. 2 N. M. ASSOMOV, « Modélisation de l'intellect humain », in Impact, Unesco,vol 28, n°1, janvier-mars 1978.

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LE CONTE combinatoire onirique pour bâtir les contes qu'on a souvent comparés aux rêves et aux rêveries éveillées.... Cette combinatoire onirique utilise les mêmes mécanismes que la syntaxe en linguistique : les compatibilités entre lexèmes dépendent des sèmes qui constituent leur sémème, en tenant compte du fait que les diverses occurrences d'un lexème n'impliquent pas l'occurrence du même sémème. Une sélection parmi les sèmes du signifié de puissance - entrée de dictionnaire - est effectuée par un effet de contexte ; c'est pourquoi une figure du monde se dote de possibilités nouvelles dès qu'elle entre dans le contexte du conte. Certaines contraintes physiques sont levées par le discours même de la pensée fabulante, ce qui permet aux figures du monde de trouver de nouveaux modes d'existence et de fonctionnement, et de nouvelles combinatoires en tant que figurèmes. De même les figures sont des éléments qui se combinent et viennent occuper des places particulières dans les motifs en raison de leurs virtualités ou puissance médiationnelles à l'intérieur de schèmes logico-sémantiques. Elles nous permettent de repérer les axiologies et les logiques métapsychologiques de notre interprétation. C'est dans ces figures extraites de figurèmes allomorphiques que nous entrevoyons le noyau signifiant du conte dont les développements sous forme de motifèmes et de récits sont pré-inscrits dans leur fonctionnement naturel et onirique. La structure en carré sémiotique pourrait représenter le fonctionnement de notre modèle : CONDUITE motif

figure

motifème

figurème THEME

La relation de contradiction entre motif et figurème, et motifème et figure rend compte à la fois de l'opposition abstrait/concret et de l'opposition dynamique/statique. La relation de contrariété est basée sur une opposition de fonction et de grandeur. La relation d'implication est celle d'occurrence à type et les termes complexes et neutres sont des termes catégoriels où les oppositions de base se conjoignent par indifférenciation ou composition. 7. CONTES ET THÉORIES INTERPRÉTATIVES Les théories métapsychologiques nous permettent de repérer aisément les situations typiques à la fois créatrices de conflits et spectacles conflits-médiations. Elles sont donc prépondérantes dans l'interprétation des thèmes et des conduites. Mais ces théories ont aussi dressé, à travers l'interprétation des rêves, des textes, des associations libres, un dictionnaire des symboles de l'inconscient. Ce dictionnaire est plus virtuel que réalisé mais les déductions et inductions qui permettent à partir du fonctionnement pratique, de la forme, de la couleur, de l'emplacement et de bien d'autres particularités des figures du monde, de cerner le « problème » cognitif, 20


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE affectif, ou organisationnel1, sont devenues des modes opératoires parfaitement duplicables. Il ne s'agit pas de soigner un malade, de diagnostiquer les causes d'une névrose, tout au plus il est question d'extraire du sens caché par différentes couches discursives et narratives. L'opération est chirurgicale et non thérapeutique. Cette approche qu'elle soit Jungienne, Freudienne, ou autre, devrait permettre de retrouver l'impulsion première qui a mis en branle la génération du sens, son investissement dans des structures narratives - il reste à démontrer l'indépendance du sémantique et du syntaxique qui nous semble un postulat douteux - et sa manifestation discursive finale. Elle doit justifier aussi la similitude des motifèmes, et leur réduction à un motif, la similitude des figurèmes, et leur réduction à une figure. L'approche comparatiste est ce qui justifie le terme de mythocritique et signale la perspective structuraliste. Le conte en tant qu'objet d'analyse ne peut être défini par la seule analyse interne, il doit constituer avec d'autres contes des paradigmes et des syntagmes à l'intérieur d'un discours mythique universel dont l'origine ne peut être que métapsychologique mais qui peut trouver un début d'explicitation dans des analyses du fonctionnement des institutions humaines, des pratiques religieuses et magiques. D'où le recours possible aux trois fonctions découvertes par G. Dumézil2. Sous la forme Souveraineté, Force, Fécondité, ces trois fonctions sont présentes dans le tissu social africain, même si elles se conjoignent souvent dans une même figure mythique. Il est aussi indispensable de faire appel aux travaux d'un autre comparatiste, plus ancien et dont l'œuvre immense - même si elle est critiquée avec virulence par les Formalistes - reste à nos yeux de toute première importance : J. G. Frazer3 a pris comme point de départ de son travail d'interprétation une étude du fonctionnement de la magie, qui montre comment l'esprit humain est passé par trois stades d'explication du monde : magique, religieux et scientifique. L'hypothèse magique, née de la tentation de dominer la nature et le surnaturel et du postulat d'un ordre inhérent au monde naturel et aux mondes possibles, s'est nourrie de fausses analogies. L'hypothèse religieuse a cru déceler derrière les occurrences naturelles la volonté ou le caprice d'un ou plusieurs êtres anthropomorphes mais d'une essence supérieure. L'hypothèse scientifique a pu discerner dans la chaîne des événements des causes produisant régulièrement les mêmes effets et reculer très loin le domaine de l'inexpliqué, sinon de l'inexplicable. Il est d'ailleurs remarquable que E.T. Hall utilise une tripartition semblable des domaines d'expérience des sociétés qu'il étudie : informel/formel/technique4. 1 Cf le problème de la place des catégories thymiques,cognitives et pragmatiques dans le parcours génératif.(art. THYMIQUE in A. J. GREIMAS, J. COURTÉS, Sémiotique dictionnaire raisonné de la théorie du langage, tome II, Hachette,1986.) 2 G. DUMEZIL, Les mythes germains, PUF, 1952. 3 J. FRAZER, The Golden Bough, Macmillan, 1963. 4 E.T. HALL, The silent Language, Fawcett Publications, 1964.

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LE CONTE Le conte est étranger à toute hypothèse scientifique, mais il porte souvent la marque du changement d'hypothèse, du glissement étiologique qui a mené l'homme de l'ère magique à l'ère religieuse, du chevauchement des deux hypothèses, de leur intrication. Nous porterons notre attention sur l'hypothèse magique car c'est elle qui est occultée non point tant par l'hypothèse religieuse que par le phénomène d'interprétation moralisante et socio-historique, auxquelles le conte a été soumis au cours des siècles et dans son errance géographique. Les principes qui ont justifié le recours à la magie sont, d'une part, le principe de dépendance relative, d'autre part, celui de dépendance rémanente ; tous deux établissent une relation entre la cause et l'effet qui sont confondus quant à leur nature mais dissociés au niveau de la temporalité et de leur extension. Le principe de dépendance relative est basé sur la croyance que l'analogie superficielle entre deux choses ou événements garantit que toute action sur un simulacre, que tout « faire semblant » provoque au niveau du monde naturel ou surnaturel une réaction prévisible et dont les caractéristiques sont semblables aux actions humaines qui les ont précédées et donc causées. Le principe de dépendance rémanente est basé sur la croyance que toute conjonction entre objets ou acteurs reste inscrite dans ces objets ou acteurs (choses, animaux, êtres humains...) et que toute action sur un des items de la conjonction sera effective sur l'autre. D'après le principe de dépendance relative il suffit de verser au sol l'eau d'une calebasse pour inciter le ciel à répandre sur la terre la pluie de ses nuages ; d'après le principe de dépendance rémanente, il suffit de posséder les ongles ou les cheveux d'une personne pour pouvoir, à distance lui infliger toutes les tortures imaginables et réalisables sur l'échantillon possédé. D'autres structures, comme celles détaillées dans l'admirable ouvrage de G. Durand1 permettent de repérer des isotopies et ce que l'auteur appelle le régime des images. Dans la mesure où G. Durand s'inspire des théories de Jung sur les archétypes et les symboles, une interprétation menée selon ces lignes y gagnera en cohérence. 8. LES LIMITES DU CONTE Il nous faut préciser que l'interprétation d'un conte peut être structurée par le schéma général de tout récit mythique2. Celui-ci impose une lecture à rebours et une analyse qui se justifie par la connaissance préalable du final du conte et la reconnaissance des étapes obligatoires qui mènent à ce final. Cette structure nous permet de définir les limites d'un conte en dehors des particularités de certains récits populaires ; par exemple nous écartons ainsi la possibilité qu'un conte puisse avoir une structure en « miroir »3.

1 G. DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas,1969. 2 A. J. GREIMAS,Sémantique structurale, Larousse,1966. 3 Cf. D. PAULME, La mère dévorante, Gallimard,1976.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE Contenu inverse Contenu corrélé initial

Contenu topique

Contenu topique

Contenu pose Contenu corrélé final

Cette structure était d'ailleurs déjà implicite lorsque nous avons décrit l'usage fait par les sociétés africaines des notions de « désordre/ordre ». Le désordre initial qui lance la machine narrativo-discursive est corrélé avec l'ordre final rétabli ; le contenu topique inversé est représenté par les conduites appartenant au mode de la transgression et le contenu topique posé par des conduites de compensation propitiatoire. 9. LE SENS DU CONTE Il reste à faire la preuve que toutes les notions, théories et modèles que nous avons brièvement évoqués permettent d'extraire des contes un certain nombre de sens qui s'entremêlent et qui justifient à la fois la concaténation des phrases du texte et le ou les systèmes qui les sous-tendent. Ce sens que nous voudrions découvrir se trouve certainement moins dans une continuité sémio-narrative et discursive du seul texte, que dans la construction de paradigmes à l'aide de nombreux textes ; paradigmes qui nous renvoient à des classifications mythiques du monde, puis à des analogies métapsychiques universelles. Le danger est d'imposer nos idéologies interprétatives issues de nos propres modes de classification des figures du monde, à des matériaux qui furent élaborés sur un autre mode de penser et d'être. C'est pourquoi le recours à une intertextualité dans le temps et dans l'espace est nécessaire pour acquérir et conserver ce « regard éloigné » et pour se détacher de nos propres réflexes classificatoires. A une interprétation récitative qui impose au texte plus ou moins essentiellement tel ou tel système de cohérence, un système prenant dans le temps le relai d'un autre, nous voudrions substituer une déconstruction et un repérage des éléments (figures), puis par la comparaison des figures entre elles, justifier leur présence dans telle ou telle construction, par la description de leur fonction propre dans l'univers de la pensée mythique. En termes sémiotiques, il nous paraît possible de générer la composante sémio-narrative à partir des dispositions réelles et/ou virtuelles que l'esprit humain a pu conférer aux figures prégnantes du monde. Un conteur puise indifféremment dans les schémas narratifs qui lui sont connus (compétence grammaticale), dans les parcours figuratifs dont il se souvient (compétence discursive), dans sa propre logique imaginaire et/ou technique (compétence énonciatrice) qui lui propose des figures du monde capables de répondre à ses visées moralisantes, didactiques, idéologiques ou artistiques... Ces différentes compétences sont relatives et il ne faut jamais oublier que l'état des textes ethniques est aussi le fruit des à-peu-près, des carences langagières ou mémorielles de ces narrateurs. La cohérence sauvegardée que l'analyse découvre au niveau profond et l'incohérence de surface tiendraient alors à la structure homologique de tous ces systèmes ou grammaires qui renvoient en dernier ressort à l'intellect humain conscient et inconscient. La dégradation du conte, son érosion mythique provient de 23


LE CONTE l'effacement, du brouillage des isotopies ethniques, qui sont ce qu'il y a de moins universel dans le conte, mais elle fait apparaître avec plus de relief la structure narrative et l'isotopie métapsychologique. C'est pourquoi les contes européens peuvent aisément être scrutés sous l'éclairage d'un modèle génératif des récits et les contes de fées se sont alourdis du poids d'une interprétation métapsychologique convaincante et révélatrice. Les contes africains, connus souvent des seuls linguistes et anthropologues offrent une surface si riche qu'elle fait écran à des études en profondeur. L'originalité linguistique et anthropologique focalisent l'attention des chercheurs et souvent les aveuglent au point que l'aspect différent occulte complètement le même. Notre propre tentative est sans doute réductrice mais c'est en cela qu'elle est complémentaire de toute autre approche. Elle est aussi très subjective, d'un part, du fait même qu'elle est interprétative, d'autre part, parce que le corpus envisagé est lacunaire. Tant que l'ensemble des contes connus ne sera pas stocké dans une mémoire d'ordinateur et qu'un programme adéquat ne permettra pas de rechercher tout ce qui se ressemble, tout ce qui s'inverse, tout ce qui se transforme, tout ce qui varie_ les analyses seront incomplètes et entachées d'erreurs. 10. LE MONSTRE DÉVORANT Ce motif qui a suscité le titre du livre de D. Paulme est indépendant des objets ou êtres qui jouent le rôle thématique de monstre et des différents thèmes qui ont été projetés sur des récits qui le mettent en scène. Par contre, il s'inscrit à l'intérieur d'une dialectique explicitée par la catégorie dévoré/dévorant qui est productive de motifèmes variés et de nombre de thèmes et d'une infinité de figurèmes. Le conte tchadien dont nous possédons plusieurs variantes est articulé sur le plan thématico-narratif autour d'une calebasse, de la faute commise par une vieille femme et sa fille, de la consommation de viande animale, de la récolte du sel, de l'origine de la mort et de la naissance de jumeaux sotériologiques : c'est dire si ce motif qui a donné une étiquette commode pour repérer l'analogie d'un certain nombre de variantes du récit est lié à d'autres motifs qui suivant les variantes n'apparaissent que sous forme de conduites ou de figures manifestées par des thèmes ou des figurèmes. En Centrafrique la thématique sexuelle développe les potentialités narratives du mortier et du pilon, de la pâte qui lève et de la forme turgescente de certaines calebasses. A des milliers de kilomètres de là, au Rwanda et au Burundi, la calebasse est présente en tant que figurème à l'intérieur d'autres thèmes et d'autres motifèmes : elle ne joue jamais le rôle thématique de monstre dévorant ; elle se place sur l'échelle des valeurs ethniques à l'opposé de la mort : elle est la matrice maternelle dans son régime diurne, dans sa figuration positive et euphorique. Contenant du lait, elle fait fonction de baratte, elle cache la gestation du beurre et des enfants de beurre, ou d'os, ou de cœur, ou de fleur, elle se distingue nettement en tant que figurème de la calebasse coupée en deux des agriculteurs SARA, de ce ventre à graines qui laisse s'échapper les trésors mystérieux de son intériorité mais qui retient cachée aux regards des hommes cette promesse de vie future avant l'intervention du couteau de jet : dans une société pastorale elle n'active pas les mêmes sèmes que dans une 24


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE société productrice de céréales, mais comme on peut le voir, la fécondation a glissé vers la gestation bien que la catégorie fécondité/stérilité reste le noyau invariant de ses virtualités textuelles et que la problématique des rôles mâle et femelle dans la reproduction soit inscrite dans sa nature et son utilisation quotidienne. Une étude passionnante mais difficile mettrait sans doute en relation la noisette des contes indo-européens et la calebasse africaine, la noix et le mortier, le canari et le coffre... Le paradigme existe et les connotations sont semblables. Une analyse sémantique mettrait en évidence que les sèmes de la figure nucléaire de la calebasse tchadienne sont d'origine végétale alors qu'au Rwanda et au Burundi ils sont d'ordre animal. On trouve d'ailleurs la calebasse qui contient les eaux de pluie dans le ventre d'un lion mythique, dans cette région où hier encore le pâtre se douchait dans le jet d'urine de sa vache. Le monstre dévorant, au Rwanda et au Burundi, prend la forme d'une hyène. Si les thèmes et motifèmes sont moins nombreux, ce sont toujours des jumeaux sotériologiques qui redonnent vie à tous les êtres avalés et dévorés par le monstre qui est assimilé à un esprit malfaisant, un « kizimu ». Il y a cependant une différence fondamentale : la calebasse avale comme on avale une bouillie de céréale, alors que le monstre rwando-burundais mâche et démembre ses victimes. La récupération se fait au Tchad par une partition en deux, ou bien arithmologique et au Rwanda par un démembrement du monstre qui renvoie sans doute à une époque lointaine où la chasse était la moyen privilégié de se nourrir, aussi bien pour les hommes que pour les animaux. Ce démembrement, qui apparait sous forme de figure ou de conduite, est lié à une autre figure qui est celle du rire. La démonstration complète de l'existence d'un paradigme de figures qui sous-tend une thématique sexuelle serait trop longue, nous n'indiquerons que les points de repères essentiels. Il s'agit pour une logique mythique universelle de relier la sexualité féminine, l'animalité mordicante, la consommation de viande, et le rire. L'influence arabe, facilement repérable au Tchad, au Rwanda et au Burundi est sans doute, pour partie, responsable de l'existence de cavernes dont l'entrée en forme de fente s'ouvre et se referme ; le héros Rwandais qui vit avec sa sœur dans une telle caverne, qui s'appelle BABA, et qui redonnera vie à l'ensemble de sa famille en coupant le pouce du kizimu est celui-là même qui confondra la cuisse dégoulinante de sang de sa sœur avec une miction. Point n'est besoin de développer pour lire le code sexuel. C'est avec des graines ou des pépins qui éclatent dans le feu que l'héroïne trompera par deux fois le kizimu ; l'une des particularités des bazimu (hyènes), est justement d'effrayer les humains par leur rire. Une des épreuves favorites imposées aux héroïnes est l'interdiction de rire. Le rire qui découvre les dents renvoie à la manducation férale. Cette gueule dentée renvoie à la sexualité féminine, à la castration, au temps dévorant, à une figure indo-européenne que nous connaissons sous le nom de Chronos, et à une figure africaine assez connue pour son vagin denté et le sadisme dentaire de la menstruation, celle de la déesse lunaire et mortifère des Bambara, Mousso-Koroni1.

1 Cf. G. DIETERLEN, Essai sur la religion Bambara, PUF, 1951.

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LE CONTE Au Rwanda et au Burundi l'érosion mythique a été à l'œuvre plus qu'ailleurs et l'espace villageois du conte tchadien a été réduit à l'espace familial. En tant que figures les jumeaux sont communs aux contes tchadiens et rwando-burundais (même s'ils ne sont pas explicitement désignés comme jumeaux dans les versions rwandoburundaises.) Dans ces pays, nombreux sont les contes qui mettent en scène un couple de jumeaux, frère et sœur. Point n'est besoin non plus d'insister sur l'universalité mythique des figurèmes de la gémellité et de leur association avec les conduites incestueuses. L'étude minutieuse et comparée d'un seul de ces contes du monstre dévorant réclamerait beaucoup de place et de temps, nous nous satisferons encore une fois d'attirer l'attention sur certaines figures et certaines conduites et de faire la liaison avec d'autres contes, d'autres motifs, d'autres figures afin d'essayer de montrer que les paradigmes de figures et les structures thématico-narratives sont générés par une logique naturelle et universelle. C'est A. NIEL qui écrit : « Tout récit s'opère progressivement à travers une dialectique qui épouse la forme d'un sacrifice rituel et procure le sentiment mystique d'une vérité retrouvée. »1

On peut donc avec lui, considérer que le conte n'est que la narrativisation de ce désir d'unité qui accepte comme variante le désir de la mort d'autrui (en effaçant l'autre on peut espérer retrouver l'unité niée par la présence de cet autre irréductible à moi), le désir de sa propre mort, le désir magique d'être l'origine même de toute l'humanité, le désir érotique (deux types de désir qui ne mènent qu'à de fausses unions), le désir de combattre qui par ses alternances de succès et d'échec réduit l'opposition vie/mort à un jeu cyclique, le désir boulimique (recherche de l'unité par l'absorption de tout ce qui n'est pas soi)... L'appareil méthodologique des sémioticiens, son caractère de modèle universel, son jeu de jonctions et de disjonction, le caractère polémique des transformations,et les états définis comme jonctions relèvent l'importance de cet axe du désir que l'interprétation des contes doit sans cesse mettre en évidence. C'est en ce sens que nous découvrons dans les contes une pensée mythique qui fond une problématique cognitive avec un matériau figuratif pragmatique. C'est pourquoi les contes qui lient dans un discours le règne minéral, et végétal, animal, humain, avec une interrogation et une solution aux problèmes de fécondité, aux problèmes de pouvoir et de richesse sont susceptibles d'être analysés par la sémiotique et interprétés par une mythocritique. Cette quête de l'unité, commune à la sémiotique et à la mythocritique permet en fait de schématiser la génération des contes et surtout leur diversité prévisible. Il n'existe dans le monde des contes que deux processus qui permettent que le monde retrouve son unité : la transformation et l'assimilation. D'où, d'une part, les figurèmes mi- humains, mi-animaux, les ingestions et digestions d'humains par des animaux ou des végétaux ou vice-versa, les conjonctions amoureuses contre-nature... d'autre part les figurèmes qui exemplifient les transformations possibles d'une instance d'un règne en une instance d'un autre règne. 1 A. NIEL, L'analyse structurale des textes, Delarge, 1973.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE Remarquons, au passage que la disjonction homme /femme, est traitée par la pensée mythique sur le modèle de la disjonction humain/non humain. Le schéma cidessous rend donc compte des figures possibles pour effectuer la médiation des termes opposés. MONDE (un)

transformation

animé

humain

animal

assimilation

inanimé

végétal

minéral

animé

humain

animal

inanimé

végétal

minéral

Pour les contes qui se rattachent au motif du Monstre dévorant, la problématique est articulée par la catégorie Dévoré/Dévorant qui s'insère entre la catégorie assimilation et les termes animé /inanimé. Le terme non humain est susceptible de constituer aussi la catégorie qui conjoint le terme animal et, faute de mieux, le terme ogre. A son tour le terme ogre peut par disjonction successives générer les termes dieu, sorcier, monstre, esprit, mâle, femelle_ Remarquons que, au niveau des figurèmes de contes particuliers, il existe des amalgames de termes qui font que le monstre dévorant possède, par exemple, les sèmes humain, mâle, animal, ogre, minéral... Le schéma en arbre à choix binaire peut générer l'ensemble des êtres et des choses, des items qui hantent les contes du monde entier lorsqu'on y adjoint des catégories de plus en plus spécifiques telles que âge, sexe, arbre, eau, rocher... Ce que fait l'imaginaire collectif, c'est à dire l'ensemble des interprètes du conte, ce que fait le conteur, de nos jours, c'est choisir à chaque embranchement un chemin qui rend compte de la diversités des acteurs, des actions et des décors tout en conservant une unité de motif de conduites et de figures qui assurent aux différentes version d'un conte une cohérence logique, symbolique et narrative motivée par cette pulsion universelle qu'est la recherche de l'Unité ou en d'autres termes d'une médiation entre contraires. On voit comment s'articule la pensée empirique et symbolisante et comment elle peut au niveau des figurèmes donner le rôle de monstre dévorant aussi bien à des animaux, qu'à des végétaux, qu'à des minéraux, qu'a des humains. Dans la version « calebasse dévorante » il s'agit d'un végétal qui vide le monde de son humanité en se l'assimilant, mais le conte utilise aussi des figurèmes qui renvoient à la catégorie transfomation et ces figurèmes dessinent d'autres conduites et d'autres motifs liés au premier et qui sont l'origine de la mort, l'origine de la nourriture, le démembrement d'un dieu, qui à leur tour renvoient à l'initiation des garçons, à la sexualité féminine, aux usages culinaires, aux technologies du fer,

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LE CONTE aux règles et sociales... Ce qui fait la différence entre conduites et motifs est un simple processus de focalisation ou en d'autres termes de coopération interprétative1. 11. LES FIGURES DU CONTE TCHADIEN Le conte tchadien est composé de différents épisodes qui utilisent des figures dont le paradigme constitue un code spécifique : 1- changement de village (code cosmogonique) 2 - la fillette et la mort (code sexuel, éthique, culinaire) 3 - le dieu vaincu (code éthique, agricole, culinaire) 4 - la viande de la mort (code culinaire) 5 - les cendres (code agro-culinaire) 6 - la calebasse dévorante (code cosmogonique) 7 - les jumeaux (code cosmogonique et initiatique)

Le premier village est assimilable à cet ancien paradis perdu d'où les hommes ont été expulsés et ce que la fillette va chercher « au ciel » où hommes, bêtes et dieux, ne font qu'un, c'est le moyen de survivre sur terre. C'est aussi une conduite initiatique très courante. Le pilonnage des testicules (une conduite inversée typique des mondes initiatiques) suivi du démembrement du dieu et de l'acquisition de viande sont constitués de figures liées aux mythes de création chez tous les peuples. La focalisation de type africain met en relief la faute sexuelle, assimilée à une gourmandise gastronomique, d'une femme. Les indices d'une faute sexuelle sont évidents : le pilon et le mortier, les testicules du dieu, les étapes pour soulever le mortier qui décrivent une topologie érotique du corps féminin. Nous verrons d'ailleurs que derrière, la catégorie dévoré/dévorant, s'esquisse dans le conte entier un paysage fortement sexualisé. La viande de la mort ne peut pas être bouillie, il faut la rôtir, la réduire en cendres ; à partir de ce point la codification culinaire s'estompe, pour passer grâce à la liaison « cendres »= (sel + fertilisant) à une codification cosmogonique ; les cendres qui sont des cendres animales et non végétales ne peuvent produire du sel, par contre par assimilation et/ou transformation, le conte ne permet pas de préciser ; le domaine animal fait place au domaine végétal. En fait, la Mort en tant que catégorie unit les deux termes contraires (animal/végétal) et les trois figures viande, plant de calebassier et cendres génèrent un réseau de relations codifiées, culinaires et/ ou existentielles. Schématiquement on peut dire qu'un cycle vital, naturel et culturel est instauré. La viande nourrit l'homme, les cendres de la viande nourrissent le végétal, et le végétal assimile l'homme. Le végétal est la figure la plus propice à susciter la narrativisation du cycle de renaissance, du moins pour des agriculteurs. Le monde indo-européen connaît bien ces cycles agraires, modèles de croyances en la renaissance, et origine du drame agro-lunaire. Cependant le cycle des renaissances aura besoin de l'action des jumeaux sotériologiques, qui nés hors du village, dans une caverne vont réussir en utilisant la technologie du fer (couteau de jet) et la connaissance de la nature (le jus de la liane 1 Cf. U. ECO, op.cit.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE yanre) à ouvrir le ventre de la calebasse et à en faire ressortir l'humanité qui va ainsi entrer dans l'ère culturelle marquée par l'existence des héros sotériologiques. Le contenu initiatique et sexuel est toujours au premier plan, la calebasse ventre de vie et de mort, est une métaphore de la femme tandis que le couteau de jet est une métaphore du principe mâle ; c'est aussi deux magies qui s'affrontent, la magie noire féminine et la magie blanche masculine, la potière et le forgeron sont redoutés et tous deux sont des « sorciers » et des démiurges. C'est en faisant appel à la métapsychologie que l'on pourrait voir dans l'ensemble de ces figures du conte, le discours d'un inconscient masculin qui cherche à s'octroyer, à justifier le rôle principal qu'il désire jouer dans la procréation. Le désordre institué par le pilonnage des testicules de la mort par une jeune fille met en péril la virilité du principe mâle, menace symbolique de castration, de phallophagie, traumatisante pour l'ego masculin et qui sera neutralisée par le constat de l'impossibilité de contenir, de faire réduire cette chaire ithyphallique toujours en expansion et qui fait éclater toutes les marmites féminines_ La figure de la MORT, Eros et Thanatos confondus, est assimilable à la sexualité masculine débridée et seuls les hommes pourront la réduire en cendres et l'empêcher de mettre en péril l'ordre culturel en la dominant. Par contre l'avidité de la calebasse, incontrôlée et incontrolable déclenche une catastrophe eschatologique. Le danger pressenti que constitue ce ventre femelle capable de détruire l'humanité toute entière à l'exception d'une femme enceinte restée en brousse est typique de l'attitude de l'homme devant la femme : peur et respect jaloux devant son pouvoir de séduction et de procréation ; maîtresse de la vie, de toute évidence, aux yeux de tous, elle ne peut que devenir maîtresse de la mort dans le secret de ses mystères. La mère des deux jumeaux, restera ou sera la gardienne de la tradition puisqu'elle initiera ses fils, puis disparaîtra, laissant au double principe mâle (le droit et le gauche)1, le soin de recréer l'humanité. Avec le nom des héros (le droit et le gauche) la boucle est bouclée : le jeu des figures telles les testicules de la mort, le couteau de jet, le jus gluant de la liane yanre, la calebasse, les marmites, la viande qui gonfle, assurent la victoire civilisatrice du principe mâle sur le principe femelle et contraignent à une lecture paradigmatique du conte suivant un code sexuel. Comme on accuse souvent la métapsychologie de voir et de mettre du sexe partout, nous voudrions préciser que dans d'autres versions africaines de ce conte, c'est un bélier, principe mâle s'il en est, qui fendra la calebasse ; on retrouve dans d'autres contes ce bélier qui s'ouvre un chemin, à coups de tête ou de sexe, dans des cavernes pour amener à la vie des êtres qui y sont enfermés. Mais effectivement il est possible de lire ces contes suivant une isotopie moins sexualisée, moins axée sur l'attitude ambigüe envers les femmes et plus investie par une visée didactique sur les phénomènes atmosphériques : le bélier est en effet le dieu de l'orage et du tonnerre, celui qui par les coups de son front sur le roc provoque la pluie fécondante.

1 Ngakol et Ngagel signifient le droit et le gauche.

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LE CONTE Le glissement de ces figures vers un psychodrame permettant aux hommes de s'attribuer le beau rôle dans la procréation ne serait alors qu'un état second du mythe primitif et les différentes inclusions de ces figures dans des contes aux structures thématico-narratives variées ne serait dues qu'aux différents conteurs, à leurs sociétés, et à leurs préoccupations. Le problème revient à celui de savoir ce qui préoccupe et a préoccupé le plus l'homme : le cosmologique ou le noologique ; ce qui est absolument indécidable. Le fait que le conte soit fort répandu atteste de la virulence du besoin ressenti par les hommes de ne pas laisser aux seules femmes le prestige de la fécondité et de la naissance, car l'isotopie sexuelle y est toujours décelable. 12. LES FIGURES DU CONTE AU RWANDA ET AU BURUNDI Là, le conte se trouve à un stade d'érosion mythique peut-être plus avancé que le conte tchadien : un certain nombre de figures typiquement mythiques ont disparu tels la vieille femme, la Mort, l'autre village. Par contre, la structure thématico-narrative a pris la forme d'un schéma initiatique, qui imite bien sûr un schéma mythique. Le frère et la sœur exclus du village (la chute) troquent l'habitat culturel pour une caverne, habitat naturel, ventre primordial que l'on retrouve toujours comme manifestation de la figure de la mère primordiale. Le schéma initiatique, est évident : abandon brutal du village, retraite en brousse, avalement symbolique par un rocher, nourriture spéciale_ Il y a bien là tous les éléments d'une régression rituelle. En outre le symbolisme du rocher qui s'ouvre et se referme aux ordres de la sœur réintroduit le code sexuel ; rappelons que c'est contre un rocher, qui souvent contient une jeune fille que le bélier s'escrime de la tête ou du sexe dans de nombreux contes africains1. L'inceste sacré est sans doute évoqué implicitement par cet artifice du rocher, par la cohabitation, par les graines utilisées par la sœur. Ces figurèmes et la conduite de l'hyène qui par trois fois trompe l'occupante de la caverne et se fait ouvrir en se faisant passer pour un parent ne sont pas sans similitude avec des motifs arabes et européens2. Quant à la nature du monstre, à la fois sorcier, esprit et hyène, ce figurème syncrétique appartient au principe mâle et adulte. Sa gloutonnerie est double et doit s'interpréter sur le plan sexuel et gastronomique. Il représente pour la sœur, à un niveau thématique, le danger exogame, et à un niveau métapsychologique, il est l'adulte dont les désirs sexuels effrayent l'adolescente. Il est à rapprocher d'un motif souvent rencontré, celui de la fille difficile qui finit par épouser un animal, serpent, hyène ou un végétal (arbre en général) qui s'est transformé en beau jeune homme pour la conquérir après qu'elle ait refusé tous les partis que lui a présentés sa famille.

1 Cf. D. Paulme, op. cit. 2 Cf.Ch. PERRAULT, Histoires ou contes du temps passé, 1697 et plus particulièrement le conte intitulé « La chèvre et ses sept petits biquets » où se retrouvent de nombreuses figures incluses dans le motif du Monstre dévorant. Le conte animalier a subi, encore plus que les contes africains les effets de l'érosion mythique et profanisante.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE Elle est d'ailleurs sauvée par son frère ou son père comme la fille du conte tchadien est sauvée de la Mort par son père1. D'autres figurèmes comme les souillures que produit la peur chez la jeune fille, la tache de sang laissée par le monstre sur le sol, la cuisse dégoulinante de sang que Baba interprète comme souillure, sont des traces de figures plus explicites en relation avec les qualités maléfiques et impures du sang menstruel. Le conte des Grands Lacs est donc, quant à cet épisode, une transformation, au sens ou l'entend Levi-Strauss, du conte tchadien. En effet au lieu qu'une femme enceinte (donc féconde) soit épargnée par le monstre parce qu'elle était en brousse, c'est une jeune fille inféconde qui est dévorée. Les raisons logiques de cette transformation des figures à l'intérieur d'une même structure thématique seraient trop longues à développer ici, mais la parfaite symétrie de celles-ci prouvent leur origine commune. Par ailleurs si l'on s'attache à examiner, toujours à la manière de LeviStrauss, les médiations ou en termes sémiotiques les transformations d'état qui affectent les acteurs du conte, on retrouve le flip-flop décrit par P. Maranda2. Si l'on envisage les catégories consanguinité/alliance et assistance/oppression telles qu'elles investissent le début, le milieu et la fin du conte, l'inversion canonique signalée plus haut est facilement repérable. En effet au début du conte nous avons un frère et une sœur (consanguinité) qui ne bénéficient d'aucune assistance, et sont opprimés par leur village. Au milieu du conte se succèdent une consanguinité opérante ; une relation d'assistance, une oppression de la part d'un étranger et une absence d'alliés. La fin du conte brise la relation de consanguinité et lui substitue une relation d'alliance : le frère et la sœur se trouvent des conjoints. consanguinité

DEBUT

assistance

oppression

1

alliance

1

0

1

1

0

MILIEU

FIN

0

1

L'acte de libération des êtres dévorés par le monstre n'est plus vraiment un acte symbolique de procréation, c'est une mutilation qui symbolise à la fois la castration de l'étranger, la séparation et la division de l'Unité, division différentiatrice qui permet à l'oncle et à la tante paternelle de se constituer en hiérachie lignagière. On retrouve ici l'ambiguïté du héros démiurge et civilisateur, à la fois créateur d'un 1 Cf. « Rusarubanya est mariée à une hyène » in E. HUREL, La poésie chez les primitifs ou contes,fables, récits et proverbes au Rwanda (lac Kivu),Goemaere,Bruxelles,1922 ; « La belle indifférente » et « la fille et le serpent » in J. FORTIER, Dragons et sorcières, A. Colin, 1974. 2 Cf. COLLECTIF, Sémiotique narrative et textuelle, Larousse, 1973.

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LE CONTE ordre social et destructeur d'un paradis naturel, ange et diable dont l'action instaure l'humanité dans son mode d'existence historique et rompt les liens avec un état préalable, paradisiaque, chaotique et unitaire. Tous les paradis mythiques engendrent chez l'homme une double attitude ; la première est empreinte d'aspirations, de quête, de souvenirs, de fascination et d'espoir d'un retour à l'Un : la deuxième, contradictoirement est teintée d'horreur, de crainte d'une perte de l'individualité, peur de la confusion, de l'indifférentiation, de l'ignorante béatitude, d'amolissante permissivité. La chute est nécessaire pour que l'homme trouve sa véritable identité, c'est ce qui motive en sémiotique l'épreuve. On pourrait facilement voir dans les contes du monstre dévorant, les motifs et les figures du mythe adamique. En termes plus métapsychologiques, deux scénarios s'entrelacent : d'une part une conduite incestueuse est instaurée, d'autre part une conduite de compensation. Privés de parents, orphelins (désir et culpabilité mêlés dans l'inconscient enfantin), le frère et la sœur sont chassés par les adultes (méchanceté gratuite ou punition infligée). La fuite loin du village et le refuge dans une caverne constituent le cheminement normal du roman des origines1 pour des enfants qui fuient la toutepuissance des adultes. La découverte d'un refuge de type maternel est aussi le recours habituel d'un enfant malheureux, grottes, jardins, greniers, placards, maison dans les arbres sont les retraites secrètes de tous les enfants. Ceux-ci et plus particulièrement l'enfant mâle font la preuve (épreuve qualifiante) qu'ils peuvent se passer du monde des adultes et peuvent recréer à eux seuls un modèle de cellule familiale. Le monstre dévorant, à la fois bête fauve, esprit et ogre représente tout ce que l'enfant peut craindre dans ses phantasmes mais il est aussi, comme on le découvre plus tard, la condensation de la menace adulte, le symbole de la famille castratrice. Ce monstre est celui qui, introduit dans le vert paradis des amours enfantines, mettra fin à l'enchantement de la relation gémellaire et unificatrice. Lorsque le frère ne croira pas sa sœur qui lui raconte la venue du monstre, cette relation prendra fin. L'épreuve principale, après cette période d'initiation est constituée par l'acte de trancher (cuisse tranchée, doigt tranché) qui évoque des actes rituels qui fondent, encore aujourd'hui, l'accession au statut d'adulte, d'un garçon ou d'une fille. Le régime diurne des images2 succède au régime nocturne : aux images, aux figures mystiques de l'alimentation et à celles synthétiques de l'union incestueuse rythmées par les paroles incantatoires pour l'ouverture du rocher font place aux images schizomorphes de l'ascension héroïque et de l'usage des armes tranchantes, du retour à la lumière loin des miasmes de la grotte maternelle ou du ventre animal. Baba devient un héros, sa sœur une épouse ce qui constitue la fin du scénario de compensation, la fin de l'initiation, l'épreuve glorifiante et la sanction du programme narratif. Quel que soit l'éclairage ou le vocabulaire choisi, la parfaite cohérence du conte est éclatante.

1 Marthe ROBERT, Roman des origines et origines du roman, Gallimard,1972. 2 G. DURAND, op. cit.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE 13. L'ASSEMBLAGE LOGIQUE DES CONTES Les contes sont des constructions où entrent des éléments de taille différente, motifèmes, thèmes, figurèmes. Le conte tchadien contient le motiféme calebasse dévorante mais il contient aussi le thème de l'origine de la mort et celui de l'enfant abandonné. Le conte des Grand Lacs contient le motifème de l'enfant abandonné et le thème du monstre dévorant et de la caverne aux trésors. Ces éléments sont les “signes“ de Levi-Strauss1 qui peuvent par permutation entrer dans un nombre limité de combinaisons ; le nombre de combinaisons étant déterminé par les liaisons possibles entre éléments de tailles différentes. Ces possibilités et contraintes combinatoires sont régies par une logique catégorielle telle que nous l'avons définie en termes binaires et aussi par un système d'associations analogiques et de rapprochements approximatifs au niveau des conduites et des figures. La liaison entre “Monstre dévorant“ et “ Origine de la mort“ se situe au niveau des figures : la cendre en tant que résidu producteur de sel et fertilisant contient les sèmes contraires, vie et mort. Elle permet la transformation Mort/Calebasse et l'enchaînement du conte tchadien. La liaison entre le “Monstre dévorant“ et “l'Enfant abandonné“ se fait grâce à la femme enceinte dans la brousse dont la figure est attestée dans de nombreux contes africains, très éloignés des motifs que nous venons de voir. C'est Levi- Strauss qui le premier a su décrire ce phénomène de la genèse des contes : « La pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements ou plutôt des résidus d'événements. »2

Le conte rwando-Burundais assure sa cohérence d'une autre façon, la structure thématico-narrative basée sur un scénario de compensation intègre des figures et des conduites qui sont le résidu de motifs divers et qui pourraient être autres sans rien changer à l'économie narrative du conte. Le frère et la sœur, la caverne, l'hyène dévoreuse, la voix changée sont des figures que l'on retrouve dans bien d'autres motifs et conduites, aussi bien en Europe, qu'en Afrique, ou dans le monde arabe. Il se trouve que leurs charges sémantiques sont compatibles entre elles et avec la structure thématico-narrative. Autrement dit, il devient évident que nos deux contes sont différents de nature. Le conte tchadien est un bricolage de thèmes à partir d'un réseau de figures, tandis que l'autre est un bricolage de figurèmes qui investit un scénario métapsychologique et thématico-narratif. Il appert de ce que nous venons d'exposer que le rôle des figures est loin d'être négligeable dans l'agencement des contes. Il nous faut revenir sur la notion de motif : empiriquement les motifs ont été abstraits à partir des contes du monde entier, mais qu'est-ce qui permet de repérer un conte par l'intitulé de son motif principal ? Prenons le cas du “Monstre dévorant“, est-ce que tous les contes qui attestent la présence d'un micro-événement où un monstre dévore au moins un être humain ou un substitut d'être humain, peuvent être classés sous la rubrique Monstre dévorant ? Il est bien évident que non, c'est un choix tout à fait arbitraire qui permet d'appeler Monstre dévorant toute une série de contes. Pour qu'un conte puisse être 1 Cl. LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Plon, 1962. 2 Cl. LEVI-STRAUSS, op. cité.

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LE CONTE étiqueté Monstre dévorant il faut que l'interprétation générale du conte mette en lumière un schéma plus ou moins érodé de Mort suivie de Renaissance, schéma initiatique, schéma cosmogonique de type cataclysmique suivi de re-création de l'humanité, schéma naturel de la vie des plantes, schéma atmosphérique (orage, pluie, soleil). Si ce schéma est central au conte, alors nous avons affaire à un conte du type « Monstre dévorant ». La prégnance de cette figure justifie son emploi comme étiquette d'un motif. Il y a co-invariance du schéma et de la figure et le schéma tout entier peut être déduit des potentialités virtuelles des items qui manifestent cette figure. Les acteurs, les victimes, les moyens de re-création, de mise à mort, d'engloutissement ne sont que variantes assurant au conte son intérêt narratif et sa pertinence géo-politique. Destruction de l'humanité et création de l'humanité d'une part, créature teratomorphe et héros adolescent sotériologique d'autre part, constituent au niveau sémantique le plus profond le noyau invariant et résiduel d'un mythe de création universel. A ce niveau la différence entre motif et figure semble inopérante. Notre interprétation des contes qui nous permet d'y projeter des organisations systématiques fait appel à des logiques naturelles modernes, il serait intéressant de voir si une logique magique, historiquement plus proche de la genèse des contes, apporterait d'autres lumières sur le sujet. Dans le conte tchadien, on peut relever un certain nombre d'objets, de substances, de comportements qui relèvent d'opérations magiques. Le mortier et le pilon, la viande qui gonfle, la cendre qui chante, les couteaux de jets, le jus de la liane yanre, la calebasse sont tous des objets qui peuvent avoir leur place dans un rituel magique. Le mortier et le pilon sont des objets qui peuvent acquérir des vertus magiques dans les contes du monde entier et qui, en tant qu'artefacts, procèdent du secret de leur fabrication et du statut magique de leurs créateurs. Au Tchad, en plus de l'analogie sexuelle, le mortier est le creuset d'où naissent des produits nouveaux, produits de transformation, et des êtres régénérés. Le pilon par son mouvement rythmique dans la main des femmes évoque le geste créateur ; c'est pourquoi dans les contes du Tchad on voit un démiurge (forgeronsorcier) réaliser la création de l'humanité historique grâce à un pilonnage. Il existe en fait à travers les contes de l'Afrique une série analogique qui peut s'écrire ainsi : ~ (tonnerre, éclair, pluie) ~ (bélier, coup de tête ou de sexe, rocher) ~ (démiurge, pilon, mortier) ~ (forgeron, marteau, enclume) ~ (potière, feu, argile) ~ (femme, lait, baratte) ~ (jumeaux, couteau, calebasse)

et qui sur des modèles atmosphériques, biologiques, agricoles, technologiques ou culinaires, sont censés par magie imitative (principe de dépendance relative) permettre aux humains la création de corps humains ou de parties de corps humains. Cette procréation artificielle est située à la fois au début des temps, après la chute, et dans le temps historique. Une double création, une double naissance sont souvent exprimées par les contes ou les mythes : un être ou partie d'un être est créé artificiellement, il est ensuite détruit par la jalousie des hommes ou des dieux, puis 34


POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE recréé définitivement mais toujours artificiellement. Cette double création trouve un écho dans les mythes de création et les mythes eschatologiques qui promettent une résurrection ; c'est aussi un schéma climatique, et un schéma initiatique. C'est par ces analogies, et bien d'autres, que l'engloutissement et la délivrance appartiennent à la logique de la magie imitative. Il semble bien que la jeune fille impubère, maniant le pilon pour écraser les testicules du Dieu de la Mort, commette un acte sacrilège qui, même s'il est explicable en termes métapsychologiques, constitue pour la conscience des sociétés magiques et initiatiques, un désordre qui va faire sortir l'humanité de l'ère édénique. Cet acte inversé par rapport à la logique biologique est typique de l'espace magique des premiers temps ou du temps initiatique. Le fait que la viande de la mort se gonfle et fasse éclater les marmites ne doit pas être lu, seulement, selon une connotation sexuelle, mais encore plus selon l'opposition fondamentale pour la magie du contenant et du contenu. Cette approche polémique du contenant et du contenu a donné aux contes nombre de figurèmes magiques. Le conte de Cendrillon en ses innombrables versions, étudié par J. Courtés1, pourrait être interprété selon la seule catégorie contenant/contenu : les différents figurèmes qui contiennent les attelages, les habits, les parures, qui euxmêmes sont des contenants gigognes de Cendrillon, et la chaussure qui ne peut contenir que Cendrillon, et le Prince à la fois contenant et contenu ; tout dans ce conte n'est qu'emboîtement et renvoie à la sexualité et au ventre de la mère. Les contes sont pleins de petits contenants qui renferment de vastes contenus et d'énormes contenants qui protègent un tout petit contenu qui les remplit malgré tout. Cette dialectique magique de mondes qui s'interpénètrent est à rapprocher de la notion de porte entre deux mondes, le monde terrestre et le monde des enfers. Si certains objets ont une contenance illimitée, c'est qu'ils communiquent avec le monde inférieur. Inversement les êtres ou substances appartenant au monde surréel ne peuvent, sauf acte de leur propre volonté, être contenus par un récipient, produit de la technologie des hommes. Sans pouvoir en préciser plus l'origine analogique, il semblerait que ce sont les surprises révélées par la technologie empirique des récipients, par la fermentation des liquides et leur gazéifaction, par la coagulation des graisses et leur réduction de volume qui ont mis en mouvement la pensée analogique et symbolique, transformant ainsi de simples ustensiles en creusets magiques, de simples substances en filtres régénérateurs et magiques. Le cas de la poterie, de la forge, de la sculpture, la fabrication du beurre, de la cire perdue2, l'art du tisserand3, semblent être à l'origine de bien des manifestations magiques. Les couteaux de jets fabriqués en fer sont des objets magiques, par leur fonction de percer, de couper, de diviser les chairs ils deviennent substituts guerriers des attributs masculins, de même que le jus de la liane yanre est par son apparence apparenté au liquide séminal. Le cas de la cendre est à part, il s’agit au contraire de l'application du principe de dépendance rémanente et non d'une analogie efficace (principe de dépendance 1 J. COURTÉS, Le conte populaire : poétique et mythologie, PUF, 1986. 2 Cf. R. GRAVES, Les mythes grecs, Fayard, 1968. 3 Cf. A. HAMPATE BA, Aspects de la civilisation africaine, Présence Africaine, 1973.

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LE CONTE relative). Les cendres de la mort en contact avec une graine de calebassier vont transférer à la calebasse la spécificité mortifère du dieu vaincu et vont faire de celleci un Monstre dévorant. Dans le conte des Grands Lacs, il est plus difficile de percevoir les traces de la pensée magique ; le seul objet explicitement magique est le rocher. Il appartient comme le tronc d'arbre, la termitière, la rivière, à la classe des items susceptibles de permettre la communication avec l'autre monde. La grotte qui fait partie du monde secret et magique est une porte, un seuil dont nous avons déjà indiqué les connotations sexuelles et l'appartenance à la série analogique impliquée dans l'acte de re-création de l'humanité. Cette porte magique que l'on retrouve dans de nombreux contes au Rwanda et au Burundi et qui s'ouvre et se referme grâce à une formule magique, un mot de passe est difficile à expliquer sur le plan magique. Cependant on pourrait trouver son origine dans la pratique des langues secrètes utilisées par les prêtres et les guides initiatiques. Ces formules ouvrent métaphoriquement la porte vers des lieux sacrés ou infernaux, en fait elles convoquent à l'existence ces mondes surréels ou ces êtres surréels ; pratiques que l'on retrouve dans les rites et cérémonies. Le cas des graines (de sésame ou de courge) est encore plus étrange ; lié à l'ouverture et à la fermeture des portes magiques donnant sur les mondes infernaux, on les retrouve dans les contes tchadiens. Par exemple, dans le Fabricant d'hommes1 une fille dévorée par un lion est recréée, c'est à dire arrachée au monde des nonvivants, des esprits et sa mère doit retourner à son village sans se retourner et en jetant par dessus son épaule des graines de sésame. On retrouve ainsi le passage d'un monde à un autre, la poursuite par des êtres infernaux que l'on apaise ou dont on se défait grâce au jet de graines. Il est surprenant que les contes et les mythes incluent des petites graines dans des fonctions similaires et tissent ainsi un réseau de relations qui est lié au principe de résurrection comme analogon du cycle de germination. Les contes du Monstre dévorant, le mythe d'Orphée, le conte d'Ali Baba et des quarante voleurs, le mythe de Déméter et bien d'autres sont alors susceptibles d'interprétations concordantes dans la mesure où des mondes souterrains et des graines deviennent magiques grâce à l'analogie de la résurrection humaine et du cycle végétatif de la graine. On comprend pourquoi des graines qui passent l'hiver ou la saison sèche sous terre, retrouvent vie, font éclater leur coque (contenant infime et féminin par rapport à la plante qui en sortira), percent la terre grâce à leur pouvoir de germination, passant ainsi d'un monde dans l'autre. La pensée magique en a fait un passeport pour le voyageur inter-mondes, et une nourriture pour les êtres chthoniens. On saisit aussi que la résurrection des êtres nécessite la conservation d'une partie du corps, qu'un pouce puisse contenir la famille de Baba. Les équivalences magiques suivantes peuvent être inférées : tête = graine, os = rameau bourgeonnant, ventre = caverne, cendre=pollen, femme enceinte = terre ensemencée…

1 J. FORTIER, op. cit.

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POUR L'INTERPRÉTATION D'UNE ETHNOLITTÉRATURE Disons, en guise de conclusion, que le désir magique d'immortalité se fonde sur l'observation du cycle végétal et que la catégorie VIE/MORT des sémioticiens est toujours présente dans tous les textes produits par un cerveau d'homme. Il est aussi évident que l'étude des seules figures présentes dans le texte et sans grand recours à la structure thématico-narrative, est une voie efficace pour la compréhension des ethnolittératures du monde entier dans la mesure ou une telle approche se fonderait sur la connaissance d'un corpus très large et sur la reconstruction de modes de penser que nous avons, ou croyons avoir dépassés. GAUTHIER Robert Université de Toulouse-Le Mirail Bibliographie ANEWA E., A Classification of the Folktales of Northern East Africa, Ann Arbor Univ. Microfilms, Michigan, 1966. ASSOMOV N. M., « Modélisation de l'intellect humain » in Impact, vol 28, n°1, Unesco, janv.-mars 1978. BETTELHEIM B., Les blessures symboliques, Gallimard, 1971. BREAL M., Mélange de mythologies et de linguistique, Hachette, 1877. COURTÉS J., Le conte populaire : poétique et mythologie, PUF, 1986. DUMEZIL G., Les mythes germains, PUF, 1952. DURAND G., Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Bordas, 1969. ECO U., Lector in fabula, Grasset, 1985. FRAZER J., Le rameau d'or, Laffont, 1983. GRAVES R., Les mythes grecs, Fayard, 1968. GREIMAS A. J., Sémantique et sciences sociales, Le Seuil, 1976. HALL E. T., The silent Language, Fawcett Publications, 1964. HAMPATE BA A., Aspects de la civilisation africaine, Présence Africaine, 1973. KLIPPLE M., African Folktales with foreign Analogues, Ann Arbor Univ. Microfilms, Michigan, 1938. LAMBRECHT W., A Tale Type Index for Central Africa, Ann Arbor Univ. Microfilms, Michigan, 1967. LEVI-STRAUSS Cl., La pensée sauvage, Plon, 1962. LOTMAN Y.M., « La réduction et le déplacement des systèmes sémiotiques » in Travaux sur les systèmes de signes, Ed. Complexe, 1976. NIEL A., L'analyse structurale des textes, Delarge, 1973. PAULME D., La mère dévorante, Gallimard, 1976. ROBERT M., Roman des origines et origines du roman, Gallimard, 1972. THOMAS L.-V. & LUNEAU R., La terre africaine et ses religions, Larousse, 1975.

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DE L'INFORMATION A LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE POPULAIRE1

Dans son ouvrage, Le conte populaire français2, Michèle Simonsen opère un recensement théorique qui montre que peu d'études ont traité des rapports que le conte entretenait avec le réel. Les ouvrages sur le conte tentent en effet ou bien de retracer l'origine des contes (en quoi ils se rattachent à l'historicisme du XIXe s.) ; ou bien d'en faire l'interprétation psychanalytique (à la suite de Freud, de Jung ou de Bettelheim) ; ou bien d'en faire l'analyse sémiotique (prenant exemple sur les travaux de Greimas et de Courtés). Ce sont là les trois grands axes théoriques qui sous-tendent l'analyse des contes. Le rapport à la réalité, pour sa part, semble être laissé aux folkloristes ou aux ethnologues ; à ceux dont la tâche est moins d'analyser le conte que d'utiliser ce conte pour connaître les us et coutumes d'un peuple et/ou d'une époque. La visée est alors sociologique et non plus poétique. Michèle Simonsen s'insurge d'ailleurs à la fin de son ouvrage sur le peu d'importance accordée au réel, faisant de celui-ci un élément fondamental quant à l'interprétation des contes. Il s'agit là d'un effort de réhabilitation du réel qui a pourtant le défaut majeur de ramener le conte à une information sur le réel, à la manière des folkloristes et des ethnologues. Michèle Simonsen s'en prend ainsi à Bruno Bettelheim dont elle dit qu'il a beau jeu d'expliquer que Hansel et Gretel mangent la maison en pain d'épice de la sorcière par « un complexe de sevrage mal liquidé ». Pour elle, cet épisode du conte renvoie unilatéralement aux famines de 1816, 1847 et 1868 qui eurent alors lieu en France. Le problème qui se pose ici est le même qui se pose pour toute œuvre littéraire, mais peut-être se pose-t-il de façon plus aiguë pour le conte dans la mesure où son apparente simplicité prête le flanc aux interprétations globalisantes. Que faut-il entendre par « rapport au réel » ? Faut-il y voir un rapport univoque qui ramène constamment le conte à une information ? Ce serait faire abstraction d'un autre élément constitutif du conte tout aussi essentiel : le merveilleux. Qu'on prendrait uniquement comme un ornement. Or le merveilleux fait 1

Ce travail sur le conte populaire s'inscrit dans le cadre d'une recherche qui porte globalement sur l'oralité, c'est-à-dire sur le rapport au parlé - à ne pas confondre avec la transcription du parlé - qu'il peut y avoir dans un texte. La tradition littéraire québécoise est, à cet égard, un laboratoire important puisqu'elle repose sur une tradition orale disparue depuis fort peu longtemps et que sa tradition écrite ne s'est jamais coupée de ses sources orales. 2 M. SIMONSEN, Le conte populaire français, Paris, PUF, Que sais-je, 906, 1986.

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LE CONTE partie du conte, fait le conte, tout autant que l'inscription du réel, du moins en ce qui concerne les contes merveilleux - puisqu'il existe aussi des contes d'animaux, des contes de mœurs et jusqu'à des contes licencieux1. Le merveilleux, le réel, les variantes par rapport à un conte-type font ensemble et non séparément ce qu'est un conte. Il convient donc de questionner la relation entre rapport au réel et information sur le réel en posant qu'en ce qui concerne le conte, l'inscription du réel fonde la valeur du conte au même titre que le merveilleux ou que les variantes dont il participe d'ailleurs, ce que fait remarquer Henri Meschonnic : « Si les contes ont tant de variantes, est-ce seulement parce qu'ils sont oraux ou parce qu'ils sont des contes ? C'est-à-dire ce que justement on peut varier, à la différence du sacré ?2«

Mon but n'est donc pas de prendre le conte comme un témoin du réel. Il y aurait là une certaine naïveté qui nous ferait régresser avant Benveniste et avant Saussure. Tout comme le langage, le conte re-produit la réalité, c'est-à-dire qu'il la produit à nouveau. Cette reproduction est soumise à une organisation propre. Dans le conte, le « réel » nous devient d'autant plus sensible qu'on étudie les variantes - non le réel en lui-même mais son utilisation par le conte. Si, dans l'optique structuraliste et post-structuraliste, ce qui importait était de trouver le même (c'est le sens des travaux de Propp), on peut se demander, dans ce qui ne peut être qu'une critique du semblable, dans quelle mesure les variantes ne sont pas davantage que des variantes. Dans quelle mesure les changements que subit un conte n'en font pas chaque fois un conte différent. Comme le dit si bien Luc Lacourcière, « le conte, c'est le conteur » et le conteur injecte dans son récit des références historiques précises afin de capter l'attention de son auditoire comme l'indique aussi Marc Soriano3. Dans un premier temps, je vais donc étudier comment l'inscription du réel participe du sémantisme intra-linguistique du conte. Ce n'est donc pas d'un réel événementiel qu'il sera question mais d'un réel linguistique d'ont j'essaierai montrer le fonctionnement dans deux contes canadiens : Le ruban vert4 et Richard Crassé5. Dans un deuxième temps, j'analyserai le rapport entre inscription du réel et variante en comparant la Cendrillon de Perreault6 avec son homologue québécois, Cendrouillonne7.

1

J. BARCHILON, Le conte merveilleux français de 1630 à 1790, Paris, Champion, 1975. H. MESCHONNIC, « Qu'entendez-vous par oralité ? », Langue française, n° 56, Le rythme et le discours, Décembre 1982, p. 17. 3 M. SORIANO, Les contes de Perreault, culture savante et culture populaire, Paris, Gallimard, 1968. 4 Conté en 1948 par Hermel Tremblay, 70 ans, de Saint-Joseph- de-la-Rive, Charlevoix (Québec,Canada). Collection Luc Lacourcière et Félix-Antoine Savard. Transcription de James La Follette et Luc Lacourcière. 5 Collection Luc Lacourcière. Enregistrement n° 2429. Conté le 10 Juillet 1955 par Benoît Benoît, 75 ans, Chemin des Basques, Tracadie, Comté de Gloucester, Nouveau Brunswick (Canada). 6 C. PERREAULT, Contes de ma mère l'Oye, Paris, Gallimard, Folio Junior, 1977. 7 Conté par Madame Béatrice Guimond et recueilli par C. Légaré, Contes populaires d e la Mauricie, Montréal, Fides, 1978. 2

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DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE… 1. L'INSCRIPTION DU RÉEL Les versions canadiennes du Ruban vert et de Richard Crassé sont profondément marquées par le réel du pays autant dans les détails que dans la façon de conter. Ainsi, dans Le Ruban vert, une incise du conteur fait état de la réalité socio-économique de l'époque (l'histoire est contée en 1948). Racontant le voyage de la mère et du fils, Hermel Tremblay y va de ses propres observations : « Dans ce temps-là, les chemins étaient pas longs et les campagnes étaient pas désertes comme maintenant. »

Il y a là une allusion claire à l'exode des ruraux vers les grandes zones urbaines, particulièrement massif de la fin du XIXe au début du XXe siècle. Ces réflexions du conteur historicisent le conte tout en étant accompagnées d'un autre type de réflexions qui situent paradoxalement celui-ci dans une contemporanéité qui est celle du contage et qui ne semble pas gêner le conteur outre mesure. Ainsi, parlant de la boule de cinq cents livres que le héros envoie dans les airs, le conteur dit : « V'là la boule qui monte en tourpignant, pis’à v'là qui gronde pareil à in avion (...) »

Les informations sur le réel sont donc souvent contradictoires puisqu'elles font se rencontrer des réels éloignés l'un de l'autre (ici une information renvoyant à la fin du XIXe siècle et une autre contemporaine du contage) ; ceci montre bien que la valeur informative du conte est toute relative. Hermel Tremblay a beau avoir le dessein de situer son conte dans un temps passé, le présent le rattrape sous la forme d'un avion ou d'une voiture. Dans Richard Crassé, il est indistinctement question du roi ou du seigneur chez qui Richard « pensionne » (habite). Là encore, il y a allusion aux diverses seigneuries autour desquelles s'organisait la vie des paysans avant la Conquête (1760). Ce n'est là qu'un détail, un témoignage du temps passé mais lorsqu'il est question de l'exil de Richard au début du conte, peut-on toujours dire qu'il ne s'agit que d'un détail ? Richard Crassé est un conte qu'on retrouve peu en Europe de l'ouest ; il est surtout présent en Europe de l'est et en Scandinavie. Or, dans la plupart des versions européennes, le héros est un ancien soldat sans foyer dont les parents sont morts et que ses frères ont rejeté. Comme la plus ancienne version connue est celle du poète allemand Grimmelshausen et qu'elle remonte à 1670, on peut supposer que la version européenne entretient un lien avec la guerre de Trente Ans (16181648) à laquelle a participé Grimmelshausen. Comme on sait aussi qu'il existe une version des frères Grimm et que le projet des Grimm était de plonger aux sources de ce qui constituait le fond national allemand, on comprend que plusieurs éléments du conte aient été transformés au Canada. A tel point d'ailleurs que Luc Lacourcière n'est pas sûr qu'il s'agisse du même conte. Outre la situation initiale dissemblable où l'on retrouve un soldat en Europe et un paysan au Canada, d'autres éléments sont absents d'une version à l'autre. Dans la version européenne, lorsque le diable apparaît au héros, c'est pour vérifier si celui-ci est un poltron. Par la suite, il lui fait tuer un ours et l'oblige à se vêtir de la peau de l'ours. Non seulement le héros ne devra pas se laver pendant sept ans, mais surtout il ne devra pas enlever la peau. Pendant ces sept années, la préoccupation majeure du héros sera de ne pas mourir afin de ne pas perdre son âme. Pour le reste, les versions européenne et canadienne sont identiques : le diable donne 41


LE CONTE au héros une bourse remplie d'or et toujours pleine ; le héros fait montre de générosité et à la fin il épouse la jeune fille qui a bien voulu de lui lorsqu'il était sale. Le seule différence réside donc dans la situation initiale mais elle change à tel point le sens du conte qu'on est forcé d'y voir davantage qu'une variante. La version européenne fait état d'un héros moral, préoccupé de son salut et dont l'épreuve est fort longue. C'est le héros possible d'une Allemagne dévastée après la guerre de Trente Ans. Dans la version canadienne, rien de tel. Richard Crassé est fils de paysans pauvres comme le sont la plupart des paysans de la fin du XIXe siècle (d'où l'exode vers les Etats-Unis). Ces paysans ont été refoulés vers de nouvelles terres pour la plupart incultivables, ce à quoi le conte fait allusion : « I, viviont ben pauvres. Toujours, i’aviont pris une terre ben loin de chez eux. »

Une nouvelle allusion est faite à la colonisation des terres nouvelles lorsque Richard décide de s'exiler : « Ah ! i’a dit, j'sus à bout’rester icitte sus les terres neuves. J'vas découvrir du pays ».

Lorsque le diable apparaît à Richard, tous deux sont tout de suite dans un rapport de familiarité. L'apparition du diable n'a pas pour but de vérifier le courage de Richard : « Après que l'homme a été parti, son père, quoi c'est qui arrive là ? Une personne noire. Richard a commencé à r'garder, i’a pensé : « C'est l'yable tout pur, c'est lui ». Il a dit : - Bonjour, Richard. - Bonjour, le yable. »

Richard n'a aucune épreuve à affronter, il n'a pas à abattre un animal sauvage et surtout il ne doit rester sale qu'une seule année. Il n'est jamais question du salut de son âme. Ce n'est pas sa force morale qui fait sa valeur, c'est son argent. Dans la version européenne la richesse vient récompenser de hautes vertus morales ; dans la version canadienne la manque d'argent motive à lui seul tout le conte. Le ruban vert me paraît toutefois présenter davantage d'intérêt que Richard Crassé car le propos de ce conte est structuré par le réel linguistique du conteur. Il s'agit d'un conte plutôt long, ce qui indique qu'il provient des chantiers où se retrouvait la main d'œuvre masculine l'hiver venu. Dans ces chantiers où les soirées étaient très longues, il n'était pas rare qu'un conte dure jusqu'à trois heures. Le ruban vert est l'histoire d'une mère et de son jeune fils obligés de quitter leur village à la suite d'une malhonnêteté de la mère. Sur leur chemin, le fils trouve un ruban vert qu'il s'attache autour du corps et qui lui donne une force surhumaine. Ils arrivent chez un Géant dont les deux fils s'enfuient bientôt, effrayés par la force de Jean. Le géant épouse la mère et veut bientôt se débarrasser de Jean avec la complicité de sa femme. Il envoie Jean à une mort certaine par trois fois ; la troisième fois, Jean délivre une princesse mais refuse toutefois de l'épouser, se disant trop jeune pour le mariage. Il rentre chez lui et le géant parvient à lui dérober son ruban, à lui crever les yeux et à le mettre à la porte. Jean retrouve alors la princesse qu'il épouse et la vue lui est rendue peu après grâce à une eau miraculeuse. Alors, il va récupérer son ruban et à son tour crève les yeux du géant et de sa mère.

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DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE… On assiste dans ce conte à une multiplication des séquences au cours desquelles le conteur se fait de plus en plus insistant lorsqu'il décrit la force physique de son héros. L'importance accordée à la force physique participe de la violence qu'on trouve dans ce conte et c'est pourquoi il importe de s'y arrêter. Le conteur s'attache en effet à mettre en évidence la très grande force physique du héros, Jean, en insistant chaque fois sur les dimensions de l'opposant. A début, il n'est question que de « grosseur » : « Tout d'in coup, i’s'accroche les pieds dans’n’racine de m'risier qu'était gros comme ça. »

Par la suite, la grosseur est mesurée. Le géant mesure « pas moins qu'sept pieds, pis les épaules pas moins que quat'pieds d’large » ; la boule que Jean lance est « ène boule de cinq cents liv' » ; les licornes qu'il affronte sont plus grosses que des vaches et leur corne fait deux pieds de long, etc. Tout au long du conte, c'est cette incroyable force physique de Jean qui semble être la finalité du conte. Effectivement, selon la classification de Propp, la vengeance de Jean devrait avoir lieu avant le mariage avec la princesse, or, autant Jean refuse d'abord d'épouser la princesse, autant une fois qu'il a recouvré la vue, il s'empresse de récupérer son ruban et de se venger de ses parents. Au sens propre comme au sens figuré, la force physique et son corollaire, la violence, sont les éléments sémantiques les plus importants du conte. La troisième quête du héros nous le montre d'ailleurs à la recherche de violence gratuite. Car les deux premières fois, si c'est le géant qui envoie Jean vers la mort, la troisième fois, ce n'est pas le géant qui l'envoie au château même s'il se réjouit de voir Jean courir à sa perte. Ce n'est pas non plus parce que Jean sait qu'une princesse y est enfermée qu'il y va. C'est uniquement pour se mesurer à l'autre géant, dont son beau-père a vanté la force, et le tuer. Les contes sont en général fort violents mais cette violence, la plupart du temps, est masquée par le langage. Lorsque la Bête annonce au père de la Belle qu'il doit mourir puisqu'il a volé une rose de son jardin, c'est avec galanterie que la Bête s'exprime, désamorçant par là le contenu de ce qui est dit. Ici, au contraire, la violence est amplifiée par la façon de conter du conteur, laquelle est indissociable du réel québécois puisque ce qu'elle implique, c'est moins un « accent » (au sens de prononciation) qu'un ensemble de phénomènes linguistiques. Une certaine violence verbale porte pour ainsi dire la violence du contenu, lui donnant forme. C'est sans doute à cause de cette adéquation entre la façon de conter et le conte que Luc Lacourcière parle d'Hermel Tremblay comme d'un très grand conteur. Corrélativement, c'est sans doute aussi à cause de son vécu linguistique qu'Hermel Tremblay fait de la violence la forme-sens la plus importante de ce conte. La violence explose dans le conte à divers moments, un peu comme si la soupape des redites qui balisent le conte, les fréquentes ruptures syntaxiques qui existent chez les analphabètes, les hésitations trouvaient dans les passages violents une canalisation. Au fur et à mesure des séquences, la syntaxe du conteur lors des descriptions de scènes violentes se fait de plus en plus paroxystique, annonçant en quelque sorte le dénouement du conte. Vitesse et violence sont ici liés dans le procédé rhétorique de l'accumulation qui nous devient sensible par la répétition de

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LE CONTE l'adverbe « puis » (pis), comme en témoigne la description du meurtre du géant du château par Jean : « I’s’lève deboute, pis i’yi sapre eune claque dans l’côté d’la tête’a main ouvarte qu’i’te l’culbute haut en bas d’sa chaise ; le sang par le nez, par les yeux, par les oreilles. I’était là, i’grouillait pus quasiment. I’s’met à r'garder. I’avait ben in anneau d’porte de cave, là. I’pousse la tab', pis i’rouv’la porte d’la cave pis i’te l'agraffe par d'ssus’a peau du cou, pis i’te l'sapre en bas dans’a cave la tête la première, pis i farme la porte ».

Dans la mesure où l'on dispose pour ce conte d'une version enregistrée, il importe de noter que le suprasegmental de l'intonation participe également du sémantisme paroxystique : lors des passages violents, la voix du conteur se fait plus tendue, plus haut perchée et plus rapide. Le passage cité renvoie à une violence brutale, explicite. Cette violence se manifeste par ailleurs à d'autres moments du texte de façon plus subtile et elle est actualisée par une syntaxe marquée par des tensions et des omissions. Le traitement des pronoms personnels est à cet égard significatif car il met en cause le statut du sujet. Il faut noter d'abord l'insistance sur le pronom de la deuxième personne du singulier, « tu » ici prononcé « toué », mis en apposition et en accusation : « Passe la porte, toué, p'tit voleur de laine pareil à ta mère ! »

Au début, le géant réduit Jean au statut de non-sujet, parlant de lui à la troisième personne en sa présence1. Lorsque Jean demande à sa mère s'il peut aller jouer avec les fils du géant, ce dernier réagit de la sorte : « C'que c'est qu'i’te d'mande, là ? «

Faisant de Jean un non-sujet. Il agira toujours de la sorte jusqu'à ce qu'il se soit emparé du ruban vert. Alors, il redonne à Jean un statut de personne, mais de personne dominée, accusée, victimisée, s'adressant à lui sur le mode impératif : « Eh, lève, lève-toué à matin ! Lève-toué à matin ! T'es pas comme de coutume à matin, hein ? Lève-toué ! »

Le réel linguistique associé au « toué » est lié à l'apostrophe, à l'invective. Ainsi, au moment du contage, le conteur est interrompu par sa femme qui veut faire remarquer aux auditeurs que son mari a raconté le même conte il y a peu de temps. Son mari l'interpelle brusquement : « Toué, tais-toué »... Le sujet se trouve donc ou bien occulté ou bien mis en accusation. Il peut aussi être dévalorisé, chosifié comme en témoigne le remplacement du pronom personnel par le démonstratif « ça ». Introduisant la princesse, le conteur dit : « Ca, c'était une princesse ».

Bref, il y a ici inscription d'un réel linguistique donné, à haute teneur d'agressivité et qui est autre chose qu'un détail dans la mesure où il structure l'univers relationnel du conte. Tous les éléments de ce conte, aussi bien, au plan structurel, l'inversion des séquences finales, que la surenchère dans la description des prouesses physiques où la syntaxe de la chosification, tous ces éléments, en plus de l'intonation du conteur contribuent à créer une tension qui ne peut se résoudre que dans la violence. C'est là une dimension essentielle du conte. Dit autrement, ce conte signifierait autrement. 1

Émile Benveniste a analysé la nature des pronoms en montrant que la notion de personne était présente uniquement pour les instances je et tu, faisant défaut dans il. Voir à cet effet « La nature des pronoms » dans Problèmes de Linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p.251-257.

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DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE… La conclusion préliminaire qu'on peut en tirer, c'est qu'une façon de parler (qui est bien davantage qu'un accent) témoigne de certains problèmes qui débordent la linguistique : on pense, entre autres au système de double négation chez les Noirs américains, à l'importance du juron au Québec, etc. Une façon de parler manifeste une certain nombre de problèmes et la réaction à ces problèmes : ici, une violence verbale rentrée qui vient à son tour orienter la démarche du conteur. 2. LE RÉEL ET LA VARIANTE L'inscription du réel est, jusqu'à un certain point, indissociable de la variante, comme on l'a montré en comparant les situations initiales des versions canadienne et européenne pour le conte Richard Crassé.. Si l'on étudie un conte aussi connu que Cendrillon et sa variante québécoise, Cendrouillonne, on se rend compte que les changements sont tels qu'on peut difficilement ne pas y voir un ou des sens différents. Selon Paul Delarue1, il y a quatre éléments fondamentaux dans Cendrillon : l'héroïne est maltraitée ; elle reçoit une aide magique ; elle rencontre un prince ; elle prouve son identité et épouse le prince. Dans Cendrillon comme dans Richard Crassé, il semble bien que ce soit au niveau de la situation initiale que la variante fasse intervenir un changement sémantique important. Alors que dans Grimm et dans Perreault, on a affaire à une héroïne bafouée par ses demi-sœurs et sa belle-mère, déjà dans les versions orales françaises, il est parfois moins question de brimades que sa belle famille ferait subir à Cendrillon que d'une mise à l'écart dont Cendrillon prendrait elle-même l'initiative. Cela demeure toutefois assez rare. Sur les trente-huit versions recensées par Paul Delarue, trente-deux font état de brimades : ou bien la ou les sœurs de Cendrillon sont méchantes ; ou bien la véritable mère ou la belle-mère persécute Cendrillon ; ou bien, sans être vraiment persécutée, Cendrillon est néanmoins astreinte aux travaux ménagers les plus durs. Dans six versions, uniquement, Cendrillon n'est pas brimée et dans une version, La belle-mère et la belle-fille, la belle-mère est au contraire un être bénéfique. Dans les versions de Cendrillon signalées en Ontario, l'héroïne est brimée. Au Québec, dans la région de la Mauricie, la version Cendrouillonne se rattache à ce courant mineur dans lequel l'héroïne n'est pas persécutée. Non seulement n'est-elle pas persécutée mais elle cumule à la fois la non-persécution et l'anthroponyme péjoratif, car il faut souligner que quoique non persécutée dans trois versions françaises, l'héroïne continue de s'appeler Cendrillon, dans les trois autres versions, elle se nomme « La Cendrouse », « Cul Cendron » et « Petit cendrier, Souillon du foyer ». Notons encore que « Cendrouillonne » n'avait pas encore été recensée. Joseph Courtés a déjà fait l'analyse des différentes connotations auxquelles renvoient les différents prénoms de l'héroïne2. Il est certain qu'entre la suffixation en « illon » et celle en « ouillon » la différence est de taille. Le diminutif « illon » loin 1

P. DELARUE et M.-L. TENEZE, Le conte populaire français. Catalogue raisonné des versions de France et des pays de langue française d'outre-mer, vol 2 : Contes merveilleux (suite), Paris, Maisonneuve-Larose, 1964. 2 J. COURTÉS, « Une lecture sémiotique de’Cendrillon' », Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Paris, 1976, p. 109-138.

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LE CONTE d'être péjoratif introduit l'idée de fragilité, de délicatesse. Il inscrit aussi l'isotopie fondamentale de la petitesse : Cendrillon est la plus petite des trois sœurs, elle est tenue pour une petite chose par sa belle-famille mais elle voit sa situation s'améliorer grâce à la reconnaissance que lui vaut son petit pied. On voit à quel point le prénom est motivé. Dans les versions populaires, le prénom est nettement plus dépréciatif et davantage encore dans « Cendrouillonne » où l'on entend « souillon ». Dans cette version québécoise, il sera d'ailleurs moins question de petitesse que de saleté et à cet effet il faut encore dire que si le motif de la petite chaussure demeure présent, il reste que si la chaussure va à Cendrouillonne, c'est moins à cause de la délicatesse rare de son pied qu'à cause du fait qu'elle est très jeune et que par conséquent, « elle ne chausse pas grand ». Cendrouillonne est sale et elle doit apprendre à se laver comme elle doit d'ailleurs tout apprendre. Sa métamorphose en jolie princesse passe par un apprentissage qui va de la salle de bain aux cours de danse. Il semble à la fin du conte qu'elle soit sur la bonne voie encore que lorsqu'on lui permet d'essayer la chaussure on lui dise de faire attention à ne pas la salir... Au bal, ou plutôt à la veillée, Cendrouillonne avoue ne pas savoir danser. Nous avons alors droit à un échange assez cocasse entre Cendrouillonne et le prince : « Fa que i part, il s'en va trouver Cendrouillonne et pis i demande si a voula y accorder ène danse avec lui, danser. - Ah, a dit, oui. Là, a jongla, a ava jamais dansé. A dit : Oui, coute donc, ça s'apprend. Fa que... - Ah ben, a dit, je vas vous avertir, j'ai pas dansé souvent. Fa que ch'ais pas si m'a m'en rappeler. En to cas, je peux tojours assèyer. - Ah, i dit, ça s'apprend ben.

Enfin, fait plus important, la Cendrouillonne du début du conte est un peu bête : on la voit successivement jouer dans la cendre par désoeuvrement, se laisser appeler Cendrouillonne sans sourciller et surtout répondre à sa marraine qui lui demande si elle veut aller veiller qu'elle « haierait peut-être pas ça » au lieu d'être désespérée de n'avoir pu y aller. Sa volonté inexistante au départ, se consolide peu à peu et le deuxième et le troisième soirs, elle sait ce qu'elle veut : retrouver le prince. A la fin, on assiste à l'effort qu'elle doit fournir pour faire entrendre sa voix, au moment de l'essai de la chaussure : « Fa que Cendrouillonne le ragârda de même. A pense que sa mârraine y ava dit : Des fois, si tu vena qu'à tenir des idées là, tu pourras le dire qu'ost-ce t'as dans l'idée, des fois, dans le besoin. »

Outre ces efforts qui apparaissent à la fois maladroits et touchants, Cendrouillonne possède des défauts qui l'humanisent : elle se montre orgueilleuse, hypocrite, menteuse et surtout rusée. Une fois transformée en princesse, Cendrouillonne fait montre d'orgueil : Ben, a dit, sais-tu, ch'u plus belle que mes soeurs, ch'u plus jolie que mes soeurs. Ah, a dit, m'a leu jouer un tour, m'a aller veiller où ce qu'i sont mais je les regârderai pas. Moé, je m'a es reconnaître, eux autres me reconnaîtront pas.

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DE L'INFORMATION À LA VALEUR : L'INSCRIPTION DU RÉEL DANS LE CONTE… Nous sommes loin de Grimm où Cendrillon va gentiment offrir des oranges à ses soeurs lors du bal. Cendrouillonne est aussi menteuse. Au prince qui lui propose de la raccompagner chez elle, elle répond : - Ah, a dit, je vous remarcie ben gros. Parce qu'a dit, j'ai in maître où ce que je reste là moé, i est ben bête. Je voudra pas qu'i vous arrivera des malheurs.

Ce qui est faux. Loin d'être méchantes, ses soeurs sont de jolies princesses qui l'invitent même à venir veiller avec elles. Cendrouillonne se montre d'ailleurs fort hypocrite avec elles. Elle se dit contente qu'elles aient eu une belle veillée et redemande des détails pour savourer sa victoire. Dans ces moments de duplicité, sa parole est semblable à celle de la mère de Jean dans Le ruban vert lorsque cette dernière cherche à savoir, pour le compte du géant, ce qui rend Jean si fort : - Ben cout donc, a dit, ch'u contente pour vous autres si vous avez fait’ène belle veillée, ça me fa plaisir. Pis y ava-tu des princes ? (Cendrouillonne) - Ah, a’dit, c'est ça. Ah ben, j'suis ben contente... (a’faisait l'hypocrite) que tu soyes fort de même, mon p'tit garçon, pis j'aurai pas d'misère avec le géant à cette heure, i'a assez peur de toué. (Le ruban vert).

La ruse me paraît néanmoins constituer la caractéristique principale de Cendrouillonne et cela parce que ce dont il s'agit principalement dans ce conte c'est de la rivalité entre trois sœurs amoureuses du même prince. Dans cette compétition, c'est la plus rusée qui l'emporte. Tout le récit de Madame Guimond est structuré en fonction de cet élément, la ruse, dont elle investit le mot « voir » (ouér) qui a au Québec une valeur polysémique. On dira ainsi « faire voir/ ne pas faire voir » pour « montrer/dissimuler » ; « n'avoir jamais rien vu » pour « être bête » ; enfin il existe un sens inquisiteur du verbe « voir » dans des expressions comme « cherche voir ce qu'on pourrait te faire ». Cendrouillonne est celle qui voit, celle qui ne montre pas qu'elle voit et celle qui est vue. Lors de la première veillée, elle est décrite par ce qu'elle ne fait pas voir : « Pis elle ben, ses soeurs, a les reconnaissa ben mais a les regârda pas. A faisa ouèr qu'a es connaissa pas pis a se quena (tenait) loin d'eux autres. »

Le lendemain, Cendrouillonne entend ses soeurs parler du prince mais « faisa ouèr qu'a es attenda pas ». Au moment où l'on essaie la chaussure, ses soeurs croient que ce n'est pas la peine de la lui faire essayer puisque Cendrouillonne « a jama rien vu ». Le prince, quant à lui est plus déférent, il lui demande « voir si a l'aimera ça l'épouser ». Le couplage est constant entre cette isotopie de la ruse inscrite dans la polysémie du mot « voir » et Cendrouillonne. Celle qui semblait être la plus bête a donc bien caché son jeu et elle a même poussé la plaisanterie jusqu'à donner des indices à ses sœurs, se permettant de les narguer lorsque celles-ci, rentrant de la veillée et la trouvant à jouer dans la cendre se montrent exaspérées. Ici, il faut savoir que sa marraine apparaît toujours à Cendrouillonne dans le foyer. « - Quiens ! i ont dit, t'as l'air fine, là. Jouer dans cendre... Qu'est-cé que ça te denne de jouer dans cendre ? - Ah ben, a dit, vous le savez pas. Ca peut me denner queuque chose de ben beau. Vous le savez pas. Jouer dans cendre, a dit, on se fa des imaginâtions, on oué toutes sortes de choses. »

Bref, la Cendrouillonne de Madame Guimond ressemble peu à la Cendrillon de Perreault et si elle partage beaucoup de caractéristiques avec les diverses 47


LE CONTE Cendrillon des versions orales françaises, il reste que l'organisation linguistique de la ruse qui s'élabore à partir d'un réel linguistique spécifique, lui est propre. En conclusion, les différences qui existent entre un conte-type et ses variantes modifient les modalités de l'action de telle sorte qu'elles obligent à reconsidérer le statut de la variante. La transformation de la situation initiale dans Richard Crassé fait état d'un changement radical de situation historique : on passe d'un état de guerre à un état de pauvreté endémique. Dès lors, la richesse prend un sens différent pour le héros ; pour celui de Grimmelshausen, il s'agit d'une richesse morale qu'une richesse matérielle vient récompenser. Pour le héros du conteur Benoît Benoît, seule importe la richesse matérielle qui pare un homme de toutes les qualités. Dans la mesure où le réel linguistique est aussi à analyser sous l'angle de ce qu'il manifeste au plan social, on voit comment dans Le ruban vert et dans Cendrouillonne il investit le conte de sens nouveaux en relation étroite avec un vécu linguistique et social. Enfin, ce qui me paraît le plus important, l'analyse de ces différences attire notre attention sur le rôle prépondérant du conteur dans toute littérature orale. DE GRANDPRE Chantal Université de Lyon II

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LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES

Le conte type 1650 de l'index d'Aarne-Thompson, qui porte le titre Les trois frères chanceux, est classé parmi les contes facétieux (« Schwank »), raconte comment trois frères héritent de trois objets qui, en France, sont presque toujours un coq, une faucille et un chat ; en Finlande le choix est plus varié et comprend par exemple un treuil à main, un moulin à bras, un instrument de musique, un chat et une tondeuse à mouton. Les frères arrivent l'un après l'autre dans un pays où l'objet en leur possession est inconnu ce qui leur permet de le vendre cher, ou bien ils trouvent le moyen de s'en servir avec ingéniosité dans une situation inattendue pour s'enrichir ainsi. Ce conte assez simple est connu dans l'Europe entière, même si les versions recueillies sont beaucoup plus nombreuses dans certains pays que dans d'autres1. Dans ce qui suit, nous allons présenter d'abord brièvement les versions françaises et décrire ensuite plus en détail les versions finnoises. La confrontation des deux groupes de contes n'a d'autre fonction que de faire ressortir les particularités des versions des deux pays et de faire voir combien un seul et même conte peut changer de physionomie en changeant de pays et de civilisation. La première attestation connue des Trois frères est écrite et se trouve dans une oeuvre littéraire du début du XVIe siècle, Le grand parangon des nouvelles nouvelles du champenois Nicolas de Troyes. Comme l'auteur s'inspire abondamment de ses lectures, il est probable qu'il n'a pas non plus inventé ce récit de toutes pièces, mais qu'il l'a entendu lors d'un de ses nombreux voyages2. Les versions orales attestées des Trois frères chanceux en France sont, d'après Paul Delarue3, au nombre de 28, mais à ce chiffre il faut ajouter au moins les versions recueillies ultérieurement par Charles Joisten : elles portent le nombre à une bonne trentaine. Il est préférable, nous semble-t-il, de ne pas donner de chiffre exact, car l'identification de ce conte n'est pas toujours chose facile, et on peut ne pas être d'accord sur les critères d'après lesquels certains contes-occurrences sont inclus dans ce type plutôt que dans un autre. - Malheureusement il ne nous a pas été possible de consulter toutes les versions françaises et, de plus, nous avons travaillé seulement sur 1 Voir Aarne-Thompson : The Types of the Folktale, FFC 184, Helsinki 1961, p. 470. On y cite par ex. 28 versions irlandaises, 7 versions flamandes, 3 versions allemandes et 3 versions canadiennes. 2 Voir l'introduction d'Emile Mabile à son édition du Grand parangon des nouvelles nouvelles, Bruxelles-Paris 1866, p. VI. 3 Voir ses commentaires aux Contes de Gascogne d'A. Perbosc, Paris 1954, p. 287.

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LE CONTE des textes qui ont été imprimés. Le dépouillement des recueils de contes disponibles à la Bibliothèque Nationale de Paris a donné comme résultat douze versions intégrales1 et neuf versions résumées ou seulement attestées2. Les deux versions les plus anciennes de notre corpus, qui sont l'une bretonne et l'autre picarde, ont été recueillies en 1879 ; les versions les plus récentes ont été recueillies en Dauphiné dans les années 1950. Géographiquement, elles se répartissent dans les Ardennes, en Champagne, en Picardie, en Dauphiné, en Bretagne (où les versions relevées sont les plus nombreuses) et en Gascogne. Il y a donc un vide dans le Centre ainsi que dans le Midi (à part la Gascogne). Certaines des versions orales françaises suivent de si près le récit de Nicolas de Troyes qu'il faut supposer un lien plus ou moins direct entre la version écrite et orale3. Pour résumer en quelques mots le contenu du récit de l'auteur champenois, souvent cité mais apparemment peu lu, il suffira d'en donner le titre complet : D'un bonhomme qui avoit trois fils et qui en mourant ne leur laissa qu'ung coq, ung chat et une faucille, et comment il arriva cependant que lesdits enfants devinrent tous riches ainsi que la conclusion qui offre une interprétation quelque peu moralisante des faits narrés : Et par ainsy vous pouvez veoir et congnoistre comme ces trois frères cy pour estre diligents en leurs affaires et non paresseux parvindrent à avoir de grans biens innumérables avec la peine qu'ils y prindrent4. Comme l'indique le titre du conte, les protagonistes sont en principe au nombre de trois, mais dans les versions orales, ils peuvent tout aussi bien être quatre5 ou deux6 ; il arrive même qu'il n'y en ait qu'un seul : Il y avait une fois un pauvre paysan qui mourut ; ses trois fils se partagèrent son maigre héritage, et le plus jeune, ainsi que cela a lieu souvent, n'eut pas la meilleure part. Tout son lot se composait d'une faucille, d'un coq et d'un ribot, ou si vous aimez mieux, d'un pilon à faire le beurre. (Revue des Traditions Populaires, tome XI, 1896, p. 237).

L'héritage se compose normalement, comme nous venons de le voir, d'un coq, d'un chat et d'une faucille ; cette combinaison se trouve dans cinq versions intégrales 1 Nous les citons dans l'ordre de la parution : E. H. Carnoy : Littérature orale de la Picardie, Paris 1883, p. 283-92 (Coll. Les littératures populaires de toutes les Nations, t. XIII) ; F. M. Luzel : Contes Populaires de Basse-Bretagne, tome II, Paris 1887, p. 195-200 ; la variante des « Trois frères » a été annotée le 15 novembre 1888 ; A. Meyrac : Traditions, coutumes, légendes et contes des Ardennes, Charleville 1890, p. 505-9 ; Revue de Bretagne, septembre 1892, t. VIII, p. 213-3 ; Revue des Traditions Populaires, tome VI, 1896, p. 237-9 : A. Perbosc : op. cit., p. 205 -7 ; A. de Félice : Contes de Haute-Bretagne, Paris 1954, p. 168-71 ; G. Massignon : Contes traditionnels des teilleurs de lin du Trégor, Paris 1965, p. 201-2 ; Ch. Thibault : Contes de Champagne, Paris 1960, p. 41-6 ; Ch. Joisten : Contes populaires du Dauphiné, t. II, Grenoble 1971, p. 159-66. 2 P. Sébillot : Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. II, Paris 1882, p. 139 (les versions résumées sont au nombre de deux) ; Revue des Traditions Populaires t. IX, 1884, p. 278 ; id. tome XI, 1986, p. 237, note 1 (y sont citées trois variantes publiées par P. Sébillot, mais auxquelles nous n'avons pas eu accès) ; Joisten, op. cit., donne une version résumée (p. 161) et trois « fragments et attestations » (p. 161-2) de notre conte. 3 Voir G. Massignon, op. cit., p. 228 et Ch. Thibault, op. cit., p. 270. 4 op. cit., p. 74 et 82. 5 C'est la cas dans la variante publiée par A. de Félice. 6 Voir la variante parue dans la Revue des Trad. Pop., 1896.

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LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES et quatre versions résumées. Par ailleurs, les protagonistes héritent aussi d'une échelle, d'une brouette et d'un sac. Leur départ dans le monde connaît toutes les variations possibles : quelquefois ils restent ensemble tout le temps ; quelquefois ils partent ensemble, mais se séparent à un carrefour ; il arrive aussi que les départs se succèdent : l'un ne s'en va qu'après le retour de l'autre. Les garçons entretiennent le plus souvent des rapports amicaux entre eux et vont jusqu'à s'entraider et se donner des conseils. Il est rare qu'il y ait de l'antagonisme entre eux, mais peut-être est-il loisible d'en voir une trace dans la version gasconne, où le cadet dit en rentrant : - Eh bien, moi, j'ai fait une plus belle fortune que vous ! (Perbosc, p. 207)

réplique qui peut être interprétée comme une revanche du plus petit sur ses aînés. Plus intéressante de ce point de vue est une des versions bretonnes où le père donne à l'aîné le moulin et aux autres un coq, une échelle et un chat. Le sort de l'aîné est enviable : Celui qui avait le moulin, qu'était le mieux partagé, le moulin ne marchait plus, alors il ne pouvait plus vivre. Il fut obligé de quitter son moulin et de partir et ses frères vivaient comme trois millionnaires après, puisque ils avaient de l'argent à pleines poches. (de Félice, p. 171)

Même dans certaines versions finnoises, celui qui, au départ, est le mieux loti, finit dans la misère, et on pourrait éventuellement interpréter cela dans le même sens que la parabole sur les talents : celui qui ne fait pas d'efforts, mais se met à se reposer sur ses lauriers, ne mérite pas d'être bien traité par le destin. Dans l'histoire des Trois frères peuvent s'enchâsser d'autres contes types1, mais en général cela ne la rend pas méconnaissable ni n'en altère la structure de base. Par contre, nous voyons une altération importante dans la version ardennaise où les frères n'héritent de rien, mais cherchent des moyens pour sortir de la misère : - Père ! si tu savais le beau rêve que j'ai fait cette nuit ! - Ah ! et qu'as-tu donc rêvé, garçon ? (_) - Tu sais bien qu'un jour, M. le curé nous avait prêté un beau livre où j'ai lu qu'en certain pays on faisait la moisson avec une arbalète. - Une arbalète ! Et comment ça ? - Voici : quand les blés sont mûrs, les gens de ce pays prennent leur arbalète et tirent sur les épis. A mesure qu'ils tombent, ils les mettent à côté les uns des autres et les enlèvent quand ils sont en gros tas ; ainsi se fait la récolte. Mais j'ai idée que si je vais dans ce pays avec des faucilles, je les vendrai le prix que je voudrais, et qu'alors, en peu de temps, je reviendrai riche _ (Meyrac, p. 515).

Le songe de l'aîné pêche contre la logique du récit qui veut que les frères ignorent à priori l'usage qu'ils peuvent faire de l'objet en leur possession, ce qui toutefois ne les empêche pas de le promener à travers le monde. Par la suite, ils sont récompensés de leur persévérance. Que les garçons soient préalablement informés de l'existence d'un pays où un certain objet est inconnu, non seulement diminue ou rend nul leur mérite, mais apporte surtout une distorsion à la structure du conte, à laquelle les prolepses ou anticipations temporelles sont étrangères. La narration suit et doit suivre l'ordre dans lequel les événements ont lieu. Relevons en passant que du point de vue qui est le nôtre, la façon dont les frères Grimm débutent leur version à eux, est particulièrement maladroite : 1 par ex. le n° 551 de l'index d'Aarne-Thompson.

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LE CONTE Ein Vater liess einmal seine drei Söhne vor sich kommen, und schenkte dem ersten einen Hahn, dem zweiten eine Gense, dem dritten eine Katze. (_) was ich euch jetzt gebe, scheint wenig werth, es kommt aber bloss darauf an, dass ihr es verständig anwendet ; sucht euch nur ein Land, wo dergleichen Dinge noch unbekannt sind, so ist euer Glück gemacht1.

Dans le passage de la version ardennaise cité ci-dessus, le pluriel « des faucilles » est à noter : nous avons affaire ici plutôt à un colporteur qu'à l'un des protagonistes des Trois frères qui, eux, n'ont qu'un exemplaire de chaque objet. Après cette présentation succincte, nous allons maintenant nous arrêter sur un détail significatif, commun à toutes les versions françaises, à savoir la présence du coq ou d'un autre objet ayant plus ou moins la même fonction, comme les chevaux, le char et la brouette. Nous prenons comme point de départ les versions picarde et champenoise qui, du point de vue qui nous intéresse ici, sont les plus explicites. Dans la version picarde, le protagoniste finit par se trouver avec son coq dans un pays où le jour n'arrive qu'à condition qu'on aille le chercher avec un char. A son grand émerveillement, il voit partir du château royal « _ un char immense traîné par de grands chevaux noirs. Ce char partait dans la direction du Levant. - Où va ce chariot ? demanda-t-il. (_) - Où il va ? Mais perdez-vous l'esprit ? Il va chercher le jour, qui sans cela ne reviendrait pas » (Carnoy, p. 287). Les choses ne se passent pas tout à fait de la même façon dans la version champenoise qui met en scène un pays sans horloges. Le protagoniste s'installe au palais royal et, après la tombée de la nuit, fait chanter son coq toutes les deux heures. A chaque fois le roi demande ce que la bête dit. Voici les réponses du garçon : (à minuit) « elle dit qu'il est temps d'étriller les chevaux et de leur donner de l'avoine ». A deux heures, « elle dit qu'il est temps de seller les chevaux, à commencer par le plus grand ». A quatre heures elle annonce « que le jour vient de monter sur le grand cheval » et, enfin, à six heures, « que le jour arrive et qu'il faut ouvrir les volets pour le recevoir » (Thibault, p. 42-3). Les références mythologiques des deux versions sont évidentes et concordent aussi avec les données d'autres contes populaires français, mises en évidence par M. Courtés. Dans la mythologie gréco-romaine, aussi bien Hélios, représentation divine du soleil, que sa soeur Ejos, personnification de l'Aurore, se promènent dans un char traîné par des chevaux rapides2. Les chevaux dont il est question dans les réponses du garçon, sont les chevaux du Soleil qu'il faut préparer pour la course du lendemain, bien que le roi ne le comprenne pas et fasse seller les siens. Les deux éléments nécessaires pour que le jour se lève, sont le char et les chevaux, tandis que le rôle du coq n'est que d'annoncer qu'il faut commencer les préparatifs pour le départ imminent. Sa présence n'est qu'un prétexte ; une version dans laquelle le coq ne figure pas prouve qu'il est possible de se passer complètement de lui. Le protagoniste est en train de pousser une brouettte - l'objet dont il y a hérité - au milieu de la nuit, quand il rencontre une vieille femme en pleurs et dans un état d'épuisement extrême : - Ah mon ami, dit-elle, secourez-moi, je vais mourir dans une heure, si je n'ai pas vu l'aube qui me sauverait. Prenez-moi sur votre brouette, je verrai l'aube avant une heure, et je ne mourrai pas. (Quercy, p. 198). 1 Kinder- und Hausmärchen, gesammelt durch die Brüder Grimm, Göttingen 18435, p. 431. 2 Voir Pauly-Wissova : Real-Encyclopädie des classischen altertumswissenschaft, tome VI, Stuttgart 1905, 2668 sqq. et tome VIII, Stuttgart 1913, 58 sqq.

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LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES Le garçon s'exécute et en apercevant l'aube la vieille se redresse toute seule et redevient jeune et belle. En elle il faut donc voir le jour mourant, dont la renaissance n'est possible que si l'aube lui ouvre la voie. La quête du jour est plus prosaïque dans les versions où le protagoniste n'arrive pas à un palais royal, mais à une modeste ferme. Il n'est plus question de « char immense », ni de « grands chevaux » : les gens doivent effectuer la quête à pied, en poussant une charrette. Nous avons donc affaire à une transformation de la « perspective mythique en un point de vue rationalisante », pour le dire avec les mots de M. Courtés1. Le jour, ou la lumière, est compris ici comme une matière concrète dont il va falloir remplir la charrette, et, dans quelques autres versions, des sacs, voire des bidons. Cela explique aussi pourquoi une version bretonne ne parle pas de « charrette », mais de « charretée » : voilà le moyen de transport devenu une mesure ! Revenons encore au coq. A en juger d'après certaines versions que nous considérons comme altérées, on a eu du mal à justifier sa présence à côté des chars et des chevaux. Ces derniers ont donc été supprimés, ce qui rend plus direct le lien entre le coq et le jour. Ils ont été assimilés l'un à l'autre, si bien que dans une version résumée par Sébillot le possesseur du coq dit que « sa bête a le jour dans le gosier »2. Dans quelques versions dauphinoises (Joisten, p. 161) il est même question d'un pays sans coq où il ne fait jamais jour avant que le garçon ne s'y rende et fasse arriver le jour avec le chant du coq. Nous interrompons ici cette direction d'investigation tout en constatant qu'on pourrait aller plus loin encore : de nouvelles perspectives s'ouvrent pour l'analyse des Trois frères quand on se rappelle les rapprochements faits par M. Courtés entre la lune et la figure du chat3, bête qui fait partie elle aussi de l'héritage des frères. Quant à la faucille, c'est un objet particulièrement riche en connotations. Voici ce qu'en dit, entre autres, le Dictionnaire des symboles : « 1. La faucille (_) est l'attribut de plusieurs divinités agricoles, comme Saturne et Silvain. Les armes recourbées sont en général en rapport avec le symbolisme lunaire et avec celui de la fécondité : signe de féminité. Elle symboliserait ainsi le cycle des moissons qui se renouvellent ; la mort est l'espoir des renaissances. 2. On connaît l'usage rituel de la faucille d'or chez les Celtes, pour la récolte du gui, symbole d'immortalité. L'art celte stylise d'ailleurs en forme de faucille la queue du coq, animal solaire. On assiste ici à un renversement complet du symbole qui, de lunaire, devient solaire. (_) 4. Instrument de la moisson, la faucille devient normalement l'attribut de Cérès, déesse des moissons _ Entre les mains de Saturne, la faucille devient _ le symbole de ce qui tranche la vie, comme le temps, celle de la tige de blé et celle de l'homme : elle est l'image de la mort. »4 - Jour et nuit, vie et mort : est-ce de ces notions fondamentales qu'il est question dans notre modeste conte ? En tout cas, on peut affirmer déjà à partir de ces données que le conte facétieux, bien que considéré 1 J. Courtés : Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris 1986, p. 190. 2 Traditions et Superstitions _, p. 139. 3 op. cit., 223. 4 J. Chevalier-A. Gheerbrant : Dictionnaire des Symboles, tome II, Paris 1973, p. 300-1.

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LE CONTE souvent comme parent pauvre du conte merveilleux, n'est pas dépourvu non plus de symboles de toutes sortes. Malgré l'affimation de Charles Thibault que les Trois frères sont particulièrement appréciés en France, « seul pays où l'on ait connaissance de versions nombreuses »1, ce conte est beaucoup plus répandu en Finlande qu'en France. Dans son Finnische Märchenvarianten, paru dès 1911, Antti Aarne en cite 140 versions auxquelles viennent s'ajouter encore une dizaine de versions recueillies après cette date. En faisant la recension de ces versions manuscrites, toutes conservées aux Archives de la Société de Littérature Finnoise à Helsinki, nous avons constaté que 35 ne sont qu'attestées : le collecteur s'est contenté de prendre note des objets hérités et, quelquefois, de certaines autres particularités. Comme l'inclusion de certaines versions sous le type 1650 est discutable, on peut donc affirmer, si l'on veut être prudent, que les versions intégrales finnoises ne dépassent guère la centaine. Les périodes pendant lesquelles les versions ont été recueillies sont précisément celles qui ont vu se développer l'intérêt pour la collecte des contes populaires en Finlande : les premières attestations (au nombre de cinq) sont des années 1840 ; la décennie suivante on en recueille neuf autres, tandis que pendant les années 1860 et 1870, le travail de collecte connaît un creux et aucun exemplaire des Trois frères n'a été recueilli. En Finlande, l'âge d'or du conte populaire est plus court - mais plus intense - qu'en France : il commence chez nous une dizaine d'années plus tard, vers 1880, pour prendre fin déjà vers 19002. Comme on peut s'y attendre, la majorité des versions datent de cette période : une soixantaine de versions intégrales proviennent des années 1880, une trentaine de la décennie suivante. Pendant les premières décennies du XXe siècle, on note encore quelques rares versions, dont la dernière est de 19433. - Relevons en passant un détail curieux : le savant Kaarle Krohn, qui s'est occupé de la collecte des contes pendant une période qui va de 1881 à 1885 et auquel nous devons quelque 20.000 variantes de contes populaires, a noté à lui seul 19 versions intégrales des Trois frères ; de plus les versions résumées lui sont toutes dues. La diffusion des Trois frères est très importante surtout à l'est et à l'ouest de la région du centre de la Finlande. Plus on va vers le nord, moins nombreuses sont les attestations, dont la plus septentrionale a été faite aux latitudes de la ville d'Oulu4. Comme en France, ce conte débute par le partage des biens paternels. Les objets hérités sont d'une grande diversité et les hapax de toute sorte ne manquent pas. Le coq des versions françaises a complètement disparu et la faucille n'apparaît qu'une fois5 ; l'échelle qu'on trouve quelquefois dans les versions françaises, a un emploi particulier, car à une exception près, elle ne se trouve que dans des variantes obscènes. 1 Thibault, op. cit., p. 271. 2 Voir P. Delarue : Le Conte populaire français, I Paris 1957, p. 30 et P.-L. Rausmaa : Suomalaiset Kansansadut I, SKS : n toimituksia 302, Helsinki 1972, p. 43. 3 Kärki 1844 (1943) ; les mss. sont cités d'après le nom du collecteur ; le numéro entre parenthèses indique l'année où la version a été recueillie. 4 Le village en question s'appelle Paltamo. 5 Tarkkanen 38 (1885).

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LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES - Un examen plus détaillé fait pourtant voir que la façon dont ces objets sont groupés n'est pas arbitraire. D'une part, nous avons la série moulin à bras-treuil à main1- instrument de musique (c'est ce dernier qui tend à disparaître quand les protagonistes sont deux et non trois) et, d'autre part, la série chat-tondeuse à moutontreuil à main, qui normalement reste complète. Nous avons compté 55 occurrences de variantes avec la première série d'objets (à 2 ou à 3 protagonistes) et 36 avec la seconde. Les héritages du type mixte, par exemple chat-treuil à main- instrument de musique, sont rares (10 occurrences). Géographiquement le premier type prédomine nettement sur la côte sud-ouest, les deux types coexistent dans le centre, mais aussi bien au nord-ouest qu'au nord-est il y a une zone à prédominance du type chattondeuse-treuil. La différence la plus nette entre les versions françaises et finnoises des Trois frères ne consiste pas seulement dans la nature des objets hérités, mais aussi dans le fait qu'en Finlande s'enchâssent dans ce conte une série d'épisodes qu'on ne rencontre pas en France, du moins dans ce contexte. Les aventures supplémentaires sont exclusivement le lot de celui des frères - en général c'est le cadet - auquel échoit le treuil. Il se rend au bord d'un lac pour commencer à faire tourner son engin (il est peut-être utile de rappeler que les pêcheurs se servent d'un treuil pour faire sortir le filet à poissons du lac). Quand l'ondine vient lui demander ce qu'il fait, il répond qu'il est en train d'assècher le lac. Pour l'en empêcher, l'ondine dit à son fils d'engager une compétition avec le garçon et de lui promettre que le gagnant aura le lac avec tous ses trésors. Or le cadet l'emporte toujours, car il recourt à des ruses et envoie quelqu'un d'autre à sa place se mesurer avec l'adversaire. Nous retrouvons ici l'opposition faible, mais rusé vs fort, mais stupide, si souvent exploitée par le conte populaire. Le nombre des compétitions varie d'un à cinq, mais le plus souvent, elles sont au nombre de trois et observent une tripartition spatiale assez intéressante ; il s'agit d'abord de jeter un objet lourd aussi haut que possible, ensuite d'entamer une course dans la forêt - action qui se déroule horizontalement - et, en dernier lieu, de lutter contre celui qui est censé être le vieux père du garçon, à savoir l'ours, lequel non seulement jette son adversaire par terre avec tant de force qu'un trou se forme dans le sol, mais qui - étant donné qu'il le croit mort - commence aussi à lui creuser une tombe. Dans les contes populaires finnois, ces épisodes forment des chaînes aux maillons interchangeables : il est en effet facile de les combiner et de les multiplier à souhait. De pareilles histoires se rencontrent aussi et surtout indépendamment des Trois frères2. Les protagonistes sont alors Matti, le héros rusé des contes populaires, et l'ogre ou le diable qui tous les deux se laissent facilement duper. - Dans les Trois frères l'épisode de l'assèchement du lac est donc celui qui est le plus susceptible d'être amplifié ; il y en a pour ainsi dire une version courte et une version longue. Ou bien l'ondine promet tout de suite de céder ses richesses au garçon, qui cesse alors de faire tourner le treuil, ou bien entre l'apparition de l'ondine et la récompense donnée au garçon est enchâssée une série de compétitions. Les versions courtes sont de loin 1 Le treuil a comme variante un paquet d'écorces que le protagoniste met dans l'eau pour les rendre moins dures ; il dit à l'ondine qu'il va en tresser une corde avec laquelle il va fermer le lac comme une bourse à coulant. 2 Dans l'index de Aarne-Thompson, ils ont été rangés sous le titre « Contest between Man and Ogre » et portent les numéros allant de 1060 à 1114.

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LE CONTE les moins nombreuses et elles viennent surtout de l'ouest ; plus on va vers l'est, et plus nette est la tendance à multiplier les épisodes supplémentaires. Les richesses acquises grâce à l'héritage sont, dans un sens, directement proportionnelles aux objets hérités. Celui qui possède le chat, demande en échange un morceau d'or de la même taille que la bête ; si, par contre, on lui donne de l'argent, il dresse le chat sur ses pattes de derrière et en demande un tas aussi haut que le chat1. Moins ingénieux est le pauvre hère qui couche l'animal sur le dos et lui fait dresser les pattes pour montrer à quelle hauteur le tas d'argent doit arriver2. On se sert de la même façon de la tondeuse à mouton : le protagoniste la met dans la position verticale et demande qu'elle soit couverte d'or ou d'argent3. L'idée que le narrateur se fait de la richesse varie. Quand elle est à peu près réaliste (ce qui est rare), les objets sont échangés contre du blé et d'autres biens de consommation4. Mais la plupart du temps on renchérit sur la quantité d'or et d'argent gagnée par les frères ; que l'acquéreur éventuel soit en mesure de payer la somme demandée semble tout à fait naturel au narrateur qui constate laconiquement : « c'était une maison riche »5. Notons toutefois que contrairement à ce qui se passe dans le conte merveilleux, il n'est jamais question ni d'attelages somptueux, ni de vêtements luxueux, ni de palais en or6. Cela ne veut pas dire que le narrateur ne reste rêveur devant tant de richesses ; dans les contes provenant de l'ouest, les protagonistes reçoivent tellement d'argent qu'ils peuvent le mesurer avec un quartaut7. Il est évident qu'à un niveau très immédiat, ce conte exprime le désir de trouver un moyen facile de s'enrichir, de voir sa propre condition de pauvre changer de fond en comble. Le modeste héritage équivaut à un billet de loterie qui, s'il a de la chance, peut rendre son propriétaire démesurément riche. A ce propos, nous citons encore quelques commentaires sur lesquels se clôt le conte : « ainsi le pauvre devient riche » ; « ainsi les frères s'enrichirent sans peine » ; « ainsi ils devinrent riches avec un héritage modeste » ; on ne peut que souscrire au commentaire suivant : « et moi, j'ai connu cet homme et je me suis demandé pourquoi tout le monde n'a pas autant de chance que lui »8. Les rapports entre les frères ne sont pas commentés dans toutes les versions, mais quand il en est question, la situation est la même que dans le conte populaire en général, c'est-à-dire qu'au départ le cadet est bien moins loti que les deux autres. Il arrive même qu'il reste sans héritage et ne trouve l'objet grâce auquel il s'enrichira que par hasard9. Dans les variantes qui commencent par : « Il y avait une fois trois 1 Par ex. Tommila a) 15 (1889-91) et Kajander a) 40 (1903). 2 Krohn a) 1953 (s. a.). 3 par ex. Lilius 495 a) (1888). 4 Lilius 774 (1891). 5 Tommila a) 15 (1889-91). 6 Une exception : la variante annotée par Siitonen KRK 10 : 2a (1935) où il est question d'un palais en cuivre, d'un palais en argent et d'un palais en or. 7 par ex. Krohn b) 821 (s. a.) et Seppälä a) 64 (1925). 8 Saarimaa 49 (1910). 9 Rapola 18 (1882).

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LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES frères, dont deux sages et un fou »1, il est sous-entendu que le fou, c'est le cadet. Qu'il ne mérite pas ce sobriquet, est démontré par la suite des événements : non seulement le cadet, appelé aussi Cendrillon2, devient plus riche que les autres, mais le cas échéant il se venge de ses frères ou les humilie soit en leur donnant un conseil qui les ruinera, soit en les engageant à son service après qu'ils sont redevenus pauvres. Quand il y a antagonisme entre les frères - trait qu'on rencontre seulement à l'ouest, les occurrences ne dépassent pas la dizaine - c'est donc le plus jeune qui l'emporte. Il est à noter que son comportement n'est pas gratuit, mais qu'il s'agit toujours d'une réaction aux abus de ses aînés. - Il a récemment été proposé une explication au fait que les protagonistes du conte populaire sont souvent au nombre de trois ; cela représenterait les différentes phases dans le développement d'un enfant3. Ainsi ce qui ne réussit pas ou ne réussit qu'à moitié aux deux aînés, autrement dit au protagoniste qui n'a pas encore atteint la maturité, est accompli avec succès par le cadet, à savoir le héros devenu adulte. Sans prendre parti pour ou contre cette interprétation, on peut en tout cas constater que notre conte ne la contredit pas. Voyons maintenant de plus près les versions où les objets hérités sont un moulin à bras, un instrument de musique et un treuil à main. Il y a une présupposition réciproque entre l'objet hérité et l'endroit où son possesseur s'en servira. Qui a le moulin à bras ou l'instrument de musique, va dans une grange-séchoir, quelquefois aussi dans un sauna. Il faut que le lieu choisi soit de nature à être vide pendant la nuit et qu'il y ait une poutre ou un autre lieu élevé sur lequel le protagoniste puisse s'installer. Les tabous défendant de fréquenter les saunas ou les granges tard le soir ou pendant la nuit étaient universellement connus en Finlande il y a quelques dizaines d'années encore. D'après une croyance populaire répandue, chaque maison, voire chaque pièce avait son propre esprit et ceux des saunas et des granges n'aimaient pas à être dérangés nuitamment : celui qui se hasardait « chez eux » était invité par une voix à s'en aller. S'il n'obéissait pas, il se voyait expulser par une force invisible4. Lorsque le possesseur du moulin à bras va se coucher dans une grange, c'est qu'il n'a pas le choix et, en même temps, qu'il cherche aventure. Il s'installe donc sur une poutre avec son moulin. Quelque temps après des voleurs pénètrent dans la grange dans l'intention d'y partager leur butin. Ils sont certains de ne pas être dérangés, puisque les honnêtes gens ne passent pas leur nuit dans un endroit pareil. Quand le garçon fait sonner les meules, ils prennent peur et s'enfuient en croyant que Dieu fait tomber sa vengeance sur eux. Le garçon n'a pas de scrupules à s'emparer du butin ; dans une version il se dit même : « comme c'est de l'argent volé, je peux bien le prendre »5. - Le frère avec un instrument de musique - il s'agit toujours d'un 1 Krohn a) 17307 (s. a.) 2 Puttila 96 (1889-91). 3 Voir Tor-Björn et Vilja Hägglund : Lohikäärmetaistelu, Mänttä 1985, p. 74. 4 Mäkinen 225, Holmberg 96, Hovila KRK 1 : 9, etc. ; l'indication renvoie aux manuscrits des Archives de la Société de Littérature Finnoise contenant cette information ; ce sont des collectes de croyances populaires inédites. 5 Savokarjalainen Osakunta a) 45 (1887).

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LE CONTE instrument à cordes, comme le violon ou le « kantele » - va lui aussi dans une grange ou un sauna et se met à en jouer, ce qui attire les loups. Une fois que les bêtes ont rempli les lieux, il ferme la porte avec un système qu'il a mis en place auparavant. Sur ces entrefaites, de riches bourgeois ou d'autres gens bien nantis, entendant hurler les loups, viennent voir ce qui se passe. Quand ils ouvrent la porte, les loups se précipitent dehors ; le garçon explique alors aux intrus qu'il était en train de les dresser pour un personnage de haut rang (roi, tsar) qui ne manquera pas de punir sévèrement ceux qui ont laissé échapper les bêtes. Il promet quand même d'assumer toute la responsabilité si les vrais coupables lui cèdent tous les biens qu'ils ont avec eux, ce qu'ils ne tardent pas à faire. Dans les deux épisodes l'opposition essentielle est celle de haut vs bas : le garçon est en haut ce qui, dans le premier cas, lui permet de rester invisible et, dans le second, lui évite d'être dévoré par les loups. Le possesseur du moulin ignore probablement la nature de l'aventure qui l'attend, bien qu'il y ait, dans quelques variantes, des indices permettant d'affirmer le contraire. Celui qui est muni d'un violon doit par contre avoir une idée claire de ce qui va se passer, encore que le narrateur ne le dise pas. On peut se demander pourquoi le son du violon est censé attirer les loups ; il est improbable que le garçon se croie un nouvel Orphée même si, dans une ou deux variantes, son instrument est une harpe. Nous n'avons trouvé nulle part de renseignements concernant ce détail, mais dans six versions le narrateur a jugé utile d'expliquer le comportement des loups en disant qu'ils prennent le son du violon pour des cris de cochon. Comme ils en sont gourmands, l'espoir d'un butin succulent les fait se précipiter dans la grange. - Les choses se passent d'une façon plus compliquée dans une version où la fonction du violon n'a pas été comprise : avant de s'installer dans la grange, le violoniste vole un petit cochon ; ensuite il le fait crier et ne se met à jouer que quand la grange s'est remplie de loups1. - Celui qui a hérité d'un treuil se dirige vers un lac et se met, comme nous l'avons vu, à l'assècher. Cet épisode a un caractère moins réaliste que les autres, ce qui n'est pas tellement dû à l'introduction de l'ondine dans le récit - sa présence dans le lac est tout à fait naturelle, car d'après les croyances populaires, chaque étang, cours d'eau etc. avait son propre esprit2 - qu'aux compétitions auxquelles le cadet est invité à participer. En ce qui concerne les richesses de l'ondine, qui lui sont cédées en fin de compte, leur provenance s'explique par les offrandes que faisaient les pêcheurs pour obtenir une pêche abondante : dans ce but, on avait l'habitude de jeter des pièces de monnaie dans l'eau3. Ce qui rend l'épisode en question particulièrement intéressant, c'est qu'il restitue aux versions finnoises un aspect mythique qui, avec la disparition du coq, est devenu inexistant. Que le cadet se mette à assécher le lac, n'est pas dû au hasard : il sait bien ce qu'il veut. Il agit de la même façon que les pêcheurs quand la pêche était mauvaise : ils proféraient des menaces contre l'ondine en disant que si elle ne leur donnait pas de poissons, ils allaient préparer un filet avec lequel ils la tireraient hors du lac4. La fonction du treuil est la même que celle du filet : il vise à 1 Suomi III, 6, p. 36. 2 par ex. Gummerus-Ranni 850 (1890). 3 par ex. Hänninen 24 (1936). 4 par ex. Moilanen 2767 (1937).

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LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES mettre l'ondine à la merci du garçon. Il est frappant qu'au lieu d'essayer de capter la bienveillance de l'esprit du lac, on le menace - comportement diamétralement opposé à celui observé normalement avec les êtres surnaturels. La participation d'un esprit aux aventures d'un des frères ne se limite pas à l'épisode avec l'ondine. Dans une variante très significative à nos yeux1, chacun des protagonistes a affaire à des esprits. L'aîné, qui hérite d'une meule, commence à affiler des couteaux dans une grange. Le bruit déplaît à l'esprit du lieu, mais le garçon ne s'arrête pas avant de recevoir un quartaut d'argent. Le puîné se met à jouer du violon dans un fenil et dérange tellement l'esprit qui y habite que ce dernier lui promet un quartaut d'or s'il ne joue plus. Le cadet a plus de chance encore, car l'ondine lui fait cadeau de trois quartauts d'or. - Voilà donc attesté le lien que nous avons supposé entre le lieu où l'aventure se passe et l'esprit qui y règne, esprit qui n'est pas particulièrement bienveillant, mais qui considère le silence comme un bien tellement précieux qu'il est prêt à de grands sacrifices matériels pour se le garantir. Considérons maintenant brièvement les versions dont l'héritage est un chat, une tondeuse et un treuil. Elles ressemblent évidemment davantage aux versions françaises des Trois frères que ne font celles dont il vient d'être question. Après avoir marché longuement, l'aîné avec son chat demande la permission de passer la nuit dans une ferme qui se trouve être infestée par les rats. La permission lui est accordée, mais faute de place on le conduit soit dans une grange avoisinante, soit dans une pièce inhabitée et on le met en garde contre les rats. Le lendemain matin, les gens de la maison se demandent s'il est encore en vie (dans quelques variantes, ils s'apprêtent même à jeter les os du défunt sur le fumier) ; à leur grand étonnement, ils trouvent le garçon en train de dormir tranquillement tandis que le chat, après avoir mangé des rats à satiété, a aligné le reste de son énorme butin en plusieurs rangées. Ensuite c'est au puîné de partir chercher fortune avec la tondeuse, qui manifestement s'est substituée à la faucille des versions françaises (on se demande d'ailleurs pourquoi, la faucille étant un objet aussi courant dans les deux pays). Tout comme son frère aîné, il a vite fait de trouver des acquéreurs éventuels pour son héritage qui lui vaut une richesse considérable. L'aventure du cadet, l'héritier du treuil, est toujours identique, quelques soient les objets échus à ses frères. A cause de sa faculté de s'attacher au deux séries de variantes, l'épisode de l'assèchement du lac est en effet moins conditionné par le contexte et donc plus indépendant que les deux autres et son cachet particulier est rendu plus évident encore par sa capacité de contenir des épisodes enchâssés. Quand on considère l'ensemble des versions finnoises et françaises, on constate qu'il y a une présupposition forte entre l'héritage et les aventures qui attendent les héritiers. Les variantes que nous appellons « aux héros passifs » avec, comme héritage, la série chat-coq-faucille en France, et chat-tondeuse en Finlande, mettent en scène des protagonistes qui finissent par arriver dans un lieu où ils peuvent vendre cher l'objet en leur possession. Pour faire fortune, ils n'ont à se servir que de leurs jambes. Par contre, les protagonistes des variantes « aux héros actifs », héritiers d'un moulin à bras, d'un instrument de musique et d'un treuil, ne manquent ni d'initiative, ni d'imagination. Ils se mettent à se servir de leur héritage dans des 1 Brandt 168 (1889).

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LE CONTE conditions qui, au départ, ne semblent pas particulièrement favorables (le meunier n'ayant pas de grains et le violoniste étant sans public), mais qui ne tardent pas à se transformer en une mine d'or. Comme nous l'avons constaté déjà, il n'est pas aisé de dire jusqu'à quel point le possesseur du moulin sait prévoir ce qui lui arrive dans la grange, mais il est sûr en tout cas que les deux autres frères préparent intentionnellement un piège qui fonctionnera à merveille et les rendra riches. Voyons encore comment on pourrait interpréter l'héritage des frères dans les variantes où il est question d'un moulin à bras, d'un instrument de musique et d'un treuil. Quand le conte débute, les parents soit viennent de mourir, soit - dans deux ou trois versions - sont si décrépits qu'ils ne sont plus en mesure de travailler. Pour la première fois, les frères sont donc abandonnés à leur sort et doivent trouver de quoi se nourrir eux-mêmes, et la mère ou le père affaiblis par la vieillesse. La question suivante, posée par l'un des parents, est assez significative : « Comment vas-tu faire maintenant pour m'assurer mon pain quotidien ? »1 Or l'objet hérité donne aux garçons déjà quelques indications sur le métier à choisir. Celui qui a le moulin à bras commence à le faire tourner dès qu'il s'est installé sur la poutre bien qu'il n'ait rien à moudre. Cette confiance en la vertu du labeur est récompensée immédiatement dans les deux versions où le moulin se met à produire des pièces d'or2 (c'est d'ailleurs la seule fois que les objets ont des propriétés merveilleuses), et un peu plus tard dans les autres, où il chasse les voleurs à l'aide des meules. Le violoniste, lui, s'adonne à la chasse, bien que les moyens employés ne soient pas ceux auxquels on recourt traditionnellement. Le violon sert en quelque sorte de fusil de pauvre, à moins qu'il ne fût dans l'intention du père de faire vraiment de son fils un violoniste : interprétation qui se trouve en effet dans quelques variantes où l'héritier en question devient le violoniste du village3. Les deux autres frères, par contre, s'enrichissent d'un seul coup, qu'ils fassent ou non de leur outil l'emploi auquel celui-ci est originellement destiné. Le cadet devient pêcheur ; dans une variante, il dit à l'ondine qu'il assèche le lac pour en enlever tous les poissons et dans une autre, l'ondine promet de lui donner sa vie durant autant de poissons qu'il pourra en emporter. Les richesses des frères proviennent d'un lac, d'une grange et, en ce qui concerne les loups, de la forêt. Les objets hérités sont autant de symboles du métier à choisir ; nous hésiterions à l'affirmer au sujet du violon si les nombreux contes-occurrences n'étaient pas unanimes à en faire une sorte d'outil de chasse. Quand les frères ont trouvé le moyen d'exploiter l'objet hérité, ils rentrent chez eux plus mûrs qu'il ne l'étaient en partant, puisque maintenant ils sont capables d'offrir de quoi manger non seulement à eux-mêmes, mais aussi au vieux père et à la vieille mère qui les attendent. Il est à remarquer que ni le meunier, ni le chasseur, ni le pêcheur ne perdent leur instrument de travail au cours de l'aventure : ils ne l'échangent pas, ce qui se fait par contre avec la tondeuse. Le narrateur n'oublie pas de le souligner et constate à la fin de plusieurs variantes : « Ainsi ils s'enrichirent sans pour autant avoir à renoncer à leur patrimoine ». 1 Puttila 96 (1889). 2 Tyyskä a) 385 (1889). 3 Saarimaa 75 (1910) ; le lien entre l'objet hérité et la façon dont on peut gagner sa vie est évident aussi dans la variante Turunen a) 200 (1910) où l'un des frères devient effectivement tondeur de son métier.

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LES VERSIONS FRANÇAISES ET FINNOISES DES TROIS FRÈRES Les Trois frères, tel qu'il a été conté en Finlande, se présente sous deux formes assez différentes l'une de l'autre, mais qui ont en commun le troisième et dernier des épisodes, à savoir l'assèchement du lac. Les variantes du premier type (chat- tondeuse-treuil) tirent sans nul doute leur origine des avatars du conte de Nicolas de Troyes, mais malgré cela elles ont subi des transformations importantes : le coq et, avec lui, les allusions mythologiques, ont disparu, et la faucille est remplacée par la tondeuse. L'épisode au chat est le seul dans lequel ont été conservés quelques détails présents déjà chez Nicolas de Troyes, dont notamment le bâton avec lequel les gens chassent les rats qui les empêchent de prendre leurs repas en paix. Le second type, numériquement plus important, pourrait être qualifié de variante nationale du conte type 1650, car d'une part y figurent des objets et des bâtiments typiques de la civilisation finnoise, comme le sauna et le « kannel » et, d'autre part, s'y trouvent de nombreuses allusions tant explicites qu'implicites aux croyances populaires ayant cours il y a 50 ans encore. Il offre un exemple éloquent de l'élasticité du conte populaire qui, tout en maintenant une structure narrative donnée, peut revêtir un sens nouveau. SUOMELA-HARMA Elina Université d'Helsinki

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LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS

Même un titre aussi anodin que La femme dans le conte finnois peut cacher des difficultés auxquelles on ne s'attendrait pas. J'ai constaté que, avant d'entamer le sujet annoncé dans le titre, il faut redéfinir tous les membres du syntagme, à savoir la femme, le conte et, notamment, le conte finnois. Et pourtant, dans mon exposé, il ne s'agit que d'une introduction de caractère général et populaire. A mon grand étonnement, on discute toujours sur le terme de conte. J'adopte une définition consacrée, dernièrement reprise par Michèle Simonsen, selon laquelle le conte est « un récit en prose d'événements fictifs et donnés pour tels, dans un but de divertissement »1. La définition finnoise est exactement semblable, mais les termes traditionnels de différentes langues, en effet, ne se recoupent pas d'une langue à l'autre. Le finnois satu, le Märchen allemand et le saga suédois se correspondent exactement l'un à l'autre ; par contre, le conte, le conte de fées du français et tale, folk tale ou fairy tale de l'anglais ont un contenu sémantique plus large et plus faiblement limité2. La recherche scientifique, apparemment, a tracé une limite nette entre, d'une part, le conte populaire et, de l'autre, les autres catégories de la tradition orale, à savoir mythe, légende, anecdote3. Le conte populaire est réparti, tant dans la recherche folkloristique française que finlandaise, en des sous-catégories à peu près équivalentes : contes merveilleux, contes réalistes ou nouvelles, contes religieux, histoires d'ogres stupides, qui ensemble forment les contes proprement dits ; ensuite, on a les contes d'animaux et les contes facétieux. Ce dernier groupe comprend les « hâbleries » et les randonnées (en anglais formula tales, rounds et catch tales)4. La fictivité est, par définition, le trait caractéristique du conte, mais la division en sous-catégories est, néanmoins, une tâche aussi délicate que difficile. L'éditrice de la collection que j'ai utilisée, a suivi l'index international de AarneThompson, tout en étant consciente du fait que cette classification présente des contradictions et des inconséquences5. Parmi les contes-nouvelles que j'ai étudiés, il y en a plusieurs qui pourraient aussi bien être des anecdotes historiques, des blagues et même des contes merveilleux. Mais, si l'on dévie, en certains points, d'une typologie généralement reconnue, la typologie en tant que telle n'est plus opératoire. 1 SIMONSEN Michèle, Le conte populaire, p. 14. 2 PIELA Ulla - RAUSMAA Pirkko-Liisa, Sadut, p. 85. 3 BEN-AMOS Dan, Perinnelajikäsitteet, p. 24 et passim. 4 SIMONSEN, o. c. p. 15-18. 5 RAUSMAA 1972 : 8.

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LE CONTE Je la respecterai donc aussi. - De toute façon, le trait constitutif du conte-nouvelle est l'absence d'éléments surnaturels. Je pourrais signaler ici que le finnois possède un terme intermédiaire, celui de tarina, qui concilie, d'une part le conte, et de l'autre, la nouvelle. Le concept de conte finnois présente au moins autant de problèmes. Tout d'abord, le conte finnois à proprement parler n'existe pas1. De toutes les formes de la tradition orale, le conte est certainement celle qui a voyagé le plus loin et le plus longtemps. Aussi ses sujets et ses motifs sont-ils le patrimoine commun de l'humanité. Les chercheurs n'ont pas trouvé de conte qui soit issu purement du sol finnois. Mais il va de soi que les versions racontées sur le sol finlandais ont adopté des traits locaux et assumé les formes les plus compréhensibles pour un auditeur finlandais. Les types de contes populaires, avec leurs innombrables variantes, sont aussi bien d'origine chinoise, arabe, égyptienne, grecque que d'origine balto-slave et scandinave ou venus d'Europe Centrale. Cette constatation fut une déception amère pour les collecteurs pionniers des contes populaires en Finlande2. - Par contre, la Finlande constitue un terrain particulièrement intéressant pour la collecte des contes, car sur le sol finlandais se heurtent, d'une part, le folklore oral occidental-scandinave et, de l'autre, le folklore d'origine byzantine et slave. La différence d'origine se manifeste surtout dans le traitement de quelques motifs, tels l'importance des rôles masculins ou féminins, le comportement du héros ou de l'héroïne, etc. La recherche des contes en Finlande est à la fois récente et ancienne. Portés par l'essor national, quelques pionniers de la culture finlandaise, par ex. C. A. Gottlund et A. J. Arwidsson, avaient collecté des contes à partir des années 1810, mais c'est seulement en 1833, à l'initiative d'Elias Lönnrot, qu'on a commencé une collecte méthodique. Suivant l'exemple inspiré par le romantisme national d'autres pays, quelques membres de la Société de Littérature finnoise, centre de recherche nationale, ont exprimé en 1844 le vœu de voir publier des recueils de contes finnois. La première collection, celle de Eero Salmelainen (pseudonyme d’Erik Rudbeck) a vu le jour en 1852. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1857, qui fut rejetée à cause de nombreux plagiats, fut la première tentative d'utilisation des contes comme base d'une recherche scientifique. Le véritable ouvrage de pionnier dans le domaine finlandais de la recherche fut le recueil de Kaarle Krohn, publié en 2 volumes en 1886 et 1893. Le premier tome comprenait les contes d'animaux, le second les contes dits royaux. Une publication scientifique de cette espèce, qui présentait 2-3 versions complètes de chaque conte, fut à l'époque unique dans le monde entier. Malgré les critères scientifiques imposés par le travail, les contes en dialecte furent présentés en langue littéraire et Krohn lui-même y apporta quelques ajouts et modifications. Son souci particulier fut de n'admettre aucune parole indécente ou grossière. Antti Aarne, qui publia en 1908 sa thèse de doctorat (Vergleichende Märchenforschungen) adopta la même méthode historico-géographique que Krohn. La thèse de doctorat de Aarne n'a pas eu de loin la même importance pour les recherches ultérieures que la typologie des contes issue de sa main (Verzeichnis der Märchentypen, FFC 3) et complétée plus tard par Stith Thompson. Représentant de la même génération 1 RAUSMAA 1972 : 18-19. 2 id.

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LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS qu’Aarne fut Oskar Hackman, dont la thèse traite du mythe de Polyphème. Après la thèse de Martti Haavio sur les contes en chaîne (Kettenmärchenstudien I. FFC 1929), la recherche des contes finnois semble presque complètement tarie1. Pirkko-Liisa Rausmaa, la grande spécialiste du conte finnois à l'heure actuelle, a donné, en 1972 et en 1982, une édition en deux volumes de contes populaires finnois, où au moins une version de chaque conte-type nommé par Aarne-Thompson, est représentée. Le premier volume comprend les contes merveilleux et le second les légendes et les contes-nouvelles. Quelques chercheurs plus jeunes, par exemple Satu Apo, dont la thèse de doctorat devrait voir le jour en automne prochain2, ont publié des articles qui traitent de différents aspects du conte finnois, surtout dans l'esprit de la morphologie de Prop. - Les archives nationales finlandaises comprennent actuellement environ 23.000 contes. Si toutes les versions, avec les variantes de motifs, sont prises en considération, ce chiffre s'élève à 100.000. Ensuite la Femme. Depuis Propp, Greimas et tant d'autres, nous savons que les personnages du conte ne sont pas des êtres de chair et de sang, mais des clichés, porteurs d'une fonction et d'un rôle. Aussi les femmes du conte sont-elles des archétypes qui se répètent : des princesses, des filles pauvres, de méchantes marâtres ou belles-sœurs, des sorcières et des ogresses. Bien que les méchantes marâtres et les ogresses relèvent de mondes vériconditionnels différents, elles remplissent toujours le même rôle : celui d'un opposant surnaturel, d'un être malveillant, qui, suivant le décor du conte, adopte une forme différente. Étant donné, donc, que les personnages sont aussi internationaux que tous les autres traits constitutifs du conte, est-il vraiment indiqué d'étudier l'image de la femme dans le conte finnois ? La réponse devra être affirmative. L'intérêt surgi dans les années 20 et 30 pour le conteur lui-même, pour la société et la pratique du contage, a comblé plusieurs lacunes laissées dans le texte par une recherche qui se basait uniquement sur le texte. Les conditions de naissance des contes pouvaient alors être étudiées aussi bien du point de vue de la société que de l'écologie folkloriste. Les données ainsi obtenues pouvaient éclaircir la vie d'une société révolue, et le texte même du conte. La narration de contes entre adultes était dans la Finlande du XIX° siècle encore un divertissement et un passe-temps communément répandus. Elle remplissait tous les besoins culturels et de distraction auxquels répondent, de nos jours, les mass-média électriques, les journaux, la littérature, le cinéma, bref, les différentes formes modernes de l'art et de la communication3. Mais le contage devait pourtant être adapté au niveau culturel de l'auditoire et à ses capacités de réception. Bien que le conteur représentât l'élément le plus doué de son entourage social, il devait pourtant obéir aux exigences axiologiques de son récit. Quelle est donc l'image que les contes finnois donnent de la société de l'époque et, notamment, de la position qu'occupe la femme dans cette société ? Comme nous l'avons dit, la recherche dans le domaine du conte finnois a été très réduite ces dernières années ; les études socio-économiques de la matière folkloristique sont de pures exceptions. Dans une communication faite en 1984, 1 RAUSMAA 1972 : 12 sq. 2 Mme APO a soutenu sa thèse à l'Université de Turku le 5-12-1986. 3 PIELA-RAUSMAA 1982 : 103-105.

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LE CONTE intitulée « Family Relations in Western Finnish Folktale, a socio-historical interpretation », Satu Apo a décrit les conditions familiales dans la société rurale finlandaise du siècle dernier et étudié leur influence sur le conte populaire. Les grands propriétaires terriens étaient rares : la moitié de la surface cultivée appartenait aux fermiers, l'autre moitié était en fermage. A peu près 50 °/° de la population rurale ne possédait pas de terre. Les conditions de vie étaient extrêmement difficiles, une grande partie de la population souffrait constamment de la faim, les familles étaient assez réduites (de 4-5 personnes), un grand nombre d'enfants n'était nullement considéré comme un bonheur, car les parents n'avaient tout simplement pas de pain pour les nourrir. La situation des enfants était vraiment pitoyable, on exigeait d'eux un travail dur et une obéissance totale, les enfants de fermiers devaient souvent quitter la maison paternelle à l'âge de 14-15 ans pour chercher du travail ; les enfants des sans-terre partaient dès l'âge de 7 à 9 ans. La répartition de l'héritage rendait aussi problématique la position des enfants plus jeunes : le fils aîné héritait de la maison paternelle, c'était le moment limite pour les plus jeunes, de s'en aller1. Lors de ses recherches sur les contes-types finnois, Satu Apo a constaté clairement qu'il reflètent au moins les traits suivants, caractéristiques de la société agraire du siècle dernier : 1° la structure et la grandeur de la famille, 2° la position inégale des enfants au sein de la famille, surtout au moment de l'héritage, 3° l'éducation très insuffisante des enfants et le traitement souvent cruel qu'on leur infligeait, 4° le grand nombre d'orphelins et de familles d'un deuxième lit (le mariage durait en moyenne 15 ans et se terminait par la mort de l'un des époux), 5° le gouffre émotionnel entre le mari et la femme2. On trouve, bien sûr, des traits correspondants dans un grand nombre de contes généralement connus en Europe, par ex. dans « Hänsel und Gretel » ou dans le conte-type « Un-œil, double-œil, triple-œil » (AT 511), ou aussi dans « Les trois fileuses » (AT 501), mais le succès de ces contes sur le sol finlandais n'aurait guère été aussi net si le public finlandais ne les avait reconnus et adoptés comme quelque chose du terroir. La position de la femme, dans le conte finnois, n'a pas été étudiée. La seule contribution à ce sujet est une communication non publiée de Pirkko-Liisa Rausmaa, faite le jour du Kalevala il y a dix ans. - Comme les contes merveilleux et les contes d'animaux représentent la matière la plus internationale et la plus mobile, et que je me propose un but assez restreint, j'ai choisi comme base d'études uniquement les contes-nouvelles. Le second tome de l'édition faite par Pirkko-Liisa Rausmaa en comporte 116 exemples, numérotés de 88 à 203. Comme je l'ai dit précédemment, tous les contes-types du catalogue d’Aarne-Thompson y sont représentés, quelquesuns en plusieurs versions. Chaque conte est accompagné de notes succinctes qui donnent le nombre des variantes, des indications sur l'aire de fréquence en Finlande et le numéro correspondant de l'index Aarne-Thompson. Dans 40 contes sur 116 on 1 APO, Family relations_ p. 310-312. 2 id. 316-317.

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LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS ne trouve pas de personnage féminin, de façon que mon choix ne comprend que les autres, à savoir 76 contes. Tout d'abord, nous pouvons constater que la femme est toujours définie d'après la position sociale de son mari ou d'après la place qu'elle occupe au sein de la famille. Par sa propre personne elle ne représente rien - les seules dénominations professionnelles se trouvent au bas de l'échelle sociale : la servante, la servante de Pomperi. Il ne sera pas nécessaire de classer ces personnages d'après leur rôle actantiel : chacune de ces personnes fonctionne selon les exigences de l'intrigue, en tant qu'héroïne, opposant ou, plus rarement, auxiliaire. Par contre, il nous semble beaucoup plus intéressant d'étudier quelle est l'image que le conte finnois donne de tous ces types de femme. La première femme du pays est toujours ou bien l'impératrice ou bien la reine. L'impératrice, la tsarine (on en trouve aussi la forme fennisée, sarona) figure dans 4 contes seulement (AT 873, 875, 880 et 983), qui sont tous collectés en Carélie orientale ou dans la région du Ladoga, donc à l'Est. Il faut en conclure que la proximité de la cour impériale de St. Pétersbourg a influencé les contes populaires et transformé la reine - plus éloignée - en impératrice et la famille royale en famille impériale. Tous ces contes présentent pourtant un trait commun : la tsarine est toujours sage et intelligente, elle est même capable de donner des conseils à son époux (AT 880). Dans le conte le plus répandu (AT 875, 45 versions) la tsarine se mêle de rendre justice à la place de son mari et, comme punition, est chassée de l'empire. Mais comme le tsar lui donne la permission d'emporter l'objet qui lui est le plus cher, la tsarine enivre son époux et l'emmène dans son traîneau. La tsarine n'est jamais décrite comme une personne légère ou autrement antipathique. Bien au contraire : le conte AT 873, qui est plutôt une anecdote historique relative à Catherine la Grande, donne de la tsarine une image intelligente et réservée, bien que la grande Catherine fût connue pour ses aventures galantes : comme un courtisan, qui se trouve avec la régente dans une barque, lui fait des avances, celle-ci répond en souriant : « Monsieur, l'eau est tout à fait la même des deux côtés de la barque », c'est à dire qu'il n'y a pas de différence entre femmes. Si la tsarine dans les contes venus de l'Est est toujours présentée sous un jour sympathique, le personnage de la reine porte des traces du rôle d'adversaire surnaturel, de sorcière ou d'ogresse. La reine ne figure pourtant que dans 3 contestypes, qui sont tous d'origine internationale, si l'on peut dire. La reine est décrite comme une personne hargneuse et méchante : dans le conte AT 905 A* elle a un caractère tellement exécrable que le roi l'échange, en payant une compensation, contre la femme du cordonnier ; dans le conte du sage Salomon, fameux pour sa capacité à résoudre toutes les devinettes, la reine a tellement peur de ce fils, diseur de vérités, qu'elle l'échange contre un bébé garçon du même âge ; plus tard, quand son fils est déjà grand, elle ne le reconnaît pas et essaie de le séduire. La tolérance, voire la légèreté sexuelle, est d'ailleurs un trait caractéristique des reines : si cela ne ressort pas de leur propre comportement, cela se voit dans les situations où elles mettent leurs filles. Dans le troisième conte, connu dès le Décaméron, la jeune reine et la reine mère symbolisent le rapport entre la belle-fille et la belle-mère. Par

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LE CONTE exemple, la belle-mère écrit au roi, absent à ce moment-là, que sa femme a accouché d'un chiot. La princesse d'un conte merveilleux est le plus souvent un être passif qui, assise sur la montagne de verre, attend seulement qu'un beau prétendant, caracolant sur un cheval magnifique, vienne lui demander sa main ou, peut-être, emprisonnée par un ogre terrible, attend son sauveur et, par conséquent, futur mari. La princesse d'un conte-nouvelle, en revanche, est de toute autre espèce : dans le conte le plus fréquent, la Princesse d'Angleterre, avec 65 versions collectées en Finlande, la princesse est une jeune femme portée à tous les excès : elle habite à l'hôtel, joue aux cartes, reçoit des hommes la nuit et, enfin, verse le pot de chambre sur son fiancé légitime. L'accès au lit d'une princesse semble aussi par ailleurs être assez facile : il l'est au moins dans le conte célèbre du fiancé repoussé (AT 900, König Drosselbart, King Thrusbeard), qui a aussi joui d'un succès considérable en Finlande : 24 versions différentes. Assez souvent c'est l'empereur ou le roi lui-même qui commande à sa fille de prendre le jeune homme dans son lit, par ex. pour découvrir un brigand (AT 950, dont on a trouvé 31 versions en Finlande). Dans tous les cas, on est frappé par l'activité érotique des princesses : quelquefois elles emmènent, de force, au château, un jeune homme rencontré sur le marché, quelquefois elles montrent les couloirs secrets par lesquels le garçon susceptible de devenir fiancé peut atteindre la chambre de la princesse. Aussi arrive-t-il assez souvent que la princesse se trouve enceinte, et le roi son père se soumet au fait accompli et fait du jeune homme en question son gendre. Dans un seul conte nous trouvons une princesse fidèle et soumise (AT 970), mais ce n'est pas une princesse de sang, c'est une fille adoptive. Lorsque la princesse se rend compte que le fiancé qu'elle avait perdu, est revenu et retrouvé, après la célébration de son mariage avec un autre, elle meurt de chagrin. Le personnage de la princesse figure en Finlande seulement dans 16 contestypes, dont les racines sont souvent trouvées dans l'Antiquité. Il faut admettre, en plus, que dans quelques versions du conte de la princesse d'Angleterre, la fille libérale du roi peut aussi bien être la fille d'un marchand, d'un aubergiste ou d'un autre personnage respecté. Mais dans aucun cas, la princesse des contes-nouvelles n'est un être doux, une vierge aux cheveux d'or, qui attend languissante son prétendant. Il faut dire que les journées du paysan étaient remplies de corvées : tout romantisme, et même les sentiments affectueux étaient bannis de sa vie quotidienne. On peut donc supposer que le relâchement sexuel des milieux élevés était considéré comme un signe de standing de vie supérieur. Le roi et sa famille jouissaient au maximum d'une vie douce et merveilleuse. Le menu peuple ne pouvait, bien sûr, avoir aucune idée de la vie véritable d'un roi. Il va de soi que le rôle joué par la bourgeoisie dans une société rurale était minime - dans les contes on ne rencontre presque jamais de professionnels en col blanc, une seule fois, on entrevoit un comptable habitant la ville. Aussi le groupe des femmes bourgeoises, mariées ou par ailleurs arrivées à l'âge mûr, est-il assez réduit : un tel personnage figure dans 8 contes seulement. Le métier de l'époux situe les personnages, telles la femme du capitaine marchand, la femme du marchand, la maîtresse de l'auberge et la « mamselle » qui se marie avec un « homme de guerre ». Par ailleurs, on parle uniquement de la « patronne » - cette dénomination désigne 68


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS clairement la maîtresse de maison d'une ferme aisée. L'image qu'on donne de ces femmes est en général tout à fait sympathique. Les femmes de ce groupe sont belles et plantureuses - une femme de haute taille et « majestueuse », surtout pas maigre, est depuis toujours estimée au sein de la société campagnarde de Finlande. Malgré leur beauté, les femmes de ce groupe sont fidèles (ainsi la femme du capitaine, AT 882 réminiscences de « Cymbeline » de Shakespeare). L'héroïne de ce groupe est aussi énergique et habile (AT 980 - motif du « Marchand de Venise ») et d'un sang-froid considérable. Quand la belle aubergiste apprend la mort de son mari - le mari a été tué par un serviteur qui croyait voir un brigand - la femme constate tout simplement : « Il était bien temps, il était déjà si vieux ». - Dans un autre conte la femme du marchand apprend qu'on a coupé la tête à son mari (AT 676 & 954, des éléments d'Ali Baba et les 40 voleurs), mais ne s'en attriste nullement, son souci principal est de trouver comment enterrer son mari sans tête. Enfin, on trouve un vieux tailleur, qui, les yeux bandés, recoud la tête du mari. - On voit une seule fois l'héroïne de ce groupe vraiment affolée, ce cas se trouve dans le cycle du « Présage de meurtre et d'inceste » (AT 931 & 756 C) ; lorsque la belle aubergiste, après la mort de son mari, prend le valet dans son lit et voit une flèche taillée sur la poitrine du jeune homme, elle comprend qu'elle a eu une liaison illégitime avec son propre fils. Alors, elle perd complètement la tête et, ensemble avec son complice, elle va chez le prêtre pour avouer le péché et demander comment elle pourrait l'expier. Ici, nous reconnaissons le mythe d'Oedipe ; le conte présente 22 versions en Finlande. L'image des filles bourgeoises est un peu plus floue que celle des mères de la même classe. Ces contes sont beaucoup moins marqués par l'érotisme que les contes dont le personnage principal est une princesse ou une fille noble. Dans 2 contes seulement, nous rencontrons une jeune fille sortie du droit chemin : d'abord la fille du capitaine, qui se fait remplacer pour son mariage, par sa propre servante, car elle est enceinte d'un autre (AT 870) ; puis la fille du ministre, qui essaie, par tous les moyens possibles, de séduire un jeune marchand, qui, de son côté, tâche de lui échapper (AT 873). Comme il y a très peu de versions de contes où figure une femme du peuple en mal d'amour, il faut en conclure que les contes de ce genre n'ont pas été particulièrement appréciés. La fille bourgeoise est, dans la plupart des cas, la fille de l'aubergiste, du marchand, d'une grande ferme ou, plus vaguement, la fille « d'un homme riche ». Elle est, en général, très adroite, voire rusée, fidèle et aussi, très souvent, belle et séduisante. Mais, pour la plupart du temps, ces qualités semblent schématiques et purement extérieures : la fille bourgeoise répond aux devinettes, sauve son fiancé et quelquefois se sauve aussi elle-même par son intelligence, elle découvre les criminels ou gagne l'amour du prince par ses qualités exquises. Bien que ces contes soient marqués par l'absence de l'élément surnaturel, ils devraient plutôt être placés dans les contes merveilleux et les récits d'aventures. Un des contes les plus fréquents de ce groupe (AT 875, 45 versions) raconte les exploits de la jolie fille de l'aubergiste - le conte présente quelquefois des motifs empruntés aux contes de la tsarine intelligente ; on connaît aussi le conte de BarbeBleue (AT 955) dont on a collecté en Finlande 35 versions. Le conte présentant la fille d'une famille riche qui se marie avec un soldat, est aussi largement répandu. La collecte a fourni 47 versions du conte ; le succès est peut-être dû à la forte couleur 69


LE CONTE locale du récit ; les événements se déroulent chez le tsar, dans l'armée russe, et dans les bistrots de St. Petersbourg. - Dans le conte AT 935, la fille belle et intelligente d'un marchand de Helsinki prend pour fiancé un homme pauvre qu'elle a rencontré sur le marché de la ville. Le jeune homme est, en vérité, un ancien étudiant qui connaît plusieurs langues étrangères, par ex. le russe. Le milieu porte une empreinte bourgeoise qui paraît authentique, les personnages sont réalistes, mais le conte a été influencé par « La Princesse d'Angleterre » et plusieurs histoires soldatesques où le personnage principal perd tout son argent en jouant aux cartes. Bien que les contes qui se déroulent dans le milieu bourgeois ou, plus généralement, dans les classes moyennes, soient assez proches du conteur, il faut constater que l'image de la jeune héroïne n'y est pas bien cernée. A l'exception du dernier conte nommé, la fille bourgeoise est plutôt un être sans visage qu'un être humain en chair et en os, elle est surtout l'incarnation de quelques qualités intellectuelles. Le dernier groupe, « les couches inférieures de la société », comporte 14 contes. Dans ce groupe la femme, aussi bien du point de vue physique que spirituel, a des traits flous et très vaguement délimités. La femme d'un certain âge est toujours nommée akka, ämmä, muija, eukko, etc., dénominations qui ont, au moins dans le finnois de nos jours, des connotations péjoratives marquées. Les mots correspondants en français, bonne femme, commère, mère, etc. n'atteignent pas, de loin, le même effet. Ces dénominations tracent l'image d'une femme assez âgée, laide, mal vêtue, méchante et intrigante. Le métier du mari apparaît en passant, deux fois, mais cette fois encore, on appelle les femmes akka : « commère » du cordelier, « commère » du fondeur de diamants (en effet, le texte finnois donne « timantinvalaja », donc un ouvrier qui « fond » les diamants). Dans le même groupe nous avons aussi la femme du tailleur, ce qui nous incite à nous demander si le tailleur occupait un rang plus élevé dans la hiérarchie sociale. Les femmes de ce groupe, aussi bien mariées que non mariées, sont, grosso modo, assez peu sympathiques : paresseuses, malveillantes, infidèles, même criminelles. L'une d'elles tue son propre fils (AT 939) ; dans la fanfaronnade soldatesque « Le gardien de la poudrière et le roi » (AT 952) nous avons « La commère et la fille » (ämmä ja flikka) qui ont dans leur grenier toute une collection de crânes d'hommes qu'elles ont tués. Les jeunes femmes célibataires sont rares ; « la servante » ou « fille de ferme » (piika, mot correspondant du finnois, a aussi des connotations péjoratives), peut être un auxiliaire avisé (AT 956 D), mais elle peut aussi être orgueilleuse, dure et vaniteuse (La servante de Pomperi AT 962** et F 241), comme celle que l'on trouve par ex. dans le conte célèbre « Les souliers rouges » d'Andersen. Ce dernier conte a joui d'une faveur considérable en Finlande : 78 versions. Étant donné que mon corpus est plutôt une collection de contes-types qu'une galerie de personnages, il est audacieux d'en tirer des conclusions poussées quant au caractère des personnages. Mais même une étude superficielle nous permet d'en dégager quelques traits constants. Les conteurs, dont à peu près 75 °/° étaient des hommes, appartenaient à une classe sociale modeste : c'étaient des bûcherons, des valets de ferme, des métayers, des colporteurs, des valets d'écurie, etc. Les contes montrent assez bien les appréciations et les idéaux masculins, ils reflètent aussi l'image que la population rurale dans la Finlande du XIX° siècle avait de la vie des 70


LA FEMME DANS LE CONTE FINNOIS différentes couches sociales. Bien sûr, les contes peuvent porter une assez forte couleur locale, comme nous l'avons vu dans la comparaison faite entre l'empereur et le roi et, s'il était possible, dans quelques cas, de prendre connaissance de toutes les versions collectées dans le pays, le résultat pourrait subir encore des modifications considérables. Pour ce qui est de la famille royale, le peuple à proprement parler n'a pu avoir une idée même approximative de la vie de ses membres. Le roi lui-même est présenté comme un paysan riche et puissant : il se promène librement en ville, fréquente les auberges et les foires et peut même se soûler si l'occasion se présente. Les rapports avec le peuple sont simples et naturels et tout le monde peut s'adresser au roi. Seraient-ce des réminiscences de Pierre Le Grand qui se promenait incognito parmi les ouvriers des chantiers de St. Pétersbourg ? Ce trait populaire est absent de l'image de la reine qui a certainement été influencée par le personnage de la reine des contes merveilleux. Dans la personne de la reine, il y a un soupçon d'ogresse et une bonne partie de méchante belle-mère. On ne dit rien de son aspect extérieur, sauf dans le cas où elle ressemble tant à la belle cordonnière que le roi l'échange contre celle-ci. Un trait saillant chez la reine - ainsi que chez les princesses - c'est une liberté sexuelle remarquable. Quelle pourrait être la cause primitive de ce trait, serait-ce un désir inconscient réprimé chez les paysans, ou s'imaginaient-ils que la liberté sexuelle faisait partie des privilèges des couches supérieures ? De toute façon, l'image de la reine n'a aucune corrélation avec la réalité extérieure. D'ailleurs son personnage est aussi contradictoire et peu clair. Ces mêmes observations concernent aussi les princesses. Nous voudrions vraiment donner le nom de garce à ces jeunes femmes, qui ont une activité érotique étonnante. Les parents royaux, surtout le père, sont en général désarmés devant les manœuvres de leurs filles. Une princesse sympathique apparaît seulement dans les cas où la structure du récit, par exemple le trois magique prévoit que la princesse cadette est différente des autres (AT 883 B). Par contre, la princesse est rarement méchante, elle est surtout puérile, curieuse ou, plus généralement, portée par la joie de vivre (AT 854, Le Bouc en or, The Golden Ram, 140 versions). L'estime de l'homme du peuple se manifeste le plus clairement dans la description de la dame bourgeoise. La femme du marchand, de l'aubergiste ou de toute autre maison riche, est « majestueuse », c'est un être puissant qui, un trousseau de clés attaché à la ceinture, dirige sa maison et commande les domestiques. Elle est souvent généreuse et compréhensive, toujours adroite et calme. Comme l'élimination d'un criminel ou d'un intrus dans le conte finnois se fait par la mise à mort, il n'est pas étonnant que la femme bourgeoise soit aussi prompte à saisir la hache ou le couteau qu'un homme. Le meurtre en tant qu'auto-défense n'était nullement tenu pour un crime, c'était, au contraire, une bonne action. L'image de la femme d'un bourgeois aisé ou de la maîtresse de maison d'une ferme est, de toute façon, sympathique, même séduisante. Dans les dures conditions de vie de la campagne, une riche personne était considérée, de tous les points de vue, comme une personne exemplaire. La description des filles bourgeoises a évidemment été aussi difficile pour les conteurs que la peinture des princesses. Comme il a été dit, la jeune fille bourgeoise des contes finnois est plus un actant répondant d'une action déterminée qu'un 71


LE CONTE personnage aux traits humains. Mais le rôle de l'actant est pourtant toujours assez positif : la fille de la classe moyenne est, en général, belle, intelligente et adroite. L'image change complètement quand nous faisons un pas vers le niveau inférieur de la société. Les dénominations de la femme créent déjà une image sur laquelle il est impossible de se tromper : une femme âgée, au dos courbé, au menton en galoche, qui, la canne à la main, se traîne sur le chemin du village et qui médite un mauvais tour. Le lot d'une femme pauvre du peuple, veuve ou épouse d'un homme sans terre, n'était nullement enviable. Si les soins du ménage ou des enfants, les travaux à la ferme ou au pâturage ne lui fournissaient pas son morceau de pain quotidien, il lui fallait aller mendier. C'est peut-être pour la même raison que la jeune fille pauvre est presque complètement absente des contes-nouvelles : comme je l'ai mentionné, les enfants cadets devaient quitter la maison paternelle à l'âge tendre. Les contes sont, en général, caractérisés par l'absence de sentiments et de chaleur. L'amour est purement sexuel, l'affection et la solidarité entre les époux font complètement défaut. Les relations entre les parents et les enfants doivent aussi rendre assez fidèlement la situation réelle : d'un côté, la peur et la soumission, de l'autre, la sévérité et la cruauté. La mère et la fille s'entendent seulement lorsqu'il s'agit de tramer des intrigues. Les rapports des hommes ont dû être un peu différents, mais dans notre exposé, il n'est question que de la femme. En bref, il faut constater que malgré le fait que l'intrigue des contes est pratiquement toujours empruntée à d'autres pays et régions, et que les aventures et les tournures de l'intrigue occupent, sans défaut, la première place, les récits finnois portent, néanmoins, surtout dans la description des classes moyennes et inférieures, l'empreinte de la réalité environnante de l'époque. JOKINEN Ulla Université d'Helsinki Bibliographie AARNE Antti, Vergleichende Märchenforschungen, Thèse, Helsingfors, 1907. AARNE Antti, Leitfaden der vergleichenden Märchenforschungen, FF Commu- nications N° 13, Second Printing, Suomalainen Tiedeakatemia, Helsinki, 1959. ARNE Antti, Finnische Märchenvarianten, FF Communications N° 5, Second Printing, Suomalainen Tiedeakatemia, Helsinki, 1968. APO Satu, Family Relations in Western Finnish Folk Tales. A Socio-Historical Interpretation, Papers I, The 8th Congress for the International Society for the Narrative Research, Bergen, June 12th-17th, 1984, p. 309-320, 1984. APO Satu, Ihmesatujen teemat ja niiden tulkinta, Sananjalka 22, Helsinki, p. 121-139, 1980. APO Satu, Kansansadun struktuurien tutkimus, Strukturalismia, semiotiikkaa, poetiikkaa, Oy Gaudeamus Ab, Helsinki, p. 43-68, 1974. APO Satu - PENTIKÄINEN Juha, Saturepertuaarin rakennekaavoista, Kalevalaseuran Vuosikirja N°54, Helsinki, p. 18-45, 1974. APO Satu, A Structural Analysis of Marina Takalo's Fairy Tales using Propp's Model, Genre, Structure and Reproduction in oral Literature, ed. by Lauri Honko and Vilmos Voigt Akadémiai Kiado, Budapest, p. 147-158, 1980. BEN-AMOS Dan, The concepts of genre in folklore. Trad. « Perinnelajikäsitteet » dans Kertomusperinne Kirjoituksia proosaperinteen lajeista ja tutkimuksesta. Toimittaneet Irma -

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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN

Les femmes, les contes, l'Algérie, tels sont les éléments du puzzle1 que je me propose de construire pour donner une intelligibilité aux récits du monde enfantin. Configurations d'images du monde ordinaire, de fantasmes de la vie intérieure, d'inventions d'un univers imaginaire2, le puzzle repose depuis les travaux de Propp sur un postulat d'unité interne assurée au conte par le genre en tant que type de production. Dans ces configurations diverses, la femme serait la projection d'une histoire commune de la vie quotidienne, objet de la quête amoureuse ou recluse de la vie domestique, et le conte la forme heuristique de l'expérience sociale, initiation et acceptation d'un ordre qui confère à la femme le statut que nous lui connaissons3. De fait les représentations couramment associées à ce statut y sont évidentes, et il est aisé de reconstituer les fragments d'un propos familier sur la femme algérienne. Un propos familier ? Voire. Le conte n'est pas seulement le récit univoque du monde ordinaire ; loin s'en faut. Déjà les images masculines de Djha et de Mkidèch nous avaient habitués à la dérision du pouvoir par le faible et à la lutte de l'enfant contre l'ogresse. Les femmes seraient-elles exclues de cette lutte et de cette prise de conscience ? N'y-a-t-il pas dans les contes traces d'un refus et d'une subversion de l'ordre établi qui seraient le fait des femmes ? Le conte ne serait-il pas aussi l'histoire d'un contre-discours, qui, en reconstruisant des images par trop véridiques conduirait non plus à l'adaptation, mais au refus du monde tel qu'il est. C'est à l'analyse de ce contre discours que ma communication sera consacrée. En effet l'analyse de la femme dans le conte algérien m'a conduit à repérer dans la complexité des récits deux discours qui se répondent : un discours et un contrediscours. Ils ne s'annulent ni se contredisent, mais collaborent à déranger les idées et les notions qu'à propos de la femme codifie l'ordre établi. On pourrait mener la même analyse à propos de l'homme dont les discours et les contre-discours traduisent et/ou détruisent les valeurs assignées. C'est dire que mon propos ne se veut pas récupération culturelle d'un discours revendicatif de la femme à travers le conte, mais conception du conte comme jeu de dérèglement des codifications qui s'y disent : celles du moment (maintenant vs autrefois), celles des identités (métamorphoses sexuelles : femme, hommes... animal) ; mais aussi inversion des 1 C. Brémond, Le mécano du conte, Magazine littéraire n° 150 de Juil.-Août 1979. 2 G. Jean, Le pouvoir du conte, Casterman, Paris 1981. 3 C. Lacoste Dujardin, Le conte Kabyle, Maspéro, Paris 1982.

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LE CONTE valeurs du bien et du mal, de la parole de vérité et du mensonge. Le conte est ainsi prétention d'un ordre dé-rangé ou d'un cahot conçu en vue de l'exploration de limites qui, pour notre propos, seraient celles du monde féminin. Mes investigations m'ont conduit à évacuer deux approches que je présente brièvement ici : La première consiste à découvrir dans le conte ce que j'appellerais un « ethnodiscours » qui serait le discours du quotidien donnant au récit sa charge spécifique d'originalité spatio-temporelle. Le principe de reconnaissance étant au centre de cet ethno-discours, il s'agirait en quelque sorte de reconnaître du déjà connu. La femme y serait reflet du quotidien, de l'identité désignée par l'éhique, le rituel social de l'infériorité, de la réclusion et de l'activité domestique... Avec l'image de la femme tout l'écheveau social pourrait se dévider pour redonner le sens du sens, une manière de se dire de la société. L'éthno-discours prendrait ainsi statut d'argument culturel enracinant les conceptions de la femme dans l'épaisseur de l'imagerie populaire. Mais alors pourquoi le conte ? L'économie propre à l'imaginaire n'est-elle qu'un doublet structurel de l'expérience sociale qui en baliserait les contours ? La seconde approche consisterait à repérer dans les contes les fragments d'un « géno-discours », source originelle de récits que l'humanité se fait à elle-même. Les images de femmes se télescoperaient dans un jeu infini de miroirs, comme des variantes récitatives d'un dire initial. Les nomenclatures-enquêtes, caractéristiques de cette démarche répondent à un souci de codification de cette polyphonie universelle dont les contes se feraient l'écho. Entre l'un et le multiple, mon propos est de rendre compte des modalités qui inscrivent le propos sur la femme comme un jeu de dérèglement des codifications de l'ordre établi, recréant par le drame, la farce et l'humour, la vie imaginaire de la tribu. Trois aspects ont été retenus pour cette analyse : 1 - L'ordre de parole - nature et fonction de la parole féminine dans les contes. 2 - L'ordre du pouvoir - dérision par les femmes du pouvoir établi. 3 - L'ordre naturel - perversion féminine de cet ordre (amour, sexe, beauté). Le corpus est fondé sur l'ensemble des publications (cf. la bibliographie) ; les contes qui recoupent mon expérience personnelle ont bien entendu été sélectionnés. 1. L'ORDRE DE LA PAROLE On sait depuis Austin que le langage est le substitut des actions1 pouvoir de faire par l'entremise des mots. Cette conception est généralisable au conte, lieu des formules magiques qui font advenir les faits. Je me propose d'étudier ici un aspect particulier des femmes en relation avec le conte, celui de la parole. Parole de la conteuse qui transmet l'héritage, mais aussi défis, mensonges ou trahisons qui divulguent le secret, malédictions qui inscrivent l'angoisse au coeur du héros ; la parole des femmes n'est jamais simple commentaire des actions, elle est l'une des dimensions constitutives de l'identité féminine. Espace où se joue 1 J.L. Austin, Quand dire c'est faire, Seuil, Paris 1970 (la formule est de A. Berrendonner, Principes de pragmatique linguistique, Les éditions de Minuit, Paris, 1981).

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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN diversement l'illocutoire, qui est convention de la parole autant que transgression des conventions, la parole des femmes passe par un paradoxe ; celui-là même de la conteuse, instaurée maître du langage qui livre la famille aux démons familiers, l'espace d'un récit1. Fascination ou fantasme, la parole féminine n'est pourtant pas de celle que d'ordinaire on écoute. Parole de la réclusion et de l'interdit, elle a été confinée dans l'univers clos de l'expérience familiale. Les témoignages s'entendent généralement à remarquer que la conteuse comme le conte sont partie intégrante de la famille. Mais la liturgie domestique n'est pas exclusive, et il existe une célébration publique des contes dont Saadedine Bencheneb assure le témoignage, que je reproduis ici pour sa valeur documentaire : « Ne sait pas conter qui veut et les femmes qui possèdent ce don sont assez rares. Dans l'Alger du début de ce siècle, il y en avait une dizaine ou une vingtaine qu'on invitait dans les familles bourgeoises pour goûter le charme de leur parole... C'était à qui, à force de présents, pourrait offrir à ses invités et à ses familiers, durant les longues veillées du mois du jeûne, la plus séduisante conteuse de la Régence. Je me rappelle qu'une de ces femmes accompagnait son récit d'une telle mimique, qu'elle possédait un tel art de dire, que même les grandes personnes étaient vivement impres- sionnées. Sa voix changeait de timbre avec chaque personnage : elle devenait puissante et sourde quand il s'agissait d'un être méchant, douce et chantante quand il s'agissait d'un héros aimable. Les chiens aboyaient, les lions rugissaient, la nature entière s'animait et prenait la parole. Les contes d'animaux... acquéraient ainsi le mouvement et la vie des dessins animés qu'on projette aujourd'hui dans les salle de cinéma2 ».

Avec ces conteuses professionnelles, on est loin, on le voit, des versions épurées ou tâtillonnes, rapportées d'informateurs témoins et réécrites à la manière de répliques mécaniques d'un théatre privé de vie. Il s'agit plutôt ici d'une parole de talent qui donne au conte l'allure d'une représentation de salon, d'un spectacle à domicile. La fonction sociale de la conteuse décrite par Bencheneb n'est nulle part ailleurs attestée et semble avoir disparu surtout depuis le silence imposé aux veillées par le couvre-feu militaire durant la guerre de libération. Par contre la fonction publique du contage demeure très vivace. J'en voudrais pour preuve l'engouement actuel des médias pour le genre conte : - une émission radio hebdomadaire est consacrée au conte universel, de même qu'une émission T.V. - une version T.V. des Mille et une nuits est suivie actuellement avec un très vif intérêt, tous publics confondus, - un conte est en voie de tournage pour un feuilleton de télévision, - des contes sont édités, d'autres sont publiés dans les journaux, - des contes sont dits et mis en musique sur cassettes_ On peut dire qu'il existe aujourd'hui une véritable célébration publique du conte. Mais partout celle-ci consacre la fin des conteuses puisque la totalité de ces

1 On lira avec intérêt la dédicace du livre de Taous Amrouche, Le grain magique, Maspero, Paris 1976, ou encore l'introduction de R. Belamri, Les graines de la douleur, Publisud, Paris, 1982. 2 S. Benchebeb, Les contes d'Alger, Editions Henrys, Alger 1946.

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LE CONTE productions est le fait des hommes, conteurs nouvelle manière. La tradition orale devenue culture exhume le conte de l'univers qui était le sien. On peut s'interroger sur les tranformations induites par le changement des locuteurs, mais on peut aussi s'intéresser à la nature et à la fonction de la parole prétée par la conteuse aux personnages féminins. Sans vouloir épuiser l'analyse de cette parole féminine, j'y verrais pour ma part l'exercice d'un pouvoir et le fondement des identités. J'en prendrais exemple dans l'histoire de la femme qui a mangé un oeuf de serpent1, qui figure les différentes fonctions de cette parole, repérables d'ailleurs dans la quasi totalité des contes algériens. Une soeur vit seule avec son frère, elle l'élève, le marie. La belle-soeur lui fait manger un oeuf de serpent et fait croire à son mari qu'elle est enceinte. Il l'emmène dans la forêt. Un homme la recueille. Elle lui raconte son histoire. Il l'épouse, la débarasse de son serpent. Ils ont un garçon. Elle retourne incognito chez son frère et recommande à son fils de réclamer une histoire après le souper. Le fils réclame le conte, le frère insiste. L'histoire contée, le frère reconnaît la soeur et se lamente. La belle-soeur confondue s'engouffre dans le sol qui se fent. La soeur sauve son frère de l'engloutissement.

La parole féminine initie, comme on le voit, une mise en scène du roman familial, dominée par les symboles sexuels de l'oeuf et du serpent, de la fente et de l'engloutissement. Déclencheurs du drame, les mots-mensonges induisent le frère en erreur ou alors, révélateurs, les mot-vérités permettent à la soeur la possession exclusive du frère et mettent fin à l'action. C'est à cette parole mensonge que je voudrais m'arrêter. Celle-ci est très souvent associée à la femme. Dans Ali le voleur, le mensonge de la mère prémunit Ali du vol ; mais celui-ci la fait avouer et découvre la profession de son père en maintenant la main de sa mère dans la marmite de soupe bouillante.

Dans le vieillard et sa femme, la femme quitte son mari et va vivre avec un autre homme. Le mari se plaint, ils se présentent tous trois devant le juge. Sommée de désigner son véritable époux, la femme ment et désigne le second. Le mari au désespoir va se noyer dans une mare. Le mensonge est contravention aux lois du discours ordinaire, mais la parole fut-elle mensonge a la propriété redoutable de régir les faits et l'opinion qu'on en a. Comme la négation freudienne, le mensonge relève de l'énonciation, du statut que l'on confère à la parole, aussi il est relativement indépendant de l'énoncé. Le mensonge des femmes ne procède pas d'une éthique linguistique, l'essentiel, bien souvent, n'est pas de dire la vérité. La fin assignée à la parole est de faire surgir le drame, c'est-à-dire l'action, et d'assurer sa résolution. En ce sens le mensonge est d'ordre cathartique. Nombreux sont les contes qui figurent l'inversion du vrai en faux : les concubines révèlent au roi la tare physique de l'épouse, par exemple une main coupée. La vérification des faits, la tare disparue par l'intervention de l'oiseau magique, baptise mensonge ce qui était avéré2. 1 On en trouvera une version de A. Mouliéras, traduction de G. Lacoste-Dujardin, Légendes et contes merveilleux de la grande Kabylie, Imprimerie nationale, Paris, 1965. 2 M. Mammeri, Tellenm Chaho ! (Zalgoum), Bordas, Paris 1980.

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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN Faits et mots inversent leurs valeurs dans une sorte d'autonomie relative ; la parole semble désigner autre chose que ce qu'elle est censée nommer. Les faits de vérité sont inaccessibles au langage qui se dépouille de sa faculté référentielle. Mais privé d'un référent fiable, le langage gagne en tant qu'acte. Il devient instrument d'action. La parole confère aux femmes qui l'utilisent pouvoir d'agir et de modifier l'action, le comportement, la psychologie, la situation d'autrui et de soi-même. La parole est action et en ce sens elle a valeur jussive, créatrice de droits et de devoirs, selon la définition de Ducrot1. Ainsi : Dans Loundja, la fille de l'ogresse2, la settout bousculée près de la source lance-t-elle un défi au héros, celui-ci s'y conforme. Il entreprend la quête de la belle Loundja, l'enlève et l'épouse.

Défier le héros c'est le placer devant l'obligation existentielle d'être ou de ne pas être le héros ; c'est aussi pour la settout s'arroger un droit de défi parce que bousculée. L'ogresse du même conte adresse-t-elle ses malédictions aux deux fuyards, le héros est enlevé aux cieux par les corbeaux et la blanche et rose Loundja changée en négresse. On observe ainsi dans le conte une liturgie primitive de la parole officiée par les femmes. La malédiction a force illocutoire par la soumission nécessaire au mal de Loundja et du héros et par le droit de maudire conféré à l'ogrese par la trahison qu'elle a subie. Défis, mensonges, malédictions sont des actes ritualisés par les conventions du conte et qu'il n'est pas donné à tous de célébrer. Si les femmes sont généralement objet de quête, elles sont, quand elles commandent aux mots, origines des actions. Leur parole est ainsi l'envers féminin de la geste masculine. Elles n'agissent pas, elles parlent, mais parler est leur mode d'agir. Valeur pardoxale de la parole, instancée d'ailleurs par la pragmatique à partir du pouvoir institutionnel qui la fonde3. Dans le conte, cette parole paradoxale est le fait de certaines femmes (l'ogresse, la settout ne maudissent pas à tort et à travers) ; elle est souvent utilisée à la farce et à l'humour. Dans l'histoire du bûcheron règne la misère4. Le bûcheron va dans la forêt, il cogne sur un arbre habité par un génie qui lui remet une soupière magique. Il suffit de la poser pour manger à satiété. L'entourage s'étonne, la femme évente le secret qu'il fallait préserver. La soupière est volée. Le mari retourne à la forêt et se lamente. Le génie lui remet une méida magique. La femme divulgue encore une fois le secret, la méida est volée. Le génie lui remet enfin un pilon qui par une formule magique démasquera la voleuse qui commençait par nier les faits ; la méida et la soupière sont finalement restituées.

La répétition est évidemment symptôme. Sans cesse la femme ment, bavarde, divulgue les secrets, son activité linguistique est une parfaite dérision des lois du discours ordinaire, quand ce n'est pas du bon sens. Aussi le code de cette parole figure l'ambivalence même du conte. La parole des femmes est perversion du réel et 1 O. Ducrot, Les mots du discours, Les éditions de minuit, Paris 1980. 2 T. Larouche, Le grain magique, op. cité n° 5. 3 Cf. la thèse de Berrendonner ou l'analyse benvenistienne du performatif. 4 Le bâton enchaîné de S. Bencheneb, op. déjà cité ou J. Scelles-Millié, Légende dorée d'Afrique du Nord, « Petite massue fait ton travail », Maisonneuve et Larose, Paris 1973.

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LE CONTE fable du vrai ; elle constitue un instrument d'investigation qu'il est essentiel de savoir manipuler. La parole des femmes relève encore de l'énigme qui profère et déchiffre sous l'apparence les mots cachés. D'ailleurs le conte algérien est désigné par un nom qui signifie justement énigme et non par le terme canonique utilisé au moyen- orient. La fille du marchand est choisie comme épouse par le héros, car comme lui elle pratique l'art de l'énigme. Les mots tissent des liens invisibles entre eux par l'entremise du père qui lui n'y comprend rien « ma mère est allée voir celui qu'elle ne connaît pas, ma soeur est assise entre deux murs, mon frère bat l'eau avec de l'eau »1. Le langage vrai ne procède pas du code de la communication commune, comme l'écrivait Valéry à propos du langage poétique : « il est construction d'un langage dans le langage ». Dans le conte, ce langage est un véritable discours amoureux qui a pouvoir de construction et de désignation des destinataires. Aussi on souscrira aux distinctions faites par l'analyste entre allocutaires et destinataires des actes de langage. De fait l'énigme est acte, dans la mesure où deux destinataires se trouvent désignés et impliqués en tant que tels par le discours. Les allocutaires, à l'image du père, conçoivent le discours à travers l'opacité des habitudes et se trouvent de ce fait exclus du crypto-dialogue. Toujours dans le même conte, c'est en pratiquant l'énigme que l'épouse découvre les voies pour parvenir à identifier la fausse mère. Mais ce faisant elle surpasse son mari, qui, lui, était chargé de rendre la justice, et se disqualifie du même coup en tant qu'épouse. Comme convenu entre eux, elle doit partir en emportant un objet auquel elle tient. En usant des lois de l'énigme, elle retourne au domicile paternel, le mari anesthésié dans son coffre. Miracle des mots et de l'amour, le couple demeure uni assurant à la femme la suprématie du langage. Il faudrait analyser plus avant cette manipulation du langage. La femme s'iden- tifie dans les contes par la dénaturation qu'elle impose aux valeurs illocutoires ; les ordres du père ne sont pas obéis, les recommandations ne sont pas observées par les filles qui, restées seules à la maison, seront ainsi victimes de l'ogresse ou des voleurs. C'est la non observance des conventions de langage qui est source du drame. Dans les contes de ce type, la plus jeune des filles ou le petit chien2 est chargé de rappeler les recommandations du père absent. Mais l'acte même ne peut être tel que validé par une personne autorisée. Aussi ce n'est qu'une fois ces auxilaires assassinés que la parole reprendra ses droits et c'est par l'entremise d'un objet (sang ou os magique) que les faits seront révélés. La parole des femmes est aussi fonction de la situation de discours. Quand elle est seule face à l'ogre qui a mangé un âne et a revêtu sa peau, la jeune fille usera de la flatterie pour se protéger, et lui redira sans cesse qu'il a mangé un lion et qu'il a revêtu sa peau. Mais une fois le père revenu et sa protection assurée, la jeune fille change de stratégie de dis- cours ; elle humilie l'ogre par l'énoncé de la vérité et provoque sa cruauté3.

1 T. Amrouche, Histoire du coffre, op cité p. 131-132. 2 S. Benchebeb, Les contes d'Alger, Editions Henrys, Alger 1946. 3 Le bâton enchaîné de S. Bencheneb, op. déjà cité ou J. Scelles-Millié, Légence dorée d'Afrique du Nord, « Petite massue fait ton travail », Maisonneuve et Larose, Paris 1973.

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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN On pourrait ainsi prolonger l'analyse des stratégies de discours utilisées par les femmes et suivre l'aventure fascinante des femmes en territoire linguistique. Perversion des mots, effraction des lois de discours, falsification du référent, l'expérience linguistique est poussée à ses ultimes limites et donne à la femme une identité inédite et pourtant familière. Ce jeu de transgresion et de décodification du langage mériterait à lui seul tout un travail de réflexion sur le langage des femmes dans le conte algérien. Mais il n'est qu'un aspect d'un contre-discours plus vaste qui se manifeste aussi pour notre propos dans l'ordre du pouvoir. Tel est le deuxième thème que j'évoquerais maintenant. 2. L'ORDRE DU POUVOIR Je retiendrai dans cette partie trois aspects de l'exercice du pouvoir : le pouvoir familial, le pouvoir de justice et le pouvoir du prince, en relation avec le personnage féminin. On peut avancer, de façon générale que si l'homme établit un certain ordre des choses, la femme intervient pour le contester. La lutte contre l'ordre familial est d'une telle violence qu'elle nécessite bien souvent le recours au symbolisme animal ; et les époux ou les pères sont quelques fois serpent ou lion, valeur ambigüe s'il en était besoin. Le conflit oedipien est décisif et l'on retrouve aisément les thèmes universels désignés par la psychanalyse. C'est d'ailleurs ce champ qui, comme on le verra, fonde le discours des femmes contre le pouvoir familial. Le personnage central, c'est bien sûr l'ogresse, Tsériel ou Ghoula, qui dévore et épouvante les enfants. La peur des femmes a eu pour conséquences leur séquestration et l'ogresse constitue en soi le principe de l'errance et de la liberté de mouvement. Le projet de Mkidèch, l'enfant nain et rusé, est justement l'histoire de son asservissement. Têter le lait de son sein gauche c'est marquer l'achèvement d'une lutte ; celle de Mkidèch dont l'ogrese est la risée, et celle de l'ogresse dont la cruauté fera place à la protection. N. Farès l'a bien dit, l'ogresse « c'est l'anti-phallus, le pouvoir de la femme contre le pouvoir de l'homme »1. Cette dichotomie est fondamentale et l'on peut noter dans les contes un contre- discours général qui s'oppose au pouvoir familial comme principe d'unité et d'intégration de ses membres : A la naissance de sa fille, le roi veut tuer ses fils qui parviennent à s'enfuir dans une grotte. Les frères jaloux noient leur demi-frère dans le puits. Le roi sacrifie sa fille à l'hydre pour obtenir de l'eau pour les habitants du village. Dans la femme du serpent, le fils cadet empoisonne sa mère avec le venin du serpent qu'elle destinait au fils aîné. Dans Moumouche le chat aveugle2, Nounouche s'étouffe en avalant sa queue enflammée, après avoir goûté au plat préparé en cachette par la plus jeune des filles. Celle-ci tue sa marâtre et son enfant qui la privait de nourriture. Le père

1 N. Farès, interview à la revue Fontaine, Aix en provence, 1979. 2 Mouliéras, déjà cité.

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LE CONTE meurt peu après. Le titre du conte : ma mère m'a égorgé, mon père m'a mangé, ma soeur a rassemblé mes os1 est significatif en lui-même. Le frère, amoureux d'un cheveu de sa soeur, finit par lui couper la main2. Ali Ousdidène Ouhdidène épouse sa fille Aïcha l'ogresse qui boit son sang et le dévore3. Hdidouane fait manger à l'ogresse sa propre fille4.

La famille est le siège du meurtre, de la haine et de la vengeance, ce qui n'est pas sans rappeler le règne des Attrides, et la femme comme chacun des membres participe de cette saga monstrueuse et renvoie un écho fantastique des pressions qui s'y déchaînent. Le conte serait ainsi le mode d'expression du refoulé, de l'interdit, de l'inconscient. La famille est aussi un univers carcéral et la fuite de la victime est bien souvent l'une des formes d'expression de ce contre discours : La fille destinée à son frère par les parents s'enfuit dans une grotte5. Le père enferme ses filles avant de partir en voyage. Ailleurs le père gourmand les égare dans un champ de fèves où elles seront la proie de Tsériel. A l'instigation de la marâtre, tel autre tente de les noyer nues dans la mer. Enfermée derrière sept portes par un riche marchand, l'épouse s'enfuit avec le héros6.

Il semble à travers ces exemples que le contre-discours du pouvoir familial est expression du conflit psychique et se double d'un code spatial tout aussi conflictuel, révélateur des affects. L'espace familial clos est comme nous l'avons vu champ des rivalités et lieu de protection ; l'espace naturel ouvert est lieu de liberté mais aussi de danger. On pourrait analyser en propre la sémiotique de ces espaces que fonde la relation essentielle culture vs nature. On se souviendra ici des thèses de Engels pour qui l'instauration de la famille passe par une grande défaite du sexe féminin. C'est justement les soubressauts de cette lutte que le discours semble désigner. Affronter l'espace naturel ou y séjourner est une étape décisive de toute quête. L'accompagnement de formules magiques, recommandations, paroles rituelles à proférer, malédictions à assumer, contribuent à donner à l'acte le caractère d'un exploit. Cet arsenal discursif est le plus souvent absent des voyages dans lesquels la femme est sujet de l'action ; les obstacles sont à peine désignés et les épreuves quasi inexistantes. Quand elle affronte l'espace, la femme utilise des subterfuges qui masquent son identité, sa richesse ou sa beauté. Ce masquage possède une double fonction : d'une part il assure la protection et ce faisant exhibe des signes de valeur associés à la femme : sexe, richesse, beauté ; d'autre part ce masquage sert la mise en 1 T. Amrouche, Le grain magique, op. cité n° 5. 2 M. Mammeri, Tellen Chaho ! (Zalgoum), Bordas, Paris 1980. 3 J.N. Dallet, Contes Kabyles inédits, Fort-National 1967. 4 N. Belamri, Les graines de la douleur, op. cité. 5 M. Mammeri, Tellen Chaho ! (Zalgoum), Bordas, Paris 1980 6 Mouliéras, traduction de G. Lacoste-Dujardin, Légendes et contes merveilleux de la grande Kabylie, Imprimerie nationale, Paris, 1965.

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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN place d'une stratégie d'occupation des rôles masculins. Se déguiser en homme c'est en prendre les apparences de même qu'une forme de jeu de substitution des rôles et des places. C'est surtout comme nous allons le montrer, une désacralisation des fondements d'un ordre hégémonique ; celui du pouvoir phallique qui repose sur des attributs révocables et que le mode de la farce convertit en masquarade du pouvoir. Gofman est là, qui nous rappelle comment le masque des apparences est décisif dans l'interaction humaine1. Dans l'histoire de l'homme au tronc d'arbre et la fille du sultan, celle-ci fuit la vengeance de son mari jaloux2. Elle s'empare du burnous, du turban et du cheval d'un cavalier rencontré en chemin et qui voulait l'épouser. Sous ce déguisement, elle se présente au sultan, qui, séduit par son aspect, la nomme vizir. La fille du sultan en tombe amoureuse et les noces sont célébrées. Lasse d'attendre l'acte d'amour, la fille du sultan s'en ouvre au vizir qui choisit de la mettre au courant. Un jour l'époux se présente au vizir qui se fait connaître et lui apprend son histoire. Le mari les prend toutes deux pour épouses.

L'ambiguïté est partout présente et l'ordre étabi un faux semblant. Le pouvoir qui exclut la femme est un leurre qui repose sur l'illusion, le masque et la duperie. L'aventure féminine est un révélateur de cette ambiguïté et de ce leurre. Ambiguïté identitaire, qui la fait passer pour cela qu'elle n'est pas, ambigüité sexuelle, travestie, la femme accède au pouvoir phallique de prendre femme dans les formes consacrées du mariage, ambiguïté de la place occupée, le pouvoir exercé par le vizir repose sur le leurre des apparences, la beauté et les dehors de l'homme. Le contre discours exhibe la vanité du pouvoir, et discrédite par l'inversion des rôles l'ordre établi. La femme, l'homme sont des places symboliquement assignées et qui peuvent être abolies. Rappelons-nous l'histoire de la femme du marchand enfermée derrière sept portes. Enlevée par le héros, elle est présentée au marchand comme sa nouvelle épouse. Stupéfait par la ressemblance, le marchand va vérifier que ce n'est pas sa propre femme, et que celle-ci est bien à sa place derrière les sept portes. Empruntant un passage dérobé, elle regagne sa place où le mari la trouve. Il revient au magasin où elle l'avait précédé. Rassuré sur sa méprise, il leur donne sa bénédiction.

On le voit, la place assignée est déterminante et oblitère les fondements ontologiques de l'identité. L'exercice du pouvoir de justice est pareillement démasqué. L'homme est seul habilité à prononcer la justice et la femme qui use de ce pouvoir se disqualifie en tant qu'épouse. Les rôles sont solidaires les uns des autres, il ne s'agit pas de pouvoirs éclatés, mais d'une vision intégrale des relations existentielles. Dans un sens différent, Georges Jean parlera de « scénario existentiel ». Contre-discours, le conte énonce les vérités refoulées, révoque en doute le principe d'unité de l'ordre et prétend à la réversibilité des rôles détenus par chacun. Dans un conte, les revenantes destituent le mari et remettent les commandes du foyer à son épouse, en lui disant : c'est toi qui commandera à ton mari et à 1 Goffman D. La mise en scène de la vie quotidienne (1 et 2), 1973. Les rites d'interaction, Les éditions de minuit, Paris, 1973-1974. 2 Mouliéras, traduction de G. Lacoste-Dujardin, Légendes et contes merveilleux de la grande Kabylie, Imprimerie nationale, Paris, 1965.

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LE CONTE tes enfants1. Dans un autre, une jeune princesse délivrée par quatre frères décide de les épouser tous. Le roi lui rappelle les coutumes de son pays et la donne à l'aîné2. Ailleurs, une autre femme dérobe à un homme son cheval, son tapis, son corail, ses babouches et le ridiculise devant le juge qu'elle corrompt en faisant miroiter une bourse remplie de galets. Tous ces exemples attestent bien d'une vision non conformiste dont les contes se font l'expression.

3. L'ORDRE NATUREL Le pouvoir du conte est celui de métamorphoser l'ordre naturel. J'ai étudié précédemment les conditions du travestissement sexuel de la femme en homme. Mais il faudrait aussi intégrer dans cette analyse tout un aspect du bestiaire où l'animal est père ou frère, femme ou époux, afin de traduire l'indicible, ce que je ne ferai pas ici. J'évoquerai cependant deux aspects du contre-discours à travers le code esthétique et le langage ordinaire des femmes. Il y a dans les contes algériens de nombreuse références à la beauté. Loundja rose et blanche est symbole de la femme très belle. Telle princesse a des cheveux plus longs, plus fins, plus blonds que toute autre. Les dons de beauté font couler l'or de la chevelure et font le teint blanc comme neige et sang. Ce code esthétique se complète d'un anti-modèle, source d'un racisme latent. On trouvera dans les notes de Scelles-Millié de nombreuses explications à ce racisme maghrébin. Dans nos contes les servantes sont des négresses et Loundja sera grimée de noir pour servir comme domestique chez le sultan. Dans le grain magique3, sept frères trompés par la settout s'enfuient à la naissance de leur soeur. Une fois grande, celle-ci part à leur recherche accompagnée de sa servante. En chemin elle se baigne dans une fontaine que celle-ci lui indique et devient noire alors que la servante blanchit. Les rôles sont inversés et la servante se fait passer auprès des sept frères pour la soeur. Le subterfuge est découvert, les cheveux de l'une tombent jusqu'à la taille, ceux de l'autre se dressent épineux vers le ciel.

Il faut dire que ce discours raciste est très vivement ressenti aujourd'hui et qu'il donne lieu à diverses manifestations de censure. Un livre de contes anciens n'a pas été réédité à cause d'un lexique trop directement inscrit dans une optique idéologico-sociologique, dont le mot négresse justement. Dans des publications actuelles, au mot négresse se substitue le mot brun plus acceptable. On peut noter également dans les contes un discours anti-raciste ; femmes et hommes sont soumis au modèle esthétique et il leur appartient de le désavouer. Mhemed le fils de la négresse injustement traité à cause de sa noirceur, rétablit la justice et triomphe de ceux qui l'ont maltraité4.

1 J. Scelles-Millié, Les contes mystérieux d'Afrique du nord, Maisonneuve et Larose, Paris, 1972. 2 S. Bencheneb, op. déjà cité ou J. Scelles-Millié, Légence dorée d'Afrique du Nord, « Petite massue fait ton travail », Maisonneuve et Larose, Paris 1973. 3 T. Amrouche, Le grain magique, op. cité n° 5. 4 Id. « Le prince noir » et « Le racisme foudroyé ».

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LA FEMME DANS LE CONTE ALGÉRIEN Racisme et anti-racisme figurent quelques fois dans le même conte ; le code esthétique ayant des prolongements fort complexes. Le noir, signe de pauvreté, est masque de protection, il est aussi comme nous allons le voir source de dérision. Dans Loundja, fille de Tsériel, Loundja se fait négresse en tuant une servante et en revêtant sa peau. Quand le héros délivré demande à l'épouser, le sultan indigné répond « comment oserons-nous regarder en face nos voisins. Tu veux notre honte »1. Les noces sont quand même célébrées et le matin la servante découvrant le miracle de la blanche et rose Loundja va répandre la nouvelle au palais. Le cadet concupiscent est mis au courant ; il suffit de prononcer une parole magique. Alors voulant surenchérir, il demande à épouser une chienne, et la chienne entendant les paroles qu'il croyait magiques se jette sur lui et le dévore.

Cette métamorphose escomptée est bien sûr source de ridicule et de dérision. Le noir enveloppe de laideur protège la femme de la convoitise sexuelle de l'homme. Il est également masque des qualités enfouies que la justice ou le bon sens permet de mettre au jour. Le modèle de la blancheur est source de crédulité, de bêtise et d'injustice. On retrouve cette opposition des valeurs du blanc et du noir dans le langage ordinaire, utilisé fréquemment par les femmes algériennes. Le destin est noir - que ton destin soit noir la peau rose - que ta peau soit rose selon que le discours est malédiction ou supplique. Il existe dans le langage ordinaire un code linguistique du merveilleux qui renvoie au langage du conte, des légendes et des hagiographies. Les femmes principalement l'utilisent dans un contexte familial. Appellatifs divers, affectueux ou haineux, ils constituent une empreinte du monde fantastique dans l'univers familial. Comme le notait Bellemin-Noël, ce sont des métaphores et des métonymies qui se sont peu à peu sédimentées dans le langage lui-même2. On appellera ainsi avec humour Mkidèch, l'enfant farceur, Baba fakroun le tout petit se traînant à quatre pattes. Plus turbulents les enfants seront Djen, tiyara ou djeniya : En crescendo le vocabulaire de la dévoration : nechouik je te fais griller nakoul lahmak je mange ta chair nagat'ak traf traf je te coupe en morceaux et l'ultime vengeance, nechroub deumak je bois ton sang.

Le contre-discours n'est pas toujours là où on croit le trouver, car paradoxalement ces figures rhétoriques appartiennent au discours familier. Il n'existe pas un enfant algérien qui n'ait entendu l'une de ces formules dites par sa grand'mère ou sa mère en colère ou câline.

1 T. Amrouche, Le grain magique, op. cité n° 5. 2 Bellemin-Noel, Les contes et leurs fantasmes, P.U.F., Paris 1983.

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LE CONTE Mon analyse a voulu montrer que le merveilleux appartient de plein droit au monde ordinaire et que le conte en l'amplifiant donne les instructions nécessaires à son dévoilement. Celui-ci a souvent été considéré comme document du fait social et c'est là un fait indubitable. Mais il peut être également manifestation du non-dit, et d'un contrediscours lui conférant le caractère troublant et fascinant que nous lui connaissons. Et si parler c'est ne rien faire, comme le veut le bons sens qui oppose la parole à l'action, alors la parole des conteuses est bien de celles qui expriment par le pouvoir du conte, la vie cachée des gens, un monde latent contraire à l'ordre tel qu'établi. Alors, l'image de la femme ? familière ? Oui, mais étrange et paradoxale aussi. Je terminerai par une formule rituelle : « Mon conte coule comme un ruisseau. Je l'ai conté à mes seigneurs ».

SAADI Djamila Université d'Alger

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LE STATUT DES VARIANTES

Si nous ne savons pas comment est né un conte (ou un mythe), nous savons par contre comment il se transforme quand il passe d'une aire culturelle à une autre, et comment il change à travers le temps et l'espace. Ce changement affecte différents aspects, thématiques ou/et narratives. A la différence d'un texte littéraire qui est autonome et dont le sens est à chercher dans sa propre clôture, le récit populaire est « flottant » appelant d'autres récits semblables à lui même et cependant différents. Décalque jamais exact, coupé souvent de ses racines, le conte arrive à nous comme un vieux voyageur fatigué. Nous le pressons de questions, nous lui demandons ce qu'il est, mais ce qu'il nous livre n'est pas à la mesure de ce que nous attendons de lui. Dans son balbutiement, il nous renvoie à d'autres facettes d'autres récits. Et lorsque d'aventure nous tombons sur d'autres variantes, lorsque nous les interrogeons à leur tour, témoins étrangers ayant grandi et évolué dans d'autres circonstances, d'autres lieux, ce qu'ils nous disent concerne d'abord leur propre histoire, et s'ils expliquent un aspect du conte orphelin que nous avons entre les mains, c'est pour appeler à d'autres détours, à d'autres parcours, bref à d'autres variantes. Un conte populaire, même enregistré aujourd'hui est souvent la variante d'une autre variante. Qu'importe, il faut bien se rendre à l'évidence et essayer de voir ce que celui-ci dit. « J'admets, dit C. Lévi-Strauss, qu'il peut être difficile d'analyser un mythe si l'on n'a pas plusieurs variantes à sa disposition »1. Comment aborder alors cette « épineuse question des variantes »2 très importante dans la littérature populaire ? Au niveau des structures narratives ou au niveau des seuls motifs ? Faut-il distinguer les vraies versions des adjonctions ? Si le sens d'un conte est théoriquement la somme de ses versions, cela veut-il dire qu'il faille les interroger toutes ? Comment d'ailleurs s'y prendre ? Si l'histoire de Cendrillon, par exemple, est si répandue dans plusieurs civilisations, que déjà en 1893 M. R. Cox en a répertorié 345, comment saisir leur signification ? Tâche fastidieuse, hasardeuse peut-être mais compréhensible, car l'histoire de cette petite fille sage et humiliée qui arrive - miraculeusement - à être promue socialement à la grande jalousie de ses soeurs, cette histoire qui traverse plusieurs civilisations, quelle vérité a-t-elle pu drainer ? Et ce récit de ce jeune prince abandonné (Oedipe) qui tue

1 Lévi-Strauss : Entretiens, parus dans R. Bellour Le Livre des Autres, ed. 10/18, 1978, p. 370. 2 L'expression est de J. Courtés dans la revue Ethnologie française, n° 1-2, 1972, p. 26.

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LE CONTE par mégarde son père et épouse sa mère pour quelle raison évoquer sa permanence parmi nous ? A travers ces récits donc, semblables mais différents, le folkloriste sent confusément que quelque chose de grave était à la base de leur origine. Quelle origine ? Comment la situer ? A supposer même que nous arrivons à localiser leur lieu de naissance, quelle garantie offrirait leur milieu culturel disparu ? Arriveront-ils quand même à nous livrer quelques secrets susceptibles de mieux les comprendre ? N'est-ce pas courir derrière des ombres ? « La quête d'une version initiale, dit D. Paulme, d'où toutes les autres seraient dérivées, est illusoire. »1 Non, mieux vaut s'intéresser alors à ce squelette en haillons échoué dans notre terroir, mieux vaut donc l'interroger sur son destin actuel et lui demander comment il a pu survivre et quel groupe humain a (momentanément) cru en lui. Nous comprendrons ainsi peut-être comment il a changé et ce qu'il peut dire. La synchronie admet cependant des comparaisons dans des espaces coexistants. La version est différente et en même temps ressemblante au texte original. Quelle importance ont d'abord ces versions ? Si un texte de tradition orale est rarement un texte isolé, des variantes vont être intéressantes à 4 niveaux : 1/ expliquer et apporter d'autres précisions sur les données socio-culturelles que le premier récit n'a pas pu apporter, 2/ elles permettent de voir l'évolution des séquences narratives actualisées ou rejetées, 3/ elles témoigent, soit de quelques modifications de détail (un motif remplace un autre...), soit des transformations importantes du texte lui-même, 4/ elles témoignent enfin de la capacité qu'a un conteur de « jouer » avec les données du récit, d'actualiser les séquences narratives et les thèmes jugés plus adéquats au public d'aujourd'hui. Parler de l'existence des versions dans la littérature populaire, c'est soulever le problème du comparatisme. D'une certaine manière, l'analyste des textes de tradition populaire doit être un comparatiste. Les premiers folkloristes berbérisants ou orientalisants (E. Laoust, E. Basser, E. Dermenghem), ont d'abord été des comparatistes influencés par l'école finnoise ou par l'école ethnographique à tendance ritualiste ; ils cherchaient à localiser des textes et à étudier la circulation des thèmes et des motifs. A travers les personnages dans les contes et les légendes, ils visaient à dégager : « le souvenir de personnages cérémoniels dans divers rites populaires plus ou moins effacés »2. Ainsi ils cherchaient à classer des récits en : 1/ contes d'origine saisonnière, 2/ contes d'origine initiatique. Comme P. Saintyves, ils comparaient donc des contes populaires et des coutumes rituelles. 1 Denise Paulme : La Mère dévorante, ed. Gallimard, Paris, 1976, p. 12. 2 Voir Michèle Simonsen : Le Conte populaire français, éd. P.U.F., Paris, 1981, p. 35.

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LE STATUT DES VARIANTES A. Van Gennep adopte un point de vue ethnographique : « Il explique le nombre des contes d'animaux par l'importance qu'ont pour les primitifs les rites totémiques »1. Le folkloriste du début du XXe siècle adopte un comparatisme sans complexe : on passe d'un récit oral d'une culture donnée à un autre récit ou rite d'une autre culture sans crier gare. La voie était déjà d'ailleurs tracée par le grand J.G. Frazer : Frazer qui compare imperturbabement un mythe grec (Oreste, par exemple) avec un rite africain ou américain. Pour étudier Dionysos, il compare les mythes grecs relatifs à l'usage de mettre en pièces les corps d'animaux avec les rites et les pratiques des Indiens de la côte de la Colombie britannique et les fêtes orgiaques avec des pratiques marocaines des Aïssawa qui, dans leur frénésie, se lancent sur les chèvres et les déchiquettent pour manger leur chair crue2. On le voit donc, ce comparatisme est quelque peu naïf : un récit, un mythe ou un rite ne peut être isolé de son milieu culturel pour le balader et le comparer à une autre pratique ou à un autre mythe étranger. Le comparatisme conséquent a des règles strictes : il ne doit opérer qu'à l'intérieur des cultures voisines ou apparentées. Un autre aspect de ce comparatisme, était de rechercher l'origine d'un thème, ou d'un motif. G. Germain, dans sa thèse sur la Genèse de l'Odyssée éclaire le trésor des croyances humaines les plus reculées, tantôt par l'histoire, tantôt par le folklore. « Il faut donc admettre, dit-il, un inventeur et un lieu d'invention unique à partir desquels il y a eu transmission par emprunts successifs »3. G. Germain parle de « contamination des motifs ». C'est ainsi qu'il compare le thème du cyclope du chant IX de l'Odyssée d'Homère avec quatre récits berbères ayant trait à l'un des voyages du saint Sidi Ahmed O. Moussa, textes reueillis par E. Laoust dans la revue marocaine Hespéris4, et par Justinard. Le récit du cyclope et celui relatif à la légende du saint marocain (attesté historiquement), présente en effet les mêmes structures narratives et les mêmes motifs : la caverne, le monstre à l'oeil unique, la pointe passée par le fer qui sert à l'aveugler, la fuite des personnages, etc... L'enchaînement des épisodes est sensiblement le même. Le projet de G. Germain était d'analyser ce qui rapprochait l'oeuvre poétique du folklore et de montrer comment peuvent être expliqués certains motifs de l'épopée d'Homère par d'autres récits venant d'autres cultures. En face de ces grands projets comparatistes, il nous semble plus modeste et peut-être plus pertinent de s'interroger sur ce que j'appellerais un comparatisme interne : voir par exemple comment évolue un thème ou un motif à l'intérieur d'une aire culturelle donnée. En elle-même, la tâche n'est pas facile : à l'intérieur d'un même territoire existent des textes collectés à des époques et à des espaces différents, des récits (écrits) et des récits oraux... Comment s'y prendre ? Quelle méthode utiliser ?

1 Michèle Simonsen : même ouvrage cité, même page. 2 G. Frazer : Le Rameau d'or (traduction française), tome 3, ed. R. Laffont, col. Bouquins, 1983, p. 3436. 3 G. Germain : Genèse de l'Odyssée : le fantastique et le sacré, Paris, P.U.F., 1954, p. 3. 4 Revue Hespéris : tome I, 1ère année, 1er trimestre, ed. Larose 1921 (Paris).

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LE CONTE Voici un premier exemple qui analysera les premières séquences de trois récits portant sur le thème : « l'homme qui comprend le langage des animaux », thème largement répandu dans le folklore international. Nous nous sommes interrogé sur le « comment » cet homme a pu acquérir ce savoir particulier. Nous avons voulu également connaître l'origine de cette compétence particulière. Nous avions trois versions à notre disposition : la première (tirée des Mille et une Nuits) commence ainsi : « Un marchand très riche avait plusieurs maisons à la campagne... Il avait le don de comprendre le langage des animaux », et le conte décrit ce qui lui était arrivé avec sa femme sans mentionner l'origine de ce don. La deuxième (rapportée par J.S. Millie) commence ainsi : « Dans une misérable cabane vivait un pauvre bucheron chargé d'une nombreuse famille. Dès l'aube, il partait travailler dans les bois ». Le texte raconte ensuite comment un djen de la forêt lui a offert un cadeau (un moulin) qui le rendra riche, et décrit alors ce qui lui était arrivé avec son épouse indiscrète. La troisième version (notre enregistrement, 1974) commence comme suit : « Un pauvre ermite vivait retiré dans la forêt. Dieu le récompensa en le gratifiant de la possibilité de comprendre le langage des bêtes », ce qui le rendra très riche, et le texte raconte la même histoire avec sa femme jalouse de ce don. La comparaison de ces versions d'un même texte laisse apparaître ; 1°/ L'origine de la compréhension du langage des bêtes est une origine « païenne ». Dans les deux premières versions, le « don » est octroyé à l'homme, et à l'homme seulement par un être surnaturel, un djen ou un diable. 2°/ Dans la troisième version, et lorsque le récit passe probablement dans une aire culturelle religieuse, le motif « djen » est islamisé (Allah, dit le conteur, lui a donné le pouvoir de comprendre le langage des bêtes) 3°/ Il est permis de comprendre que ce héros était d'abord un homme pauvre, et qu'ensuite il était récompensé par ce don spécial qui est celui de comprendre les animaux. La richesse est la conséquence de ce don. Théoriquement donc, la version où l'élément surnaturel (djen donateur) figure, est plus ancienne que celle ou figure « Dieu-donateur ». La comparaison de ces trois textes permet par ailleurs d'affirmer que dans tous ces récits, le personnage de la femme joue un rôle négatif ; c'est l'élément perturbateur, incapable de garder le secret, ce qui conduira son mari (bûcheron ou marchand) à la punir et à garder la richesse. La comparaison, donc, permet de voir la variation et la permanence d'un conte. Le deuxième exemple analysera le niveau sémantique d'un conte ou le système de valeurs qu'on y trouve. Les quatre récits que nous allons résumer peuvent avoir comme titre : le rapport homme/femme. Voici le tableau de ces versions avec l'enchaînement de séquences des contes.

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LE STATUT DES VARIANTES

I. un homme a. un laboureur b. un riche marchand c. un colporteur II. avait reçu le don de comprendre le langage des animaux (secret qu'il ne doit pas révéler) III. unjour, il rit de ce que disent certains animaux - sa femme exige de connaître la cause de ce rire - refus du mari - acceptation du mari IV. solution suggérée par un animal : battre sa femme conclusion : femme battue---> secret non révélé femme non battue ---> secret révélé d'où : bonheur de l'homme mort de l'homme

Version 1

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Version I : autre version enregistrée en 1974. Version 2 : celle des Mille et une Nuits (tr. A. Galland) Version 3 : celle de R. Basset. Version 4 : celle de Equilbecq. A la différence de la version Haousa qui se termine par la mort du héros, les trois premières versions se terminent bien. Le don de comprendre les animaux est un don de Dieu (version des Mille et une Nuits et la nôtre) ou d'un être souterrain (le roi des djens chez R. Basset). Ce don est un savoir comprendre la nature, et entraîne la richesse de l'homme. Le rapport homme/femme est placé sous le signe de la domination. Notons que tous les acteurs de ces 4 récits relèvent de la sphère des mâles : « lièvre », « coq », « chien ». Le modèle de comportement est suggéré à l'homme par les animaux qui lui sont alliés. L'amitié ne peut donc exister qu'entre les mâles. Le rire : le rire est ici un symptôme. C'est lui qui déclenche le conflit. C'est lui qui va perdre le héros Haousa. Pourquoi le héros a-t-il ri ? On peut supposer que c'est parce qu'il est le seul à comprendre le langage des animaux. Et la femme pouvait bien se contenter d'une réponse du genre : « J'ai entendu ces bêtes se moquer de nous ». Non, la femme veut obstinément connaître le secret du rire : « Qu'est ce qui te fait rire ? - Rien. - Tu ris après moi. - Pas du tout. - Il faut absolument que tu me dises pourquoi tu ris - Si je te le dis, je mourrai. - Tu le diras et tu mourras » (R. Basset) Parce qu'elle est égoïste, le seul rapport qu'on puisse établir avec la femme, semblent nous dire ces récits, est celui de la domination et de la force. D'ailleurs, dans les versions des Mille et une Nuits (en Arabe et en Français), le châtiment de la femme (avec un bâton) lui est administré par le mari en présence des voisins et de la famille de la femme. Le colporteur de la version de Equilbecq (le 91


LE CONTE héros est d'ailleurs pauvre !) ne sait plus se comporter avec sa femme ; il révélera son secret, mais finira tragiquement. Dès qu'il a révélé de secret à sa femme, le conte conclut : « il tomba raide mort ». D'après D. Paulme, la comparaison nous permet de constater que : 1°/ les version arabes se terminent toutes avec le triomphe du mari par la force brutale. 2°/ la plupart des versions d'Afrique noire se terminent mal pour le mari1. Nous voyons donc comment change le sens d'un conte quand il passe d'une société à une autre à des moments différents. Une société ne prend généralement jamais un conte tel quel. Les transformations que subissent les récits, font que ceuxci s'« adaptent » à des milieux différents qui les actualisent. « Ignorer ou minimiser ces transformations pour faire ressortir la constance d'un archétype, c'est ignorer ce qu'il y a peut-être de plus passionnant dans les contes, c'est-à-dire leur manière de vivre et de s'adapter à l'histoire » (M. Soriano, p. 469). ZEGGAF Abdelmajid Université de Rabat Bibiographie J. Courtés : « De la description à la spécificité du conte populaire merveilleux français » dans la revue Ethnologie française, n° 1/2, 1972. J. G. Frazer : Le Rameau d'or, vol. III, Col. Bouquins, 1983. G. Germain : Genèse de l'Odyssée - le fantastique et le sacré. Paris, P. U. F., 1954. M. Fortes : Oedipe et Job dans les religions ouest-africaines. Bibliothèque Repères, Name, 1974. D. Paulme : La Mère dévorante : essai sur la morphologie des contes africains. Ed. Gallimard, 1976. R. Bellour : Le Livre des autres : entretiens, col. 10/18, 1978, Le Conte : pourquoi ? comment ? (ouvrage collectif), ed. CNRS, 1984. M. Soriano : Les Contes de Perrault : culture savante et traditions populaires. Col. Tel, Gallimard, 1977.

Catalogues de contes consultés R. Basset : Nouveaux contes berbères. Paris-Leroux, 1987. F. V. Equilbecq : Le lièvre et le dioula (conte Haoussa) dans : Essai sur la littérature merveilleuse des Noirs, suivi des contes indigènes de l'Ouest africain, ed. Leroux, 1913.. A. Galland : Les Mille et une Nuits, tome I, col Garnier-Flammarion, 1965. J. Scelles-Millie : Contes merveilleux d'Afrique du Nord. Ed. Maisonneuve et Larose, 1972.

1 Voir D. Paulme : ouvrage déjà cité, p. 67.

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L'ÉNONCÉ ET L'ÉNONCIATION DANS LE CONTE POPULAIRE TURC

Je commencerai par réaffirmer une banalité que nous avons quelque peu oubliée. C'est que la littérature a toujours fait partie intégrante de la vie des hommes et que le conte populaire qui a satisfait, pendant des siècles et des siècles, au besoin que l'homme avait de la littérature, est d'abord et surtout un genre littéraire. Son caractère oral, opposé à cette forme relativement récente qu'est le conte écrit, ne devrait pas nous tromper. Pourtant, c'est en nous référant à cette forme récente que nous disons que le conte populaire n'est qu'une forme « impure » et « partielle ». Ainsi, A.J. Greimas affirme que « le passage de la littérature orale à la littérature écrite est marqué par l'introduction du sujet de la narration dans le texte »1, et soulignant par là « l'importance des structures de l'énonciation énoncée, propre au discours littéraire », s'opposant à « l'effacement de l'énonciateur (et de ses marques) dans le discours ethnolittéraire »2, il estime que dans le cas de la littérature ethnique « le narrateur "ignore" lui-même ce qu'il raconte », alors que dans le cas de la littérature écrite, « l'interprétation de la signification profonde du récit » peut être assumée « par l'auteur - sujet de la narration »3. C'est sans doute à cause de semblables considérations que nombre de chercheurs travaillent en général non pas sur le conte populaire lui-même, mais sur une sorte de résumé qu'ils en font en le réduisant à la succession logico-sémantique de ses séquences pour rejeter comme non-pertinent le texte qui le porte. Toutefois, on ne peut s'empêcher de se demander quel critère peut nous autoriser à affirmer qu'un récit hautement littéraire commençant par les mots « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » est nécessairement plus complexe et plus complet qu'un conte populaire qui s'ouvre par les mots « Dans ces temps-là, alors que j'étais dans ma trois cent et unième année, nous allâmes à la chasse du lièvre qui n'est pas encore né, sous le buisson qui n'a pas encore poussé ». On se demande, d'autre part, si cette distance qui est censée séparer le savoir du narrateur du texte littéraire moderne de l'« ignorance » du narrateur du texte ethnique ne constitue pas une différence de nature, mais de degré. Car, le structuralisme nous ayant habitués à ne pas privilégier le contenu pour ainsi dire conscient du texte par 1 A. J. GREIMAS, Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976, p. 209. 2 A. J. GREIMAS, J. COURTÉS, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 135. 3 A. J. GREIMAS, Op. cité, p. 209.

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LE CONTE rapport à celui qui s'y ajoute sans que le narrateur vise à une telle infiltration, il semble difficile d'avancer que le narrateur moderne sait tout du discours qu'il produit alors que le narrateur du conte populaire ne sait presque rien de la signification de ce qu'il raconte. Paul Zumthor montre bien que le doute est permis quand il écrit que les éléments d'une onomastique et d'une thématique provenant d'un passé lointain, « côte à côte avec les souvenirs bibliques, des bribes d'histoire antique, des connaissances scolaires atomisées, des fragments de discours folkloriques, constituent un savoir, une sorte de culture de base et de référence à partir de laquelle l'auteur, fût-il un chanteur analphabète, met en forme ses propres discours »1. D'un autre côté, si, conformément aux exigences méthodologiques de la sémiotique littéraire, on fait abstraction de cet énonciateur extra-textuel qu'est l'auteur pour rester dans les limites du texte censé se suffire à lui-même, l'opposition introduite entre les deux littératures selon le « savoir » du narrateur cesse d'être pertinente : le narrateur de l'Auberge Rouge, et non pas Balzac, ne se sert que de son savoir-faire émissif pour transmettre la « narration par d'autres » d'une histoire dont il ne savait rien, tout comme le narrateur du conte populaire qui « reprend » le discours d'un autre ; le narrateur de Louis Lambert avoue ne point comprendre les paroles énigmatiques qu'il nous rapporte et le narrateur du Voyeur ne se veut pas plus savant que n'importe quel narrateur de n'importe quel conte populaire. Certes, le conte populaire n'est pas un produit individuel, mais il l'est en tant que « variante », et l'on peut avancer que, de ce point de vue, le statut du narrateur occurrentiel d'un conte populaire donné n'est pas sans rappeler celui d'un Anouilh réécrivant Antigone ou d'un Tournier réécrivant Robinson Crusoé : dans l'un et l'autre cas, on y met inévitablement du « sien ». De toute façon, même au cas où l'on considérerait comme négligeable le fait que tel conte populaire transforme le roi en paysan aisé et la capitale en village parce que son narrateur occurrentiel ne connaissait que la vie rustique, l'absence d'un énonciateur individuel originel qui caractérise la littérature ethnique n'implique point celle des marques de l'énonciation dans l'énoncé, comme son statut de texte anonyme n'empêche pas le conte populaire d'être un texte. Or, toute analyse de texte littéraire, savant ou populaire, se doit de considérer son objet tant du point de vue énoncif que du point de vue énonciatif sous peine de rester partielle : coupé de ses racines énonciatives, l'énoncé du conte populaire - comme tout énoncé, d'ailleurs - ne serait qu'un objet répétant un autre objet, un texte sans intentionnalité dépourvu d'intérêt. Si l'on envisage le problème du point de vue de la manifestation, on ne peut nier, dans le cas de la littérature écrite, l'existence d'un énonciateur donné sur le plan extra-textuel et celle d'un narrateur donné sur le plan intra-textuel ; dans le cas de la littérature ethnique, au contraire, le narrateur peut changer indéfiniment et, se substituant en partie à l'énonciateur collectif, il apporte chaque fois une modification plus ou moins pertinente allant du contexte situationnel jusqu'à l'organisation et la signification du « texte ». Autant dire que la différence fondamentale des deux littératures n'est pas de l'ordre de l'« être », mais du « devenir » : à l’opposé du texte écrit qui est « clos » par définition, le texte oral reste doublement « ouvert » : antérieur à ses variantes, son statut est d'être « virtuel », et il n'accède à l'existence 1 P. ZUMTHOR, Ecriture et la voix, Critique, 394, Paris, mars 1980, p. 236, 237.

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L'ÉNONCÉ ET L'ÉNONCIATION DANS LE CONTE POPULAIRE TURC que sous forme de « variante ». C'est dire que la variante, la forme tangible du « texte » oral, se présente à la fois comme « production » collective et comme « reproduction » individuelle tendant à se substituer à la première sans la « couvrir » entièrement. La « textualisation » de la variante n'est indépendante ni des structures sémionarrative et discursive, ni des variantes antérieures du conte qui la sous-tend, et l'on peut relever bien des constantes dans le processus de leur textualisation. En effet, loin de se confondre avec ce discours pour ainsi dire primitif qu'est le conte collectif, la variante ne manque jamais de signaler sa présence en même temps que sa distance par rapport à celui-ci : le narrateur occurrentiel affiche souvent sa position en avouant qu'il ne se souvient plus de la chanson que chantait le héros, en souhaitant avoir pour femme une jeune fille aussi belle que celle dont il raconte l'histoire ou en prononçant un jugement qui s'impose comme le fruit de la connaissance qu'il a de tout son répertoire : « Le plus jeune des fils, c'est toujours le plus courageux et le plus intelligent ». Or, cette distance apparemment irréductible qu'il affiche par rapport à l'univers narratif dont il rend compte, le sujet de la narration du conte populaire turc semble pourtant la nier dès le début en commençant par une sorte de récit introductif où il se présente non seulement comme sujet de la « narration », mais encore comme sujet de l'« action » : « Quand le temps était dans le temps et le crible dans la paille, quand le chameau était crieur public et quand je balançais mon père dans son berceau, il y avait un bouvier ». Comme on le voit, il s'agit là de courts récits fantaisistes et autonomes, sans aucun rapport apparent avec le conte proprement dit qu'ils introduisent. « Ouverts » tout comme les contes qui les suivent, soumis à une sorte d'intertextualité indéfinie, leur statut de « clichés séculaires » ne suffit pas à faire d'eux des récits fixés une fois pour toutes : ils dépendent chaque fois du savoir et du vouloir-faire du sujet de la narration de la variante. Mais le récit introductif reste toujours aussi fonctionnel. En effet, le débrayage énonciatif explicite que le narrateur opère en commençant son histoire sans queue ni tête introduit bien un non-je (actant de l'énonciation énoncée), un nonici (un ailleurs souvent problématique, difficile à situer) et un non-maintenant (ce temps d'alors classique, mais ici rejeté dans un passé par trop lointain). Or, le fait même d'avoir été introduit par un débrayage énonciatif tend à enlever au temps d'alors de l'histoire son ancienneté pourtant nettement indiquée par des termes comme « dans les temps très anciens » et largement suggérée par des faits trop fantastiques pour être actuels. Car, s'imposant à la fois en tant qu'actant de l'énonciation et en tant qu'actant de l'énoncé, le sujet de la narration rapproche subrepticement de ce temps d'alors énoncif le non-maintenant de l'instance de l'énonciation, qui, dans le contexte situationnel où se réalise la « variante », équivaut à un maintenant tout court. D'un autre côté, des énoncés tels que « quand je balançais mon père dans son berceau », changeant la « postériorité » en « antériorité » et l'« antériorité » en « postériorité », donnent l'impression d'une sorte de marche à reculons et les énoncés tels que « le temps était dans le temps » semblent circonscrire le présent dans le passé et le passé dans le présent pour remplacer la linéarité irréversible du temps par une circularité susceptible d'accorder tout son droit à l'actualité. 95


LE CONTE Quant à l'espace où sont projetés les événements relatés, il semble relever à la fois d'ici et d'ailleurs, du réel et de l'irréel par cela même que les énoncés prenant en charge les faits apparemment familiers et actuels, rendus encore plus proches par la présence du « je » sujet de la narration y côtoient avec des énoncés qui prennent en charge des faits qui nous font croire à l'existence d'un monde à l'envers en confondant l'« humanité » et l'« animalité » (« quand le cheval était boulanger »), en faisant de l'« inexistant » l'« existant » et de l'« avenir » le « présent » (« nous allâmes à la chasse du lièvre qui n'est pas encore né, sous le buisson qui n'a pas encore poussé »). D'ailleurs, cette ambiguïté est suggérée dès le début par une formule introductive toujours présente dans le conte populaire turc : « Il était et il n'était pas une fois ». Ainsi, l'énonciation nie la vérité de ce qu'elle énonce au moment même où elle l'instaure comme vraie, et, les faits ainsi introduits n'ayant droit à l'existence que dans et par le discours qu'il tient, le sujet de la narration les rejette dans une sorte d'ailleurs qui, du fait de sa double présence au monde de l'énonciation et à celui de l'énoncé, donne l'illusion de frôler cet ici familier où sont censés se trouver lui-même et ses narrataires. De la sorte, le sujet de la narration se revêt lui-même d'un caractère double. Sujet individuel dans le contexte situationnel en tant qu'énonciateur concret s'adressant à des énonciataires concrets, il ne s'en définit pas moins comme un sujet collectif, puisque la narration qu'il prend en charge ne constitue qu'une des innombrables reprises d'un discours anonyme. Sujet individuel encore au niveau de l'énonciation énoncée, du fait de l'usage qu'il fait de la « première personne », il n'empêche que ce « je » qu'il assume est celui de tous et de personne. D'un autre côté, inversant l'ordre naturel des choses pour s'investir du rôle de père vis-à-vis de son propre père (« quand je balançais mon père dans son berceau ») et pour prolonger son existence à l'infini (« alors que j'étais dans ma trois cent et unième année »), il instaure l'antériorité de son être par rapport au reste des hommes et sa contemporanéité à tous les événements du monde. Donc, mises à part les prémisses qui la fondent en droit, sa situation semble ne différer en rien de celle du narrateurdémiurge du récit dit réaliste. Cependant, de même que sa position de sujet individuel lui est à tout moment disputée par son être du sujet collectif, de même l'emploi traditionnel qu'il fait du « parfait de non-constatation », ce mode spécifique du conte populaire turc, qui nécessairement renvoie au discours, par définition antérieur, d'un autre et qui, par conséquent, sous-entend un « on dit que » ou un « il apparaît que », le rejette de nouveau en dehors des événements relatés et en fait un sujet de narration substitutif, parodiant un autre qui, lui non plus, n'est pas le narrateur premier. Ainsi, une fois de plus, l'énonciation se présente comme un va-et-vient continu entre l'affirmation et la négation, l'identité et l'anonymat, la présence et l'absence. Le statut ambigu du sujet de la narration ne cesse pas d'être pertinent lorsque, tout d'un coup, celui-ci passe du récit introductif au récit proprement dit : « Dans les temps très anciens, il y avait un bouvier ». Effectivement, bien qu'il s'agisse là d'un débrayage entraînant une disjonction évidente entre les deux parties du conte, le débrayage effectué est seulement partiel : l'entrée en scène du « bouvier » en tant que sujet pragmatique marque bien une disjonction actantielle, mais l'ancrage spatial reste problématique et l'emploi réitéré de « quand » dans le récit introductif nous 96


L'ÉNONCÉ ET L'ÉNONCIATION DANS LE CONTE POPULAIRE TURC empêche de conclure à une disjonction temporelle introduite par la déictique « dans les temps très anciens » : elle embrasse les deux récits à la fois. Etant donné, d'autre part, la contemporanéité, déjà posée, du sujet de la narration à tous les événements du monde, tout nous conduit à affirmer que les deux histoires relèvent d'un même univers diégétique. En effet, outre qu'il arrive au sujet de la narration de tenir dans l'histoire qu'il relate un rôle plus ou moins déterminant (par exemple, il est appelé à remplir la fonction d'adjuvant en raison de cinq pièces en or), outre qu'il tient souvent à préciser que, lui aussi, il était sur les lieux de l'événement, que les personnages dont il vient de raconter les exploits continuent à vivre encore « dans la félicité » ou même à transmettre à ses narrataires le « bonjour » que les héros leur ont souhaité en passant « hier » par les lieux de l'instance de l'énonciation, sa manière même de considérer les êtres, les objets et les événements du conte par rapport aux données spatio-temporelles de l'instance de l'énonciation nous prouve qu'il n'y a qu'une disjonction relative entre ces deux ensembles narratifs. Ainsi, le sujet de la narration indique bien qu'il n'existait pas de machines à coudre à l'époque où se déroulait l'histoire relatée, mais il insinue par là même que le maintenant de l'instance de l'énonciation se situe sur le même niveau de réalité que cet alors lointain de l'énoncé ; il dit bien que les dragons, en ces temps-là, pouvaient voler, mais, loin d'en faire les êtres surnaturels d'un monde autre, sans rapport avec celui où il prend place, il rapproche le alors du maintenant et les créatures des temps anciens de celles des temps plus proches en les situant sur un même axe d'évolution. Enfin, qu'elles soient du type : « Leurs vœux étant ainsi réalisés, ils passèrent le reste de leur vie à manger et à boire dans la félicité. Et maintenant, c'est à nous de monter sur leur estrade », du type : « Lui et tous les siens mènent encore une vie joyeuse. Hier ils passaient par ici. Ils m'ont dit de vous souhaiter à tous le bonjour » ou du type : « Eux (les personnages du conte), ils ont mangé, ils ont bu et ils sont allés là, et nous (le narrateur et les narrataires), nous avons mangé, nous avons bu et nous sommes venus ici », presque toutes les formules finales, dans les contes populaires turcs, semblent prolonger l'histoire relatée jusqu'au maintenant de l'énonciation avant de le clore sur elle-même. Mais, au même moment, elles en ouvrent les portes à ses narrataires : le passage récent des personnages toujours en vie par le pays du narrateur et de ses narrataires, la volonté de ces derniers de venir s'installer sur l'« estrade » apparemment abandonnée par les premiers, tout y révèle un processus d'embrayage qui, joignant l'instance de l'énonciation à celle de l'énoncé et réduisant par là même la distance qui sépare leurs univers respectifs, clôt le récit non seulement sur lui-même, mais encore sur son narrateur et ses narrataires. YUCEL Tahsin Université d'Istanbul

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LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN

1. CONTE OU MYTHE ? La première observation à faire est que la Culture Populaire Marocaine, manifestée et véhiculée par la littérature orale, ne garde pas de ses lointaines origines, païennes, on s'en doute, la « mémoire » des mythes. Les premiers récits étiologiques remontent à l'Islam et ont été consignés par la suite par écrit et transposés par la littérature « savante »1. Cependant, il est à noter la survivance d'éléments mythiques, intacts ou fragmentés, dans les contes merveilleux, les légendes hagiographiques et les fables. Ces fragments de mythes anciens ont été intégrés à la sphère de la culture dominante, « islamisés » et épurés. Nous les retrouvons en particulier dans les Contes berbères2 et surtout dans les rites et coutumes locales des différentes populations du pays3. Cette inexistence de mythes, ou plutôt quasi-absence, en tant que formes narratives pleines et indépendantes, dans la tradition orale marocaine, est nettement attestée dans les recueils des Folkloristes et des Ethnologues qui se sont intéressés à cet aspect de notre culture et ce depuis R. Basset (1887) jusqu'à A. Leguil (1985)4. L'explication est fournie par l'Histoire. En effet, l'islamisation du pays, vers le début du VIIIe s., a entraîné la disparition rapide des mythes d'origine ou de création et leur a substitué une nouvelle vision du monde conforme à l'Ethique musulmane. Ainsi, « dans cette perspective, la pensée islamique, qui préfère parler de réalités 1 M. RODINSON, « La place du merveilleux et de l'étrange dans la conscience du monde musulman médiéval » in L'étrange et le merveilleux dans l'Islam médiéval, Paris, éd. J.A., 1978, 227 p., p. 167-187. J. BERQUE, Langages arabes du présent, Paris, Gallimard, 1974, 392 p. 2 R. BASSET, Contes populaires Berbères, Paris, Leroux, 1887, 239 p. E. LAOUST, Contes Berbères du Maroc, Paris, Larose, 1949, (2 vol.). 3 E. DOUTE, Magie et religion dans l'Afrique du Nord, Paris, Maisonneuve et Geuthner, 1984, (réédition de 1983 reprenant l'édition originale de 1908 à Alger), 617 p.. M. BONGHALI, La représentation de l'espace chez le Marocain illettré, Paris, Anthropos, 1974, 304 p. 4 R. BASSET (1887) et E. LAOUST (1949), cités en note 2. Dr. LEGEY, Essai de folklore Marocain, Paris, Geuthner, 1926, 235 p. G. S. COLIN, Chrestomathie marocaine, Paris, Maisonneuve, 1939, 255p. A. LEGUIL,Contes Berbères du Grand-Atlas, Paris, Edicef, 1985, 163 p. (recueillis au Maroc, en 1950).

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LE CONTE divines ou de l'ordre de Dieu (...), s'en tient à un réalisme ontologique irréfragable : la grâce et la vision de Dieu, la Révélation, les miracles, la Résurrection, les anges, etc. sont des réalités incontrôlables par les sens, inexplicables par la causalité linéaire, efficiente ; cependant, elles sont plus vraies que les données "naturelles" », commente M. Arkoun (1978 : 1-2). La seconde observation est de type lexical. Qu'est-ce qu'on entend par mythe, conte et légende ? Tout d'abord, les dénominations variables d'une langue à l'autre importent peu puisqu'il s'agit de catégories culturelles et sémantiques pleines, de genres de narration. Le contenu donc est un contenu anthropologique. La structuration sémio-narrative est différente selon le type de récit proposé. Fidèle à la lignée des anthropologues, V. Propp (1946) définira le mythe comme « tout récit sur les dieux et les êtres divins en la réalité desquels un peuple croit effectivement »1. Quant à Cl. Lévi-Strauss (1973), il établit un parallèle entre Mythe et Rite pour mettre l'accent sur leur complémentarité. « La valeur signifiante du rituel semble cantonnée dans les instruments et dans les gestes : c'est un paralangage. Tandis que le mythe se manifeste comme métalangage : il fait un usage plein du discours, mais en situant les oppositions signifiantes qui lui sont propres à un plus haut degré de complexité que celui requis par la langue »2. Le conte, par contre, joue sur des oppositions plus faibles d'ordre individuel, social, moral ou communautaire. Il « offre plus de possibilités de jeu, note Lévi-Strauss (1973 : 154), les permutations y deviennent relativement libres et elles acquièrent progressivement un certain arbitraire ». En quelque sorte, le conte est une manifestation affaiblie et « dégradée » du mythe. Comparativement, la légende évoque une activité quasi rituelle liée à un événement exceptionnel, un site prodigieux ou un personnage fabuleux. Il faut savoir que les biographies des saints étaient lues en public lors des cérémonies particulières (A. Jolles (1972)). Initialement, la légende (« choses à lire » en latin) était versifiée et véhiculait un contenu « véridique ». La troisième observation a trait à l'approche structurale des récits qu'ils soient mythiques, légendaires ou contiques. La question qui se pose est celle de l'universalité de ces formes. « Ne sont-elles que les structures d'une tradition locale ou bien sont-elles des qualités inhérentes à l'imagination humaine créatrice ? Fontelles partie d'un système ethnique de communication folklorique ou bien sont-elles intrinsèques à toute expression artistique et transcendent-elles les frontières culturelles ? » se demande D. Ben-Amos (1974). W. Bascom (1965) répondait déjà à cette interrogation en considérant que « les termes "mythe", "légende", "conte", une fois définis » ne sont que des « concepts analytiques qui peuvent être appliqués de

1 V. PROPP, Les racines historiques du conte merveilleux, Paris, Gallimard, 1946,484 p. (trad. fr. en 1983). 2 Cl. LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale II, Plon, 1973, 446 p. (la citation renvoie à la p. 84).

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LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN façon valable à toutes les cultures même lorsque localement, ce sont d'autres systèmes de "catégories indigènes" qui sont reconnus »1. Qu'en est-il des formes narratives de la tradition orale marocaine ? 2. LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN Ces formes narratives de la tradition orale marocaine sont : - la geste, récit merveilleux se rapportant à un événement exceptionnel qui a eu lieu dans un passé lointain2. Nous avons la geste des Banî-Hilal qui raconte leur entrée et leurs aventures en Afrique du Nord à partir du XIe s.3 - la légende qui peut être religieuse ou historique ; - le conte qui se subdivise en types et sous-types. Ainsi, selon le choix des critères adoptés, nous avons le conte dit réaliste, le conte édifiant à figure parabolique, le conte plaisant ou humoristique et le conte merveilleux, lequel peut éventuellement englober le conte d'animaux ; - l'anecdote qui se présente sous forme de récit bien charpenté. D'autres formes de narration coexistent avec les précédentes. Elles comprennent les récits de voyage, les scènes de la vie quotidienne, les biographies de clans ou de seigneurs locaux, les souvenirs, etc. Revenons en, maintenant, au Conte Merveilleux, type riche et fécond, en qualité et en quantité, qu'on retrouve dans les traditions orales berbère et arabe. Chez A. Aarne et S. Thompson (1964), le Conte Merveilleux subsume le conte de fées, les adversaires surnaturels, les auxiliaires et les objets magiques. En fin de compte, il se rapporte au merveilleux. L'approche est thématique et « distributionnelle » dans la mesure où elle tient compte de la succession et de l'enchaînement des motifs aussi bien à l'intérieur d'un conte qu'au niveau du genre en entier. V. Propp (1973) a tenté d'en donner une définition structurale du point de vue de sa morphologie. Elle reste à vérifier sur d'autres corpus. En ce qui nous concerne, nous entendons par Conte Merveilleux l'ensemble des Contes-types recensés et vérifiés par A. Aarne et S.Thompson, sous cette rubrique. Et pour illustrer notre propos, nous allons nous référer au récit suivant : L'oiseau conteur (donné en Annexe), recueilli et analysé par A. Khatibi (1974) dans La blessure du Nom Propre. Ce conte est une variante du Conte-type 707 intitulé « l'oiseau de vérité », attesté du reste par P. Delarue et M. L. Tenèze (1977). Il est présent dans notre corpus (E. M. Chadli, 1978) sous le titre de « l'oiseau chanteur » où il amalgame le T. 707 et le T. 510 B « Peau d'âne », très connu en France et en Europe. D'autres variantes assez proches se trouvent dans Grimm (1850) (n° 96, « les trois oiselets »), D. Fabre et J. Lacroix (1970) (« l'oiseau de toutes les vérités ») et dans les Mille et 1 W. BASCOM, « The forms of the folklore : Prose Narrative » in Journal of American folklore, LXXVIII, 1965 ; cité par D. BEN AMAR(, Poétique 19, 1970, dans un article intitulé : « Catégories analytiques et genres populaires », p. 265-293. 2 A. JOLLES, Formes simples, Paris, Seuil, 1972, 213 p. (éd. originale en 1930 en Allemagne). 3 M. GALLEY et A. AYOUB, Histoire des Beni-Hilal, Paris, A. Colin, 1983, 254 p. (versions tunisiennes en Français et en Arabe tunisien).

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LE CONTE Une Nuits avec « l'histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette ». Des versions lointaines de ce conte existent à travers les contes-types suivants : T. 432 « l'oiseau bleu » et ses variantes ; T. 451 « les enfants-cygnes » ; T. 567 « le cœur de l'oiseau merveilleux ». 3. LE MERVEILLEUX DU CONTE Après avoir souligné la question de l'inexistence des mythes dans la tradition orale marocaine, il est temps de repenser le genre dénommé « Conte Merveilleux » par les folkloristes. Déjà C. Lévi-Strauss et V. Propp considéraient le conte (merveilleux surtout) comme une « version » affaiblie du mythe, un avatar puisqu'il fait intervenir des dichotomies moins violentes et donc plus socialisées. Il n'en constitue pas moins une certaine vision du monde apte à véhiculer les valeurs de la communauté. Ces valeurs, soupesées et vérifiées, s'articulent en prescriptif (ce qu'il faut faire) et en prohibitif (ce qu'il ne faut pas faire). Entre ces deux pôles, la communauté peut offrir des possibilités moins contraignantes entre ce qui est permis, ce qui est toléré, ce qui ne dérange point (Indifférent). Et ce sont les contes, au plan de la narration, qui vont illustrer et symboliser ces choix. Ainsi, aux mythes d'origine ou de fondation, pris en charge par la Religion, vont se substituer d'autres « mythes » relatifs à l'univers social, économique et culturel du groupe communautaire (les relations de pouvoir, les problèmes de descendance et de lignage, le rôle et la place des femmes au sein du groupe, etc). En effet, aucun groupe humain ne peut vivre sans mythes (voir R. Barthes (1957) dans Mythologies). Il en fabrique sans cesse et les transmet par le biais de l'art et de la littérature. Par conséquent, le merveilleux du conte est cette éclosion de nouveaux mythes inhérents au développement intellectuel du groupe. Le mythe ne serait plus perçu comme une catégorie vide ou pleine des origines mais il est à repenser comme processus créatif d'images (du monde) et de valeurs (de la société). Dans cette perspective, le mythe est à lire comme l'ensemble des représentations et des projections qui contribuent à la formation d'une image globale et unifiante de l'univers (celui-ci est divisé en Haut/Bas que figurativisent le « Ciel » et la « Terre ». Chaque pôle possède sa propre articulation. Il se répartit en outre en Monde des anges et des fées, Monde des ogres et des djinns, Monde des hommes et des animaux, etc...). Cette image se réalise comme la forme socialisée d'une conception réfléchie (pour soi) et rationnelle (pour autrui) de cet univers. C'est ainsi que la fable, le conte ou la légende hagiographique vont se manifester comme l'expression, à charge symbolique variable, de la représentation de l'univers en question. Expression, en somme, d'une réponse que les anthropologues qualifient volontiers de fantasmée1. Pour G. Durand (1969), tout « processus imaginaire » s'intègre en dernier lieu dans une sorte de « topologie fantastique »2 où nous retrouvons, intacts ou fragmentés, les grands schèmes et les archétypes de base de l'homme. Tout récit 1 Cl. LEVI-STRAUSS, « La geste d'Asdiwal », 1973, p. 175-233 in Anthropologie structurale II, op. cit. 2 G. DURAND, Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969, 550p.

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LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN représente une certaine trajectoire, un tracé particulier dans cette « géographie » légendaire, eschatologique ou merveilleuse. L'espace de fiction se trouve surdéterminé de polarisations spécifiques, à dimension mythique (monde des hommes/monde des ogres ; monde humain/monde animalier, matière vivante/matière inerte ; Adamites/Djinns ; Vivants/Morts, etc. En fait, cette représentation mythique du monde pose le problème, déjà ancien, de la relation entre le Verbe et la Raison. Elle n'est pas sans rappeler l'opposition entre le Muthos et le Logos dans la pensée occidentale. Chez les grecs, le Muthos désignait une parole formulée (récit, dialogue, énonciation d'un projet, etc.). Il était de l'ordre du Legein, i.e. du discours sous toutes ses formes. La charge religieuse va transformer ces paroles en discours quasi sacrés, et plus encore, le passage de l'oralité à l'écrit sera déterminant. Le logos cessera d'être la « parole » pour devenir une sorte de « rationalité démonstrative »1. L'univers mythique se construira à partir de la conjonction d'une Narration (Muthos) et d'une démonstration argumentée (Logos). Nous aurons donc le plaisir de la parole d'un côté (où incantation et affectivité se transmettent par le biais du rythme, de la musicalité et de la gestuelle) et rigueur du discours de l'autre côté, s'adressant à l'intelligence critique du destinataire (écoutant ou lecteur) et visant le vrai par le recours au logique. Les joutes sur la place publique, dans la Grèce antique, sont édifiantes à cet égard. Par conséquent, toute représentation du monde est de l'ordre du mythique alliant dans un même mouvement fiction créatrice et raison de démonstration argumentée. C'est ainsi que nous allons avoir dans tout récit de type traditionnel un faire mythique résultat de cette représentation de l'univers. Ce faire mythique est une force agissante, un travail conceptualisant qui a pour matériau l e langage et comme forme la narration. Il va épouser, à l'intérieur du récit, les exigences d'une langue (laquelle a déjà procédé au découpage du monde en catégories concrètes et abstraites et qui offre aux usagers un répertoire lexical varié, des contraintes syntaxiques et sémantiques et des expansions rhétoriques qu'exploitent poèmes et chants, fables et contes), se conformer au code sémantique et axiologique de la communauté (ou ensemble de valeurs collectivement partagé) et s'adapter, enfin, à la forme d'une narration (fable, conte, légende, anecdote, etc.). Maintenant, la question qui se pose est celle de savoir comment agit le faire mythique à l'intérieur d'un récit. En d'autres termes, comment se construit l'univers mythologique à travers les textes pour nous donner, entre autres, les notions du fabuleux, du fantastique, de l'étrange et du merveilleux ? Partant, de s'interroger sur le contenu de ces notions. Que recouvrent-elles exactement ? Il faut voir ce qui est constant et ce qui est variable en passant d'une notion à l'autre. La démarche va consister dans l'élaboration d'une typologie empirique, faite à partir de corpus homogènes et distincts, qui permettra la reconstitution de champs sémantiques inclus dans le ou les récit(s). Assurément, les champs sémantiques ou isotopiques et les champs lexicaux vont nous aider à mieux saisir l'organisation de l'univers mythologique inscrit dans toutes les productions de la tradition orale du pays.

1 J.-P. VERNANT, Mythe et société en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 1974, 255p.

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LE CONTE Enfin, pour mieux illustrer ce faire mythique, nous allons l'appréhender de biais à travers les thèmes de la quête du désir, de la violence, de la séparation et de la négation qui parcourent notre texte de référence mais aussi les autres textes du répertoire « Contes Merveilleux Marocains »1. 4. LA POLYPHONIE DU CONTE Quoique porté par une énonciation anonyme, le récit du conte est le lieu d'émergence d'une pluralité de voix qui se croisent et s'affrontent, s'interpénètrent et se disloquent en une multitude de discours. Il « enferme en lui un autre conte, une infinité de contes », écrit Khatibi (op. cit., p 229). Et ces contes sont autant d'actualisations de voix internes à la narration qui se conjuguent pour dessiner la trajectoire du faire mythique sous-jacent. En effet, qui parle dans le récit ? En premier lieu les acteurs du discours (le Sultan, les épouses, les enfants du Sultan, le pêcheur, le Vizir, l'homme conseiller, l'Oiseau), en second lieu les actants du discours, i.e. les différentes voix anonymes de l'Enonciation. Cette « partition » de voix se joue à plusieurs niveaux : - sémiologique avec la circulation des signes comme des objets valeurs entre les actants du récit (le don de la jeune fille par la tribu-mère cherchant l'alliance royale et répétant un geste millénaire dans la tradition islamique ; la substitution des enfants par des chiots pour marquer une situation de filiation bloquée ; l'abandon en mer des enfants, lequel renvoie au récit biblique archi-connu : la pêche miraculeuse, autre motif religieux ; les figuiers de la vie qui remontent loin dans l'imaginaire collectif et le transfert de pouvoir soulignant un éclatement des signes et une rupture de discours au plan de l'Énonciation ; - narratif avec les différents plans du faire énonciatif qui met en exergue quatre instances de l'Enonciation. La première instance (En1) est prise en charge, de manière explicite, par la conteuse qui intervient dans la narration (« Vous savez, nous, les femmes, nous sommes patientes ») pour justifier l'exploit de la jeune fille. La seconde instance (En2) est assumée par le groupe social, sans spécification particulière. C'est la voix de la morale finale : « Vizir ! dit le Sultan, tes ruses se sont retournées contre toi, mais elles sont profitables pour le pêcheur et les enfants ». La troisième instance (En3) est celle de la société tribalo-féodale qui défend le patriarcat, le lignage, les coutumes et les institutions du groupe social. Quant à la quatrième instance (En4), elle est lisible en filigrane du texte. Elle est celle de l'Antisociété tribalo-féodale qui juge les réalisations présentes et se projette dans le futur pour acquérir une seconde altérité. L'accession de la femme au statut de Héros triomphant et la rupture du pouvoir transmis au plus méritant (le pêcheur) et non pas aux héritiers naturels (les fils) sont les signes-phares de cette instance. « Ainsi se joue la rupture du réel par l'illimité du possible » note Khatibi (op. cit, p. 235) ; - discursif avec les principaux acteurs du récit et qui s'adjugent le pouvoir de la parole : le Sultan, auteur d'un discours absolu, de l'ordre du performatif où le dire s'accompagne du faire ; où l'excès de pouvoir est compensé par l'excès d'équité ; les 1 E.M. CHADLI, Corpus de Contes Merveilleux Marocains (Juillet-Août 1978, Boulemane, Maroc). Annexe (vol. II) de la Thèse de 3e cycle, Paris, E.H.E.S.S., 1980.

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LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN femmes du Sultan et le Vizir usant d'un discours réprouvé, donc antisocial ; le Pêcheur tient le discours du croyant et de l'humble ; les garçons illustrent le discours du devoir-faire, « cela est écrit » disent-ils ; la fille s'inscrit à l'opposé de ses frères et même de son père adoptif. Elle est le relais intra-diégétique du véritable Destinateur (le En4). Reste l'oiseau, responsable du discours tautologique, relayant l'instance d'énonciation n°1. Il répète à l'infini le même récit ! Délire de la narration, dira Khatibi. Venons-en, maintenant, à la couverture thématique et symbolique de ce récit, à travers les thèmes du désir, de la violence, de la séparation et de la négation. a) Quête du désir. De manière générale, dans le Conte Merveilleux Marocain1, la quête du héros prend la forme du plus grand désir pour la plus grande récompense : le mariage avec le Roi ou la Princesse. Les récits de cette catégorie baignent dans un univers surféminisé, scène privilégiée de l'angoisse existentielle (« Que ne suis-je un homme ? »), de la frustration sexuelle (captivité, enterrement prématuré, menace de destruction ou de mutilation) et de la névrose collective (culte obsessionnel de la virginité, de la fécondité, du mariage endogame). C'est pourquoi la quête héroïque se donne-t-elle à lire comme une certaine prise en charge de cette hantise et de sa solution. Les actes de la dévoration (par l'ogre) et du sacrifice (égorgement), comme dans notre conte, s'inscrivent dans cette dimension initiatique de la quête-désir. L'initiation, écrit Durand (1969 : 351), comprend presque toujours une épreuve mutilante ou sacrificielle qui symbolise au deuxième degré une passion divine. b) Violence du dire Il est à noter, en premier lieu, que l'univers mythologique se construit par le biais d'une oralité qui l'in-forme et le légitime. Intonation, timbre de la voix, musicalité de la prose, chant, gestuelle, mime, silences tendent, de manière conjuguée, à recréer cet univers. Les mécanismes de débrayage de la fiction (non je/tu, non ici, non maintenant) non seulement gèrent le « capital imaginaire » de toute société mais le fructifient et le dynamisent dans des aventures exemplaires. C'est ce qu'on appelle la dramatisation du narré. Et la violence donc ? Que traduit-elle en fait ? Comment peut-on l'approcher ? Il est peut-être aléatoire de pouvoir théoriser cette violence qui est inhérente au faire mythologique, voire la cerner avec succès. On peut en prévoir l'esquisse dans une sorte de stratégie de l'irréel. Néanmoins, on peut avancer quelques éléments d'approche : - l'univers mythologique avec ses lois propres et ses mécanismes d'autorégulation et d'intervention constitue une sorte de violence « souhaitée » contre l'ordre antérieur qu'il tend représenter. En effet, commente Cl. Lévi-Strauss (1973 : 209), « les spéculations mythiques [inhérentes aux modes de vie des groupes de la communauté] (...) cherchent, en dernière analyse, non à peindre le réel, mais à

1 Le Conte Merveilleux Marocain tel qu'il se dégage des corpus de E.M. CHADLI (1980) ; E.LAOUST (1949) ; R. BASSET (1887) ; G.-S. COLIN (1939) et Dr.LEGEY (1926).

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LE CONTE justifier la cote mal taillée en quoi il consiste, puisque les positions extrêmes y sont imaginées seulement pour les démontrer intenables ». - l'univers mythologique, de par sa fonction sociale, va essayer de canaliser les violences extérieures en les réinvestissant dans ses propres actions narratives afin de leur donner une forme socialisée, donc acceptable par tous. C'est la fonction de catharsis que les psychanalystes ont bien dégagé dans leurs analyses1. La violence inscrite dans le récit sera une violence libératrice. Son but est de restaurer l'ordre originel (des dieux, par excellence) en supprimant la contradiction (essentiellement d'essence sociale). C'est ainsi que les thèmes de l'inceste (variante personnelle de notre conte), du parricide ou infanticide, de la fécondité ou de la stérilité, du pouvoir légitime ou illégal vont constituer les points focaux de cette violence autant que ses réalisations. La violence sera donc du côté de « l'excès narratif » (Khatibi, op. cit.) introducteur de la fonction ludique du récit. Fonction « qui consiste à échanger un signe contre un autre et à parodier (...) la violence des rapports sociaux » (Khatibi, id., p. 231). On peut aller plus de l'avant et affirmer que le récit se fait violence. Pourquoi ? Parce qu'il ne peut taire son obsession de se dire à l'infini. Il va multiplier les hantises et les décalages tout en se réservant un ailleurs rêvé. Ailleurs rêvé qui va détruire une aliénation pour en substituer une autre. Affir- mer, dans un même mouvement, la séparation du monde et la permanence de l'être. c) Parcours de la séparation La quête du héros ou de l'héroïne suppose un parcours vers des contrées lointaines et marque un arrachement du milieu naturel du sujet en question. Elle signifie, par ailleurs, une brisure ombilicale. L'océan ou la mer (espace de2 transition) désigne cette séparation tout en introduisant le héros dans un univers embryonnaire de l'existence que traduisent ténèbres, arbres, ronces, sables, feuillage, etc. Le désert et la forêt jouent le même rôle. Le parcours prend, dès lors, la teinte d'une quête mystique de la connaissance, du savoir comme en témoignent les recherches éperdues pour la conquête de « l'oiseau de vérité » ou de la princesse fabuleuse dans le conte marocain « El Ghalia bent Mansour ». Le parcours de la séparation implique l'exil (cas de notre héroïne), la déperdition et la dépossession des biens de richesse et d'identité. C'est ainsi que la substitution des vêtements entre princes et bergers puise ses racines dans la tradition de l'Islam mystique3. De même que le séjour du héros dans la boutique d'un charbonnier (conte de « El Ghalia ») constitue-t-elle le point limite de la dépossession et de la renonciation aux biens matériels de ce monde. L'élévation dans 1 B. BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, Paris, Laffont,1976, 395 p. R. KAES et autres, Contes et divans, Paris, Bordas-Dunod, 1984, 227 p. J. BELLEMIN-NOEL, Les contes et leurs fantasmes, Paris, PUF, 1983, 185 p. 2 E.M. CHADLI, « Le traitement de la spatialité dans le Conte Merveilleux Marocain », Colloque de Linguistique et de Sémiotique, Rabat, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1981. 3 E. DERMENGHEM, Le culte des saints dans l'Islam Maghrébin, Paris, Gallimard, 1954.

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LE FAIRE MYTHIQUE DANS LE CONTE MERVEILLEUX MAROCAIN le ciel (« Hina I ») ou le vol à dos d'aigle ainsi que l'errance fourvoyée dans le désert atteignent le paroxysme de ce repli de soi et de cette rupture du monde Voir Corpus de EM.CHADLI (1980), se reporter à la note 13.. d) Dynamique de la négation. Dans les contes à Méfait1, le parcours se veut non seulement voyage initiatique, sortie du monde, mais également mouvement d'intégration, de lutte d'un pour-soi à réaliser et affirmation d'une permanence de l'être. Artaud disait déjà « qu'il y a un mensonge de l'être contre lequel nous sommes nés pour protester »2. Le récit mythologique va incarner, dans son refus de l'habituel et du conventionnel, ce vouloir-faire d'un ailleurs exalté. Il sera l'espace d'une parole affranchie et d'un désir vitalisant. Le héros, intériorisant les prescriptions et les prohibitions de son milieu culturel, fait appel au surnaturel et au merveilleux pour amorcer sa libération. La négation de l'ordre ancien va prendre ici la tournure d'une dynamique en marche. Le Merveilleux intervient comme médiation inespérée gommant le différent et nivelant l'inégal tout en accentuant le fossé séparant le Bien du Mal. 5. CONCLUSION a) L'absence de mythes à l'état brut, dans la Tradition orale marocaine, est largement compensée par la construction de mythes internes à l'intérieur du récit contique (type Merveilleux) ; b) ce travail de « mythologisation » du conte s'origine dans l'intemporalité de la narration, les espaces qui lui servent de repères topologiques, les catégories cognitives qu'il manipule et les solutions qu'il propose en vue d'apaiser les tensions et d'atténuer les angoisses aussi bien individuelles que collectives, relatives à l'homme, à son milieu naturel, à son groupe social et à son destin ; c) c'est ainsi que le conte, en général, s'avère l'outil le plus « performant » pour véhiculer l'objectif et le subjectif, porter en soi le possible et le probable. Il « raconte l'impossible, il tisse notre esprit d'une étrange satisfaction : l'orgueil impérieux d'ouvrir la vie sur l'acte pur. Il faut renverser ici l'adage courant : ce n'est pas le corps qui est discours, mais le corps qui est l'image obscure d'un infini de textes orphelins. Le corps : un ciselé volatil » (A. Khatibi 1974 : 228). d) pour ce faire, imagination et raison se conjuguent pour donner une image satisfaisante du monde. En effet, écrit J. Duvignaud (1976 : 7), « l'imagination n'est pas un fantôme qui plane au-dessus des choses : elle est enracinée dans la vie (...). On parle (...) d'imaginaires au pluriel pour illustrer cette activité qui fait éclater le carcan du réel et nous affronte à la vaste expérience des choses imprévisibles et possibles. Tous les groupes humains possèdent la capacité de suggérer des formes symboliques inconnues - qu'on exalte un code sacré, une réglementation sociale, une

1 V. PROPP dans Morphologie du Conte, 1928, (trad. fr. 1965 et 1973 chez Seuil) distingue, à l'intérieur du Conte Merveilleux, deux types de contes : les contes à Manque et les contes à Méfait. Voir Morphologie. 2 A. ARTAUD, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, 246 p.

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LE CONTE activité dédaignée, qu'un réfractaire ou un hérétique transgresse ces habitudes - la vocation est la même : anticiper de l'expérience connue sur l'expérience à venir… »1 CHADLI El Mostafa Université de Rabat

1 Pour compléter les références bibliographiques contenues dans le texte, cf. les ouvrages suivants (note 19, p. 125).

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PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE MAROCAIN

INTRODUCTION Le récit de Sidi Abd El-Haqq est tiré du répertoire « légendes hagiographiques » recueillies et rassemblées par E. Laoust (1949) dans ses Contes Berbères du Maroc1. Dans ce texte, il nous est donné la narration d'une vision du monde qui a pour protagonistes l'énonciateur présumé du texte (collectif et anonyme quoique relayé individuellement et pris en charge par un « conteur ») et l'énonciataire virtuel de ce même texte (collectif mais non anonyme). Il est à noter l'identité partielle relevée entre le sujet des énoncés narratifs relatant l'expérience « prophétique » et le sujet de l'énonciation subsumant ces énoncés. Cette énonciation va pouvoir nous aider à dégager la vision du monde qui lui est sous-jacente. En effet, décrite du point de vue du mode d'expression « littéraire » (on peut s'interroger sur le genre hagiographique et sur la fonction culturelle qu'il remplissait à l'intérieur de la communauté), cette vision du monde va poser le problème de sa cohérence et de son authenticité. Est-ce une vision unitaire ou fragmentaire ? Est-elle conforme ou non aux habitudes et aux présupposés « idéologiques » de la dite communauté ? Pourquoi nous raconte-t-elle la « vie » de Sidi Abd El-Haqq, saint méconnu au Maghreb et dont le lieu du culte2 est célèbre ? Pourquoi la guérison de la folie s'attache-t-elle au nom de Sidi Abd ElHaqq, saint parmi les saints et à qui la généalogie manque _ ?3. Néanmoins, le récit va pouvoir déterminer un ensemble de rapports entre l'énonciateur du conte, véritable destinateur de la vision « prophétique », le narrateur comme expression linguistique et narrative de l'énonciateur (même en l'absence de la forme personnelle du je) et le sujet pragmatique des énoncés narratifs (manifesté par la forme impersonnelle), qui assument cette narration. Ce sont ces rapports qui vont 1 Contes Berbères du Maroc, de E. Laoust (1949) en 2 volumes. Le premier comprend les textes transcrits phonétiquement, le second renferme la traduction. Quant aux récits, Laoust les classe en Contes d'Animaux, Contes Plaisants, ContesMerveilleux et Légendes Hagiographiques. Pour les problèmes de typologie, voir notre communication « Le faire mythique dans le Conte Merveilleux Marocain », Colloque d'Albi (1986) sur Le Conte. 2 Une note de Laoust affirme que la zaouïa de S.Abd El-Haqq se trouve au nord-est de Tanant. 3 Information donnée par A. Zeggaf de Rabat lors de la discussion de ce texte, Colloque d'Albi (1986). De manière générale, ce sont les travaux en anthropologie sociale et en sym- bolique qui peuvent nous donner la clef de ces énigmes.

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LE CONTE expliciter le caractère fictionnel ou véridictoire de la légende hagiographique. Notre analyse va s'articuler autour des points suivants : les procédures discursives, l'émergence du sujet, les modalités du Savoir et du Croire et la structure du Don. 1. DE QUELQUES PROCÉDURES DISCURSIVES Pour l'étude, au fil du récit, de ces procédures discursives (ce que la grammaire sémiotique ne favorise point1, nous avons choisi délibérément les énoncés2 initiaux et les énoncés finals qui ouvrent et clôturent, respectivement, le texte de la légende. (1) « Il arriva à Tiâzit sans que personne ne sut d'où il venait ». De prime abord, nous signalons l'absence des formules rituelles de la légende, laquelle exige, comme toute tradition orale qui se respecte, un protocole d'entrée et de clôture. Par conséquent, nous assistons à une entrée « brutale » dans l'univers légendaire, et sans pouvoir identifier l'énonciateur. Qui parle ? Telle est la question à pourvoir d'une réponse. La première forme personnelle du récit (« il ») est une « absence de personne » puisqu'elle ne réfère pas à une personne « spécifique » de l'Enonciation3. Elle pose une énigme, solutionnée par la suite et remplit la fonction de cataphore. Elle anticipe sur les actions à venir. C'est une démarche herméneutique propre au récit des Mystères. Le verbe « arriver » indique un parcours et inscrit un Programme Narratif (PN) à élucider. Tiâzit, est-ce un espace médiateur ou un espace-cible, objectif ultime de la randonnée héroïque ? Par contre, ce même lieu de Tiâzit est une localisation géographique précise. Elle définit la fonction d'ancrage de la légende du côté de Oued El Abid, affluent de l'oued Oum Rabi'. Elle aurait été fondée vers le XI° s. de l'Hégire (XVIII° s.) par un fils de S. Abd-Er-Rahman de Kairouan (Tunisie). La seconde proposition de cet énoncé inaugural se joue sur le mode de la négativité : « _ (sans que) personne ne sut d'où il venait » négation + négation + négation absolue [savoir] [provenance]

C'est ainsi que le mystère du personnage se trouve amplifié par le mystère de la provenance et de la destination. (2) « c'était alors un petit garçon » A cause de ce débrayage temporel, opposant le « alors » au « maintenant » (c'était/ c'est/ce n'est plus _), l'identité du « il » est dévoilée partiellement puisqu'elle renvoie à « petit garçon ». Les questions qui se posent sont relatives à la nature, aux conditions et aux modalités de ce déplacement : est-il volontaire ou non ? par quels 1 La sémiotique dispose d'un schéma abstrait de la narrativité et du discours et d'une métho- dologie inhérente qui va du plus profond (catégories sémiotiques) au plus superficiel (narra- tion et mise en discours). La manifestation linguistique vient en dernier lieu comme un simple épiphénomène. 2 Le savoir encyclopédique touchant le lexique n'est pas mobilisé. Nous travaillons au niveaux des structures narratives en traduction, laquelle n'affaiblit point la portée de notre analyse de contenu. 3 E. Benveniste, « La nature des pronoms », p. 251-257, Problèmes de linguistique générale, 1.,Gallimard, 1966.

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PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE… moyens s'est-il effectué ? dans quel but ? s'agit-il d'un passage ou d'un changement de lieu ? Les parents, qui sont-ils et où sont-ils ? Autant de questions sans réponse. Les traits sémantiques retenus du « il » sont [non connu] et [jeune]. L'adjectif « garçon » véhicule le trait [+mâle]. (3) « Un homme eut pitié de lui, le recueillit et lui donna sa génisse à garder » Dans cet énoncé, le portrait se dessine peu à peu (jeune, inconnu, orphelin et pauvre) et la configuration sémique s'enrichit de nouveaux traits. Avec le syn- tagme « génisse à garder », la première fonction du personnage est annoncée. C'est la fonction pastorale, fonction noble par excellence puisqu'elle est le lot des prophètes ! (4) « Les gens du village, le voyant occupé à faire paître cette bête, lui dirent : tu garderas aussi les nôtres et nous te donnerons ton salaire ! » Un glissement significatif s'opère ici : le petit orphelin devient le gardien du troupeau du village. Avec la perception d'un gain, il atténue le trait de [+ pauvre]. D'inconnu, il arrive à la position privilégiée de connu. (5) « Il devint le gardien du troupeau du village et remettait l'argent qu'il gagnait ainsi à l'homme qui l'avait recueilli ». Un trait nouveau s'ajoute, c'est celui de « gratitude » et « reconnaissance ». Les transformations opérées depuis la mise en place du récit sont : T1 : « l'inconnu » T 2 : « l'orphelin » T3 : « le pauvre »

----> « le gardien du troupeau du village » ---> « le fils adoptif du village » ---> « le salarié ».

Cependant, la pauvreté sera le trait constant du personnage (« il remettait l'argent qu'il gagnait à l'homme _ « ). Quant au secret, il sera toujours maintenu. Il a trait à la naissance miraculeuse, à l'origine inconnue et à l'éducation parfaite. Sidi Abd El-Haqq sait garder les bêtes, faire paître le troupeau et reconnaître ses bienfaiteurs ! Qu'en est-il maintenant des énoncés qui terminent le récit ? (6) « c'est dans cet endroit qu'Abd El-Haqq bâtit sa zaouïa ». Il est à relever l'embrayage spatial de l'instance de l'énonciation avec l'indice de l'ostension « cet » où le geste qui désigne accentue la dénomination qui nomme. Le segment spatial « cet endroit » assure l'ancrage référentiel et fonctionne comme un toponyme au même titre que « Tiâzit » avec lequel il est en rapport d'inclusion. Il indique de manière explicite l'espace-cible de la quête. En effet, l'objet de la quête est dévoilé dans cet énoncé. Bâtir une zaouïa (ou confrérie), c'est fonder un ordre religieux, culturel, voire politique. L'énigme est solutionnée : le « il » renvoie au saint Sidi Abd El-Haqq, littéralement le « serviteur de la Vérité », symboliquement « le serviteur de Dieu ». Les transformations qui ont eu lieu sont les suivantes : T1 : inconnu ---> connu ---> célèbre ---> rayonnant « petit garçon » « gardien de vaches » « agourram » « patron du lieu » T2 : orphelin ---> gardien du troupeau --> gardien des lieux --> père spirituel du village T3 : petit garçon ---> homme ---> saint ---> saint avec zaouïa --> baraka « grâce ».

Nous avons, exposée, la problématique du sujet qui prend la stature d'un héros culturel apportant la foi, la paix et la santé mentale à la communauté. (7) « on y voit encore la chambre où il priait »

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LE CONTE De nouveau, sur le plan de l'énonciation, un embrayage spatial (« cet endroitci ») et temporel (« encore », c'est-à-dire « maintenant »). L'énoncé est une focalisation du trait « piété », autre constante du personnage. (8) « A sa mort, il y laissa un puits, une de ses sandales et une négresse du nom de Lalla Jorra ». Nous avons, au niveau de cet énoncé, la mise en scène d'une tranche de vie entière, de la jeunesse à la mort. Comme seul héritage matériel, il est resté un(e) : - puits, eau bénéfique qui désaliène les aliénés ; -sandale, objet de culte et prolongement du personnage ; - négresse, rôle d'officiant et gardienne du culte ; - zaouïa, tombeau du saint et lieu du culte.

(9) « Aujourd'hui, on mène en ce lieu l'individu atteint d'aliénation mentale ». Cet énoncé effectue un double embrayage temporel (« maintenant » de la parole) et spatial (« l'ici » comme scène de cette parole en train de se dérouler ; le récit n'est pas terminé). Le récit s'enrichit d'une nouvelle dimension. Il devient « récit d'origine » et la légende une « légende de fondation »1. (10) « La négresse le frappe de la sandade de l'agourram, lui tire du puits un vase d'eau, il se lave et boit ». Au niveau de cet énoncé pré-final, nous avons la description du culte, lequel se manifeste comme processus de désaliénation. (11) « Et avec la grâce de Dieu et la baraka de Sidi Abd El-Haqq, il trouve remède à son mal ». Cet énoncé final annonce la possibilité d'un récit « posthume » du personnage de Sidi Abd El-Haqq. Il révèle, outre l'héritage spirituel du saint (la baraka), la véritable destination du récit-message. Essayons de reconstruire la demande qui est à la base de « l'émission » de ce récit : - « Qu'est-ce que c'est que ce lieu ? - C'est la zaouïa de Sidi Abd El-Haqq ! - Ah ! et qui est-ce Sidi Abd El-Haqq ? - Écoutez, je vais vous raconter son histoire »

En résumé, ces énoncés d'ouverture et de clôture du récit nous renseignent sur la structuration de la narrativité, le système actantiel sous-jacent et la distribution des actants de l'énonciation discursive. Du point de vue de la narrativité, nous nous contenterons de l'illustration, aussi brève soit-elle, de trois paramètres : le temps, l'espace et les états narratifs principaux. Concernant le temps, il est à constater l'absence de repères chronologiques précis. Les seules datations possibles relèvent de la description (indirecte) de l'état « socio-économique » de la communauté, laquelle, sédentarisée, s'adonne à l'élevage (« troupeau de vaches »), à l'agriculture (« culture du blé »), à l'artisanat (confection des ustensiles et des instruments de la vie quotidienne : « plats », « cruche »,

1 La légende est de l'ordre du véridique. Elle a besoin d'ancrages dans l'espace et le temps. Pour les distinctions entre légende, mythe, épopée, geste, conte et fable, voir Formes simples de A. Jolles, Seuil, 1972 (trad. fr.).

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PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE… « sandales », « tamis », « moulin », « bât », etc.) et à l'architecture (construction de la zaouïa1)). Sur le plan de l'énonciation, nous sommes en présence d'un « récit historique »2 usant de la troisième personne et de l'aoriste3 pour la narration d'événements passés et achevés. Le dialogue correspond au « discours » et aux temps qui lui correspondent : le présent, le parfait et le futur. La fin du récit replace l'énonciation dans son cadre originel avec l'emploi des indices spatiaux et temporels de l'ostension (« je vous montre maintenant l'endroit de la zaouïa de Sidi Abd ElHaqq _ ») et l'utilisation du présent d'actualité. Il s'agit d'un commentaire final extradiégétique4. Quant au temps de l'action, il reste indéterminé. Il est de l'ordre du mythique. L'espace, par contre, est fortement localisé. Il renvoie à un lieu situé près de l'oued El-Abid, affluent du fleuve l'Oum Er-Rabi. Sur le plan narratif, nous avons le parcours suivant : Espace -source ---> (Es 1) « Espace inconnu » (espace de la provenance inconnue)

Espace-médiat ---> (Es 2) « Espace occulté » (espace de l'acquisition de la compétence)

Espace-cible (Es 3) « Espace décrit »

(espace des transformations qui manifestent performance et reconnaissance du sujet héroïque)

Ce parcours spatial se conjugue avec le PN de base du sujet-héros : Etat narratif 1 (situation initiale) « rien »

--->

Mystère (inné) origine inconnue compétence acquise « orphelin de tous » ---> (pauvre, jeune et orphelin)

Etat narratif 2 (transformations) « signes de sainteté »

--->

Miracles (accomplis) performances réalisantes

Etat narratif 3 (situation finale) « tout » Grâce (acquise) reconnaissance durable

actions méritoires ---> « père de tous » - nourriture inépuisable (patron des lieux) - génisse ressuscitée et métamorphosée - source tarie - animaux sauvages chassés - zaouïa bâtie

Sur le plan actantiel, la distribution des rôles est la suivante : Destinateur

------------

Objet

------------>

Destinataire

1 Une zaouïa est a) un ordre religieux, qui peut devenir politique, visant à restaurer la foi et à dispenser un enseignement conforme à son éthique ; b) un établissement religieux et culturel. 2 E. Benveniste (1966) « Les relations de temps dans le verbe français », op. cit. p. 225-236. 3 Pour l'Arabe dialectal Marocain et le Berbère, les catégories d'Aoriste et de Parfait corres- pondent mieux à ces deux idiomes, à dominante aspectuelle, du chamito-sémitique que celles de Passé simple et Passé composé. Voir E. Benveniste (1966), op. cit. 4 G. Genette, Figures II, Seuil,1969.

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LE CONTE (Dieu) Adjuvant (Les croyants)

(zaouïa) ------------> Sujet Sidi Abd El-Haqq

<-------------

(communauté large) Opposant (les incrédules)

Le rôle de Destinateur est vide car personne ne l'assume. A un premier niveau, on pourra penser que c'est la communauté qui prend en charge ce récit et le destine à elle-même comme une parabole ou une allégorie. Ce serait méconnaître la fonction de la légende hagiographique. A un niveau plus profond, de l'ordre du symbolique, seul Dieu peut occuper cette position actantielle, Sidi Abd El-Haqq étant le Messager et le sujet de la Quête, ordonnée par ce destinateur omniscient. Le Destinataire, en revanche, est explicite. Quant à l'objet, au niveau du Destinateur, il est reconnaissance de la Puissance et de la Grâce de Dieu, source de tous les bienfaits. Pour Sidi Abd El-Haqq, l'Objet est de fonder un ordre religieux et culturel médiatisé par la Zaouïa. Adjuvants et Opposants se répartissent dans la communauté des croyants et des infidèles ou mécréants. Sur le plan de L'Enonciation, le récit étant un Message, Enonciateur et Enonciataire tendent à se confondre. Ils réfèrent tous deux à la communauté. Le premier pôle fait partie des détenteurs du Savoir, le second pôle appartient à la majorité dépourvue du Savoir. Il est à rappeler que, jadis, les conteurs participaient activement au maintien et à la diffusion de la Mémoire collective du groupe social. De manière générale, la légende se veut réflexion et enseignement d'un certain type de savoir, lié à la croyance des sujets destinataires et à la foi qui les anime. Quant aux procédures discursives, elles sont de type heuristique et jouent sur les mécanismes, concurrents et complémentaires, de la cataphore et de l'anaphore, lesquels véhiculent et régulent le « flux » de l'information contenue dans le texte. 2. LE SIGNE ET SA FONCTION : L'ÉMERGENCE DU SUJET (1) « Il arriva à Tiâzit sans que personne ne sut d'où il venait ». (2) « Sidi Abd El-Haqq, leur berger, les écoutait ». (3) « personne ne se doutait alors qu'il était agourram ». (4) « les gens surent à ce signe qu'il était agourram ». (5) « Sidi Abd El-Haqq, à ces signes, se leva et s'écria _ » (6) « il alla à la source, la frappa de son bâton et en tarit l'eau ». (9) « _ le jeune agourram descendit vers un lieu couvert de rochers et de bois pour en chasser les bêtes sauvages qui s'y trouvaient ». (8) « emporte tes petits, lion ! dit-il, emmène tes petits, sanglier ! emporte les tiens, perdrix, et les vôtres, serpents, que j'y amène les miens ! » (9) « Seigneur, lui dit (le serpent), (_) mes petits sont si jeunes que je ne sais comment les emmener _ « (10) « Si tu consens à me laisser ici, je te promets devant Dieu (_) de ne jamais tuer qui que ce soit de ta descendance ! « (11) « c'est dans cet endroit qu’Abd El-Haqq bâtit sa zaouïa ». (12) « à sa mort, il y laissa un puits, une de ses sandales et une négresse du nom de Lalla Jorra ». De ces énoncés narratifs découlent deux sortes de signes : les signes linguistiques, qui possèdent une fonction métalinguistique dans le texte. Explicites ou implicites, ces signes fonctionnent comme des métalanguèmes et se répartissent 114


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE… entre les énoncés (1) et (5). Quant aux signes qui vont de l'énoncé (6) à (12), on peut les considérer comme signes translinguistiques puisqu'ils manifestent les Performances du sujet-héros. Les signes linguistiques relèvent de l'ordre du savoir de l'Enonciateur et que l'Enonciataire ne partage pas. Narrativement, ils renvoient aux éléments de Compétence, non dévoilés par le récit. De leur côté, les signes translinguistiques sont communs à l'Enonciateur et à l'Enonciataire. Ils constituent les actes de Performance du sujet et concourent à la formation du sujet héroïque. a) Les signes linguistiques se caractérisent par leur forte récurrence au début du récit. Cette récurrence tend à construire un réseau sémantique de relations binaires, lesquelles se distribuent de la manière suivante : (1) Singulier/Pluriel (personne/tout le monde ; Sidi/leur ; personne/il ; les gens/il _) (2) Savoir/non-Savoir (ne sut quelque chose ; ne se doutait que ; surent que _) (3) Sacré/Profane (à ce signe ; à ces signes : être agourram _) La lecture paradigmatique de ces paires dichotomiques instaure d'emblée l'émergence de parcours figuratifs séparés et antinomiques. Elle annonce l'apparition d'un ordre actantiel signifiant. En effet, l'actant sujet1 (Sidi Abd El-Haqq) bascule de l'état virtuel où il était (énoncés (1), (2), (3)), comme détenteur des modalités de la virtualité, à savoir le devoir-faire et le vouloir-faire, à l'état effectif de sujet actuel d'un PN déterminé (Enoncés (4) et (5)). Il est à rappeler que le devoir et le vouloir instituent une sorte de « préalable » à l'accomplissement d'un faire ou à la transformation d'un état. Ces deux modalités sont tellement proches, l'une par rapport à l'autre, que la tentation est grande de les réunir en une « seule structure modale virtualisante » 1. Il est possible, de voir dans le devoir-faire, un « vouloir (transféré) du Destinateur »2, et ce dans une perspective psychologisante. L'attitude logique intègre plutôt le vouloir-faire dans la modalité du devoir-faire, en l'interprétant comme un « devoir autodestiné »3. Nous pencherons, personnellement, vers la seconde interprétation. Pour sa part, l'actant sujet2 (les gens), qualifié volontiers par l'énonciateur de « pluriel », « non savant » et de « profane », est susceptible de recevoir un certain nombre de rôles thématiques et actoriels compatibles avec la position syntagmatique de l'actant Destinataire. Cet actant destinataire se constitue d'acteurs individualisés, rendus lexématiquement par « le village », « les gens », « la tribu », etc. C'est un actant collectif et social. Il est en relation directe avec le sujet-héros et en relation indirecte, sinon elliptique, avec le Destinateur. Ainsi, tout le faire du récit va s'exercer sur l'explicitation de ces deux pôles. C'est le récit donc d'une triple reconnaissance ; reconnaissance du sujet-héros, de l'actant destinateur et de son corollaire l'actant destinataire. Elle est le pivot de la narration. Elle transforme, sur 1 A. J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. HachetteUniversité, 1979. 2 ibidem 3 ibidem

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LE CONTE un plan narratif, un état de /non-savoir/, sur les êtres (le berger Abd El-Haqq), les choses (rivière tachée de sang) et les événements (le festin, les fiançailles), en un état de /savoir/. Ce passage d'un état à l'autre s'effectue au niveau de la dimension cognitive et s'accompagne d'un certain nombre de conséquences, positives ou négatives, pour les actants qui s'y trouvent impliqués. En outre, cette reconnaissance n'est jamais donnée comme la transformation d'un /non-savoir/ absolu, figurativisé par la figure de « l'ignorance », en un /savoir/ complet que peut rendre la figure de la « connaissance ». Elle se donne plutôt comme le passage d'un certain /savoir/ qui peut être « faux », « inexact » ou « incomplet » à un certain état de /savoir/ « vrai » mais non « transcendant ». La reconnaissance est ventilée en fonction des parcours des actants, puis médiatisée à travers les transformations opérées par les sujets du faire. Par conséquent, poser la reconnaissance, c'est poser immanquablement le savoir, en tant que somme quantifiable de connaissances, et le croire, en tant qu'évaluation obligée de ce savoir. Cela nous amène à poser la question suivante : sommes-nous en présence d'une structure commune et complexe qui suppose plusieurs niveaux d'investigation ou bien avons-nous deux structures parallèles et concurrentes du Savoir et du Croire qui s'interagissent ? La suite de l'analyse éclairera cet aspect des choses. b) les signes translinguistiques relèvent du faire et mettent en relation le sujet opérateur avec d'un côté les sujets d'Etat et de l'autre les opérations du faire. Ce point sera traité dans la partie consacrée à la Performance de l'actant sujet (voir « la structure du don »). 3. SAVOIR ET CROIRE Le savoir et le croire s'inscrivent sur la dimension cognitive. Ils constituent ce qu'on peut appeler, à l'instar d’A. J. Greimas1, « deux univers de la rationalité ». On peut concevoir le récit comme une transmission du savoir d'une instance de l'Enonciation à une autre. Dans ce sens, le savoir se donnera à lire comme un vaste réseau de relations sémantiques portant sur les êtres, les choses et les événements. L'adhésion à ce champ du savoir se fera par le biais du croire. Par ailleurs, le savoir est toujours le savoir sur quelque chose. L'objet du savoir peut être formulable en énoncés descriptifs, inscrits sur la dimension pragmatique. Le croire est un acte cognitif, en relation modale avec la catégorie de la certitude. Au niveau du récit, il est à distinguer le croire, qui est un certain plan de véridiction, du faire-croire ou persuasion, une des formes principales de la Manipulation. a) Taxinommie du Savoir et du Croire Le relevé systématique des énoncés narratifs portant sur le Savoir ou le Croire nous donne le résultat qui suit : - Savoir : 21 segments textuels - Croire : 16 segments textuels. Ces segments se répartissent, de manière inégale, en plusieurs « types » de Savoir et de Croire. Chaque « catégorie » projette son contradictoire ; autrement dit, un Non-Savoir et un Non-Croire. 1 A. J. Greimas, Du Sens II, Seuil, 1983.

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PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE… Le tableau suivant nous servira d'illustration : Catégories / Objets SAVOIR NON-SAVOIR CROIRE NON-CROIRE

ETRES (1), (2) (3), (4) (13), (14) (15), (16)

EVENEMENTS (5), (6) (7), (8) (17), (18) (19), (20) Tableau N° 1

CHOSES (9), (10) (11), (12) (21), (22) (23), (24)

Ainsi, donc, Savoir et Non-Savoir, tout comme Croire et Non-Croire, vont porter sur les êtres, les événements et les choses. Elles peuvent se combiner pour générer des formes plus complexes. Nous allons en donner quelques exemples : SAVOIR 1. Savoir sur l’être

(1) (2)

2. non-Savoir sur l'être

(3) (4) 3. Savoir sur l'événement (5)

(6) 4. non-Savoir (7) sur l'événement (8) 5. Savoir sur les choses (9) (10) 6. non-Savoir (11) sur les choses (12) 7. Croire sur l'être

(13)

8. non-Croire sur l'être

(14) (15) (16)

9. Croire sur l'événement (17) (18) 10 - non-Croire sur l'événement 11 – Croire sur les choses 12 - non-Croire sur les choses

(19) (20) (21) (22) (23) (24)

« …les gens savent bien que tu ne possèdes rien » « Sidi Abd El-Haqq s'en fut (_) arracher une poignée d'herbe fraîche, la jeta sur la peau de la bête et la frappa avec son chapelet ». « personne ne sut d'où il venait » « personne ne se doutait alors qu'il était argoussam ». « Abd El-Haqq, à ces signes, se leva et s'écria : on a tué les fiancés ! » « Seigneur, lui dit-il (le serpent), il est préférable que je sois consumé sur place » (_). « Que nous veut-elle celle-là avec nos tamis ? » « elle se mit à pleurer, car elle n'avait que cette bête ». « Porte-le (blé) au moulin et mouds ! » « il alla à la source, la frappa de son bâton et en tarit l'eau ». « C'est avec de l'argent prêté qu'il a pu faire ce festin » « la femme se mit à pleurer la perte de sa génisse ». CROIRE « un homme eut pitié de lui, le recueillit et lui donna sa génisse à garder » « tu garderas aussi les nôtres… » « qu'irons-nous manger chez ces gueux ? » « par Dieu, allons-y avec nos enfants et voyons ce qu'il peut bien nous offrir ! ». « Je te promets (_) de ne jamais tuer qui que ce soit de ta descendance ! » « et avec la grâce de Dieu et la baraka de Sidi Abd El-Haqq, il trouva remède à son mal ». « …aussi furent-elles fort étonnées de trouver chez elle deux chouaris pleins de farine » « _ il n'a plus qu'à fuir s'il veut éviter ses créanciers ! » « elle alla trouver ses voisines _ (et les appela) ». « _ il se lave et boit ». « les gens se régalèrent (_) puis se séparèrent faisant chacun à part soi ses réflexions ». « celui qui arrivait était fort surpris de trouver apprêtés tant de plats… »

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LE CONTE Remarques 1. Certains segments textuels, comme certains énoncés, peuvent correspondre à une catégorie ou à plusieurs catégories à la fois ; 2. Croire et Savoir portent aussi bien sur les protagonistes du récit que sur les actants du discours, et plus particulièrement sur l'Enonciateur qui fait acte d'adhésion par rapport à ce qu'il narre. Le dernier paragraphe est édifiant à cet égard ; 3. Il est possible de faire jouer les formes complexes des catégories du Savoir et du Croire. Ainsi, nous aurons un /SAVOIR-CROIRE/ au niveau des êtres, des événements et des choses, et ses corrélés contradictoires, i-e un /non Savoir-non Croire/ et leurs combinaisons diverses. 4. On peut construire, tout aussi bien, des formes complexes focalisées sur une catégorie plutôt que sur une autre. Ex., le /CROIRE-SAVOIR/ et le /non Croirenon Savoir/ s'exerçant sur les êtres, les événements et les choses. 5. Bien entendu, ces combinaisons excluent des formes du type « savoirfaire » qui relèvent de la compétence, et « faire-savoir » ainsi que « faire-croire'« qui interviennent en tant qu'opérations factitives de la Manipulation. En fin de compte, le récit peut se lire comme un faire, comme une activité cognitive qui met en jeu tout une stratégie du Savoir. Cette stratégie opère à deux niveaux : - en tant que faire-savoir, véhiculant et transmettant des informations sur les êtres, les événements et les choses entre énonciateur et énonciataire d'une part et entre personnages d'autre part ; - en tant que savoir-faire, intéressant la circulation et la manipulation de ces êtres, de ces événements et de ces choses. Le premier niveau est d'ordre cognitif. Le second est d'ordre pragmatique. De plus, au plan de la Narration, le Savoir peut faire apparaître une autre catégorie cognitive qui est le savoir-être. Ce savoir-être manifeste l'état du savoir inhérent aux êtres, aux événements et aux choses lors de l'achèvement de la quête, menée par un sujet-héros. Il correspond à la phase de la Sanction impliquant le Destinateur de la quête, l'objet et le sujet de cette quête. Par contre, on peut avancer que le croire précède le savoir dans ce type d'échange symbolique où le récit de légende est accepté d'emblée. Le croire pourrait être conçu comme un savoir, d'un autre ordre, non validé dans une perspective de logique cartésienne. Il appartient aux modalités épistémiques1, telles que la certitude ou la probabilité et il se traduit, du point de vue linguistique, par des formes lexicales graduelles et graduables. L'exclusion étant exclue dans ces formes-là. b) Articulation du Savoir et du Croire, en termes de contenus sémantiques Cette articulation du Savoir et du Croire sur la base des contenus sémantiques qu'ils véhiculent nous aidera à mieux percevoir la « vision » du monde sous-jacente à ce récit. Les paramètres de cette articulation sont les suivants : le contenu et la stratégie cognitifs, la source du savoir, les relations à l'Objet et aux autres sujets de l'interaction narrative et enfin les figures rhétoriques dominantes.

1 Les modalités aléthiques (nécessité, possibilité) s'opposent aux modalités épisté- miques et accentuent la différence entre Croire et Savoir.

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PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE…

Contenus / Catégories

SAVOIR

CROIRE

Contenus Cognitifs

Construction de l'ordre du spirituel et du sacré (vérité sur les êtres, les choses et les événements). Jonction du Matériel et du Spirituel.

Stratégie cognitive

Conviction intérieure, manifestée par une force et un savoir sur le monde

Origine de la connaissance

Non explicitée. Elle est de l'ordre du caché et du divin.

Acceptation de l'ordre du sacré selon l'axiome : « la vraie connaissance est une vraie croyance. » Persuasion ou faire-croire par les moyens conjugués du faire-savoir et du savoir-faire. Explicitée. Elle est de l'ordre de l'apparent, du perceptible. Elle résulte de l'intervention du divin par la médiation de l'humain.

Relation à l'objet Relation S1 / S2 Figures dominantes

Immédiate et transparente S1 = sujet-héros ; S2 = anti-sujet et autres sujets. Unilatérale pour S1 qui bénéficie de la connaissance et de la domination. Vie / Mort Transparence Communication optimale avec tous les êtres. Tableau N° 21

Médiate et opacifiée Bi-latérale pur S2 puisque cette relation passe par la reconnaissance et l'adhésion. Matérialité Transcendance Médiation pour communiquer

Projetés sur le carré sémiotique, le Savoir et le Croire vont dessiner les contours « métaphysiques » du parcours « modal » du destinataire où le Croire médiatise le Savoir et où le non-Croire est synonyme de non-Savoir. CONNAISSANCE VRAIE CROIRE SAVOIR (1) (2) CROYANCE PASSIVE

CONNAISANCE FAUSSE NON-SAVOIR NON-CROIRE (3) (4) IGNORANCE ABSOLUE

Dans ce schéma de la Croyance et de la Connaissance, nous avons le tracé de deux parcours narratifs antinomiques de l'actant sujet S1 et de l'actant anti-sujet S2. Le sujet S1, (Sidi Abd El-Haqq) entame son parcours de la position 3, un /nonSavoir/ pour toucher le /Croire/ et partant le /Savoir/, ultime quête pour la Connaissance, comparable en cela à la Quête du Grâal2.

1 Tableau « emprunté » à J. Fontanille, « Un point de vue sur "croire" et "savoir" », Actes sémiotiques/Documents IV, 33, 1982. 2 La Quête du Graâl, Seuil, 1965.

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LE CONTE Quant au sujet S2, il est dans la position 4, celle du /non-Croire/. Et pour accéder au /Croire/, il est obligé de passer par le /Savoir/. Cette médiation lui est offerte par les performances réalisantes de Sidi Abd El-Haqq. 4. LA STRUCTURE DU DON On peut définir le Don : a) de manière empirique, comme l'action ou le résultat d'un transfert d'objet entre deux ou plusieurs acteurs ; b) du point de vue narratif, comme une figure du discours qui relève de la communication des objets de valeur à l'intérieur du récit. Il manifeste, dès lors, une transformation narrative aboutissant à une Attribution et à une Renonciation simultanées. En effet, l'Attribution est le résultat d'une opération transitive dans laquelle le sujet opérateur attribue l'objet-valeur à un autre sujet. Alors que la Renonciation s'annonce plutôt comme l'expression d'une opération réfléchie. Le sujet opérateur se disjoint de luimême de l'objet-valeur acquis, en faveur d'un sujet S2. A l'opposé, l'Epreuve est définie en termes d'Appropriation (conjonction réfléchie) et de Dépossession (disjonction transitive). Elle caractérise le faire du sujet-héros en quête d'un objet-valeur. Le Don s'inscrit sur l'axe Destinateur/ Destinataire alors que l'Epreuve est placée sous le signe de la lutte entre le sujet et l'anti-sujet. La question qui se pose est celle-ci : sommes-nous en présence d'une structure du Don ou de l'Épreuve ? Autrement dit, quel axe actantiel privilégier ? Selon l'optique choisie, on aurait à lire le récit sur deux isotopies, complémentaires certes mais différentes : l'isotopie héroïque (avec l'Epreuve) et l'isotopie sacrée (avec le Don). Afin d'éclairer le sujet, nous allons synthétiser les informations que nous avons à l'aide du tableau suivant. Ce tableau comprendra les états initiaux et finals des transformations effectuées ainsi que les sujets opérateurs et les sujets bénéficiaires de ces opérations. T N°

ETAT INITIAL

1 2

Sujet Etat conjoint « gens » « famille »

O.V. « blé » « génisse »

3

« Cté »

« source »

4

« lieu »

5

« Animaux sauvages » « Cté »

6 7

« Cté » « Cté »

maladie « profane »

120

« danger »

S. Etat disjoint « famille »

« Cté »

Etat 1

TRANSFORMATIONS S. opérateur Etat 2

blé rare génisse égorgée source fournie lieu sauvage serpent dangereux aliénation espace profane

A.H A.H A.H.

A.H A.H A.H A.H

abondant vache splendide source tarie hospitalier serpent inoffensif guérison sacré


PARCOURS NARRATIF ET PROCESSUS MODAUX DANS UN CONTE HAGIOGRAPHIQUE… EVALUATION O.V. Déficit positive négative 1 nourriture + 2 biens + élevage 3 lieu de Cté + plaisance 4 Cté lieu de A + culte sauvages 5 Cté quiétude + 6 Cté santé + 7 Cté sacré + Tableau N° 3 Légende : T = transformation ; O.V. = objet valeur ; S. op = Sujet opérateur ; Bénéf. = Bénéficiaire ; Déficit. = Déficitaire ; pos. = positive ; nég. = négative ; Cté = Communauté ; A. H. = Abd El Haqq. N°

ETAT FINAL Bénéf. famille famille

Bien entendu, nous avons laissé de côté les transformations opérées par les autres acteurs (l'homme adoptif, les coiffeurs « assassins », etc.) pour ne retenir que les performances du sujet héros. Celles-ci peuvent être comprises comme autant d'épreuves imposées par la communauté ou les événements. Or, un simple coup d'œil sur l'État final de toutes les transformations, nous montre que le principal bénéficiaire en est toujours la communauté. Nous avons affaire à des opérations d'Attribution et même de Renonciation puisque le sujet-héros se disjoint volontairement de l'objet valeur « vie matérielle ». Il se retire, reste très humble et fonde un lieu de culte, de recueillement et de retraite pour la communauté. Cette Attribution multiforme pose le problème du véritable axe du Destinateur / Destinataire. Au niveau de l'Enonciation, le destinateur est la Communauté pieuse et le destinataire sera la communauté pieuse et non pieuse. Au niveau de l'énoncé-texte, cette « destination » est relayée par le sujet héros, destinataire du « don » de Dieu et destinateur par rapport à la communauté. Sa venue est un don du ciel. Il est venu rappeler l'humilité et la piété et répandre la quiétude parmi les hommes. Il n'avait « rien » et il a donné le « tout ». Sa principale performance réside dans le passage de l'espace profane à l'espace sacré. Le « tombeau » et la « zaouïa » assurent la continuité du sacré et fondent, sur le plan anthropologique, l'ordre culturel. 5. CONCLUSION 1. Nous avons vu que la légende hagiographique met en exergue la problématique d'un héros culturel qui fonde un ordre qui relève du sacré. Cette « construction » est le résultat de performances et de transformations d'espaces afférentes à ces performances, du double point de vue discursif et narratif. 2. Le récit, proprement dit, a été appréhendé du côté des procédures discursives, lesquelles ont permis de dégager une véritable « machine » herméneutique intra- diégétique usant de la cataphore, de l'analphore, de la singularisation et du système sémiologique sous-jacent. L'analyse s'est attachée aussi à dégager la structuration narrative s'exerçant à travers le modèle de l'Epreuve et du Don, la structure actantielle de base, à rendre compte des modalités du Savoir et du Croire puis du cadre de l'Enonciation. C'est ainsi que procédures du discours et procédures de la narration concourent pour la formation d'un récit à forte coloration « idéologique » ; 121


LE CONTE 3. Du côté de l'Enonciation, celle-ci pose l'énoncé-discours comme le parcours d'un savoir (récit de l'agourram Abd El-Haqq) en vue d'obtenir chez l'énonciataire le croire motivant cette communication de savoir. Nous assistons, dès lors, à un renversement de type « idélologique » ou croire, c'est savoir ! La croyance est une connaissance objectivée par les mécanismes de la persuasion et de la démonstration par « miracles » interposés ; 4. Quant à l'interaction entre les éléments de culte décrits dans le récit (sandale, eau du puits, négresse, etc.) et le culte lui-même, nous laisserons ce volet à la « spécultation » des anthropologues ainsi que la représentation symbolique de ces éléments qui peuvent susciter des rapports avec d'autres « mythologies » ; 5. Notre investigation, de type sémio-linguistique, s'est consacrée à la description de la forme du contenu et à l'explicitation de ses mécanismes de fonctionnement en mettant l'accent, par le biais des modalités notamment, sur les présupposés « logiques » de l'Énonciation interne au récit. CHADLI El Mostafa Université de Rabat Bibliographie A.AARNE et S. THOMPSON, The types of the folktale., Helsinki, F.C.C. (réédition), 1964. M. ARKOUN, « Peut-on parler de merveilleux dans le Coran » p. 1-24 in l'Etrange et le Merveilleux dans l'Islam médiéval, Paris, éd. J. A., 1978, 227 p. R. BARTHES, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, 247 p. P. DELARUE et M.-L. TENEZE Le Conte populaire français, T. 2, Paris, Maisonneuve et Larose, 1977, (texte posthume pour P. Delarue). J.DUVIGNAUD, Les imaginaires, Paris, 10-18, 446 p. (Livre collectif, 1976/1). D. FABRE et J. LACROIX, Histoires extraordinaires des pays d'Oc, Paris, éd. Tchou, 1970, 281 p. J. W. GRIMM, Kinder-und Hausmärchen, Berlin (6e éd.), 1850. Trad. fr. en 1967 chez Flammarion. A. KHATIBI, La blessure du Nom Propre, Paris, Denoël, 1974, 246 p.

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SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX

C'est à partir d'un tout récent travail1 que seront ici présentées, sous forme de résumé, quelques unes de nos hypothèses de recherche sur la sémantique du conte populaire merveilleux français, hypothèses qui se fondent sur tout le travail théorique et méthodologique réalisé par A. J. Greimas au cours de ces dernières années, sur les analyses, aussi et peut-être surtout, de C. Lévi-Strauss, auxquelles notre démarche est largement redevable. De ce point de vue, les propositions qui seront faites se veulent à la fois - si l'on peut dire - « greimassiennes », c'est-à-dire sémiotiques, mettant davantage l'accent sur les articulations syntaxiques (dans la ligne des apports proppiens), et, conjointement, « lévi-straussiennes », c'est-à-dire anthropologiques, plus soucieuses peut-être des contenus investis : pour rappeler ce double patronage, nous situerons nos réflexions sous le signe de l'anthropologie sémiotique. Le matériau pris ici en compte et soumis à l'analyse est constitué par l'ensemble des contes populaires merveilleux français, avec toutes leurs versions attestées sinon toutes celles possibles. Ce corpus correspond, très exactement, pour le domaine français, à celui-là même, russe, de V. Propp, à savoir, dans la classification Aarne-Thompson, les n° 300 à 749 inclus. Ont été ainsi prises en considération des milliers de versions provenant des quatre coins de France, car il convient de postuler - au-delà des variations locales ou régionales - une certaine unité, une identité culturelle, sans laquelle un tel corpus n'aurait aucun sens, et l'analyse comparative effectuée, aucune valeur. Par contre, nous avons dû nous arrêter aux limites de la francophonie, ne disposant pas de l'outillage nécessaire à un comparatisme interculturel : restreinte, pour au moins de simples raisons pratiques, à l'univers socioculturel français, une telle description des contes merveilleux sousjacente et préalable aux quelques propositions ici avancées - sera prise ultérieurement en considération dans une étude comparative de plus large envergure, que nous projetons étendue au moins au monde européen. 1. FIGURE, THÈME ET SUPPORT SYNTAXIQUE Comme le discours mythique, le conte merveilleux se caractérise au moins par la mise en œuvre de ce que nous appelons en sémiotique la composante figurative : rappelons, à ce propos, que nous définissons le figuratif comme tout contenu d'un langage - verbal ou non-verbal -, qui a un correspondant au plan de l'expression du monde naturel ; inversement, le niveau dit thématique, donné comme 1 Courtés, Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris, P.U.F., 1986, 254 p.

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LE CONTE plus profond dans le parcours génératif du discours, correspond à un investissement sémantique abstrait, de nature conceptuelle, n'ayant aucune attache avec l'univers du monde naturel : ainsi, par exemple, les thèmes de l'/amour/ et de la /bonté/, si fréquents dans nos contes merveilleux, ne sauraient être liés, de manière biunivoque, à tel ou tel comportement somatique (et donc, figuratif), comme en témoigne la grande variabilité des gestes que se choisissent les récits pour les exprimer ; ce que confirme encore, à sa façon, le discours parabolique qui présente un même sens conceptuel sous des formes figuratives différentes. Corrélativement, le figuratif, lui aussi, n'est pas rattachable de manière biunivoque au thématique : on sait, par exemple, que le fait de laisser - au cours d'un repas - quelques restes au fond de son assiette après s'être servi, sera considéré en France comme une marque d'/impolitesse/, et en Équateur, comme signe de /politesse/ ; de même, une « grève » donnée, présentée par tous les journaux du matin, y donnera lieu à des interprétations thématiques variables, voire contradictoires : tout comme, encore, l'entrée des Soviétiques en Afghanistan a pu être présentée tant comme /libération/ que comme /invasion/. Si l'on doit ainsi reconnaître l'autonomie des deux niveaux thématique et figuratif, il convient d'ajouter aussitôt que leurs rapports réciproques sont de caractère complémentaire, ou, plutôt, que si le thématique peut se dire en quelque sorte par lui seul, il n'en va point de même du figuratif. Dès qu'il apparaît dans un récit donné, le figuratif est comme nécessairement thématisé : il est clair, en effet, comme nous avons pu le montrer ailleurs1, que le figuratif n'est jamais tourné sur luimême (il n'aurait plus alors de sens), mais qu'il est toujours au service du thématique. C'est reconnaître ainsi la priorité du thématique sur le figuratif : dans l'organisation syntagmatique du discours, les figures du monde ne sont jamais que prétexte à l'affirmation renouvelée de systèmes de valeurs préalablement posés. En ce sens, on comprendra que A. G. Greimas ait cru devoir homologuer le rapport figuratif/thématique à celui de signifiant/signifié2, mais alors au risque d'oublier comme il sera ici démontré - que si le sens est lié aux positions syntaxiques occupées par les figures, il est aussi fonction, simultanément, des relations paradigmatiques qu'elles entretiennent les unes par rapport aux autres. Il convient, en effet, de préciser ici que, à la différence du niveau sémantique le plus profond, le thématique (en tant qu'investissement sémantique conceptuel) se caractérise par sa forme syntagmatique, ajustable donc, pour ainsi dire, à une structure syntaxique donnée (sémio-narrative ou discursive) : pour reprendre nos exemples précédents, on devine que l'/amour/ et la /bonté/ sont évidemment sous- tendus, au niveau sémio-narratif, par une structure actantielle faisant intervenir sujets et objets. C'est dire qu'à ce point syntaxe et sémantique se conjoignent pour donner lieu à ce qu'on appellera alors, selon le plan retenu, le thématico-narratif ou le thématico-discursif. Et c'est, bien sûr, à ce double dispositif syntaxico-sémantique qu'il revient de prendre en charge les éléments figuratifs pour leur donner sens : on dira alors que les figures, mises en œuvre dans une version d'un 1 J. Courtés, « Contre-note » à F. Rastier, « Le développement du concept d'isotopie », Actes Sémiotiques - Documents, GRSL (EHESS/CNRS), III, 29, 1981, p. 37-47. 2 A.J. Greimas, « De la figurativité », Actes Sémiotiques - Bulletin, VI, 26, juin 1983, p. 50.

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SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX conte donné, sont sous-tendues par une forme thématico-narrative ou thématicodiscursive, qui permet de les situer, les unes par rapport aux autres, sur l'axe syntagmatique. En examinant les contes merveilleux, on s'aperçoit, en fait, que les figures peuvent entretenir entre elles non pas un seul type de rapport, mais bien deux. Le premier, le plus apparent aux yeux de l'analyste, est précisément celui de nature syntagmatique, dont on doit reconnaître qu'il correspond souvent à un schéma stéréotypé, de caractère socio-sémiotique. Soit, par exemple, dans ce corpus de contes, le cas du « filage » : nous avons là tout un ensemble de figures (« fil », « fileuse », « filage », « fuseau », « quenouille », « rouet », etc.) qui, toutes, sont évidemment rattachables à une fonction syntaxique donné, et surtout qui, toutes, occupent - chacune pour sa part - la même position syntaxique, quelle que soit par ailleurs l'exploitation contextuelle qui est faite de la configuration du « filage » dans les récits qui y ont recours. De même la configuration de l'« habillement » comportera toujours un /sujet d'état/ (« habillé »), un /sujet de faire/ (« habilleur ») et un /objet/ (« habit »). A la différence de ces configurations (« filage », « habillement ») - où chaque figure se voit dévolue, une fois pour toutes, une position syntaxique donnée - d'autres ensembles de figures, au contraire, manifestent une autonomie, pour le moins relative, par rapport aux organisations syntaxiques : en ce dernier cas, chacune des figures constituantes jouera n'importe quel rôle syntaxique. Dans nos contes merveilleux, on relève, par exemple, la récurrence de deux ensembles de figures, respectivement « noix »/ « noisette »/ » amande » et « soleil »/ « lune »/ « étoile ». Soit la version (= v.)291 de Cendrillon (conte-type 510 A) où il nous est dit que « Petit Cendron était demeurée près de l'âtre. Elle ouvrit sa noix. Elle fut aussitôt revêtue d'une robe couleur des étoiles, avec chaussures, coiffure et bijoux assortis, et elle fut transportée aussitôt à l'église (…) Ses deux sœurs parties, Petit Cendron ouvrit son amande. Elle apparut à la messe avec une toilette couleur de lune (_) Ce jour-là (_) Petit Cendron ouvrit sa noisette. Elle apparut avec un vêtement de soleil ».

De ce passage, nous pouvons rapprocher un fragment de la v. 94 de La recherche de l'époux disparu (conte-type 425) : « Au bout de 15 ans, la femme ne voyait pas revenir son mari et elle s'en inquiétait. Elle alla trouver la lune pour lui demander où était son mari. - Il va se marier avec une autre, lui dit la lune. Mais voici une amande. Va et écrase-la sur le portail de l'église quand la noce passera. La femme prit la noix et alla trouver le soleil. - Voici une noisette. Va et écrase-la sur le portail de l'église quand la noce passera ». (De l'amande est sortie « une très belle robe » ; de la noix, « il en sortit une robe cent fois plus belle que la première » ; de la noisette « une robe mille fois plus belle qu'aucune robe dans le monde »).

1 La numérotation des versions est ici celle qui a été adoptée par P. Delarue et M.-L. Tenèze dans Le conte populaire français, tome II, Paris, Maisonneuve et Larose, 1964, qui donne le références précises des récits retenus.

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LE CONTE Du point de vue de la syntaxe narrative, on notera que si « noix » / »noisette »/ « amande » sont, dans les deux récits rapprochés, en position d'/objet/ (à titre de /contenant/), par contre « soleil »/ « lune »/(« étoile ») sont tantôt liés à l’/objet/ (dans la version de Cendrillon), tantôt en position de /sujet de faire/ (en tant que /donateur/ dans La recherche de l'époux disparu). Ailleurs, dans une version génoise de La petite fille qui cherche ses frères (conte-type 451), on voit par exemple le « soleil » - associé indirectement aux « étoiles » - en position de /sujet d'état/ (à titre de /bénéficiaire/), tandis que l'héroïne prendra la place vacante de /sujet de faire/ : « Après avoir cherché longtemps, (la fille) rencontra sur un petit pont une femme qui se berçait dans une coquille de noisette. Elle s'approcha d'elle. - Voisine, belle voisine, ne sauriez-vous me dire ce que sont devenus mes frères qui sont grands et gros comme une ville ? (_) -De tes frères, je ne puis rien te dire ; mais adresse-toi à mon compère le Soleil : lui qui va partout saura bien te dire quelque chose. D'ailleurs, voilà un sac de noisettes, elles te serviront sous peu ». (L'héroïne est accueillie au palais du Soleil par une jeune fille « habillée de blanc » à qui elle remet le sac de noisettes ; elle reçoit alors l'assurance de n'être point dévorée par le Soleil comme il devrait normalement advenir.) « Vers le soir, le Soleil retourna et tout le palais parut s'incendier ; les perles et l'or brillaient comme des étoiles (_) Le Soleil se mit à table avec sa compagne, il mangea et but et puis se reposa. Alors sa compagne lui dit : -Voici des noisettes qu'envoie ta commère, en veux-tu ? - J'ai bien mangé, mais si elles sont belles _ Elle apporta le sac de noisettes et il les mangea toutes. Alors sa compagne lui dit : - Ne mangerais-tu pas encore quelque chose ? - Non _ La jeune fille est appelée et le Soleil lui fit raconter son histoire. Attendri (_) ».

Du point de vue de cette structure simple qu'est le /don/, on voit ainsi que « soleil »/ « lune »/ » étoile », par exemple, sont capables d'occuper n'importe quelle fonction narrative. De même en va-t-il au niveau de la syntaxe discursive. On constate, par exemple, que « noix »/ » noisette »/ » amande » peuvent figurer à titre d'/acteur/ (comme il advient dans telle version des Trois oranges (conte-type 408) où « noix »/ » noisette »/ » œuf » servent à la spatialisation du /donateur/ et de son /faire/ : « Ce fut en vain que, pendant plusieurs jours, il chercha quelqu'un qui pût lui indiquer où se trouvaient les trois belles oranges. Il finit par trouver une petite femme qui se berçait dans une coque d'œuf et qui lui dit (_) Écoutant les conseils de la petite femme, il se remit en voyage (_) A bout de forces, il arriva à un certain endroit où se trouvait une autre petite femme qui se berçait dans une coquille de noix et qui lui dit (_) Ayant usé les trois paires de bottes (_), il trouva une troisième petite femme qui se berçait dans une coquille de noisette ».

Dans le même sens, on relèvera aussi, par exemple, que le caractère /céleste/ dégagé non seulement de « soleil »/ » lune »/ » étoiles », mais aussi de bien d'autres figures - s'associe, le cas échéant, non plus seulement aux acteurs (comme dans les 126


SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX fragments de récits, ci-dessus convoqués), mais, tout aussi bien, à l'espace (que les personnages sont amenés à parcourir), voire même au temps (par exemple dans telle ou telle version bretonne de La fiancée substituée - conte-type 403 - ou l'héroïne doit affronter les « Danseurs de nuit » par « un beau clair de lune »). En constatant ainsi que, aux deux niveaux narratif et discursif, certains groupes de figures peuvent répartir différemment leurs unités constituantes par rapport aux fonctions syntaxiques, nous sommes alors à même de suggérer ici la possibilité d'établir un tableau général des transformations, qui tiendrait compte non seulement de tous les cas attestés mais aussi de tous ceux possibles. Par rapport aux célèbres transformations lévi-straussiennes, basées le plus souvent sur un jeu d'oppositions sémantiques plus ou moins corrélées les unes aux autres, nous apportons maintenant un correctif non négligeable, en introduisant constamment un invariant syntaxique (situé soit au plan sémio-narratif, soit au niveau discursif) qui sert de point de comparaison et en fonction duquel se règle, en définitive, le système des transformations. 2. CATÉGORISATION FIGURATIVE ET CATÉGORISATION THÉMATIQUE Si chaque figure de ces ensembles récurrents - « soleil »/ » lune »/ » étoile » ou « noix »/ » noisette »/ » amande » - est susceptible de jouer n'importe quel rôle syntaxique, par contre, du point de vue sémantique, elle semble entretenir, avec d'autres, des relations paradigmatiques bien précises, relations qui peuvent être ressaisies et organisées sous forme d'un véritable code figuratif. Dès le début de l'enquête, on constate des phénomènes de duplication/ triplication. Avec les « robes de soleil, de lune et d'étoile », avec les « noix »/ « noisette »/ » amande », nous n'avons pas de simple répétition : les figures, qui vont ainsi trois par trois, sont à la fois distinctes et apparentées ; compte tenu de tout l'univers du conte merveilleux français, la triade « soleil »/ » lune »/ » étoile » relève du /céleste/, tandis que celle de « noix »/ » noisette »/ » amande » est à rattacher au /terrestre/. Si l'on tient compte de ce que les figures « soleil »/ » lune »/ » étoile », tout comme, parallèlement, celles de « noix »/ » noisette »/ » amande », peuvent être distribuées, syntagmatiquement parlant, dans un ordre variable, on voit que l'important, dans la duplication/triplication, n'est pas la disposition syntagmatique en forme, si souvent signalée par les folkloristes, de gradation, mais bien plutôt la multiplicité même des figures : le recours dans une version donnée à plusieurs contenants (« noix »/ « noisette »/ » amande ») comme à plusieurs contenus (« robes de soleil, de lune et d'étoile »), permet chaque fois d'instaurer et/ou de reconnaître la présence d'une isotopie (ici celles du /céleste/ et du /terrestre/) pour l'établissement de laquelle, rappelons-le, deux unités au moins sont indispensables. Si l'on fait maintenant abstraction - toujours du point de vue sémantique - de la distribution syntagmatique des traits figuratifs en forme d'isotopie, il reste possible d'organiser les catégories figuratives en jeu et de les structurer selon un code dont on devine qu'il est au moins coextensif au discours mythique : pour ne retenir que le cas du /céleste/, ce sont curieusement les mêmes figures - si fréquentes dans le conte populaire merveilleux français - que l'on retrouve par exemple dans le livre de l'Apocalypse :

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LE CONTE « Un signe grandiose apparut dans le ciel : c'est une femme ! le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête » (chap. 12, v. 1).

Comme dans ce texte chrétien, nos traditions populaires rattachent souvent, elles aussi, le /céleste/ au /féminin/. Bien entendu, à ces figures du /céleste/, s'opposeront alors celles du /terrestre/ et, tout aussi fréquentes sinon plus, celles de l'/aquatique/. Ce qui nous semble caractériser le conte populaire merveilleux français, c'est au moins le fait que ce code figuratif - qui prend en charge les rapports paradigmatiques entre figures - se voit opposé au code thématique qui, lui, organise les relations syntagmatiques en s'appuyant sur des formes syntaxiques déterminées. Soit, par exemple, l'opposition « robe de soleil, de lune, d'étoile » vs « peau d'âne », à laquelle est parfois substituée celle de « très belles robes » vs « haillons » : au plan des catégories sous-jacentes, cette articulation correspond, dans le premier cas, à l'opposition céleste/aquatique (l'« âne » étant associé, dans notre corpus, au /bas/ et, plus précisément, à l'« eau »), et, dans le second, au couple beau/laid ou riche/pauvre. Cette homologation - /céleste/, /beau/ et /riche/ d'une part, et /aquatique/, /laid/ et /pauvre/ d'autre part - qui caractérise par exemple Cendrillon et Peau d'âne, ne s'impose pas toujours : qu'il nous suffise de citer la v. 11 de La fiancée substituée (conte-type 403) où le Drac, « roi des eaux » (donc lié à l'/aquatique/) est associé à la /richesse/. Dans le même sens, on relèvera que si les « cendres » (dans Cendrillon et dans d'autres contes) sont parfois remplacées par la /saleté/, il n'y a, en fait, aucun lien de nécessité entre celle-ci et celles-là : figurativement parlant, les « cendres » n'ont rien à voir avec la /saleté/ : on note d'ailleurs qu'elles étaient souvent employées pour la /propreté/, en particulier pour la « lessive ». Ces quelques observations nous invitent à bien voir que l'opposition céleste/aquatique, par exemple, relève d’une catégorisation figurative qui sous-tend un découpage du monde en unités discrètes, opposable selon des pôles d'appartenance, essentiellement spatiaux en l'occurrence. D'une toute autre nature sont les couples beau/laid ou riche/pauvre, qui sont le fruit, eux, d'une catégorisation thématique, procédure située tantôt au plan esthétique (beau/laid), tantôt à celui économique (riche/pauvre), tantôt au plan moral (bon/méchant) comme il advient en particulier en bien des récits des Fées (conte-type 480) - telle la v. 29 : « Elle était belle et très bonne. Sa soeur, par contre, était très mauvaise « où la /bonté/ de l'héroïne lui fait avoir une « étoile » au front, tandis que la /méchanceté/ de sa sœur est sanctionnée par l'octroi d'une « queue d'âne » (ou par le don de produire, à chaque parole prononcée, des « crapauds » ou des « serpents »). On notera alors que si nos contes merveilleux font appel - par le biais de la catégorisation figurative - à un découpage classificateur du monde, ils visent surtout à le surdéterminer au plan thématique, en recourant en particulier à la procédure d'appréciation vs dépréciation qui est explicitable en termes d'organisations modales. Citons, en ce sens, un fragment de la v. 32 de Cendrillon : « _ de ces deux filles, il y en avait une qu'on l'aimait beaucoup plus que l'autre. Celle qu'on aimait le plus, on l'appelait la Jolie et l'autre on l'appelait la Laide (_) Voilà qu'un jour que c'était celle qu'on appelait la Laide qui gardait, il lui apparut une dame (_) Et elle quitta la jeune fille comme ça. Et le

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SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX soir, la jeune fille, en rentrant ses bêtes, en passant sur le pont, elle regarda en l'air et il lui tombe une belle étoile au front (_) - Notre homme, notre homme, viens voir notre Laide ! Au même instant, elle va pour lui arracher l'étoile, mais ce fut vain. Au plus il voulait l'enlever, au plus elle était belle (_) Alors, le soir, en rentrant, en passant sur le pont, elle regarde en l'air. A l'instant, il lui tombe une queue d'âne qui se plante à son front (_) - Notre homme, notre homme viens voir notre Jolie ! On la fait rentrer pour que les gens la voient pas. On se met à lui couper la queue d'âne, mais au plus on la coupait pour l'arracher, au plus elle devenait longue, elle lui arrivait aux pieds. On lui mit un voile pour la cacher qui la couvrait toute, des pieds à la tête (_) Et le jour du mariage, ils y allèrent tous, mais celle qui s'appelait la Jolie, avec sa queue d'âne et ses poux et ses puces, fut la risée de tous les invités de la noce ».

A la lecture de ces passages, on aura évidemment remarqué que la catégorisation thématique (ici de type esthétique) est à ce point importante qu'elle sert directement à la dénomination même des deux jeunes filles : la « Jolie » vs la « Laide ». On aura aussi relevé que l'« étoile » est qualifiée de « belle », ce qui permet ensuite au conteur de reprendre cet adjectif - si nous ne faisons pas d'erreur d'interprétation - pour l'héroïne elle-même : Au plus il voulait l'enlever, au plus elle était belle (_) Du coup, même si cela n'est pas explicite, il faut entendre que la « queue d'âne » est /laide/ (au point « qu'on la fait rentrer pour que les gens la voient pas » et qu'elle « fut la risée de tous les invités de la noce »). De même que - comme il a été dit précédemment - les « cendres » ne sauraient se définir, hors contexte, en terme de /saleté/ (puisque pouvant même servir à la /propreté/), de même, ici, l'« étoile » ou la « queue’âne » ne sont, en ellesmêmes, ni /belles/ ni /laides/. C'est seulement la mise en contexte qui assigne à l'une et l'autre figure une valeur esthétique, appréciative pour ce qui est de l'« étoile », dépréciative avec l'« âne ». C'est dire ainsi par là - mais ceci n'est pas propre à cette seule version - que la catégorisation thématique surdétermine le plus souvent la catégorisation figurative. De ce point de vue, nous reconnaîtrons, en ce récit des Fées, comme une sorte de désémantisation : même si, à la différence d'autres versions, les figures de l'« étoile » et de l'« âne » se maintiennent, elles sont comme « banalisées », intégrées qu'elles sont dans un dispositif axiologique (en l'occurrence : beau/laid) qui fait oublier jusqu'à leur relation d'opposition sur le plan proprement figuratif : le syntagmatique prend ainsi manifestement le pas sur le paradigmatique, et ce d'autant plus que, du point de vue de l'analyste, le jeu des oppositions figuratives n'est décelable qu'en procédant à une exploration comparative transtextuelle. Pour souligner mieux encore la distinction reconnue entre catégorisation thématique et catégorisation figurative, qu'il nous soit permis de l'illustrer par un contre-exemple. Pour la description de Cendrillon, en tant que conte-type et donc considéré comme univers de discours, nous avions proposé jadis - dans notre Introduction à la sémiotique narrative et discursive1- une articulation de deux 1 Aux éditions Hachette, 3° ed., 1980, p. 109-138.

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LE CONTE catégories croisées : élévation vs humiliation et richesse vs pauvreté ; il s'agit là d'une sorte de modèle narratif fondamental, dont on peut dire aujourd'hui qu'il est apte à rendre compte de la structure thématico-narrative de ce récit (pour le seul corpus français), mais non, à vrai dire, de la totalité du discours qu'il prétendait alors subsumer. Comme nous l'avait fait alors remarquer M. - L. Tenèze (bien connue pour ses travaux sur le conte populaire merveilleux français), les « robes de soleil, de lune » et « étoile », par exemple, ne sont guère réductibles au thème de la /richesse/ ou à celui de l'/élévation/. Aujourd'hui plus que hier, nous sommes convaincu de la justesse de ses réticences face à une analyse qui laissait ainsi de côté bien des éléments sémantiques. De ce point de vue, la relecture1 que nous avons faite récemment de Cendrillon, apporte un indispensable complément d'interprétation : point n'est même besoin, désormais, de reverser ce surplus de sens que donnent « soleil »/ » lune »/ » étoile » ou « noix »/ » noisette »/ » amande », au compte de l'esthétique ou de la stylistique, comme l'on fait si souvent jusqu'ici bien des folkloristes. Il est clair maintenant, en effet, que ces « détails » (« soleil »/ » lune »/ » étoile » ou « noix »/ « noisette »/ » amande »), loin d'être gratuits, fruit du hasard ou de l'enjolivement, sont en fait justiciables, sémiotiquement parlant, d'un autre type d'organisation, de caractère paradigmatique, que les narratologues reconnus risquent fort d'oublier, et qui rend compte, pour une bonne part, de la densité sémantique de nos traditions populaires. 3. LE CODE FIGURATIF COMME CODE DU MYTHIQUE Nous voici donc conviés à examiner de plus près le jeu des relations paradigmatiques entre figures, relations - indifféremment intratextuelles ou transtextuelles - dont nous avons dit qu'elles sont organisables sous la forme d'un code figuratif. Dans l'ensemble des contes populaires merveilleux français, on relève bon nombre de figures récurrentes entre lesquelles se dégagent spontanément des relations d'opposition absolument incontestables. A partir de « soleil »/ » lune »/ » étoile » et de « fontaine »/ » rivière »/ » puits », on décèle tout de suite le couple céleste/aquatique : de même l'opposition fréquente « blanc »/ » noir » s'homologue-t-elle aisément au couple lumineux/sombre si souvent présent dans ce corpus sous des expressions figuratives variables ; de même encore, l'opposition brillant/mat peut rendre compte en partie de la mise en relation de figures telles que l'« étoile » - précisément interprétée, dans telle version, par les parents de la jeune fille qui en est la bénéficiaire, comme simple « brillant » - et, d'autre part, l'« âne », les « poux », les « souris » et les « cendres », dont le gris est toujours /mat/. Conformément à la pratique lévi-straussienne, on procèdera alors à des homologations d'oppositions figuratives, telle celle de « blanc » vs « voir » et « jour » vs « nuit », ou de « lune » vs « rivière » et « soleil » vs « étang ». Dans la première paire d'oppositions (blanc/noir et jour/nuit), la catégorie figurative commune sera dénommée /clair/ vs /obscur/, ce qui laisse naturellement en suspens d'autres traits, tel celui de la temporalité sous-jacente à jour/nuit ; dans la seconde paire (lune/rivière et soleil/étang), le trait commun s'articulera comme /céleste vs 1 J. Courtés, Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris, P.U.F., 1986, 254 p.

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SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX /aquatique/, ce qui ne prendra pas en compte, évidemment, l'opposition dynamique/statique sous-jacente à « rivière » vs « étang ». En ces rapprochements, on peut faire un pas de plus et - compte tenu de ce que, dans le conte populaire merveilleux français, le /clair/ fait partie de l'espace /céleste/, tout comme l'/obscur/ est une des caractéristiques du monde /aquatique/ - reconnaître que les quatre couples d'oppositions (blanc/noir, jour/nuit, lune/rivière, soleil/étang) sont finalement subsumables (dans cet ensemble de contes donnés, et pas nécessairement en d'autres corpus) par une seule catégorie figurative, désignée ici arbitrairement comme /haut/ vs /bas/. On est ainsi amené à reconnaître une assez grande distance entre le code figuratif, articulable en catégories figuratives homologables les unes aux autres (ce qui permet la cohérence du discours), et les figures qui en délimitent les entrecroisements. Ainsi, l'« étoile » se définira au moins par ses aspects /brillant/, /lumineux/ et /céleste/ ; de même, le « feu », un des quatre éléments de la nature, n'est pas - dans ce corpus - une figure simple : il y comporte au moins les deux traits de /lumineux/ et de /brûlant/. En poursuivant l'analyse, on constate ainsi que chaque figure est composée, le plus souvent, de plusieurs traits figuratifs, comme rassemblés en paquets : on comprend alors qu'elle soit exploitée différemment, le cas échéant, dans les univers socio-culturels qui y ont recours, ou même à l'intérieur de chacun d'eux. Inversement, un même ensemble de traits figuratifs sera éventuellement pris en charge, selon les cultures, par des unités figuratives manifestées différentes : il ne saurait, en effet, y avoir équivalence ni, a fortiori, identité, entre une combinaison donnée de traits figuratifs et la figure du monde qu'un univers culturel sélectionne pour la représenter : l'ensemble /céleste/ + /brillant/ + /lumineux/ peut correspondre, par exemple, à l'« étoile », mais ne saurait suffire à sa définition figurative exhaustive, applicable qu'il est sûrement, en même temps, à d'autres figures plus ou moins voisines. En ce sens, on distinguera donc soigneusement le code figuratif luimême des unités découpées dans le monde naturel et choisies par une culture pour le réaliser. Comme l'écrivait jadis A. J. Greimas, « le même code peut donc rendre compte de plusieurs univers mythologiques comparables, mais manifestés de manière différente ; il constitue ainsi, à condition d'être bien construit, un modèle général qui fonde le comparatisme mythologique lui-même »1.

Si l'on accepte cette hypothèse sur l'existence d'un code figuratif sous-jacent, on doit évidemment admettre qu'il déborde au univers mythologique particulier, qu'il s'identifie, en fait, au « mythique ». Dans cette perspective, on considérera qu'une mythologie donnée - telle celle celtique, comme le pensent d'aucuns à propos de certains de nos contes merveilleux, ou celle gréco-latine qui semble généralement la plus proche, comme cela a été partiellement démontré2, de nos récits traditionnels n'est finalement qu'une des manifestations possibles (sous forme d'unités figuratives complexes distinctes) d'un code figuratif de portée beaucoup plus générale, sinon universelle.

1 Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 197. 2 J. Courtés, Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris, P.U.F., 1986, 254 p.

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LE CONTE Bien entendu, un tel code figuratif n'a évidemment en lui-même, donc intrinsèquement parlant, rien de « mythologique » : il est plutôt ce à partir de quoi se façonnent, entre autres, les mythologies. Comme on peut le prévoir, ce code est tout à fait susceptible de se retrouver en bien des formes de discours qui manipulent du figuratif, aussi bien dans les sémiotiques verbales (récits, contes, légendes, etc.) que non-verbales (dans les arts plastiques par exemple), y provoquant alors, comme effet de sens, la dimension dite « mythique ». En opposant l'organisation paradigmatique de figures à celle de type syntagmatique, on est en droit d'avancer une sorte de typologie élémentaire des discours, qui distinguerait ceux de caractère « mythique » et ceux de nature « rationnelle » : on voit, par exemple, toute la différence qu'il peut y avoir entre la distribution paradigmatique des figures du /céleste/ dans le conte populaire merveilleux français et celle, de forme syntagmatique, que l'on retrouvera dans un ouvrage d'astronomie : les mêmes figures - »soleil », « lune », « étoile » apparaissent dans l'un et l'autre cas, mais selon des relations bien différentes. Bien entendu, le « mythique » et le « rationnel » ne sont que des pôles rarement repérables comme tels à l'état pur. Dans un discours donné, en effet, les rapports paradigmatiques et syntagmatiques entre figures ne sont généralement pas exclusifs les uns des autres : si le conte merveilleux - et c'est sans doute précisément ce qui justifie son traditionnel qualificatif - conserve ici ou là, ne serait-ce qu'à l'état de traces, quelques empreintes du code figuratif, le récit mythique comporte, inversement, au moins un minimum de narrativité, d'organisation syntaxique, les relations paradigmatiques entre figures n'étant le plus souvent saisissables que sur la base de distributions syntagmatiques données. Au terme d'un parcours tout à fait différent quant à son objet premier, nous rejoignons ainsi, de manière assez imprévue, l'hypothèse bien connue de R. Jakobson, selon laquelle le « poétique » - partiellement équivalent à ce que nous dénommons ici « mythique » - correspondrait à la projection de l'axe paradigmatique sur l'axe syntagmatique. Bien entendu, à la différence du « poétique » - qui fait jouer les rapports paradigmatiques, simultanément et en corrélation, sur les deux plans du signifiant et du signifié - le « mythique », lui, ne connait pas le plan de l'expression, seulement celui du contenu. Dans cette perspective, on pourrait alors opposer la thématisation - comme prise en charge de l'organisation syntagmatique de figures - à ce que nous appellerions, faute de mieux, la « mythisation » qui assure leur mise en rapport paradigmatique et dont on peut légitimement penser qu'elle est assimilable tout simplement à la « connotation » que R. Barthes annonçait justement comme définie par la paradigmatique1. En reconnaissant que le code figuratif n'existe - dans le corpus français des contes merveilleux - qu'à l'état de traces, que, le plus souvent, il n'est décelable qu'à la suite d'une multitude de rapprochements transtextuels, on risque de voir une telle entreprise comparative contestée dans ses objectifs, voire considérée comme totalement arbitraire, précisément dans la mesure où elle semble prélever dans le matériau, grâce à la seule procédure d'extraction, cela seul - un peu ténu, en l'occurrence, il est vrai - qui va dans le sens de sa démonstration : c'est d'ailleurs à ce 1 « Rhétorique de l'image », Communications, 4, 1964, p. 50.

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SÉMANTIQUE DU CONTE MERVEILLEUX titre, compte tenu de ce que les figures rapprochées sont, en fait, disséminées dans le discours, que A. J. Greimas a proposé de parler en ce cas d'isotopies « diffuses »1, par opposition aux isotopies « compactes » qui ne requièrent point la procédure d'extraction. En réponse à une telle objection sur l'arbitraire de l'extraction, qu'il nous suffise de rappeler au moins que bien des versions de nos contes merveilleux disposent, pour ainsi dire, d'une procédure d'embrayage de la dimension mythique, à savoir le recours à la duplication ou à la triplication : en y faisant appel à des figures différentes (« soleil »/ » lune »/ » étoile » ; « noix »/ » noisette »/ » amande »), elles cherchent manifestement à établir des isotopies que, dans un premier temps de notre recherche, nous considérions intuitivement comme « connotatives », mais que nous préférons aujourd'hui qualifier de « mythiques ». En faisant appel encore à une autre terminologie, on pourrait se demander ainsi que nous y avons fait récemment allusion2 - si tout le jeu des oppositions figuratives paradigmatiques dans le conte merveilleux n'équivaut pas, tout simplement, à un processus de symbolisation : nombre de figures ou de configurations correspondraient alors à autant de cristallisations sociolectales de réseaux figuratifs paradigmatiques sous-jacents : par où s'expliqueraient mieux, peutêtre, les ressemblances/différences constatées, par exemple, entre le matériau folklorique français et les données d'univers mythologiques avoisinants, les cristallisations du code figuratif - sous forme de telle ou telle figure du monde variant le plus souvent d'un monde socio-culturel à l'autre. Il convient d'ajouter enfin, en forme conclusive et tout spécialement à l'attention des folkloristes, que le code figuratif dégagé des récits merveilleux n'est point l'apanage exclusif de ces contes populaires, plus, que les figures choisies pour le manifester se retrouvent équivalemment, dans une forme souvent moins narrativisée, aussi bien dans les rites, les coutumes ou, plus largement, dans la totalité des pratiques dites fokloriques. Ainsi l'opposition céleste/terrestre s'exprime, par exemple, dans le cas de la « noisette » (dont il faut ici rappeler qu'elle est traditionnellement liée, chez nous, à la fécondité du sol et, par-delà, à celle de la femme) que l'amoureux rend à sa bien-aimée, après y avoir gravé une « étoile », pour qu'elle la porte ensuite, accrochée à sa ceinture. Sans multiplier les exemples - ils pourraient être ici fort nombreux - mentionnons encore cette coutume vaudoise, recueillie par P. Sébillot, relative au rite de « consultation » pratiquée jadis par les jeunes filles pour savoir qui sera leur futur mari : « Il faut, la veille de Noël, à minuit, descendre de son lit, en posant à terre, le pied gauche le premier, et si la lune brille, aller à un carrefour et dire : Lune, ô ma tant belle lune, Toi qui connais ma fortune Oh ! fais-moi voir en rêvant Qui j'aurai pour mon amant !

1 « De la figurativité », Actes sémiotiques - Bulletin, VI, juin 1983, p. 50. 2 J. Courtés, « Figures, code figuratif et symbolisation », Actes sémiotiques-Bulletin, VI, 26 juin 1983, p. 44-47.

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LE CONTE On récite la même formulette en se rendant entre onze heures et minuit à reculons, du côté de l'égoût du toit « 1 Telle quelle est décrite, cette pratique présente, pêle-mêle, plusieurs oppositions figuratives sous-jacentes, telles celles de (jour)/nuit, brillant/(mat), céleste/terrestre, terrestre/aquatique (« égoût du toit »), horizontalité (« lit », « carrefour »)/verticalité (« descendre », « poser »), etc. nous ne nous éloignons pas ici des contes merveilleux qui font appel, eux aussi, à ces mêmes figures. De ces quelques observations et d'une multitude d'autres possibles, on retiendra qu'un même univers sémantique, en l'occurrence de nature figurative, s'exprime sous des formes variables, comme en témoigne la panoplie des traditions populaires : ce n'est point un hasard si ce que l'on appelle communément « folklore » recouvre, en définitive, presque tous les aspects de la vie humaine d'un groupe socioculturel donné, à un moment historiquement déterminé, aspects de la vie humaine qu'on classe - comme sous forme de « genres » - sous les dénominations de « récits » (« contes » et « légendes »), de « croyances », de « coutumes », de « rites », etc., et qui vont jusqu'à inclure la « danse », le « mobilier », l'« habitat », l'« outillage », etc. L'hypothèse ici avancée sur la dimension « mythique » (ou « connotative » ou même « symbolique »), correspond au désir de mettre à jour une signification de niveau profond, indépendamment de tous ces différents « objets » folkloriques qui lui servent occasionnellement de support et dont la totalité paraît bien circonscrire un univers sémantique homogène. Nul n'ignore que C. Lévi-Strauss - notre première source de réflexion2 a eu recours, pour l'interprétation des mythes amérindiens, à toutes ces données - dites annexes - que sont les croyances, les rituels et autres pratiques coutumières : c'est justement pour ce caractère apparemment hétérogène que la procédure comparative englobante de C. Lévi-Strauss a été, ici ou là, fortement contestée. En postulant - et en tentant de démontrer - l'existence d'un univers « mythique » unique, d'une dimension « mythique » (ou « poétique ») coextensive à l'ensemble des données relevant de « genres » différents, on pourrait, semble-t-il, lever cette difficulté et justifier une utilisation plus large de tout le matériau que nous offrent les traditions populaires. C'est dans cette perspective, dans le prolongement de notre thèse d'Etat, que nous envisageons d'élargir nos recherches sémantiques, au delà du seul conte merveilleux jusqu'ici seul pris en considération, à l'ensemble des pratiques folkloriques, pour lequel, nous postulons à un plan sous-jacent, l'existence d'un seul univers de signification, cohérent et homogène. COURTÉS Joseph Université de Toulouse-Le Mirail

1 Le folklore de France, Paris, Maisonneuve et Larose, 1968, tome I, p. 50. 2 V. J. Courtés, Lévi-Strauss et les contraintes de la pensée mythique, Paris, Mame, 1973, 190 p.

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT

INTRODUCTION1 J'avance ici des hypothèses, non des certitudes, des problèmes rébarbatifs, non des solutions élégantes. C'est sans doute plus sage dans une période de relative stagnation critique, marquée par les retours en arrière de la biocritique (l'homme et l'œuvre) et les conclusions par trop larges de la psychocritique et des théories de la réception. Le rapport du conteur au romancier soulève des problèmes à la fois pratiques et théoriques. Ceux-ci, plutôt que d'être continuellement exploités resteront en filigrane. En effet, pour ce qui est de Flaubert, je m'intéresserai principalement aux circonstances matérielles, physiques du passage, chez cet auteur, de la composition romanesque à la composition de contes (problème avant tout d'adaptation et de réaménagement en somme). Il s'agit avant tout d'examiner la récurrence dans un genre somme toute fort différent, d'éléments romanesques, et d'une manière moins banale, leur réémergence sous une forme nouvelle. Au départ, il importe d'évoquer un domaine fort important, mais dont on parle fort peu, à savoir, l'histoire littéraire, et les circonstances matérielles qui déterminent tel ou tel phénomène narratif. L'exemple de Dickens, Balzac, Gautier, Zola, Maupassant démontre que le va-et-vient entre conte et roman est loin d'être un phénomène rare, surtout à une époque où le feuilleton constitue une forme littéraire dominante. On pourrait même postuler pour la période réaliste une primauté du conte sur le roman. La carrière de Zola, Maupassant, Tchekhov rappelle même qu'on est nouvelliste avant d'être romancier. Seules des circonstances financières favorables permettent d'aborder conjointement deux genres dont le statut commercial n'est pas du tout le même. La participation tardive de Flaubert à cette tendance constitue plutôt l'exception que la règle et s'explique justement par la relative aisance dans laquelle il vit jusqu'à l'époque des Trois Contes. A ce sujet, on n'a peut-être pas suffisamment réfléchi au fait que Flaubert se met à écrire des contes à un moment où il traverse non seulement une grave crise

1 Abréviations : CHH - Flaubert, Oeuvres Complètes, Edition du Club de l'Honnête Homme. *_* passage de ms. supprimé ; <_> passage ajouté.

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LE CONTE morale mais plus particulièrement une crise financière, et qu'il a un besoin pressant d'argent - et qu'il reprend Bouvard et Pécuchet, interrompu depuis deux ans, dès que sa sécurité semble assurée. Flaubert est atypique à d'autres égards encore : son activité se situe non pas dans une quelconque continuité chronologique, mais bien dans un processus d'interaction très intime, puisqu'il abandonne un roman, Bouvard et Pécuchet, pour écrire les Trois Contes, avant de reprendre son dernier roman en 1877. Dans ce processus d'interaction ponctuelle, on doit également tenir compte du rapport qui existe entre les Trois Contes et les projets abandonnés ou dont la mort de Flaubert interdit la réalisation : Harel Bey, La Spirale, imbus comme ils sont de politique et d'exotisme. Le problème qui m'intéresse concerne surtout la transposition d'éléments similaires dans un cadre d'écriture (et de thèmes) parfois très différent. Au départ, on peut postuler (en pastichant Georges Poulet) que toute écriture est réécriture de quelque chose, réutilisation de substances (thématiques, diégétiques, mythiques) et de structures (qui existent déjà). Cette réécriture se manifeste sur deux plans, à deux niveaux. En effet, le romancier qui se met à écrire des contes se conforme très largement à la notion préexistante de conte ; en même temps il apporte à sa nouvelle activité des pratiques élaborées au cours de son activité de romancier et vice versa. Chez Flaubert, les interférences avec les romans sont d'autant plus inévitables que chacun des Trois Contes (même Hérodias), a ses origines dans une activité littéraire très lointaine : si la composition des Trois Contes datent de la période 1875-1877, les premiers plans de Saint-Julien l'Hospitalier et d'Un cœur simple datent de 1856 - tandis que de nombreux éléments dans Madame Bovary et dans Salammbô préfigurent Hérodias... En même temps, les Trois Contes ne sont pas des romans écourtés, tronqués chacun des Trois Contes n'est pas une sorte d'appendice, de version abrégée d'un roman antérieur ou abandonné1. Il s'agit chez Flaubert du moins, de la réalisation de formes et d'écritures nouvelles - tout n'est pas que répétition, interférence, d'autant plus que la substance des Trois Contes est plus dense, plus variée que celle des contes traditionnels2. Tout le démontre : descriptions, psychologie, syntaxes, vocabulaire, enchaînements typiques. Commençons, cependant, par des éléments relativement simples : à savoir la reprise dans les Trois Contes d'éléments en tous genres qui figurent déjà dans les romans antérieurs. Comme l'affirme Raymonde Debray-Genette3 : « Rien ne démontre mieux le lien étroit entre Un cœur simple et Madame Bovary que le fait que Félicité soit le nom de la bonne d'Emma qui s'enfuira avec Théodore, le domestique de Guillaumin. Le seul homme aimé de notre Félicité s'appelle Théodore. Enfin par une sorte de

1 Raitt A. « Flaubert and the art of the short story » Essays by Diverse Hands, Oxford, 1975 p.122. 2 Raitt A. W., ibid. p. 118. 3 dans « La technique romanesque de Flaubert dans Un cœur simple », in M. Issacharof éd. Langaqes de Flaubert, Minard 1976, p. 102).

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT dédoublement ancillaire, Nastasie Leroux, femme Barette, sœur de Félicité, porte le nom de la première bonne d'Emma. » D'une manière plus générale, les personnages des contes font partie, ponctuellement, du groupe social et psychologique constitué par les écrits antérieurs. Félicité réincarne Catherine Leroux ; la description de la femme dans Saint-Julien (développée dès f°434v°) est un avatar tout à la fois de Salomé et de la reine de Saba. Cela explique que les premières pages de Madame Bovary retracent les avatars d'une éducation qui ressemble étrangement à celle de Julien. Cela explique aussi que la troisième partie d'Hérodias rappelle de très près les discussions du salon Dambreuse1 ou de Chavignoles2. Dans les Carnets de Flaubert3 on relève des éléments (il suffit de mettre Rome à la place de Paris) qui se retrouveront dans Hérodias : « Le grand roman social à écrire (maintenant que les rangs et les castes sont perdus) doit représenter la lutte ou plutôt la fusion de la barbarie et de la civilisation ; la scène doit se passer au désert et à Paris en Orient et en Occident. Opposition de mœurs, de paysages et de caractères, tout y serait, et le héros devrait être un barbare qui se civilise auprès d'un civilisé qui se barbarise. » Quel que soit le texte, la société flaubertienne a tendance à être la même - il serait possible d'avancer que des structures sociales identiques se retrouvent à peu près partout dans ses romans, qu'ils soient historiques ou modernes : la description de Creil dans L'éducation sentimentale évoque les mêmes liens de dépendance que les cabanes des serfs au début de Saint-Julien4. En même temps, l'œuvre de Flaubert est parcourue d'épisodes récurrents : on a repéré depuis longtemps dans tous les romans le motif des fêtes, de la nourriture. Le festin d'Hérodias, comme celui qui a lieu lors de la naissance de Julien, possède toutes les caractéristiques de la noce de Madame Bovary, ou du début de Salammbô. Le mouvement, comme la terminologie sont très largement similaires : « il y eut un repas qui dura trois jours et quatre nuits » (Saint-Julien) est très proche de telle page de Madame Bovary : « Il y eut une noce, où vinrent quarante trois personnes, où l'on resta seize heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants »5. Confronté à ces vulgarités, l'ailleurs exotique, perçu ou vécu, substance des Trois Contes comme de Salammbô, avait déjà envahi les rêves d'Emma Bovary. C'est une extension de cette préoccupation littérale ou métaphorique de l'art, noble

1 Lowe M. et Burns C., « Flaubert’s Hérodias, a new evaluation. » Montjoie, vol. 1, n° 1, p. 16-23, May, 1953. 2 Fusion que Flaubert n'a réalisé que grâce à l'interaction des Trois Contes. Voir en outre Marotin F. « Les Trois Contes, un carrefour dans l'oeuvre de Flaubert » in Frontières du Conte, Paris1982, p. 112118. 3 CHH vol. 8, p. 262. 4 « où travaillaient <*logeaient*> les gens. » n.a.f. 23663, f°410 (fin). 5 Madame Bovary, Classiques Garnier, p 27.

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LE CONTE ou dégradée qui parcourt toute l'œuvre de Flaubert, et que Félicité exprime autrement encore quand elle s'immerge dans la personnalité des autres1. Ces éléments parallèles concernent également des incidents secondaires, telle la visite du trésor souterrain d'Antipas, pendant d'une scène fort similaire dans Salammbô, ou bien des noyaux identiques, mais dont la ressemblance n'existe qu'à un certain niveau : Julien, pour fuir son destin s'engage « dans une troupe d'aventuriers » - comme Frédéric dans L'éducation sentimentale : « Il voyagea ». Tout ceci démontre, chez Flaubert, l'universalité thématique des clichés. Comme le catéchisme dans Madame Bovary, l'apprentissage de la chasse dans SaintJulien se fait par le moyen d'une sorte de Dictionnaire des Idées reçues. On pourrait même dire que Flaubert instaure un autre réseau et un autre type de clichés par le fait même qu'il reprend et retravaille les mêmes motifs pendant toute la durée de son activité d'écrivain. Pour ce qui est des structures narratives, il n'échappe à personne que Flaubert maintient dans deux contes sur trois cette division en trois parties assortie d'antithèses et de parallèles qui structure certains romans2. En effet, les contes comme les romans s'élaborent à partir de parallèles, de contrastes et de mises en abyme, de structures doubles, de motifs récurrents (immobilité, errance, violence, paix, couleurs) qui font que tous les personnages, tous les événements se ressemblent. Élément clichéiforme à ajouter aux autres. STABILITÉ GÉNÉTIQUE Ces échos divers n'étonnent personne. Il serait tout à fait anormal que Flaubert, en passant du roman au conte, comme d'un roman à un autre, ne maintienne pas une certaine continuité dans sa façon de coordonner l'événementiel et l'écriture, dans sa manière de percevoir l'humanité - c'est à ce prix que le flaubertien existe ! Cette continuité n'est pas le simple fait d'obsessions psychologiques, morales ou autres. Elle se manifeste à la base, dans une réflexion génétique qui ne varie guère. A partir de Salammbô, les manuscrits flaubertiens se ressemblent de très près. Toutes les œuvres des années 1860-1870 traversent les mêmes stades : plans, scénarios, brouillons, plans récapitulatifs, mise au net par tronçons, dernière version autographe, copie, épreuves. Son activité créatrice est donc d'une très grande stabilité : Quand il annonce à Caroline, le 9 décembre 1876 : « ((j'ai) fini la première partie d'Hérodias. Elle est même recopiée. »3, on reconnaît un processus et une chronologie qui existent depuis fort longtemps. Flaubert maintient également jusqu'au bout son habitude de poursuivre ses recherches au fur et à mesure de la composition de son texte. Il est donc normal

1 Raitt A. W. « Flaubert and the art of the short story » p. 125. 2 v. D'Oria D. « Relevé des constantes lexématiques, sémantiques et structurales dans les Trois Contes ». Università di Bari, Annali della Facoltà di lingue e letterature straniere, nuova serie 1-2, 1970-1971, p. 35-53. 3 CHH vol 15, p. 508.

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT qu'un mois avant d'avoir terminé Hérodias, il soit toujours « perdu dans les prophètes. »1 Non seulement la génétique suit des stades relativement constants, mais elle vise, semble-t-il, dans tous les textes à une écriture similaire, fondée sur des procédés dont tous les avant-textes font l'objet - pour citer un exemple tout à fait élémentaire, mais très significatif, les suppressions massives de conjonctions qui déterminent toutes sortes de structures temporelles et causales. ÉVOLUTION GÉNÉTIQUE Ces constantes, ces récurrences (diégétiques, structurales, leitmotivesques) ne sont, à mon avis, que superficielles. On ne définit guère les Trois Contes, pas plus que d'autres œuvres, en alléguant naïvement de simples phénomènes d'intertextualité. Schématiquement, la question la plus pertinente consiste à se demander ce qui distingue Salammbô d’Hérodias, Madame Bovary d'Un cœur simple. Flaubert nous y encourage par son désir explicite d'éviter qu'Hérodias ne ressemble à Salammbô. « Tous mes efforts », dira-t-il à Edmond de Goncourt, « tendent à ne pas faire ressembler ce conte-là à Salammbô »2. On comprend donc la suppression de passages où il est question par exemple des activités mercenaires de Julien3. L'intertexte, chez Flaubert, serait donc simultanément un phénomène à exploiter et un élément à éviter. C'est là son originalité. Ainsi se met en place une thématique profonde particulière aux Trois Contes. A cette fin, Flaubert supprime par anticipation un certain nombre d'éléments récurrents. C'est ce qui efface par exemple la présence de Saint-Julien dans les brouillons de Madame Bovary4. Il semblerait donc légitime d'avancer que ce changement de discours, paradoxalement, est prévisible de longue date et qu'il trahit la présence en filigrane d'un courant de pensée souterrain. Flaubert est conteur au sens plein pendant toute sa jeunesse, et conteur en puissance au moment de terminer Madame Bovary - mais en puissance seulement. Quoi qu'il en soit, Flaubert, dans une période de grande complexité, donne l'impression en écrivant Trois Contes, de se livrer à une activité génétique nouvelle : ce travail interrompu, l'abandon et la reprise de Bouvrard et Pécuchet en est la preuve essentielle. Il affirme d'ailleurs que les Trois Contes ne sont qu'un intermède. A George Sand, il écrira au sujet de son dernier roman : « Je ne voudrais pas mourir avant de 1 Lettre de janvier 1877 à Caroline in CHH vol 15, p. 525. 2 Lettre du 31 décembre 1876 CHH vol 15 p. 520. Cf. lettre du 27 septembre 1876, CHH vol 15 p. 498 à Mme Roger des Genettes : « J'ai peur de retomber dans les effets produits par Salammbô, car mes personnages sont de la même race et c'est un peu le même milieu ». Les brouillons portent également des traces de cette distanciation par laquelle Flaubert manifeste son désir de ne pas reprendre les motifs superficiels de Madame Bovary, ou des Œuvres de Jeunesse. 3 v 23663 f°493 : « Il *servit comme mercenaire* <s'engagea> <*servit comme*> <*par hasard*> <mercenaire> dans une compagnie franche. » 4 v. Pommier-Leleu, Version primitive de Mme Bovary, p. 497, Corti 1949 ; Gabrielle Leleu, Dossiers de Madame Bovary, Conard, 1936, vol II p. 294.

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LE CONTE l'avoir fait, car en définitive c'est mon testament. »1. Il ne place pas les Trois Contes sur le même plan que Bouvard et Pécuchet : « J'écris des choses courtes, ce qui est plus facile »2. Sur un plan nettement moins impressionniste, les Trois Contes accusent en dépit des apparences une évolution génétique sensible. Flaubert s'y livre à des procédures nouvelles de fragmentation, d'enchaînement et d'extension tout à la fois et ce presque au pied levé. Certains éléments de pure chronologie le démontrent : quand il commence Saint-Julien, Flaubert n'envisage d'écrire que ce conte-là, bien qu'il dispose du plan d'Un cœur simple qui date, lui aussi, de 1856. Ensuite il annonce à Laporte : « J'ai fini Saint-Juliien et je vais commencer un autre conte, de manière à avoir un petit volume à publier cet automne. »3 Il est évident qu'à cette époque, il ne pense faire que deux contes4. L'idée d'Hérodias lui viendra encore plus tard5, car c'est seulement à son retour de Pont-l'Evêque et d’Honfleur, où il était allé « enquêter » pour Un cœur simple qu'il semble faire la première allusion à Hérodias. Dans une lettre à Mme Roger des Genettes, il écrit : « Savez-vous ce que j'ai envie d'écrire après cela : la vacherie d'Hérode pour Hérodias m'excite »6 On assiste donc déjà à une dislocation de planification inusitée, ce qui est fort instructif pour un texte comme les Trois Contes, qui n'est compréhensible que d'une manière globale, les contes pris ensemble signifiant bien plus que chacun des contes pris séparément. Dans un autre ordre d'idées, on peut postuler que dans les Trois Contes le discours flaubertien change sensiblement de régime. En fin de compte, on y retrouve les grands motifs de l'écriture flaubertienne, mais exploités à des fins nouvelles. Les motifs deviennent de ce fait des thèmes. C'est-à-dire que ce qui rapproche contes et romans fait figure de motifs, d'échos de matière brute, alors que dans tel ou telle œuvre prise individuellement, nous avons affaire essentiellement à des thèmes. On pourrait avancer que la période qui va de 1870 à 1880 fut pour Flaubert une période fort différente des précédentes, tant par son climat culturel que par les conditions mêmes dans lesquelles Faubert travailla. C'est pourquoi la thématique des Trois Contes se distingue sensiblement de celle des œuvres écrites avant 1870. Le résultat direct de ceci est qu'au lieu de se contenter de simples échos intertextuels, ces contes explorent le problème, le thème central, de la réécriture. On ne s'est pas assez interrogé sur l'évolution des textes flaubertiens. Cette nouvelle tendance thématique se manifeste, grosso modo, dans la combinaison inusitée d'une substance légendaire, surnaturelle, mythique, religieuse.

1 Lettre du 18 février 1876 CHH vol 15 p. 437. 2 Lettre du 17 juin 1876 CHH vol 15 p. 455. 3 Lettre du 15 février 1876 CHH vol 15 p. 436. 4 Lettre du 18 février 1876 CHH vol 15 p. 438. 5 Lettre du 17 juin 1876 CHH vol 15 p. 455. 6 Lettre du 20 avril 1876 CHH vol 15 p. 448

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT À cela s'ajoute le réinvestissement explicite et non pas ponctuel d'une substance flaubertienne préexistante. Les sources légendaires de Flaubert ont cette particularité nouvelle d'être très largement connues et véhiculés par un discours très largement réaliste, contrairement à ce qui se passe dans La Tentation de Saint Antoine. D'autre part, il s'agit d'une manipulation très cohérente et très soutenue, ce qui ne correspond pas du tout à l'approche fragmentée, épisodique de Bouvard et Pécuchet et de Saint Antoine La parenté est là - mais non l'imitation. Ce phénomène ne fut sans doute réalisable que grâce aux possibilités offertes par l'interaction de trois contes entre eux - sans parler de l'évolution depuis 1850 de la culture et de la sensibilité (mentalité géographique et historique nouvelle) qui amène Flaubert à écrire des textes qu'il n'aurait pu réaliser même dix ans auparavant. Retenons donc d'abord que l'une des caractéristiques majeures des Trois Contes réside dans la manipulation des thèmes dans le sens d'une inter- et intratextualité profonde. Celle-ci se fait sur une échelle inconnue jusque là, si ce n'est dans Bouvard et Pécuchet, - on se rappelle que le dernier roman est précisément en cours de rédaction et que, plus qu'on ne l'a dit, il sert de repoussoir thématique aux Trois Contes. On peut bien sûr s'interroger sur les origines autobiographiques, psychologiques, intellectuelles de ce processus : souvenirs d'enfance, pulsions œdipiennes. Il n'en étonne pas moins par l'importance des interférences qu'il déclenche. Il s'agit non pas tant de simples échos de texte, mais bien d'un système qui confère leur plein sens aux Trois Contes. Ces combinaisons inusitées avec une substance flaubertienne bien reconnaissable se manifestent par exemple dans l'attitude d'Hérode envers Jean. Celle-ci développe le vieux motif flaubertien de la faiblesse, de l'incohérence, des tergiversations. Elle est significative à cause même d'une polyvalence textuelle qui met en convergence textes flaubertiens de la vie moderne et sources historiques. Flaubert rappelle et associe donc simultanément Frédéric Moreau (sa propre création) et des données connues de tout le monde qui lui parviennent du dehors. Il en résulte tout un réseau de confrontations qui éclairent le hors texte aussi bien que l'écriture flaubertienne proprement dite, puisqu'il « fait travailler » la préférence qu'il accorde au récit de Saint Marc (VI, 20), au dépens de celui de Mathieu. Marc en effet affirme qu'Hérode « avait du respect pour (Saint JeanBaptiste), faisait beaucoup de choses selon ses avis et était bien aise de l'entendre »1. De telles convergences me paraissent différentes des échos de Madame Bovary qu'on relève sans difficulté dans Salammbô, ou de l'exploitation de sources journalistiques qu'on relève dans l'Éducation sentimentale. En effet, dans les Trois Contes, Flaubert combine, sur une grande échelle, une substance qui lui est particulière avec un matériau connu, déjà largement utilisé et fort ancien qui possède un statut de légende, de mythe.

1 Note condensée de Flaubert - f°683r°. La version plus dynamique de Mathieu, affirme qu'Hérode désirait mettre Jean à mort mais craignait la colère du peuple.

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LE CONTE De ce fait, les sources qui orientent l'écriture des Trois Contes sont bien différentes de la documentation historique pour L'Éducation sentimentale. Il semblerait que Saint Antoine, Madame Bovary, L'Éducation sentimentale, Trois Contes participent non d'une progression génétique linéaire mais bien plutôt d'un processus divergent, à partir d'un même stock d'inspiration. C'est à dire que Flaubert est toujours Flaubert, mais que les variantes de son activité, avec le passage des uns, sont plus importantes qu'on n'a eu tendance à le dire. Flaubert est un auteur à propos de qui on fait de trop faciles généralisations. Alors qu'en fait, pour écrire ses contes, il déconstruit le discours de ses textes antérieurs. Cela ne peut s'attribuer qu'à l'importance bien plus grande que Flaubert en est venu à accorder à la mythologie au moment d'écrire les Trois Contes. La dette de Flaubert envers Alfred Maury en ce domaine est bien connue1. S'y ajoute l'influence plus tardive sans doute de Renan, et notamment celle de la Vie de Jésus, et des Apôtres. Jusqu'ici, ces influences n'avaient guère sans doute joué que pour Saint-Antoine. Flaubert s'intéresse maintenant à des éléments proprement, et non incidemment, mythiques et légendaires ; il passe d'une utilisation aphorique à une exploitation plus littérale, plus métonymique de ce genre de sources. Il en arrive forcément à repenser sa méthode de composition, à penser en conteur plutôt qu'en romancier. De là cette confrontation des contes entre eux, l'effet de surprise qui résulte de l'apparente historicité politique d'Hérodias - alors que, compte tenu des deux autres contes, comme de la tradition chrétienne, on s'attendrait à une écriture plus mythique, plus légendaire. En effet, en même temps que l'Histoire d'Hérode, Flaubert, de façon divergente, propose une vision fantasmagorique, hallucinatoire de la religion. D'après Marotin2, le conte se prêterait plus au surnaturel que le roman. Cela est tellement vrai que, s'il y a des moments d'hallucination dans les romans (rêveries, cauchemars de Frédéric, l'Aveugle d'Emma), aucun autant que Saint-Julien, ne propose le surnaturel comme seul principe d'élucidation possible. Les deux chasses de Julien sont bien différentes de la bizarre promenade qu'Emma fait avec Djali3. Emma ne dépasse guère « l'attirante fantasmagorie de réalités sentimentales ». Son expérience des images d’Épinal est une expérience parmi d'autres, elle ne communique pas comme à Félicité une image de perroquet qui déterminera la suite de son existence4. Grâce à sa coloration surnaturelle, le petit jour qui éclaire les jeudis adultérins d'Emma Bovary n'est pas celui qui s'associe à la première chasse de Julien, préfiguration mais combien plus pulsionnelle du meurtre des parents qui lui aussi a

1 A. Maury Croyances et légendes du Moyen Âge. 2 « Les Trois Contes, un carrefour _ » p. 115. 3 ed. cit. p. 47. 4 ibid. p. 37, 39.

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT lieu à l'aube. Ce n'est pas non plus celui qui éclaire, dans Harodias, le début du jour qui verra la véritable naissance du Christianisme. Des éléments qui sembleraient récurrents sont ainsi chargés d'une portée toute nouvelle. Si l'Aveugle existe bien, si Hannon dans Salammbô nous répugne, on connaît une note des Carnets de Flaubert qui change tout quand le même élément s'insère dans Saint-Julien. Il y est en effet question de la lèpre considérée comme une bénédiction ce qui concorde avec la formule de M. Hamon, de Port-Royal : « la maladie est l'état naturel du chrétien »1. Cette note, qui autorise une lecture très ironique de Saint-Julien l'Hospitalier, révèle la distance qui nous sépare de l'Aveugle d'Emma Bovary. Soit tel passage de Madame Bovary : « cette passion merveilleuse qui jusqu'alors s'était tenue comme un grand oiseau au plumage rose planant dans la splendeur des ciels poétiques »2. Soit également la vision de Léon qui trouve qu'Emma possède des qualités semblables : « et elle alla, dans son cœur, montant toujours et s'en détachant à la manière d'une apothéose qui s'envole »3. C'est déjà en puissance l'Ange d'Hérodias qui terrifie le bourreau ; c'est aussi, à la fin de Saint-Julien, le Christ qui monte au ciel ; c'est surtout, dans Un cœur simple, la vision finale de Félicité qui croit voir : « dans les cieux entr'ouverts, un perroquet gigantesque, planant au dessus de sa tête. » Cependant la portée de cette vision n'est plus la même dans les Trois Contes. Si l'ironie sur la vision romantique n'est pas absente de ceux-ci, le discours ironique est comme renversé du fait que Flaubert évoque non pas l'impuissance discursive des personnages devant la passion, mais bien le corrélatif objectif d'une expérience (terreur ou béatitude) bien réelle. De même si le thème explicite de l'expérience religieuse, de la sainteté renvoie nécessairement à Saint Antoine, il n'en reprend nullement le discours. Il a en même temps très peu de choses à voir avec les romans précédents. Félicité a donc ses origines, comme ses cousins Julien et Saint Jean, dans les écrits de Maury et de Renan. Ceux-ci nous permettent de dire que c'est plutôt Félicité que Saint Jean qui est la plus conforme à la sagesse des premiers Chrétiens4. L'insertion du perroquet souligne à quel point la pensée religieuse explicite coiffe la thématique des Trois Contes. Ce perroquet, symbole de l'inlassable répétition de clichés religieux, recrée ironiquement la colombe annonciatrice, l'Annonce faite à Marie. Il renforce les rapports érotico-mystiques, et les symboles de la virilité. Loin d'être un élément marginal, il constitue la plaque tournante du récit : De là telle note marginale des brouillons : « Rattacher au souvenir du neveu.

1 CHH vol. 8, p. 260. 2 ed. cit. p. 42. 3 ibid. p. 109. 4 Maury, Croyances et légendes de l'Antiquité, p. 73. A en croire Maury, les visions du père et de la mère de Julien seraient même des survivances païennes, alors que le contexte le plus sophistiqué, c'est Machaerous, le château d'Hérode.

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LE CONTE L'avoir posé plus tôt. Les perroquets sont d'Amérique, des colonies »1. D'autres liens encore rattachent Félicité à toute une masse de phénomènes extérieurs2. Cette référence centrale à l'expérience religieuse en assure une résonance très spécifique : la fin atroce, la vision moqueuse d'Emma n'a de ce fait rien à voir avec la mort et la vision extatiques de Félicité, pas plus que ce chromo impossible qu'est au début d'Un cœur simple le portrait du père (un mâle à éliminer parmi d'autres) n'est la contrepartie des rêves figés d'Emma Bovary. Cela peut s'attribuer au fait central qu'à la place du monde clos, autonome de Madame Bovary, religion, mythe et légende structurent et orientent, dans Trois Contes, une nouvelle réflexion sur l'Histoire. Notons en passant que Flaubert montre par là à quel point il est sensible à l'évolution radicale de l'Historiographie entre 1860 et 18753 et combien il est nécessaire de situer Trois Contes non pas par rapport à notre connaissance de l'Histoire mais bien par rapport à la vision historique telle qu'elle existait au XIX° siècle. Celle-ci, aux environs de 1875 permettait d'aller bien au delà d'une simple documentation de faits indiscutables. Comme bon nombre de choses qui ont été inventées au XX° siècle, l'histoire des mentalités est déjà là en puissance, témoin telle déclaration de Renan : « La conscience de l'écrivain doit être tranquille, dès qu'il a présenté comme certain ce qui est certain, comme probable ce qui est probable, comme possible ce qui est possible. Dans les parties où le pied glisse entre l'histoire et la légende, c'est l'effet général seul qu'il faut poursuivre. » ; l'historien doit accepter la nécessité d'utiliser des détails qui « ne sont pas vrais à la lettre, mais (qui) sont vrais d'une vérité supérieure (_) en ce sens qu'ils sont la vérité rendue expressive et parlante, élevée à la hauteur d'une idée. » Il s'agit de réaliser un « récit logique, vraisemblable où rien ne détone (et qui participe des) lois intimes de la vie »4. Flaubert montre, il n'explique pas. Dans sa réécriture de l'Histoire, les débats ne sont pas plus expliqués dans Hérodias que dans l'Éducation sentimentale. Le sens du conte et donc de l'Histoire réside essentiellement dans l'obscur faisceau d'oppositions et de rivalités (politique, races et religions mêlées) qui parcourent l'intrigue. Surtout, cette archéologie probable n'exclut pas les aménagements chronologiques. De là chez Flaubert, forcément, une nouvelle conception du temps, que la structure narrative (à la fois convergente et divergente selon chaque conte) ne servira qu'à renforcer. C'est ce qui explique entre autres les télescopages et les anachronismes d'Hérodias, surtout l'impossible présence de Vitellius à Machaerous au moment de la

1 Debray-Genette R. art. cit., p. 100-101. 2 Mölk U., « A propos de motifs accouplés dans Un cœur simple », Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 1981, p. 215-223, passim. 3 Voir Charles-Olivier Carbonnel, Histoire et historiens, une mutution idéologique des historiens français 1865-1885. Toulouse, Privat 1976. 4 Les Apôtres, p. VII, XCIII, CI.

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT mort de Saint Jean, et qui n'ont rien à voir avec une quelconque ignorance de la part de Flaubert1. Ceci n'est guère comparable avec les anachronismes de L'Éducation sentimentale, (grossesse interminable de Rosanette, disparition de 1844, 1846), qui sembleraient être de véritables erreurs de la part de Flaubert. Ici, il s'agit d'une procédure délibérée dont Flaubert trouve la justification chez Renan comme chez A. Maury : Flaubert ne fait que reproduire la mentalité des Évangiles dont « l'ordre chronologique (serait) extrêmement vague »2. La souplesse temporelle des Trois contes reprend évidemment le jeu d'ellipses et de boursoufflures qui caractérise tous les romans. Des processus identiques peuvent posséder un impact tout nouveau, cependant, puisqu'ils fusionnent pour la première fois avec des légendes, des mythes et une Histoire qui ont une existence propre. Cela est vrai même d'Un cœur simple, dont la signification est nécessairement déterminée, conditionnée par son rapport aux deux autres contes. On assiste ainsi dans les Trois contes à une réécriture générale de L'Histoire à la lumière d'autres discours que celui des sources documentaires. Une fois de plus, l'évolution intellectuelle et spirituelle de son temps y est pour quelque chose. On connaît l'importance accrue des préoccupations religieuses et surtout du culte de la Vierge ; c'est l'époque des débuts de Lourdes et (bientôt) de Lisieux3. Ce courant nouveau détermine déjà chez Flaubert la renaissance d'une mythologie moderne (ou la réécriture de l'ancienne), qui sous-tend ses recherches pour La Tentation et Bouvard et Pécuchet. Il renouvelle sa manière de concevoir les événements et les hommes. Il ne suffit donc pas en parlant de Saint-Julien d'évoquer Frédéric Moreau à Fontainebleau où « du fond des bois (_) il lui semblait venir un écho de halalis poussés dans des trompes d'ivoire ». Il faut surtout parler de la fabrication des légendes où pour exploiter le thème du cerf et des barbes, « les saints auront été transformés en chasseurs, comme saint Eustache et saint Hubert et où le cerf mystérieux sera devenu le Seigneur qui leur était apparu sous cette forme »4. Il faut également interroger la manière dont Flaubert pour écrire Saint-Julien, exploite La Vie de Saint Julien en Prose, évoquer ce langage des chansons de geste que Flaubert ne retient pas, et plus généralement le statut de l'archaïsme dans SaintJulien et Hérodias. Ici comme ailleurs, la présence scripturale des sources est essentielle. Elle débouche directement sur la manière dont Flaubert exploite les textes qu'il a à sa disposition, la notion explicite de réécritures multiples. Grâce à l'utilisation explicite des sources, l'intertextualité devient un thème bien spécifique selon qu'il s'agit des contes ou des romans. Dans ceux-ci, 1 Flaubert ayant utilisé le livre de Champigny, Rome et da Judée au temps de la chute de Néron, Paris Lecoffre, 1858, il avait noté (v. f°665r°) que Vitellius fut gouverneur de la Syrie entre 35 et 38 - Fflaubert savait donc qu'il était peu probable qu'il fût à Machareous 2 Croyances et légendes de l'Antiquité, p. 253. 3 v. Mölk U. « A propos de motifs accouplés dans Un cœur simple », p. 220. 4 A. Maury, Croyances et légendes du moyen-âge, p. 264. (vitraux, images d'Epinal, costumes régionaux).

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LE CONTE essentiellement la notion de réécriture existe seulement en filigrane. Dans Trois Contes, par contre, elle est massivement présente qu'il s'agisse de sources verbales ou non-verbales Machaerous au moment de la mort de Saint Jean-Baptiste. v. J. H. Cannon, « Flaubert's documentation for Herodias ». French Studies, July 1960, p. 328. Le problème est non d'identifier les sources de Flaubert, mais bien de cerner les principes selon lesquels il les réécrit. Il ne suffit donc pas de dire que les documents seraient « de simples auxiliaires, entièrement subordonnés au plan de l'ouvrage et à l'effet recherché »1. La documentation ne peut que jouer un rôle positif dans l'élaboration scripturale, qu'il s'agisse du simple choix de noms de chiens, ou de la notation de l'harmonie du chasseur et des bêtes dont il se sert. Quant il s'agit de recherches légendaires, bibliques préalables, celles-ci, même quand les décisions de Flaubert sont très actives, ne peuvent être que déterminantes tant pour la forme que pour le fond. Ceci concerne Un cœur simple, puisque ce conte n'est réellement lisible qu'à la lumière des deux autres. Le légendaire ne permet pas d'écrire n'importe quoi. Ces éléments font l'objet d'une manipulation intratextuelle de contrastes et de parallèles qui dépasse les limites des contes pris séparément. Ce « différencier », de la main de Flaubert, qui préside à l'élaboration de structures contrastives rattache les deux chasses de Julien aux deux fermes d'Un cœur simple, Geffosses (bourgeoise) et Toucques (rustique) comme à leurs tenanciers, dont l'un est grognon et pleurard et l'autre grand et petit, anguleux et obèse2. Voilà qui instaure à l'intérieur des Trois contes un réseau très dense d'échos de toutes sortes. Celui-ci à son tour établit des rapports très étroits avec un discours extra-flaubertien. C'est pourquoi on est amené à privilégier le thème de la sainteté dans sa résonance culturelle et intratextuelle bien plus que dans ses rapports avec d'autres textes de Flaubert - on souligne ainsi la parenté thématique du lépreux (le Christ), et du père Colmiche, mais non de l'Aveugle. Le point de départ théorique peut cependant être le même que pour les romans antérieurs - à savoir le rapport grinçant entre l'écriture et la documentation et les questions d'équilibre qu'il soulève : « Un livre peut être plein d'énormités et de bévues et n'en être pas moins fort beau _ L'étude de l'habit nous fait oublier l'âme. »3 ; « Si la couleur n'est pas une, si les détails détonnent, si les mœurs ne dérivent pas de la religion et les faits des passions, si les caractères ne sont pas suivis, si les costumes ne sont pas appropriés aux usages et les architectures au climat, s'il n'y pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. Sinon non. Tout se tient. »4

1 Debray-Genette, art. cit. p. 96. 2 Debray-Genette, art. cit. p. 99. 3 A. Feydeau, fin juillet-début août 1857 - Conard IV p. 212. 4 A. Sainte-Beuve, 23-24 décembre, 1862 - Conard V p. 66-67 ; cf. « je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par dessus tout la beauté, dont mes compagnons médiocrement sont en quête. » (à George Sand, décembre 1875, Conard VII, p. 281).

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT Ce thème de l'écriture dans une œuvre qui doit tant aux récits externes, donne une dimension thématique au texte même. Félicité ressent devant les livres de géographie « un respect mystique de l'écriture, comme s'il y avait eu une âme dans les caractères, quelque chose de divin et d'inaccessible. »1- ce même mysticisme affectera le bourreau d'Hérodias qui croyait « que le mots avaient un pouvoir effectif. » Ce n'est là qu'un aspect du thème de la communication et de l'incommunicable2 qui débouchera sur une grande variété de manifestations de la parole - notamment dans ce qu'elle a de prédicatif et de conflictuel : Saint Jean, les bonnes fées, le perroquet, le cerf, le catéchisme. D'une certaine façon, on le voit, Flaubert déconstruit son propre discours romanesque. Ce qui se lit dans les romans antérieurs se réalise sous une forme bien différente dans les Trois contes. La coupure n'est pas nette mais du haut de Madame Bovary l'évolution sous l'impact de la mythologie n'est guère prévisible. On s'en rend compte en demandant justement qui parle dans les prédictions dont il vient d'être question - et, mieux encore, qui parle d'un conte à l'autre. En effet, les Trois contes nous font assister à une dislocation, à une défocalisation massive que le seul jeu des contes entre eux permet de réaliser_ Une même substance transportée du roman possède de ce fait une portée diverse, élabore des corrélatifs objectifs divergents selon la subjectivité percevante. Quand on lit dans la troisième partie de Madame Bovary, chapitre III : « C'était l'heure où l'on entend au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du goudron » etc. - cette romantisation excessive d'un phénomène trivial ne traduit pas la perception objectivement innocente de la chaleur, et du silence caniculaires que la même notation traduit dans Un cœur simple : « Au loin les marteaux des calfats tamponnaient des carènes et une brise lourde apportait la senteur du goudron » (Biasi p. 53). La trivialité est ici soulignée (tamponnaient) mais n'enlève rien à l'essentielle sainteté de Félicité. Cette focalisation varie d'un conte à l'autre. Elle fournit une vision changeante de l'Histoire. Grâce en même temps à une notion flexible de diégèse, le lecteur est placé dans un rapport variable au passé. Il s'en rend compte par des faits tout matériels, ponctuels : la description de la maison de Mme Aubain ne correspond pas du tout, du point de vue de la focalisation à celle des châteaux de Julien et de Machaerous et du paysage environnant vus par Hérode. L'absolue neutralité de certaines observations psychologiques dont Raitt a parlé3 souligne l'importance fondamentale de la description, de la prolifération tourbillonnante des objets, d'une expérience purement phénoménale, mais en même temps instable. Surtout le narrateur, du fait des interférences des Trois contes entre eux, est à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de son sujet. Il est tour à tour ironique et sérieux, impassible et juge, explicite et ambigu, coupé du présent et, par le jeu des 1 v. ed. Biasi p. 48-49 f° in Debray-Genette art. cit. p. 104-105. 2 f° 417 : *Ses parents échangeaient parfois par-dessus lui un regard de tendresse. V. la version imprimée qui isole le père par rapport à la mère et vice versa. 3 Raitt art. cit., p. 116 : « Flaubert’s absolute refusal to identify Félicité's characteristics in the vocabulary of psychological typology or emotional analysis ».

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LE CONTE temps, tout à fait actuel. Il est tantôt absent tantôt à tel point présent que son discours historique en est miné. Les contes de Flaubert entreprennent la déconstruction du narrateur, la diminution de son statut réaliste, son rapport à la voix et l'espace de son texte1. L'espace même des contes, celui même où évoluent l'Histoire et la légende, est privé de toute stabilité. D'après Issacharoff, dans Hérodias, il existe une seule dialectique : celle du dedans (espace clos, enfermement, contrainte) et du dehors (ouverture, évasion). Le conte serait parcouru de mouvements d'extériorisation et d'enfermement (dont la voix prémonitoire et la prison de Saint Jean). Un cœur simple pour sa part se développe selon des processus de concentration et de rétrécissement (spatial, affectif) ; tandis que Saint-Julien dans son anonymat complet accuse des mouvements alternés de paralysie et d'élargissement2. Cette dislocation de l'espace, s'accompagne d'une désocialisation qui n'a pas son pendant dans les romans dont l'étoffe essentielle est constituée par un contexte social très travaillé. De là la disparition là où on s'y attendrait le moins, d'éléments qui auraient été certainement maintenus dans Madame Bovary ou Salammbô. C'est le cas de la description de la sœur de Félicité « Sa jupe en guenilles battait ses mollets rouges, des écailles gluantes argentaient sa camisole de tricot, un serre-tête pointu lui couvrait les cheveux. Elle ressemblait à Félicité. Mais était plus maigre, avec les dents pourries, l'œil bleuâtre et droit, et cet air soupçonneux qui appartient aux pauvres. » De même, le Paul d'Un cœur simple était « d'abord promis à un développement littéraire de jeune bourgeois gâté » : « lâche, conscient de sa lâcheté, la déplorant. Durant les séjours qu'il faisait chez elle, il prodiguait les serments, puis ayant obtenu son magot, décampait, les yeux secs3 ». La sœur de Félicité subit le même sort. Ces divergences et ces refus montrent à quel point la narration des Trois Contes pris globalement est instable. Il semblerait que cette caractéristique fût impossible à réaliser dans le discours romanesque, même flaubertien, du XIX° siècle. Il est clair que si, chez Flaubert, pendant les années 70, génétique et théories littéraires restent plus ou moins inchangées, la thématique, l'écriture, elles, évoluent. C'est que l'insertion massive d'une pensée mythique bouleverse toutes les autres catégories de l'écriture flaubertienne. Cette nouveauté est renforcée par le degré d'interpénétration auquel les Trois Contes doivent leur sens profond. Ils sont, on l'a vu, à la fois indépendants et interdépendants.

1 Une fois de plus, l'évolution culturelle y est sans doute pour quelque chose, comme le démontrent les préoccupations géographiques du narrateur, ainsi que la nouvelle notion d'espace qu'elles expriment. La géographie était soit dit en passant une science nouvelle, au XIX° siècle qui se développe surtout à partir de 1870. Il s'agit d'une science illisible pour les non-initiés. De là, l'attitude de Félicité. 2 M. Issacharoff, « Hérodias et la symbolique combinatoire » in Langages de Flaubert. 3 f° in Debray-Genette, art. cit. p. 104.

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CONTE ET ROMAN CHEZ FLAUBERT Flaubert élabore donc un genre où l'explication ponctuelle ne s'impose pas1, qui possède plus d'amorces que de catalyses, à un degré que même le roman flaubertien ne connaît pas. Il réalise ainsi un type de structuration narrative qui doit son sens à la manière dont chacun des contes, pris individuellement, renvoie aux deux autres. Sans parler de l'éclairage (de contraste ou de parallèle) qu'ils doivent nécessairement aux romans. La stabilité de l'écriture par rapport aux thèmes n'est donc qu'apparente. On peut se demander si cela n'est pas dû, comme l'affirme Bart, au fait que conte et légende ne sont pas du tout la même chose, étant donné les contraintes qui s'imposent à la narration de toute légende - et en même temps au fait quelque peu contradictoire que la légende, de par sa nature même, est susceptible de toutes sortes de narrations divergentes2. Flaubert contourne et exploite ce problème en réalisant des processus narratifs sensiblement différents pour chaque conte - et par rapport à la notion de mythe et de légende. Cette différence à son tour se répercute sur ce qui s'observe dans les romans (et dans le roman). Il nous donne dans les Trois Contes, une nouvelle conception de ce que sont ordre, durée, fréquence, mode, voix. Ces différences auraient pu faire l'objet de mon exposé. WETHERILL Michael Université de Manchester

1 Marotin, « Les Trois Contes, un carrefour _ » p. 115. 2 Voir Bart, B. F. The legendary sources _ (p. XI, 95) : « The Légende is really the recounting of a legend and the difference between a novella and a conte and a legend is an essential one. A legend is not free to develop in its own way, according to the requirements of its’inner form »_It is axiomatic that a legend has more than one form,with variants which which do not obscure the essential resemblances among all the versions.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE

S'il fallait choisir pour l'un des trois « camps » que propose Pierre Barbéris1, assurément nous opterions pour le troisième : « La critique que j'appellerai sérieuse, la critique qui pense, la critique idéologique qui s'attache à la lecture du sens à partir d'une interrogation constante sur le texte et l'HISTOIRE ». Tout en précisant, n'en déplaise aux simplifications classificatoires polémiques de l'auteur de Le Prince et le Marchand qu'un tel objectif relève à part entière d'une sémiotique textuelle, c'est-àdire du « camp n° 2 » (« La critique de type formaliste, structuraliste, sémio- logiste, etc_ »), à condition de ne pas réduire cette dernière, comme le fait Barbéris, à R. Barthes et à Tel Quel mais d'y inclure outre Greimas, Genette, Peytard _ l'apport des formalistes russes et pragois (en particulier Bakhtine) ainsi que la linguistique textuelle. Tout en ajoutant qu'un tel objectif passe aussi par l'assimilation du travail des tenants du premier camp « la critique de type universitaire, érudite, imbattable sur les entours du texte, sur ses états successifs, sur ses "sources"_ mais absolument aveugle et sourde au texte lui-même_ », dès lors que l'on problématise les informations qu'elle a accumulées. Ce positionnement théorique qui est le nôtre se veut ni éclectisme ni oecuménisme mais part du postulat qu'un texte est à la fois un « objet verbal », une « configuration discursive » et le produit d'un acte d'énonciation, c'est-à-dire d'une intentionalité inscrite dans un contexte historico-social de production. Comme l'écrit Dominique Maingueneau : « On a ainsi affaire à des objets qui apparaissent à la fois intégralement linguistiques et intégralement historiques. Les unités du discours constituent en effet des systèmes signifiants, des énoncés, et à ces titres relèvent d'une sémiotique textuelle ; mais ils relèvent aussi de l'histoire qui rend raison des structures de sens qu'ils déploient. Ce que nous voudrions, c'est ne sacrifier aucun de ces deux aspects »2.

C'est pourquoi, dans l'étude qui suit, nous ne chercherons pas à décrire le conte philosophique de façon générique mais tenterons d'analyser les modes d'organisation de cette unité textuelle, appelée Candide, et les significations qu'elle propose en fonction du contexte historique de sa production.

1 Pierre BARBERIS, Le Prince et le Marchand, Fayard, 1980. 2 Dominique MAINGUENEAU,Genèse du discours, Mardaga, 1984, p. 6.

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LE CONTE 1 - Première hypothèse. Candide en tant qu'organisation narrative est un conte. « Voltaire n'attache d'importance qu'au contenu philosophique de ses ouvrages ; quant à l'enveloppe féérique, c'est une simple concession à un genre qu'il s'obstine à mépriser, lui préférant la "tenue" de la tragédie classique : aussi emprunte-t-il quelques procédés romanesques, quelques motifs caractéristiques des contes et s'en moque-t-il dans le même temps_ »1.

En fait, ces emprunts sont plus profonds que semble le dire le critique et se manifestent à trois niveaux : a) Des marques textuelles de surface Ex. le titre « Candide ou l'optimisme ». Tout titre est une affiche : parmi d'autres fonctions, il a pour tâche d'assurer un premier classement de l'oeuvre dans un genre particulier, et, de ce fait, de la faire fonctionner ou disfonctionner par rapport à un code narratif précis. De plus, le titre tend à évoquer le contenu de l'oeuvre : il annonce généralement le programme fictionnel du texte qu'il précède. En tant qu'indicateur de genre, le titre de Candide est conforme à la tradition du conte. Nommant le héros (Candide), présentant une isotopie dominante (ou l'optimisme), il entre dans la série où Cendrillon ou la pantoufle de verre voisine avec Le maître chat ou le chat botté. Ex. L'incipit « Il y avait en Westphalie dans le château_ ». On reconnaît à la tête du récit la formule qui sert d'indice au conte merveilleux2. Marquée par une locution temporelle figée (rôle de l'imparfait) et par une tournure impersonnelle, la formule introduit à un certain type de vraisemblable, tant au niveau de la figuration thématique qu'à celui de la logique des actions (thématique du château, du père, de la belle princesse, du héros amoureux non révélé_). b) Des configurations thématiques spécifiques. Ex. : les personnages. C'est là un procédé caractéristique du conte merveilleux (cf. Blancheneige, Cendrillon_) les personnages de Candide sont avant tout des noms-enseignes. Le portrait de Candide, par exemple, est fait de sèmes épars (« jeunesse », « gentillesse », « naïveté », « pureté », « droiture », « simplicité ») qui sont pris en charge, métalinguis- tiquement, par le nom propre qui les rassemble. Entre le nom propre dont la fonction est de référer à la personne qui le porte et le personnage s'installe un rapport de transparence : le référent ressemble au signe qui le désigne. Faiblement indicié par rapport aux normes du roman réaliste3 (pas de trait physique 1 Françoise BARGUILLET, Le roman du XVIII° siècle, P.U.F., 1981, p. 69. 2 « Le conte merveilleux est par excellence le domaine du monde raconté. Plus que tout autre récit, il nous arrache à la vie quotidienne et nous en éloigne. Tout y est différent. Aussi la frontière y est-elle marquée plus nettement qu'ailleurs entre le monde raconté et le monde où nous vivons. Traditionnellement, une formule codifiée nous introduit dans le conte et nous en fait sortir ». Harold Weinrich, Le Temps, Seuil, 1973, p. 46. 3 « En tout cas, il n'y a pas une seule phrase descriptive dans tous les contes de Perrault. A quoi bon représenter, rendre présents les êtres du merveilleux ? Ils ne sont que des rôles et des instruments dans un scénario où la situation tient la vedette ; les recherches de Propp sur le conte folklorique, abondent dans

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE de Candide, aucun détail complémentaire (vestimentaire par exemple), le personnage du conte a pour fonction essentielle (au niveau thématique) de réaliser le programme onomastique ou définitionnel initial. Ex. : les objets magiques. Très fréquents dans les contes merveilleux, les objets magiques ont pour fonction essentielle d'aider le héros dans son programme de quête. A la suite de Greimas1, on peut distinguer deux classes d'objets magiques selon les prestations qu'ils fournissent. Les uns sont fournisseurs de services, ils « dispensent le héros de la possession de qualités dont il aurait besoin pour accomplir ses hauts faits ». Tel est le rôle de l'épée à Lisbonne, du canot pour aller en El Dorado ou de la machine volante pour en revenir. Les autres sont fournisseurs de biens consommables ou thésaurisables. Certains objets cumulent les deux fonctions. C'est le cas de l'or dans Candide. Cet adjuvant permet à Candide, à la fois d'affronter ses adversaires, de les tenir en respect, de marchander avec eux et de liquider ses manques (rachat de Cunégonde et des autres personnages et obtention de la métairie finale). Ex. : les événements. « Bien qu'on ne rencontre dans Candide, ni fées, ni génies, ni événements proprement surnaturels, on y trouve, du point de vue du fonctionnement dans le conte, à peu près tout l'arsenal des contes les plus fabuleux »2.

Au niveau événementiel, les exemples abondent : au chapitre 2, l'arrivée du roi des Bulgares sauve Candide in-extrémis d'une mort certaine ; dans ce même chapitre, il guérit miraculeusement grâce aux soins d'un chirurgien ; au chapitre 3, Candide est réanimé par « un peu de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'étable ». Se multiplient aussi les retrouvailles miraculeuses et les rencontres hasardeuses (le gueux Pangloss au chapitre 3, la vieille au chapitre 4, etc.). c) Une organisation narrative particulière. On doit au Greimas de Du sens une définition générale du récit et une description de l'organisation générale de certains types de récits que je rappelle ici : « 1) Le récit, unité discursive, doit être considéré comme un algorithme, c'està-dire comme une succession d'énoncés dont les fonctions-prédicats simulent linguistiquement un ensemble de comportements orientés vers un but. En tant que succession, le récit possède une dimension temporelle : les comportements qui y sont étalés entretiennent entre eux des relations d'antériorité et de postériorité_ 2) Une sous-classe de récits dramatisés (mythes, contes, pièces de théâtre, etc.) est définie par une propriété structurelle commune, la dimension temporelle, sur laquelle ils se trouvent situés est dichotomisée en un avant vs un après.

ce sens, mais on trouverait confirmation jusque dans les oeuvres aussi inattendues que Candide ou les poèmes en prose de Baudelaire » J.BELLEMIN NOEL, « Des formes fantastiques aux thèmes fantastiques », Littérature n ° 2, 1971, p. 111. 1 A. J. GREIMAS, « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeurs », Langages, in 31, 1973, p. 14. 2 France VERNIER, « Les disfonctionnements des normes du conte dans Candide », Littérature, n° 1, 1971, p. 21.

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LE CONTE A cet avant vs après discursif correspond un "renversement de la situation" qui, sur le plan de la structure implicite, n'est rien qu'une inversion de signes du contenu. Une corrélation existe aussi entre les deux plans : avant contenu inversé ~ après contenu posé 3) Restreignons, une fois de plus, l'inventaire de récits ; un grand nombre d'entre eux (le conte populaire russe, mais aussi notre mythe de référence) possèdent une autre propriété ; ils comportent une séquence initiale et une séquence finale, situées sur des plans de "réalité" mythique différents que le corps du récit lui-même. A cette particularité de la narration correspond une nouvelle articulation du contenu : aux deux contenus topiques - dont l'un est posé et l'autre inversé - se trouvent adjoints deux autres contenus corrélés qui sont, en principe, dans le même rapport de transformation entre eux que les contenus topiques_ »1.

Greimas, encore, relève aussi, un certain nombre de constantes du conte merveilleux, en particulier le fait que dans la situation initiale : « 1) S'y affirme l'existence d'un ordre social, manifesté par la distinction entre les classes d'âge et fondé sur la reconnaissance de l'autorité des anciens. 2) Elle est caractérisée par la rupture de cet ordre, due à la désobéissance des représentants de la jeune génération (mais non du héros lui-même) et par l'apparition consécutive d'un malheur, d'une aliénation de la société. 3) Le rôle du héros - un individu qui se détache aussi de la société - consiste à se charger d'une mission, avec le but de supprimer l'aliénation et de rétablir l'ordre social perturbé_ ».

Appliquées à Candide, ces hypothèses permettent de mieux comprendre l'organi- sation interne de l'histoire et confirment l'appartenance générique de Candide au conte. Ce qui, au plan narratif, correspond aux contenus corrélés, prend, au niveau figuratif, la configuration du château, à l'initial, et de la métairie, au final. Le contenu corrélé initial débute par le syntagme « Il y avait en Westphalie, dans le château de M. le Baron_ » (p. 142 : I)2. La répétition quasi littérale de ce syntagme au dernier chapitre ouvre le corrélé final. « Il y avait dans le voisinage, un derviche très fameux qui passait pour le meilleur philosophe de la Turquie_ » (p. 242 : XXX). « Un jour Cunégonde, en se promenant_ » (p. 145 : I) marque la fermeture du corrélé initial, alors que le corrélé final s'achève avec le conte. Le contenu topique couvre tout l'espace compris entre les contenus corrélés. Il s'articule autour du chapitre XVIII et plus précisément autour du syntagme suivant : « Si nous restons, ici, nous n'y serons que comme les autres_ nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre et nous pourrons aisément reprendre Melle Cunégonde_ » (p. 195 : XVIII). Comme nous le verrons, ce syntagme est déterminant, car il marque, pour Candide, la fin de l'aliénation et la tentative de réintégration. Avant XVIII domine l'errance et la fuite, après XVIII l'attente et la quête. C'est pourquoi on postulera que 1 A. J. GREIMAS, Du Sens, Seuil, 1970, p. 187. 2 Les chapitres sont notés en chiffres romains et les pages en chiffres arabes. L'ouvrage de référence est le livre de poche n° 657-658.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE de I a XVII-XVIII le contenu topique est inversé et que de XVIII à XXX, le contenu topique est posé. 1. LE CONTENU CORRELE INITIAL L'univers proposé au lecteur possède des traits structurels caractéristiques du conte merveilleux : - le « chronotope » (Bakhtine) c'est-à-dire l'espace-temps est faiblement indicié (« Westphalie » temporellement indéterminée). - c'est un univers axiologique contenant des valeurs prescrites que partagent les individus de la communauté. Ex. : fermeture de la famille du baron et par extension de la noblesse (cf. « Les soixante et onze quartiers ») (p. 143, I) ; cf. le rôle d'idéologue de Pangloss qui justifie l'ordre social (« _ le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux et madame la meilleure des baronnes possibles » (p. 144, I).

- c'est un monde stabilisé comme « euphorique » (Greimas) qui a toutes les apparences d'un paradis (il sera d'ailleurs dénommé ainsi au début du chapitre). Le château de M. le Baron est « le plus beau des châteaux » et Mme la baronne est « la meilleure des baronnes ». Monde clos, hiérarchisé, ordonné, sans histoires et hors de l'histoire, ce microcosme projette ses qualités sur l'univers entier. Pangloss, par exemple, en est le plus grand philosophe et « par conséquent de toute la terre ». Mais à la différence des contes merveilleux traditionnels, le narrateur énonciateur ne fait pas « partie, sociologiquement, de la société du destinataire dont il représente le point de vue » (Greimas). Au contraire, il intervient à plusieurs reprises pour indiquer que ce monde est placé sous le signe de l'illusion, du paraître : Ex. : l'argument qui justifie la puissance du baron est contraire à la thèse affirmée (« _car son château avait une porte et des fenêtres_ ») Ex. : le discours de Pangloss. Il fonctionne par enthymènes fantaisistes où la majeure n'est jamais explicitée mais remplacée par un « il est démontré que ». L'accumulation de morphèmes tels que « car, par conséquent, nécessairement » masque sous l'apparence de la rigueur, l'illogisme des raisonnements téléologiques. Une seule phrase échappe au syllogisme : « _ le plus grand des barons doit être le mieux logé ». Assertative, elle illustre le rôle d'idéologue de Pangloss. Ex. : l'usage de l'italique de mention (« dans le petit bois qu'on appelait parc_ » (p. 145, I) qui signale une disjonction de point de vue entre celui de la commuanuté noble et celui du narrateur. Cette rupture par rapport à l'énonciation des contes merveilleux rend compte de l'enjeu philosophique du conte de Volaire. Elle est à analyser au niveau de la dimension cognitive du récit, sachant que celle-ci est elle-même saisissable à deux niveaux :

1) externe : un faire persuasif (celui de Voltaire) qui utilise une fiction pour argumenter son lecteur. 2) interne : cette fiction comprend un acteur, représentant figuratif du système philosophique de Leibniz (« il prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effets sans causes, et que, dans ce meilleur des mondes possibles _ » (p. 144, I)

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LE CONTE accomplissant un « faire persuasif » dirigé vers la communauté et plus particulièrement vers son élève Candide. Cette fiction comprend aussi la contestation de ce système de pensée au moyen d'un montage comprenant : a) un disciple doté du rôle thématique du naïf « Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment » ; ce qui affaiblit la portée du système. b) des événements qui ne cessent de démentir les propos du maître1. Cette double caractéristique du récit de Voltaire (conte + philosophie) préforme l'ensemble du texte, à savoir : 1) l'acceptation par Candide, dans l'état initial, de deux objets valeurs2 : Cunégonde et la noblesse la philosophie l'optimisme. Il concluait qu'après le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second degré de bonheur était d'être Melle Cunégonde ; le troisième, de la voir tous les jours ; et le quatrième, d'entendre Maître Pangloss_(p. 145, I).

2) la transformation (sous la pression des événements) du mode de valorisation de ces objets : les valeurs nobiliaires et les individus qui les représentent vont se dégrader, la philosophie optimisme va prouver son inadéquation explicative. Suivre le développement de cette transformation, c'est analyser le fonctionnement même du récit. Nous le ferons à partir du parcours narratif du sujet Candide en rapport à ces deux objets valeurs. 2. LE CONTENU TOPIQUE INVERSE « Un jour Cunégonde_ vit_ et s'en retourna_ songeant qu'elle pourrait bien être la raison suffisante du jeune Candide_ Cunégonde laissa tomber son mouchoir_ » (p. 145, I). Cunégonde, seul personnage actif dans cette scène, est à l'origine de la transgression de l'interdit. Elle apparaît comme l'Eve du Paradis Terrestre qui, après avoir été initiée par le Serpent Pangloss (l'homme à la langue universelle), tente le candide Adam avant que n'intervienne Dieu le Père : cette transgression doit se comprendre comme la rupture d'un « contrat injonctif » (Greimas), c'est-à-dire dans lequel le destinateur communique son vouloir au destinataire qui l'accepte tacitement sous la forme d'un devoir. Soulignons que derrière la figuration du père (destinateur individuel), le baron représente un destinateur collectif (la noblesse) auquel Candide se heurtera tout au long du récit. Cette rupture de contrat entraîne une aliénation, à savoir une série de privations et de malheurs, non seulement pour le héros, mais aussi pour toute la société. Cette aliénation se traduit, pour Candide par un départ forcé (« Candide chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans savoir où » (p. 146, I) et par la perte de l'objet de 1 Voltaire « n'a pas été un innovateur mais il a exploité une large variété de formes existantes et a montré beaucoup d'adresse pour construire des intrigues faites de telle façon que les événements et les actions de l'histoire interviennent effectivement comme des arguments ». Vivienne MYLNE, « Literary techniques and methods in Voltaire's contes-philosophiques », Studies on Voltaire n° 57, 1967, p. 1065. 2 Après Greimas nous disons qu'un objet s'appréhende selon trois niveaux : 1) syntaxique : l'acteur se met en position d'objet au niveau actantiel. 2) sémantique : sa valeur, c'est-à-dire son contenu sémantique, ce qu'il signifie de façon privilégiée pour l'actant sujet. 3) mode de manifestation : la figuration de cette valeur dans un acteur qu'il soit animé ou inanimé.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE son amour (« levant les yeux au ciel, les tournant vers le plus beau des châteaux, qui renfermait la plus belle des baronnettes » (p. 146, I). Au cours de cette séquence (passivité oblige), Candide passe successivement de la position d'objet (de désir amoureux) pour le sujet Cunégonde à celui d'antisujet1 (perturbateur de l'ordre social établi) pour le sujet baron. A vrai dire, le rôle d'anti-sujet lui est attribué, malgré lui et ne correspond à aucune autodésignation (fixation d'une tâche à accomplir). Candide n'est à proprement parler, à ce niveau du récit, qu'un non-sujet. Cette position de non-sujet se maintiendra, inchangée, jusqu'au chapitre IX. Placé sur le devant de la scène, concerné par l'ensemble des faire, alors même que les acteurs sujets du chapitre I ont disparu (provisoirement), Candide, participant à tous les programmes narratifs, n'intègre cependant aucune de ses actions à une quête. Cunégonde est regrettée vivante (chap. II) et dans le chapitre IV elle est pleurée morte (« Elle est morte, reprit l'autre. Candide s'évanouit à ce mot_ » (p. 151 : IV)). Il est clair que Candide est privé des modalités constitutives d'un sujet2. A partir de cet instant aucun vouloir ne peut se formuler. S'ajoute à cela une flagrante carence du pouvoir. Si les actions de Candide manifestent des faire, ils sont constamment négatifs (« Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village_ » (p. 149 : III) ; « il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages_ » (p. 149 ; III) ; « A peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant la mort de leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler_ » (p. 155 : V). De même, son savoir panglossien n'a d'autre efficacité que de le placer dans des situations inconfortables. Ex. : « C'est parce qu'il croit en la liberté naturelle enseignée par Pangloss que la "promenade" qu'il décide est en fait une désertion susceptible de sanction » (p. 147 : II). La dénomination « docteur borgne » (p. 154 : IV) est significative. En effet, l'aspect physique de Panglos, mutilé d'un oeil et d'une oreille, donc d'une moitié de ses capacités est métaphorique du statut de la philosophie optimiste (sourde et aveugle par rapport au réel). Au niveau figuratif, enfin, l'expression de la position de non-sujet de Candide prend la forme d'une accumulation de passifs (« Il a fallu que je fusse chassé d'auprès Melle Cunégonde, que j'aie passé par les baguettes_ » (p. 150 : III). Les péripéties portugaises réitèrent le jeu des positions mais avec quelques modifications cependant. Pour avoir simplement « écouté » Pangloss, Candide est passivement complice de son maître et à nouveau châtié. (« On vint lier après le dîner Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air d'approbation » (p. 157 : VI)). Dans un monde où l'Inquisition 1 On admet avec Greimas qu'il est possible de faire éclater un actant en quatre « positions actantielles », ce que l'on peut représenter comme suit : Actant Antactant Négantactant Négactant si bien que la position de sujet est ainsi décomposable en Sujet Antisujet non antisujet Non sujet. 2 Comme le rappelle Anne Hénault : « cet /être du faire/ (est) lui-même articulable selon quatre composantes constantes : devoir, pouvoir, vouloir et savoir. Si le devoir-faire n'est pas systématiquement manifesté, pouvoir faire, vouloir faire et savoir faire sont à peu près toujours présents. » Narratologie. Sémiotique générale, 2, P.U.F., 1983, p. 57.

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LE CONTE détient le pouvoir coercitif et, par conséquent, représente le droit et le bien (« les sages du pays »), Pangloss et Candide, contestataires involontaires de l'ordre, apparaissent comme des anti-sujets au travers du rôle thématique de l'hérétique. Si Pangloss, qui parle et raisonne, développe bien un programme discursif d'opposition, Candide n'est ici anti-sujet que sur le mode du paraître et demeure en fait un nonsujet. Retrouvé et protégé par Cunégonde, il est à nouveau placé comme objet d'une scène amoureuse comparable à celle de la séquence inaugurale. En témoigne le fait que les deux héros réunis tentent de rétablir le bonheur perdu en répétant la scène du baiser du chapitre I. A nouveau s'établit une liaison étroite entre le sexe et la nourriture1. La contiguïté table / souper / canapé, rappelle la contiguïté dîner / table / paravent du chapitre I. Cette liaison est inscrite au niveau de l'expression par le jeu phonique des « signifiants primaires » (Lotman) du conte : « aprEs, soupEr, canapE, parlE, ETAIENT_ »2. Toutefois la répétition s'accom- pagne d'un infléchissement du rapport nourriture sexe dans le sexuel : le « paravent » se transforme en « canapé » et le « dîner » en « souper » ; quant à l'ellipse licencieuse (« ils y étaient encore » (p. 163 : IX)) elle laisse entendre que cette fois la consomma- -tion a été effective. La conclusion de la scène est toutefois radicalement différente. D'abord, les acteurs Juif et Inquisiteur occupent la place du baron père, élargissant le paradigme des opposants de Candide dans une configuration thématique qui associe noblesse et religion3. Associés par un accord marchand, ils aperçoivent en Candide un opposant tentant de les déposséder de l'objet qui leur appartient. Ensuite, si le statut d'opposant ne correspondait, dans la première séquence qu'à un paraître de circonstance, dans celle-ci, il coïncide avec un être véritable de Candide. Loin d'accepter sans protestation le châtiment que lui réservent ses ennemis, Candide fait face et liquide physiquement ses adversaires. C'est qu'entre temps, il a acquis la modalité du vouloir (vouloir aimer Cunégonde) (cf. « il est mon rival_ quand on est amoureux_ » (p. 164 : IX)) et s'est donc constitué en sujet et donc en anti-sujet pour ceux qui sont actuellement conjoints4 avec l'objet Cunégonde. 1 Liaison établie dès la description initiale de Cunégonde (voir plus loin note 50 et réassertée plus tard par le narrateur : « _ quand il parlait de Cunégonde, surtout à la fin des repas_ » (p. 202 : XX). 2 Ils réapparaîtront avec la future fausse Cunégonde : « Ayant soupé, la marquise mena Candide dans son cabinet et le fit asseoir sur un canapé » (p. 213 : XXVII). 3 « L'obstacle religieux_ va se dresser entre Candide et Cunégonde à Lisbonne sous une double apparence : celle d'un juif, zélateur ardent de l’Ancien Testament, jaloux et coléreux comme le dieu qu'il sert, et celle du personnage qui incarne le mieux la religion oppressive, le grand Inquisiteur. Ces deux figures se complètent : elles représentent, le texte le dit, l'ancienne loi et la nouvelle, soit la religion tout entière ». René POMMEAU, « Candide entre Marx et Freud », Studies on Voltaire, n° 89, 1972, p. 1319. 4 La théorie greimassienne considère comme primordiale le rapport sujet ---> objet dans la mesure où la transformation narrative est une modification des rapports attribués par ces deux pôles par le récit. « Le récit minimal est un acte qui fait passer un sujet d'un état donné à un autre état ». Analysant les mécanismes de la transformation narrative, Greimas postule l'existence de deux types d'énoncés : les énoncés de faire et les énoncés d'état. L'énoncé d'état se décrit comme la relation d'appartenance entre un sujet d'état et un objet de valeur. La relation d'appartenance peut être soit une conjonction (^) soit une disjonction. Dans bien des récits, et en particulier dans Candide, une règle d'implication réciproque veut que lorsque Candide (S1) est en possession de Cunégonde (O), il l'arrache à un tiers (S2) et inversement. Ce qui signifie qu'appréhendée paradigmatiquement, cette relation a la forme d'un énoncé complexe, à savoir que toute conjonction d'un sujet avec l'objet (dorénavant réalisation) implique la disjonction du

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE La conséquence de l'affrontement victorieux est que Candide reste conjoint avec Cunégonde. La lutte paye, puisque, à l'inverse, dans la première séquence, la passivité de Candide l'avait disjoint de Cunégonde. Cependant la conjonction est précaire, elle a lieu dans un contexte de fuite et de manques (« Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants ? disait en pleurant Cunégonde : de quoi vivronsnous ? » (p. 165 : X)) et reste menacée, la liquidation du Juif et de l'Inquisiteur n'étant pas suffisante pour faire disparaître l'hydre des opposants. Aussi cette épreuve réussie - échouée elle eût signifié la disparition de Candide – ne constitue pas cependant une épreuve principale1. Pour comprendre l'impuissance de Candide, il faut analyser le statut de son adjuvant « l'épée ». Indéniablement l'épisode de l'enrôlement a servi à Candide de « programme narratif d'usage » (Greimas) c'est-àdire l'acquisition d'une compétence nécessaire à la réussite de l'épreuve principale (jonction avec Cunégonde)2. Or si cet auxiliant (symbole de la noblesse) est négatif c'est qu'il est lié en un faux savoir3, possédé par Candide concernant les valeurs du dit objet avec un autre sujet (virtualisation). L'énoncé de faire a pour objet la transformation d'un énoncé d'état sous la forme d'une relation transitive : faire être (transformation). Ainsi l'intervention du baron est un énoncé de faire qui transforme l'énoncé d'état (Candide ^ Cunégonde) en un autre énoncé d'état (baron ^ Cunégonde V Candi- de). Chacun des sujets opérateurs constitue pour l'autre un adversaire, qu'on appelle opposant ou anti-sujet. Projetée syntagmatiquement, la jonction structurale rend compte de la drama- tisation de la narration sous la forme d'un parcours actantiel. Ainsi Candide disjoint de Cunégonde se conjoint à elle (scène du paravent), s'en trouve disjoint par l'intervention du baron, se conjoint à nouveau à Lisbonne, s'en trouve à nouveau disjoint par le gouverneur et finira par se conjoindre définitivement dans le dernier chapitre. Remarque 1 : l'existence de l'énoncé complexe (S2 ^ O V S2) crée un paradigme d'opposants (anti-sujets) à Candide : le baron père, le juif et l'Inquisiteur, le gouverneur, le baron fils par rapport à l'objet valeur Cunégonde, Vandenderdur, le juge hollandais, les médecins, l'abbé périgourdin, la marquise par rapport à l'objet or. Remarque 2 : la valeur de l'objet pour le sujet peut être objective (valable pour les actants du récit (personnages) et pour les actants transnarratifs (auteur/ lecteur) ou subjective (valable pour l'un des actants du récit). Ainsi il y aura un décalage entre la valeur objective de Cunégonde (dès le chapitre IX) et la valeur qu'elle gardera longtemps aux yeux de Candide. 1 « Le déroulement canonique de tout récit figuratif enchaîne, selon un ordre fixe, trois syntagmes de même structure, appelés "épreuves". Ces épreuves ne se distinguent les unes des autres que par la nature de l'objet obtenu qui leur assigne une place dans la chaîne syntagmati- que. Dans l'épreuve qualifiante, l'objet à obtenir par le sujet n'est autre que la compétence présupposée par sa performance future. Même si l'objet que le héros emporte à la suite de cet exploit préparatoire (épée de Siegfried, lampe d'Aladin, anneau de Gigès, etc_) est figuratif, il n'est que l'incarnation d'un ensemble de modalités, inscrites dans la logique de la construction du récit comme les composantes nécessaires de la compétence. L'épreuve glorifiante a pour objet la reconnaissance collective de l'acte accompli_ En réalité, ces "épreuves" ne connaissent que deux variantes ; elles peuvent être : - soit une lutte entre un sujet et un anti-sujet se disputant un même objet ; - soit un échange, avec deux objets circulant entre deux sujets ». Anne Henault, ibid. 2 « Ce jeune garçon, bon Allemand élevé dans l'amour de la métaphysique et de Melle Cunégonde, devient un mercenaire. Il a appris dans l'armée bulgare les derniers perfectionnements de l'art militaire c'est-à-dire l'exercice à la prussienne, lequel assurait à l'infanterie de Frédéric II, grâce à une mécanisation rigoureuse des gestes et à un entraînement intensif, une cadence de tir et par conséquent une puissance de feu très supérieure à celle des autres armées. Candide va vendre ses talents guerriers à Cadix à une puissance latine un peu arriérée en matière de technique militaire ». René Pomeau, ibid., p. 1308. 3 « On dit qu'un énoncé d'état est modalisé selon l'être et selon le paraître. Attention : "être" et "paraître" ne sont pas des valeurs en soi, définies une fois pour toutes à partir du jugement que nous pouvons porter sur telle ou telle relation d'état : ce sont des modalités de l'énoncé d'état, inscrites dans la structure même du récit : "il s'agit toujours /d'être - x / ou de /non paraître - y/. /Etre/ et /paraître/ modalisent X et Y et permettent, non pas une évaluation morale des personnages_ mais une classification modale et

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LE CONTE féodal. Candide reste enfermé dans une quête chevaleresque (délivrer la noble dame à la pointe de son épée) dépassée car objectivement (mais cela échappe à l'interprétation du « naïf » Candide) Cunégonde est un objet qui a changé de valeur : elle est devenue un objet de consommation et d'échange, une marchandise monnayable. (« Un grand Bulgare _ se mit à me violer_ m'emmena prisonnière de guerre dans son quartier_ il me vendit à un Juif nommé don Issacar_ mon Juif, intimidé, conclut un marché_ » (p. 161 : VIII) ; « Qui a donc pu me voler mes pistoles_ où trouver des Inquisiteurs et des Juifs qui m'en donnent d'autres ? » (p. 165 : IX). Le chapitre XIII accomplit la nouvelle disjonction au moment où Candide, pour la première fois, affirme sa volonté d'épouser Cunégonde (« Melle Cunégonde, dit-il, doit me faire l'honneur de m'épouser_ » (p. 176 : XIII)). La formule dit à sa manière le faux savoir de Candide en réaffirmant la noblesse de Cunégonde (« Mademoiselle ») - titre qui disparaîtra par la suite - et en faisant référence à « l'honneur », valeur que le gouverneur, en proposant à sa belle un contrat d'entretien analogue à ceux précédemment conclus par le Juif et l'Inquisiteur, dénie. La conclusion du marché passé entre Cunégonde et le gouverneur achève de dégrader cette dernière : jusqu'ici, patiente victime d'un destin malheureux, protégeant dans l'adversité sa vertu (« Pour moi, j'ai résisté jusqu'à présent à toutes les deux_ » (p. 162 : VIII)), objet de marchandages imposés, elle choisit cette fois lucidement d'être entretenue. Comme le conseille la vieille : « _les malheurs donnent des droits. J'avoue que, si j'étais à votre place, je ne ferais aucun scrupule d'épouser M. le gouverneur et de faire la fortune de M. le capitaine Candide » (p. 177 : XIII)). Malgré les changements du statut de l'objet de ses voeux, Candide, qui ignore tout de ces transactions, conserve l'illusion d'une Cunégonde noble dame et demeure sujet virtuel d'une quête amoureuse. Héros toujours aliéné, contraint de s'enfuir (« la fuite de Cunégonde et de Candide_ On le suivit à Cadix_ on envoya sans perdre de temps un vaisseau à leur poursuite_ "Fuyez, dit-elle_"_ Il n'y avait pas un moment à perdre ; mais comment se séparer de Cunégonde, et où se réfugier ? » (p. 177 : XIII)), séparé de la belle, comme au chapitre II (« Candide versa des larmes : O ma chère Cunégonde faut-il vous abandonner_ » (p. 178 : XIII)), Candide sans pouvoir et sans vouloir actualisable s'en remet à Cacambo qui, au chapitre XIV, définit les conditions de possiblilités de réappropriation en fixant la fortune, la richesse comme but à at- teindre (« _ ils seront charmés d'avoir un capitaine qui fasse l'exercice à la bulgare ; vous ferez une fortune prodigieuse ; quand on a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre » (p. 178 : XIV)). Par le plus grand des hasards, tradition romanesque oblige, Candide retrouve le baron fils, jésuite et commandant d'armée. C'est alors que Candide, pour la première fois, revendique au nom de son mérite « _elle m'a assez d'obligations » (p. 182 : XV)). La négation de la valeur transcendante (l'être de naissance) s'assortit corollairement de l'affirmation de l'égalité des hommes et s'appuie sur la valeur systématique des positions à partir desquelles se dispose la vérité dans les textes." Groupe d'Entrevernes, Analyse sémiotique des textes, P.U.L., 1979, p. 44. Compte tenu du montage fictionnel précédemment décrit et de l'intertextualité avec les romans d'aventures traditionnels, ce problème de la véridiction est important dans Candide : faux pouvoir et faux savoir de Candide, faux être de Cunégonde et des valeurs nobiliaires, fausses morts des habitants du château_ »

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE immanente du faire (« _j'ai tiré votre soeur des bras d'un Juif et d'un Inquisiteur_ » (p. 182 : XV)) : le droit ne découle plus de l'intangibilité d'une essence, mais se fonde sur le succès d'une pratique. Le baron fils est digne successeur de son père, en dépit de l'histoire : on savait (chap. I) que le père de Candide s'était fait rejeter de la famille Thunder-ten-tronckh parce qu'il ne possédait que « soixante et onze quartiers », on sait maintenant que la noble famille en a « soixante et douze » (p. 182 : XV) ; Candide est depuis devenu « capitaine » (p. 166 : X) ; on connaît inversement la dégradation du sort des habitants du château. Pourtant le baron maintient les prérogatives de sa classe. Le conflit, inévitable, se règle à l'épée, utilisée par le baron comme un bâton (« _ et en même temps il lui donna un grand coup du plat de son épée sur le visage » (p. 182 : XV) en référence à l'usage extralinguistique pour un noble de punir par la bastonnade la roture. Le geste est accompagné de l'insulte « coquin » qui dans le conte connote sinon la noblesse (« _la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface_ » (p. 148 : III) du moins l'hydre des opposants. C'est ainsi que le baron fils rejoint, dans l'insulte, le juif (« Il faut que ce coquin partage aussi avec moi ? (p. 164 : IX)). Par rapport au contrat injonctif qui unissait Candide et le baron père, on parlera, ici, de contrat permissif négatif (Greimas) dans la mesure où c'est le destinataire Candide qui exprime son vouloir et du fait que le destinateur ne fait qu'exercer un vouloir second. En pourfendant le baron, Candide conteste radicalement sa qualité de destinateur de Cunégonde, mais ce faisant, il se prive d'un allié armé avec lequel il aurait pu reconquérir la belle aux mains du gouverneur. Une fois encore, l'épée apparaît comme un auxilliant négatif, promoteur d'améliorations ponctuelles (ici, ne pas être battu ni chassé) et de dégradations à plus long terme (_ je me vois condamné à ne revoir la belle Cunégonde de ma vie ? à quoi me servira de prolonger mes misérables jours_ » (p. 184 : XVI)). Le meurtre du baron constitue, cela dit, une séquence charnière de Candide. L'acteur baron est en effet une figure syncrétique réunissant le noble, le religieux, le militaire, synthétisant les divers sujets auxquels Candide eut à se frotter : le baron est en même temps « monseigneur le commandant » (p. 179 : XIII) et « le jésuite baron de Thunder-ten-tronckh » (p. 182 : XV). Si l'on se souvient que l'usage régissait l'avenir des familles nobles en confiant à l'aîné l'héritage des terres, au cadet la carrière des armes et au troisième l'habit ecclésiastique, on s'aperçoit qu'en dernière analyse c'est au meurtre rituel de la famille noble que Candide se livre. La liquidation du baron équivaut à l'élimination d'un obstacle objectif : la question du droit ne se pose plus et le seul empêchement à une conjonction définitive est l'absence de pouvoir. En attendant le changement économique que Candide connaîtra au chapitre XVIII, le héros est à nouveau obligé de fuir (« Galopons mon maître_ nous aurons passé les frontières avant que_ » (p. 183 : XV)) réitérant la conclusion de la première séquence et la fin de l'épisode de Lisbonne. L'aliénation est cependant moindre comparée à celle qu'a connue Candide au chapitre II. Il demeure séparé de Cunégonde mais n'est plus privé des biens matériels (nourriture) qui étaient associés à la jeune fille dans le château initial (onomastique du personnage et métonymie amour/dîner). On comparera : « Candide_ marcha longtemps sans savoir où_ pleurant_ la plus belle des baronnettes_ il se coucha sans souper au milieu des champs_ » (p. 146 : II) à « _ que je me sois condamné à ne revoir la belle 161


LE CONTE Cunégonde de ma vie ?_ En parlant ainsi, il ne laissa pas de manger. » (p. 184 : XVI). Entre temps Candide s'est doté d'un pourvoyeur de biens : Cacambo (« Le vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de chocolat.. » (p. 183 : XVI)) qui, un peu plus tard se chargera de récupérer Cunégonde. Le défaut de pouvoir s'accompagne d'un manque de savoir. C'est ainsi que le meurtre du baron n'a pour Candide aucun aspect positif puisqu'il se fait le reproche d'avoir tué (« son ancien maître, son ami, son beau-frère » (p. 183 : XV)) se masquant ainsi au travers du discours panglossien, la réalité des rapports de force. Et l'on assiste, à nouveau, à l'errance d'un sujet privé de toute modalité. L'Eldorado, atteint lui aussi par hasard, possède une figuration géographique qui relève de la tradition utopique : « _nous sommes entourés de rochers inabordables_ « (p. 192 : XVIII), « Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous être arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles » (p. 195 : XVIII)1. En ce lieu se décrit, par l'intermédiaire d'une visite guidée, un régime qui rassemble les aspirations déistes de Voltaire et son programme de monarchie éclairée, (voir l'enjeu philosophique du conte). En ce lieu, se renoue la quête de Cunégonde au travers de l'affirmation par le sujet Candide de deux vouloirs : acheter Melle Cunégonde et acheter un royaume. (« Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de Buenos Aires, si Melle Cunégonde peut être mise à prix. Marchons vers la Cayenne, embarquons-nous, et nous verrons ensuite quel royaume nous pourrons acheter » (p. 196 : XVIII). Vouloir possible car Candide est désormais, grâce à un nouvel adjuvant (l'or), en état d'envisager un véritable programme d'action. C'est que l'or, en tant qu'adjuvant fournit un pouvoir autrement plus efficient que celui de l'épée et autour duquel une réévaluation générale des valeurs s'opère. Il ne s'agit pas d'une opération d'intellection résultant d'un faire cognitif de Candide mais d'un bouleversement objectif de sa pratique qui met en place une critique concrète de l'articulaiton entre le droit et le pouvoir. Depuis la première séquence, Candide s'est constamment heurté aux principes du droit au nom desquels il a été à diverses reprises châtié2. Expression juridique d'un rapport que détermine l'état du développement des antagonismes entre des classes sociales, le droit est un des niveaux superstructurels où se codifie la domination d'une classe, d'une caste, d'un groupe sur un autre. Emanation d'un pouvoir, le droit se donne à lire, par un geste classique de renversement, comme éthique, transcendance, philosophie où le pouvoir s'origine. C'est cette idéologie du droit que l'action de Candide remet en cause. A la thèse féodale du baron selon laquelle la naissance donne le droit, Candide oppose la thèse du mérite. 1 « L'utopie est une île_ Cette insularité est doublement utile : - l'état idéal est ainsi situé sur un territoire éloigné, difficilement accessible, ce qui explique l'absence d'inter-influence réelle avec le nôtre ; et qu'on n'en ait jamais entendu parler avant le récit ; - un voyage par terre, qui implique une continuité, est impossible. Le reflet de cette étanchéité est d'ailleurs à l'intérieur : les utopiens ne se préoccupent guère du reste du monde ». Pierre François MOREAU, Le récit utopique, P.U.F., 1982, p. 19. 2 Voir les propos des porte-paroles de l'expérience : la vieille et Cacambo. « _C'est une loi du droit des gens à laquelle on n'a jamais dérogé » (p. 169 : XI). « En effet, le droit naturel nous enseigne à tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on en agit dans toute la terre. » (p. 186 : XVI).

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE Devant l'impossibilité de régler philosophiquement ce problème de philosophie du droit, le recours à la force est une nécessité car le droit ne se combat pas par le droit, mais par l'instauration d'un autre pouvoir. Le pouvoir de l'or, en la circonstance, apparaît dans Candide comme celui-là qui pourra défaire celui de l'épée1. La polyfonctionnalité et la polysémie de l'or explique que Candide, alors même qu'il possède un vouloir et un pouvoir, puisse rester enfermé dans un faux savoir. Malgré les leçons de l'Histoire (destruction du château, malheur de la vieille et de Cunégonde), comme le manifeste le désir de Candide d'acheter un « royaume », le héros ne remet pas en cause les valeurs du monde féodal. Le chapitre XVIII est à la charnière du texte. Sa position centrale dans la fiction (passage du topique inversé en topique posé) est marquée par sa place médiane dans la narration : la même quantité de texte le précède et le suit. On comprend alors que ces deux pans du récit soient narrativement très différents. Alors que l'action prédomine dans la première partie, articulée autour des péripéties romanesques (aimer, combattre_) marquée par l'état d'aliénation de Candide (fuir), les fonctions qui marquent la seconde sont essentiellement voir, parler, attendre2 et signalent un héros non plus soumis aux événements mais en voie de réintégration. La quête déceptive de Cunégonde qui occupait toute la première partie est déléguée à Cacambo, susceptible, grâce à l'or, d'effectuer sinon une épreuve principale réussie du moins un échange. Candide se sépare à Surinam (chap. XIX) de Cacambo à qui il confie la mission de racheter Cunégonde. Une longue parenthèse s'ouvre pendant laquelle Candide se heurtera, à cause de son or, aux méfaits réitérés d'un marchand hollandais (« Vanderdendur »), d'un religieux (« l'abbé périgourdin »), d'une dame noble (« la marquise de Parolignac »). Face à un Candide (non-sujet d'abord, anti1 Ce nouvel adjuvant mérite d'être analysé. Après Greimas, on peut distinguer deux sortes d'objets magiques 1) ceux qui fournissent des services (ex. le canot, la machine volante..) 2) ceux qui fournissent des biens (ex. l'argent pour le juif banquier). Dans Candide, l'or relève de ces deux classes : il est à la fois fournisseur de services (il permet à Candide d'affronter les opposants, de les tenir en respect) et fournisseur de biens (c'est grâce à l'or que Candide pourra liquider les manques initiaux (rachat de Cunégonde et achat d'un royaume). Après Greimas toujours, (voir Langages, n° 31, 1973) on peut remarquer qu'il existe deux lieux d'obtention d'un objet 1) un univers autarcique dans lequel toute acquisition par un sujet implique la privation pour un autre sujet (voir la série des conjontion/disjonction de Candide avec l'objet valeur Cunégonde. 2) la co-présence de deux univers, l'un immanent, l'autre transcendental si bien que le possesseur du bien (destinataire dans l'univers immanent) le reçoit d'un destinateur (monde transcendental), sans que cela apparaisse comme une privation. En fonction de quoi l'or peut avoir deux valeurs : 1) une valeur négative lorsqu'il est le fruit du hasard ou d'un don miraculeux (cf. les moutons, chargés d'or). Dans ce cas, il est appelé à se « transformer en ce [qu'il est] réellement, en crotin de cheval, par exemple », ou encore en vase, en cailloux, comme dans Candide, c'est-à-dire en sa substance d'origine, 2) une valeur positive, lorsque, dans le monde immanent, il est le résultat d'un travail. C'est pourquoi cet adjuvant « or et pierreries » (p. 193 :VIII) est à la fois, négativement relié au féodal (à rapprocher de Cunégonde « brillante de pierreries » (p. 159 : VII)) et positivement associé au travail et au savoir faire (v. chap. III l'anabaptiste et ses « manufactures » et chap. XXX, la société marchande de Candide). 2 « Le récit se ralentit : Candide, qui a de l'argent, qui attend Cunégonde, se met à regarder le monde et à écouter les hommes. Pour la première fois, le théâtre, la littérature, bref, l'activité intellectuelle, font leur entrée dans le conte, comme si Candide, libéré des impulsions élémentaires (nourrir et sauver son corps), s'ouvrait à la vie de l'esprit. L'âpre satire galopante d'avant l'Eldorado tourne à l'observation morale, voire au tableau de moeurs_ » Jean GOLDZINK, Roman et idéologie dans Candide, Cahiers du C.E.R.M., 1971.

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LE CONTE sujet ensuite) les sujets de jadis sont devenus des anti-sujets réduits aux rôles thématiques de « fripon » (« quoiqu'il eût toujours sur le coeur la friponnerie du patron hollandais. » (p. 202 : XX) ; « _ monsieur l'abbé_ son dessein était de profiter, autant qu'il le pourrait, des avantages que la connaisance de Candide pouvait lui procurer » (p. 214 : XXVII) ; « La belle ayant aperçu deux énormes diamants aux deux mains de son jeune étranger le loua_ » (p. 214 : XVII)). A ces pendants des premiers chapitres (religion et noblesse) s'ajoutent d'autres professions qui font l'objet de la satire de Voltaire : la justice et la médecine. Le juge (chap. XIX) abuse du droit pour spolier Candide, les médecins (chap. XXII) utilisent leur savoir pour les mêmes raisons. Pendant ce temps, Candide « dispute » beaucoup avec Martin (l'anti-Pangloss) et finit sous la pression du montage événementiel par osciller entre une adhésion à un nouveau savoir philosophique : « Candide n'en voulut pas davantage ; il avoua que Martin avait raison » (p. 222 : XXIV) et la conjonction avec son ancien savoir : « Ah dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait et il nous l'apprendrait » (p. 234 : XXVII). Parvenu à Venise, Candide retrouve Cacambo. Il rachète successivement son valet, ses anciens maîtres (Pangloss et le baron), sa maîtresse Cunégonde et la vieille. Le batard du château initial, le banni est le seul acteur à avoir connu un parcours narratif d'amélioration (au chapitre XXIV, il devient « Monsieur Candide ». A l'inverse, les habitants du château, victimes de l'histoire ont perdu toute initiative dans l'Histoire. Symbolique à ce titre, le souper « carnavalesque » (Bakhtine) que Candide offre aux rois déchus (chap. XXVI). Symbolique aussi le statut physique des personnages. La mutilation du corps, marque extrême de l'aliénation, a atteint tous les personnages du château, de même que la vieille, selon des formes et des issues différentes. (Voir p. 150 : III) : Pangloss « couvert de pustules », « le bout du nez rongé_ » ; (p. 160 : VIII) : « Ils égorgèrent mon père et mon frère, et coupèrent ma mère par morceaux » ; (p. 167 : XI) « Je n'ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate, ni la fesse coupée, dit la vieille » ; (p. 234 : XXVII) : « quelques traits de leurs visages défigurés lui parurent avoir un peu de ressemblance avec Pangloss et avec _ ce frère de mademoiselle Cunégonde » (p. 239 : XXXI) ; « Le tendre amant Candide, en voyant la belle Cunégonde, rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche_ »). Candide, au contraire, expulsé (chap. I), châtié (chap. II), fessé (chap. VI), malade (chap. XXII) n'est pas marqué par l'histoire et voit son intégralité physique se reconstituer à chaque fois. C'est donc lui qui sera chargé de porter la positivité des nouvelles valeurs. En attendant le corrélé final, l'obstination entêtée du baron donne au dernier conflit son aspect dérisoire et comique. Cunégonde n'est plus un objet de valeur pour Candide qui entend l'épouser plus par devoir que par désir. En faisant référence aux « chapitres d'Allemagne » (p. 240, XXIX), le baron se pose en anti-sujet, mais sans pouvoir, il est banni de la « métairie » dont Candide vient de se rendre acquéreur. En attendant, l'adjuvant or s'est épuisé. Il a été en partie perdu, en partie volé, en partie dépensé en dons (Paquette et Giroflée, les rois déchus), en rachats et en achats. Ornemental et luxueux dans la pratique féodale, il n'assure que des fortunes passagères et improductives. Certes, il a permis de racheter les habitants du château initial, mais ce sont des valeurs dégradées, certes il a permis d'acheter le « royaume » désiré par Candide mais ce n'est qu'une « métairie ». Très significativement, la fin de 164


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE l'or eldoradien lance une nouvelle quête dont l'objet est le « bonheur ». « Il était tout naturel d'imaginer_ mènerait la vie du monde la plus agréable_ mais_ il ne lui resta plus rien que sa petite métairie_ et quand on ne se disputait pas, l'ennui était si excessif_ » (p. 241 : XXX). En fait les manques initiaux ne sont pas liquidés. Il est vrai que Candide est désormais conjoint avec l'objet valeur Cunégonde. Mais celle-ci n'a de commun avec l'objet du désir initial que le nom. Elle a perdu son étiquette de caste (« Mademoiselle »), ou ses adjectifs valorisants (« _et la belle Cunégonde n'est point venue ! » (p. 219 : XXIV) et n'est plus qu'un prénom : « Candide, dans le fond de son coeur, n'avait aucune envie d'épouser Cunégonde » (p. 240 : XXX). Elle a perdu sa beauté et les valeurs qu'elle représente n'en sont plus. Aussi est-il nécessaire pour Candide de se conjoindre à un nouveau savoir. S'engage alors une ultime quête qui conduit Candide auprès d'un derviche et d'un vieillard. Le premier, symptomatiquement interrogé par Pangloss, décline philosophiquement un faux savoir : à la parole stérile et impuissante de Pangloss, il répond par le silence, la résignation et la soumission à l'ordonnancement transcendantal, rejoignant ainsi le premier dans l'inaction. Le second, antiraisonneur se contente de donner son exemple en expliquant sa pratique. L'abondance des biens produits atteste de sa réussite. Son bonheur est le fruit de son travail et de son autonomie. Loin des affaires publiques, les seules relations qu'il conserve avec le monde sont d'ordre commercial1, « _le travail éloigne de nous, trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin » (p. 244 : XXX). Si l'on se souvient que l'ennui est le terme aboutissant de l'enquête de Candide (voir Martin, voir Prococurante), que le vice a été constamment rencontré et que le besoin est l'état le plus communément partagé, on admettra que le travail est la seule valeur positive, génératrice du bonheur recherché et que sa découverte peut enfin achever le récit2. Grâce à ce savoir décliné par le vieillard, la communauté de la métairie s'agrège dans un système de valeurs qui transforme positivement ses membres : la très laide Cunégonde « devint une excellente patissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendit service_ » (p. 245 : XXX)). La mise en pratique de ce savoir provoque un pouvoir indéniable (« La petite terre rapporta beaucoup » (p. 244 : XXX) et Candide, le maître de lieux, de parlé qu'il était par Pangloss se fait le destinateur du nouveau savoir et fait taire définitivement l'ancienne philosophie : « Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre jardin »3. 1 « L'industrie remplece la prière. La philosophie de Candide rejoint celle du Siècle de Louis XIV et celle de l'Encyclopédie ». R. POMEAU, La religion de Voltaire, Nizet, 1969, p. 312. 2 « La plupart de ses récits sont, dans le développement général, l'histoire d'une approche progressive du héros vers une plus grande sagesse et vers une pensée juste : Babouc et Zadig, Candide, l'Ingénu et Jenni ont tous découvert à la fin de leurs aventures une vérité majeure ou des vérités qu'ils ne connaissaient pas au commencement ». V. MYLNE, op. cité, p. 1069. 3 Reste posé le problème de la signification de cette formule finale. Pour certains, en particulier William F. BOTTIGLIA (« Voltaire’s Candide ; Analysis of a classic », Studies on Voltaire, 1964), il s'agit d'un appel à l'action, de l'affirmation d'un idéal bourgeois du travail productif. Il est vrai qu'elle survient après que les valeurs aristocratiques aient été déconstruites et qu'elle a été annoncée, dans l'amont du texte, par la référence positive aux « manufactures » de l'anabaptiste (chap. III). Pour d'autres (R. POMEAU, par ex.), il s'agit d'un retrait, d'un repli sur soi devant les « abominations du monde ». C'est ainsi que John PAPPAS (« Candide : rétrecissement ou expansion ? » , Diderot Studies X, 1968) argumente pour la seconde thèse en s'appuyant sur des preuves extra-textuelles : 1) l'état de désespoir dans lequel se trouve

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LE CONTE Remarquons pour terminer que sont exclus (chassés ou réduits au silence) les acteurs improductifs. D'un côté les représentants de la noblesse car, comme cela a été illustré par l'histoire, l'ordre féodal est amené à disparaître pour deux raisons : - la maladie circule dans l'ensemble du corps social (« Paquette tenait ce présent d'un cordelier_ de Christophe Colomb » (p. 152 : IV)) au moyen de relations sexuelles et a tout détruit de proche en proche. - les représentants du corps social dominant ont des pratiques homosexuelles (voir le baron fils surpris avec « un jeune icoglam très bien fait » (p. 237 : XXVIII) et conséquemment puni par « cent coups de bâton sous la plante des pieds » (p. 237) alors que Pangloss, pour une aventure hétérosexuelle, recevra « cent coups de latte sur la plante des pieds », souligné par moi)) qui par définition ne permettent pas la reproduction_ des rapports sociaux. De l'autre, les faiseurs de discours (« le philosophe Pangloss et le philosophe Martin » (p. 241 : XXX) qui n'ont cessé de discourir, de disputer, de raisonner sans prise sur le réel. Ils s'opposent à la vieille et à Cacambo, tour à tour fournisseurs d'adjuvants (épée, cheval_) de biens (nourritures) et de conseils pratiques. Rôle thématique souligné par le narrateur puisqu'il les qualifie tous les deux de « prudente vieille » (p. 177 : XIII) et de « prudent Cacambo » (p. 241 : XXX) et matérialisé, au niveau des actions, par le fait qu'ils multiplient les tournures injonctives : (« La vieille prit alors la parole_ montons vite à cheval_ et allons à Cadix » (p. 165 : IX) ; « Allons, mon maître, suivons le conseil de la vieille ; partons et courons_ » (p. 178 : XIV). 2 - Deuxième hypothèse. Candide est un conte philosophique. « Le roman philosophique (nous ne ferons pas de différence entre le roman et le conte philosophique ; Voltaire ne l'a jamais faite) ainsi entendu sera une oeuvre narrative en prose véhiculant une thèse, autrement dit, toujours à quelque degré, une oeuvre de propagande et de polémique. Le philosophe se sert de la fiction comme d'une grille à travers laquelle l'esprit du lecteur doit saisir une intention et une pensée. Dans la mesure où elle renvoie à cette pensée, la fiction est un prétexte et le lecteur doit la sentir comme telle : le récit philosophique n'est lisible que s'il existe une complicité entre l'auteur et le lecteur (« Je voudrais [_] que, sous le voile de la fable, [le conte] laissât entrevoir aux yeux exercés quelque vérité fine qui échappe au vulgaire » (Voltaire : Le Taureau blanc, chapitre IX). On voit au XVIII° siècle dans le roman se perfectionner les « techniques de l'illusion », mais le roman philosophique, lui a besoin de la plus grande adresse dans les techniques de l'allusion, caricature, exagération, paradoxe, paralogisme, litote, insinuation, réticence, antiphrase, etc_ au lieu de tenir la fiction à distance du narrateur et du

Voltaire quand il écrit Candide., 2) des lettres dans lesquelles Voltaire fait référence à la phrase finale de Candide quand il veut exprimer son impuissance. Je n'ai pas la place pour le développer ici, mais je souscris à la conclusion de J. - Marie APOSTOLIDES dans « Le système des échanges dans Candide »,Poétique n° 38, 1981, p. 458 : « A l'intérieur de cet espace privé, Candide et ses amis pratiqueront les vertus des Doradiens ; amabilité, hospitalité, piété, tempérance, justice. Ces valeurs sont celles que la bourgeoisie ascendante du XVIII° siècle oppose au déclin aristocratique. Elles constituent en même temps un antidote aux perversions enregistrées dans l'univers de la marchandise. Le silence devient le remède à l'inflation vebale, la fidélité conjugale celui de l'inflation sexuelle, le travail celui de l'inflation monétaire ».

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE lecteur, ces romanciers rapprochent le plus possible leur fiction de la réalité à laquelle appartient le lecteur_1. Il ressort des propos d'Henri Coulet que la dimension philosophique du conte se manifeste à différents niveaux du texte : - le régime énonciatif ; - le statut du référent. Nous ajouterons : - l'organisation narrative. Reprenons ces trois points dans l'ordre de leur énumération. 1) L'organisation narrative. Au terme de l'étude précédente du parcours narratif de Candide, différents segments du texte n'ont pu être pris en compte. 1) Il s'agit d'abord de récits complets, dans lesquels Candide n'est pas acteur mais auditeur et qui sont narrés par d'autres acteurs. Ainsi Pangloss (p. 151 : IV) ; Cunégonde (p. 16O : VIII) ; la vieille (p. 167 : XI-XII) ; le baron-fils (p. 181 : XV) tour à tour racontent à Candide ce qui leur est arrivé depuis leur séparation2. 2) Il s'agit ensuite de séquences complètes dans lesquelles Candide est acteur et qui sont racontées par le narrateur primaire. Il en est ainsi du voyage chez les Oreillons (chap. XVI) ou de la visite chez le seigneur Pococuranté (chap ; XXV). Les uns et les autres ne peuvent s'inscrire dans le dynamique de la quête de Cunégonde, c'est-à-dire qu'ils ne constituent pas des programmes narratifs intermédiaires logiquement articulés à la trame générale, tout en développant des micro-récits achevés. De telles cellules, digressions narratives (la rencontre avec les Oreillons, par exemple, n'a aucun avenir narratif et constitue un bloc isolable) pour le récit principal rélèvent d'une autre approche susceptible de leur donner sens : le montage philosophico-didactique. Les récits du premier type s'accrochent à la trame principale selon diverses modalités fictionnelles. Le récit de Cunégonde est doublement motivé par les retrouvailles avec Candide et par la suspension humoristique de la conjonction physique (« Hélas ! j'espère bien la voir, dit le naïf Candide » (p. 161 : VIII). L'histoire de la vieille occupe, selon la tradition romanesque des récits de voyage, le temps de la traversée de l'Atlantique, correspond à la présentation d'un acteur nouveau et répond à une interrogation philosophique sur le malheur. Mais l'enjeu essentiel de ces deux récits tient des relations intratextuelles qu'il entretiennent. Les deux histoires se répètent, et souvent terme à terme (naissance noble, beauté, viol, esclavage, vente) au point de produire, dès leur relation, une assimilation entre les deux femmes. Posée ici d'une manière apparemment fortuite, l'assimilation des acteurs est en fait une mise en abyme du destin romanesque de Cunégonde. L'infini des possibles que le futur ouvre se réduit à une réduplication du passé. Les deux histoires, uniques dans leurs péripéties, 1 Henri COULET, « la distanciation dans le roman et le conte philosophiques » in Roman et Lumières au XVIIIe siècle, Editions sociales, 1970, p. 439. 2 Candide est le seul personnage que l'on ne quitte jamais. Ce point de vue narratif unique produit nécessairement un décalage, des distorsions entre l'ensemble des événements de la diégèse et la succession syntagmatique de leurs énoncés dans la narration. Un procédé romanesque courant consiste à traduire la simultanéité des éléments fictionnels par la successivité d'éléments narratifs encadrés de formules du type : « Pendant ce temps-là_. »

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LE CONTE soumises à la même grande Histoire, aboutissent au même résultat. Ce qui se vérifiera par la suite. Cette mise en scène textuelle génère des effets de savoir qui, remarquablement, échappent à Candide. Aveuglement qui établit une complicité cognitive avec le lecteur. Les récits du second type s'insèrent dans les circonstances consécutives aux événements de la trame générale. Ils remplissent des temps déterminés par de grandes fonctions de type fuite dans le topique inversé et de type attente dans le raconté parce que simultané à un autre ou qu'il ait été rapporté en partie seulement. Les analepses dans Candide sont soit homodiégétiques (Genette). (Elles comblent les ellipses des trajets romanesques concernant les acteurs impliqués dans le château initial ou après une séparation avec Candide (cf. Cacambo, p. 233 : XXVII ; cf. Pangloss et le baron fils, p. 237 : XXVIII)) soit hétérodiégétiques (le récit de la vieille raconte le passé d'un personnage extérieur à la diégèse initiale. Caractéristique des analepses dans Candide : - elles ne sont pas formulées par le narrateur primaire omniscient mais par un personnage endossant provisoirement le statut de narrateur à l'intérieur d'un jeu questions de Candide/réponses analeptiques ; - d'un côté, elle enrichissent la fiction, de l'autre elles aménagent les coups de théâtre (savoir partiel d'un acteur). Ainsi Cunégonde morte dans l'analepse de Pangloss réapparaît « miraculeusement ». Ainsi le baron fils mort deux fois, dans l’analepse de Pangloss et dans celle de Cunégonde, réapparaît de façon encore plus extraordinaire. - La systématisation du procédé sert à la fois à critiquer le savoir panglossien et participe de la parodie de procédés romanesques en usage. Cependant, comme les premiers, s'ils sont fictionnellement liés à la trame générale, ils ont aussi une autonomie relative qui leur permet d'établir des liaisons intra-textuelles. Le chapitre consacré aux Oreillons en fournit un bon exemple. L'action héroïque - délivrer les jeunes filles des agressions des singes - est liée à la fuite du Paraguay et s'inscrit dans la recherche de la fortune comme moyen de délivrer Cunégonde. (« Ce sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette aventure peut nous procurer de très grands avantages dans le pays » (p. 184 : XVI). En fait elle entraîne des conséquences qui éloignent les redresseurs de torts de leur but et à la fin de l'enclave, le processus de fuite reprend, l'interruption n'ayant absolument rien apporté qui modifiât la quête. Au niveau philosophique par contre la digression pseudo-ethnographique a permis une confrontation pédagogique autour du couple philosophique nature vs culture (cf. le débat avec Rousseau) et surtout un voyage à l'intérieur du récit. En effet, la présence des connotateurs d'exotisme (sexualité des Oreillons, cannibalisme_) n'empêche pas les rapprochements de se faire. Le chaudron peu chrétien des Oreillons rappelle l'autodafé barbare des Inquisiteurs. La réflexion sur le droit évoque les autres passages où il se trouve bafoué (dans la guerre du chap. III, dans le récit de la vieille_). Ainsi, ces récits enclavés, des deux types, participent à un fonctionnement intratextuel particulièrement remarquable dans Candide. Des unités fictionnelles éloignées syntagmatiquement, faiblement motivées logiquement, s'interpellent, se

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE commentent, s'équivalent, redistribuent leur sens et constituent un savoir construit hors d'atteinte de Candide mais destiné au lecteur1. A cette intratextualité partielle, puisqu'elle concerne des relations entre des épisodes, s'ajoute une intratextualité généralisée, touchant tous les points du texte et se manifestant par des phénomènes microstructurels réitérés. Iouri Lotman (La structure du texte artistique, Gallimard) a bien montré qu'un texte (« système de sens secondaire ») instaure un régime inédit de corrélations par la répétition d'unités d'ordre phonétique, lexématique ou syntaxique qui d'ordinaire (en langue) n'entretiennent aucun rapport. Ce phénomène de structuration est particulièrement remarquable dans Candide. Par répétitions phonologiques On a déjà parlé de la sémantisation sexuelle du graphème E (« soupER »/ « canapE »). Tel son/lettre, unité minimale de l'expression n'a aucune signification en soi. Mais leur co-présence métonymique posée au cours de la scène du baiser/rupture, répétée dans celle du baiser/retrouvailles (voir notre analyse infra), sous la pression de la construction textuelle (« fonction poétique » de Jakobson) fait qu'elles se chargent de sens à l'intérieur d'un réseau sémantique qui associe sexe et nourriture. On peut souligner aussi la sémantisation négative du phonème [ ] placé en final de certains mots. Il est indexé, comme tel, à partir d'une double insulte pour désigner un critique. « Quel est, dit Candide, ce gros cochON qui me disait tant de mal de la pièce où j'ai tant pleuré_ C'est un mal vivant, répondit l'abbé_ un fai- seur de feuilles, un FrérON » (p. 209 : XXII). L'une est attestée, l'autre est construite à l'aide d'une manipulation d'un nom propre devenu générique pour désigner une profession. On s'aperçoit, en fait que dans Candide, le phonème structure le paradigme des anti-sujets majeurs de Candide avant XVIII : le « barON de Thunderten-trONckh » et l'InquisitiON mais aussi les OreillONs et ses opposants après XVIII : « Monsieur l'abbé périgourdin est un fripON » (p. 216 : XXII) ; le « patrON hollandais a eu le sort qu'il méritait.. », « Dieu a puni ce fripON_ » (p. 204 : XX). Par répétition lexématique Le lexématique est le niveau fondamental sur lequel se construit l'édifice sémantique. A partir de la répétition d'éléments lexicaux s'établissent des liens entre les grandes unités du texte (rapprochement métaphorique de situations éloignées dans le syntagme, mise en abyme, effets stéréoscopiques_). C'est ainsi que la mise en parallèle du destin de Cunégonde et de la vieille est renforcée par la présence de lexèmes identiques dans les deux histoires : « un capitaine bulgare »/« le capitaine corsaire » ; « je leur ai mieux résisté »/« pour résister à » ; « il me vendit à un juif »/« il me vendit au dey de cette province » ; « coupèrent ma mère en morceaux »/« ma mère est à quatre cents pas d'ici, coupée en morceaux » ; « mon abominable inqisiteur »/« c'est une chose abominable »_). De nombreux indices 1 « L'expulsion de la Westphalie, l'interlude militaire, l'Inquisition, l'Edlorado, ont une signification pour le lecteur qui est associé au point de vue du narrateur et une autre signification pour Candide qui, jusqu'à l'ultime extrémité du livre, en sait moins que le narrateur et que le lecteur ». Douglas A. BONNEVILLE, “Voltaire and the form of the novel”, Studies on Voltaire, Volume CLVIII, 1976, p. 42.

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LE CONTE tissent des liens entre la guerre des bulgares (occidentale) et la guerre civile (orientale) que raconte la vieille : « coupées »/« de bras et de jambes coupées » ; « je demeurai mourant sous un tas de morts »/« il passa par dessus des tas de morts et de mourants » ; « _sans qu'on manquât aux cinq prières par jour ordonnées par Mahomet ». « _chanter des Te Deum ». C'est encore le lexique qui établit une correspondance entre les appareils religieux et militaires. (« tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes » ; « marchant sur des membres palpitants »_ (p. 149 : III) / « Candide_ tout sanglant, tout palpitant_ » (p. 158 : VI)). Par répétitions grammaticales Du plan morphématique à celui de la structure syntaxique, les répétitions grammaticales (verbes, adverbes, constructions) accomplissent un véritable service d'ordonnancement du texte. Le mécanisme est le même. La répétition soustrait cet élément grammatical de l'état d'automatisation que lui attribue la langue naturelle et établit avec l'interprétation sémantique une liaison de type iconique que favorise le rapprochemnt des épisodes fictionnels. Les exemples abondent : on a vu que Candide, Cunégonde et la vieillle partageaient un sort commun, traversé de multiples malheurs. Par delà la variabilité des aventures, c'est à la locution adverbiale « à peine », présente dans chaque histoire, qu'il revient, outre de donner du rythme à l'enchaînement des événements, de lier les trois personnages dans une aliénation commune. (« A peine ont-ils mis le pied dans la ville en pleurant_ » (p. 155 : V) ; « A peine reprenai-je me sens_ » (p. 162 : X) « A peine fûmes-nous débarqués_ » (p. 170 : XI) ; « A peine fus-je vendue que cette peste_ » (p. 172 : XII) ; « A peine les janissaires eurent-ils fait le repas_ » (p. 173 : XII) ; « A peine Candide fut-il dans son auberge_ » (p. 207 : XXII)). Simplement, comme la vieille doit prouver qu'elle a vécu plus de malheurs que les autres, « à peine » se répète et se trouve environné de morphèmes tels que « aussitôt que », « voilà que » qui, associés au présent historique, précipite le cours de l'histoire et érige en absurdité toute tentative de dénégation de l'omniprésence du mal. De même « Tout fut tué » (p. 171 : XI) opère dans le texte comme un syntagme leit-motif, connotateur des malheurs et de l'aliénation absolue. Il reprend (en unissant les différentes situations fictionnelles) le « tout périt » (p. 155 : V) du naufrage, le « tout fut consterné » (p. 146 : I) de la fin du château initial et le « tout fut englouti » de l'autre naufrage (p. 204 : XX). Autre exemple : la forme passive est absente de tous les titres qui suivent l'El Dorado alors qu'elle abonde dans les titres des chapitres qui le précèdent : (« fut élevé », « fut chassé » (chap. I) ; « fut fessé » (chap. VI) ; « fut obligé » (chap. XIII)_ On voit ainsi que les énoncés des titres confirment la distribution du conte, autour du chapitre XVIII, en contenu topique inversé et posé. A la période de l'aliénation correspondent des titres qui, tant sémantiquement que morphématiquement, dénotent la passivité de Candide. Au contraire, la réintégration se signale par des énoncés dont Candide est l'actant-sujet. Cette partition est si contraignante que le texte, pour un même signifié, use exclusivement du lexème advenir dans l'inversé et tout aussi exclusivement du lexème arriver dans le posé. Par ce jeu de symétrie et d'exclusion, les deux verbes, au-delà du sens unique qu'ils possèdent dans la langue naturelle (« arriver par accident/par surprise » (Robert)) se chargent d'un sens secondaire qui transforme ces 170


DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE synonymes en de véritables antonymes. Un dernier exemple : le paradoxe du chapitre XVIII (inversion de l'Utopie oblige) : « _ils entrèrent dans un maison fort simple, car la porte n'était que d'argent_ » (p. 191) répond au paradoxe du chapitre I : « M. le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres » (p. 143) et défait rétrospectivement encore plus la puissance illusoire du baron. De tels effets de corrélations sont possibles grâce au jeu des répétitions : 1) syntaxique, par le biais de l'explicative introduite par car. 2) lexématique, par l'opposition « maison »/« château ». 3) sémantique, par le heurt, dans la seconde phrase du sens de « château » avec les qualifications qui lui sont assorties et par le heurt corollaire dans la première phrase. Le statut du référent Autre marque caractéristique du conte ou du roman philosophique : l'importance du référent contextuel. S'applique à ce genre, ce que M. Bakhtine dit du roman, par opposition à l'épopée : « _le présent dans son inachèvement (est) pris comme point de départ et centre de l'orientation idéologique et artistique_ »1. En effet, Candide, en prise sur l'actualité référentielle convoque des événements (le tremblement de terre de Lisbonne, la guerre de Sept Ans_) ou des personnes (Fréron2, l'amiral Byng, Mademoiselle Clairon_). Ces matériaux prétextuels peuvent être injectés directement dans le texte (monnaies des pays, détails culinaires_) et servent de « petits faits vrais » qui ont pour fonction d'ancrer la fiction dans une illusion de réel. Le chapitre XXII, consacré à Paris, fourmille à cet égard d'informants totalement transparents aux lecteurs de l'époque3. Les matériaux pré-textuels sont le plus souvent « travaillés » lors de leur injection dans le conte. Prenons l'exemple du tremblement de terre de Lisbonne au chapitre VI. Les événements de cet épisode s'appuient sur des faits historiques 1 M. BAKHTINE, Epopée et roman, Recherches Internationales n 76, p. 37. 2 Lire Jacqueline BIARD-MILLERIOUX, L'esthétique d'Elie Catherine Fréron, P.U.F., 1985. 3 Les propos de Martin sur « Melle Monime » (p. 209 : XXII) ou les conversations littéraires (p. 211) sont, par exemple, à rapprocher des témoignages érudits sur la biographie de Voltaire : « Mais ces années 1730-1734 lui feront voir pour la première fois avec intensité, deux carac-téristiques qui deviendront, dans le vif de sa sensibilité, indélébilement liées à l'image qu'il se fait de Paris : le fanatisme, et la sottise haineuse des gens de lettres. Le fanatisme : Voltaire, effaré, le découvre à la mort d'Adrienne Lecouvreur ; cette femme admirable, tragédienne de génie, et qui donna dans sa vie maints exemples de l'élévation de son caractère, avait été, un bref moment, la maîtresse de Voltaire_Protégée, cajolée, adulée par les grands de ce monde, Adrienne, lors de sa dernière maladie, se verra refuser l'extrême- onction, et sa dépouille sera honteusement et ignominieusement ensevelie sur les berges de la Seine. La seconde hydre dont Voltaire découvre alors toute l'horreur, ce sera la haine et l'envie des écrivains de Paris à son égard. "Dès que j'eus l'air d'un homme heureux, tous mes confrères, les beaux esprits de Paris, se déchaînèrent contre moi", écrit-il. La publication, en 1733, du Temple du goût, dut également déchaîner, contre l'auteur, la troupe des écrivaillons qui se voyaient écartés du moderne Parnasse. C'est alors que Voltaire écrit son Epître à madame la marquise Du Châtelet sur la calomnie, qui pourtant ne sera publié qu'en 1736. Le poète fait le portrait peu flatté de la société parisienne et surtout des hommes de lettres qui l'avilissent_ ». Jean Mohsen FAHMY, « Voltaire et Paris » in Studies on Voltaire, n° 195, 1981, p. 35-36.

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LE CONTE connus : 1) le 1er novembre 1755, le capitale du Portugal a été détruite par un séisme. Le tremblement de terre s'est répété mais un mois plus tard. 2) L'autodafé était une pratique réelle de l'Inquisition, cependant le tremblement de terre de 1755 ne fut suivi d'aucune cérémonie de ce type. Il n'existe donc, entre ces événements au niveau référentiel, que des rapports existentiels. Mis en scène dans le conte, ils deviennent un argument au service de la satire religieuse, et subissent, pour ce faire, une condensation temporelle qui les fait entrer dans un rapport de causalité : c'est parce qu'il y a eu séisme et pour qu'il n'y en ait plus qu'on organise un autodafé. L'attaque contre l'appareil religieux se mesure dans le décalage qui existe entre les dénominations désignant les responsables religieux (« sages du pays », "il était décidé par l'université de Coïmbre_ ») et les actions elles-mêmes, connotées comme pratiques païennes (« donner au peuple un bel autodafé » est le calque de la formule latine chère aux empereurs « munus dare populo ») et comme pensée magique : user de sacrifices humains pour peser sur les causalités naturelles est le signe d'une pensée « sauvage ». Et bien entendu totalement inefficace puisque la terre se remet à trembler. Comme en témoigne la suite de l'épisode (« On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en aient arraché le lard_ » (p. 157 : VI)), le hors texte peut prendre aussi la forme d'un référent textuel, en l'occurrence La Relation de l'Inquisition de Goa de Dellon et l'Histoire de l'Inquisition de Marsollier1. Ces deux textes, réécrits dans le conte installent le lecteur de l'époque dans un déjà vu/déjà lu et concourent à ancrer la fiction dans le réel. Cependant, au cours de sa réinjection, le texte documentaire subit un double traitement : 1) il est pris en charge par les réseaux sémantiques dominant dans le conte qui figurabilisent la faute des hérétiques (comme celle de Candide dans la séquence initiale) par une liaison métonymique entre le sexuel et la nourriture. 2) Il est pris en charge par l'ironie narratrice qui le déforme elliptiquement2. En effet, dans le texte de Dellon, les citoyens portugais sont condamnés pour leur fois judaïque hérétique. Voltaire effaçant l'index (ne pas manger de la graisse = preuve de judaïté), les hérétiques sont condamnés non pour leurs pratiques religieuses, mais pour un acte anodin (arracher le lard d'un poulet) qui prend alors des proportions burlesquement tragiques. « Huit jours après ils furent revêtus d'un san-benito _ étaient droites » (p. 157 : VI). Cet épisode lui aussi réécrit le texte de Dellon3 en le soumettant à un 1 Chroniques parues à la fin du dix-septième siècle. Les lecteurs de l'époque savaient ainsi qu'une des prescriptions de l'Inquisition était de dénoncer celui qui « retire, de la chair des animaux dont il se nourrit, le suif ou la graisse » car c'est une jpreuve qu'il « judaïse ». Ils savaient aussi que l'Eglise interdisait alors le mariage entre le parrain et la marraine d'un même enfant, la commère. Ils savaient aussi que l'appareil religieux encourageait les dénonciations, multipliait les enquêtes qu'effectuaient les « familiers » et que, pour être soupçonné d’hérésie, il suffisait d’« avancer quelque proposition qui scandalise ceux qui l'entendent ou même de ne pas déclarer ceux qui en avancent de pareilles ». D'où la scène dans Candide : « on vint lier après le dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé et l'autre pour avoir écouté_ »(p. 157). 2 Sur la causalité implicite voir Pierre Haffter, « L'usage satirique des causales dans les contes de Voltaire », Studies on Voltaire, vol. LIII, 1967, p. 23. 3 « Ceux qui sont tenus pour convaincus (qui refusent leur auto-critique) portent une espèce de scapulaire, appelé samarra, où le portrait du patirnt est représenté au naturel, devant et derrière, posé sur

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE traitement similaire. 1) Voltaire reprend les distinctions rituelles mais en les ridiculisant par un grossissement facétieux des détails. 2) La distinction entre convaincus et repentants croise dans le conte l'opposition maître et disciple. L'enjeu du conte philosophique est donc bien là : prendre en compte l'actualité du moment (institution, coutumes, opinions, croyances_) mais pour apprendre au lecteur à désautomatiser ses représentations afin de voir derrière le réel les discours qui le parlent. D'où ce double mouvement, constant dans le conte : 1) de vraisemblabilisation de la fiction par la multiplication de connotateurs de réel et d'opérateurs d'allusion. 2) de dénaturalisation du référentiel par une représentaiton distanciée. Soit par une déformation burlesque (cf. les exemples précédents), soit par une inappropriation pragmatique (ex. la théâtralisation esthétique de la bataille (p. 148 : III) exprimant le point de vue royal et panglossien opposé à la vision du jeune Candide confronté au terrain. En filiation avec la tradition des entretiens philosophiques, le conte philosophique accorde une place importante au dialogique (disputes philosophiques (ex. sur le bonheur, le droit, la liberté_ contreverses religieuses, etc_ Comme l'écrit M. Roelens : « _le conte philosophique ouvre l'espace clos du dialogue d'idées à toutes les violences du réel et fait de la relation qui supporte les entretiens le récit des aventures et des infortunes encourues par le philosophe dans le monde de l'histoire »1.

D'où cette diatopie particulièrement remarquable dans Candide. Héros « mobile » (Lotman), c'est-à-dire capable de passer à travers des « mondes » différents, Candide traverse successivement : 1) L'Ancien Monde mythique. 2) L'Ancien monde réel. 3) Le Nouveau Monde. 4) L'Anti-Monde des Oreillons. 5) L'Autre Monde utopique. 6) Le Nouveau Monde. 7) L'Ancien Monde. 8) Le ParaMonde de l'Utopie finale. Point d'exotisme pour l'exotisme, ici, les différents mondes, comme on l'a montré, servent de faire dévaloir du discours panglossien et surtout des institutions dominantes dans le monde référentiel. Le régime énonciatif a) La mise en phase des actants transnarratifs Bien que son identité soit indécidable (Docteur Ralph ou Voltaire lui-même), le narrateur primaire explicite2 apparaît dès la troisième phrase du texte (« je crois » (p. 143 : I)), instituant, malgré son unique occurrence, la matrice des relations entre les interlocuteurs. De même, l'utilisation de pronoms « nous » et « vous » (« la première journée de nos deux voyageurs_ » (p. 197 : XIX) ; « il tire son épée, quoiqu'il eût les moeurs fort douces, et vous étend l'Israélite raide mort_ » (p. 164 :

des tisons embrasés avec des flammes qui s'élèvent et des démons tout à l'entour_ mais ceux qui s'accusent et ne sont pas relaps portent sur leurs samarras des flammes renversées la pointe en bas_ » Dellon. 1 Maurice ROELENS, « La description inaugurale dans le dialogue philosophique au XVII° et XVIII° siècles », Littérature N° 18, 1975, p. 62. 2 Pour ces notions de narrateur primaire (explicite, effacé, anonyme), voir Laurent DANON-BOILEAU, Produire le fictif, Klincksiek, 1982, p. 40.

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LE CONTE IX)) nous laissent supposer que le narrateur primaire (Ralph/Voltaire) et le narrataire (lecteur) sont réunis fictionnellement dans une même énonciation. b) Les échanges entre les actants transnarratifs A partir de cet ancrage interlocutif, l'auteur du récit philosophique aménage une « zone de coopération » (Faguet parlait d'une « demi-intimité très piquante ») sous la forme d'une interpellation constante du lecteur, impliquant, en retour, une connivence idéologico-cuturelle partagée. L'histoire de Candide est essen- tiellement racontée par un narrateur anonyme qui dispose les objets de son discours en faisant jouer les repérages anaphoriques internes (énonciation de type « récit » chez Benveniste)1. Ex. « Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit ; Candide rougit aussi ; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait » (p. 145 : I). Ce qui n'empêche pas le narrateur de mener une intense activité commentative par l'intermédiaire d'intrusions diverses : - évaluations « Cacambo, qui en avait vu bien d'autres, ne perdit point la tête_ » (p. 183 : XV) ; « Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha_ » (p. 148 : II) ; « _ils se levèrent précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que tout inspire dans un pays inconnu » (p. 184 : XVI). (souligné par moi). - qualifications Voir en particulier, l'usage des épithètes homériques : « La belle Cunégonde » (p. 175 : XIII) ; « le vertueux anabaptiste » (p. 155 : V) ; « le fessé Candide » (p. 164 : IX) ; « le vigilant Cacambo » (p. 183 : XVI). - modalisations « Candide lui obéit avec un profond respect ; et quoiqu'il fût interdit, quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique l'échine lui fît encore un peu mal, il lui raconta_ » (p. 161 : VIII) ; « Il tire son épée, quoiqu'il eût les moeurs fort douces, et vous étend l'Israëlite roide mort sur le carreau_ » (p. 164 : IX) (souligné par moi). - exclamations « _lui répandit sur le chef un plein_ O ciel ! à quel excès se porte le zèle de la religion chez les dames ! » (p. 150 : III) (souligné par moi). - onomastique Deux objets valeurs sont particulièrement chargés de négativité dans le conte : la noblesse et la philosophie optimiste. En témoignent, outre les circonstances dans lesquelles leurs représentants interagissent, leurs désignations. Ex. : Le nom du baron Thunder-ten-tronckh décrit l'essentiel du personnage. Signifiant composite, il joue sur les deux langues, allemande et anglaise, 1) anglaise : « thunder » (le tonnerre) et « ten » (dix), proche aussi de « den » (chef d'un clan) ; 2) allemande : « ten » est proche de l'article « den », l'onomatopée « tronckh » n'est pas sans connoter la germanie. Le baron est donc indexé comme un homme « faisant plus de bruit que dix tonnerres » A relier à toutes les allusions à sa fausse puissance. Ex. : « _le gouverneur Don Fernando d'Ibaraa, y Figuaora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza ». (p. 175 : XIII). 1 « Dans les premiers contes merveilleux la présence du narrateur est généralement discrète. Les commentaires sur le contenu ou sur le style du conte sont brefs ou absents. Les événements sont racontés sans débordement et même les événements merveilleux sont décrits avec naturel, sans ironie ou facétie ». Vivienne MYLNE, op. cité, p. 1066.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE Le nom du gouverneur, par la démesure, rend compte iconiquement de la « grandeur » du personnage. Au niveau du contenu, ce nom connote évidemment « l'Amérique du Sud » mais la présence de signifiants comme « Figueora » (figure) et « Mascarenes » (masque) lui attribue une fonction plus insidieuse : signaler combien la puissance féodale tient du paraître. En avançant le masque des mots, le pouvoir nobiliaire, comme ce fut le cas dans le château initial, se fonde sur un coup de force langagier. Ex. : « Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie » (p. 144 : I). Pangloss, polyvalent, enseigne le tout du tout comme l'indique la longueur de la désignation de son objet d'étude. Les lois du monde naturel (cosmologie) ne sont pas plus étrangères à Pangloss que celles du monde spirituel (métaphysique, théologie). Conformément à la littérarité onomastique (« Pan » : tout ; « glossa » = langue), le discours panglossien assume tous les discours. Cependant, la machine du signifiant grippe et produit, autour du suffixe « logie » qui marque les termes scientifiques, un « nigo » qui fait basculer la totalité du segment complexe dans la « nigologie », la science du nigaud. - focalisations Le narrateur, omniscient tout au long du récit, s'amuse à souligner les passages en focalisation interne. « Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide et comment il raisonna_ » (p. 164 : IX). Ailleurs, le comique provient du mélange de deux points de vue. « Cunégonde_ vit entre des broussailles le docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale à la femme de chambre_ d'être savante » (p. 145 : I). Le jeu s'appuie sur le télescopage de deux isotopies, l'une amoureuse et l'autre scientifique, à l'aide - technique fréquente dans les romans érotiques - d'un vocabulaire pouvant se lire sur deux niveaux. Ainsi « leçon de physique expérimentale », « expérience réitérée », « raison suffisante du docteur », les effets et les causes renvoient aussi bien au sens usuel de didactique scientifique qu'à son sens circonstanciel de pratique amoureuse. Reste que les éléments contextuels (« parc », « broussailles », « femme de chambre_ jolie et très docile », voyeurisme de Cunégonde) décident du sens à donner à la scène. Ce faisant, le narrateur montre au lecteur que le savoir panglossien est un leurrre et qui plus est, un leurre hypocrite. Ce « climat textuel singulier » (Weinrich) est le produit aussi de l'usage répété de deux procédures essentiellement illocutoires : l'ironie et la parodie. - les énoncés ironiques Le phénomène de l'ironie se caractérise par deux propriétés relevant de deux principes classificatoires hétérogènes, puisque entrent dans sa composition un ingrédient de nature illocutionnaire et un ingrédient proprement linguistique : a) Ironiser, c'est se moquer. L'ironie attaque, agresse, dénonce, vise une « cible », et à ce titre elle fait partie de ce que Freud appelle l'esprit tendancieux. b) Cela à l'aide du procédé linguistique de l'antiphrase, cas particulier d'infraction à une loi de discours que l'on peut appeler « loi de sincérité »1. 1 Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, « Problèmes de l'ironie » in Linguistique et Sémiologie n° 3, 1976, p. 13.

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LE CONTE Deux objets figuratifs sont particulièrement la cible de Voltaire : le discours philosophique de Leibnitz et le pouvoir féodal (conglomérat d'institutions telles que la noblesse, l'armée et l'Eglise). La charge satirique se porte à la fois sur les acteurs, les valeurs qu'ils défendent et les discours qu'ils tiennent, utilisant pour parvenir à ses fins aussi bien « l'ironie référentielle » que « l'ironie verbale ». L'ironie référentielle s'attache à montrer l'inanité des propos panglossiens au moyen d'un montage fictionnel qui consiste à confronter le système explicatif dit « l'optimisme » aux événements qui ne cessent de le démentir. Ex. : « Panglos lui expliqua comment tout était on ne peut mieux_ Tandis qu'il raisonnait, l'air s'obscurcit_ » (p. 153-154 : IV). La dérision de l'optimisme est d'autant pus forte qu'au cours de la tempête (« la notion de contradiction est au coeur du concept d'ironie » (C. KerbratOrecchioni) c'est le « bon Jacques » qui meurt au profit du « matelot furieux ». Lorsqu'elle est verbale, l'ironie voltairienne utilise essentiellement le traditionnel procédé de l'antiphrase, sachant, comme l'a montré Alain Berrendonner, qu'elle porte sur des propositions axiologiques ou sur des propos occasionnellement chargés de valeur argumentative. « Cette approche me conduit à placer la spécificité des contradictions ironiques dans leur pertinence argumentative. L'ironie se distingue des autres formes banales, de contradiction, en ceci qu'elle est précisément, une contradiction de valeurs argumentatives_ Mais cette contradiction n'existe pas tant au regard de la vérité référentielle qu'au regard de la valeur argumentative. Elle réside spécifiquement non dans l'affirmation d'un état de chose et de son contraire, mais dans le fait qu'en avançant un argument, on avance du même coup l'argument inverse »1.

Ex. (p. 144 : I). Les arguments proposés pour justifier une affirmation sont orientés dans un sens argumentatif contraire à la thèse. « Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs » (sous-entendu riche), « car son château avait une porte et des fenêtres » (en fait pauvre puisque ces indices distinguent simplement une maison d'une cabane). « Sa grande salle même » (pièce maîtresse de la demeure, susceptible donc d'une décoration luxueuse) « était ornée d'une tapisserie » (unicité contraire à l'attente). « Tous les chiens de ses bassecours composaient une meute dans le besoin, ses palefreniers étaient ses piqueurs, le vicaire du village était son grand aumonier » (les signes de richesse sont négativisés par l'indication d'un manque ou par l'affirmation d'un cumul des fonctions). Ex. (p. 144 : I). La désignation onomastique connote des valeurs de référence qui sont à l'opposé de l'état réel du personnage. Voir l'analyse présente de « Monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh ». Ex. (p. 147 : I). Un même mot, axiologiquement chargé de positivité dans un contexte et placé dans un autre contexte qui inverse sa valeur. « C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le soutien, le défenseur, le héros des Bulgares_ ». Dans « l'espace mental » (Fauconnier) de la noblesse, représentée par les sergents recruteurs, l'expression « héros » est l'hyperonyme intégrateur de valeurs telles que « défenseur du royaume ». « Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros ». Dans « l'espace mental » de Candide, l'expression 1 Alain BERRENDONNER, Eléments de pragmatique linguistique, Minuit 1981, p. 184.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE devient problématique car son sens précédent ne correspond pas aux activités qu'on lui fait faire. « _là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendirent les dernier soupirs_ ». Dans « l'espace mental » de Volaire, l'expression prend un sens totalement négatif et devient équivalente de « barbare »1. Le travail de l'ironiste consiste à dénaturaliser les mots des discours et à dénoncer les valeurs féodales. Ex. : Il y a juxtaposition (comme si l'alliance de mots allait de soi) d'éléments hétérogènes, c'est-à-dire dont l'orientation argumentative est contraire. (P. 158 : VI) « Il s'en retournait se soutenant à peine, prêché, fessé, absous et béni_ »_ Ainsi l'introduction de « fessé » dans un paradigme de termes religieux dévalorise l'ensemble du rituel. Ex. La vérité d'un énoncé est contredite par ses conditions d'emploi(p. 147 : II). « On lui demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à la fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il fallut faire un choix ; il se détermina, en vertu du nom de Dieu qu'on nomme liberté, à passer trente six fois par les baguettes_ ». La liberté abstraite, métaphysique, celle de Leibniz-Pangloss, est placée dans un contexte trivial (le faux choix entre deux contraintes) qui la rend incongrue et du même coup la disqualifie. - Une parodie généralisée « Dans la stratégie de l'ironie, comme dans celle de la parodie, le rôle du lecteur consiste à compléter la communication qui a son origine dans l'intention de l'auteur. L'acte est incomplet, dans les deux cas, tant que cette intention n'a pas été reconstituée par le lecteur. En d'autres termes, outre la reconnaissance des codes littéraires usuels, le lecteur doit aussi reconnaître que ce qu'il est en train de lire est une parodie, et il doit également en évaluer le degré et en identifier le type. Il doit aussi, bien entendu, connaître le texte qui est parodié, savoir s'il doit lire le deuxième comme différent de n'importe quelle autre oeuvre littéraire, c'est-à-dire de n'importe quelle autre oeuvre non parodique »2.

Comment interpréter, de ce point de vue, le texte de Voltaire ? Il est indéniable que Candide entretient des relations intertextuelles3 avec la littérature romanesque de son époque. Voir, par exemple, l'étude de Philippe Stewart4 qui

1 A rapprocher de l'article « guerre » du Dictionnaire philosophique : « HEROS, s. m. (gramm.) le terme de héros, dans son origine, était consacré à celui qui réunissait les vertus guerrières aux vertus morales et politiques ; qui soutenait les revers avec constance, et qui affrontait les périls avec fermeté. L'héroïsme supposait le grand homme, digne de partager avec les dieux le culte des mortels. Tels furent Hercule, Thésée, Jason et quelques autres. Dans la signification qu'on donne à ce mot aujourd'hui, il semble n'être uniquement consacré qu'aux guerriers, qui portent au plus haut degré les talents et les vertus militaires ; vertus qui souvent aux yeux de la sagesse, ne sont que des crimes heureux qui ont usurpé le nom de vertus, au lieu de celui de qualités, qu'elles doivent avoir ». 2 Linda HUTCHEON, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique n° 38, 1978, p. 472. 3 « L'intertexte est la perception, par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie » M. RIFFATERRE. Elle peut prendre la forme d'emprunt, de citation, d'allusion. 4 « Holding the mirror up to fiction : generic parody in Candide », French Studies, vol. XXXIII, oct. 1979.

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LE CONTE montre les nombreuses relations (situations, événements, personnages_) existant entre Candide, Cléveland et Manon Lescaut de l'abbé Prévost. En fait Candide emprunte des éléments qui appartiennent à de nombreux genres. Arrivent, ici, le roman burlesque (voir au chapitre III l'avatar scatologique du pot de chambre et les opérations d'inversion précédemment décrites) ; le roman chevaleresque héroico-galant (toute cette partie de la quête de la noble dame à la pointe de l'épée scandée par la séparation et les retrouvailles, les voyages en mer, les enlèvements par des pirates, les fausses morts_) ; le conte merveilleux (voir l'analyse précédente) ; le récit de voyage (voir l'Amérique du Sud) ; les récits utopiques (voir l'Eldorado), le conte licencieux (voir le souper traditionnel, les rencontres dans les boudoirs_). Sans oublier une intertextualité constante avec la Bible et avec des ouvrages documentaires. (L'épisode de Lisbonne emprunte des détails, comme on l'a vu aux ouvrages de Marsollier et de Dellon ; la généalogie de la vérole est une reprise du Traité des maladies vénériennes d'Astruc ; la scène du nègre de Surinam est l'occasion de polémique avec Le Code Noir qui légalise le statut des eslaves en terre française_ etc). Au point que Jean Sareil a pu écrire : « _en dehors de certaines allusions à des textes littéraires précis, qui ont été en général très bien relevées, peut-on parler d'une parodie plus vaste, qui engloberait le roman en général ? Je ne ne crois pas parce que, nulle part, on ne trouve la moindre indication formelle qui confirme cette impression. D'ailleurs une telle éventualité, à moins d'être prouvée noir sur blanc,devrait être éliminée comme contraire au bons sens. Pourquoi Voltaire serait-il sorti de son sujet, qui est la lutte contre l'optimisme, pour se lancer dans une charge vague contre une catégorie d'ouvrages auxquels il ne s'est jamais vraiment intéressé et qu'il méprisait comme frivoles ? Non, Candide n'est pas Don Quichotte »1.

Encore faut-il s'entendre sur le sens du mot « parodie » ! Si l'on accepte la définition qu'en propose G. Genette (« _le parodiste ou travestisseur a essentiellement affaire à un texte, et accessoirement à un style »2, on trouve, dans Candide plusieurs épisodes chargés d'indices non équivoques d'intention parodique : exagération, travestissement, méta-texte). Prenons, par exemple, les chapitresVII et IX. Ils utilisent abondamment les ingrédients thématiques et stylistiques du roman d'aventures héroïco-sentimental comme en témoigne l'extrait suivant : « Elle le prend sous le bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de mille, ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et de canaux. La vieille frappe à une petite porte, et s'en va. Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe funeste, et le moment présent comme un songe agréable. La vieille reparut bientôt ; elle soutenait avec peine une femme tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pierreries et couverte d'un voile. "Otez ce voile", dit la vieille à Candide. Le jeune homme approche ; il lève le voile d'une main timide. Quel moment ! Quelle surprise ! il croit voir Mlle Cunégonde ; il la voyait en effet, c'était elle-même. La force lui manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses pieds. Cunégonde tombe sur le canapé. La vieille les accable d'eaux spiritueuses ; ils reprennent leurs 1 Jean SAREIL, Essai sur Candide, Droz, 1967, p. 68. 2 Gérard GENETTE, Palimpsestes, Seuil, 1982, p. 89.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE sens, ils se parlent : ce sont d'abord des mots entrecoupés, des demandes et des réponses qui se croisent, des soupirs, des larmes, des cris_ » (p. 159 ; VII). Appartiennent aux conventions romanesques : le décor (lieu inconnu et maison retirée) ; les personnages (la vieille entremetteuse, les amants séparés), la fonction (les retrouvailles) et ses actions obligées (jeune femme voilée, dévoilement à suspens, extase de reconnaissance, joie des retrouvailles) : le traitement syntaxique (la rhétorique des exclamations pour exprimer le bonheur des amants (_)1. Or la réécriture du texte de Pinot-Duclos relève, à la fois de l'assimilation (les références sont explicites et invitent à la réminiscence) et de la dissimilation (il subit dans ce nouveau contexte un renversement burlesque2.

1 Cet épisode, comme l'affrontement, plus tard, de Candide avec ses deux rivaux ainsi que la fuite réfèrent explicitement à un roman connu des lecteurs de l'époque : Les Confessions du conte de *** Ecrites par lui-même à un ami de Charles PINOT-DUCLOS (1741). Le héros de Duclos, comme Candide, connaît une aventure espagnole. « Un jour, en rentrant chez moi par une rue détournée, je fus abordé par une femme couverte d'une mante. "Seigneur Cavalier, me dit-elle, un dame voudrait avoir une conversation avec vous "(p. 25) _ elle me dit de la suivre, je lui obéis, il était nuit, nous marchâmes quelque temps (p. 27) _" Le héros arrive dans un maison. _ "L'éclat des lumières portées dans de grands flambeaux de vermeil me frappèrent beaucoup moins qu'une femme couchée sur une estrade et appuyée sur des carreaux d'étoffes superbes (p. 28.) "La voix et l'expression me manquèrent en reconnaissant la marquise elle-même : je tombai à ses pieds, elle demeura appuyée sur moi en éprouvant le même trouble.Quand nous fûmes au moment de nous séparer, Antonia leva les carreaux sur lesquels elle était assise et prit une épée d'or garnie de quelques diamants d'un assez grand prix qu'elle me força d'accepter" (p. 22). Candide recevra aussi une épée et des diamants. Ce bonheur, comme dans Candide sera éphémère. "Nous étions dans ces transports de l'âme que l'Amour seul sait connaître_ Quand nous entendîmes un grand bruit dans la chambre qui précédait celle où nous étions _ Dans l'instant même on enfonça la porte et je vis un homme transporté de fureur et suivi de deux valets armés. Il tenait son épée d'une main et de l'autre un poignard. Il se jeta si promptement sur Antonia que je ne pus l'empêcher de lui porter deux coups qui la firent tomber à mes pieds ; j'avais des pistolets en poche, je cassai la tête à celui qui venait de blesser Antonia et je tins en respect ceux qui l'accompagnaient. Elle me tendit les bras et me dit d'une voix mourante "Qu'avez-vous fait Seigneur ! Vous avez tué mon mari ! " (p. 36) _ Il s'enfuit alors avec Antonia, se souvenant que Clara (la suivante d'Antonia) lui avait dit : "En cas d'accident vous pourrez vous retirer, le Maure tient le cheval en bas de l'escalier » (p. 36)_ 2 « Le travestissement burlesque réécrit donc un texte noble, en conservant son "action", c'est-à-dire à la fois son contenu fondamental et son mouvement (en termes rhétoriques son invention et sa disposition, mais en lui imposant une toute autre élocution, c'est-à-dire un autre style_ », G. GENETTE, ibid. p. 67. M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978,p. 241, rappelle que Voltaire, dans Candide, parodia le roman d'aventures de type grec (qu'on appelait « roman baroque » prépondérant aux XVII° et XVIII° siècles (Madame de Scudéry, La Calprenède, Gomberville_) et dont les ingrédients étaient les suivants : « Un jeune homme et une jeune fille d'âge nubile. Leur origine est inconnue, mystérieuse. (Pas toujours : par exemple cet élément manque chez Tatius. Ils sont dotés d'une beauté exceptionnelle. Ils sont aussi extraordinairement chastes. Leur rencontre a lieu de façon inattendue, habituellement au cours d'une fête solennelle. Ils s'enflamment d'une passion mutuelle, soudaine et instantanée, irrésistible comme la fatalité, comme un mal incurable. Toutefois, ils ne peuvent se marier aussitôt. Ils rencontrent des obstacles qui retardent ou empêchent leur union. Les amoureux sont séparés ; ils se cherchent, se retrouvent, se reperdent, se trouvent encore. Puis ce sont les entraves et les aventures propres aux amoureux : l'enlèvement de sa fiancée à la veille des noces, l'opposition des parents (s'il y en a), qui ont choisi pour les jeunes gens un autre époux, une autre épouse (faux couples) ; la fuite des amoureux, leur voyage, la tempête, le naufrage, le sauvetage miraculeux, l'assaut des pirates, la capture, la prison, offense à la chasteté de l'héroïne, du héros, sacrifice de la fiancée, victime expiatoire ; guerres, combats, les fiancés vendus comme esclaves ; fausse mort ; reconnaissance, non reconnaissance ; fausses trahisons, la

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LE CONTE Il y a travestissement burlesque, dans Candide, de cette configuration romanesque héroïque car s'il y a bien reprise, dans l'histoire de la vieille comme dans celle de Candide-Cunégonde, d'éléments qui en font partie : 1) la première rencontre n'est pas chaste mais fortement sexuée. 2) le point d'arrivée n'est pas le mariage de deux amants n'ayant subi aucune évolution : ni biographique (statut social), ni biologique (beauté originelle) mais le mariage entre un amant transformé socialement et n'ayant plus de désir) et une amante (dégradée socialement et physiquement). Trois procédés contribuent à la production de cet effet de sens : 1) L'inadéquation des discours au statut des personnages. Le romanesque de la scène des retrouvailles ne fait pas oublier au lecteur que sous le « voile » d'une femme tremblante et « majestueuse » se dissimule une femme ayant subi des sévices corporels (viol) et qui, comme il le saura bientôt, est une femme entretenue. 2) Le mélange hétérogène des genres. Au moment de la rencontre, les deux amants sont pris dans des espaces sémantiques diamétralement opposés. Candide, timide, faible, amoureux/courtois et chevaleresque, respectueusement « tombe à ses pieds ». Cunégonde, fidèle à ses connotations sexuelles initiales1 « tombe sur le canapé ». La juxtaposition d'une structure syntaxique identique (SN + V + GNP) mais sémantiquement contraire souligne le glissement burlesque du chevaleresque courtois au licencieux. D'autant plus que le jeu phonétique « PIEds »/« canaPE » rappelle la scène initiale où étaient liés « baiser »/« pied »/« dîner » (« Le lendemain après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravant ; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa, elle lui prit innocemment la main, le jeune homme baisa innocemment la main_ » (p. 145 : I) et annonce une scène ultérieure où seront liés « baiser »/« canapé »/« souper » (« les voilà qui se mettent tous deux à table ; et, après le souper, ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé ; ils y étaient quand le signor_ » (p. 163 : XIII). La référence au canapé renoue la fiction interrompue par le récit analeptique (chap. VIII) de Cunégonde. Ce faisant est mise en valeur une des fonctions de cette analepse : différer la scène de l'amoureux baiser, attendue par le lecteur du fait de la logique des actions (retrouvailles) et de la présence des signifiants « primaires » en E. Cette promesse chasteté et la fidélité mises à l'épreuve_ Le roman s'achève par l'heureuse union des amoureux dans les liens du mariage ». 1 « Cunégonde ». Les sèmes qui la constituent (« jeune », « fraîche », « grasse », « appétissante ») en font un objet de consommation. Amorce d'une liaison isotopique à suivre entre le sexe et la nourriture. La jeune fille sera effectivement fréquemment « consommée » au cours de l'histoire. Son nom redouble la description et programme ses aventures. L'archaïsme « gonde » évoque d'illustres princesses (Frédégonde_) et fait entrer la jeune fille dans la haute noblesse (voir l'allusion (p. 143 : I) à l'insuffisance des titres du père de Candide) « Cu(l) » et « ne(z) », parties charnues et avancées, la réduisant à un corps et, contaminant le suffixe « gonde », le donnent à lire comme une déformation germaniste de « con », mot, qui, si l'on en croit Le Robert, est attesté dans son sens de « sexe féminn » dès le XIIème siècle. En tant qu'elle est noble, Cunégonde sera poursuivie par Candide selon les règles du roman de chevalerie ; en tant qu'elle n'est qu'un corps, la jeune fille si bien nommée, sera soumise aux assauts d'épisodiques acteurs. Lieu privilégié, son corps reflètera la dégradation (beauté/laideur) de la classe à laquelle il appartient.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE fictionnelle est mise en valeur et rappelée à l'intérieur même de l'analepse au cours de l'unique intervention de Candide suivie de la promesse consécutive de Cunégonde (« le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont je porte encore la marque. - Hélas ! j'espère bien la voir, dit le naïf Candide. Vous la verrez, dit Cunégonde ; mais continuons_ » (p. 161 : VIII). La scène amoureuse étant à la fois appelée et différée, il se crée une tension propre à la technique du licencieux. Mais au moment où la tension est à son comble, le récit déçoit l'attente du lecteur en usant d'une ellipse (« déjà parlé ; ils y étaient_ »). Ainsi le licencieux, après avoir été l'instrument de contestation du chevaleresque, se trouve lui aussi contesté par l'ellipse du sexuel. 4) Les interventions du narrateur. « En disant cela il tira un long poignard dont il était toujours pourvu, et, ne croyant pas que son adverse partie eût des armes, il se jeta sur Candide ; mais notre bon Westphalien avait reçu une belle épée de la vieille avec l'habit complet. Il tire son épée, quoiqu'il eût les moeurs fort douces, et vous étend l'Israélite roide mort sur le carreau, aux pieds de la belle Cunégonde. "Sainte Vierge ! s'écria-t-elle qu'allons-nous devenir ? Un homme tué chez moi ! Si la justice vient, nous sommes perdus" » (p. 164 : IX).

Le lecteur assiste, ici, à l'affrontement entre Candide et l'opposant amoureux. Cependant, le combat, épisode romanesque par excellence, loin d'être exploité, est médiatisé par les interventions du narrateur : déictiques (« notre bon Westphalien » ; « vous étend ») ; commentaires (« quoiqu'il eût les moeurs fort douces_ ». Au terme de cette distanciation des événements, Candide ne peut apparaître comme un personnage héroïque. La réception magique de l'épée et de toute la panoplie du héros vont dans le même sens. Inversement, l'effarement de Cunégonde, ses réactions affectives, exprimées par les exclamations et les interrogations (suivies du terme « extrémité » dans les propos adjacents de Candide) relèvent de la rhétorique romanesque. Ils accentuent, par contraste, la déceptivité du combat. On retrouve l'hétérogénéité clivée entre des énoncés primaires distanciant et des énoncés rapportés relevant du romanesque. Autre indice de parodie, les interventions méta-textuelles du narrateur ou d'un personnage qui commentent la cohérence de la fiction en référence aux conventions romanesques établies. (Ex. « Je ne vous aurais même jamais parlé de mes malheurs, si vous ne m'aviez pas un peu piquée, et s'il n'était d'usage dans un vaisseau de conter des histoires pour se désennuyer. » (p. 175 : XII). Ex. « _jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous aller au courant ; une rivière mène toujours à quelque endroit habité » (p. 188 : XVII). Ex. « Mais, dit Candide, voilà une aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise. On n'avait jamais ouî conter que six rois détrônés soupassent ensemble au cabaret. - Cela n'est pas plus extraordinaire, dit Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrivées_ » (p. 233 : XXVII) (souligné par moi). Il reste à essayer de comprendre à quoi correspond l'intention parodique de Voltaire. On sait que, comme nombre de ses contemporains, Voltaire ne tenait pas le roman pour un genre légitimé : « Plusieurs philosophes s'étonnent que les hommes, ayant tant de choses à savoir et si peu de temps à vivre, aient le temps de lire des romans. On a déjà remarqué qu'excepté les Métamorphoses d'Ovide, qui sont la théologie des

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LE CONTE anciens, les Contes arabes, qui tiennent tous du merveilleux, et l'inimitable Arioste, plus admirable encore par le style que par l'invention, tous les autres romans ne présentent que des aventures bien moins héroïques, moins singulières, moins tragiques que celles dont nos histoires sont remplies. Il n'y a rien de si attachant dans les Cassandre, les Cléopâtres, les Cyrus, les Clélie, que les événements de nos derniers siècles »1. « _Je ne crois pas parce que le frivole est bien reçu que la nation n'aime que le frivole. Les livres sensez et instructifs ont un sucez plus durable, ils passent à la postérité et les petits romans sont bientôt oubliez_ et on ne lira pas plus les Confessions du comte de (de C. P. Duclos) que les honnêtes gens ne lisent celles de St Augustin » (janvier 1742). « Au reste, on est bien éloigné du vouloir donner ici quelque prix à tous ces romans dont la France a été et est encore inondée ; ils ont presque tous été, excepté Zaïde, des productions d'esprits faibles qui écrivent avec facilité des choses indignes d'être lues par les esprits solides ; ils sont même pour la plupart, dénués d'imagination, et il y en a plus dans quatre pages de l'Arioste que dans tous ces insipides écrits qui gâtent le goût des jeunes gens ».

Il est alors compréhensible que Voltaire ait élargi sa satire philosophicoidéologique et sociale aux formes romanesques. On sait aussi que Voltaire a évolué dans ses représentations de la valeur du romanesque et qu'il appréciait un auteur comme Hamilton dont les procédés d'écriture sont très proches de ceux utilisés par Voltaire dans ses contes : Déjà en 1705, Hamilton proposa, dans Le Bélier, le type de narrateur autoréflexif qui apparut aussi dans les romans de Marivaux_ Cette façon d'écrire s'est maintenue jusque dans ses derniers contes sous la forme de commentaires humoristiques de l'action et de critiques des exploits attribués aux personnages. Il y a aussi des passages qui parodient certains procédés littéraires_ On doit à Hamilton, en tant qu'écrivain trois procédés majeurs qui seront particulièremnt utilisés dans le futur conte philosophique : il rend le lecteur attentif à la présence du narrateur en utilisant épisodiquement le « je » ; il commente ironiquement les personnages et les actions de l'histoire, sa critique et sa parodie s'étend à des sujets dépassant le simple fait de raconter. Voltaire lui-même a remarqué et apprécié les formes d'humour employées par Hamilton dans ses contes. Dans le catalogue des écrivains français qui suit Le siècle de Louis XIV, Hamilton est présenté comme « le premier qui ait fait des romans dans un goût plaisant, qui n'est pas le burlesque de Scarron »2.

On sait enfin que Voltaire s'est interrogé sur la force persuasive du romanesque, bien plus puissant, pour la diffusion des idées, que les traités philosophiques. Aussi le même homme qui écrivait : « _je vous réponds que si j'ai fait des romans, j'en demande pardon à dieu ; mais tout au moins je n'y ai jamais mis mon nom, pas plus qu'à mes autres sottises » (1764).

recommandait à son ami Marmontel :

1 Extrait de la Gazette littéraire (1764), cité par david WILLIAMS, « Voltaire on the sentimental novel », Studies on Voltaire, volume CXXV, 1975, p. 121. 2 Vivienne MYLNE, opus cité, p. 1067. Voir aussi « Voltaire’s thoughts on prose fiction » par Ahmad GUNNY, Studies on Voltaire, CXL, 1975.

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DESCRIPTION SÉMIOTIQUE D'UN CONTE PHILOSOPHIQUE : CANDIDE « Vous devriez bien nous faire des contes philosophiques, où vous rendriez ridicules certains sots et certaines sottises, certaines méchancetés et certains méchants ; le tout avec discrétion, en prenant bien votre temps et en rognant les ongles de la bête quand vous la trouverez un peu endormie » (1764).

et écrivait dix ans plus tard, dans une lettre adressée à la Bibliothèque universelle des romans : « Vous rendez un vrai service, messieurs, à la littérature en faisant connaître les romans, et on a une vraie obligation à m. le marquis de Paulmy de vouloir bien ouvrir sa bibliothèque à ceux qui veulent nous instruire dans un genre qui a précédé celui de l'histoire. Tout est roman dans nos premiers livres, Hérodote, Diodore de Sicile, commencent tous leurs récits par des romans. L'Iliade est-elle autre chose qu'un beau roman en vers hexamètres ? et les amours d'Enée et de Didon dans Virgile, ne sont-ils pas un roman admirable ? Si vous vous en tenez aux contes qui nous ont été donnés pour ce qu'ils sont, pour de simples ouvrages d'imagination, vous aurez une assez belle carrière à parcourir. On voit dans presque tous les anciens ouvrages de cette espèce, un tableau fidèle des moeurs du temps. Les faits sont faux, mais la peinture est vraie » (1775).

Candide serait donc une forme de compromis entre deux attitudes contraires chez Voltaire : son rejet et son intérêt pour le romanesque. Ce qui expliquerait que la configuraiton narrative soit à la fois traitée comme un objet de dérision (parodie) et comme un moyen d'expression des idées philosophiques. PETITJEAN André Université de METZ

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CONTE ET HERMÉNEUTIQUE

Le présent travail s'inscrit dans une problématique soulevée par l'étude d'un type spécifique de contes : il ne s'agira pas pour nous de rendre compte de l'infinie variété que recouvre le genre que l'on dénomme ainsi, mais de proposer quelques réflexions informelles à partir d'un sous-secteur que l'on range communément dans la rubrique « conte littéraire ». A l'intérieur de cette rubrique nous nous intéresserons plus particulièrement au conte latino-américain contemporain. Les auteurs du continent sud-américain, en effet, ont abondamment cultivé ce genre d'écriture qui doit leur paraître, pour des raisons qui restent à déterminer, le meilleur registre d'expression pour rendre compte de leur univers. La qualité et le rayonnement de ces œuvres suffisent amplement à prouver qu'ils ont atteint leur but : les noms de Borges, Cortazar, Garcia Marquez ou Rulfo sont connus de tout le monde et tous ces auteurs ont écrit des contes et théorisé sur ce genre. A partir de ce matériau de base, qui nous servira surtout ici (pour des raisons de concision) de référence implicite, nous ferons le pari que les problèmes posés par la lecture et l'interprétation de ces œuvres peuvent nous conduire à approcher une sorte d'essence du conte latino-américain, lequel se caractérise par un appel systématique à l'activité herméneutique. Cette dernière est en quelque sorte constitutive de sa signification : si l'étude de l'organisation interne du monde des signes est un passage obligé, le conte implique un faire supplémentaire décisif de la part du lecteur pour que les signes touchent au monde, comme dirait Paul Ricœur. ÉTUDE D'UN EXEMPLE : LA SIESTA DEL MARTES (GARCIA MARQUEZ)1. Pour illustrer notre propos, nous partirons d'un exemple concret : La sieste du mardi de Gabriel Garcia Marquez. Considéré longtemps par son auteur comme son meilleur conte, ce dernier est d'une extrême simplicité au plan de la trame : sous une chaleur étouffante, une grand-mère et sa petite fille se rendent en train vers un village, situé de l'autre côté des grandes plantations de banane, pour se recueillir sur la tombe d'un certain Centeno, fils de la grand-mère et père de la petite fille. L'homme en question a été froidement abattu par une veuve esseulée du village, alors qu'il maraudait autour de sa maison. Arrivées en pleine chaleur, les deux femmes troublent d'abord la sieste du curé pour obtenir la clé du cimetière et bientôt celle du village entier qui s'agglutine, curieux et menaçant à la fois, autour de la maison paroissiale, au moment même où grand-mère et petite fille sortent pour déposer leur 1 in Garcia Marquez, G. : Los funerales de la Mama Grande, Barcelona, Bruguera, 1983.

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LE CONTE bouquet sur la tombe. Un danger imminent plane sur elles, puisque le curé leur conseille une discrète sortie par la porte arrière _ Le conte n'en dit pas plus, abandonnant lâchement le lecteur au moment crucial : cette chausse-trappe narrative l'invite bien entendu à déployer une activité intellectuelle renouvelée pour remplir comme il le pourra ce vide sémantique frustrant. Si le conte ne vaut pas par ce qu'il raconte, il doit bien valoir par ce à quoi il renvoie, hors de la tentation de référentialisation immédiate. L'immédiateté déceptive rend l'histoire en tant que telle insignifiante si nous n'introduisons pas un (ou des) système(s) interprétant(s) entre l'unité textuelle et ses significations. A l'inverse du roman qui développe longuement ses thèmes autour de multiples noyaux récurrents, le conte ne donne pas les clefs de sa lecture : il appartient au lecteur de se projeter sur de simples indices pour construire ces mêmes clefs. De là l'importance capitale des apparents « détails » du conte : ces derniers, qui pourraient passer pour un simple registre du descriptif, censé donner une impression de réalité, fonctionnent au fond comme autant de symboles ou même d'allégories renvoyant à un univers plus vaste dont le conte n'est qu'un fragment, une cristallisation. Pour employer un concept rhétorique, on pourrait dire que le conte fonctionne comme une double synecdoque : fragment qui se veut condensation représentative d'un univers englobant, il choisit encore le détail comme élément déterminant dans l'élaboration du sens. Cette miniaturisation implique bien évidemment un risque pour qui voudrait assigner une signification précise et unique au conte : la remontée du détail particulier significatif à la généralité universelle ou tout au moins globale suppose une induction où le particulier l'est beaucoup trop pour permettre de fixer à coup sûr à l'aide du seul texte une signification générale. C'est sans doute la raison pour laquelle le conte nécessite plus que n'importe quel autre genre un horizon culturel partagé pour délivrer des sens pleins et stables. Il faut remarquer que l'absence de cette connivence n'empêche pas forcément sa lecture et sa réception. La nécessaire projection du lecteur permet au contraire au conte de poursuivre une existence multiforme, pour autant que sa structure signifiante ouvre la possibilité de lui conjoindre des systèmes culturels variés. En d'autres termes, sa pérennité et sa force tiennent à sa construction, à son essence fragmentaire et condensée : libre dans son activité herméneutique expansive (disons plus libre qu'ailleurs _), le lecteur joue dans une dynamique du plaisir à s'approprier le sens en fonction de ses propres catégories, autant au moins qu'en fonction des catégories du conte. Pour en revenir à La sieste du mardi, je peux sans mal opérer une rationalisation du conte dans le sens socio-historique : en observant les détails, je découvre en effet que le trajet effectué par la grand-mère et la petite fille est un double du trajet que le père a effectué avant elles. La description physique du père, avec sa ceinture faite d'une vulgaire ficelle et les remarques sur la pauvreté qui fonctionnent comme autant d'adjectivations accompagnant dans le texte les deux personnages féminins peuvent me permettre de voir dans ce fragment une sorte d'allégorie du chemin de la pauvreté, atavique (puisque trois générations sont 186


CONTE ET HERMÉNEUTIQUE réunies), et inexorable (puisqu'il y a un train, qui comme chacun sait est à l'abri des menaces de détournement). Ce chemin conduit vers la violence et la mort, dans une progressivité que la description du voyage rend de plus en plus étouffante, jusqu'au climax final qui nous laisse sur une impression d'angoisse non résorbée. Rien ne m'empêche non plus de songer que ces plantations de banane sont colombiennes, puisque l'auteur du conte l'est aussi _ Et ainsi de suite. Par le relais des divers systèmes qui structurent ma connaissance du monde, je pourrai progressivement faire éclater le noyau du conte vers une myriade d'électrons qui graviteront ainsi autour de lui. LE CONTE COMME DIALECTIQUE DU PARTICULIER ET DU GÉNÉRAL Le conte renvoie manifestement à autre chose qu'à lui-même. Cet aspect spécifique constitue la base de l'art poétique du conte pour nombre d'auteurs latinoaméricains. Julio Cortazar emploie la comparaison suivante dans l'un de ses articles théoriques sur le genre : Je ne sais pas si vous avez déjà entendu un photographe professionnel parler de son art ; en ce qui me concerne, j'ai toujours été surpris par le fait qu'il s'exprime de la même façon que pourrait le faire un auteur de contes à bien des égards. Des photographes de la trempe d'un Cartier-Bresson ou d'un Brassai définissent leur art à l'aide d'un paradoxe apparent : celui-ci consiste à découper un fragment de la réalité, en lui assignant des limites déterminées, mais de telle manière que cette découpe agisse comme une explosion qui ouvre en grand une réalité beaucoup plus vaste, comme une vision dynamique qui transcende spirituellement le champ embrassé par l'objectif1.

Cette explosion du conte détermine une sorte de symétrie parfaite dans l'acte de communication :

UNIVERS

Concentration

ÉCRITURE

CONTE

Explosion

UNIVERS

LECTURE

Le schéma ci-dessus rend compte au niveau graphique du phénomène d'extrême tension que constitue le conte : il n'est pas sans rappeler étrangement certains éléments fondamentaux de la psycho-mécanique de Gustave Guillaume. D'où l'idée que le conte est peut-être la forme narrative la plus proche du mécanisme de constitution de la langue à partir du flux continu de la pensée. Rappelons ici simplement que selon Guillaume, la pensée est mouvement global, flux continu, nébuleuse informe, qui comme telle n'est pas exprimable. Pour 1 Cortazar, J. : Revue Casa de las Américas, n° spécial, « Diez años de la revista Casa de las Américas » : 1960-1970, p. 180. (Traduit par nous).

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LE CONTE exprimer cette pensée, il faut la mettre en forme, c'est-à-dire arrêter le flux continu pour le scinder en unités de signification. Ce passage se fait selon un certain nombre de coupes (on pensera ici aux découpes de Cortazar) : grâce à ces coupes, la pensée délimite en elle-même, au sein de son activité, certains grands procès. Dans ce nouveau cadre, la langue devient un système de schèmes dynamiques, un système de mouvements conceptuels. Comme exemple de ces mouvements, et au niveau le plus fondamental, Guillaume cite celui qui va de l'universel au particulier, et son pendant symétrique, allant du particulier à l'universel.

Point de tension UNIVERSEL

PARTICULIER

UNIVERS

maximale UN

LE MOUVEMENT DE LA PENSÉE

Le conte pourrait donc représenter cette tension due à un mouvement fondamental de la pensée qui bloque son continuum pour atteindre à l'expression : il deviendrait par là l'opération minimale instituant les systèmes de la pensée, de la narration et de la langue. Rien d'étonnant à partir de là que nombre d'auteurs, tel Garcia Marquez (mais ce n'est qu'un exemple), aient entamé leur carrière d'écrivain par le conte (opération minimale) pour passer ensuite au roman (assemblage d'opérations). Ils n'ont fait que reproduire à l'échelle d'une existence l'évolution probable d'une humanité. Nous pouvons remarquer de surcroît que la stratégie interprétative globale poursuit, selon qu'il s'agit d'un roman ou d'un conte, le mouvement de la pensée signalé ci-dessus. a) Cas du roman : ROMAN

UNIVERSEL

188

PARTICULIER


CONTE ET HERMÉNEUTIQUE L'analyse de l'œuvre consiste à ramasser dans la diversité et la multiplicité des pans thématiques ou des noyaux narratifs : à partir d'une périphérie, on part à la recherche d'un centre.

Herméneutique endocentrique

(fermeture + codification)

b) Cas du conte

PARTICULIER

UNIVERSEL

L'analyse consiste à rechercher une périphérie à partir d'un centre.

Herméneutique endocentrique

(fermeture + codification)

On peut constater que le peu d'intérêt littéraire manifesté pour le conte dans nos pays du vieux continent a quelques causes objectivables. Déduire des valeurs particulières et stables à partir du système général d'un roman ne pose aucun problème à des esprits marqués du sceau de la déduction cartésienne. Par contre, l'induction risquée ou même souvent la transduction que requièrent le conte sont considérées comme des opérations logiques de moindre valeur. Face à ce dilemme, on a vu ressurgir un intérêt théorique pour le conte à partir du moment où des 189


LE CONTE approches rationalisantes ont permis de le traiter dans la même perspective que celle que nous signalions pour le roman ; les recherches de Propp, par exemple, supposent à nouveau la recherche d'un centre stable, issu de l'étude d'une périphérie constituée par un cycle de contes. Le détour par les sciences humaines a permis de retrouver un cadre apte à généraliser ce particulier dont on ne savait trop que faire dans un monde où il n'y a de science que du général1. La préoccupation des auteurs latino-américains, cependant, lorsqu'ils font appel à ce genre, est toute autre : leur volonté de recourir au fragment et à l'unique est motivée par l'intime conviction que dans un monde (le leur) qui échappe aux règles courantes de la rationalité ainsi qu'aux valeurs communément admises, les canons de l'écriture et du sens sont à reconsidérer. Ils en reviennent donc tout naturellement au genre premier de l'élaboration du sens et de la langue : ils en reviennent à ces brefs éclairs où la pensée tente de se constituer en se fabriquant une expérience du monde au contact immédiat de la vie. Dans cet effort et ces tensions se crée du même coup un langage. Les grandes synthèses, les tranches de vie sont une phase seconde par rapport à cette quête première, qui fixe la langue d'une parole à venir. LE CONTE COMME PARABOLE Le conte littéraire latino-américain se caractérise, comme nous l'avons vu, par une extrême tension, au sens Guillaumien du terme. Son caractère d'unité brève semble rendre plus aisée ce que les spécialistes de l'argumentation appellent la schématisation2 : il s'agirait donc d'un genre où le calcul argumentatif reste étroitement conduit d'un bout à l'autre. Ce dernier trait n'est certes pas exclusif du conte, mais le différencie du roman où l'évolution des personnages en cours de parcours, par exemple, échappe partiellement à l'auteur, ainsi que l'affirment nombre d'écrivains. C'est ainsi que l'extrême condensation, la représentation discursive singulière des représentations mentales complexes oblige le récepteur à pratiquer une sorte de transcodage, une conversion allant d'un micro-univers sémiotiquement fermé à un macro-univers herméneutiquement ouvert. Ce mécanisme de lecture, qui est en quelque sorte réinscription de la sémiotique textuelle immédiate dans une (ou des) sémiotique(s) du monde se trouvait déjà dans des œuvres du Moyen-âge. Todorov remarquait par exemple à propos de la Queste du Saint Graal : A peine une aventure est-elle achevée que son héros rencontre quelque ermite qui lui déclare que ce qu'il a vécu n'est pas une simple aventure, mais le signe d'autre chose3.

Face au conte littéraire latino-américain, il nous appartient de jouer les sages ermites nous-mêmes : si le conte est nécessairement signe d'autre chose, il nous

1 L'intitulé de l'une des questions du programme de l'agrégation d'espagnol de 1987, qui porte sur le conte, est à ce titre révélateur : « Techniques narratives et représentations du monde ». Une « technicité » peu coutumière s'est glissée dans cette seule question. 2 Par son discours, A construit pour B, et devant lui, une représentation discursive de ses représentations mentales. 3 Todorov, T. : Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 131.

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CONTE ET HERMÉNEUTIQUE revient à nous, pauvres lecteurs errant dans un monde où le sens ne dépasse plus le stade de la mosaïque, de décrypter la parabole. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : dans le cas du conte de Garcia Marquez qui nous a suggéré ces réflexions, nous avons vu qu'une certaine frustration de lecture était introduite par cette absence de fin. Si grâce aux indices trouvés dans le conte (par toutes les approches que l'on voudra) nous pouvons attribuer un sens, quelque part, à cette absence, alors, nous sublimerons notre frustration dans un travail herméneutique qui rétablira un sens « plein » là où s'était glissé un vide. Cette non-fin, dans le conte en question, nous pouvons l'expliquer par une intention : celle de renvoyer à une situation socio-historique où le cycle infernal de la violence est précisément sans fin, et couve depuis des temps immémoriaux. Cette interprétation est une interprétation, susceptible d'être remplacée ou complétée par d'autres qui seraient autant de réinscriptions dans des univers sémiotiques différents. A chaque fois, le même phénomène se reproduirait : la lecture parabolique substituerait à l'issue narrative déceptive une issue cognitive euphorique. Au plaisir du conte dans lequel on reconnaît et satisfait des pulsions fondamentales se substitue celui de la lecture où l'on découvre des procédés d'écriture et de représentation du réel. Cette dernière forme de plaisir est l'apanage des sociétés évoluées où le sur-moi prend une place de plus en plus forte, au détriment des autres strates psychiques de l'individu1. A la ritualisation du conte folklorique reçu parce qu'assis sur des schématisations connues et acceptées de tous, s'est substituée une herméneutique indispensable qui rétablit un contrat de lecture selon des contraintes stratégiques en prise sur les savoirs du moment. Paradoxalement, ce glissement lui a fait retrouver sa fonctionnalité en tant que tentative de fixation du sens dans un monde où les schématisations reçues se révèlent inopérantes. Le conte est redevenu ce qu'il était à l'origine : un récit condensé voisin du mythe, par lequel une communauté s'explique le réel. Dans ce nouveau cadre, notre appropriation du conte est ambivalente. Jouant sur nos attentes psychiques profondes, il nous invite à le lire d'un trait (à le dévorer = appropriation primaire) ; jouant sur nos préconstruits culturels, il nous invite à le méditer (= appropriation médiate). Au niveau de l'étude littéraire, c'est là que sémiotique et herméneutique se rejoignent et se conjoignent.

1 Cf. Marcuse, H. : Eros et civilisation, Paris, Seuil, col. Points, 1974, p. 32-60. (Chapitre : « L'origine de la répression chez l'individu ».)

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LE CONTE Sémiotique interne

Sémiotique externe

du conte

du monde

PARTICULIER

GÉNÉRAL

Discours de l’isomorphisme = HERMÉNEUTIQUE

CONCLUSION Le conte en tant que genre littéraire ne se laisse pas appréhender facilement : les définitions que l'on tente d'en donner n'apparaissent vraiment jamais satisfaisantes dans la mesure où elles n'en sont pas exclusives. Le seul critère - même s'il est relatif - définitoire acceptable reste souvent celui de la longueur du texte. Même si ce dernier critère ne comble pas toutes nos attentes en la matière, il nous semble au terme de ce parcours que le caractère court et condensé du conte est déterminant pour comprendre pourquoi ce dernier suppose une écriture/lecture éminemment participative, qui engage et implique profondément l'activité individuelle. Pour éclairer ce dernier point, nous nous réfèrerons aux travaux de Piaget : Tant que l'interaction du sujet et de l'objet se présente sous la forme d'échanges de faible amplitude (_), l'univers apparaît comme dépendant de l'activité propre, bien que celle-ci s'ignore en tant que subjectivité. Dans la mesure, au contraire, où l'interaction s'amplifie, le progrès de la connaissance dans les deux directions complémentaires des choses et du sujet permet à celui-ci de se situer parmi celles-là comme une partie dans un tout cohérent et permanent1.

Voilà qui suffirait peut-être à comprendre pourquoi on lit un conte d'un trait, alors que forts de notre permanence et de la sienne, nous refermons tranquillement un roman en remettant à plus tard la jouissance de découvrir sa fin. Au delà de ces considérations annexes, ce qui importe, c'est qu'aussi bien du côté de l'écriture que de celui de la lecture, le conte reste structurellement beaucoup plus près de nos opérations mentales premières (et donc les plus solidement implantées) que des genres dits plus élaborés. Le plaisir irremplaçable que l'on éprouve face à une histoire bien racontée ne s'explique pas autrement que par cette remontée vers les tréfonds de notre psyché. Jouant de ces données fondamentales, le conte est la forme de recherche du sens et de soi la plus active et la plus profonde. Loin de nous donner comme le mythe des leçons de vie, il nous fait repasser inlassablement par l'étape constitutive du stade du miroir. BOIX Christian Université de Dijon

1 Piaget, J. : La construction du réel chez l'enfant, Neuchatel, Delachaux et Niestlé, 1937, p. 361.

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ÉTOILES ET NOISETTES RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE ET NON-VERBALE DU FIGURATIF

Le conte populaire qui fut l'objet du Colloque d'Albi 1986 se caractérise entre autres, par la persistance de certaines figures parmi lesquelles l'étoile et la noisette dominent dans le conte populaire français comme le montre l'étude de J. Courtés1. Une telle récurrence ne peut manquer de frapper l'attention du lecteur curieux de justifier la sélection des formes culturelles par leur enracinement dans un fond de croyances communes en ce qui concerne la destinée humaine et sa signification. Cependant, dans un domaine apparemment tout différent, celui du portrait maniériste en miniature, l'analyse du figuratif et de ses relations avec le cadre conduit à mettre en lumière d'autres « étoiles » et d'autres « noisettes ». 1. ÉTUDE D'UN MÉDAILLON DE 16OO ENVIRON Nous étudierons à titre d'exemple un médaillon anglais des années 1600 qui célèbre la défaite de l'Armada espagnole en 1588 ; il fut donné par la reine Elisabeth Ière d'Angleterre à son conseiller privé Sir Thomas Heneage entre 1590 et 16002. Ce médaillon est d'une grande richesse. (Fig. 1). Il comporte deux faces externes (1a et 1b) dont l'une s'ouvre à la manière d'un couvercle (1b), ce qui situe d'emblée la miniature à l'intérieur (1c) comme contenu par rapport au contenant qui la protège des intempéries et du soleil. Fermé, ce médaillon est ovale et relativement plat ; il rappelle ainsi davantage l'amande par sa forme que la noisette, encore qu'il existe des pendentifs en or émaillé de cette période dont la forme imite une coquille de noix, et qui recèlent un calvaire sculpté en miniature3. Le rapport entre les deux faces externes est suffisamment complexe pour mériter une étude séparée avant d'envisager leur rapport avec l'intérieur du bijou.

1 Notre étude s'appuie sur l'ouvrage de J. COURTES, Le conte populaire : poétique et mythologie, Paris PUF, 1986. 2 J. E. NEALE, Queen Elizabeth I, (1934), éd. Penguin, 1971, p. 287-305. Catalogue de l'exposition Princely Magnificence. Court Jewels of the Renaissance, 15OO-1630, Londres, Debrett et Victoria & Albert Museum, 1980, n° 38. 3 Yvonne HACKENBROCH, Renaissance Jewellery, New York, Sotheby et Metropolitan Museum, 1979.

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LE CONTE Tout d'abord, le médaillon n'est pas porté indifféremment sur l'une ou l'autre face, mais le couvercle qui se soulève de bas en haut se porte caché, comme un envers, tandis que la partie fixe au moment où le médaillon s'ouvre, et qui constitue donc un fond stable, est justement celle qui se porte montrée, comme un endroit. Le modèle qui sert à cette répartition des deux faces en envers et endroit est celui de la médaille, à l'endroit de laquelle se trouve le portrait, et à l'envers de laquelle se trouve la devise. Contrairement à l'organisation ordinaire d'un reliquaire ou même d'un retable, le volet qui masque l'image à l'intérieur ne coïncide pas avec l'endroit du contenant, mais avec son envers, ce qui entraîne une manipulation supplémentaire au moment de l'ouverture. D'emblée le destinataire du médaillon est mis en devoir d'acquérir une compétence, un savoir faire qui comporte des manipulations, et non seulement l'observation et la lecture. Ce médaillon présente différentes « modulations » de l'espace1, qui témoignent d'une conception très élaborée de la notion même d'objet. La manipulation est une mise en acte du principe même du médaillon, car le fait d'ouvrir correspond à l'idée d'un contenant et de son contenu, et cela sans passer par le langage, alors que celui-ci est au contraire essentiel en ce qui concerne l'emblème sur le couvercle. (Fig. 1. b) En effet, les emblèmes du XVI° siècle sont des ensembles signifiants dans lesquels entrent en relation une devise et une illustration de celle-ci, ce qui suppose que l'image fait l'objet d'une lecture, c'est-à-dire d'une transposition dans le langage, à laquelle la devise sera comparée. Sur ce médaillon, on distingue une Arche d'Alliance sur des flots agités, navigant sous un ciel d'orage. Autour de l'image, sur le cadre ovale, on lit la devise : SAEVAS TRANQUILLA PER UNDAS (Tranquille sur les vagues furieuses). L'arche de cet emblème est en soi un contenant qui rappelle le coffre des contes populaires français, lequel va sous terre ou par mer et contient de beaux habits, ou même, pour le coffre de verre, une belle princesse2. Son contenu « merveilleux », c'est le texte de l'Alliance grâce auquel les événements prennent un statut miraculeux. Car cet emblème célèbre un événement, celui de la victoire anglaise et de la défaite espagnole, les galions ayant sombré du fait d'une tempête dévastatrice, tandis que l'île d'Angleterre, telle un vaisseau, a « traversé » saine et sauve. La devise s'applique à la fois à la tempête bénéfique, à l'insularité de l'Angleterre et au rapport « biblique » d'alliance entre Elisabeth 1ère et son Dieu car elle est chef de l'église anglicane. Un jeu sémantique sur la polysémie de « per » articule ce faisceau de valeurs distinctes, puisque l'énonciataire peut lire à la fois « malgré la tempête » et « grâce à la tempête ». La figure de l'arche est insérée dans un système sémantique fondé sur une caractéristique du langage, à savoir la pluralité des signifiés. En outre, en ce qui concerne l'image de l'arche, la polysémie se fonde sur des référents culturels, c'est-à-dire le texte de la Bible, le texte fondateur de l'église anglicane, et le récit des vainqueurs après la déroute de l'Armada. L'image emblématique entre donc

1 Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 169. 2 COURTES, op. cit. p. 127-8.

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… dans un rapport « métonymique » avec ces textes, puisqu'elle en représente un mot central : « alliance »1. Tout à l'opposé de l'emblème ornant le couvercle, non seulement du point de vue littéral puisque nous avons dit que l'un était l'envers et l'autre l'endroit, mais aussi du point de vue de l'utilisation du figuratif, se trouve la face ornée d'un profil en or ciselé sur un fond en émail bleu sous un verre bombé. (Fig. 1. a) Au lieu de souligner le rapport entre le portrait et un événement, cette composition se signale par un effet de « camée », c'est-à-dire la réduction des éléments figuratifs à un système en deux tons, les deux plages chromatiques ainsi délimitées ne coïncidant pas avec le plan figuratif. Par exemple, le teint du visage et les cheveux ont la même couleur, tout comme la robe (noire) est de la même couleur or que la fraise (blanche). La bi-chromie force ainsi un décalage sensible entre le figuratif iconique constitué par l'ensemble : visage, cheveux, col, robe et le figuratif chromatique jaune et bleu. Cette répartition de la surface ovale en deux plages imbriquées l'une dans l'autre, puisqu'elles ont toutes deux une moitié de la circonférence, polarise l'espace ovale. C'est-à-dire que la bi-chromie organise le figuratif iconique (personnage + ciel) sur une dimension plus abstraite et propre à l'espace perçu, celle du fond et de la forme. En situant l'énoncé à un niveau abstrait, la composition propose un modèle binaire où s'encastre aussi bien ce qui relève de l'espace perçu que ce qui relève des valeurs fondamentales, « axiologiques », de la culture. L'hypothèse à laquelle nous nous référons ici est que l'articulation binaire de type paradigmatique est spatiale autant que conceptuelle. L'énonciataire peut faire jouer sa compétence à manipuler des objets abstraits, des concepts binaires, en les superposant à son gré sur la structure spatiale qui lui est proposée. L'organisation sémantique relève de l'homologation2, c'est-à-dire d'un rapport analogique entre les symboles culturels, axiologiques ici, et les catégories du monde naturel présentées ici comme binaires. Au jaune et au bleu répondent non seulement, nous l'avons dit, le fond et la forme (c'est-à-dire le fond ou la forme, d'un point de vue paradigmatique), mais aussi des oppositions telles que le jour et la nuit, la terre et le ciel, le chaud et le froid. On rappellera les sources culturelles impliquées ici : la culture classique, pour laquelle l'or est à l'éternité ce que le bleu est à l'empyrée, mais aussi l'art émaillé carolingien, où l'or est à la figure ce que l'émail est au fond. La simplicité du « camée » entraîne une multiplication des homologations ayant pour caractéristique l'instantanéité et la co-présence dans un même espace. Plutôt qu'un signifiant relevant du langage verbal, ce système signifiant se caractérise par un repérage spatial de type non-verbal, mais tout aussi intelligible, et fondé essentiellement sur le repérage d'un fond et d'une forme, ici dû à la relation

1 A. J. GREIMAS, J. COURTES, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 174, « une unité phrastique donnée est substituée à une autre unité qui lui est liée ». Cf. Aussi Michel LE GUERN, « Processus métonymiques dans la présentation emblématique des passions », Actes du Colloque d'Albi, Langages et Signification, Toulouse, Publications de l'Université de Toulouse-le-Mirail, 1980, p. 192-205. 2 Dict., op. cit., p. 174, "une formulation rigoureuse du raisonnement par analogie. Étant donné la structure A : B : : A’: B', A et A’ sont dits homologues par rapport à B et B »'.

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LE CONTE d'emboîtement au centre amorcée dès la périphérie où l'or interrompt le bleu sur la moitié inférieure. Au contenant représenté par l'arche de l'emblème - dont le contenu reste invisible - s'oppose ici la co-présence du contenant et du contenu, ces « inséparables » sémantiques (selon l'opposition explicite/implicite) étant spatialisés. Ainsi la relation contenant/contenu qui définit le médaillon en lui-même est-elle également repérable dans ce bijou sur les deux faces extérieures, et cela sur deux modes fort différents. L'intérieur du médaillon est plus subtil mais n'inaugure pas de troisième système de signification. Sur la face interne (1. d) du couvercle sur lequel se trouve l'arche (1. b), un décor en or émaillé, également de nature emblématique, représente une rose Tudor entourée d'une couronne de feuillage. Il s'agit de deux tiges croisées en leur extrémité en haut et en bas à la manière d'une couronne de laurier, tandis que leurs feuilles sont celles d'une rose. En italiques, on lit en forme d'encadrement ovale : « Hei mihi quod tanto virtus perfusa decore non habet eternos inviolata dies »1. Il s'agit de la transposition sur le mode intime2 de la problématique de la « traversée », car « non habet_dies » est comme l'envers dé-sémantisé, « vraisemblable », de la traversée miraculeuse de l'endroit : « tranquilla ». (Cf. note 26) D'un point de vue sémantique, on trouve ici les paires or/bleu, chaud/froid ou jour/nuit. La relation entre l'or et le chaud ou le jour d'un côté et entre le bleu émail et le froid ou la nuit de l'autre s'appuie sur les sèmes communs : chromatisme (or/bleu), température ou luminosité. Il existe ici une sorte de conversion entre ces trois dominantes, de manière à ce que le phéno- mène a-chromatique de la luminosité, par exemple, soit rendu visible par le plan chromatique, ou l'impression tactile soit traduite en une impression visuelle. Le rapport entre l'extérieur (1. b) du médaillon et l'intérieur (1. d) en ce qui concerne le couvercle que l'on soulève, invite le destinataire à comparer le caractère général du premier au caractère particulier du second, mais aussi à comparer la transformation exceptionnelle d'une situation périlleuse en victoire à la destinée universelle inéluctable. Il s'opère de ce fait une référentialisation de l'extérieur et de l'intérieur du couvercle3 due à la contigüité des deux emblèmes accolés dos à dos, fondée sur un repérage visuel puisque les deux calligraphies s'opposent tandis que le fond or et les éléments émaillés qui le décorent relèvent d'une technique similaire, 1 « Hélas, que tant de vertu toute pénétrée de beauté ne puisse rester inviolée pour toujours ». 2 La source de ce texte est donnée par Roy C. Strong dans le catalogue de l'exposition Artists of the Tudor Court. The portrait miniature rediscovered. 1520-1620, Londres, Thames & Hudson et Victoria & Albert Museum, 1983, n° 208. Il fut publié dans un recueil de poèmes de 1567 ; l'allusion à la rose Tudor se complique d'une allusion à Elisabeth comme rose de la beauté, c'est-à-dire le modèle de la beauté idéale. 3 Denis BERTRAND, L'espace et le sens, Paris-Amsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 32. L'auteur propose d'appeler référenciation ce qui relève de la construction sémantique du figuratif [iconique] et de l'énonciation, et référentialisation ce qui relève des relations intérieures au discours, donnant pour exemple la référentialisation anaphorique. Nous adopterons cette terminologie ici, car le problème qui peut être posé à propos de l'énonciation qui ne relèverait pas de la référenciation interne, ce qui est une objection importante, n'est pas abordé directement dans notre présente étude.

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… quoique le chromatisme choisi soit aussi le lieu d'un contraste bleu (l'arche) et rouge (la rose). Ainsi deux images qui relèvent du langage verbal puisqu'il y a écriture et illustration de celle-ci (c'est-à-dire elle-même sujette à la transposition verbale) sontelles en relation d'opposition l'une à l'autre selon un mode non verbal fondé sur des repères visuels : la couleur, la forme, alors même que le degré d'iconicité de ces images est différent, puisqu'à l'action de traverser, de naviguer, ne correspond aucune action (dans l'emblème de la rose), mais une simple juxtaposition d'unités empruntées au monde végétal (encore qu'on puisse admettre que la rose « pousse » sur l'une des tiges ?). (Fig. 1. b et 1. d). La miniature qui se trouve à l'intérieur est le contenu sur lequel s'ouvre ce couvercle ; c'est elle qui est révélée, rendue visible pour quelques brefs instants privilégiés. Le couvercle remplit une fonction analogue à celle du rideau au théâtre, ou de la porte du tabernacle ; le rapport du contenant au contenu est ici celui d'une désignation, et la compétence du destinataire est de l'ordre du « reconnaître »1. La compétence manipulatoire du destinataire se double d'une compétence verbale, puisqu'il lui faut lire les devises, et d'une compétence analogique, puisqu'il lui faut reconnaître les ressemblances et les différences entre une face et l'autre, et enfin, reconnaître le portrait en miniature. Le nom du personnage ne figure pas sur la miniature comme on pourrait s'y attendre mais au dos de celle-ci, c'est-à-dire sur le fond émaillé bleu du médaillon2, dont il a été dit plus haut que la référence à un personnage historique était par ailleurs nulle. Par contre, la miniature fait référence à un événement par la technique employée, car celle-ci présuppose un portrait fait sur le vif, dont l'instantanéité garantit l'authenticité. La miniature constitue ainsi une « opération de véridiction » à laquelle contribuent d'autres stratégies telles que le choix de l'angle de 3/4 qui présuppose un volume sphérique (car les plans en raccourci dans le 3/4 signifient dans le code réaliste que le reste du volume qui « tourne » se trouve « derrière »). L'orientation du regard posé sur l'observateur relève aussi de la « véridiction » à la manière du discours rapporté en système verbal. Tout comme les deux emblèmes accolés dos à dos entrent en relation par le biais de schémas semblables, on peut se demander comment la miniature (1. c) se rapporte au profil en or (1. a). Le figuratif est utilisé dans cette opposition, puisque le costume d'apparat s'oppose au décolleté intime, et le regard détourné du premier s'oppose au regard soutenu du second. Il s'agit de figuratif iconique3 qui s'oppose sur le plan du signifié, un même signifiant, le vêtement, permettant du fait de l'ambivalence du rapport au corps, d'insérer dans le plan figuratif des catégories telles que : vêtu vs. nu, fermé vs. ouvert, et pour ce qui est de celle du VOIR, caché vs. montré. De même en ce qui concerne le regard, le parallélisme entre l'orientation 1 BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, 2 vols. Paris, Gallimard, 1966 et 1974, vol. II, p. 64-5. Reconnaître répond à sa définition du sémiotique et comprendre à celle de la sémantique. 2 Disposé à la manière d'un cadre sur le bord du fond bleu, se trouve le texte suivant : ELIZABETHA DE G ANG FRA ET HIB REGINA. 3 J. Courtés distingue dans le figuratif deux pôles de densité sémantique différents, l'un « iconique » et l'autre « abstrait ». Cf. Dict., op. cit., p. 1 et p. 177-8.

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LE CONTE du profil et celle du regard (1. a) s'oppose au croisement des deux orientations dans le second (1. c), le 3/4 étant orienté à gauche et le regard à droite. Ainsi une même unité figurative, dans un système de signification non-verbal, peut-elle admettre simultanément une valeur iconique et une valeur catégorielle, « abstraite ». Toutefois il y a lieu de noter un deuxième plan sur lequel la miniature est en relation avec le « camée », le plan chromatique. En effet, tandis que les miniatures d'Hilliard dépendent le plus souvent du code chromatique des sonnets de Pétrarque pour les visages féminins, c'est-à-dire une gamme très restreinte dans laquelle entrent en composition le rouge, le blanc, le noir et l'or1, dans cette miniature ce schéma chromatique est simplifié de sorte que deux teintes dominent essentiellement : un blanc « chaud » pour la carnation, les roses et les lèvres constituant un semis de petites touches plus vives, de la même teinte, l'or même de la chevelure étant atténué de manière à obtenir une continuité avec le visage ; et un blanc « froid » pour la dentelle du col qui se détache sur le fond bleu réduit à un mince filet. Le tout est constellé, dentelle et chevelure y compris, de bijoux étincelants dont la valeur chromatique est minime en comparaison avec leur éclat. Sans doute le temps y est-il pour quelque chose, mais l'effet de simplification chromatique ressort néanmoins d'une comparaison avec d'autres miniatures contemporaines. Le portrait (1. c) manifeste par conséquent ce décrochement entre les couleurs et le figuratif iconique qui caractérise l'extérieur bleu et or (1. a). Une polarisation de l'espace ovale selon l'opposition chaud vs. froid s'opère de ce fait, laquelle s'intègre au niveau iconique du portrait de manière à superposer à la ressemblance présupposée avec Elisabeth 1ère, une « ressemblance » (spécifique au portrait) avec Diane vs. Vénus, ce qui entraîne un vaste agglomérat de connotations symboliques empruntées à la culture continentale. On remarquera que si le figuratif iconique représenté par le vêtement se caractérisait par une ambivalence impliquant une univocité du signifiant, le costume ayant soit la valeur /publique/, soit la valeur /privée/, le figuratif abstrait se caractérise par la pluralité des valeurs et la co-existence des contraires, puisque un même signifiant : le portrait, renvoie en même temps à la dimension iconique (univocité du signifié : Élisabeth) et à la dimension culturelle où la co-présence de Diane et de Vénus, du froid et du chaud, du fond et de la forme, de la terre et du ciel, est non seulement possible mais essentielle. Le passage qui est ainsi ménagé grâce à la communauté du figuratif dans les deux cas entre un code univoque fondé sur l'ambivalence des objets perçus et un code admettant l'articulation binaire des concepts construits permet de rendre compte d'effets de dé-sémantisation et de re-sémantisation dont le portrait en miniature nous donne un premier exemple : le portrait d'Elisabeth 1ère par sa large diffusion parmi les courtisans anglais et étrangers subit une « banalisation » perçue comme une perte de valeur, alors que l'encadrement du portrait, lequel va, dans ce médaillon, jusqu'à se refermer totalement sur l'image et l'occulter entièrement, en échappant aux contraintes du figuratif iconique univoque, permet de disposer d'un système signifiant aux valeurs multiples. De sorte que le portrait en miniature, par les 1 Cf. notre thèse d'état : Le portrait élisabéthain dans l'oeuvre de Nicholas Hilliard, (1547-1619), Paris IV, 4 avril 1987.

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… rapports visuels qu'il entretient avec le cadre, déployé ici en trois faces « encadrantes » acquiert une dimension symbolique spécifique, laquelle est le fruit de la référentialisation interne observée, et posant bien entendu le problème de la compétence de l'énonciataire. 2. CONTENANT/CONTENU : SIGNIFIANT OU SIGNIFIÉ ? Cette description du médaillon montre que le cadre fait sens par rapport à l'encadré et inversement que le contenu fait sens par rapport au cadre, ici hypertrophié, certes, mais parfois un simple tracé sans épaisseur. Si « le cadre apparaît comme le seul point de départ sûr »1 en ce qui concerne le signifiant planaire, sans doute est-ce d'abord parce qu'il s'y trouve un signal d'énonciation perceptible par l'énonciataire même lorsque le contenu n'est pas traduisible par celuici en langue parce qu'il est « obscur ». Cependant, l'analyse qui a précédé ne prétendant qu'à un examen d'ordre sémantique, ne concerne pas l'énonciation du point de vue de l'embrayage énonciatif, mais de celui du débrayage. De ce point de vue, cadrer c'est poser une disjonction spatiale entre deux zones, le centre et la périphérie ainsi qu'une conjonction privilégiée entre ces zones, et cela nécessairement à l'exclusion de l'espace hors-cadre. On notera par conséquent que le cadre, du fait de sa nature spatiale, actualise la co-présence de deux dimensions logiquement incompatibles, la conjonction et la disjonction, la représentation de l'un entraînant celle de l'autre de manière simultanée, ce qui ne saurait être le cas du point de vue du temps. La contigüité définit l'espace comme la successivité définit le temps. Toutefois à la contigüité il faut ajouter la clôture essentielle au cadrage, la « jonction » s'articulant dans le cadrage avec la « topologie ». En tant que qualité de l'espace perçu, l'ensemble /contenant/contenu/ est un signifiant dont le signifié est le cadrage, et des catégories sémantiques telles que dedans vs. dehors, ou bien centre vs. périphérie (contenant/contenu : plan de l'expression ; cadrage : plan du contenu : cf. tableau ci-après). L'étude du figuratif dans le conte populaire français procure de nombreux exemples de la figure de la noisette et ses équivalents, la noix, l'amande, etc., signifiant dont le signifié est la contenance, (c'est-à-dire la catégorie sémantique contenant vs. contenu). Il est souvent question de noix, de noisettes, d'amandes, ou encore de coffre, de nef, de carrosse, dans ces contes, et la catégorie de la contenance s'actualise lorsqu'un acteur les ouvre pour découvrir ce qui s'y trouvait caché2. A l'étude du cadre sur le plan spatial, qui montre que l'ensemble /contenant/ contenu/ relève du plan de l'expression3, paraît répondre l'étude de ces contes où la catégorie sémantique contenant vs. contenu se trouve du côté du plan du contenu.

1 A. J. GREIMAS, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », (1978), Actes Sémiotiques, Documents, VI, 60, 1984, p. 15. 2 COURTES, Conte populaire, op. cit. p. 69. 3 Au sens de Hjelmslev ; voir plus loin pour un essai d'application de ce schéma aux langages de type verbal et non-verbal.

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LE CONTE Il nous a semblé trouver ici une illustration de ces lignes par A. J. Greimas : en tenant compte du fait que les qualités du monde naturel, sélectionnées, servent à la construction du signifiant des objets planaires, mais qu'elles apparaissent en même temps comme des traits du signifié des langues naturelles, on voit que les discours verbaux portent en eux-mêmes leur propre dimension figurative, à ceci près que les figures qui la constituent sont des figures du contenu et non des figures de l'expression1. L'étude du médaillon avec laquelle nous avons débuté a montré une double manière d'employer le figuratif. D'une part l'arche d'alliance illustrant un texte, et la rose Tudor en illustrant un autre, relèvent d'une approche verbale du mode visuel de représentation. L'image est alors une « métonymie », ainsi que nous l'avons rappelé, du discours qu'elle illustre, un « condensé » fondé sur la mémorisation des développements afférents. Son sens repose essentiellement sur les symboles communs à l'énonciateur et à l'énonciataire, c'est-à-dire à un ensemble culturel au sein duquel les images font système, non certes par rapport à un référent extralinguistique, mais par référenciation mutuelle à l'intérieur du système lui-même. La culture est en ce sens un monde clos et « homogène »2, servant de fond à l'identification d'une unité telle que l'arche d'alliance par rapport au code biblique ou la rose à larges pétales rouges en quinconce par rapport à l'histoire d'Angleterre. La symbolique de telles images est de même nature que celle du signe linguistique, si celui-ci est défini par rapport à un ensemble plus vaste, à savoir, la sémiologie3. D'autre part le médaillon montre comment la référenciation non plus culturelle mais par homologation à un ensemble perceptif ou « perçu », c'est-à-dire construit d'après le contraste qui fonde la perception d'un fond et d'une forme, d'un ton chaud et d'un ton froid, etc., est également productrice de sens. Ce type d'organisation sémantique qui fit la fortune de l'art abstrait lequel s'y était consacré entièrement, mais dont l'étude du médaillon maniériste prouve la pertinence à tous les arts plastiques, n'est cependant pas plus spécifique à ceux-ci que le précédent n'est propre au signe linguistique. En effet, alors que nous avons vu le visuel emprunter au discours verbal le procédé de la métonymie, de même le discours verbal offre des exemples d'emprunts du principe d'homologation. Le modèle qu'offre sur ce point le conte populaire français en est un exemple intéressant, car il est fondé sur une utilisation particulièrement riche des éléments figuratifs, de telle sorte que l'on y retrouve le décalage observé entre le figuratif iconique et le figuratif abstrait dans le médaillon. Chaque fois que les occurrences « noisette », « amande », « noix », constituent un ensemble par référentialisation, se faisant écho l'un l'autre du fait de la communauté du signifié contenant vs. contenu, elles produisent un système repérable indépendamment du récit, à la manière d'un ornement4. Ce qui les isole en un ensemble aisément reconnaissable1 et leur confère 1 A. J. GREIMAS, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », op. cit., p. 13. 2 Dict., op. cit., p. 174. Dans un sens restreint, s'appliquant à des unités de même niveau. 3 F. de SAUSSURE, C.L.G, éd. T. de Mauro, Paris, Payot, 1981, p. 32 et suiv. 4 Le repérage se fait en même temps par l'itérativité syntagmatique. J. Courtés cite par exemple : « Elle ouvrit sa noix. _Petit Cendron ouvrit son amande. _ Petit Cendron ouvrit sa noisette. » p. 129. Ou

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… cette autonomie c'est précisément leur homologation possible à un système de binarité contrastive emprunté au monde extra-linguistique. Si la motivation, sur laquelle nous reviendrons plus loin, a un rôle à jouer, ce n'est donc pas du côté du signe ou de la symbolique culturelle, mais de celui de la perception construite fondée sur les qualités du monde naturel. Le figuratif peut se manifester indifféremment soit, pour le langage nonverbal (dont le visuel est une sous-catégorie) par des mécanismes fondés sur la perception qualitative, ou par des emprunts aux langues, soit, pour le langage verbal, par des mécanismes fondés sur la sémiologie tantôt de type syntagmatique tantôt de type paradigmatique, ces dernières constituant en quelque sorte des emprunts aux langages non-verbaux. Tel est, en tout cas, ce que nous semblent démontrer les analyses de J. Courtés chaque fois qu'elles débouchent sur un constat de dédoublement du figuratif. Le figuratif abstrait, d'une part, à deux termes, reposant sur un contraste, et manifesté par des « motifs », et, d'autre part, le figuratif iconique, a plusieurs termes articulés syntagmatiquement, comme par exemple la figure de l'habillement, avec un programme narratif2 de base entraînant la mise en place de pôles tels que sujet/objet ou sujet/procès/objet. Le figuratif sera alors appelé « configuration »3. La conclusion qu'il faut en retenir est que la nature du figuratif est de permettre à une figure telle que la noisette deux modes d'insertion distincts dans un contexte discursif. Selon les versions des contes, la figure de la noisette peut soit s'insérer dans le contexte sur un axe de type paradigmatique telle que l'ensemble : /noisette/noix/amande/, soit sur un axe de type syntagmatique, c'est-à-dire un énoncé comme : « une vieille femme qui vendait des noisettes »4. L'exemple cité souligne la double utilisation possible de l'élément « noisette » car si l'énoncé intègre la noisette dans un programme de vente et d'achat, il se trouve que la suite du conte peut fort bien ne pas tirer parti de cette configuration, de telle sorte que la noisette est alors « récupérée » par le premier mode d'insertion. Ainsi, dans l'exemple cité, le prince n'achète pas la noisette, il donne simplement de l'or pour un renseignement et le programme de vente ne se réalise pas, ce qui fait de la noisette un motif dans ce contexte. Une même figure possède donc deux types d'insertion dans le plan du contenu mais la linéarité du encore : « Voici une amande. Va et écrase-là sur le portail de l'église quand la noce passera. _ Voici une noix. Va et écrase-là _ ; voici une noisette, va et écrase-la_ » p. 129, Conte populaire, op cit. 1 BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, 2 vols. Paris, Gallimard, 1966 et 1974, vol. II, p. 64-5. Reconnaître répond à sa définition du sémiotique et comprendre à celle de la sémantique. 2 Dict., op. cit., p. 297-8. 3 J. Courtés fait remarquer que dans un deuxième temps, le figuratif qu'il soit iconique ou abstrait peut faire l'objet d'une catégorisation. Conte populaire, op. cit., p. 209 et suiv. « Parti d'une différence de comportement syntaxique pour distinguer formellement la configu-- ration (par exemple l'"habillement"), du motif ("ciel", "lune",’âne", etc_), nous nous aperce- vons maintenant que, outre ce critère _ il en existe un second, de nature proprement séman- tique : selon que les rapports entre figures sont ressaisis d'un point de vue paradigmatique ou syntagmatique, on obtient corrélativement ces deux formes d'organisation sémantique que nous appelons code figuratif et code thématique ». 4 Courtés, Conte populaire, op. cit. p. 196, « _une petite vieille qui vendait des noisettes _ vous trouverez une vieille qui vend des noix_ Le fils du rois remercia la vieille, lui donna une pièce d'or_ ». Dans le premier cas, il n'y a pas vente, mais la vieille donne un rensei- renseignement, ce que la seconde fait également.

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LE CONTE discours dont le support est temporel autant que spatial, et la cohérence du plan du contenu nécessitent de la part du conteur un choix quant à l'un ou l'autre de ces types sans pouvoir les utiliser ensemble. Ce choix aura pour conséquence une valeur « merveilleuse » ou « vraisemblable » pour l'élément en question, selon que le processus de re-sémantisation propre au mécanisme de référentialisation contextuelle s'appuiera sur l'une ou l'autre axiologie à des fins véridictoires, tantôt mythiques tantôt historiques1. Tandis que le médaillon nous a montré pour la représentation non-verbale la possibilité d'insérer un élément figuratif selon les deux modes à la fois, possibilité qui se révèle être aussi une contrainte puisque le temps est exclu. D'où une « organisation en quelque sorte rayonnante »2 ou encore « feuilletée »3.

1 L'opposition de la catégorie axiologique mythique/historique n'est pas à notre avis tou- jours homologable à celle appelée dé-sémantisation/re-sémantisation. En effet, le conte de Cendrillon une fois transplanté au Canada dans une situation de confrontation non pas entre la pauvreté et la richesse mais entre l'état sauvage et l'état civilisé, la vie hors de la société et la vie en société, peut être raconté sur un mode « rationnalisant » tout en étant investi d'un sens nouveau. La dimension mythique serait une procédure ayant pour effet de sens « richesse et pro- profondeur », effet de sens qui peut aussi être rendu autrement. 2 A. LEROI-GOURHAN, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964, p. 273. Pour une réflexion sémiotique à propos de ce passage, cf. J. M. FLOCH, Petites mythologies de l'oeil et de l'esprit, ParisAmsterdam, Hadès-Benjamins, 1985, p. 170-84. 3 Hubert DAMISCH, Fenêtre jaune cadmium ou les dessous de la peinture, Paris, Seuil, 1984, p. 261.

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… A la lumière de la distinction proposée par Hjelmslev entre le plan de l'expression comportant l'articulation entre forme et substance et le plan du contenu comportant une articulation du même modèle, tout en constituant ensemble les deux volets signifiant/signifié du signe, nous chercherons à comparer la sémiotique verbale et la sémiotique non-verbale en ce qui concerne la position de l'ensemble /contenant/contenu/.

verbale non verbale

SEMIOTIQUE FIGURATIVE

SIGNE Plan du contenu Substance / Forme « motif » (paradigmatique) ex. : noix noisette amande /mythe/

spatialisation + instantanéité

/histoire/

variantes des contes/singularité/

« configuration » (syntagmatique » cadrage ex. : carré cercle rect. d’or /mythe/

Plan de l’expression Forme / Substance

/visibilité/

contenant/contenu

/visibilité/

variantes des styles

/singularité/

/histoire/ Contour d’après le contenu a : ovale, etc.

L'organisation de ce tableau veut faire ressortir notre hypothèse, à savoir, une éventuelle position de la catégorie contenant/contenu, « terme » commun au motif de la « noisette » et au cadre. En effet, celle-ci apparaît du point de vue de la sémiotique figurative non-verbale dans le plan de l'expression, c'est-à-dire du signifiant, comme forme de l'expression, la substance en étant la désignation, le Faire Voir et l'Etre Vu1. Les styles de cadrage (c'est-à-dire les cadres plus ou moins allongés ou arrondis selon chaque cas particulier, en ce qui concerne l'ovale, par exemple) s'opposent du point de vue de la forme de l'expression comme les manières de raconter varient d'un conteur à l'autre. En tant que forme du contenu, c'est l'opposition entre des cadres géométriques (cercle, carré) et des cadres inspirés de la silhouette représentée qui est signifiante, car dans le premier cas des valeurs telles que la perfection, la régularité vont être signifiées (dans d'autres œuvres d'Hilliard, sinon dans ce médaillon), et dans le second, des valeurs telles que la vérité, la ressemblance, etc. 1 L. HJELMSLEV, Prolégomènes à une théorie du langage, (1943), tr. Una Canger, Paris, Edts. de Minuit, 1958, p. 76 « _ un signe est le signe d'une substance de l'expression : la séquence de sons [bwa], en tant que fait unique prononcé "hic et nunc", est une grandeur appartenant à la substance de l'expression qui, par la seule vertu du signe, se rattache à une forme de l'expression sous laquelle on peut assembler d'autres grandeurs de substance de l'expression (autres prononciations possibles_) »

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LE CONTE Alors que du point de vue de la sémiotique figurative verbale, la catégorie conte- nant/contenu apparaît dans le plan du contenu mais en tant que forme de celui-ci. La disposition des critères forme/substance dans ce tableau veut souligner l'importance du terme « forme », car celui-ci désigne à la fois une relation d'opposition qui relève de l'expression et une relation d'opposition qui relève du contenu, signalant le fonctionnement sémiotique à la fois au plan de l'expression et au plan du contenu, que ce soit dans les langages verbaux ou non-verbaux. En outre, la disposition adoptée par nous ici fait ressortir au plan du contenu le fait que ces ensembles signifiants différents débouchent sur une opposition sémantique de même caractère, tantôt mythique tantôt historique, (merveilleux ou vraisemblable), qui paraît fonder le figuratif en tant que système sémantique. Cependant l'étude du conte populaire a mis en relief un autre ensemble de motifs, ceux du soleil, de la lune et des étoiles, lesquels font système par le champ lexical de la luminosité auxquels ils appartiennent au même titre que la contenance réunissant noisettes, noix, et amandes_ Or le médaillon qui nous sert de modèle pour approfondir la notion de cadre ou de cadrage est lui aussi investi des traits sémantiques de la luminosité, à savoir : /briller/éclairer/ auquel s'ajoute l'éloignement. 3. BRILLER/ÉCLAIRER : ESPACE RAYONNANT ET « PENSÉE MOTIVANTE » Dans le médaillon, les modes de représentation de la lumière forment un système cohérent fondé une fois encore, sur le contraste et la co-présence. Sur la face externe du médaillon comme dans tout le bijou sauf en ce qui concerne la miniature à la gouache, l'or prédomine. Il est toujours poli et reflète ainsi la lumière où il baigne ; il est en outre creusé et ciselé sur le costume d'Elisabeth ce qui multiplie les reflets d'une paroi à l'autre. L'or allie par conséquent, dans son rapport à la lumière ambiante, un reflet intense à une opacité totale. L'émail est opaque sur les deux faces (1. b et 1. d) sauf en ce qui concerne le vert, et lorsqu'il sert de fond au profil en or, il est recouvert d'un verre bombé qui reflète la lumière à la manière de l'or (1. a). Le bleu acquiert ainsi l'éclat de l'or, éclat que possède déjà l'émail vitrifié mais qui se trouve renforcé par la forme bombée du verre. L'effet obtenu est de doubler la représentation chromatique de la lumière (typique de la polychromie médiévale) par une représentation a-chromatique qui est l'éclat, à la fois brillant et éclairant. C'est-à-dire que le reflet observé ne signifie pas une source externe de lumière qui relèverait de l'éclairage mais la lumière comme prenant sa source à l'endroit où elle devient visible dans la zone où naît l'éclat grâce au reflet et à l'opacité du matériau. (On trouve une source de lumière semblable dans les miroirs, et en particulier dans les miroirs argentés). Or cet effet de sens trouve un écho dans le portrait en miniature qui est monté au dos et à l'intérieur (fig. 1. c) et dont la « re-sémantisation » par la face extérieure a déjà été observée. Pour plusieurs raisons, le personnage de ce portrait en miniature se trouve placé dans un rapport particulier à la lumière, la première étant le défaut d'éclairage. L'inventaire des portraits en miniature montre que la source d'éclairage est en général 204


ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… extérieure au cadre, c'est-à-dire reproduite telle que l'atelier devait la fournir, à savoir par une fenêtre située sur le côté et légèrement au-dessus du personnage1. Il arrive que cette fenêtre soit représentée dans le portrait, derrière le personnage et décalée par rapport à lui, de manière à éviter le contre-jour2. La source de lumière est toujours unique, et sa position est parfois indiquée par des rayons d'or, comme chez Fouquet3. La lumière n'est de ce fait associée qu'au relief qu'elle rend visible. Or l'absence de relief dans ce portrait en miniature provoque une rupture avec cet usage et l'effet obtenu est celui d'une lumière inexplicable, puisqu'elle ne provient d'aucune source. Privé d'origine lumineuse, le « visible » dans ce cadre n'est pas motivé par une référence à un phénomène du monde naturel. Le visage à la carnation légèrement rose est auréolé de l'éclat doré des cheveux et de celui, bleuâtre, du col de dentelle. La luminosité obtenue par l'utilisation du blanc, dont l'articulation en froid/chaud a été indiquée plus haut, ne s'explique donc que par des rapports à la lumière du type de ceux qui caractérisent le couvercle en or et émail. C'est-à-dire que la luminosité du teint doit s'expliquer par le reflet et l'opacité de la carnation, celle de la dentelle par la transparence du tissu et celle des cheveux par une richesse dans les reflets qui rappelle la soie4. Ainsi la luminosité de ce portrait est-elle « merveilleuse » à proprement parler, puisqu'ostensiblement privée de toute origine explicable, réduite à un espace clos voué à la solidarité de l'effet et de la source de cet effet, c'est-à-dire au rayonnement. La miniature devient illumination5. Or l'utilisation dans le conte populaire français de l'ensemble de motifs soleil/lune/étoiles est comparable à celle de l'ensemble noisette/noix/ amande du point de vue de l'effet de sens « merveilleux » qu'ils introduisent dans le récit. Tandis que le cadre comparé à la « noisette » nous a permis de souligner le caractère endocentrique de l'espace intérieur ainsi isolé de son environnement, il semble qu'il s'agisse d'un effet tout à fait comparable dans le cas de l'ensemble « étoile ». En effet, si le trait sémantique /isolé/ contribue à l'ensemble « noisette » du fait de l'articulation sémantique privilégiée contenant/contenu laquelle entraîne l'exclusion de l'extérieur, il semble qu'il contribue également à l'ensemble « étoile » parce que /briller/ et /éclairer/ sont les aspects « isolants » de la lumière. A une distance extrême, sans source de lumière visible, l'étoile, et à plus forte raison la lune et le soleil « trouent » l'obscurité, si l'on nous pardonne cette métaphore. Leur luminosité est apparemment privée de source, c'est-à-dire de motivation. /Briller/ et /éclairer/

1 Nicholas Hilliard, The Arte of Limning, (1600 env.) Ed. R.K.R Thornton et T.G.S. Cain, Manchester, Mid Northumberland Arts Group et Carcanet New Press, 1981, p. 85-87. Pour une traduction française, cf. notre thèse. 2 Simon BENING, Autoportrait, 1558, Londres, Victoria & Albert Museum, Salting Bequest, (P. 1591910). 3 FOUQUET, Heures d'Etienne Chevalier, Chantilly, Musée Condé. 4 La transparence mériterait d'être étudiée plus en détail. Qu'il suffise de souligner son rapport avec le reflet dans le contexte de cette étude. En effet, la transparence occulte tout autant que le reflet le rapport cause/effet qui explique la lumière par une source distincte del'objet visible, puisque l'origine de la lumière est alors derrière et paraît être « sui generis ». 5 On retrouve ici le sens premier d'enluminer, représenter de la lumière par de la couleur.

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LE CONTE sont les aspects « merveilleux » de la lumière, et leur sélection dans l'ensemble « étoile » coïncide avec le plan mythique du contenu signalé précédemment1. Toutefois il est à noter que la surface ainsi isolée par sa luminosité se caractérise aussi par l'exocentrisme puisqu'elle est non seulement brillante mais éclairante (Cf. pour la « noisette », l'actualisation de l'exocentrisme par l'acte d'ouvrir). L'étude de la luminosité dans le médaillon et son rapprochement avec le champ sémantique de la luminosité dans le conte populaire français indique la spatialisation totale, à l'exclusion de toute temporalité, de ces ensembles figuratifs, spatialisation marquée par un effet de tension visuelle, ou de visibilité « tensive » dont on trouve une définition dans l'œuvre de Paul Klee2. Pour ce peintre et théoricien de l'art, les relations visuelles entre la périphérie et le centre produites par le cadrage sont fondamentales. Elles se manifestent par des effets de tension dans deux zones en relation de polarité : la périphérie, où se produit une tension entre le dedans et le dehors ; et le centre, où existe une tension d'un autre type, qu'il appelle centripète et centrifuge. Le cadrage a pour effet secondaire de mettre en relation ces deux zones de tensions différentes, ce qui dynamise l'espace cadré en le rendant à la fois endo- et exocentrique (Fig. 2) Pour ce qui nous intéresse ici, le critère de visibilité est donc la co-présence, ou la solidarité, entre une fonction endocentrique de l'espace isolé puisque cadré, et une fonction exocentrique de ce même espace. Ainsi les motifs du conte populaire que nous avons voulu analyser en les comparant au médaillon qui nous a servi d'exemple ont-ils un élément commun avec l'analyse de l'effet de sens /cadrage/ par P. Klee, c'est-à-dire qu'ils relèvent du Voir et non du Savoir. Voir comporte en effet un lien analogique entre son emploi dénotant le domaine physique et celui portant sur le cognitif. Nous rappellerons simplement qu'à la globalité du perçu correspond la synthèse de l'intelligible, et qu'à la simultanéité de faire voir/être visible on fait correspondre la même articulation dans des expressions comme « vu », ou « c'est tout vu ». Sur la base de cette homologation du Voir avec la « saisie » au plan cognitif, on pourrait accepter de pousser plus loin l'étude des ensembles « noisette » et « étoile » comme des métaphores de l'effet de sens /cadrage/. La « saisie » serait une catégorie du plan de l'expression dont la substance serait la visibilité, car la simultanéité et la disjonction temporelle nous semblent être des formes de l'expression entraînant cette visibilité. (Cf. notre tableau). L'énoncé emprunté au conte populaire : « une femme qui se berçait dans une coquille de noisette »3 comporte un savoir sur l'objet qui est de l'ordre de cette 1 Le Robert donne pour « briller » : émettre, répandre, réfléchir une lumière vive. On a de ce fait comme sème : /lumière/ + /source/ + /non-transitivité/ + /mouvement/ + /intensité/. Pour « éclairer » le même dictionnaire donne : répandre de la clarté sur ; rendre clair : mettre quelqu'un en état de voir clair. Les sèmes sont : /lumière/ + /transitivité/ + /mouvement/ + /visibilité/. Ainsi briller et éclairer s'opposent-ils surtout selon le transitif et l'intransitif. 2 Paul KLEE, Notebooks I, The Thinking Eye, (éd. allemande : Das bildnerische Denken, Bâle, Schwabe & C°, 1956) tr. R. Manheim, Londres, Lund Humphries, 1961, p. 33. 3 COURTES, Conte populaire, op. cit. p. 198.

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… « saisie », car c'est une description qui a pour rôle d'isoler l'objet au milieu du monde, à la manière de l'auréole permettant d'isoler et d'identifier un apôtre ou un saint, sinon le Christ lui-même, dans la foule. (Pour des exemples, voir Giotto). Le figuratif emprunte les voies du visible, c'est-à-dire d'un système de repérage spatial sans rapport avec la temporalité, où la simultanéité de l'exocentrisme et de l'endocentrisme annule toute successivité, pour communiquer un objet cognitif qui est étranger au savoir narratif. L'espace paraît être un support privilégié de la dimension paradigmatique en ce qui concerne la figurativité, puisqu'il permet à celuici de se libérer de l'univocité propre à l'iconique et d'acquérir la pluralité sémantique caractéristique du symbolique abstrait. En ce qui concerne l'éviction du temps dans l'exemple cité, il semble qu'elle soit due à la disproportion entre la coquille et la femme laquelle interdit d'envisager la réalisation du procès, ce qui soustrait la description à la temporalité. Le procès « se balançait », quoique présenté comme réalisé par la marque du passé, est cependant aussi marqué par l'aspect imperfectif, et se trouve libéré de la contrainte du temps soit par miniaturisation (de la femme) soit par agrandissement (de la noix). De même, l'ensemble « étoile » entraîne un décrochement temporel et une altération spatiale. En effet les exemples cités montrent un rétrécissement de l'espace : le personnage s'en va visiter le soleil, ou bien reçoit une étoile sur le front1. Le procès se déroule sur la seule dimension de l'espace, hors du temps. Ce décrochement temporel qui accompagne la stratégie du Visible dans ces passages empruntés à la littérature populaire est aussi une caractéristique du médaillon que nous avons choisi pour exemple. L'emblème de l'arche d'alliance se fonde sur un procès « traverser », « surmonter », qui fonctionne sur l'articulation espace/temps, et la dimension mythique, nous l'avons dit, est alors introduite par le « miracle », intervention merveilleuse qui signale un instant privilégié. Mais le miracle ne serait que la projection sur l'axe du temps du procédé de « saisie », typique de la spatialité, dont nous parlons. Quant au « camée » de la face extérieure, la conjonction exclusive de l'or et de l'émail ne fait jouer que la dimension spatiale. Ceci est confirmé par l'éviction du temps à tous les niveaux symboliques de ce « camée » : l'or est inaltérable, le bleu de l'émail ne pâlit pas (au plan de l'expression) : ou encore, le cycle du jour et de la nuit est éternel (au plan du contenu) : même la symbolique ovidienne est consacrée à l'atemporalité2. A l'éviction du temps s'ajoute la transformation de l'espace, expansion jusqu'à l'infini (bleu = ciel, par exemple), et miniaturisation (portrait). Cette mise en scène qui est rendue possible par l'utilisation de l'espace renvoie à la visibilité mais entraîne aussi un /Faire Croire/ qui satisfait à la condition d'instantanéité indispensable à l'acte de convaincre, laquelle implique aussi un décrochement temporel. Il s'agit en somme d'un mécanisme de référentialisation sur la seule dimension de l'espace qui a pour effet la mise en scène d'une motivation. 1 COURTES, Conte populaire, op. cit. p. 198 et 135. 2 OVIDE, Métamorphoses, XV, 843-50 « Il avait à peine fini de parler que la bonne Vénus s'arrêta au milieu du palais du sénat ; invisible pour tous, elle enlève du corps de son cher César l'âme qui vient de s'en séparer et, pour l'empêcher de se dissiper dans les airs, elle la porte au milieu des astres du ciel ; cependant elle s'aperçoit que cette âme s'illumine et s'embrase_ elle prend la forme d'une étoile brillante ». Trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1972, p. 149.

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LE CONTE Il semble d'autre part qu'il y ait un lien entre la motivation par référentialisation des motifs et utilisation du Visible, et le choix lexical, dans le cas particulier du conte populaire français, d'ensembles tels que noisette/noix, etc. ou soleil/étoile, etc. puisque ces ensembles ont un champ sémantique commun qui est justement celui du visible. N'est-ce-pas là une façon d'aborder la problème de la « saisie » dont nous parlions plus haut, si l'on admet que le figuratif provoque un jeu de repérages, dont l'écho au plan lexical est peut-être une représentation. En outre, comme nous avons cherché à le montrer, c'est encore au figuratif que fait appel la /visibilité/, substance du plan de l'expression. Peut-on chercher si le dédoublement du figuratif en plan du contenu (où il serait forme) - et plan de l'expression (où il serait substance) trouve un équivalent dans le système illustré par le médaillon étudié ? Faut-il en trouver un dans le fait que l'homologation peut se faire sur du figuratif iconique et sur du figuratif abstrait ?1 Par exemple, le figuratif iconique personnage/ciel est homologable avec l'opposition or/bleu par le biais de l'opposition fond/forme, ainsi que nous le disions tout au début de cette étude. (Fig. 1. a) En insistant sur le double rôle de la forme, nous avons voulu souligner l'importance du critère de variabilité, non seulement dans le plan du contenu mais aussi dans le plan de l'expression. Il nous semble que l'on pourrait attribuer à la sélection une fonction de motivation interne, de référentialisation, ce qui témoignerait de la persistance d'une « pensée motivante ». L'utilisation, par l'objet plastique, des catégories à des fins sémantiques ouvre la voie à deux types de relation entre les catégories de la forme de l'expression et celles de la forme du contenu. Dans un premier cas, on trouve dans le médaillon une autonomie des catégories du plan de l'expression et du plan du contenu. Par exemple, la catégorie chromatique bleu/jaune qui articule le plan de l'expression (signifiés fond/forme, foncé/clair) ou bien, en ce qui concerne le cadre du portrait en miniature, la catégorie allongé/arrondi (cf. tableau supra), ne sont pas homologables aux catégories articulant le plan du contenu, telle que Elisabeth vs. Diane/Vénus (signifié : historique vs. mythique), ou ovale/rectangle vs. cercle/carré (signifié : historique vs. mythique). Dans un deuxième cas, le médaillon présente une homologation des catégories du plan de l'expression et de celles du contenu. Par exemple, l'opposition émail/or au plan de l'expression (signifié : matériau inaltérable) qui se trouve transposée en blanc chaud/blanc froid dans le portrait en miniature, correspond au plan du contenu à des oppositions entre signifiants telles que Vénus/Diane, dont la substance est la synthèse mythique de valeurs contraires : femme/reine, intimité/officialité, volupté/chasteté. Autonomie et correspondance entre les deux plans mettent en évidence l'importance de la sélection puisque pour le figuratif non-verbal, mais aussi en ce qui concerne le figuratif verbal, le sens produit dépend de l'effet de motivation obtenu

1 F. BASTIDE, « Notes de lecture », Actes Sémiotiques, Bulletin, VIII, 36, Septembre 1985, p. 50, « Dans un système semi-symbolique, ce sont, non les sous-unités, mais les scatégories_ qui se correspondent_ »

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE… par la sélection1. L'effet de sens qui résulte de ces stratégies du visible est celui d'une « re-motivation » du signe par nature arbitraire (le bleu n'est pas en soi plus froid que le rouge, le ciel du jour est plus bleu que celui de la nuit, etc.), comme si, pour être compris (comme signe arbitraire) il fallait que celui-ci soit aussi reconnu (comme signe motivé). La simultanéité de l'isolation du motif, relevée dans l'ensemble « noisette » comme dans l'ensemble « étoile », et de la référentialisation (contenant/contenu, briller/éclairer) que nous avons relevée comme typique de la stratégie du visible, est peut-être un simulacre des deux versants inséparables du signe, l'arbitraire (isolation) et la motivation (référentialisation). N'est-ce pas le manque de motivation apparente, et donc l'arbitraire, qui rend compte du choix du motif de l'étoile dans des expressions telles que : l'Etoile du Berger, l'Etoile de la Nativité, où l'étoile est le symbole par excellence du Signe ? Les stratégies du Visible se fondent sur l'opposition arbitraire/non-arbitraire, ou encore non-motivé/motivé, et c'est grâce à cela que les structures du Visible sont transmissibles hors de toute connaissance culturelle. Dans le médaillon, la motivation interne reste visible pour l'énonciataire, tandis que la motivation de type culturel, sur laquelle se fondent les deux emblèmes, s'enracine étroitement dans l'Angleterre de la fin du XVI° siècle, et ne saurait « signifier » dans une autre culture. C'est par le détour de l'opposition arbitraire/motivation qu'il y a peut-être lieu de vouloir comparer les mécanismes symboliques à la fois dans le domaine visuel et dans le domaine littéraire, ce dernier dépendant des contraintes du langage dont il semblerait vouloir s'émanciper, du moins si l'on en croit les conteurs et les poètes.

1 COURTES, Conte populaire, op. cit. p. 197, « nous opposerons ainsi désormais les configurations proprement dites ("habillement", "filage", "voiture") arc-boutées sur des formes narratives et/ou discursives permanentes, à ces autres groupes de figures (tel celui relevant du /céleste/) qui paraissent libérés de toute contrainte syntaxique et auxquels nous réserverons arbitrairement l'appellation de motif ». De notre point de vue, le choix de "motif" n'est peut-être pas aussi arbitraire dans la mesure où il s'agit d'un système de référentialisation et donc de motivation. "Motif" désigne en ce sens des unités formant un système autonome comme l'ornement, mais dont l'autonomie est liée à une motivation interne. Par figuratif verbal ou non-verbal, nous voulons dire en système verbal ou non-verbal, le figuratif en soi ne dépendant pas du système choisi.

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LE CONTE

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ÉTOILES ET NOISETTE : RÉFLEXIONS SUR L'UTILISATION VERBALE…

COSTA de BEAUREGARD Raphaëlle Université de Toulouse-Le Mirail

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LES 3 VOLEURS (L. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE

1. CHAMPS LEXICAUX CADRE SITUATIONNEL TEMPORALITE SPATIALITE alors, Déplacement Lieu il y a un instant + conduire à, revenir, ville, les temps passer, continuer, champ, verbaux. s'approcher, sa route, chemin, emmener, s'asseoir, derrière lui, disparaître, se reposer, bois, partir, heurter, route, recherche, tomber, étang, aller vers, descendre, eau. courir, nager, rattraper, entrer dans, poursuite. ressortir. AVOIR COGNITIF ELEMENTS COMMUNICATION PERCEPTIF INTELLECTUEL D'OBJETS âne, vendre, grelot, s'apercevoir, chèvre, attacher, voir, recherche, vêtements, voler, jeter un chercher, bique, enlever, coup d'oeil, savoir, baudet, dépouiller, s'apercevoir, trouver. sac, ôter, remarquer. or, emmener, pièces d'or. tenir, donner, repêcher, dédommager, se déshabiller. AFFECTIF QUANTITATIF MALHEUR BONHEUR ORDRE, RENCHERISSEMENT NOMBRE fondre en joyeux. trois, et cela, larmes, premier, sans que, pleurer, second, non plus, avoir peur. troisième, moi, tous, même, vingt. alors.

ACTORIALITE paysan (5), voleur (3), on (3), l'autre, homme (4).

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LE CONTE 2. SEGMENTATION DU TEXTE On se contentera ici de proposer une segmentation au niveau le plus haut, c'est-à-dire le plus général. Il serait en effet possible de découper le texte en un grand nombre de sous-séquences correspondant, à la limite, à chaque initiative particulière des différents acteurs : les prises de parole successives, les divers déplacements, qui en fait correspondent à des divisions typographiques marquées par des retours à la ligne_ Mais cela ne serait d'aucune utilité, au contraire, pour appréhender la structure narrative du récit. On va donc rechercher le ou les point(s) du texte où interviennent le plus grand nombre possible de démarcations (ou disjonctions). 2 - 1 Un nombre important de disjonctions-démarcations apparaissent au début du paragraphe qui commence à la ligne 9 : 1) Une disjonction spatiale pour le premier voleur qui s'approche de la bique. 2) Une disjonction énonciative marquée par le passage d'un premier niveau énonciatif, le discours direct au futur (« dépouillerai »), à un second niveau énonciatif, le récit au passé simple (« s'approcha »). 3) Une disjonction pragmatique consistant dans le passage, pour l'acteur collectif « voleurs », du dire au faire ; cette troisième disjonction vient amplifier la première. 4) Une récurrence syntagmatique : « ses vêtements » (l. 8, 31 et 33) ; ce syntagme marque la fin de la première grande séquence et la fin du texte : il délimite donc une seconde grande séquence, comprise entre le pari engagé et le pari tenu. 5) Une disjonction actorielle : à l'intervention orale du troisième voleur succède l'intervention pratique du premier. On pourrait attendre une disjonction dans la temporalité de l'énoncé, de même qu'il y en a une (cf. 2) dans celle de l'énonciation ; en fait il n'y en a pas, les promesses sont prises au mot et exécutées aussitôt. 2 - 2 On appellera la première séquence, correspondant aux neuf premières lignes du texte, le pari des voleurs, et la seconde séquence, qui s'étend jusqu'à la fin du récit, la prouesse des voleurs. Trois sous-séquences peuvent être distinguées à l'intérieur de chaque grande séquence, formant respectivement les trois paris et les trois prouesses successifs. La première série a pour démarcateurs les trois occurrences de la formule de prise de parole : « Le premier dit_ Le second dit_ » ; on remarque une variante dans le cas du dernier voleur. La seconde série a pour démarcateurs initiaux les deux occurrences de la formule indiquant l'ordre d'entrée en action : « 'le premier des voleurs_ le second des voleurs_ » ; on constate ici aussi par l'absence du syntagme attendu : « le troisième des voleurs », que la dernière sous-séquence a un traitement textuel particulier. Mais les démarcateurs terminaux suffisent à assurer la segmentation et l'autonomie des trois sous-ensembles ; chacun de ceux-ci contient dans sa partie finale une formule signifiant la disparition de l'élément volé : formule identique dans les deux premiers cas : « avait disparu » formule sémantiquement équivalente dans le troisième cas : « n'étaient plus là ». 2 - 3 Restent deux phrases en début de texte et une phrase en fin de texte qui encadrent le récit et se caractérisent par l'emploi exclusif de l'imparfait en proposition indépendante ; elles contrastent par là avec le corps du récit caractérisé par le passé simple. Il sera rendu compte de ces fragments au moment de l'analyse énonciative. 214


LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE On utilisera la segmentation du discours en deux séquences comprenant, chacune, trois sous-séquences, comme cadre de l'analyse narrative. 3. ANALYSE NARRATIVE 3.1. État final et état initial (l. 1-3 et 32-33). L'état final présente le paysan dépossédé du dernier élément de son avoir, « ses vêtements », par le troisième voleur, en soulignant (« même ») que cet exploit surpasse les deux précédents où le paysan s'est vu déposséder des deux autres, « la chèvre » et « l'âne ». A cet état final de dépossession s'oppose un état initial qui présente le paysan possesseur du même bien, explicitement pour l'âne et la chèvre, implicitement pour les vêtements ; ce n'est qu'à la ligne 8 que ce troisième élément de l'avoir du paysan aura statut d'objet de valeur convoité par le troisième voleur. C'est donc à cet endroit-là que finit d'être mis en place l'état initial. 3.2. Le triple pari (défi) ou le contrat des voleurs Si l'on en croit le titre, « les trois voleurs » sont le héros collectif du récit et non « le paysan » ; le déroulement du récit confirme cette information initiale : l'exploit est « l'œuvre » des trois voleurs. Ce sont donc eux que nous poserons comme sujet performateur pluriel (exactement triel) de la performance principale du schéma narratif sous-tendu par le texte. Le statut actantiel du paysan sera d'être sujet performateur d'un anti-programme, c'est-à-dire anti-sujet par rapport au sujet « voleurs ». On posera un premier programme narratif (PN) général dont les voleurs sont le sujet opérateur et qui consiste en une double opération : s'approprier euxmêmes un bien dont ils dépossèdent le paysan. Ce PN dans la première séquence n'est encore qu'à l'état de projet, de perspective ; sa réalisation ne sera entreprise que dans un second temps : il ne s'agit encore que d'un PN virtuel. Le sujet opérateur (les trois voleurs) fera en sorte qu'il y ait passage d'un premier état où un sujet d'état S1 (le paysan) est conjoint à un objet O1 (chèvre, âne, vêtements) dont un autre sujet S2 (les trois voleurs) est disjoint, à un second état où S1 deviendra disjoint d'O1 alors que S2 lui deviendra conjoint. Ce PN 1 virtuel se subdivise en trois sous-programmes dans lesquels l'objet de valeur O1 se fragmente en trois objets particuliers O1a (chèvre), O1b (âne), O1c (vêtements), ainsi que le sujet opérateur et le sujet d'état : premier voleur, second voleur, et troisième voleur. Au PN1 virtuel s'oppose un anti-programme dont le sujet opérateur est le paysan. Celui-ci, qui a l'intention de vendre à la ville les deux animaux, souhaite, bien entendu, ne pas s'en séparer : le « grelot », attaché au cou de la chèvre, et le fait qu'il « tienne » l'âne en sont la preuve évidente. Le paysan craint le vol ou simplement la perte des animaux. On retient du projet du paysan ce qui peut faire obstacle au projet des voleurs qui dans le conte ont l'initative des événements. C'est pourquoi il n'est pas nécessaire de poser un PN de « vente » puisqu'il n'aura aucune suite dans le déroulement du conte. On verra, néanmoins, que le troisième voleur adaptera sa stratégie persuasive à l'intention première du paysan : échanger les bêtes contre une somme d'argent (ou d'or).

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LE CONTE Quelques remarques générales peuvent être faites ici afin de préciser certaines notions1. On appelle anti-sujet un sujet qui pour réaliser sa quête est amené à s'opposer à la quête d'un autre sujet. Plusieurs cas de figure sont possibles : 1) Les deux sujets poursuivent le même objet, si l'un s'en empare, il fait échouer la quête de l'autre. Plusieurs candidats, par exemple, convoitent le même poste. 2) Les deux sujets se proposent réciproquement comme objets. L'exemple type est le duel au pistolet. 3) Un sujet (Sa) prend comme objet (Oa) un autre sujet (Sb) qui poursuit un autre objet (Ob) ; mais en poursuivant Ob, le Sb se refuse comme objet (Oa) pour Sa et s'oppose ainsi à la quête de Sa. Par exemple, un détective poursuit un coupable qui tente d'échapper à la justice en cherchant une cachette. Lorsque la quête de l'un des sujets réussit, celle de l'autre échoue. Les récits concrets offrent une plus grande complexité que ces trois cas de figure et réalisent souvent des combinaisons de deux d'entre eux ou même de tous les trois. Dans notre récit, qui focalise le programme des voleurs et donc l'objet de leur quête (chèvre, âne, vêtements), c'est le programme du paysan que nous posons comme anti-programme, en n'en retenant que les aspects qui s'opposent à celui des voleurs. Sans doute la première phrase du texte indique-t-elle que l'objet de la quête du paysan est une somme d'argent (« _ à la ville_ pour les vendre ») ; encore lui fautil, pour réaliser cette quête et obtenir cet objet, ne pas se séparer pendant le trajet de l'objet qu'il possède et que convoitent les voleurs. En somme, au programme des voleurs s'oppose un anti-programme du paysan, qui était primitivement conçu comme programme d'usage par rapport à un programme principal de vente : pour vendre un « objet », il faut d'abord ne pas le perdre. En d'autres termes, si nous reprenons les symboles utilisés à propos des trois cas de figure, l'objet de sa quête, Ob (somme d'argent), implique de la part du paysan, Sb, la conservation - partielle de l'objet de la quête des voleurs, Oa (âne, chèvre). Ainsi, la structure conflictuelle des deux PN de notre récit se rapproche de celle qu'illustre le premier cas de figure, sans lui être identique. Le schéma du premier cas de figure peut être figuré de la manière suivante : Sa relation anti-sujet

Oa =

Sb

Ob

relation sujet-objet

1 Pour plus de détails, on se reportera à l'ouvrage de Nicole EVERAERT-DESMEDT : Sémiotique du récit, méthode et applications, Cabay, Libraire-éditeur, Louvain-la-Neuve.

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LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE Le schéma attesté dans notre récit peut être rendu par le schéma suivant : Sa

Oa

Sb

Ob

(La double flèche traduit la relation d'implication entre les deux objets). Une autre manière de dire serait de poser une équivalence de valeur, du point de vue du paysan, entre les deux objets échangeables, les animaux et la somme : perdant l'un il perd l'autre. Le troisième élément de l'objet convoité par les voleurs, les vêtements, fait en quelque sorte partie de la personne du paysan, si l'on assimile, métonymiquement, l'objet au sujet, les vêtements à l'homme, l'on se trouve ramené au troisième cas de figure, représenté dans le schéma suivant : Sa

Oa

Sb

Ob

On retiendra de ces remarques générales que l'anti-programme du paysan, qui affronte dans le conte le programme des voleurs, était prévu pour un autre projet, en tant que programme d'usage par rapport à un programme de vente. Seule la deuxième phrase du texte manifeste un programme d'usage par rapport à un programme principal indentifiable à celui des voleurs. Le « grelot » est un Pouvoirne pas faire à l'encontre du programme des voleurs et un Pouvoir-faire en vue de son programme de vente, jouant le rôle d'opposant dans un cas, d'adjuvant dans l'autre ; là réside toute la compétence du paysan. Dès le début, le programme des voleurs se subdivise. Le premier voleur S2a fixe son choix sur l'objet O1a (chèvre), motivé par la difficulté de l'entreprise : la chèvre est le seul élément de O1 explicitement protégé et le voleur ajoute à la difficulté en s'imposant une condition supplémentaire (« sans que le paysan s'en aperçoive »). Ce n'est donc pas la nécessité vitale, un aspect du Devoir-faire, par exemple le besoin de nourriture, qui est mis en avant par le discours, mais l'habileté, c'est-à-dire le Savoir-faire, qui devra triompher de la précaution (« grelot ») et de la vigilance (« s'en aperçoive »), c'est-à-dire de son Savoir-faire. L'emploi de la première personne du futur (« je volerai ») donne au faire envisagé la force d'un engagement, d'un pari, par lequel le sujet se met lui-même en demeure de réaliser sa promesse : ainsi se rend-il lui-même compétent selon un aspect du Devoir-faire, l'obligation morale, différent de celui qui vient d'être envisagé plus haut. L'expression de renchérissement (« et cela ») redouble la force de l'engagement. Enfin, l'absence de contrainte extérieure (nécessité vitale), la recherche de la difficulté et la soumission à une contrainte morale présupposent le choix volontaire du sujet, c'est-à-dire le Vouloir-faire. Les deux autres sujets S2a et S2b disposent d'une compétence du même ordre mais renforcée. L'expression de renchérissement (« et 217


LE CONTE moi ») signifie que la performance envisagée par le second voleur est plus malaisée que la précédente ; c'est bien ainsi que l'entend le troisième : la phrase négative, « cela non plus n'est pas difficile », présuppose, en les niant, deux affirmatives préalables, présentant deux difficultés d'ordre croissant. L'émulation qui s'établit entre les voleurs (= joueurs) renforce leur compétence selon le Vouloir-faire chacun veut faire mieux que le précédent) -, le Savoir-faire - chacun se prétend plus habile - et le Devoir-faire - chacun s'impose une obligation plus forte -. Ce faisant, le second espère annuler la performance du premier et le troisième celle des deux autres ; on veut dire qu'ils se comportent en anti-sujets les uns par rapport aux autres et que leurs programmes particuliers fonctionnent d'une certaine manière comme des anti-programmes ; ils se volent la palme du plus fort (voleur). On peut considérer que dans l'esprit du deuxième et du troisième voleur la difficulté du vol redouble à proportion que l'objet se rapproche du personnage volé, et dans la mesure où celui-ci, déjà victime d'un premier et d'un second vol devrait normalement tendre à être plus méfiant : les deux termes, « et » (l. 4) et « alors » (l. 6) signifient non seulement la successivité des épreuves, mais aussi la difficulté croissante de l'entreprise. En résumé, la première séquence manifeste la phase narrative de la manipulation ou contrat, qui prend ici la forme d'un triple pari ou engagement, vis-àvis de soi-même et devant témoins, de réaliser une prouesse. Les trois voleurs s'automanipulent et s'entre-manipulent, comme il arrive dans la compétition sportive ou dans le jeu. Le pari, d'autre part, peut être lu comme un défi, si l'on fait intervenir le personnage du paysan : constatant la précaution prise par celui-ci pour ne pas perdre la chèvre, le premier voleur le met, en son absence, au défi de réaliser son projet. Il en va de même pour les deux autres voleurs qui le mettent au défi, à distance, de ne pas perdre des objets apparemment imprenables. 3.3. La triple prouesse des voleurs ou la triple performance 3.3.1. Premier épisode : le vol de la chèvre L'habileté du premier voleur, son Savoir-faire, consiste à transformer l'adjuvant, ou Pouvoir-faire du programme du paysan, en Pouvoir-faire de son propre programme, ou encore, ce qui concourt au même effet, à changer le Pouvoir-faire du paysan en non Pouvoir-faire : le déplacement du grelot permet d'emmener la chèvre sans inquiéter le paysan. La ruse du voleur est de construire sa compétence à partir de la compétence même du paysan et de tourner ainsi la situation à son avantage. Après avoir reconnu et compris le Savoir-faire du paysan, il le développe à son propre compte, de manière à inverser le rôle du grelot qui d'opposant devient adjuvant. Cette stratégie sera reprise, on le verra, par chacun des deux autres voleurs. En termes sémiotiques, le changement de place du grelot est un PN d'usage, par rapport au PN principal ou performance qu'est l'enlèvement de la chèvre. Le Faire cognitif du paysan, qui s'exerce une fois la performance accomplie, correspond à la phase narrative de la sanction. L'anti-sujet reconnaît lui-même la réussite de la performance adverse, objectivement, à la manière d'un constat : « Le paysan jeta un coup d'œil derrière lui et s'aperçut que la chèvre avait disparu » L'indication spatiale, « A un tournant du chemin », signifie à la fois la précaution méfiante (le Savoir-faire) - devenue inutile - du paysan et la prévoyance (Savoir-faire) efficace du 218


LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE voleur : il avait bien choisi le moment, avant le tournant, pour mieux dissimuler sa fuite. Le premier épisode se termine par la mise en œuvre d'un nouveau PN, qui doit permettre au sujet opérateur « paysan » de combler le manque qu'il vient de subir. Compétent, sans que le texte ait besoin de l'exprimer, selon le Devoir-faire et le Vouloir-faire ; il est prêt à accueillir tout Savoir-faire. 3.3.2. Deuxième épisode : le vol de l'âne. L'habileté du second voleur déploie un schéma déjà rencontré dans le premier épisode et en quelque sorte suggéré par l'identité du mouvement spatial d'approche : « le premier _ s'approcha »_ // « le second _ alla vers ». Chacun des deux voleurs se rapproche pragmatiquement et cognitivement du paysan. Le premier entre dans son Savoir-faire (usage du grelot, le second participe à la résolution de son non Savoirfaire (« recherche » _ « cherchait »). Comme dans le premier cas, il va dans le sens de la compétence du paysan : il construit la compétence dont il a besoin pour la réalisation de son propre programme sur la compétence, incomplète, du paysan, qu'il a l'avantage de connaître. La question qu'il pose n'est pas demande d'information, mais mise en place d'une situation de communication qui lui permette d'apporter un savoir attendu du paysan. En termes sémiotiques, le second voleur joue le rôle actantiel du sujet manipulateur (destinateur de la compétence), par rapport au sujet opérateur qu'est le paysan. Il lui apporte un Savoir : « ta chèvre, _ je l'ai vue_ j'ai vu un homme_ » et un Pouvoir-faire : « on peut très bien la rattraper ». Le Savoir et le Pouvoir transmis verbalement par un destinateur qui s'adapte parfaitement au Vouloir et au Devoir du destinataire sont les deux éléments du Faire croire (Faire persuasif) du Faire manipulateur. La précision temporelle, « il y a un instant », joue dans le sens du Pouvoir-faire ; la précision spatiale, « dans ce bois », qui est à mettre en relation avec « dans un champ » (l. 10) signifie que les trois vols obéissent à un plan cohérent des voleurs ; l'emploi du verbe « courir » joue dans le sens d'un Pouvoir-faire restrictif : « on peut très bien le rattraper », à condition de courir comme lui. Au Faire-croire du second voleur répond le croire du paysan qui se manifeste par un geste de confiance : « après avoir demandé au voleur de tenir son âne ». Le premier voleur avait su, par sa stratégie, ne pas troubler la confiance du paysan : le second réussit à la conquérir. En fait sa prouesse consiste à transformer un anti-sujet, c'est-à-dire un opposant par excellence, en adjuvant, en se faisant passer pour un adjuvant. Non seulement il dépossède le paysan, mais il fait de lui l'agent de sa propre dépossession ; c'est bien un peu ce qu'avait déjà fait le premier, dont l'exploit était redevable, d'une certaine manière, à la précaution initiale du paysan. Même procédure manipulatoire entraîne même performance : le second voleur « emmena » l'âne, comme le premier avait « emmené » la chèvre. Même sanction, sous la forme d'un constat de disparition, de la part du paysan : « il vit que l'âne aussi avait disparu ». Le second épisode se termine par le découragement du paysan, « il fondit en larmes » et son renoncement, « et continua sa route ». Le récit pourrait s'arrêter là, sur cette formule de conclusion et de défaite.

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LE CONTE 3.3.3. Troisième épisode : le vol des vêtements Mais un voleur est capable d'exploiter cette nouvelle compétence du paysan, ou plutôt cette non compétence qui l'empêche d'entreprendre une recherche et donc un PN. On a vu plus haut que le discours ne marque pas aussi nettement la séparation entre le 2e épisode et le 3ème qu'entre le 1er et le 2e, signifiant ainsi, d'une part que la narrativité ne connaît pas d'arrêt, d'autre part que la dernière prouesse se distingue des autres. La ruse du troisième voleur procède pourtant de la même démarche que celle des deux premiers : en tant qu'expression du regret et du découragement, les pleurs du paysan manifestent les modalités du non Vouloir-faire et du non Pouvoirfaire ; c'est la même attitude, ce sont les mêmes modalités qu'adopte le voleur. Le sujet entre donc, une troisième fois, dans la compétence de l'anti-sujet. De là vient que la stratégie appliquée est inversée : le voleur ne prend pas les devants comme dans le second épisode, il se laisse aborder. Car, si l'on se met à la place de quelqu'un de désespéré et qu'on veuille lui donner l'impression qu'on est encore plus désespéré que lui, le summum de la ruse est de se laisser prendre en pitié. C'est le mécanisme du renchérissement modal déjà rencontré deux fois ; dans le cas du grelot, il s'agissait d'un Savoir-faire exploité par le premier voleur ; dans le cas de la recherche, il s'agissait d'un Vouloir-faire et d'un non Savoir-faire exploité par le second voleur. Et maintenant, dans le cas des pleurs, il s'agit d'un non Vouloir-faire et d'un non Pouvoir-faire exploités par le troisième voleur. L'effet de manipulation obtenu est la mise en confiance du destinataire, c'est-à-dire son entrée en croyance. Une autre raison du changement de tactique adopté par le troisième voleur est la compétence acquise par le paysan : conscient d'avoir été victime de sa crédulité, le paysan n'aurait pas manqué d'être soupçonneux envers une nouvelle personne qui serait venue à sa rencontre. Le propre d'un bon manipulateur est de s'adapter à la situation présente, ce qui implique de tenir compte de la situation précédente. On pourrait en effet imaginer une situation où le troisième voleur serait accouru pour implorer l'aide du paysan, au lieu de l'attendre au bord de l'étang. Instruit pas ses récentes mésaventures, le paysan aurait suspecté la sincérité du nouvel arrivant. Par rapport au deuxième épisode, les rôles se trouvent à présent inversés : « le second des voleurs lui demanda_ » vs « le paysan lui demanda ». « Le paysan répondit_ » vs « L'homme répondit_ » Le paysan a l'incitative du discours (ou plutôt croit l'avoir) et occupe le rôle actantiel de sujet manipulateur, face au voleur qui occupe (ou plutôt feint d'occuper) le rôle de sujet manipulé. Au récit de la mésaventure du paysan, le vol de la chèvre, correspond maintenant le récit de la mésaventure du voleur, la chute du sac dans l'eau. Et pour réparer le manque, tout comme le voleur suppléait le non Savoir-faire du paysan, maintenant le paysan supplée le non Savoir-nager du voleur. Mais le paysan, qui est manipulateur en apparence, ou encore manipulateur manipulé, subit en fait le Faire manipulatoire du voleur : son PN de « dédommagement » (ou de liquidation du manque) pour lequel il dispose du Vouloir-faire (« tout joyeux ») et du Savoir-Pouvoir faire (« nager ») et par lequel il accomplit d'une autre manière son PN initial de vente, est un PN d'usage par rapport au PN de vol du troisième voleur. La confiance ou croyance se révèle une fois de plus crédulité et le voleur réussit à transformer l'opposant en adjuvant en se faisant donner les vêtements par le paysan lui-même.

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LES 3 VOLEURS (I. TOLSTOÏ) : ÉTUDE SÉMIO-LINGUISTIQUE La conte énonce la performance déceptive du paysan : « il ne trouva pas de sac rempli d'or » et la performance réussie du voleur, d'abord reconnue implicitement par le paysan : « et quand il ressortit, ses vêtements n'étaient plus là », mais sanctionnée par l'énonciateur (dernière phrase). Le discours du conte ne fait pas directement constater par le paysan l'absence des vêtements grâce à l'emploi d'un verbe de perception, comme dans les deux premiers épisodes (« s'aperçut », « vit ») ; la sanction, dès l'avant-dernière phrase est prise en charge autant par le sujet de l'énonciation que par le sujet de l'énoncé (le paysan). 3.3.4. L'interdépendance des trois épisodes On a dit au début de l'analyse que ce conte se présente comme la transformation d'un état initial où un sujet S2, les trois voleurs, sont disjoints d'un objet O1, la chèvre, l'âne et les vêtements, et où un autre sujet S1, le paysan, est conjoint à ce même objet, en un état final où les rôles sont inversés. Au cours de l'analyse, on a vu que le récit est fait d'une suite de trois transformations successives : la situation résultant d'une première transformation constitue la nouvelle situation initiale sur laquelle agit la transformationm suivante : S ----------------> S' ----------------> S" Plus précisément, la manipulation de chaque voleur se fonde sur la compétence du paysan telle qu'elle apparaît en début d'épisode, transformée qu'elle est par l'épisode précédent. On résumera cette progression par le schéma suivant ; on appellera C1 la compétence initiale du paysan, C'1 sa compétence juste après le premier vol, C"2 sa compétence juste après le second vol, et on appellera C2, C'2, C"2, les éléments successifs de compétence que chacun des voleurs, en tant que sujet manipulateur, lui apportera, compte tenu de l'état précédent de sa compétence ; on rappellera les trois transformations T1, T2, T3 (ou performances) qui reprennent sous la forme réalisée les PN manifestés dans la séquence du pari sous la forme virtuelle : T1 T2 C1 ---------------------------------------> C1 -------------------------------------------------> C"1 "un grelot "(il) emmena "il partit à "(il) emmena "il fondit en attaché" la chèvre" sa recherche" l'âne" larmes et continua sa route" PN1a réalisé PN1b réalisé (SF) (VF + non SF) (non PF+non PF) C2 "lui ôta son grelot, l'attacha à la queue de l'âne". (SF)

C'2 "je l'ai vue_ j'ai vu_ on peut_" (SF)

C"2 "un homme assis qui pleurait_" (non VF+non PF) "tout joyeux_ je vais me dédommager" (VF + PF)

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LE CONTE T3 -------------------------------------------------> Sanction "ses vêtements énonciative n'étaient plus là "qui avait su C'était l'œuvre du voler même troisième voleur" les vêtements" PN1c réalisé

4. L'ÉNONCIATION DU CONTE Au contrat propre aux acteurs de l'énoncé que l'on a appelé le triple pari des voleurs et qui engage chaque voleur vis-à-vis de lui-même et des deux autres voleurs, se superpose un contrat propre aux acteurs de l'énonciation qui engage le destinateur du conte ou énonciateur vis-à-vis du destinataire du conte ou énonciataire. On propose d'appeler ce contrat énonciatif, contrat d'adhésion admirative. Il consiste à faire admettre comme admirable la prouesse des voleurs. Ce résultat n'est pas acquis d'avance, car le dépouillement progressif du paysan risque au contraire d'entraîner la condamnation ou la réprobation de l'énonciataire, la sympathie se portant alors sur le paysan malheureux. Quelle est la stratégie déployée par l'énonciateur pour réaliser cette performance ? Les voleurs ne sont pas présentés comme de vulgaires malfaiteurs, mais comme des artistes du vol : pour eux la proie compte moins que la prise. Rivalisant d'audace, ils s'assignent des tâches d'une difficulté croissante dont l'accomplissement retiendra l'intérêt de l'énonciataire (auditeur ou lecteur du conte) et suscitera même son admiration. Tout se passe comme si l'objet convoité par le sujet voleur n'avait pas valeur d'avoir matériel, mais valeur de prouesse ; de là à assimiler les voleurs à des acteurs dont l'enjeu n'est autre que le jeu, il n'y a qu'un pas Ce faisant, l'énonciateur déréalise, dédramatise et « désimmoralise » le récit. Sur le plan discursif, l'exigence des voleurs ou plutôt les contraintes que s'imposent ces artistes du vol sont manifestées par le champ lexical du renchérissement : « sans que », « et moi », « cela non plus », « tous ». Les performances des voleurs sont signifiées à l'aide de lexèmes non marqués moralement, comme le seraient « voler » ou « vol », : « emmena », « œuvre ». Ce dernier terme, non content d'être moralement neutre, valorise le faire du troisième voleur. La reconnaissance du mérite des voleurs est assumée par le paysan lui-même dans la mesure où il constate non un vol, mais une disparition ou une absence. L'emploi de l'imparfait, dans les deux dernières lignes, signifie que le dire, assumé par l'énonciateur, est censé être assumé aussi par l'énonciataire de la même manière que dans les deux premières lignes du texte). Le Savoir-faire du troisième voleur (« avait su_ ») qui est exceptionnel (« même ») est donc reconnu par l'énonciataire ou récepteur du discours. MAURAND Georges Université de Toulouse-Le Mirail

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LE CONTE, OU LE POÈME DANS LA VIE Segrai lo fial de ma lenga Per tornar tocar la terra. Jean BOUDOU. (Je suivrai le fil de mon langage Pour reprendre pied sur terre.)

Une proposition comme « le conte occitan » ne choque de prime abord personne, alors que « le conte français », « le conte anglais », alarmeraient l'esprit critique. Les séries « Contes et légendes_ », tirant vers l'ethnographie, favorisent des présupposés réducteurs, circonscrivant le conte dans un domaine de peu d'envergure, circonscrivant ce domaine à l'envergure ainsi réduite du conte. Et le conte particulier s'en va dans un corpus voué au démontage de structures génériques. Avant d'exposer quelques caractères remarquables des contes de Jean Boudou, je sollicite un assez long détour pour tirer le conte des classifications qui le déclassent. Il est réputé littérature primitive, populaire et enfantine. Observons d'abord que ces trois états l'incluent dans la vie_ Les deux premiers adjectifs sont parfaitement acceptables, si on les prend au sens que leur a façonné Victor Hugo ; quant au troisième qualificatif : Bruno Bettelheim, tout en réglant leur compte à certaines bêtifications démagogiques, a été l'initiateur d'une véritable poétique des contes de fées. Qui a, d'ailleurs, raconté des contes à des enfants sait leur exigence de répétition, et de répétition exacte ; le jeune enfant vous prévient rarement de la variante que vous avez introduite et qu'il récuse, même s'il sait le texte par coeur ; à vous de réparer l'accident qui a dérangé une expérience en train de se reproduire dans le discours que vous aviez une fois proposé, et qui ne pourrait être refait qu'avec son accord, ou par lui-même. - Boudou a certes récrit les contes qu'il tenait de sa mère, et l'on sait même qu'il voulait les écrire en vers. Mais précisément son oeuvre s'inaugure par ces contes, où se forment des systèmes de valeurs qui y resteront permanents. La vie n'est ni conte ni poème. Le poème ni le conte ne sont la vie. Mais le conte est dans la vie d'abord comme un pacte. Le « cric crac » (ou « clic clac »), que Boudou donne par amusement comme l'onomatopée d'une ouverture ou fermeture de clé, est dialogué comme assentiment réciproque entre le conteur et l'auditoire. Il est dans le fameux discours que Frère Jean fait la bouche pleine à la table de Gargantua (les notes scolaires y entendent un bruit de verres choqués_), sauf que Frère Jean propose sa parole alors qu'il l'a prise, et se l'accorde lui-même euphoriquement. Mon grand-père plaçait un « cric » au hasard dans son récit, et si nous n'avions pas le réflexe de répondre, il l'abandonnait avec une mauvaise foi qui nous laissait pantois.

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LE CONTE Et voyez le « Cric, monsieur Crac ! » - « Crac, monsieur Cric ! » de l'enfant et du vieux conteur dans le film Rue Casenègres. Le conte est scellé dans la vie immédiate. Et nul n'en a mieux dit le comment que Victor Hugo ne l'a fait des Contes de Voltaire : « Remarque frappante, dans ses contes Voltaire rêve ; il pense d'autant plus. Il sort du réel pour entrer dans le vrai. Cette gorgée de chimère bue par sa raison la transfigure, et cette raison devient divination. Voltaire dans ses contes entrevoit presque, et entrevoit avec amour, la catastrophe finale du XVIII° siècle, catastrophe qui, historien, l'épouvanterait. »

« Il sort du réel pour entrer dans le vrai » : voyez de même J. Lacan expliquer, chez l'enfant, le contexte où le chien peut miauler, le chat aboyer : « ainsi se forme toute pensée, en se déconnectant du réel ». C'est le point où le conte, comme le poème, se différencie du roman ou de la nouvelle : de leur effet de réel. Lorsque Gustave Kahn, dans la Vogue du 18 avril 1886, inaugure la condamnation du roman qui sera reprise telle quelle, de Valéry à Breton, son premier grief est contre la représentaion de « l'allure ballante et triste de la vie. » Qu'il ait tort de le déprécier n'empêche qu'il a bien relevé ce fonctionnement du roman, du récit romanesque, qui est, comme la vie, un accomplissement sans retour. Ici, une observation grammaticale (relevée pour la netteté chez Flaubert) sera plus crédible et plus pertinente que des généralités. Flaubert a aiguisé une valeur du passé simple qui est non seulement un accompli, mais une figure de l'accompli, et qu'il distribue en discontinu comme signal du révolu et de la fatalité. Tel ce passé simple qui sanctionne la fin des mercenaires dans le défilé de la Hache, en clausule de chapitre : « Le Carthaginois, qui regardait penché au haut du précipice, s'en retourna. »

Si l'Education sentimentale est principalement le récit de l'amour de Frédéric Moreau et de Marie Arnoux, les 400 pages de ce récit sont strictement enserrées par ces deux phrases-paragraphes : « Ce fut comme une apparition. Et ce fut tout. »

L'épilogue qui suit ce constat radical du révolu est une débâcle du souvenir : l'ultime conversation de Frédéric et de Deslauriers congédie les personnages du roman, y compris Marie Arnoux, dans l'indifférence d'une récapitulation sommaire. Ce désengagement est tout à l'opposé de la permanence du sujet du conte ou de l'épopée. Ce n'est pas que le roman ignore toujours l'effet de conte. Flaubert, dans ce même dernier chapitre où les deux amis saccagent et abolissent leurs relations et jusqu'aux rêves de leur jeunesse (si bien morte qu'il leur faut « l'exhumer »), introduit brusquement le souvenir, par le présentatif qui porte son sceau (« C'était_ ») « C'était pendant celles [les vacances] de 1837 qu'ils avaient été chez la Turque. »

Ce n'est pas un retour sur le récit, c'est un retour sur le sujet, (« Cest là ce que nous avons eu de meilleur »), qui explique le titre in extremis, en sauvant de la dérision de ce titre l'imagination de l'amour. C'est bien ce qui excite la rage des Barbey, - mais où par contre toucha juste la perspicacité de V. Hugo qui, remerciant Flaubert de l'envoi de son roman, se déclara saisi de sa tristesse, mais se proposa de

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LE CONTE, OU LE POÈME DANS LA VIE le rouvrir souvent au hasard : ce qui est résister à la poussée résolutive du récit romanesque. Pratique bien caractéristique de V. Hugo, qui a voulu, dit-il de lui-même, « abuser du roman », c'est-à-dire lui donner le fonctionnement du « Poème ». C'est donc à lui que j'emprunterai un dernier exemple (contradictoire) de l'aspect du passé simple. La fin de l'Homme qui rit (« Ce fut une disparition_ ») se prêtait à une comparaison avec l'Education sentimentale : « _ La voiture disparut. Et ce fut tout ».

Mais je retiens plutôt la fin des Travailleurs de la mer : « _ la tête disparut sous l'eau. Il n'y eut plus rien que la mer. »

L'opposition est systématique (sémantiquement, syntaxiquement, prosodiquement) de Flaubert à Hugo. D'une part, deux clausules vocaliques (conclusions) et la coordination au récit d'une dernière phrase qui l'abolit. Chez Hugo, tout au contraire, mouvement de ressac de « l'eau » à « la mer » ; dernière phrase en asyndète, à clausule consonantique (suspension), qui fait retour au titre, redevient première, et inscrit (comme les Contemplations) le commencement dans la fin : le récit est inaccompli, le passé simple a une valeur inaugurale. Cette sollicitation qui engage à la fois au retour et à l'ouverture (sollicitation inverse de l'identification consommée du roman), observez-la à la fin de la première séquence des Contes del Drac (L'enfant polit - Los Dracons) : « Aital comencèt lo temps aule » (Ainsi commença le temps de la peine à vivre).

Résumons : « l'enfant joli » s'est innocemment laissé capturer par le Drac, qui l'a confié à sa noire ogresse de femme, dans leur royaume sous-terrain de Pourcassés, pour y être engraissé et dévoré. Mais il parvient à massacrer et à ébouillanter sa geôlière, qui ressort du chaudron en princesse - dépossédée qu'elle était (« despoderada » par le Drac de ce royaume sous terre, dont elle fait roi l'enfant joli. Passons sur la symbolisation, toute classique, des fantasmes terrifiés et du désir au terme desquels l'enfant épouse sa mère_ Mais une fois ce domaine refermé sur ce bonheur princier, le Drac, qui est le fils du Diable, à son tour dépossédé, se venge et envoie, par un apostolisme inverse, ses propres fils, les dragons, pervertir toute la terre : « Aital comencèt lo temps aule. » Voici donc, pour le jeune auditeur, l'innocence du bonheur contestée non seulement par sa responsabilité telle que l'implique la logique du récit (à cause de lui, le Drac sévira sans trêve, instaurant l'âge de fer de la peine à vivre) ; mais encore par cet adjectif « aule », que la sûre poétique du conte fait surgir au moment où le happy-end d'une mésaventure s'échange contre le début d'une catastrophe. « Aule », adjectif qui signifie la méchanceté et l'hostilité, c'est aussi, substantivé, le nom du Diable : « Habilis », apte, habile, malin_ L'étymologie ne m'est qu'un raccourci, car tout le texte la réinvente et la commente, compromet l'habileté même du bonheur. Au nombre de ces habiletés perverses (mais comment les différencier de l'habileté innocente ?), il y a d'abord l'aptitude à la métaporphose. Le Dragon occitan n'est ni écailleux ni composite, il est pelu et velu ; encore qu'il puisse se changer en objet virtuellement inoffensif et utile (fil, peigne_), il est par prédilection loup-garou, homme-loup, selon un rythme nycthéméral, saisonnier, ou imprévisible ; loup 225


LE CONTE imprévisible dans l'homme (allez savoir, avec toutes ces mésalliances obscures), repentirs imprévisibles dans le loup ; ambiguïté du bénéfique et du maléfique. Une dialectique paradoxale et agile entraîne continûment le sujet dans les spirales de sa conscience et de sa mémoire. Cette inquiétude d'un sujet à advenir sous-tend l'oeuvre de Boudou, romans compris. Les lignes de force de son imagination, de toute son oeuvre, s'inscrivent dans ses contes. Le couple du dernier conte du Drac - mari et femme « òme et femna », après tribulations et avatars, - égaré, par amplification épique de la géographie, dans la Montagne Noire, « demande le chemin de la Plancade »_ Il ne quitte donc pas la légende. Renseignons-le : il va vers la maison des Contes del meu ostal, des Contes dels Balssas. « L'ostal » : maître-mot de la culture d'oc. L'homme qui s'informe du chemin de la Plancade, de la maison, comme qui demanderait le chemin d'Ithaque, y ramène une femme qui a été sorcière, authentique fille du Diable ; elle a jeté, par amour, son dernier talisman, et elle a été bénie par un vieux prêtre ; mais elle détient virtuellement l'initiative de quelque belle saga familiale. L'ostal est le lieu où s'origine le souvenir : Me soveni d'aquel ostal Tot fendasclat de fons a cima.

mais aussi la contradiction. Lieu du conflit avec le père, avec le frère. Polarité centrifuge ; d'où, chez Jean Boudou, cette série impressionnante de marcheurs, de fugueuses, dans la tension contradictoire de l'enfermement (le préfixe en est poétique chez Boudou, associé à la marche labyrintique, ou à la définition du JE sur le patron de la première phrase du Libre de Catòia : « Oc, soi Catòia. Catòia, l'En farinat. »)

Ne laissons pas « l'enfant polit » sans observer qu'il circule explicitement du conte aux romans, l'expression désignant, à leur débuts, le héros de la Quimèra ou le Lézin de las Domaisèlas - qui jamais ne reviendront à la maison1, non plus que les autres héros de Boudou. Je proposerai maintenant, dans une énumération arbitraire, certains aspects de la poétique de Boudou, sans toujours les rattacher aux thèmes des contes, soit parce que c'est désormais évident, comme pour le sous-terrain (et la noyade), la métamorphose, soit pour ne plus répéter - à propos de la talvera, du galérien - que la poétique de Boudou est tout une. La maison est le lien avec la mère. Ce sont ici les contes du fils de la femme. « Les contes qui suivent, dit l'avertissement, je les tiens de ma mère, née à la Rivière (_) La Rivière, en Albigeois, était paroisse de la Plancade, en Rouergue. » Il y a trois figures de la mère, chez Boudou : la « despoderada », la « Draquessa negra » que nous connaissons déjà, et que le fils rétablit dans sa nature radieuse ; la « filha blanca », qui est la mère de Lézin dans las Domaisèlas : la mère de Lusignan, la mère de l'amour ; du même roman, « la dolorosa », la mère de Gilbert, suppliciée du 1 Notons un cas remarquable de l'imagination de l'enfermement : le clôture du couvent, qui, par ses résistances mêmes, est un lieu de la liberté. Lieu d'asile du fugitif (qui ne fuit parfois que lui-même), du poursuivi, du galérien. C'est donc le seul endroit où l'on sache que le droit se déplace. On y change de métier, de fonction, de nom ; et même de sexe, dans le couvent de das Domaisèlas. En ce couvent débouche le sous-terrain par où va réapparaître Clément (Clé- mence), escorté par Germaine et sa cour de filles, les mains accoucheuses de deux vieilles soeurs, ridées et riantes, l'attendent. L'oeuvre de Boudou s'arrête énigmatiquement sur cette vision sororale. En une phrase inachevée - ou plutôt : commencée.

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LE CONTE, OU LE POÈME DANS LA VIE supplice se son fils. La femme noire des Contes revient dans ce poème de la maison (Misèria) - l'ogresse au chaudron : « Una femna negra, pelharda, Brandissia qualque pairolet. »

On aurait bien tort de réduire la métamorphose à une structure générique du conte. La métamorphose est le fonctionnement d'ensemble des romans-poèmes de Boudou, par l'obsession autobiographique qui y fait système et qui devient anamorphose du sujet. Preuve indirecte : Boudou déclare dans une des ses Lettres à Mouly (24 Janvier 1975) qu'il a renoncé à la suite projetée et commencée du Libre de Catòia, parce que cette suite lui est réellement arrivée ; donc, parce qu'elle est accomplie (sujet tout fait de roman !), elle ne l'intéresse plus. La métamorphose est le sujet même de las Domaisèlas, ainsi que d'un roman inédit, partiellement rédigé et, sans doute, partiellement détruit : L'òme qu'èri ieu, l'homme que j'étais, l'homme qui était moi. Un homme, - qui s'appelle Doubou_ - après une léthargie consécutive à des amours tragiquement contrariées, revient à soi en tant que Violette, sa maîtresse ; il est reconnu comme telle par toute la famille et l'entourage de Violette : mais il n'a que ses souvenirs d'homme ; les plus secrets et les plus intimes, sous-jacents au neuf apprentissage de la convalescente qu'il est. Nous ne saurons jamais (non plus que pour las Domaisèlas) par quelle ingéniosité romanesque Boudou dénouait l'intrigue : quel que soit le talent des chapitres subsistants, qui prouve leur travail, la censure vient probablement de l'auteur ; non pas qu'il ait voulu éviter l'indiscrétion possible sur une aventure initiale privée, mais parce que ce thème de la féminisation attendait sa forme particulière, celle précisément de son dernier livre, las Domaisèlas, dont le rythme n'est plus dans des enchaînements narratifs, mais tout dans les signifiants (la seule table des matières le prouve). Tout un fantastique du sous-terrain, auquel le héros accède par la noyade, court du début à la fin de ce livre : lieu des valeurs inversées de la captivité et de la délivrance, de la violence et de la douceur, du raffinement et de l'abjection_ Faute d'une analyse plus minutieuse, je m'en tiendrai ici à un rapprochement et avec cette phrase symbolique des Misérables : « L'égout est la conscience d'une ville. » Non plus que l'égout hugolien, le sous-terrain de Boudou n'est répertorié ou logique. Vous y entrerez à vos risques, vous y mourrez comme le curé et son petit clerc, nous y échouerez comme la police et les spécialistes outillés, vous en reviendrez peut-être comme le pêcheur à la plongée_ Il n'a d'autre destination que la vôtre. A l'air libre, ce qui échappe à la régulation cadastrée, au réticulé, au fini, au plein, c'est la talvèra. Le poème qui a ce mot pour titre a séduit : Es sus la talvèra qu'es la libertat_ Mais ce mot continue à embarrasser ; si l'on s'en tient à l'explication technique et simplette qui paraît plus clairement dans ses multiples synomymes (antarada, front du labour ; contornièira, lieu où on peut tourner), il désigne l'extrémité d'un champ où tourne l'attelage, et qui reste non-travaillé. Mais il n'y aurait pas de vraie difficulté technique à la pleine occupation du champ ! Cet usage est donc une désappropriation symbolique, qui laisse une zone non gardée de la plante sauvage, de l'animal, du passant, des gens sans terre libres d'y installer le temps d'une saison quelque menue culture_ Frange de l'inaccompli, proposition de la marginalité.

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LE CONTE Reconnaissance des non-établis et des exclus. Passage de ceux qui ne suivent pas le (droit) chemin, lieu terrien de la légende. La légende marque l'étendue, et y circule. Ainsi la Méditerranée devient la Mar de las galèras ; le premier galérien y est une galérienne ; donc, pour terminer sans conclure, voyons-y passer l'esquif de Marie-Madeleine : Qual li passara la mar A la Maria-Magdalena ? Trovara pas cap de par Comola de dolor plena. Un amic es clar e rar, Praquò l'aiga sembla lena_ Qual li passara la mar, La man sus la cuèissa lena ? Et de dos faran la par, La vela ne sera plena. Cerca lo clar e lo rar, Paura Maria-Magdalena_ Mas tant es clar coma rar : Vira l'onda de sal plena. Negadisses par per par Coma l'èrsa torna lena. Qual li passara la mar A la Maria-Magdalena ?

CANIVENC Pierre Université de Toulouse-Le Mirail

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CONTE ET NOUVELLE

L'exercice que j'ai proposé à Georges Maurand pour le colloque sur le conte est à la fois modeste et ambitieux, facile et difficile. Modeste, car il s'agit, apparemment, de faire œuvre de lexicographe : repérer la façon dont s'articulent deux notions voisines, distinguées l'une de l'autre par des noms différents : conte d'un côté, nouvelle de l'autre. Si modeste même qu'à la limite le travail risque de paraître inutile, parce que déjà fait. Consultez un dictionnaire, un bon dictionnaire de langue, ou mieux encore un dictionnaire de théorie littéraire, par exemple celui qui est inclus dans le Bordas1 ou dans le tout récent Larousse2, et, si tout se passe bien, le travail est déjà là : je n'ai plus qu'à psalmodier le texte des articles. Ce n'est peutêtre pas ce que vous attendez ! C'est pourtant de cette façon, que, pour moi, j'ai commencé : je me suis rempardé d'une muraille de dictionnaires, et j'ai lu sans désemparer les articles qu'ils consacrent au conte et à la nouvelle. Il faut avouer que j'ai été généralement déçu : je le dis sans affectation d'excessive sévérité. Il n'est guère possible de tirer de ces articles une vue un peu claire du système de relations qui doit bien s'établir entre les deux notions3. C'est au moment où j'ai fait cette constatation que s'est fait jour progressivement en moi l'idée que mon travail n'était pas si facile, pas si modeste qu'il paraissait au premier abord. D'autant que, déçu par les dictionnaires, je m'étais attaqué aux auteurs eux-mêmes : ceux qui pratiquent le conte ou la nouvelle, parfois le conte et la nouvelle, et qui en parlent, et puis ceux qui font profession de critique littéraire. Pour être derechef déçu : quelques vues pertinentes, de loin en loin, surtout à propos de chacune des deux notions isolées l'une de l'autre. Mais rarement, très rarement et finalement, j'ose le dire, jamais, une réflexion suffisante sur les relations des deux types de discours littéraire. Je ne vais pas me laisser aller aux plaisirs moroses du sottisier. Simplement vous donner, à titre d'exemple, un spécimen de ce qui a pu se dire à propos des relations conte/nouvelle. Le coupable est Alain Bosquet, auteur, en 1956, d'une anthologie des Vingt meilleures (?) nouvelles françaises (publiée chez Seghers) : « On aimerait proposer non point une définition, mais une manière de tentative à saisir l'essence de la nouvelle, sans limiter ses possibilités : "La nouvelle 1 Dictionnaire des littératures de langue française, Bordas, 1984, 3 volumes. 2 Dictionnaire historique, thématique et technique des littératures, Larousse, 1985, 2 volumes. 3 La meilleure, de loin, des contributions que j'ai lues est celle de Michèle Simonsen, sur le conte, dans le Bordas. L'article sur la nouvelle, dû à Michel Simonin, est moins bon.

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LE CONTE traduit un événement extérieur, intérieur, réel ou imaginaire, sans se préoccuper ni de questions de langage, ni de théories précises, à condition aussi que cet événement puisse tenir dans une anecdote ou une humeur unique, et n'ait pas les ramifications en tous sens d'une œuvre ni d'une pensée cyclique : elle doit pouvoir être résumée". On aimerait par la même occasion proposer l'approximation suivante pour le conte : "Le conte se distingue de la nouvelle en ce qu'il peut traduire une suite d'événements, sans établir entre ceux-ci une hiérarchie ni un choix quelconque ; il s'en distingue surtout par le choix, très conscient, soit du style, soit de l'intention satirique, morale, sociale, etc._ Il ne prétend pas comme la nouvelle, à une relation : il prétend à l'interprétation de ce qu'il relate. Il est sinon forcé, pour le moins voulu : il souligne tantôt les particularités littéraires de son auteur, tantôt le but visé par celui-ci" ». (p. 11). Beaucoup d'éléments de ces deux « approximations » sont si _ approximatifs qu'il est tout bonnement impossible de leur affecter quelque sens que ce soit. Quand il est possible de repérer ce que Bosquet a en tête, on s'aperçoit que c'est souvent extrêmement discutable. Ainsi, quand il caractérise le conte « par le choix, très conscient du style ou de l'intention », il laisse entendre que ces traits ne se retrouvent pas dans la nouvelle. Il le dit d'ailleurs presque explicitement en signalant le peu d'intérêt de la nouvelle pour « le langage ». Je laisse à chacun le soin d'apprécier. Un trait intéressant, malgré tout, dans l’« approximation » du conte : « il prétend à l'interprétation de ce qu'il relate ». Nous aurons, plus tard, l'occasion de repérer les mécanismes formels qui rendent compte de cet effet de sens, la « prétention à l'interprétation ». Anticipons, en deux mots : pour qu'il y ait « interprétation », il faut un interprète : c'est dire que dans la structure du conte se loge quelque part un sujet spécifique, l'interprète. C'est dire qu'il y a nécessairement au moins duplicité, au sens de dualité, de l'instance d'énonciation du conte. Ainsi le travail n'est pas aussi facile qu'il en a l'air. Constatation qui a l'avantage d'offrir une première direction à la réflexion : se demander pourquoi le travail est difficile. A cette difficulté je vois deux raisons. La première tient à ce que conte et nouvelle sont des formes spécifiques du discours littéraire1. Leur distinction supposerait donc une typologie affinée des différentes formes de discours littéraire : typologie dont on sait qu'elle n'est pas encore achevée, à supposer qu'elle puisse l'être un jour. Car elle ne se confond pas avec ce qui, pour l'instant, en occupe la place : une typologie des genres littéraires2. Quant à la deuxième raison de la difficulté de la tâche, elle tient à ce que conte et nouvelle sont des notions évolutives. Pourquoi ne le seraient-elles pas ? Sans doute. Mais avec le conte et la nouvelle, on est vraiment gâté : les deux notions dansent un petit ballet diachronique, où l'on repère plusieurs figures, de l'opposition à l'échange de places, en passant par la danse en couple, chacun des deux partenaires doublant exactement l'autre. Des exemples ? La nouvelle du XVI° siècle ne se confond pas avec celle du XIX° ; le conte et la nouvelle ne se distinguent pas de la 1 On voit que j'élimine de ma problématique le conte populaire, que je ferai toutefois intervenir pour certaines considérations diachroniques. 2 Cette opposition du genre et du discours s'appuie sur les articles pertinents du Dictionnaire de Greimas et Courtés.

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CONTE ET NOUVELLE même façon au XVII° et à l'époque contemporaine. Il faudra bien, pour fixer les idées, jeter un coup d'œil sur cette complexe évolution. Et, pourquoi pas ? pour commencer, repérer l'étymologie des deux mots, simplement pour fixer un point de départ, et se demander s'il laisse des traces dans l'opposition actuelle des deux notions. Conte, le plus ancien des deux mots, est un déverbal de conter. Il est attesté pour la première fois aux alentours de 1130-1140 dans un texte intitulé La conception Notre-Dame, de Wace. Il a dans ce texte le sens de « récit de choses vraies », au sens le plus naïf, le plus immédiat de vrai : un texte désignant un référent sans tromperie ni intention esthétique. Quant au verbe conter, d'où est issu notre conte, on sait qu'il représente le latin computare. Jusqu'en plein XVII° siècle, conter et compter sont restés graphiquement indistincts : trace conservée par la langue de l'indistinction originelle des deux opérations, qui ont en commun l'oralité. Conter, c'est énumérer des événements, le conte, c'en est le compte. Quittons la préhistoire du mot. Très tôt, dès la fin du XII° siècle, il prend le sens de « récit d'aventures fait pour divertir ». Au XVI° siècle, il acquiert la possibilité de signifier « récit fait pour tromper ». Toutefois l'aspect véridique du conte subsiste longtemps, et apparaît encore dans l'article conte de la première édition - celle de 1694 - du Dictionnaire de l'Académie. Il se trouve encore, sporadiquement, dans la langue moderne, et le TLF en cite un emploi chez Giono. Et pourtant l'évolution du sens du mot le porte irrépressiblement du côté de la fictivité. D'où des expressions telles que conte bleu1, conte de bonne femme, conte à dormir debout. D'où également la spécialisation du mot conte dans le lexique de la typologie des genres littéraires : cette spécialisation intervient dès la fin du XII° siècle. Le non nouvelle, de son côté, n'est pas dérivé d'un verbe2, mais est issu de la nominalisation de l'adjectif nouvelle. Cette nominalisation intervient très tôt - dès la fin du XI° siècle, mais sans prendre d'emblée le sens moderne. Pourtant, on trouve sporadiquement, dès le XII° siècle, des emplois où le mot, qui a sans doute le sens d’« information sur des événements récents », pourrait sans difficulté s'accommoder du sens moderne ; ainsi chez Chrestien de Troyes : « Li un racontoient nouvelles, /Li autre parloient d'amors ». Exemple intéressant : il montre qu'il n'est pas aisé de distinguer l'un de l'autre deux sens possibles du mot nouvelle, d'un côté l'information brute, de l'autre le récit mis en forme. C'est cette difficulté qui incite les lexicographes à chercher - et à trouver - un élément extérieur pour dater le sens typologique du mot nouvelle. Cet élément extérieur, c'est l'emprunt à l'italien novella, qui, de même étymon que son équivalent français (l'adjectif latin novella), s'était déjà spécialisé dans le sens littéraire. La première attestation indiscutable du mot français n'est autre que le célèbre titre des Cent Nouvelles nouvelles (1460-1467), où la redondance du mot, une fois substantif, l'autre adjectif, garantit sans équivoque le sens moderne. La table des Cent Nouvelles

1 George Sand qualifie de « conte bleu » Laura, voyage dans le cristal, conte publié dans La Revue des deux mondes en 1864. Il s'agit, selon elle, d'une « fiction », susceptible toutefois de donner « aux enfants et à beaucoup de grandes personnes le goût des recherches ou des hypothèses sérieuses ». 2 En revanche, il a donné lieu à la dérivation d'un verbe, nouveler, « raconter des nouvelles ». Il n'a pas survécu au-delà du 16° siècle.

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LE CONTE nouvelles comporte une formule très intéressante, sous deux formes variables selon les sources textuelles : - « S'ensuit la table de ce présent livre, intitulé des Cent Nouvelles nouvelles, lequel en soi contient cent chapitres ou histoires, ou pour mieux dire nouvelles » ; - _ et la variante : « (_) lequel en soi contient cent chapitres ou histoires, ou pour mieux dire contes à plaisance ». Formules doublement intéressantes. D'abord le rédacteur a jugé utile d'expliquer le mot nouvelles, qu'il semble considérer comme _ nouveau, et lui donne des équivalents référentiels : chapitres et histoires. Et d'autre part la variante donne l'expression contes à plaisance comme substitut de nouvelles, ce qui fait d'emblée surgir l'une des difficultés de notre sujet : les possibilités de neutralisation entre les deux mots. Il faut, sans doute, se méfier de l'étymologie. Pourtant, ici, ce bref parcours historique n'aura pas été inutile, car il aura indiqué quelques directions pour l'essentiel exactes. J'insiste sur la grammaire. De son origine adjectivale, la nouvelle conserve sans doute un ancrage référentiel, ou présenté comme tel : la nouvelle sera, dans son histoire ultérieure, rarement tout à fait coupée des événements - les « nouvelles » - qu'elle est censée rapporter, et qu'elle aura à présenter comme réels. Inversement, le conte tient son origine du verbe conter, c'est-à-dire d'une opération énonciative en œuvre, susceptible de rompre ses relations avec le référent : d'où la propension du conte à s'orienter du côté de la fictivité. Reste que les mots ne conservent pas leur sens étymologique : il leur arrive même de l'inverser. Il convient donc maintenant d'essayer d'indiquer les relations qui s'établissent, essentiellement dans la modernité, entre les deux notions. Je le ferai en utilisant successivement quatre critères, par ordre de difficulté, et, sans doute, d'importance croissantes. Il s'agit 1) de la longueur matérielle du discours ; 2) de la conformité (et de la non-conformité) entre niveau thématique et niveau figuratif ; 3) de la véridiction opposée à la fictivité ; 4) du statut énonciatif des deux types de discours. Inévitablement, ces quatre critères sont liés entre eux : ce qui, pour nous, entraîne le risque de redites. 1. LONGUEUR MATÉRIELLE DU DISCOURS Du signifiant, il faut, après Saussure, répéter qu'il est linéaire : écrire, ça occupe de l'espace, de même que parler, ça prend du temps. C'est l'implication inévitable de la manifestation matérielle du signifiant : dans le cas de l'écrit, une ligne d'encre disposée sur une surface, qu'elle investit. De façon plus ou moins abondante : il y a des discours brefs et des discours longs. Naturellement, ce trait intervient de façon non négligeable (même si on a souvent tendance à l'occulter) dans la typologie des discours. Il intervient aussi de façon capitale dans l'institution littéraire : le critère de la longueur d'un texte est celui qui intervient en premier lieu dans la procédure d'accès à la littérarité, c'est-à-dire, institutionnellement, à l'édition1. Qu'en est-il, à cet égard, de nos deux types de discours ? Ils sont à n'en pas douter du côté de la brièveté. A condition d'entendre cette notion, par elle-même

1 Chacun sait par exemple qu'un roman de 100 000 signes (50 pages) ou de 2000 000 signes (1000 pages) n'a aucune chance d'accéder à l'édition, c'est-à-dire à la littérarité (ou, ce qui revient au même, à la condition préalable de la littérarité). Il y a lieu de réféchir là-dessus !

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CONTE ET NOUVELLE floue, de façon relative : en somme, plutôt comme contradictoire que comme contraire de longueur. D'où, naturellement, l'impossibilité de fixer, même de façon très grossière, une limite à cette non-longueur qu'est la brièveté ainsi comprise. Il y a des contes et des nouvelles de quelques lignes : Félix Fénéon a cultivé le genre de la « Nouvelle en trois lignes », en jouant d'ailleurs sur l'ambiguïté du mot nouvelle... Inversement, il y a eu au XVIII° siècle des « nouvelles » de plusieurs centaines de pages : monstruosité typologique, qui s'explique par une éclipse provisoire du roman ! A cette exception près, la brièveté est un trait constant du conte et de la nouvelle. Elle est fréquemment conditionnée (ou déterminée ?) par des contraintes éditoriales, notamment la publication, préalable ou exclusive, dans des journaux. Maupassant a publié la quasi-totalité de ses Contes et nouvelles - titre propre à torturer l'infortuné descripteur ! - dans des journaux, ce qui leur impose une dimension assez étroitement limitée. Aujourd'hui, le léger renouveau de la _ nouvelle s'explique (ou se manifeste ?) par le fait que des quotidiens - Le Monde jusqu'en 1986, La Croix - et des périodiques - les défuntes Nouvelles littéraires, le défunt Contreciel, les vivantes Nouvelles nouvelles, Brèves et N comme nouvelles - publient des nouvelles, généralement très brèves : souvent entre 10 000 et 25 000 signes, soit une page plus ou moins serrée de quotidien, ou 5 à 12 pages de revue. La brièveté entraîne des conséquences non négligeables. La plus importante est qu'on publie les nouvelles et les contes en recueils, individuels, ou, plus rarement, collectifs. Se posent alors des problèmes de titrologie, pour lesquels on observe différentes solutions : parfois c'est la simple désignation du genre (Trois Contes, de Flaubert, les Cent Nouvelles nouvelles) ; parfois c'est le titre d'un des éléments de l'ensemble - Le Mur, de Jean-Paul Sartre ; on observe aussi des titres qui font apparaître le nom du genre accompagné d'une détermination : Contes de la bécasse, Contes du chat perché, Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar, etc. Enfin on recourt parfois à un titre global, qui peut faire allusion plus ou moins directement à la spécificité du genre - c'est le cas des Instantanés de Robbe-Grillet - ou qui, inversement, peut l'occulter : certains recueils de nouvelles ne sont pas signalés comme tels par leur titre, et peuvent donc être pris pour des romans. La publication des contes et nouvelles en recueils a des implications immédiates sur le régime de leur lecture : les textes ne se lisent pas indépendamment, mais dans leurs relations réciproques. Le recueil de Contes ou de Nouvelles est l'un des lieux privilégiés de l'intertextualité. Sans entrer dans les débats qui se tiennent encore autour de ce concept, j'entends simplement par là que la lecture d'un texte c'est-à-dire, toujours, d'un fragment de texte - ne se fait pas de la même façon lorsqu'il est isolé et lorsqu'il apparaît dans un ensemble d'autres textes. Il se construit alors un système de relations qui modifie le sens de chaque texte - occurrence, sous tous ses aspects. Je ne vais prendre qu'un exemple, aussi simple que possible, puisqu'il concerne une unité de la manifestation figurative : la bécasse, dans le recueil de contes de Maupassant pour lequel la bécasse, précisément, est éponyme : Les contes de la bécasse. Le premier de ces contes exerce une fonction spécifique : il décrit les conditions d'énonciation des contes du recueil. Je reviendrai, plus bas, sur ces problèmes d'énonciation. Pour l'instant, c'est la bécasse qui m'intéresse. Le rôle qui 233


LE CONTE lui est affecté par le texte est double. D'une part, la bécasse intervient activement dans la désignation, par le sort, du bénéficiaire du festin des têtes. Et d'autre part elle tient lieu de rémunération pour la performance du narrateur du conte. Rôle capital, assurément, dans sa duplicité : sans la bécasse, point de contrat, point de conte, point de recueil. Est-il possible, indépendamment de cette fonction génératrice du texte, de repérer un investissement sémantique particulier de la bécasse ? Je ne crois pas. On pourrait, sans doute, se laisser aller à voir en elle une figure de la mort. Mais cet investissement ne peut être que très diffus : il affecterait autant tout objet alimentaire d'origine animale. Non : ici, la véritable figure de la mort, c'est le pigeon, dont la mise à mort est explicitement mise en scène par le texte. Si nous lisons le recueil, nous y découvrons un autre conte, intitulé « La Folle ». Il manifeste immédiatement, et de la façon la plus explicite, l'étroite relation intertextuelle qui l'unit au premier texte : « Tenez, dit M. Mathieu d'Endolin, les bécasses me rappellent une bien sinistre anecdote de la guerre ». Ainsi inauguré, le récit se poursuit, et explicite la relation avec les bécasses : au cours de l’occupation prussienne, une femme – une folle – est expulsée de chez elle, en plein hiver, sur son matelas, par les occupants. On ne retrouve plus trace d’elle. A l’automne suivant, le narrateur, M. Mathieu d’Endolin, part à la chasse aux bécasses : « J'avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j'en abattis un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d'y descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée près d'une tête de mort ». Cette tête de mort, c'est la tête de la folle - morte de froid sous la neige, puis dévorée par les loups. On le voit : la bécase apparaît désormais comme la métonymie - au sens le plus strict du terme - de la Mort et de la Folie, qui entrent ici en syncrétisme. Cet investissement sémantique nouvellement acquis par la bécasse se trouve rétroactivement affecté à la bécasse du premier conte. Ce qui a pour effet de modifier complètement les données du contrat. Et si le contrat est modifié, c'est à son tour tout le sens de chacun des contes qu'il a générés qui s'en trouve atteint. On le voit : la brièveté du conte et de la nouvelle n'est pas seulement un aspect matériel du vêtement signifiant. Elle a des implications diverses sur leur fonctionnement sémiotique. Reste que, jusqu'à présent, j'ai traité globalement de la brièveté, comme si elle affectait au même titre le conte et la nouvelle. Est-il possible de les distinguer de ce point de vue ? Ici, l'opinion dominante - et, en matière de typologie des genres, il faut suivre l'opinion dominante - est que le conte est plus bref que la nouvelle. C'est par exemple ce que professe Albert-Marie Schmidt, dans son édition des Contes et Nouvelles de Maupassant. Derrière cette différence entre les dimensions matérielles du conte et de la nouvelle - le premier plus bref que la seconde - se dissimule plus ou moins une opposition de structure. C'est celle dont je vais traiter maintenant. 2. CONFORMITÉ DU CONTE VS NON-CONFORMITÉ DE LA NOUVELLE J'entends par cette opposition la façon différente dont s'articulent les plans du thématique et du figuratif dans le conte et la nouvelle. On aura reconnu l'appareil 234


CONTE ET NOUVELLE conceptuel du Dictionnaire de Greimas et Courtés, que je rappelle en deux mots. Le contenu figuratif est celui qui a un correspondant exclusif et constant au plan de l'expression du monde naturel : la bécasse du conte de Maupassant est une figure, elle relève du plan figuratif. Le niveau thématique, au contraire, correspond à un investissement sémantique abstrait, de nature conceptuelle. Le niveau thématique est « profond », par opposition au contenu figuratif. Il a donc à être figurativé, et cette opération de figurativisation peut se faire de façon relativement libre. Dans notre conte, on vient de constater que la bécasse entre en relation, selon les modalités que nous avons entrevues, avec la mort et, syncrétiquement, avec la folie : elle figurativise la mort et la folie. Mais il est évident que cette relation bécasse/mortfolie n'est pas du même type que la relation entre le signifiant et le signifié d'un morphème dans une langue naturelle : la mort comme la folie peuvent être figurativées par bien d'autres figures que la bécasse, qui doit même en être une figure plutôt exceptionnelle. C'est que la bécasse est peu iconique à l'égard tant de la mort que de la folie : peu de points communs, apparemment, entre la figure et les éléments thématiques qu'elle manifeste ! Il existe donc, dans tout discours figuratif, un système de correspondance spécifique entre le niveau thématique, profond, et le niveau figuratif, superficiel. L'hypothèse que j'avance est que ce système de correspondance entre les deux niveaux varie entre le conte et la nouvelle. Selon les directions suivantes : 2.1.) Dans le conte, il y a conformité (ou tendance à la conformité) entre le niveau thématique et le niveau figuratif. J'entends conformité au sens hjelmslévien du terme : les deux plans sont découpés, de part et d'autre du seuil qui les sépare, par les mêmes divisions. En termes hjelmsléviens, cette conformité entre les plans d'une sémiotique caractérise les systèmes de symboles : c'est que le conte tend vers le symbolique. On aura l'occasion, plus bas, de retrouver ce trait par une autre voie. 2.2.) Dans la nouvelle, il y a non-conformité (ou tendance à la nonconformité) entre niveau thématique et niveau figuratif : à tous les niveaux de l'analyse, les mêmes éléments thématiques peuvent recevoir des figurations variées. On peut même se poser, à propos de la nouvelle, un problème qui a fait l'objet, il y a quelques années, d'un débat entre Courtés et Rastier : celui de la subordination du figuratif au thématique. Courtés pose explicitement cette subordination, comme si elle allait de soi : « Il est clair que le figuratif est toujours au service du thématique, car il n'est jamais tourné sur lui-même ; dès qu'il paraît dans le discours, il est nécessairement thématisé sur le plan pragmatique »1. Chez Rastier, les choses sont plus compliquées. Car il en vient d'abord2 à mettre tout bonnement en cause la validité de l'opposition entre figuratif et thématique, ce qui a évidemment pour effet immédiat d'en dénier la hiérarchisation. Mais dans des publications ultérieures, il semble revenir sur cette mise en cause de

1 « Contre-note » à l'article de Rastier « Le développement du concept d'isotopie », Document du GRSL, III, 29, 1981, p. 38. 2 Ibid., p. 11.

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LE CONTE l'opposition figuratif/thématique. Il en vient même, en 19831, à réintroduire une « hiérarchie entre niveau thématique et niveau figuratif ». Problème complexe. Peut-être l'attitude de Courtés s'explique-t-elle par les spécificités du type de discours qu'il examine préférentiellement : le conte populaire, à propos duquel il est sans doute possible d'admettre que le figuratif est toujours « au service » du thématique. Mais en va-t-il de même pour tout type de discours ? N'y at-il pas, dans certains types de discours figuratif - la nouvelle, par exemple, et, à un degré sans doute plus élevé encore, le roman - un certain développement autonome du figuratif, une prolifération du figuratif, de façon plus ou moins autonome par rapport au thématique ? Je ne fais que poser la question. Non toutefois sans remarquer que l'opposition tendance à la conformité / tendance à la non-conformité se double d'une opposition non-déceptivité (pour le conte) / déceptivité (pour la nouvelle). J'entends ici la notion de déceptivité de la façon suivante : c'est l'effet de sens de l'absence de hiérarchisation entre le niveau figuratif et le niveau thématique. Ce qui est déceptif en somme - et il va de soi que ce terme n'a rien de péjoratif - c'est le figuratif autonome, le figuratif baladeur, sans lien identifiable avec le thématique. On attend sans doute des exemples. Il n'est pas commode d'en donner, pour une raison qui apparaît à l'évidence. C'est que, tant pour la conformité que pour la déceptivité, il convient, comme je l'ai fait, de parler de tendance. Il n'y a pas d'opposition tranchée entre deux types de discours, l'un relevant du conte, l'autre de la nouvelle, mais un passage graduel de l'un à l'autre, selon que sont accentuées la conformité - qui va de pair avec la non-déceptivité - et la non-conformité - qui va de pair avec la déceptivité. C'est peut-être la gradualité de ce passage qui rend compte avec d'autres facteurs, sans doute - d'un phénomène déjà signalé : l'hésitation fréquente qu'on observe devant les qualifications de certains textes. Dans les Contes et nouvelles de Maupassant, est-il vraiment possible de faire un partage rigoureux entre les contes et les nouvelles quand les textes ne sont pas explicitement étiquetés par l'un des deux mots ? Maupassant, pour sa part, utilisait comme terme générique le mot historiette. Et il existe des textes qui sont, par leur auteur même, alternativement qualifiés de conte et de nouvelle : ainsi pour la Vénus d'Ille, que Mérimée, dans sa Correspondance, désigne tantôt comme conte, tantôt comme nouvelle. Est-ce dire que les deux notions se confondent ? Point du tout ; ce sont tout bonnement deux aspects du même texte qui sont alternativement désignés par les deux noms : les aspects de conformité par l'étiquette conte, ceux de non-conformité par l'étiquette nouvelle. On voit à quel point il est difficile de trouver des exemples réels. Pourquoi ne pas en forger un, en partant de la bécasse de Maupassant ? Elle est, on vient de le voir, figure, dans les deux contes examinés, d'un syncrétisme de la mort et de la folie. Et, si j'ai bien lu, figure de ce seul élément thématique : c'est ce qui assure la conformité des deux plans, et, du coup, la qualité de contes des textes affectés. Supposons maintenant un texte - après tout, peut-être y en a-t-il un ! - où la bécasse serait alternativement figure de la mort/folie et figure de n'importe quoi d'autre, par exemple de l'amour et/ou de la bonté. On dira dans ce cas qu'il y a non-conformité 1 « Le problème du figuratif et l'impression référentielle », Actes sémiotiques, Bulletin, VI, 26, juin 1983, p. 14.

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CONTE ET NOUVELLE (et, du coup, déceptivité) : le texte passerait du côté de la nouvelle. Il en irait de même, à plus forte raison, s'il était possible de montrer, dans un texte, que la bécasse n'est sujette à aucun investissement thématique - reste, en somme, figure à l'état pur. Chimère, cette figure sans répondant thématique ? Oui, si, comme le fait parfois Greimas1, on pose l'homologie entre le couple figuratif/ thématique et le couple signifiant/signifié. Car, en linguistique comme en sémiotique, point, on le sait, de signifiant sans signifié, relisez Saussure, Hjelmslev et Greimas ! Mais on sait aussi qu'il est possible de penser l'autonomie du signifiant par rapport au signifié : c'est ici à Lacan qu'il faut se référer, et notamment à la théorie du point de capiton. Jetez donc un coup d'œil sur le Séminaire III2 : vous aurez la surprise de constater que la théorie du point de capiton - elle-même garante de l'autonomie du signifiant par rapport au signifié - s'appuie sur une analyse linguistique, fondée sur la notion de mot-clé, empruntée par Lacan à Pierre Guiraud. Impossible, on s'en doute, d'entrer ici dans ce débat. Contentons-nous d'entrevoir la possibilité d'un signifiant détaché de ses attaches (mais pas de toutes ses attaches : reste précisément le point de capiton, le mot-clé de Guiraud) avec le signifié : dans la foulée vous posez une figure déliée - partiellement - de ses attaches au plan thématique. On l'a compris : la non-conformité, liée à la déceptivité, exige une certaine prolifération du signifiant. On comprend pourquoi la nouvelle, non-conforme et déceptive, a fréquemment besoin d'un signifiant spatialement plus étendu que le conte, conforme et non-déceptif. 3. FICTIVITÉ DU CONTE VS VÉRIDICITÉ DE LA NOUVELLE On retrouve là les traits qu'a fait apercevoir l'histoire des deux léxèmes. Et l'accord se fait de façon à peu près unanime sur les qualifications, même si elles ne sont pas toujours d'une clarté absolue. Je cite un fragment tout à fait significatif, parmi plusieurs dizaines d'autres possibles, à peu près concordants depuis la seconde moitié du XIX° siècle : c'est de Marcel Arland : « Toutes mes nouvelles reposent sur des données véritables ou à tout le moins vraisemblables _ J'appellerai conte une fiction (assez courte) qui ne se pique pas d'une vraisemblance ou la refuse, qui se propose de surprendre, de déconcerter ». Un peu de naïveté, peut-être chez ce Marcel-là, à propos de la vérité et de son substitut, la vraisemblance ? Écoutez maintenant un autre Marcel, Marcel Aymé, dans le « Prière d'insérer » des Contes du chat perché : « J'avertis donc mon lecteur que ces contes sont de pures fables, ne visant pas sérieusement (appréciez le sérieusement !) à donner l'illusion de la réalité (repérez au passage l'illusion référentielle, et la reconnaissance d'éléments persuasifs dans le discours). Pour toutes les fautes de logique et de grammaire animales que j'ai pu commettre, je me recommande à la bienveillance des critiques qui, à l'instar de leur confrère, se seraient spécialisés dans ces régions-là ». Depuis Saussure et l'expulsion du référent, il va sans dire que la prise en compte directe et immédiate du référent n'intervient pas dans l'évaluation de la 1 « De la figurativité », Actes sémiotiques, Bulletin, VI, p. 26, 50. 2 Le séminaire. Livre III. Les psychoses, 1955-1956, Le seuil, 1981. La théorie du point de capiton, appuyée sur une analyse de la première scène d'Athalie, se trouve aux pages 298 et suivantes

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LE CONTE véridicité ou de la fictivité d'un discours. Véridicité et fictivité sont les effets de sens d'un discours persuasif : il s'agit dans un cas d'installer l'illusion référentielle, dans l'autre d'installer ce que je continue, pour l'instant, a appeler l'effet de sens fictionnel. On dira que le conte et la nouvelle se distinguent, sinon de façon tranchée, au moins de façon tendancielle, par les deux traits suivants : 3.1. La nouvelle comporte une dimension persuasive qui consiste à tenter d'installer l'illusion référentielle. Naturellement les procédés discursifs utilisés pour obtenir cet effet sont variés. Je ne signalerai ici que celui dont le fonctionnement est le plus général et le plus clair : l'effacement général des marques de la duplicité des sujets d'énonciation. Tout se passe, généralement, comme si une seule voix parlait : la nouvelle est, à mes yeux, à l'opposé de la polyphonie. Rien de plus simple, naturellement, pour les nouvelles à la troisième personne : pour reprendre la belle formule de Benveniste, « les événements, ici, semblent se raconter d'eux-mêmes », sans sujet d'énonciation. Comment pourraient-ils ne pas dire le vrai ? Mais il y a aussi des nouvelles à la première personne, même si, sans doute, elles sont, dans la production contemporaine, nettement moins nombreuses1. Leur situation est moins simple, et exige une réflexion sur le statut de la 1ère personne : ne serait-elle pas, ici, la seule personne ? Ce qui renverrait le texte à l'unicité du sujet d'énonciation. Vaste problématique, que je ne me flatte certes pas d'avoir résolue par une suggestion certainement trop rapide, et, sans doute, un peu cavalière ! Quoi qu'il en soit cependant, l'opposition avec les procédures d'énonciation du conte semble assez claire. 3.2. En effet le conte comporte une dimension persuasive exactement inversée. Elle consiste à installer ce que je n'hésite pas à appeler l'illusion fictionnelle. Les procédés discursifs, opposés à ceux de la nouvelle, prennent des formes variées. Le plus transparent est la pratique du métatexte programmatique, qui installe le récit dans un temps et/ou un espace autres, sur le mode du « il était une fois ». Naturellement ces formules ne sont pas d'emploi constant. Quand elles sont absentes, elles sont suppléées par différents procédés énonciatifs qui ont pour fonction de souligner la pluralité hiérarchisée des sujets d'énonciation, et, par là, de faire dépendre leur véridicité de leur position dans la hiérarchie des instances d'énonciation : le conte, en somme, se situe du côté de la polyphonie. Comme je l'ai indiqué plus haut, les différents critères utilisés pour distinguer conte et nouvelle sont liés entre eux : l'étude de la véridicité et de la fictivité nous amène progressivement au quatrième et dernier critère : les modalités d'énonciation. 4. LES MODALITÉS ÉNONCIATIVES On vient de l'apercevoir : la nouvelle est du côté de la monophonie, le conte du côté de la polyphonie. On peut sans doute préciser l'analyse, en lui donnant, à propos du conte, son fondement historique. Le conte littéraire est l'héritier du conte populaire, qui a une manifestation orale. Le conte littéraire conserve donc des traces de cette oralité originelle. Mais le conte littéraire, son nom l'indique, a une 1 Un sondage cavalier, effectué dans le recueil des 40 nouvelles publiées par le Monde en 1985 et 1986, donne les résultats suivants : en 85, 7 nouvelles à la 1ère personne, 17 à la 3ème personne ; en 86, 11 nouvelles à la 1ère personne, 15 à la 3ème (je n'ai pas tenu compte des nouvelles traduites d'autres langues).

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CONTE ET NOUVELLE manifestation écrite littérale. Il a donc à l'égard de son oralité originelle une spécificité paradoxale : il est contraint d'écrire son oralité. C'est à mes yeux un caractère à peu près constant du conte : il ne disparaît pas même quand il lui arrive de rester implicite. Inversement, on vient d'entrevoir que ce trait n'affecte pas la nouvelle. Au moins la nouvelle moderne. Car on sait qu'au XVI° siècle - pensez à L'Heptaméron - la nouvelle aussi pouvait prendre une manifestation orale, et l'écrire. C'est que, comme on l'a aperçu plus haut, le système des relations entre conte et nouvelle a évolué avec le temps : il faut se garder de confondre nouvelle du XVI° siècle et nouvelle contemporaine. L'oralité écrite du conte est attestée par d'innombrables faits. Parmi les plus spectaculaires, j'en citerai deux. D'abord le conte de Diderot qui porte, par dénégation, le titre paradoxal « Ceci n'est pas un conte ». Il s'ouvre de la façon suivante : « Lorsqu'on fait un conte, c'est à quelqu'un qui l'écoute ; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son auditeur. Voilà pourquoi j'ai introduit dans le récit qu'on va lire, et qui n'est pas un conte ou qui est un mauvais conte, un personnage qui fasse à peu près le lecteur ; et je commence ». Mais en réalité, le je qui dit je ne « commence » pas vraiment, car il se fait précisément interrompre par le personnage qu'il vient de mettre en place, à moins que ce ne soit par son auditeur : les traces sont à ce point brouillées qu'on ne sait plus qui parle et qui écoute, ni qui est censé écrire et lire. Et il est évidemment capital de remarquer que la mise en cause du conte, comme conte - à savoir comme fictionnel est liée à la mise en cause déniaisante des modes spécifiques de son énonciation. Le second exemple n'est autre que notre « Bécasse », sur laquelle je reviens encore, d'un point de vue différent. On se souvient que ce conte inaugural a pour fonction de mettre en place un contrat sous l'effet duquel, successivement, chaque bénéficiaire du plat de têtes de bécasses - bécasses sur le statut desquelles nous sommes désormais édifiés - doit raconter un conte. A l'origine de chacun des dix-sept contes qui constituent le recueil il faut donc restituer la présence - explicite, même si elle est lointaine - de ce je qui commence une histoire, et qui d'ailleurs la commence souvent au je, continuant à embrayer sur la situation d'énonciation mise en place par le conte initial et initiateur. Ce n'est que dans la suite que survient un récit à la 3ème personne, souvent dans des conditions formelles d'une extrême complexité. J'en donnerai pour exemple l'un des deux contes intitulés « la peur »1. Il joue lui aussi sur l'opposition de l'oral et de l'écrit, puisque l'un des récits qu'il comporte n'est autre qu'une histoire_ racontée par Tourgueneff, à propos de laquelle s'écrit le commentaire suivant, bien paradoxal : « L'a-t-il écrite quelque part, je n'en sais rien ». Ainsi, le jeu sur l'écrit et l'oral en vient à permettre de se demander si ce qui est écrit est bien écrit, et à présenter un authentique écrit pour un énoncé oral, en feignant de mettre en cause sa scripturalité pourtant patente ! Je passe sur ces jeux, et je reviens à la structure canonique du conte. Elle consiste à faire apparaître deux instances d'énonciation : l'une consiste à dire qu'un 1 Il n'est pas intégré aux Contes de la bécasse, à la différence de son homonyme. Mais les procédés sont les mêmes.

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LE CONTE conte va être conté, l'autre consiste à conter le conte. Sans doute, toutes les variantes sont possibles sur ce schéma, comme viennent de le montrer Diderot et Maupassant_ mais, dans sa simplicité, le mécanisme est, à mes yeux, toujours présent. Il a fondamentalement la forme de l'enchâssement, qui nécessairement modifie l'énoncé enchâssé : le récit de « Ceci n'est pas un conte » est modifié par son enchâssement dans un discours qui énonce les spécificités de son énonciation. L'ensemble des dix-sept contes de la bécasse est modifié par son enchâssement dans le texte initial1. Avant d'en venir à la description de ces modifications, je reviens un instant sur les origines de ce type de fonctionnement. On voit que ce caractère du conte lui vient de son oralité originelle. Oralité, scripturalité : simple phénomène de manifestation matérielle. Oui, on peut être tenté de voir les choses ainsi. Mais quand on passe de l'oralité à la scripturalité, il faut bien écrire l'oralité. Et le faire, c'est poser une instance d'énonciation de plus, et du coup modifier de fond en comble le mécanisme énonciatif du récit. On voit que le simple phénomène du changement de manifestation matérielle a des implications fondamentales quant à la structure même du conte. Il ne me reste plus qu'à décrire les effets qu'a sur le sens le mécanisme formel qui vient d'être décrit. C'est à vrai dire assez simple quand on utilise l'appareil notionnel mis en place dans le Dictionnaire de Greimas et Courtés, et spécifiquement les deux opérations opposées de l'embrayage et du débrayage. A cet égard, deux précautions sont à prendre. La première a un caractère historique. L'introduction de la notion de débrayage est, sauf erreur, une innovation de la sémiotique greimassienne. Il est amusant de constater qu'elle a été facilitée par ce qui est, à proprement parler, une erreur de traduction de Ruwet au moment où il a fait passer en français la notion, empruntée par Jakobson à Jespersen, de shifter. Le shifter, chez Jespersen, et partiellement encore chez Jakobson, c'est le terme qui change de sens (comprendre, ici, de référent) selon les circonstances de son énonciation. To shift, en anglais, c'est « changer », éventuellement « changer de vitesse », mais pas « embrayer ». Pour des raisons qui, à mon sens, tiennent aux modifications apportées par Jakobson à la conception du shifter chez Jespersen, Ruwet a choisi la traduction par embrayeur. Mais l'embrayage, on le sait ne se conçoit que par opposition à l'opération inverse de débrayage : c'est le mérite de Greimas et Courtés d'avoir fait apparaître cette notion indispensable sans laquelle le fonctionnement de l'embrayage et des embrayeurs n'apparaît pas clairement. La seconde précaution vise les spécificités des opérations d'embrayage et de débrayage dans le cas qui nous occupe. Ici, elles jouent non entre l'instance d'énonciation et le discours, mais entre deux discours, dont l'un, à vrai dire, enchâssant l'autre, n'est rien d'autre que le simulacre, énoncé, de l'instance d'énonciation du second. C'est ce qui prend le nom, dans le Dictionnaire, 1 Conséquence immédiate de cette constatation : il est impératif dans toute édition des Contes et nouvelles, de respecter la composition des recueils tels qu'ils ont été originellement constitués. C'est ce que n'a pas fait Albert-Marie Schmidt_ - J'indique au passage que l’analyse des Contes des Mille et une nuits donnerait sans dout lieu à des constatations du même genre, en dépit des différences de contexte culturel.

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CONTE ET NOUVELLE d'embrayage (ou débrayage) de second degré. De second degré, lorsque la procédure d'enchâssement n'affecte que deux textes. Quand elle se répète, les opérations se situent aux 3ème, 4ème, Nème degrés. Quoi qu'il en soit, il s'agit toujours d'opérations internes, en opposition avec l'embrayage et le débrayage externes, qui font directement intervenir l'instance d'énonciation, et non son simulacre discursif. Mais au fait, en quoi consistent-elles, ces opérations d'embrayage/débrayage internes ? Fort simplement en ceci : - Le débrayage interne consiste à installer un discours (le discours enchâssé) au sein d'un autre discours en disjoignant les instances d'énonciation des deux discours ; - inversement, l'embrayage interne consiste à conjoindre les instances énonciatives des deux discours. Conjonction et disjonction peuvent prendre des formes variées, selon qu'elles affectent les aspects actantiel, temporel ou spatial de la procédure d'énonciation. Maintenant, quelles sont les conséquences sémantiques de ces opérations ? On se doute qu'elles sont opposées : - l'embrayage déréférentialise l'énoncé enchâssé, supprime la possibilité d'accès à l'illusion référentielle. Il donne aux événements racontés une valeur symbolique, au sens que l'Ecole de Paris donne à ce terme. - inversement, le débrayage référentialise l'énoncé, selon des procédures très clairement décrites dans l'article débrayage du Dictionnaire. On commence sans doute à entrevoir mon hypothèse. Oui, ce n'est qu'une hypothèse. Elle consiste à poser que le conte privilégie les opérations, déférentialisantes, d'embrayage à l'inverse de la nouvelle, qui privilégie les opérations de débrayage référentialisantes1. Naturellement, pour vérifier cette hypothèse, il faudrait la tester sur un vaste corpus de textes dont le statut de conte ou de nouvelle soit préalablement garanti par une étiquette sans équivoque. Il est hors de question d'aborder ici ce travail de bénédictin. Je me contenterai, toujours à propos des Contes de la bécasse, de ce qui risque peut-être de passer pour une simple impression de lecture. Et pourtant non, je ne crois pas : c'est bien l'embrayage qui gouverne la relation entre le discours enchâssant - le récit du déjeuner de têtes de bécasses - et le discours enchâssé : l'ensemble des dix-sept contes du recueil. Vous n'êtes pas convaincus ? Allez donc les relire ! Une conclusion à ce trop long effort de débroussaillage ? Elle ne peut être que très modeste, et introduire les nécessaires relativisations qui d'ailleurs ont déjà été entrevues : - du point de vue historique, la typologie est évolutive. Les critères que je viens d'énumérer n'ont d'éventuelle pertinence qu'à l'égard de la modernité (en gros depuis la seconde moitié du 19° siècle) ;

1 On ne vise ici que les relations entre le discours enchâssant de premier niveau - celui qui énonce l'instance de l'énonciation - et le premier discours enchâssé. Au sein de celui-ci peuvent se reproduire des phénomènes d'enchâssement, qui se répartiront nécessairement entre l'embrayage et le débrayage. D'où des effets - complexes ! - de « référentialisation seconde du déréférentialisé » ou de « déférentialisation du référentialisé » (! ! !).

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LE CONTE - il en va de même du point de la variation dans l'espace culturel : peut-être valide pour l'espace culturel français (et francophone ? la question se pose), mon analyse s'infirme d'elle-même devant des structures du type de celles qu'on observe par exemple en finnois, où le champ partagé en français entre conte et nouvelle se trouve réparti entre trois types de discours ! - enfin, même en tenant compte de ces deux réserves, les critères qu'on vient d'envisager ne permettent pas de répartir de façon tranchée les récits littéraires brefs entre contes d'un côté, nouvelles de l'autre : il existe évidemment des plages de recouvrement entre les deux sous-ensembles ainsi désignés. Un mathématicien, sans doute, parlerait de sous-ensembles flous. Est-ce à dire que la distinction entre les deux notions se dilue au point de perdre toute pertinence ? Il faudrait alors en dire autant de toute structure donnant lieu à une répartition du même type. ARRIVÉ Michel Université de Paris X

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SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS

Le récit-cadre a fait l'objet de multiples exégèses. Des auteurs comme E. Cosquin1, J. Przyluski2, C. Bejenaru3 en démontrent les racines indiennes ; d'autres comme M.-I. Gerhardt4 et G. May5 s'intéressent moins à l'origine des contes mais préfèrent partir à la découverte d'un sens. Gerhardt en effet s'attache à la technique de Shéhérazade la conteuse qui, d'enchâssement en enchâssement, réussit à retarder la mort. Le récit liminaire des Mille et Une Nuits est donc essentiellement l'illustration d'un gagne-temps. G. May ajoute que la fonction essentielle des Mille et Une Nuits est avant tout de plaire. Dans une autre étude, J. Grosman6 est séduite par la figure de Shéhérazade et en fait le prototype de la subjectivité féminine. Récemment, J. E. Bencheikh s'intéresse au rapport qui unit dans une triade conflictuelle le roi Shahrayar, l'esclave noir et la conteuse Shéhérazade7. Le récitcadre demeurera encore longtemps ouvert à toutes les formes d'analyses structurale, narrative, symbolique, psychanalytique _ dans la mesure où l'on voudra répondre à la question de la mort et de l'amour, de la trahison et de la fidélité, de la déception et de l'espérance. Avec la réponse à ces questions, nous touchons profondément au « mystère » si nous entendons par « mystère » une vérité dont nous n'épuisons pas le sens, mais qui nous invite, contrairement « au mystérieux », à un effort d'élucidation et de découverte. Le mystérieux par contre se présente précisément fermé au sens. On ne peut que constater son irrémédiable obscurité. Comment et pourquoi Shéhérazade arrive-t-elle à détourner Shahrayar de son obsession sanguinaire rappelons qu'il tue sa femme puis, toutes les nuits, pendant trois ans, la vierge qu'il a épousée - nous entraine à une multiplicité de réponses. Comment et pourquoi les animaux se parlent entre eux ; comment et pourquoi fonctionnent les tapis volants, les djinns, les bagues et les lampes magiques_ ces questions jamais ne nous invitent à 1 E. COSQIN, « Le Prologue-cadre des Mille et Une Nuits, les légendes perses et le livre d'Esther » in Revue Biblique internationale, VI, 1909. 2 J. PRZYLUSKI, « Le Prologue-cadre des Mille et Une Nuits et le thème du Svayamvara, contribution à l'histoire des contes indiens », in Journal Asiatique, n° 25, 1924. 3 C. BEJENARU, « Quelques remarques sur la technique de la narration dans le récit de Panarit Istrati et dans les Mille et Une Nuits », in An. Uni. Bucaresti, 1971. 4 M.-I. GERHARDT, « La Technique du récit à cadre dans les Mille et Une Nuits », in Arabica t. VIII, 1961. 5 G. MAY, « Étude du récit-cadre : l'aventure exemplaire de Schéhérazade et de Chahriar » in Les Mille et Une Nuits d'Antoine Galland, Paris, PUF, 1986. 6 J. GROSMAN, « Infidelity and Fiction : the Discovery of Women's Subjectivity in Arabian Nights » in The Georgia Review, Athens, 1980. 7 J.-E. BENCHEIKH, « Le Roi, la reine et l'esclave noir » in Peuples méditerranéens, n° 30, 1985.

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LE CONTE un réponse. C'est que l'obsession de Shahrayar et d'une manière plus générale sa relation aux femmes, à la femme, intéresse tout homme. Car aucun n'échappe à cette réponse à donner. Shahrayar et l'auditeur se retrouvent donc subitement face à la même énigme. Par contre le fonctionnement des lampes et des bagues magiques, on le sait, n'affectent pas l'âme humaine. Leur mystérieuse composition et leur mystérieux pouvoir sont en dehors du mystère du désir de l'homme. On ne pourra donc rien dire du « mystérieux » propre aux tapis volants : mais on n'aura jamais fini de dire et redire quelque chose de « sensé » du désir de l'homme. La question une fois pour toutes restera ouverte. La solution que nous apporterons dans ces quelques lignes sera celle que donne le désir : cette force intérieure qui pousse au meilleur comme au pire et sans laquelle les hommes jamais ne se rencontreraient. Quel est donc le circuit de cette puissance intarissable qui inerve d'un bout à l'autre ce récit-cadre dont l'artifice est de présenter au lecteur pourquoi Shéhérazade, selon l'édition de Calcutta II1, raconte ses 160 contes durant mille et une nuits ? LE DÉSIR DE SHAHRAYAR Au commencement du monde, si nous croyons la Bible, le destin de l'homme bascule d'un état de bonheur paradisiaque dans un état de souffrance et de peine, à partir du moment où Eve désirant la pomme désire être comme Dieu. Et Eve ne mangeait pas du fruit de l'arbre défendu par peur de la mort. Le serpent-tentateur lui suggère alors que répondre au désir conduit à autre chose que la mort. Le désir ne conduit pas à la mort mais au savoir, au divin. Serait-ce déjà l'image de la jouissance absolue ? « Le serpent expliqua à la femme : Pas du tout ! Vous ne mourrez pas : Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal ». Gen 3, 4-5. La suite du récit de la Genèse est bien connue. Eve céde au désir, entrainant dans sa chute Adam à qui elle fait également désirer « l'indésirable ». Eve et Adam sont chassés du Paradis et renvoyés au travail, à la sueur de leur front. Le désir, loin d'être lumineux, les enferme définitivement dans son obscurité. Au commencement, pourrions-nous dire, était donc le désir _ et bientôt Caïn assassinera Abel (Gen. 4, 8). Au commencement, pourrions-nous encore dire à propos du récit-cadre, était le désir de Shahrayar qui voulait voir son frère cadet _ et bientôt celui-ci tuera sa femme et plus tard Shahrayar tuera la sienne, puis chaque nuit durant trois ans, la vierge qu'il épousa. Pourquoi le désir s'accompagne-t-il, chaque fois, de tant de violence ? Pourquoi le désir a-t-il une telle complicité avec la mort ? Pourquoi celui qui cède au désir semble-t-il rater cette jouissance vers laquelle il a pourtant pointé son regard ? Le cas de Shahrayar guide notre réponse. Remarquons préalablement que Shahrayar gouverne « dans les îles de l'Inde et de la Chine » et Sharhraman, son frère, dans « Samarkand Al-Ajam » avec une justice exemplaire. « Ils furent tous deux à la limite de la dilatation et de l'épanouissement. Et ils ne cessèrent d'être ainsi jusqu'à ce que le roi le grand eût

1 MACNAGHTEN, Book of the Thousand and one Nights commonly know as the « Arabian Nights Entertainments » now for the first time published complete in the original Arabic, from an Egyptian Ms. brought to India by the late Major Turner Macan _, Calcutta, 1839-1842.

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SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS l'ardent désir de voir son frère le petit », précise le texte. Soulignons pour l'instant cet ardent désir comme s'il s'agissait d'un feu intérieur, brûlant, insupportable dont on aimerait connaître la cause : Shah -rayar en voulant voir son frère Shah--raman se penche en quelque sorte sur la moitié de lui-même. La partie commune de leur nom est shah, le roi en persan. La partie qui les divise peut être interprétée dans le sens de l'ambivalence du psychisme humain. Tout se passe donc au plan symbolique comme si les deux rois, les deux frères ne faisaient qu'un ; comme s'ils symbolisaient le « moi » non réconcilié, en d'autres termes, le psychisme ambivalent de l'âme humaine en prise à ses contradictions, ses peurs et ses fantômes. Un autre argument milite en faveur de cette signification symbolique, à savoir la disparition dans le récit de Shahraman, à partir du retour de Shahrayar dans son palais. Le cadet laisse toute la place à l'aîné dramatiquement prisonnier de son obsession ; dramatiquement comdamné à se venger sur les femmes accusées d'infidélité. En somme Shahraman n'est que le révélateur de l'obsession à laquelle le conte va identifier tout Shahrayar. Il nous faut à présent déterminer davantage le mal de Shahrayar, à partir d'un premier détail : « Tous deux étaient d'héroïques cavaliers ; mais le grand était meilleur cavalier que le petit »1 ; cet aveu prend dans ce contexte tout son sens, si l'on croit avec P. Diel que le cheval représente l'impétuosité du désir2. Shahrayar serait donc davantage que son frère aux prises avec ses chevaux intérieurs que sont les pulsions qui peuvent pousser l'homme à détruire et à se détruire. Shahrayar en tout cas voit que sa femme non seulement le trompe avec un Noir, comme Shahraman le constate pour la sienne, mais avec vingt autres couples fornicateurs3. L'ignominie de la femme de Shahrayar est donc plus éclatante et plus importante encore que celle de la femme de Shahraman. Elle a pris de l'ampleur. Or cette ignominie - mais faut-il l'appeler ainsi ? - arrive chaque fois que l'un ou l'autre des rois quitte le palais : Shahraman en se rendant chez son frère, Shahzaman en partant à la chasse. La valeur symbolique de la chasse doit être relevée ici pour éclairer le fond de l'âme de Shahrayar. La chasse, qui « à l'inverse de la chasse spirituelle - selon P. Diel - qui est une quête du divin, _ est le vice d'un Dionysos Zagreus, le grand chasseur, révèle son désir insatiable de jouissances sensibles. La chasse ne symbolise plus dès lors que la poursuite de satisfactions passagères et une sorte d'asservissement à la répétition indéfinie des même gestes et des mêmes plaisirs »4. Shahrayar illustre cette chasse sanguinaire par la prise et la mise à mort des vierges de son pays, jusqu'au jour où « il ne resta dans la ville aucune fille en état de servir à l'assaut du monteur »5. La lumière se fait donc peu à peu dans la nuit de Shahrayar. Ses exploits de cavalier et de chasseur ne sont peut-être que des exploits d’« un monteur » qui n'a de cesse que de voir. Mais voir quoi ? 1 MARDRUS, Les Mille et Une Nuits, Paris, R. Laffont, 1980, p. 7. 2 Dictionnaire des Symboles de J. CHEVALIER et A. GHEERBRANT, Paris, R. Laffont, 1985, art. cheval, p. 228. 3 MARDRUS, p. 8 et 9. 4 Dictionnaire des symboles, art. chasse, p. 214. 5 MARDRUS, p. 10.

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LE CONTE C'est la présence obsédante du Noir qui nous fournit une clef interprétative. Le symbolisme du Noir dans les Mille et Une Nuits est significatif. Il est avec l'âne l'image même du sexe tout puissant, inégalable et indomptable. Il est en négatif ce que le Roi devrait être en positif. Le carré sémiotique suivant met en lumière l'antagonisme de ce double du Roi et du Noir : non-pouvoir (impuissance) social Noir

Esclave

puissance sexuelle

impuissance sexuelle Maître

Blanc

pouvoir (puissance) social

Le Noir apparaît donc comme l'anti-roi ; socialement il est moins que lui mais fantasmatiquement il occupe sa place du roi auprès de la reine. Il craint que le Noir soit par excellence l'objet de son désir. La peur qu'inspire le Noir est celle d'une performance sexuelle supérieure à celle du roi. Cette peur du « noir » se retrouve encore dans la séquence de l'apparition de l'immense fumée noire sortant de la mer et se transformant en génie que la jeune femme menace de réveiller si les deux rois ne répondent pas à son désir impudique. En exigeant d'eux de faire l'amour sur les cornes mêmes de ce génie endormi, la jeune femme réclame peut-être « ce » précisément qui fait tant peur. Peur de n'être jamais assez « puissants ». Or la femme, elle, est peut-être la seule à le savoir vraiment. Elle en est le témoin. Shahrayar en tuant sa femme, puis toutes celles qui après elle le connaîtront, agit comme s'il voulait supprimer ce seul et unique témoin qui soit réellement capable de révéler si le roi est puissant, aussi puissant sinon plus que le Noir. Shahraman et Shahzaman en somme ne veulent donc voir que ce que la femme seule peut voir parce qu'elle seule le sait. Mais le désir qui anime alors Shahrayar, selon l'expression de R. Girard, « est porteur de lumière, mais d'une lumière qu'il met au service de sa propre obscurité »1. A l'aube de l'humanité le désir d'Eve aussi a échoué. Comme si le désir se portant sur un interdit ne pouvait que sombrer dans sa propre obscurité. Y aurait-il alors des choses qu'il ne faut pas voir, parce qu'on ne peut pas les voir ? La rose que portait Liénor sur sa cuisse dans les romans de la Rose était interdite au regard et au désir du chevalier. La littérature de tous les peuples sait dire à sa manière cet interdit. Shahrayar et sa postérité littéraire Maintenant que l'on devine un peu mieux le vrai désir de Shahrayar, il faut revenir au texte pour mesurer à quel point cette peur fantasmatique de l'impuissance est symbolisée. On a déjà mentionné le Noir et le Roi ; il faut relever aussi la symbolique des quatre animaux, l'âne et le boeuf, le coq et le chien, mentionnés dans la fable insérée dans le récit-cadre, comme s'il s'agissait d'une symbolique à un second niveau par rapport au récit-cadre. 1 R. GIRARD, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset, 1978, p. 328.

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SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS L'âne dans les Mille et Une Nuits est l'animal doté d'une sexualité exceptionnelle. Les femmes inassouvissables s'unissent à lui1. « L'âne comme Satan, comme la Bête, signifie le sexe, la libido, l'élément instinctif de l'homme, une vie qui se déroule toute au plan terrestre et sensuel. L'esprit chevauche la matière qui doit lui être soumise, mais qui échappe parfois à sa direction »2. Par contre le boeuf qui n'est rien d'autre qu'un taureau dompté et châtré, est « le symbole de bonté, de calme, de force paisible »3. Le premier représente un ordre matériel, le second un ordre sipirituel, comme le chien et le coq. Le chien selon E. Westermarck4 empêche les anges d'entrer dans la maison d'un musulman. Les djinns prennent fréquemment l'aspect de cet animal impur ; tandis que le coq, selon T. Fahd, « jouit en Islam d'une vénération sans égale par rapport aux autres animaux_ Parmi les créatures de Dieu, aurait dit le prophète, il y a un coq dont la crête est sous le trône, les griffes sur la terre inférieure et les ailes dans l'air »5. Les animaux dans cette fable symbolisent donc aussi l'opposition des aspirations de l'âme humaine sollicitée par les réalités spirituelles mais appesanties par les terrestres, dans lesquelles la sexualité occupe la place principale et princière. Cette fable dont le contenu est riche en symboles est une incise du récit-cadre. Elle renvoie à une technique chère aux Mille et Une Nuits : l'enchâssement, qui lui-même prend une signification toute singulière à la lumière de la symbolique de G. Durand. Pour G. Durand, l'enchâssement est une des formes de gullivérisation. Or, expliquet-il, « la gullivérisation s'intègre donc dans des archétypes de l'inversion, sous-tendue qu'elle est par le schéma sexuel du digestif, de l'avalage, surdétermimnée par les symbolismes du redoublement, de l'emboîtement. Elle est inversion de la puissance virile, elle confirme le thème psychanalytique de la régression du sexuel au buccal et au digestif »6. Nous retenons particulièrement l'idée de « l'inversion de la puissance virile ». Shahrayar est pris dans un cadre et un ensemble de symboles qui tous convergent vers l'antagonisme du Noir et du Roi et qui révèle en dernier lieu la peur de l'impuissance. Cette peur fantasmatique pousse le Roi Shahrayar à voyager de par le monde. Mais sur le chemin de sa pérégrination, il ne voit que ce dont il a peur : une fille admirablement belle, libérée d'une double caisse dans laquelle un génie immense et donc encore sur-puissant la tient enchaînée toute l'année. Mais le désir d'une femme est indomptable. Le génie « ne savait point que lorsqu'une femme d'entre nous désire quelque chose, rien ne saurait la vaincre »7.

1 G. BAGNERIS, Les Noirs d'après les contes des Mille et Une Nuits, mémoire de maîtrise, Toulouse, 1983. NEFZAOUI CHEIKH, Le Jardin parfumé, Paris, Tchou, 1981, chap. IX. 2 Dictionnaire des symboles, art. âne, p. 41. 3 Dictionnaire des symboles, art. boeuf, p 133. 4 E. WESTERMARCK, Survivances païennes dans la civilisation mahométique, Paris, Payot, 1935, p. 12 et 13. 5 T. FAHD, la Divination arabe, Leiden, 1966, p. 505. 6 G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Dunod, 10° éd., 1984, p. 225. 7 MARDRUS, p. 10

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LE CONTE L'aveu de cette belle femme qui déjà avait trompé le génie 570 fois n'est encore que l'illustration de ce que les rois craignent devoir prouver. Décidément partout où fuit Shahrayar, partout où il se réfugie il bute sur la même chose. Shahrayar à ce titre devance les proches parents que sont Barbe-Bleue, Don Juan et Raphaël de La peau de chagrin de Balzac. Barbe-Bleue, il l'est avant l'heure, en tuant ses compagnes qui toutes avaient la malchance de savoir, pour avoir pénétré son secret, les unes en ouvrant la chambre interdite, les autres en étant témoins de ce qui se passe dans l'interdit des chambres secrètes. Mais Barbe-Bleue a beau proscrire la chambre secrète, Shahrayar a beau défendre à la femme de révéler sa peur de l'impuissance, on n'efface pas si facilement une trace. Car en voulant trop interdire, il « inter-dit » définitivement ce qu'il cherche à cacher. Son drame est là : s'il ne dit rien, l'Autre le dira. S'il l'interdit, il le dira malgré lui. C'est cela l'obsession ; être coincé et acculé à l'aveu. Rien ne sert de fuir. Don Juan le prouve. Don Juan, il en est la figure première en ce sens qu'il ne peut se satisfaire d'aucune, avant Shéhérazade. Il lui faut, comme poussé par le désir incessant, partir vers d'autres conquêtes, d'autres chasses, d'autres proies. Aucune ne lui apporte la satisfaction qu'il recherche ; car comme tout « monteur », il ne prend dans la femme que le corps, or « la prise de corps n'est que méprise de la femme. La femme ne se donne qu'en livrant le secret qu'elle détient »1. Rey-Flaud explicite cette pensée en écrivant qu’« ainsi la femme est par nature le lieu et non pas comme on le croit, l'objet de la quête. La femme n'est que le lieu d'un secret impossible. C'est là que s'ancre pour l'homme l'éternité de son désir »2. C'est pour avoir commis cette méprise sur le corps des femmes, c'est pour avoir méprisé les femmes que Shahrayar, comme plus tard Raphaël, reste en dehors de la véritable jouissance. Raphaël est encore un fils de Shahrayar en ce sens qu'il n'a pas compris la recommandation du vendeur de la peau de chagrin : « Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L'homme s'épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence _ VOULOIR et POUVOIR _ Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit »3. Or le bonheur est dans le SAVOIR comme le lui explique le sage centenaire à la page suivante : « J'ai tout obtenu parce que j'ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n'estce pas savoir ? Oh ! savoir, jeune homme, n'est-ce pas jouir intuitivement ? N'est-ce pas découvrir la substance même du fait et s'en emparer essentiellement _ La pensée est la clef de tous les trésors. » Le bonheur de Shahrayar ne peut résider ni dans le vouloir, ni dans le pouvoir exercé sur le corps des femmes mais dans le savoir du secret qu'elles portent dans leur âme. Le corps ne peut être que l'espace du plaisir dans lequel s'abîment les sens, tandis que l'âme peut être l'espace ouvert à la jouissance dans laquelle s'épanouit l'esprit. Or ce secret que Shahrayar a régulièrement raté dans les mille et une vierges sacrifiées, il « l'entre-voit » enfin en Shéhérazade. Plus dramatiquement même, la 1 REY-FLAUD, La névrose courtoise, Paris, Navarin, 1983, p. 91. 2 REY-FLAUD, p. 93. 3 H. BALZAC, La Peau de chagrin, in La Comédie Humaine, X, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1979, p. 85.

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SHAHRAYAR ET LE DÉSIR DANS LE RÉCIT-CADRE DES MILLE ET UNE NUITS chance d'atteindre la jouissance se rétrécit à la manière de la peau de chagrin chaque fois qu'une vierge est mise à mort. Mais avant que Shahrayar ne disparaisse lui aussi, semblable à Raphaël, il faut l'intervention de Shéhérazade. SHÉHÉRAZADE OU LE DÉSIR DÉSIRÉ Pour comprendre totalement Shahrayar, il est important de revenir à sa plus tendre enfance. Or le conte sur cette période est muet. Muet aussi sur sa mère. Les rois ont un père, qui est « roi d'entre les rois de Sasan ». L'absence de l'élément féminin doit être interprêté symboliquement, car Freud a mis en lumière le rôle déterminant de la mère : « _ elle ne se contente pas de nourrir, elle soigne l'enfant et éveille ainsi en lui maintes sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins qu'elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice. Par ces deux sortes de relations, la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable et permanente, et devient pour les deux sexes l'objet du premier et du plus puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses ultérieures »1.

L'absence de la mère peut donc altérer sensiblement la relation à la femme plus tard, celle qui devrait être la compagne. Or, il est à se demander à présent si les rois inconsciemment ne cherchent pas dans leur épouse l'image de leur mère impossible. Au lieu de trouver leur mère, ils découvrent le désir fait femme, le cri d'une attente : O Mas'ud, o Mas'ud, l'appel irréversible à l'amour. Shéhérazade se présente précisément à l'exact opposé des reines désireuses. Elle n'exprime rien en apparence ; elle ne s'adresse même pas à Shahrayar pour l'inciter à une quelconque performance ; elle ne désire rien mais se fait désirer. Grâce à son stratagème. En effet, Shahrayar mettait à mort la vierge qu'il venait d'épouser juste avant le lever du soleil ; il la mettait d'autant plus librement à mort qu'une fois consommée, elle ne représentait plus rien. Le plaisir qu'il venait d'en tirer s'abîmait aussitôt dans l'insatisfaction de l'âme momentanément endormie par l'exacerbation des sens. Le corps ou le sexe de l'autre est un leurre subtil sur lequel vient toujours mourir le désir. Cueillir la rose sur le corps de l'autre revient incontestablement à s'exposer à la plus cruelle des fenaisons ; car la rose fanée comme une herbe morte est vouée à la disparition. Les vierges consommées étaient donc impuissantes à relancer le moindre désir. Or Shéhérazade choisit précisément cet instant-là, l'instant d'un amour parachevé au moment où éros rejoint thanatos ; or, pour Shéhérazade il importe d'échapper précisément à la mort ; il importe qu'un autre désir s'allume en Shahrayar. Elle fait donc surgir sa soeur Duniazade avec laquelle il était entendu que lorsque le Roi aurait terminé « sa chose » avec Shéhérazade, elle lui dirait : « O ma soeur, raconte-moi des contes merveilleux _ »2. Et c'est cette requête inattendue qui fut adressée au roi. Dunaziade seule pouvait réclamer à Shahrayar que sa soeur lui raconte une dernière histoire ; parce qu'elle était hors d'atteinte du « monteur », trop jeune pour être concrètement l'objet de son désir. Pour l'heure, il en voulait à Shéhérazade. La

1 S. FREUD, Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 1978, 9° éd., p. 59. 2 MARDRUS, p. 13

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LE CONTE fonction médiatrice de Duniazade apparaît ici comme capitale dans la résolution de la crise de Shahrayar. Au moment où Shéhérazade cesse d'avoir une quelconque importance, après sa consommation, elle se fait désigner par une tierce personne comme une femme ayant une histoire à raconter, c'est-à-dire une femme possédant un secret susceptible d'être révélé. L'histoire et le suspense qu'elle portera représentent ce mystère dévoilé nuit après nuit. Le suspense n'a donc pas seulement comme fonction de retarder la fin du conte, et par conséquent la fin même de Shéhérazade, mais plus que cela, il est une dynamique pour en savoir toujours davantage… Si l'on pense au propos adressé à Raphaël : "n'est-ce pas jouir intuitivement ? " écouter Shéhérazade dépasse alors le plaisir du conte pour s'ouvrir sur la jouissance que possède le verbe. Par la force du verbe, Shéhérazade met définitivement en échec la brutalité du glaive, car la parole est plus pénétrante que toute lame. La première atteint l'âme, la seconde ne perce que le corps. En tenant le roi en éveil, la conteuse fait preuve d'un savoir auquel le roi se fait prendre, auquel il aimerait accéder. Il est le premier auditeur de ses contes et acquiert sur tous les auditeurs possibles l'honneur d'avoir été encore le premier. Cette place de premier lui confère un nouveau pouvoir. Grâce à Shéhérazade, il est donc aussi le premier à savoir. C'est dans la parole originale inédite et créatrice de Shéhérazade que se constitue alors Shahrayar. Cette parole une fois entendue ne doit plus jamais être muette. Shéhérazade doit désormais vivre. Le conte de Shéhérazade opère alors dans l'esprit de Shahrayar un divertissement. Non seulement l'histoire sera belle, non seulement le suspens sera intense, le roi a désormais l'esprit occupé à autre chose que sa peur obsédante. Shéhérazade opère en lui le plus grand des déplacements ; en l'entrainant dans l'histoire de ses contes elle lui offre l'occasion de s'identifier aux multiples héros qui comme lui sont en quête de la femme1. Durant trois ans Shéhérazade efface lentement dans la mémoire du roi les traces qu'avait laissé une autre période de trois ans durant laquelle il faisait couler le sang. Il a fallu le même temps à la conteuse pour lui présenter non seulement le charme d'histoires en elles-mêmes cathartiques mais surtout pour lui présenter son troisième enfant, témoin irréfutable de « sa puissance ». Il fallait un troisième enfant en vertu de la valeur symbolique du trois qui est la résolution des conflits symbolisés par le deux2. Avec le suspens d'histoires sans cesse renvoyées au lendemain, Shéhérazade réussit à captiver le roi et à lui prouver par la naissance de son troisième enfant que sa peur de l'impuissance n'était que fantasmatique. La conteuse peut désormais se taire pour faire place à d'autres conteuses qui, elles aussi, doivent s'adresser à leurs rois. Mais auparavant Shéhérazade est intrônisée reine. Shahrayar en fait son épouse officielle et afin que rien en lui n'échappe à la fête, il convoque Shahraman et lui offre Duniazade. Ce double mariage est la réconciliation même de tout son être. WEBER Edgard Université de Toulouse-Le Mirail

1 C'est ce lien entre les contes et le récit-cadre que nous avons voulu illustrer dans l'étude de Qamar alZaman et Budur dans le livre : E. WEBER, Le secret des Mille et Une Nuits, Toulouse, Echel, 1987. 2 Dictionnaire des symboles, art. trois, p. 972.

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LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE

La culture occidentale, son histoire des idées et les modèles de comportement qu'elle propose, donnent des privilèges indubitables à homo faber et à homo oeconomicus subtilisant deux composantes de homo sapiens, sa capacité de parler et son implantation communale. Mais l'homme n'est-il pas en plus ou avant tout un « animal qui raconte », homo narrans ? Il serait pervers de le nier : l'anthro- pologie, celle de Levi-Strauss entre autres, a démontré l'universalité des mythologies au coeur même des cultures, et l'acte de raconter reste générateur de communalité dans bien des civilisations partout dans le monde. Du reste, l'Europe n'a-t-elle pas sublimé ce geste narratif primaire et universel dans la littérature fictionnelle - celle de Proust, de Kafka et de Joyce - indissociable du besoin fondateur qui pousse l'homme à raconter des histoires ? En plus, phylo- génétiquement, le conte, dans et pour l'enfant, est antérieur à tout autre type de communication : en effet, c'est le conte qui est porteur d'argumentativité et d'historicité, c'est à travers les contes, dans toutes ses formes, que l'enfant se socialise. Mais il y a plus : même la culture occidentale, enracinée dans la pensée grecque, est construite selon le diapason de la rationalité narrative. L'hypostase du logos, du logique, selon quoi la pensée serait valorisée, fait oublier trop vite que le logos n'est pas essentiellement exclusif ni du pathos (voir Parret 1986) ni du muthos. La tension du logos et du muthos dans l'histoire entière de la philosophie - de Platon à Heidegger et Derrida - est un thème de réflexion fructueux et son traitement pousse les philosophes à une méfiance bienfaisante du logicisme et du rationalisme stériles. Je ne reprendrai pas cette thématique suffisamment développée ailleurs par les philosophes eux-mêmes. Je me permettrai seulement de mettre en scène ou de « dramatiser » l'opposition entre deux types de rationalité traditionnellement caractérisés comme paradigmatiques : il s'agit donc de la rationalité narrative et de la rationalité argumentative. La rationalité narrative se manifeste dans le conte (populaire, stylisé, littéraire), le mythe, la fiction romanesque, même dans l'épopée et la tragédie, tandis que la rationalité argumentative s'exprime de manière privilégiée dans d'autres types de discours comme les discours philosophique, scientifique, et même didactique et politique. Toutefois, cette mise en scène devrait démontrer que les rationalités narrative et argumentative ne sont pas nécessairement exclusives mais bien plutôt réciproquement implicatives puisqu'elles dérivent d'une source indivisible et originaire. On fera remarquer que legein, parler, chez Platon, signifie en même temps et indistinctement raconter et raisonner : on raisonne en racontant et le 251


LE CONTE raisonnement se raconte. Même si l'on raisonne en argumentant, il faut que cette rationalité argumentative se raconte. Ce retour à Platon, conteur fascinant et intarissable, devrait illustrer cette origine paradisiaque où raconter et argumenter relèvent d'une même rationalité universalisante. I LA PARADIGMATISATION DE LA NARRATION ET DE L'ARGUMENTATION Toutefois, des failles paradigmatisantes sont malheureusement présentes dès Aristote : elles marquent la conscience de tous ceux qui produisent des discours en Occident. Même si l'on assiste à une réévaluation de la narrativité dans notre culture, la hiérarchisation des deux paradigmes n'est pas bouleversée : la narrativité ne peut affecter les types de discours responsables du progrès de la pensée et de l'organisation des sociétés (l'homme de sciences et l'homme politique ne peuvent « raconter des histoires ») ; la narrativité est « exilée » dans les discours marginaux, ceux de l'art et de la littérature, ceux des enfants et des inventeurs illuminés. Pourtant, il existe l'intuition chez tous que l'acte de raconter est plus authentique, plus « moral », plus proche de la véritable nature humaine que l'acte de raisonner d'emblée plus manipulatoire, plus « logique », il est vrai, mais plus répressif à l'égard de la sensibilité profonde également. Quelles sont les connotations suggérées par cette authenticité, cette moralité de la narrativité ? On pourrait évoquer ici Wittgenstein et dire que l'activité narrative est un jeu de langage essentiel, ludique dont la finalité n'est pas thématisable ; c'est une forme de vie (Lebensform) pour employer une notion de Husserl - profondément enracinée et irréductible à des formes comportementales et discursives alternatives. Si raconter frappe par son universalité, à travers toutes les cultures et toutes les époques, et par sa naturalité, sa spontanéité, c'est que l'activité narrative touche ce qu'il y a d'essentiel dans l'homme. En tant que naturel et universel, le récit n'est pas affaire d'experts : la narrativité est profondément démocratique puisque ni la classe sociale ni l'expertise intellectuelle ne favorisent la compétence narrative. On ne peut oublier non plus que les racines de cette compétence sont également morales : le conte doit manifester la motivation éthique d'une condensation qualitative de la juste sensibilité du sujet-conteur, de cosujets et de la communauté entière. La moralité narrative consiste en fait dans cette force de socialisation : raconter des « histoires » à des enfants est évidemment un moyen privilégié de leur socialisation ; raconter, en récitant un conte, en citant le mythe approprié à une situation vécue, en produisant ou en lisant de la littérature fictionnelle, est « se poser en communauté », aussi bien sur l'axe du temps (la communauté marquée par son passé et par son avenir) que sur celui de l'espace (la communauté la plus proche mais lointaine, inobservable, transcendante également). Surtout la relation du récit à la temporalité a été étudiée exemplairement en philosophie contemporaine (voir surtout Ricoeur 1983-1985), une temporalité qui est avant tout présente en tant que mémoire : le conte nous met en rapport avec le « passé » de notre communauté. Mais le temps du récit n'est pas seulement celui qui est retenu dans notre mémoire ; c'est de droit égal celui de nos projets, de nos rêves, de notre avenir. Cette spatio-temporalisation est due à cette activité narrative qui relève d'un véritable paradoxe (Fisher 1984) : d'une part le récit est le produit de 252


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE l'imagination, et d'autre part il exprime ce qu'il y a de plus essentiel, de plus « vrai », dans l'homme. C'est par le symbolique que l'on atteint l'universel. D'une part donc, le monde du récit est un « ensemble d'histoires », une ontologie fictionnelle auquel on demande aux sujets de s'identifier. D'autre part, l'activité narrative rend compte exemplairement des choix humains, des actions humaines, de la position historique tout aussi bien qu'éternelle de l'homme dans la nature surplombante et dans la culture des communautés transcendantes. C'est ce paradoxe-là qui marque la densité dramatique de la rationalité narrative. La rationalité argumentative semble d'une tout autre nature. Argumenter doit être appris et n'a rien de naturel : l'argumentation est une technique qui fait partie du curriculum éducatif. Employer des arguments présuppose la maîtrise de la logique, et la logique, en tant qu'ensemble de procédures inférentielles, s'apprend. La syllogistique n'est pas à la portée de tout le monde, et c'est ainsi que l'argumentation devient affaire d'élite : ce ne sont que les experts en argumentation qui savent dépasser le pseudo-raisonnement des discours de tous les jours. La rationalité argumentative ne concerne que des personnes qualifiées. Les techniques qui nous permettent de faire des inférences correctes et appropriées sont en fait les moyens sophistiqués de la mise en communauté par délibération. Si l'on utilise des arguments, c'est bien pour être en état de prendre des décisions rationnelles, raisonnables, pour arriver à un accord communautaire pacifiant des conflits originaux. Ce n'est plus la faculté de symbolisation qui compte mais la connaissance des buts précis et des moyens appropriés : la délibération emploie des démonstrations, des preuves. En plus l'argumentation n'est pas seulement démonstrative, elle est surtout propositionnelle. La rationalité déployée par l'argumentation est déterminée par un critère extérieur : c'est l'objectivité d'un raisonnement qui fait sa valeur. On ne conçoit pas une argumentation qui n'a pas d'objet (un « référent », un « monde actuel » ou « possible »), indépendant et préexistant au discours argumentatif. C'est par référence à l'extériorité que l'on peut décider de la valeur de l'argument, et la controverse entre séquences argumentatives concerne nécessairement l'existence ou non-existence de l'objet extérieur, ses qualités et sa portée. La caractéristique fondamentale de ce monde extérieur qui met en mouvement la rationalité argumentative, consiste dans le fait que celui qui argumente n'est pas impliqué dans ce à propos duquel il argumente : ce monde-là se présente comme un ensemble de puzzles logiques qui trouvent leur solution dès que l'on a découvert la véritable ontologie sous-jacente. Il n'y a pas de concept cohérent de rationalité argumentative qui fait l'économie du propositionnalisme. La communauté argumentative se rassemble autour de la vérité des choses : en fait, c'est une communauté d'experts, et l'expertise dans la manipulation des arguments procure à cette élite les privilèges de la vérité. LA NARRATOLOGIE ET LA THÉORIE DE L'ARGUMENTATION J'ai évoqué la paradigmatisation des deux types de rationalité, la narrative et l'argumentative, en guise d'explication d'un phénomène frappant au niveau des disciplines responsables de la reconstruction de la narrativité d'une part, et de l'argumentativité de l'autre. Je pense au manque total d'osmose entre la narratologie, comme elle est développée, avec succès d'ailleurs, en sémiotique actuelle, et la 253


LE CONTE théorie de l'argumentation renouvelée par C. Perelman et son école (voir Meyer 1986). Échappant quelque peu à la paradigmatisation paralysante évoquée ci-dessus, on aurait pu constater qu'il y a plusieurs contextes dans lesquels il y a de l'argumentation dans les récits : les protagonistes formulent des arguments dans les dialogues et les conversations ; il y a des séquences narratives qui sont dominées par des motifs et des stratégies argumentatifs. Il y a également de la narrativité dans l'argumentation : la rhétorique de l'argumentation est intensifiée par la narration. Si l'on prend le discours philosophique ou scientifique comme un discours prototypiquement argumentatif, on pourrait se tourner sémiotiquement vers des fragments philosophiques, par exemple, pour constater que des éléments narratologiques ont le pouvoir de changer parfois radicalement la structure d'un argument philosophique. On trouvera maint exemple chez Platon (voir la seconde partie de cet article). Certains « genres » philosophiques exposent de manière plus évidente le philosophe à l'impact narratif que d'autres. Descartes écrit des Regulae, un Traité des Passions de l'Ame, un Discours de la Méthode, et des Méditations. Ceci constitue en fait un axe, et il est évident qu'une « méditation » s'expose plus à la narrativité qu'un « traité » et même qu'un « discours ». Si le Tractatus TheologicoPoliticus chez Spinoza est « more geometrico », l'Éthique ne l'est pas : il est même possible d'analyser le raisonnement spinoziste dans l'Éthique comme un programme narratif : la dynamique de l'argumentation est réglée par des mouvements d'actants (en collaboration ou en opposition) à la recherche d'un objet de valeur commun. Estce trop téméraire de dire que certains « genres » philosophiques, pourtant marqués par de l'argumentativité explicite, sont particulièrement sensibles à une modification par la narrativité (voir Parret 1987) ? Ne procédons pas précipitamment. Il se pourrait même qu'il y a une incompatibilité certaine entre la narratologie et la théorie de l'argumentation vu leurs présuppositions épistémologiques respectives. La théorie de l'argumentation est aristotélicienne en ce qu'elle distingue les composantes dialectique et rhétorique de l'argumentation. La dialectique argumentative est le noyau, et la rhétorique la marge. Mais les deux composantes sont fondées sur une conception du raisonnement qui ne peut faire abstraction de la structure interne du raisonneur. Cette intuition se retrouve exemplairement dans le modèle triangulaire chez Peirce où le raisonnement est généré par l'interaction entre la structure de la séquence discursive porteuse du raisonnement, l'objet-référent du raisonnement et la structure interne (psycho-anthropologique) de celui qui raisonne, responsable d'interprétation. Le rationnel n'est pas défini par sa relation avec le réel ou avec l'objectivité du monde mais à travers les performances de l'être rationnel. Il y a donc un impact du pragmaticisme, et « pragmatisch », chez Kant entre autres, signifie la qualité d'une procédure ou d'une activité téléologiquement reliée à un ensemble de buts et d'intentions : ces buts ou intentions peuvent être idiosyncratiques (la motivation par la psychologie d'individus déterminés) mais ils sont nécessairement généraux en même temps (le but de tout raisonnement est ainsi la communicabilité ou l'homogénéisation des structures internes des raisonneurs). Si l'on accepte cette vue pragmaticiste du comportement rationnel et raisonnant, on évitera d'identifier la valeur d'un argument (son succès ou son échec) à sa valeur de vérité (sa vérité ou fausseté). En plus, les « raisons » qui motivent un argument ou 254


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE un raisonnement ne produisent pas automatiquement des inférences puisque ces inférences doivent être assumées par les personnes qui raisonnent. Il y a une généralité dans l'activité raisonnante mais cette généralité n'est pas basée sur la généralité de la réalité objective ou d'un ensemble stable d'entités ontologiques : c'est bien plutôt la généralité des structures internes de ceux qui raisonnent et argumentent. Les « raisons » sont des directives dont l'observation et la non-violation sont désirées par la communauté de ceux qui raisonnent. Avancer un argument se fait toujours au nom d'une valeur conçue et désirée. C'est ainsi que la validité des principes inférentiels est basée sur la reconnaissance de la qualité épistémique et érotétique du procès raisonnant en argumentation. On pourrait même affirmer que toute rationalité argumentative (même au niveau du discours scientifique) est en fait une pratique : l'argumentation elle-même est une action pratique - jamais purement théorique - puisqu'elle sert l'achèvement de buts humains dans une communauté argumentative. Ces quelques caractéristiques marquent l'épistémologie sous-jacente à toute théorie de l'argumentation depuis Aristote. Si l'on se tourne maintenant du côté des présuppositions épistémologiques de la narratologie (sémiotique), on entre dans une constellation toute différente. Propp, Levi-Strauss, Greimas considèrent que tout processus signifiant, qu'il soit culturel ou naturel, théorique, pratique ou esthétique, est un programme narratif. L'objet musical, le texte journalistique, la forme urbanistique d'une cité sont tous des narrations ou des chaînes de fonctions narratives. Ceci n'est pas une position métaphorique mais bien plutôt conceptuelle. Bien sûr, la théorie narratologique commence comme étude de contes populaires ou folkloriques qui sont de véritables prototypes de la narrativité, et les résultats les plus convaincants ont été obtenus dans le domaine de la mythologie et de la fiction romanesque. Mais le point de vue narratologique exige que tout système de sens, paradigmatiquement et surtout syntagmatiquement soit soumis à des contraintes narratives. On sait que le programme narratif se présente comme la quête d'un sujet, en relation d'intentionnalité (ou de « tensivité ») avec un objet de valeur ; les actants sont en fait des rôles qui fonctionnent comme les éléments dynamiques du progrès narratif : ils sont définis uniquement par les actes qu'ils réalisent ou qu'ils provoquent. En sémiotique narratologique, on donne une caractérisation modale des actants : les actants sont des concaténations de modalités. Les actions réalisées ou provoquées sont le résultat d'une faculté ou d'une compétence modalement spécifique de l'actant. On sait que les sujets actantiels instaurent quasi-automatiquement des « anti-sujets » et des « co-sujets », et il faut noter que, dans le schéma sémiotique, toute relation intersubjective est originairement et nécessairement conflictuelle. Ajoutons à cette esquisse de la narratologie sémiotique cette particularité qui consiste à faire fonctionner un modèle de profondeur : le programme narratif n'est pas nécessairement manifesté : la structure sémio-narrative est reconstruite, et c'est dans ce sens seulement qu'elle est universelle. Cette structuration en profondeur manipule des niveaux qui doivent être considérés comme en relation de conversion. La plupart des narratologues estiment ainsi que l'argumentation est un phénomène de surface : on peut le décrire, mais pour l'expliquer il faut projeter en profondeur des catégories qui sont d'une toute autre nature que ce que l'on « perçoit » à la surface.

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LE CONTE Cet effort de reconstruction en profondeur fera disparaître ainsi trois paramètres qui sont pourtant considérés comme extrêmement centraux en théorie de l'argumentation : il s'agit de la mise entre parenthèses de la subjectivité, de la rationalité inférentielle et de l'intentionalité évaluative. En premier lieu, les textes, les contes et les histoires sont des objets éternels et leur sens n'est d'aucune façon dépendant des conditions de production et de réception de ces objets. La narratologie sémiotique n'est en fait pas très loin de la sémantique formelle : il n'y a pas d'intermédiation subjective (personne, temps, espace) dans la structure significative des narrations. Les récits sont des discours « idéaux », ils fonctionnent comme des « écritures blanches » (selon un mot de Roland Barthes) puisqu'on peut faire abstraction de tout engagement ou investissement subjectif quand on les analyse. Les structuralistes - et les narratologues et sémioticiens sont en fait des structuralistes - considèrent le sujet plutôt comme un effet (en plus, illusoire) d'une structure et non pas comme le moteur responsable pour la dynamique narrative. En second lieu, c'est la rationalité inférentielle qui, en tant que phénomène « de surface », disparaît au cours de la reconstruction en profondeur. Il est vrai que l'actant narratologique en tant que fonction du programme narratif a à sa disposition une compétence : le développement canonique du programme se réalise de manière compétente. Une compétence, dans le modèle narratologique, est un savoir-faire non pas idéosyncratique ou unique (il n'y a pas, par conséquent, de véritable « créativité » dans la performance narrative) puisque ce savoir-faire reflète la trajectoire narrative, et inversement. Le « contenu » de la compétence actantielle n'est que le contenu de la trajectoire narrative, et c'est ainsi que la compétence actantielle n'est pas plus « riche » en virtualités ou en possibilités subjectives que le programme narratif luimême. Depuis Propp, les narratologues ont toujours admis implicitement que la narrativité est structurée comme une chaîne causale, que le déploiement du programme est nécessairement causal-linéaire. Ceci constitue la raison principale pour laquelle l'approche narratologique semble incapable d'interpréter le progrès et la dynamique d'un programme réalisé par des procédures de raisonnement et de rationalité inférentielle. On sait qu'il y a des états épistémiques (des connaissances et des croyances) caractérisant les actants mais ces états n'impliquent jamais le raisonnement. Le déploiement du programme narratif se réalise par causes (par définition indépendantes de la subjectivité) et non pas par raisons (produites par le sujet raisonneur). En dernier lieu, toute narratologie présuppose la mise entre parenthèses de l'intentionnalité évaluative. Le schéma narratif ne manifeste aucune motivation par des buts particuliers ou généraux : il n'y a pas d'origine anthropologique ou pragmaticiste des actes et actions dans les récits ; il y a seulement une « tensivité » intérieure au récit, celle qui pousse les actants à passer d'une étape à l'autre le long des programmes narratifs selon des procédures universelles. Ces étapes sont reliées entre elles de manière fonctionnelle et il n'y a aucune possibilité de faire dévier le cours du programme par délibération ou même par consensus à l'intérieur de la communauté dans laquelle fonctionnent les récits. Le progrès du programme narratif n'est pas motivé par des décisions intentionnelles : tout progrès est réalisation nécessaire et automatique d'une succession d'étapes prédéterminées. Et il n'y a pas de buts par lesquels des intentions quelconques puissent être évalués. 256


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE VERS UNE HOMOLOGATION (PARTIELLE) DIFFICILE MAIS PAS IMPOSSIBLE J'ai volontairement dramatisé la paradigmatisation de la narrativité et de l'argumentativité en insistant sur la spécificité des présuppositions épistémologiques de la narratologie d'une part et de la théorie de l'argumentation de l'autre. La sémiotique narratologique explique tous les phénomènes de sens comme des objets immanents et formels qui sont autonomes à l'égard des contextes et des conditions de leur production, tandis que la théorie de l'argumentation met en œuvre les maximes pragmaticistes présupposant le fonctionnement du triple subjectivité-rationalitéintentionnalité. Mais ces disciplines sont-elles réellement incompatibles ? Ne faut-il pas penser à une homologation, au moins partielle, de ces deux approches en reformulant précisément l'objet et la portée de la sémiotique narratologique et de la théorie de l'argumentation ? Sans sombrer dans un optimisme naïf et sans forcer l'autonomie de deux types d'investigation qui ont d'ailleurs remporté d'énormes succès dans leurs domaines respectifs, on est obligé par la déontologie de la réflexion et de la recherche de lutter contre toutes les paradigmatisations. Une solution partielle consisterait dans ce qu'on pourrait appeler démagogiquement « la pragmatisation de la sémiotique » ou la « sémiotisation de la théorie de l'argumentation ». Voici des slogans, il est vrai, mais ils peuvent générer éventuellement des amendements adéquats qui rapprochent nos deux disciplines. La soi-disant pragmatisation de la sémiotique narratologique signifierait ainsi la réévaluation de la deixis et l'enrichissement de la modalisation. J'introduis quelques remarques à ce propos, étant conscient que l'on reste situé à un niveau de grande généralité. La deixis n'a jamais été prise au sérieux en sémiotique narratologique. Le triangle déictique (personne, temps, espace), en orthodoxie narratologique, est ajouté au niveau superficiel de la discursivisation comme si la structure sémionarrative elle-même ne comportait aucune marque déictique. Ceci est bien concordant avec la thèse centrale que les récits sont des objets éternels qui ne créent qu’accidentellement des effets actoriels, temporels et spatiaux. Prendre au sérieux la deixis signifierait que l'actorialisation, la temporalisation et la spatialisation sont considérées comme ayant une puissance de modification de la sémantique fondamentale elle-même, par conséquent de la structure sémio-narrative générée par cette sémantique. Certains sémioticiens sont enclins à effectuer ce déplacement à l'intérieur du parcours génératif (voir, entre autres, les notions de « temporalisation » et de « spatialisation » dans Greimas et Courtés, 1986). En outre, un grand débat concernant l'organisation interne du triangle déictique serait souhaitable : personnellement je défends une organisation « égocentrique » : ici (et les autres positions spatiales dérivables de ici) et maintenant (le passé et l'avenir étant euxmêmes dérivés du présent) sont des qualifications du Je (qui, par appropriation, selon la terminologie de Guillaume, s'identifie, le Tu et le Il étant le « résultat » d'un repérage). Toutefois, le Je lui-même est complètement déterminé comme membre d'une communauté de solidarité qui délègue au Je son autorité spéciale (voir, pour le détail de cette conception, Parret 1987). Quoi qu'il en soit, la pragmatisation du schéma narratif passe par une reconnaissance accrue, de la part des sémioticiens, pour la déictisation tout au long du parcours génératif. En ce qui concerne l'enrichissement du point de vue sémiotique dans le domaine des modalités, 257


LE CONTE l'attention devrait plutôt se porter vers la dynamique de la modalisation. La modalisation d'un récit, comme de tout autre séquence discursive, est déterminée par des conditions de production chez le sujet producteur : ces conditions de production sont lourdement contraintes par des procédures et des états épistémiques (des croyances, des options, des présomptions, des convictions) et par des motifs érotétiques (essentiellement des désirs). Des valeurs et des évaluations axiologiques colorent la production elle-même des modalités. Aucune structure ou concaténation modale n'est indépendante à l'égard de cet ensemble complexe d'états épistémiques et de motifs psychologiques qui module la compétence elle-même d'accomplir des actions et de déployer ainsi le programme narratif. Un autre amendement, de généralité égale, concerne la prise en charge de la rationalité. La « rationalité syntagmatique » (Greimas, 1983, 128), c'est-à-dire la rationalité qui se manifeste dans les unités textuelles, n'est pas une « pensée causale », comme on l'a toujours admis depuis Prop. Au contraire, cette « rationalité syntagmatique » ne peut être que le produit du raisonnement inférentiel, et ces inférences sont non-naturelles et prescriptives, pour utiliser le jargon philosophique. Cette prise en charge de la rationalité pourrait mener la sémiotique narratologique sur les chemins de la pragmatisation. Mais la sémiotisation de la théorie de l'argumentation serait une autre stratégie d'homologation. La sémiotique d'obédience saussuro-hjelmslevienne aurait au moins deux amendements épistémologiques de base à offrir. Je les mentionne comme suggestions et sans entrer dans le détail. En premier lieu, il faudrait retenir de la sémiotique sa force fondamentale critique à l'égard de certaines attitudes théoriques qui sont sous-jacents aux instances du discours argumentatif en sciences et en philosophie. La sémiotique nous a heureusement su inculquer une méfiance déconstructrice pour la croyance quasi idéologique dans le progrès et la croissance de la connaissance, et pour l'illusion d'objectivité et la postulation de l’« objet » précédant l'appréhension philosophico-scientifique et structuré indépendamment de toute interprétation. L'analyse narratologique du discours argumentatif ne sera jamais fondée sur l'obsession d'un fondement ontologique de la signifiance : la référentialité du sens (la conception de la théorie du sens « comme théorie de la vérité ») et la transparence sémantique des expressions et des séquences sémiotiques sont les premières victimes de la déconstruction narratologique. La sémiotique narratologique, au contraire, indiquera en quoi tous les types de discours (les discours philosophique et scientifique compris) sont déterminés par la modalisation du protagoniste qui prétend produire de la science et de la philosophie neutre de subjectivité. On ne contournera jamais l'investissement et l'engagement (dialectique et rhétorique) du protagoniste producteur de discours. C'est en fait quasi-idéologique que de croire que l'argumentation ne concerne que des « faits » dans le monde comme si les expressions discursives avaient une relation transparente et nonmédiatisée avec les objets, les états de fait et les événements du monde. La sémiotique narratologique nous a bénéfiquement su guérir de cette naïveté en introduisant précisément la notion d'illusion référentielle. En second lieu la sémiotique narratologique nous a présenté de manière très convaincante une conception polémologique de l'intersubjectivité. Et cette approche aussi pourrait être d'une importance primordiale pour la théorie de l'argumentation. Trop de 258


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE philosophies du langage et de linguistiques présupposent que la communication est basée sur la coopération, la charité et l'humanité (pour reprendre les termes en vogue introduits respectivement par Grice, Davidson et Quine). La charité, par exemple, exige que l'intention finale et globale de l'argumentation soit la vérité et sa communication, et Davidson se fait fort que cette exigence même est indésirée par les membres de la communauté communicative. Les narratologistes, au contraire, attaquent cette conception de l'intersubjectivité en insistant sur le fait que toute relation entre sujets interagissants est nécessairement et essentiellement conflictuelle. Cette (hypo)thèse correspond évidemment à des intuitions multiples en anthropologie, en psychanalyse et en philosophie (voir Meyer 1986 a). A l'origine, il y a le conflit, et le programme narratif est en fait un programme de pacification aboutissant au contrat. Nul ne doute que des séquences argumentatives pourraient facilement être analysées sur l'axe du conflit au contrat. Tout comme les récits, les arguments sont des quêtes de victoire. Les stratégies de persuasion et de délibération sont au cœur même de l'argumentation : con-vaincre est vaincre, gagner une victoire, en pacifiant. Ces quelques indications concernant la pragmatisation de la narratologie et la sémiotisation de la théorie de l'argumentation sont évidemment d'une grande généralité et peu opérationalisées. J'introduis en ce lieu quelques spécifications concernant l'apport éventuel de la méthodologie narratologique dans le domaine des structures argumentatives. J'admets volontiers que le modèle narratologique (LeviStrauss, Greimas et son école) aura des limitations intrinsèques à l'égard du phénomène argumentatif aussi longtemps que ce modèle ne sera pas « pragmatisé », mais l'apport pourrait être (provisoirement) local et partiel. Le premiers objets d'analyse narratologique sont ces types de discours où l'argumentation est essentielle : le discours scientifique et philosophique. Il est clair que l'argumentation dans un dialogue quotidien ou dans une conversation ordinaire est plus subtile et plus difficile à reconstruire. Il est intéressant, pourtant, de constater que des éléments narratifs dans ces types de discours ont fréquemment une valeur argumentative. J'entrevois trois constellations. D'abord, le cas où des récits fonctionnent en tant qu'illustration d'un argument. Ensuite, le cas plus subtil où un récit remplace un argument ou une séquence de l'argument (une prémisse de syllogisme, par exemple). Enfin, le cas le plus intéressant où une séquence argumentative, dans un discours scientifique ou philosophique, fonctionne comme un récit. Une séquence argumentative peut être structurée comme une séquence narrative. Je me permets de signaler maintenant cinq aspects empiriques qui justifient une telle supposition. En premier lieu, l'analyse narratologique démontre que les discours philosophique et scientifique sont argumentatifs. Ceci semble à première vue trivial et simple. Pourtant, on ne saurait oublier que bien des philosophes et d'hommes de science sont toujours portés par l'idée traditionnelle et « métaphysique » que leur discours est purement descriptif, qu'il reflète la réalité comme un miroir, qu'il disparaît en fin de compte devant l'objectivité transcendante. L'analyse narratologique de textes philosophiques et scientifiques devrait mettre en lumière l'énorme poids de la persuasion, de la manipulation et de la séduction dans ces textes, en somme le poids déterminant de la rhétorique (qui ne peut être avoué) sur le texte soi-disant « transparent ». J'ai déjà fait allusion à la méfiance narratologique 259


LE CONTE pour les mythes du progrès, de la « découverte » et même de la recherche scientifique, pourtant omniprésents en science et en philosophie. C'est comme si toute passion, toute émotion était de fait absente du discours scientifique ou philosophique. On peut aisément montrer pourtant qu'un argument scientifique ne repose pas nécessairement et même pas principalement sur des procès inductifs ou déductifs mais bien plutôt sur des procès d'abduction, pour introduire une notion de l'épistémologie de Peirce. L'abduction, responsable de bien des « découvertes » en science et en philosophie, est basée sur le sentiment et l'intuition, et c'est à travers sa méthodologie essentiellement abductive que la rationalité scientifique n'est pas isolable des passions (théoriques, par exemple, comme la curiosité) et les émotions (voir Parret 1986). Par conséquent, que le texte philosophique ou scientifique fonctionne en tant que séquence narratologiquement analysable, veut dire tout simplement que l'on assume le statut argumentatif de ce type de textes. En second lieu, je voudrais mentionner une donnée sans doute plus précise : les textes scientifiques contiennent des stratégies explicites de persuasion et de manipulation. L'homme de science emploie des techniques canoniques manifestant un savoir-faire. Ces stratégies et techniques trahissent une structure de pouvoir (par exemple, l'asymétrie académique entre le professeur et l'étudiant, l'establishement scientifique) et une appropriation par l'homme de science d’une déontologie qui le force à agir selon les obligations que la Science (avec majuscule) et la Société lui imposent. En troisième lieu, je pense à un thème plus local mais analysable en termes narratologiques : la temporalité spécifiquement organisée du discours argumentatif. On constate une téléologie prototypique du texte scientifique : on va du problème à la solution, de l'échec à la victoire. Ici encore, il faudra combattre le mythe artificiel de l'homme de science, c'est-à-dire l'idée que le discours scientifique est anhistorique (en fait, « éternel ») et qu'il ne comporte aucune temporalité interne. Dans ce domaine également, la narratologie dispose de concepts qui déconstruisent ce mythe scientiste, indiquant, entre autres, l'importance des embrayages et des débrayages temporels dans les textes philosophiques et scientifiques (pour les notions d’« embrayage » et de « débrayage », voir Greimas et Courtés 1979). En quatrième lieu, il se révélerait extrêmement fructueux d'appliquer le schéma actantiel au discours argumentatif. La « voix » de l'homme de science ou du philosophe dans son texte fonctionne comme un actant auquel s'opposent des anti-sujets (projetés par l'actant lui-même) et des co-sujets (par exemple, certains courants ou traditions scientifiques, généralement souvent cités par l'actant). L'anti-actant est un opposant imaginaire et sa présence dans le texte ouvre la possibilité d'une discussion interne ou d'un dialogue implicite ou caché. On n'admet pas facilement que le texte argumentatif est nécessairement polémique : pourtant, l'homme de science et le philosophe projettent des solidarités et des oppositions dans leur texte, ils se créent des opposants et des adjuvants. Ces caractéristiques du texte argumentatif ne sont pas psycho-sociologiques : elles sont structurales en ce qu'elles sont immanentes au discours argumentatif de la science et de la philosophie elles-mêmes. J'introduis, en cinquième lieu, une dernière remarque concernant ce que l'on pourrait appeler la relativité épistémique du discours argumentatif. Je pense au fait que la connaissance, qu'elle soit scientifique ou philosophique, n'est jamais indépendante d'autres états et 260


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE de systèmes épistémiques (surtout des croyances, des convictions et des présomptions). Il n'y a pas de frontière claire et précise entre la connaissance et la croyance, et toutes les propositions doivent être évaluées sur l'axe de la certitude vers la probabilité et enfin vers l'incertitude. La détermination cognitive du discours argumentatif est énormément complexe, et c'est un mythe bien dangereux de poser que les systèmes de croyances n'affectent en rien la connaissance propositionnelle. En plus, les systèmes de croyances eux-mêmes sont radicalement dépendants de positions axiologiques non-objectivables, ces positions étant enracinées dans des facultés humaines confuses tout comme l'inconscient. Dans ce domaine également, l'analyse narratologique combat la naïveté épistémologique. Il paraît donc possible et nécessaire d'homologuer narrativité et argumentativité, narratologie et théorie de l'argumentation. Il n'y a pas de solution radicale et finale, mais la confrontation des deux disciplines pourrait nous mener à l'inspiration réciproque et à la modification des corps de doctrine par amendement. L'avenir des deux approches dépend (partiellement du moins) de leur intégration. II Changeons de ton à présent. Que narrativité et argumentativité se soient paradigmatisées, est inscrit dans l'histoire intellectuelle en Occident. Il semble bien qu'il y a une scission radicale entre la rationalité narrative et la rationalité argumentative, et une hiérarchisation entre ces deux types de rationalité se dessine évidemment en faveur de la dernière. C'est, paraît-il, un polemos entre logos et muthos, et les Grecs en portent la responsabilité. Les grands penseurs grecs ne dénient pas toute rationalité à la narrativité, mais ils qualifient la « rationalité » du récit, du conte, du mythe, comme radicalement spécifique à l'égard de la rationalité de l'argumentation, en philosophie et en science par exemple. Ceci n'est sans doute pas totalement vrai : Platon et Aristote n'ont pas la même conception concernant la relation du mythique et du logique, du narratif et de l'argumentatif, et c'est ce que je voudrais « mettre en scène » pour votre et mon divertissement dans les pages qui suivent. Je fabulerai un petit drame où Platon, merveilleux conteur, incarne le héros du paradis où récit et philosophie s'interpénètrent, où muthos et logos ne sont que deux facettes d'une même médaille. Aristote, faux mythophile, par contre, instaure le mal en condamnant le mythe et le récit comme porteurs d'une rationalité dangereuse. C'est donc bien Aristote qui est à l'origine de la paradigmatisation dont on souffre toujours. Un retour à Platon transcende ainsi la scission que l'épistemè aristotélicienne a inaugurée. En tant que metteur en scène de la saynète, je décline toute responsabilité quant à l'authenticité de mes deux personnages : ni la philologie, ni l'exégèse (exhaustive ou même fidèle) de l’œuvre de nos deux géants ne m'intéressent vraiment. Soyons sincère : ce n'est que pour le plaisir, le vôtre, le mien, mais un plaisir qui touche le cœur, le fond de l'être raisonnable en nous, que j'ouvre le rideau sur nos deux protagonistes et que j'écoute avec vous quelques contes de Platon. D'UNE PHILOMYTHIE BIEN SUSPECTE Introduisons Aristote, et c'est Michel de Certeau qui nous tient la main :’Le

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LE CONTE vieil Aristote, qui ne passe pas précisément pour un danseur de corde, aimait se perdre dans le plus labyrinthique et le plus subtil des discours. Il avait alors l'âge de la métis : « Plus je deviens solitaire et isolé, plus j'en viens à aimer les histoires ». Il en avait admirablement donné la raison ; comme chez le vieux Freud, c'était une admiration de connaisseur pour le tact compositeur d'harmonie et pour son art de la faire par surprise : « L'amoureux du mythe est en un sens amoureux de la sagesse, car le mythe est composé d'étonnements » (de Certeau 1975, 167). Et que l'on ne l'oublie pas : l'étonnement est à l'origine de la philosophie. On cite souvent ce Fragment d'Aristote (voir également Verbeke 1986, 239, et Detienne 1981, 13), et on peut se demander s'il s'agit vraiment d’« un aveu d'un soir » de la part d'un Aristote, « enfin vieux poupon s'abandonnant au bavardage » (Detienne 1981, 13). Il serait sans doute injuste d'expliquer la philomythie d'Aristote par l'âge et la sénilité : Aristote est un amoureux des mythes, mais « mythe » chez lui a un sens bien idéosyncratique, « intellectualisé », comme je voudrais le rappeler. S'il y a sagesse, étonnement et philosophie dans les mythes, c'est que le sémantisme de « mythe », dans les cas où le terme est utilisé en toute euphorie et appréciation, est déviant de bien d'emplois franchement dysphorisants. Detienne (1981, 237) distingue, entre autres, les significations suivantes : muthos comme l'incroyable, le faux, dans Histoire des animaux ; comme histoires, nouvelles que racontent ceux qui perdent leur journée à parler de n'importe quoi (le philomuthos comme un bavard), dans l'Éthique à Nicomaque ; comme récit merveilleux et enchantement, dans la Métaphysique ; enfin, comme une forme prêtée à une ancienne tradition divine et ayant une grand force de persuasion chez les gens communs, également dans la Métaphysique. En tout cas, dans les écrits de l'Aristote mûr, le mythique ne fonctionne qu'au niveau préphilosophique en tant qu'heuristique et dirigeant notre attention (éventuellement et non pas nécessairement) vers la solution adéquate. Aristote pense à une intégration critique de la « pensée mythique » dans l'investigation philosophique (c'est l'idée de Verbeke 1986, 253 ss.). C'est que les « histoires », les récits, les contes, ne peuvent devenir de vrais « mythes » (qu'une fois faits tragédies, par exemple, comme le nous montre la Poétique). Par conséquent, la philomythie d'Aristote doit être bien comprise : le mythe n'est pas l'histoire contée, le mythe n'st pas substantiellemnt discursif, et il y a donc du mythique qui échappe aux critiques féroces qu'Aristote adresse à ceux qui racontent des « histoires » se référant à des mondes archaïques peuplés de dieux et de monstres pour persuader des gens « communs ». La mythophilie d'Aristote, toute suspecte qu'elle est, concerne bien évidemment le mythe dont il élabore une notion bien « intellectualisée » dans la Poétique. Plusieurs passages de la Poétique mentionnent le mythe et le mythique. Sans vouloir faire l'exégèse, je le répète, et sans vouloir ajouter une pièce vraiment originale à ce dossier déjà ample (voir, entre autres, Kyrkos 1972), il est facile de constater que, pour l'Aristote de la Poétique, le mythe est un objet théorique inventé lors d'une réflexion concernant la nature de la tragédie et non pas « le module d'un système de pensée autonome » (Detienne 1981, 238). Le mythe est « le produit d'une construction réglée », c'est l'intrigue ou l'agencement systématique des faits en histoire (voir Aristote, Poétique 1450a15, 145a1-2 et 36-8, 1453b3-6 et 1453a1722). Je cite Detienne qui analyse la spécificité du concept aristotélicien de mythe 262


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE mieux que quiconque : « Un mythe se façonne ; les faits doivent être appareillés ; les actions agencées selon le vraisemblable ou le nécessaire ; l'histoire doit avoir une certaine longueur que la mémoire puisse retenir aisément. L'intrigue doit être composée de telle sorte que, indépendamment du spectacle, même sans les voir, en apprenant les faits qui se produisent, on frissonne et on soit pris de pitié devant ce qui se passe ». L'effet tragique naît du mythe-intrigue. _Le mythe est donc objet d'invention (heuriskein, 1453b25), mais sur un fond d'histoires donnée par la tradition_ histoires qui ne deviennent de vrais "mythes", ainsi que l'entend la Poétique, qu'une fois faites tragédies » (1981, 237). En fait, le mythe n'appartient plus au domaine de la fable, de l'histoire et du conte : le mythe est un terme de la technique poéticienne. C'est la technique de la synthèse des actions (lego gar muthon touton, tèn sunthesin ton pragmaton, 1450a3), du "rassemblement" ou de la mise en ordre des données. Le caractère mythique d'une œuvre d'art, spécialement de la tragédie, concerne donc le caractère formel de l'objet artistique : cet objet est « mythifié » quand il apparaît comme un tout, comme une synthèse. C'est dans ce sens-là qu'Aristote qualifie le mythe comme « l'âme » et le telos de la tragédie (voir Kyrkos 1972, 113-120). L'appréciation positive du mythe chez Aristote concerne bien le mythe en tant que formalisé ou, pour ainsi dire, « intellectualisé ». C'est le mythe comme étant dissocié de tout contenu narratif qui émeut le Stagirite et qui flatte sa grande sensibilité pour les formes. Il est évident que, dans cette conception, le « mythique » ne s'oppose pas au rationnel déployé dans les sciences et dans la philosophie. Pour le reste, c'est tout juste si l'on peut admettre qu'il y aurait « une intégration critique de la pensée mythique dans l'investigation philosophique » (Verbeke 1986, 253). Il y a quelques exemples, mais très peu (en opposition avec Platon, comme on va le voir), où Aristote met en scène une « histoire », une allégorie (par exemple, l'introduction du mythe pythagoréen dans De anima quand il s'agit de l'union du corps et de l'âme). Mais il s'agit en tout cas toujours d'une heuristique : l'histoire racontée illustre la démonstration philosophique et rien de plus. La narrativité n'a aucune force argumentative en elle-même. Le mythique et le logique s'identifient seulement si l'on a une conception formelle (intellectualisée) du mythe (voir, pour cette identification, la Poétique 1449b8). Par contre, si on a une conception narrative du mythe, le mythique et le logique seront immédiatement dissociés. Le logos se déploie, dans cette perspective, aussi bien dans la dialectique (syllogis- tique, topique) que dans la rhétorique : il est responsable de l'argumentation scientifique et philosophique. Le muthos, par contre, sera un tout autre domaine : il comportera sa grammaire, sa « syntaxe » (au sens greimassien) et sa pragmatique puisqu'il est nécessairement soumis à l'interprétation contextualisée. Cette expulsion du mythique narratif en dehors de la dialectique et la rhétorique combinées est précisément à l'origine de la paradigmatisation (évoquée plus haut) entre narrativité et argumentativité. Aristote est responsable de la perte d'un paradis originel. LA RONDE DES CONTES Que les dialogues platoniciens fourmillent de muthoi ou de contes (Platon ne distingue pas deux genres dans ce domaine) a été constaté et analysé dans une très abondante littérature. Il y a eu des taxinomies souvent contradictoires et contestée (à 263


LE CONTE commencer par celle de l'excellent Frutiger 1930). Je ne prétends évidemment à aucune exhaustivité quand j'évoque quelques contes de Platon. Le mythe de la création dans le Timée, d'Éros dans le Symposion, d'Atlantis dans le Criton, de la terre et du souterrain dans le Phédon, autant d'exemples de cet univers narratif. Je n'évoquerai que quelques contes et précisément ceux-là qui sont (au moins partiellement) « autoréflexifs » : des contes où Platon nous parle de la nature et de la fonction des contes. Si Vérité, Beauté/Amour et Bonté/Justice sont les trois philosophèmes logiquement fondamentaux du discours platonicien, il va s'en suivre que trois mythes fondamentaux dominent le paysage narratif : le mythe de la caverne dans la République VII, le mythe du cocher dans Phèdre, et le mythe d'Er dans la République X. L'allégorie de la caverne dont le caractère mythique est contesté par Frutiger (1930, 101 ss.) est trop connue pour s'y attarder, et je passe aux mythes du cocher et d'Er pour indiquer seulement deux aspects de la conception platonicienne de la narrativité : d'abord, le narratif peut être supérieur à l'abstrait, et ensuite le narratif peut être conclusif en tant qu'argument pour une position spéculative. Le mythe du cocher, dans Phèdre, fait partie d'un second discours de Socrate : pour parler de la nature de l'âme, « voici comment il en faut parler : dire quelle est cette nature est l'objet d'un exposé en tout point absolument divin et bien long, mais dire à quoi elle ressemble, l'objet d'un exposé humain et moins étendu » (246a). Cet exposé humain et moins étendu est en fait un conte qui par sa beauté et sa vérité est supérieur au discours abstrait. Par sa beauté, comme on peut en juger dès que l'allégorie est introduite : Conformons-nous à la division_ de chaque âme en trois parties, dont deux ont forme de cheval et la troisième forme de cocher ; ces déterminants, à présent encore, nous devrons les garder. Des deux chevaux, donc, l'un disons-nous, est bon, mais l'autre ne l'est pas. Or en quoi consiste le mérite de celui qui est bon, le vice de celui qui est vicieux : c'est un point sur lequel nous ne nous sommes point expliqués et dont il y a lieu de parler à présent. L'un des deux, disons-le donc, qui est en plus belle condition, qui est de proportions correctes et bien découpé, qui a l'encolure haute, un chanfrein d'une courbe légère, blanc de robe et les yeux noirs, amoureux d'une gloire dont ne se séparent pas sagesse et réserve, compagnon de l'opinion vraie, se laisse mener sans que le cocher le frappe, rien que par les encouragements de celui-ci et à la voix. L'autre, inversement, qui est mal tourné, massif, charpenté on ne sait comme : l'encolure lourde, la nuque courte ; un masque camard ; noir de robe et les yeux clairs pas mal injectés de sang ; compagnon de la démesure et de la vantardise ; une toison dans les oreilles, sourd, à peine docile au fouet et aux pointes. Or donc, quand le cocher, à la vue de l'amoureuse apparition, ayant, du fait de cette sensation, échauffé la totalité de l'âme, est déjà presque tout plein de chatouillements et de piqûres sous l'action du désir, à ce moment, celui des chevaux qui est parfaitement docile au cocher, qui, alors, comme toujours, est sous l'impérieuse contrainte de sa réserve, se retient spontanément de bondir sur l'aimé ; tandis que l'autre ne se laisse plus émouvoir, ni par les pointes du cocher, ni par son fouet, mais, d'un saut, il s'y porte, violemment, et, causant à son compagnon d'attelage, comme à son cocher, toutes les difficultés possibles, il les force à avancer dans la direction du mignon et à lui vanter le charme des plaisirs d'amour ! Tous deux, pour commencer, résistent avec force, indignés qu'on les oblige à des choses horribles et que condamne la loi ; mais ils finissent, quand rien ne

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LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE limite le mal, par se laisse mener sur cette route ; ils ont cédé et consenti à faire ce à quoi on les invite ! (253c-254b).

Ce texte, cité pour sa beauté, est donc extrait de ce second discours de Socrate, cet « exposé humain » qui s'oppose au premier étant plutôt marqué par de la spéculation abstraite. Phèdre dit bien, une fois le conte achevé, à Socrate : « Quant à ton discours, depuis longtemps je m'émerveille que tu aies à ce point réussi à la faire plus beau que le précédent » (257c). Pourtant, Socrate le conteur n'est pas un logographe, un « fabriquant de discours » (257e) : le conte socratique, de par sa beauté, ayant en même temps la beauté/amour comme son objet, met en scène la vérité elle aussi. Le conte a valeur d'argument, et sa force argumentative est supérieure à celle d'un raisonnement abstrait. La « fabulation platonicienne » (Schuhl 1947) a force conclusive : le mythe d'Er couronne toute l'argumentation de cet immense monument qu'est la République. Une fois l'histoire d'Er et son passage par le fleuve de la plaine Lèthè racontée, plus rien ne doit être ajouté : aucune conclusion, aucune « traduction » en langage abstrait et spéculatif, aucune morale, ne doivent être ajoutées : le conte a le dernier mot. En plus, comme le dit l'Épilogue, c'est le récit même d'Er, fort heureusement sauvé, qui nous fait savoir, comme unique source possible, ce qu'il en est de la justice et de la bonté. La possibilité même d'une politique de justice dans la cité est en fait dépendante de ce que le récit d'Er met en scène comme Idée de justice. La République, en effet, s'achève ainsi : C'est comme cela, Glaucon, qu'a été sauvé le récit et que, n'ayant point péri, il pourra nous sauver nous aussi, si nous y ajoutons foi ; nous passerons alors dans de bonnes conditions le fleuve de la plaine du Lèthè et nous ne souillerons pas notre âme. Voyez-vous ! si en ma parole nous avez foi, tenant alors pour certaine l'immortalité de notre âme et la réceptivité dont elle est capable à l'égard de tous les maux et, d'un autre côté, à l'égard de tous les biens, nous tiendrons constamment la route d'en haut et nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour pratiquer la justice avec un concours de la pensée : afin d'être chers à nous-mêmes comme aux dieux, aussi bien, tant que nous demeurerons ici-bas, qu'en obtenant pour nous les prix que mérite la justice ; afin que, pareils aux vainqueurs qui font autour du stade leur collecte, nous ayons aussi bon succès ici-bas que dans ce voyage de mille années dont nous avons dit l'histoire. (X, 621b-d).

Dans ce royaume de la fabulation qu'est l'œuvre de Platon, il y a nombre de micro-récits qui sont par leur auto-réflexivité également des meta-récits. C'est plutôt par hasard que je choisis ainsi le mythe des Phéniciens dans la République III, le mythe de Teuth et le mythe des cigales dans Phèdre. Le premier nous parle du danger du mensonge et des croyances pour les récits aussi bien que pour l'argument philosophique ; le second introduit la nécessité du lien avec la mémoire pour tout discours qui tend vers la vérité ; et le troisième évoque l'origine divine, et donc, la pertinence métaphysique, du chant et du récit. On peut mentir en racontant des histoires, et les Phéniciens savent comment le faire. C'est une fable qui met « du faux dans le langage » (La République III, 414e), et à la question « Or, cette histoire, possèdes-tu quelque moyen de faire qu'on y croie ? », on répond : « Pas le moindre moyen, du moins à l'égard de ceux auxquels justement tu supposes qu'on la raconte. Je le posséderais cependant, s'il s'agissait de leurs fils, de la postérité de ceux-ci, enfin de toute l'humanité future ! » (415c-d). Il 265


LE CONTE s'agit, comme on se le rappelle, des trois classes de l'État, mais je transcris la fable pour le pur plaisir de la lecture : Vous tous qui faites partie de la Cité (voilà ce que nous déclarerons, en leur contant cette histoire), c'est entendu désormais, vous être frères ! Mais le Dieu qui vous façonne, en produisant ceux d'entre vous qui sont faits pour commander, a mêlé de l'or à leur substance, ce qui explique qu'ils soient au rang le plus honorable ; de l'argent, chez ceux qui sont faits pour servir d'auxiliaires ; du fer et du bronze, dans les cultivateurs et chez les hommes de métier en général. En conséquence, puisque entre vous tous il y a communauté d'origine, il est probable que généralement vous engendrerez des enfants à votre propre ressemblance ; mais possible aussi que parfois d'un rejeton d'or il en naisse un qui soit d'argent et que d'un qui est en argent, en naisse un autre qui soit d'or, avec une pareille réciprocité dans tous les autres cas. (III, 415a-b).

Si on peut mentir en racontant, c'est que non seulement le discours argumentatif doit être au service de la vérité, mais le muthos, la fabulation elle aussi. Pour utiliser une terminologie contemporaine, le récit n'est pas de la fiction en ce que la fiction se réfère seulement à des mondes possibles : en effet, il est assez paradoxal d'affirmer que l'on peut « mentir », qu'il y a « du faux dans le langage » par un discours fictionnel. L'histoire des Phéniciens est donc hautement auto-réflexive : il y a des histoires vraies et fausses, et à l'égard de la Vérité il n'y a pas de véritable distinction entre la mythologie et la philosophie, entre le récit et l'argument. Retournons à Phèdre où le mythe de Teuth nous réserve d'autres considérations meta-narratives. Socrate raconte l'histoire suivante : Ce qu'on m'a donc conté, c'est que, dans la région de Naucratis en Égypte, a vécu un des antiques Dieux de ce pays-là, celui dont l'emblème consacré est cet oiseau qu'ils nomment l'ibis, et que Teuth est le nom de ce Dieu ; c'est lui, me disait-on, qui le premier inventa le nombre et le calcul, la géométrie et l'astronomie, sans parler du tric-trac et des dés, enfin précisément les lettres de l'écriture. Or, d'autre part, l'Égypte entière avait pour roi en ce même temps Thamous, qui résidait dans la région de cette grande ville du haut pays que les Grecs appellent Thèbes d'Égypte, comme Thamous est pour eux le Dieu Ammon. Theuth, s'étant rendu près du roi, lui présenta ses inventions, en lui disant que le reste des Égyptiens devrait en bénéficier. Quant au roi, il l'interrogea sur l'utilité que chacune d'elles pouvait bien avoir, et, selon que les explications de l'autre lui paraissaient satisfaisantes ou non, il blâmait ceci ou louait cela. Nombreuses furent assurément, à ce qu'on rapporte, les observations que fit Thamous à Theuth, dans l'un ou l'autre sens, au sujet de chaque art, et dont une relation détaillée serait bien longue. Mais, quand on en fut aux lettres de l'écriture : « Voilà, dit Theuth, la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède ! » A quoi le roi répondit : « O Theuth, découvreur d'arts sans rival, autre est celui qui est capable de mettre au jour les procédés d'un art, autre celui qui l'est, d'apprécier quel en est le lot de dommage ou d'utilité pour les hommes appelés à s'en servir ! Et voilà maintenant que toi, en ta qualité de père des lettres de l'écriture, tu te plais à doter ton enfant d'un pouvoir contraire de celui qu'il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d'exercer leur mémoire, produira l'oubli dans l'âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; en tant que confiants dans l'écriture, ils chercheront au-

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LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à euxmêmes, le moyen de se ressouvenir ; en conséquence, ce n'est pas pour la mémoire c'est plutôt pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c'en est l'illusion, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu'en effet, avec toi, ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d'une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu'ils sont, dans la plupart, incompétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d'être savants, c'est savants d'illusion qu'ils seront devenus ! » (274c-275b).

Theuth, inventeur de l'écriture, éliminateur du conte et de sa sagesse. Le conte, en effet, est implanté dans la mémoire, non seulement individuelle mais surtout collective. Le conte se souvient d'un passé irrécupérable et non-objectifiable. La logographie, le « discours par écrit », constamment attaquée par Socrate-Platon, trahit non seulement l'authentique élévation vers la vérité mais également la spontanéité d'une activité qui par essence est orale, notamment la narrativité. Les considérations que Thamous formule contre l'écriture et sa défense de l'oralité, en relation privilégiée avec la mémoire et la sagesse, peuvent être lues comme l'éloge de la narrativité. Le chant-récit est un don des Dieux. C'est ce que Socrate et Phèdre constatent lors de la pause de midi. Ce n'est assurément pas, à ce qu'il semble, le loisir qui nous manque ! Et c'est en même temps mon opinion que les cigales, qui, comme il se doit au fort de la chaleur, au-dessus de nos têtes chantent et devisent entre elles, nous observent aussi ! Si donc elles nous voyaient, nous deux justement, à l'heure du midi, pareils au commun des hommes, laisser tomber en avant notre tête, au lieu de nous entretenir, et subir, par fainéantise de pensée, leur charme magique, elles se riraient à bon droit de nous, se croyant en présence d'esclaves qui sont venus dans cette retraite chercher à dormir, comme des bestiaux, leur méridienne contre la source ! Si au contraire elles nous voient en train de nous entretenir et de voguer le long d'elles, comme au long de Sirènes, sans subir leur charme, alors, ce privilège que les Dieux leur ont donné d'accorder aux hommes, peut-être, contentes de nous, nous l'accorderaient-elles ! - Quel est donc ce privilège qui leur a été donné ? Il me semble bien en effet que jamais je ne me suis trouvé à en entendre parler ! - Voilà qui, assurément, ne convient pas à un homme ami des Muses, de n'avoir point entendu parler de telles choses ! Jadis les cigales étaient, dit-on, certains hommes de l'humanité antérieure à la naissance des Muses. Puis, quand furent nées les Muses, et que l'on connut le chant, dans cette humanité d'alors il y eut, à ce qu'on raconte en effet, des individus que la jouissance éprouvée mit à ce point hors d'eux-mêmes que, se mettant à chanter, ils ne songèrent plus à manger ni à boire, et qu'ils cessèrent de vivre sans s'en être eux-mêmes aperçus ! c'est de ces individus, une fois morts, qu'est né le peuple des cigales doté par les Muses de ce privilège de n'avoir, après avoir vu le jour, nul besoin de nourriture, mais tout de suite, sans manger ni boire, de se mettre cependant à chanter jusqu'au terme de la vie ; puis, ce terme venu, de se rendre auprès des Muses pour leur faire connaître quelle est celle d'entre elles qui est honorée ici-bas par tel ou tel. A Tepsichore donc, faisant connaître ceux qui l'ont honorée par des chœurs de danse, elle rendent plus particulièrement chers ces gens-là ; à Erato, ceux qui l'ont honorée dans les

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LE CONTE choses de l'amour ; et de même pour les autres Muses, selon la nature du culte dont chacune est honorée : à l'aînée, Calliope, et à sa cadette, Uranie, elles font la musique propre aux Muses en question ; elles qui, ayant, plus que toutes les autres, rapport aux choses du Ciel et aux propos qui concernent aussi bien les Dieux que les hommes, font entendre des accents d'une supérieure beauté. Multiples sont donc, tu le vois, nos raisons de parler et de ne point, à l'heure de midi, nous abandonner au sommeil (258-259d).

Puisque le récit a cette relation privilégiée avec la voix pleine et vivante, on présume que « les accents d'une supérieure beauté » sont ceux du conteur tout comme du chanteur ; le philosophe, bien sûr, n'est pas exclu, et il est mentionné tout naturellement comme compagnon de celui qui cultive la musique. Le mythe des cigales nous parle de l'origine divine du chant-récit, de sa valeur métaphysique : le conte nous raconte comment le royaume de la fabulation participe aux Idées. Fort heureusement, Socrate et Phèdre ne se sont pas abandonnés à la sieste, ils ne se sont pas ridiculisés auprès des cigales. Les Muses, encore, reconnaîtront leurs hommes amis. L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE Pourquoi épiloguer après la ronde des contes ? Je suis bien conscient d'avoir « inventé » un Platon en hypostasiant sa puissance narrative. Platon, est-il un philosophe-conteur ou un conteur-philosophe ? N'importe pour mon propos. Une énorme littérature et une excellente exégèse ont été consacrées à la relation de logos et muthos chez Platon (voir, entre autres, la présentation de Moors 1982 et de Zaslavsky 1981), et on assiste depuis le début de ce siècle à une véritable réévaluation des récits platoniciens. Non pas seulement en eux-mêmes, comme des produits littéraires ou poétiques, mais plus particulièrement en tant que porteurs de la pensée philosophique de Platon. A. Stewart introduit en 1905 (dans son livre The Myths of Plato, London) l'idée kantienne que le mythe comporte le « sentiment transcendantal » qui est la condition de possibilité de la pensée philosophique. Cette réévaluation culmine dans le livre remarquable de Frutiger (1930), qui partant de la haute considération pour le mythique platonicien, classifie et organise ce royaume de la fabulation selon des critères de la plus sérieuse philologie. Toutefois, il faut admettre qu'il n'y a de consensus parmi les « mythologues », et on peut distinguer au moins trois positions cohérentes concernant cette relation du logos et du muthos, du philosophique et du mythologique, de l'argumentatif et du narratif. La position minimalisante consiste dans la conception du mythique comme le préphilosophique : Platon raconte des histoires quand il ne dispose pas d'une meilleure procédure, dialectique cette fois. Le mythique est ainsi provisoire et jugé à cause d'une finalité qui privilégie la rationalité argumentative. Les tenants de cette position admettent volontiers que les conceptions de Platon et d'Aristote ne sont pas tellement différentes (au sens aristotélicien du mythique comme une heuristique philosophique ; voir Verbeke 1986). Une position intermédiaire (celle de Brisson 1982) est plus complexe et par conséquent plus intéressante. Il y a un usage central du vocable muthos dans le corpus platonicien, et un usage dérivé. L'usage central voit le mythe comme fait de communication collective : muthos est assimilé à logos comme « pensée qui s'exprime, avis » (Brisson 1982, 113). Mais même selon cet usage central, muthos s'oppose à logos « comme le discours invérifiable au discours 268


LES CONTES DE PLATON OU L'ÉLOGE DE LA RATIONALITÉ NARRATIVE vérifiable et comme le récit au discours argumentatif, _(ce qui permet de réorganiser) de façon originale et décisive le vocabulaire de la parole en grec ancien en fonction de son objectif principal : faire du discours du philosophe l'étalon permettant de déterminer la validité de tous les autres types de discours, y compris et surtout celui du poète ». Les occurrences de muthos selon l'usage dérivé ou métaphorique concernent le mythe en tant qu'exercice rhétorique ou comme fausse doctrine philosophique. Toutefois, même si l'on s'en tient à l'usage central, on pourrait dire que mythique et logique participent tous les deux à la métaphysique et à la vérité : le mythique, à l'encontre du logique seulement, ne serait pas vérifiable. Dans ce cas-là, il n'y aurait aucune hiérarchie et aucun privilège, comme semble le suggérer Brisson, bien que la vérifiabilité ne fût que du domaine de l'argumentation. Le point de vue de Detienne (1981) pour lequel j'ai la plus grande sympathie repose sur la mise en question des « frontières équivoques » entre le logique et le mythique, sur l'extension la plus complète du mythique (et, corrolairement, sur la condamnation de la « mythologie » qui, selon Detienne, est une « invention »), sur la réévaluation la plus radicale de la « pensée mythique ». Detienne ne ferme pas les yeux sur les occurrences où Platon condamne les faiseurs de fables et les conteurs d'histoires, mais, si j'ai bien compris la teneur de sa position, le récit, au plus profond de la pensée grecque, ne participe pas seulement à la Vérité ; il fonctionne dans la communauté raisonnante comme marque de la rationalité. Cette rationalité, toutefois, n'est pas contrainte par la vérifiabilité. Pourtant, la narrativité consolide la société des êtres raisonnables, et dans ce sens-là, elle fonctionne « comme un argument ». La fabulation platonicienne elle-même nous « démontre » comment (et pourquoi) le conteur a ses droits : son droit vient de la qualité de son « argument », et ce n'est pas rien que d'entrouvrir une lucarne sur ce paradis où homo narrans préside le symposium. PARRET Herman Universités de Louvain et d'Anvers Bibliographie ARISTOTE, La poétique (le texte grec avec une traduction et des notes par R. Dupont-Roc, et J. Lallot), Paris, Ed. du Seuil, 1980. BRISSON, L., Platon. Les mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982. DETIENNE, M., L'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981. DE CERTEAU, M., L'invention du quotidien. Arts de faire, Paris, 10/18, 1975. FISCHER, W.R., « Narration as a Human Communication Paradigm : The Case of Public Moral Argument », in Communication Monographs, 51, 1, 1-22, 1984. FRUTIGER, P. Les mythes de Platon. Étude philosophique et littéraire, Paris, Alcan, 1930. GREIMAS, A. J. Du sens II, Paris, Ed. du Seuil, 1983. GREIMAS, A. J. et J. COURTÉS, Dictionnaire raisonné des sciences du langage, Volume II, Paris, Hachette, 1986. KYRKOS, B., Die Dichtung als Wissensproblem bei Aristoteles, Athènes, Karavias Verlag, 1972. MEYER, M. De la métaphysique à la rhétorique, Bruxelles, Presses Universitaires de l'Université Libre de Bruxelles, 1986. De la problématologie, Bruxelles, Mardaga, 1986.

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LE CONTE PARRET, H. Les passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, Mardaga, 1986. « Argumentation and Narrativity », in F. van Eemeren and R. Grootendorst (eds.), Proceedings of the First International Conference on Argumentation (Amsterdam, 1986), Dordrecht, Foris Publications, 1987. Prolégomènes à la théorie de l'énonciation. De Husserl à la pragmatique, Berne, Peter Lang, 1987. PLATON, Œuvres complètes (traduction et notes par L. Robin), Paris, Gallimard (Pléiade), 1950. MOORS, K., Platonic Myth. An Introductory Study, Washington, University Press of America, 1982. RICOEUR, P. Temps et récit, 3 volumes, Paris, Ed. du Seuil, 1983-1985. SCHUHL, P. M., La fabulation platonicienne, Paris, Presses Universitaires de France, 1947. VERBEKE, G. « Ist die Verwendung von Mythen irrational ? Philomythie und Philosophie bei Aristoteles », in H. Lenk (ed.), Zur Kritik der wissenschaftlichen Rationalität, FreiburgMünchen, Verlag Darl Alber, 239-263, 1986. ZASLAVSKY, R., Platonik Myth an Platonic Writing, Washington, University Press of America, 1981.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC

INTRODUCTION Depuis quelques années, une préoccupation nouvelle est apparue parmi les philologues et les historiens : comprendre le statut du mythe en Grèce ancienne, sa place et sa fonction dans la culture antique, les modes de rationalité qui le régissent, les modalités de sa création, de sa diffusion, de sa réception. De très nombreuses études monographiques, l'apport des diverses méthodologies offertes par les sciences humaines (psychanalyse, sémiotique, anthropologie structurale), tout ceci a certes contribué à nous faire comprendre des modes particuliers de fonctionnement et d'organisation du récit mythique. Mais l'ensemble de ces micro-analyses et de ces premiers résultats permet à présent de se poser des questions d'ordre théorique sur l'identité même du mythe1. Le point de départ de cette réflexion fondamentale, dont nous voudrions présenter ici le degré d'avancement et certains développements possibles, sera la redoutable difficulté de donner une définition satisfaisante du mythe. Certes, le sens commun nous fait reconnaître intuitivement un mythe, même si l'usage moderne du terme, par exemple sous la plume de Roland Barthes, est beaucoup plus extensif que l'usage du mot grec muthos. Mais il s'avère difficile de dépasser le stade d'une définition purement négative du mythe, comme l'envers de la raison, l'autre du logos : nous sommes ainsi les héritiers de Platon, qui critique le mythe comme discours irrationnel2. Définir le mythe comme ce qui n'est pas la raison entraîne un mode particulier de lecture, qui s'efforcera précisément de conférer un sens rationnel à un récit absurde où la logique est déformée par le merveilleux. Le mythe est ainsi lu comme une allégorie, il signifie autre chose que ce qu'il dit. Cette lecture interprétative, obsédée par la quête du sens et sans doute secrètement inquiète d'un discours apparemment insensé, ne permet pas de comprendre la raison d'être du mythe, sa finalité à l'intérieur de la culture qui se plaît à le conter et à l'écouter.

1 Sur les grandes tendances méthodologiques de l'analyse des mythes, voir Il mito greco. Atti del convegno internazionale (Urbino 7-12 maggio 1973) a cura di Bruno GENTILI e Giuseppe PAIONE, Roma, Ed. dell'Ateneo & Bizzarri, 1977. La réflexion théorique sur le mythe grec a connu un regain d'intensité notamment avec le livre de Marcel DETIENNE, L'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981. 2 Sur la conception platonicienne du mythe, voir Luc BRISSON, Platon, les mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982.

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LE CONTE A défaut de donner d'emblée une définition satisfaisante du mythe, peut-on au moins en identifier le lieu spécifique ? Où rechercher le mythe dans le vaste corpus de textes hérité de l'antiquité ? L'intuition nous permet certes de reconnaître les mythes, mais force est de constater que le mythe ne correspond pas à une catégorie homogène de discours ou de récits. Le mythe n'est pas un genre littéraire. On le trouve dans les textes poétiques (cette catégorie, d'ailleurs, est elle-même hétérogène, et entre la lyrique archaïque et la poésie savante d'Alexandrie, il y a de grandes différences de nature, de public, de conventions littéraires), dans l'épopée1, dans la tragédie2, dans les textes historiques (notamment toutes les histoires locales, les traités des Atthidographes et des « érudits locaux », les « périégètes »3), dans les manuels mythographiques (par exemple la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore, les Métamorphoses d'Ovide, les Fables d'Hygin, la tradition hésiodique4, etc.) et enfin dans ces notes érudites et fragmentées qui commentent, vers par vers et souvent mot à mot les grandes œuvres de la littérature antique, les scholies5. On le voit, le mythe est partout : bien rares sont les textes grecs qui n'en renferment pas quelque trace. Tout le problème est dès lors de comprendre ce qu'il peut y avoir de commun entre l'Antigone de Sophocle, un Hymne de Callimaque, les renseignements elliptiques apportés par la glose d'un vers d'Homère, tel récit dans la Périégèse de la Grèce de Pausanias ou dans les fragments des Généalogies d'Hécatée de Milet. La réponse à cette question résidait certainement dans l'aptitude du public de ces différentes œuvres à percevoir l'identité de ces récits, leur appartenance à un ensemble de traditions héritées d'un passé immémorial, relevant d'un même domaine de savoir. Mais il nous faut aussi tirer une autre conséquence de la dissémination des récits mythiques dans l'ensemble de la littérature grecque : il est plus pertinent de parler de « mythographie » que de « mythologie ». Nous n'avons conservé que la fixation écrite des mythes, des variantes figées une fois pour toutes, parmi tant d'autres virtuellement possibles. Le grand absent serait ainsi le mythe comme parole vivante, orale et diffuse, surgissant au hasard d'une conversation, raconté entre parents ou amis, autour du foyer, sur l'agora, dans la campagne, à l'ombre des temples ou des cyprès. Nous avons ainsi perdu tout le cadre d'énonciation du mythe, l'ensemble des gestes et des commentaires qui en accompagnaient la narration, le 1 Voir par exemple Gregory NAGY, The best of the Achaeans. Concepts of the Hero in Archaic Greek Poetry, Baltimore and London, The John Hopkins University Press, 1979. 2 Voir Jean-Pierre VERNANT et Pierre VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspero, 197 ; Mythe et tragédie II, Paris, La Découverte, 1986. Sur l'utilisation tragique et comique du mythe, on se référera aussi à Nicole LORAUX, Les enfants d'Athéna. Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Paris, Maspero, 1981. 3 Voir par exemple Lionel PEARSON, The local historians of Attica, Chico, Scholars Press, 1981 (reprint de l'édition de 1942) ; Felix JACOBY, Atthis. The local Chronicles of ancient Athens, Oxford, 1949. 4 Voir M. VAN DER VALK, « On Apollodori Bibliotheca », REG, LXXI, 1958, p. 100-168 ; J. SCHWARTZ, Pseudo-Hesiodeia. Recherches sur la composition, la diffusion et la disparition ancienne d'oeuvres attribuées à Hésiode, Leiden, Brill, 1960 (ce dernier ouvrage nous apparaît comme l'une des meilleures introductions à la mythographie antique). 5 Sur l'activité des grammairiens et des philologues grecs, le livre de référence reste celui de R. PFEIFFER, History of classical scholarship. From the beginning to the end of the hellenistic age, Oxford, 1968.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC contexte spécifique qui motivait la référence à ce corpus de récits, les réactions des auditeurs et leur degré d'adhésion intellectuelle. Nous devons donc nous demander si la mythographie est identique à la mythologie, si la fixation par l'écriture de ces récits fugaces est un enregistrement objectif et sans conséquences, permettant de retrouver cette parole vivante, ou si, au contraire, elle modifie la nature, la finalité et la logique intrinsèque de ces traditions, artificiellement figées dans un moment de leur devenir. Et toute étude monographique, consacrée à un personnage ou un cycle particulier, ne peut éviter cette question déterminante pour sa pertinence : le corpus mythographique est-il représentatif de la mythologie perdue ? N'a-t-il pas accidentellement négligé une variante qui aurait invalidé ou infléchi les conclusions de l'analyse ? Si le mythe n'a pas de lieu caractéristique dans la littérature grecque, peut-on au moins en définir la forme ? Le mythe correspond-t-il à un type particulier de récit ? Il s'avère qu'un mythe se réduit souvent à un simple nom propre, à une allusion elliptique, voire à une expression proverbiale. Très rares sont les récits complets : nous ne trouvons généralement que des épisodes isolés de leur contexte, une péripétie ponctuelle. C'est grâce aux mythographes et poètes de l'époque hellénistique et romaine que nous pouvons lire dans leur intégralité la geste des différents héros. On serait presque tenté de considérer que la structure narrative n'est pas un des constituants primordiaux du mythe : un mythe peut ne pas se présenter sous la forme d'un récit. La mythologie vivante des cités grecques n'avait sans doute rien à voir avec la mythographie des érudits, ou encore avec nos dictionnaires modernes, où la biographie des différents héros est artificiellement reconstituée grâce à la synthèse des variantes et des traditions. Il nous faut donc en conclure que les récits fragmentés et allusifs de la mythographie présupposent de leurs lecteurs un savoir partagé, la connaissance plus ou moins approfondie des grandes traditions mythiques : l'objet de notre réflexion est précisément la nature de cette compétence implicite. Le mythe n'a pas de lieu. Le mythe n'a pas d'auteur ni d'origine. On pourrait le définir comme une parole que l'on répète inlassablement, sans avoir gardé le souvenir de son énonciateur originel. Une seule certitude, on ne peut être l'auteur du mythe que l'on raconte1. Poètes, tragédiens et historiens ne font que reprendre les mythes hérités de la tradition. Et lorsque l'on recherche l'origine de la tradition, les Grecs désignent la Muse, savoir, voix et mémoire à l'origine de tout chant humain. L'enquêteur et l'antiquaire, collectant les mythes de villages en villages, ne se prononcent pas sur leurs origines : les mythes sont aussi anciens que la collectivité qui les perpétue et la tradition permet seulement de relier le récit à l'événement originel dont elle fixe le souvenir, un exploit d'Héraklès ou l'étape d'un voyageur divin2. Mythologues et mythographes ne sont que les porte-parole du mythe, les relais de sa transmission. Il est naturellement crucial de déterminer leur marge de liberté, d'innovation et d'improvisation par rapport à la tradition dont ils sont les 1 Comme le note très justement Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983, p. 34. 2 Sur la collecte des mythes par Pausanias, voir C. JACOB, « Paysages hantés et jardins merveilleux. La Grèce imaginaire de Pausanias », L'Ethnographie, LXXVI, 81-82, 1980-1, p.35-67.

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LE CONTE dépositaires. Les motifs, les significations intrinsèques, l'organisation narrative même du mythe se prêtent-ils à des jeux de variations ou exigent-ils une fidélité absolue ? Le premier élément de réponse serait que la mythologie, en ne se référant pas à un prototype écrit, n'exige pas une fidélité littérale des conteurs : la situation serait identique pour le mythe et pour les formes d'épopée orale qui ont sans doute précédé l'Iliade et l'Odyssée. Le conteur a une certaine latitude d'improvisation à l'intérieur d'une combinatoire prédéterminée de variantes, de formules et de motifs. Pour le mythe, ces contraintes préalables ne concernent pas seulement l'agencement des épisodes narratifs, mais aussi les significations mêmes du récit. Nous reviendrons sur l'importance particulière de l'univers symbolique qui, pour une culture donnée, offre une gamme inépuisable de significations et de valeurs pouvant être projetées sur tous les éléments constitutifs de la réalité, humaine ou naturelle. Nous voudrions simplement souligner dès à présent le fait que la grille qui, dans une société donnée, permet de penser la réalité et le monde s'impose au conteur de mythes : le critère de la pertinence culturelle apparaît ici essentiel. La mythologie est à la fois une tradition figée où se répètent toujours les mêmes récits et une tradition évolutive et créatrice, qui, à partir des catégories de l'univers symbolique, peut composer de nouveaux mythes. Ces catégories se révèlent particulièrement contraignantes, car elles structurent la vision du monde de l'individu, sa perception de la réalité, elles assurent aussi le lien social entre tous les individus qui les partagent. Paradoxalement, même lorsque l'on veut parodier les mythes, tourner en dérision la crédulité de ceux qui les racontent, les prendre en flagrant délit de mensonges, on reste néanmoins assujetti à leur logique implicite : l'exemple de Lucien est de ce point de vue très suggestif1. Comment se manifeste la vitalité des mythes ? Par la perpétuation des récits canoniques ou par la liberté créatrice, les écarts signifiants du conteur par rapport au modèle ? Ces questions, on le sait, sont au cœur de l'analyse structurale des mythes, telle qu'elle a été pratiquée par C. Levi-Strauss et appliquée au monde grec par M. Detienne ou J.-P. Vernant : car l'enjeu est d'apprécier la valeur des variantes. Doit-on privilégier l'analyse d'une version canonique du mythe ? Ou faut-il au contraire tenir compte de toutes les variantes, de leur complémentarité, de leurs contradictions ? L'une des différences existant entre les sociétés étudiées par Levi-Strauss et le monde grec serait que, dans les premières, les diverses variantes sont produites dans la synchronie, tandis que, dans le second, elles apparaissent progressivement dans une histoire qui s'étend sur plus d'un millénaire. Il nous faudra revenir sur ce problème, mais on peut provisoirement conclure que les modalités particulières de la production mythique et de la perpétuation dynamique des récits interdisent de hiérarchiser en termes d'importance ou de pertinence les différentes variantes d'un même mythe, même si on peut apprécier leur degré respectif de diffusion ou d'ésotérisme.

1 Sur l'oeuvre de Lucien, on se référera à J. BOMPAIRE, Lucien écrivain : imitation et création, Paris, De Boccard, 1958 ; G. ANDERSON, Lucian. Theme and variation in the Second Sophistic, Mnemosyne, Suppl.XLI, Leiden, Brill, 1976.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC PROBLÈMES DE LA RÉCEPTION DES MYTHES EN GRÈCE Il est de la plus haute importance de comprendre les modalités de la réception des mythes dans l'antiquité grecque. Ce sont en effet les lecteurs et les auditeurs qui déterminent le sens du mythe, sa valeur, son intérêt, sa place dans l'éventail des types de récits et de discours. En d'autres termes, les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? Telle est la question fondamentale que s'est posée dernièrement Paul Veyne1. L'auteur part du fait que le mythe se présente comme un récit, comme un énoncé : quelle va être la réaction du destinataire, quel comportement intellectuel adoptera-til ? Le projet de P. Veyne est d'étudier la mythologie comme un champ d'expérience. De quelle oreille écoutait-on ces récits de métamorphoses, de dieux et de héros, d'exploits fantastiques et d'êtres monstrueux ? Comment pouvait-on admettre la réalité de l'univers mythique, alors que le monde quotidien ne montrait nulle trace de pareilles merveilles ? Où passe la frontière entre le réel et le mythique, quelle est la différence entre la connaissance historique et la connaissance mythique du passé ? Le mythe, en effet, renvoie au passé, au temps des origines : il livre donc des informations invérifiables, que l'on ne peut confronter à une expérience vécue. Comment les Grecs ont-ils pu développer les sciences et la philosophie tout en croyant à des histoires de loups garous ? Quelle est la place de la croyance en de telles histoires dans l'organisation mentale de l'homme grec ? Veyne, pour répondre à ces questions, veut avant tout situer le mythe au-delà de l'alternative vrai/faux. La croyance, en effet, obéit à une logique plus complexe que ce partage binaire : elle n'est pas assujettie au principe de non-contradiction. On peut croire simultanément à des choses différentes, voire contradictoires, tout en étant de bonne foi. On passe ainsi d'un programme de vérité à l'autre. Car telle est l'hypothèse de Veyne : il n'y a pas une vérité intemporelle, mais chaque société, chaque culture procède à ses propres partages entre le vrai et le faux, et peut admettre plusieurs programmes de vérité. Un monde n'est donc pas réel ou fictif en lui-même, mais selon que l'on y croit ou pas. Veyne prend l'exemple de la lecture : la lecture nous propose un contrat spécifique. Elle délimite dans le temps une expérience autonome et nous offre un programme de vérité singulier, différent de celui du monde réel : nous pouvons, le temps d'une lecture, croire à l'univers absurde et délirant d'Alice au pays des merveilles. Mais il y a certaines sociétés où, le livre refermé, on continue à croire au monde qu'il présente. Le concept de programme de vérité permet ainsi d'expliquer la croyance en des objets contradictoires, la coexistence, chez le même individu, de strates de rationalité différentes. Au hasard de la vie quotidienne, selon les circonstances, cet individu pourra se référer à l'un ou à l'autre de ces programmes de vérité et déplacer ainsi la frontière entre le réel et le fictif. L'expérience religieuse, la magie, l'action politique ou militaire, les gestes de la vie quotidienne, autant de contextes générateurs de réalités spécifiques. Certes, la croyance aux mythes peut prendre une dimension différente selon le milieu social, l'âge, la culture du sujet. Dans une même société, on trouvera une gamme diversifiée de comportements, de l'incrédulité sceptique et rationaliste à l'adhésion émerveillée. Veyne montre bien que même l'épuration du mythe demeure une forme de croyance. La « doctrine des choses 1 Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, 1983.

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LE CONTE actuelles » conduit à évacuer du mythe les éléments merveilleux, les monstres, les interventions divines : l'expérience du monde vécu, la norme de la réalité empirique tiennent lieu de référence pour déterminer le vrai et le faux. Ainsi, lorsque la critique rationaliste refuse d'admettre l'existence du Minotaure, mi-homme, mi-taureau, elle n'en continue pas moins à croire à Thésée. Dans le livre stimulant de Paul Veyne, on relève deux interrogations fondamentales. En premier lieu, quels sont les critères culturels et sociaux qui fabriquent le vraisemblable et induisent la croyance ? Et en second lieu, le mythe, épuré de ses atours merveilleux, n'est-il pas à concevoir comme une quasi-histoire ? Un mythe est crédible parce que l'on fait confiance à celui qui le raconte ou le rapporte : c'est un argument d'autorité qui en fonde la vérité. On fait confiance à Homère, au poète, à la collectivité des villageois qui racontent leurs mythes locaux à l'enquêteur. Le mythe est crédible car il apparaît comme un savoir, un renseignement, une information sur le passé, sur ce monde des héros dont on admet qu'il a précédé le monde des hommes d'aujourd'hui. Il faut donc distinguer deux aspects de la croyance aux mythes, selon que l'on considère les composantes « historiques » ou l'enveloppe merveilleuse de ces récits. Dans le premier cas, on ne trouve pratiquement pas d'exemples de scepticisme radical dans l'antiquité : on a pu mettre en doute l'existence des dieux, mais tout le monde a cru à celle de Thésée. Dans le second, le plaisir de la fiction et du merveilleux conduisait à accepter le programme de vérité spécifique des récits de métamorphoses, de monstres, de filiations divines. On pouvait rétablir la continuité entre le monde mythique et le monde actuel en évacuant les composantes merveilleuses ou encore en en proposant une interprétation allégorique. Nous n'avons fait que résumer rapidement l'un des axes essentiels de la problématique de Paul Veyne1 Certains points, cependant, nous paraissent mériter réflexion. On peut s'interroger tout d'abord sur la pertinence de la catégorie de la croyance : s'agit-il d'une catégorie universelle et transculturelle ou au contraire peutelle recouvrir des opérations intellectuelles différentes, selon les époques, les sociétés et les cultures ? Le second point de discussion possible serait de déterminer si la réception du mythe ne peut s'effectuer qu'en termes de croyance : le mythe n'appelle-t-il pas d'autres réactions intellectuelles ? Est-on obligé de croire ou de ne pas croire au mythe ? Le propre de toute tradition n'est-il pas de véhiculer des récits sur la validité desquels il n'est pas pertinent de s'interroger, précisément parce qu'ils sont traditionnels ? Le travail de Veyne suppose en outre une conception implicite du mythe comme récit sur le passé, parallèle au récit historique. Le mythe a-t-il pour seule fonction d'apporter un savoir sur le passé ? Se réduit-il à ce rôle informatif ? LE MYTHE ET LES CATÉGORIES SYMBOLIQUES DE LA CULTURE Le livre de Paul Veyne nous conduit ainsi à retrouver la question que nous nous posions dans notre introduction : le mythe est-il réductible à son contenu narratif ? Se limite-t-il à offrir à ses destinataires un récit sur des événements ou des personnages du passé humain ? Veyne considère le mythe comme une fiction qui 1 Nous nous permettons de renvoyer à notre compte-rendu de cet ouvrage dans RHR, CCII-2/1985, p.161-166.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC doit rendre compte de sa compétence à dire la vérité historique : il lui faut pour cela être épuré de ses ornements merveilleux, de ses composantes incroyables. Le mythe, paradoxalement, perd sa spécificité : il appelle le même type de réception que tout récit, il exige de son destinataire l'attention à son déroulement narratif, à l'enchaînement des épisodes et des péripéties. Il relève de la mimésis au sens large, représentant des personnages et des actions, devant produire des effets pathétiques comme la terreur et la pitié. Si la problématique de Paul Veyne conduit à perdre de vue la spécificité intrinsèque du mythe, c'est peut-être parce qu'elle le considère comme un objet autonome, qu'elle l'isole, pour les besoins de la démonstration, de son contexte culturel. Nous retrouvons ici un problème précédemment posé : le mythe a-t-il un lieu assignable ? Est-il un objet isolable ou, au contraire, est-il avant tout un faisceau de relations ? L'enjeu de ces questions est de savoir si un mythe peut faire sens à lui tout seul, indépendamment de son contexte. Ce dernier comprend deux aspects. Il n'y a pas de mythe isolé. Tout récit mythique se rattache à d'autres mythes de type similaire, construits sur le même modèle. Il s'intègre le plus souvent dans un cycle et présuppose connus de son destinataire les épisodes qui le précèdent ou lui succèdent dans la saga du héros. Le récit d'un exploit d'Héraclès, par exemple, n'est signifiant qu'éclairé par un savoir préalable sur la personnalité du héros, sur le sens général de sa destinée, sur sa spécificité par rapport à des héros civilisateurs comme Thésée. Le destinataire du mythe doit donc maîtriser l'articulation des épisodes et des cycles, posséder les grandes lignes des biographies et des généalogies héroïques. Nous reviendrons sous peu à cette problématique. Outre ce contexte narratif, le mythe a aussi un contexte culturel : toute la difficulté de l'analyse des mythes est de déterminer si l'on peut délimiter, à l'intérieur d'une culture donnée, un domaine autonome qui serait celui de la mythologie. En d'autres termes, le sens d'un mythe se réduit-il à la grammaire narrative profonde, celle-ci se présentant sous la forme de la syntaxe des combinaisons de motifs et d'épisodes virtuellement disponibles ? La richesse sémantique du mythe ne réside-t-elle pas plutôt à la surface même du texte, dans le réseau des métaphores, dans la modalisation des actions, dans le découpage spécifique de la réalité dont témoignent les taxinomies lexicales, dans l'investissement symbolique qui génère nombre de détails absurdes, résistant à l'interprétation du lecteur moderne ? On voit l'alternative qui se dessine ici : le sens du mythe se situe-t-il dans les structures du récit ou, au contraire, dans tous les éléments relevant du figuratif et du thématique ? Dans le premier cas, l'analyse mythique se prête à dresser une typologie des scénarios, à écrire une morphologie des contes, dans une perspective comparatiste. Dans le second, elle doit explorer l'ensemble des ramifications qui fixent le mythe dans un univers symbolique particulier. Ce dernier se manifeste dans les détails incongrus et non-motivés du récit, dans des rapports de causalité non-explicités. Par exemple, Adonis est tué par un sanglier dans un carré de laitues : est-ce un détail insignifiant ? Adonis pourrait-il mourir au milieu de tomates, de vignes ou d'asphodèles ? Le sens du mythe serait-il alors le même ? Ce genre de détails est généralement évacué par le comparatisme interculturel, engagé dans la quête des universaux et des identités. Les prendre en compte implique au contraire que l'on s'interroge sur les différences, sur la 277


LE CONTE perception et l'organisation de la réalité, dans une société donnée, au moyen du découpage lexical, des champs de savoir constitués, comme la botanique, la zoologie, la minéralogie, l'hydrologie, par le biais également de toutes les activités socialement ritualisées, la guerre, la chasse, l'agriculture, le jardinage. Le mythe s'éclaire donc de cette compétence sémantique particulière qui est celle de la culture où il est produit et reçu. Quelle est la nature des liens entre le mythe et les catégories symboliques ? Le mythe nous apparaît moins comme le lieu de fixation des catégories symboliques que comme le moyen d'en contrôler l'assimilation individuelle et collective, au même titre que les rituels religieux et tous les usages sociaux. Le mythe revêtirait ainsi une fonction sociale essentielle. Le symbolique évoque, par son étymologie, le « signe de reconnaissance », ce sur quoi on ne se pose pas de questions, qui cimente une identité, une connivence. Le symbolique fonde le lien social, il permet la communication, l'interaction, les échanges entre les individus qui partagent ses catégories. Le mythe serait donc un moyen, pour les membres d'une société déterminée, de mettre à l'épreuve leur maîtrise des catégories symboliques communes, de réactiver ce savoir partagé sur le monde. Les destinataires du mythe pourraient vérifier leur propre compétence culturelle, mais aussi la congruence du récit et de ses catégories symboliques avec ce vaste savoir sur le monde, sur la nature (flore, bestiaire...) et sur les usages de la nature. Même le discours scientifique (les traités de sciences naturelles dans le corpus aristotélicien, par exemple) n'échappe pas à l'emprise des catégories a priori, qui informent et prédéterminent l'observation ou la description de la réalité. L'une des clés du mythe réside ainsi dans le contexte ethnographique, et C. Levi-Strauss, après avoir tenté de dégager une grammaire formelle du récit mythique, a reconnu l'importance prépondérante de tout le savoir véhiculé par la société1. Le mythe est le moyen social de réactiver, de mettre en jeu les valeurs sémantiques du code culturel. Il nous faut dégager les conséquences méthodologiques de ce modèle où le mythe condense, sur un mode presque mnémotechnique, les catégories symboliques de la culture qui le produit. Comme l'a formulé naguère M. Detienne2, le principe de l'interprétation anthropologique des mythes est de se déployer à l'intérieur même de la culture étudiée, c'est-à-dire de n'utiliser comme « pièces justificatives » que les données, les traditions et les croyances attestée dans cette société. On renonce de ce fait à l'application de modèles théoriques extérieurs ou encore à une démarche comparatiste entre des mythes d'aires culturelles différentes. Le travail de l'interprète consiste à établir des relations entre ce que le mythe formule explicitement et les différents degrés du savoir implicite qui se trouvent convoqués. Detienne énumère les composantes de ce savoir implicite : il comprend tous les registres de la vie sociale, spirituelle et matérielle, les savoirs botanique, médical, rituel, zoologique, astronomique, etc., bref l'ensemble de l'expérience que l'on peut avoir de la réalité et qui se trouve médiatisée par la culture. L'interprétation consiste alors à reconstituer le système des relations existant entre le mythe et ce savoir englobant, à retrouver les 1 Claude LEVI-STRAUSS, « La geste d'Adiswald », dans : Anthropologie Structurale deux, Paris, 1973, p.175-233. 2 Marcel DETIENNE, Les jardins d'Adonis. La mythologie des aromates en Grèce, Paris, Gallimard, 1972, en particulier p. 9-15 et Dionysos mis à mort, Paris, Gallimard, 1977, en particulier p.18-47.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC associations possibles d'idées, de motifs et de concepts. Le mythologue apparaît ainsi comme un cartographe : il actualise des corrélations virtuellement présentes. Il fait la carte des parcours analogiques possibles à l'intérieur d'un même cadre culturel : ce travail cartographique se veut systématique et exhaustif, là où la réception du mythe par un individu particulier, était sans doute partielle, n'actualisant qu'un nombre limité d'associations. Le sens ne semble pouvoir se dégager que par le biais de cette activité intellectuelle, qui dégage à l'intérieur même du mythe et entre le mythe et le contexte culturel, des relations d'identité, de complémentarité, de variation et d'opposition. Un mythe est incompréhensible si on ne le situe pas dans une série ou dans un contexte. On n'a pas manqué de critiquer souvent sévèrement le projet de l'analyse structurale des mythes et l'application des méthodes de l'anthropologie culturelle au monde grec. Deux objections principales sont formulées. On dénonce d'abord l'hétérogénéité des témoignages utilisés par le mythologue moderne (Aristote, une scholie, une description d'Hérodote, Théophraste..) puis son mépris apparent pour l'histoire puisqu'il traverse allégrement la totalité de l'hellénisme, d'Homère aux lexicographes byzantins. Ces critiques, loin d'invalider les résultats de l'analyse des mythes, doivent au contraire la conduire à affronter les implications théoriques de sa démarche. Le débat qui s'esquisse ici oppose en fait des historiens soucieux de la chronologie, de la spécificité des genres littéraires et des niveaux de discours (un texte scientifique de l'école aristotélicienne a-t-il quelque chose à voir avec la pensée mythique ?) et des anthropologues convaincus que les représentations mentales et les catégories symboliques ne sont pas régies par le même rythme chronologique que les faits militaires ou politiques, qu'elles peuvent se maintenir sur la longue durée, indépendamment des changements conjoncturels, et s'imposer par la permanence de la langue et du lexique, par la fréquentation des mêmes textes de référence, par l'inertie d'images et de motifs profondément ancrés dans la mentalité collective. Le mythe met en jeu des catégories symboliques qui font système à l'intérieur de la culture. Le propre d'un système est l'interconnexion de ses différentes composantes, leur interdépendance qui fait qu'il est souvent impossible de soustraire ou de modifier un élément sans affecter l'ensemble qui l'englobe. Le système symbolique se définit par sa stabilité et sa permanence, tant qu'il offre à la société une référence suffisante et efficace, une grille opérationnelle pour penser la réalité et le monde, la nature et la surnature, pour se penser elle-même. Le propre d'un système symbolique est de fonctionner sans que l'on y prête attention, sans que l'on prenne conscience de son existence : le système symbolique est ce qui va de soi, ce qui ne pose pas problème pour ceux qui le partagent. Il est ce savoir implicite et préalable qui détermine « naturellement » nos actions et nos discours, qui nous permet aussi de communiquer et de nous comprendre en fonction d'une référence commune. Tant que ce système s'avère pertinent, tant que l'on ne prend pas conscience de son incongruité, de sa nature artificielle ou anachronique, il se transmet de manière statique. Le système symbolique est sous-jacent dans tous les secteurs de l'activité pratique, quotidienne, intellectuelle ou imaginaire de la société considérée. Certes, chacun de ces secteurs a sa spécificité et sa logique propre, mais la communication reste possible entre les différents champs de la culture. Cela revient donc à admettre 279


LE CONTE que le mythe ne constitue pas un domaine entièrement isolé dans la culture grecque, relevant d'une rationalité et d'une pensée à ce point spécifiques qu'elles exigeraient un effort d'adaptation pour passer de la pensée ordinaire ou scientifique à la pensée mythique. Le mythe et les autres secteurs de la culture peuvent être vécus sans solution de continuité. Il peut y avoir sens et pensée précisément du fait de l'existence d'une certaine redondance entre les différents champs de savoir. Si l'on admet que les catégories symboliques influent sur l'ensemble des productions culturelles, il faut remettre en question la dichotomie traditionnelle entre le muthos et le logos, c'est-à-dire entre une pensée rationnelle et les errances de l'imaginaire. Le mythe véhicule un savoir sur le monde, et le texte scientifique n'est pas à l'abri des représentations mythiques. Le géographe, le naturaliste, l'ethnographe ne décrivent pas objectivement le réel : ils construisent un objet intellectuel où l'empirique et l'observable s'opacifient de valeurs, de conceptions a priori, d'images mythiques. Le travail de l'interprète consiste ainsi à expliciter et à classer tous ces savoirs implicites, réactivés dans l'esprit d'un individu par un nom propre, un nom de plante, d'animal, d'étoile ou de pierre. Il faut reconstituer les codes implicites, les taxinomies symboliques du monde naturel, retrouver la logique que l'on comprenait intuitivement, réarticuler la compétence culturelle propre aux membres d'une même société, immédiate et instinctive. La recherche moderne reconstruit cette compétence, et lui donne un aspect artificiel et systématique qu'elle n'avait évidemment pas dans la réalité vécue. Mais comment un individu pouvait-il acquérir une telle compétence, maîtriser ce réseau de relations, cet ensemble de significations et de valeurs que l'analyse structurale des mythes se plaît à figurer sous la forme de schémas complexes, d'équations et de tableaux ? Un tel apprentissage était en fait indissociable de la socialisation1. Il se déroulait à travers une série d'étapes : l'acquisition du langage, structurant la manière de penser le monde et la réalité ; l'éducation familiale et scolaire, la découverte des grands textes canoniques de la culture grecque, les méthodes de l'exégèse grammaticale, qui commence à tisser le réseau des références culturelles et des analogies ; l'initiation imposée aux futurs citoyens, dans ses dimensions militaire, politique et religieuse ; le rôle suggestif et didactique des images, des textes, du cadre de la vie quotidienne et de l'espace même qui, à travers lieux-dits et monuments, induit la remémoration des mythes et des épisodes fondateurs. L'éducation, mais aussi l'ensemble des situations de la communication sociale se prêtent à la lente acquisition du stock des catégories symboliques. Marcel Detienne, dans son analyse du mythe d'Adonis, nous semble avoir bien montré les modes et les niveaux de fonctionnement de cette pensée symbolique. Adonis, on le sait, est le fils de Myrrha, l'arbre à myrrhe, et l'amant de Perséphone et d'Aphrodite. Les dieux sont jaloux de ce séducteur irrésistible, Adonis va être tué par un sanglier dans un carré de laitues. L'interprétation traditionnelle, dans la lignée de Frazer, voit dans ce récit un mythe de la végétation et des céréales. Detienne, lui, a démontré que le mythe d'Adonis avait pour objet essentiel les aromates et la 1 Voir à ce sujet le livre très suggestif de Peter BERGER et Thomas LUCKMANN, La construction sociale de la réalité, traduit de l'américain par P. Taminiaux, Paris, Méridiens- Klincksieck, 1986. Pour l'approche anthropologique des catégories symboliques, nous nous référons à Dan SPERBER, Le symbolisme en général, Paris, Hermann, 1974.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC séduction. Pour en comprendre les significations profondes, il va s'attacher à explorer les ramifications analogiques du mythe, à remonter la chaîne de ses présupposés, à reconstituer le savoir partagé et implicite qui le sous-tend. Il est impossible de rendre compte de la présence des aromates dans le mythe, si l'on ne s'attache pas à retrouver la manière grecque de concevoir ce secteur du monde végétal. L'important est moins le savoir botanique moderne que le savoir antique lui-même, l'ensemble des informations, des récits véhiculés par la tradition littéraire, mais aussi les pratiques, les rituels, les usages quotidiens. Il faut donc explorer la géographie spécifique des aromates (en quelle région de la terre apparaissent-ils ?), suivre les méandres des spéculations antiques expliquant leurs senteurs particulières. Il faut également appréhender leur rôle dans le sacrifice civique, leur fonction de condiment culinaire, mais aussi leur pouvoir de conjoindre le haut et le bas, les hommes et les dieux. Les aromates sont également du côté de la séduction, avec l'usage érotique des onguents et des parfums. Un partage fondamental se dessine ainsi entre le monde d'Adonis, des aromates, de la séduction érotique, et le monde de Déméter, de la culture des céréales, du mariage légitime. L'incompatibilité de ces deux mondes apparaît bien lors de la fête des Adonies, au cœur de l'été, au moment de la canicule : les femmes font pousser en quelques jours, dans de petits pots exposés en plein air, des céréales et des plantes potagères. Mais c'est là une culture sans fruits, desséchée à peine germée. Le blé ne peut être traité comme un aromate et se développer sous le feu excessif du soleil. Le mythe d'Adonis permet ainsi de penser le mariage et son envers, l'agriculture et cet autre qu'est la culture des aromates. Il met en jeu les catégories symboliques organisant la taxinomie végétale, les grands principes fondamentaux permettant de classifier le monde naturel (froid/chaud, sec/humide). Pour être compris, il implique de ses destinataires la maîtrise préalable de tous ces codes. Il n'est pas dans notre propos d'entrer plus avant dans l'analyse de Marcel Detienne. Mais il nous semble que l'analyse structurale de type anthropologique conduit à formuler différemment les problèmes de la réception du mythe, tels que Paul Veyne a tenté de les théoriser. La réception du mythe, à présent, ne se pose plus en termes de croyance ou d'incrédulité, de vraisemblable ou d'invraisemblable. En privilégiant les modalités de rationalisation du mythe par épuration du merveilleux, Veyne était conduit à assimiler le mythe à l'histoire, à le considérer comme un savoir sur le passé, devant affirmer sa vraisemblance, sinon sa vérité. Or c'est précisément dans le merveilleux et l'irrationnel, dans le détail absurde et incongru que se loge la pensée symbolique. L'anthropologie culturelle nous conduirait ainsi à définir le mythe comme un moyen (parmi d'autres) d'affirmer et de maintenir la cohésion d'une communauté partageant le même univers symbolique. Cette communauté peut être celle d'une cité, d'une région ou d'une aire géographique, comme elle peut être une communauté de culture : la propagation de l'hellénisme, après les conquêtes d'Alexandre le Grand, entraînait aussi la diffusion d'une pensée, d'une langue, des catégories symboliques. L'acculturation des élites indigènes supposait l'acquisition et la maîtrise de l'ensemble de cette compétence. Le mythe serait ainsi à ranger parmi les proverbes, les manières de tables, la politesse, tous les rites religieux et sociaux, bref, tout ce qui crée une connivence entre les membres d'une même communauté. La spécificité du mythe résiderait dans son pouvoir de réactiver un savoir implicite 281


LE CONTE sur le monde. Le mythe serait ainsi comme un aide-mémoire, permettant de prendre conscience de ce qui rattache les pratiques quotidiennes, les rituels, les normes et les usages sociaux à l'univers symbolique, grâce à la médiation du récit. Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? Certes, la vraisemblance ou l'invraisemblance du récit pouvaient conduire le destinataire à une réaction d'incrédulité, à se laisser séduire par le plaisir spécifique de la fiction, à épurer le mythe de son enveloppe merveilleuse ou à s'engager sur la voie de l'interprétation allégorique. Mais la réception du mythe nous paraît aussi mettre en œuvre une compétence particulière, une sensibilité intuitive permettant d'évaluer le degré de congruence du mythe avec les catégories symboliques de la culture : le destinataire était ainsi sensible au jeu d'échos, d'analogies, d'écarts entre l'univers du mythe et l'expérience religieuse, quotidienne, politique, sociale, familiale. Le propre de la réception du mythe, dans un contexte culturel déterminé, est peut-être que l'on ne se pose pas de questions sur les catégories symboliques mises en œuvre, car elles sont celles qui organisent la perception de la réalité. La réaction au mythe serait ainsi moins de l'ordre de la croyance que du sentiment d'une certaine familiarité devant un ordre qui va de soi, devant des rapports de causalité, une logique, des valeurs qui paraissent « naturels » précisément parce qu'ils sont culturellement validés et transmis. LE MYTHE COMME OBJET ET INSTRUMENT DE SAVOIR Paul Veyne, par son livre si stimulant, nous invite à compléter cette réflexion sur le mythe en abordant une modalité particulière de son énonciation : Veyne a en effet bien noté que souvent le mythe se présentait sous la forme d'un « renseignement », d'une information ponctuelle et factuelle livrant un nom propre, donnant l'origine d'un lieu-dit, d'un monument ou d'un élément du paysage1. Le mythe relève alors d'un mode spécifique d'illocution où le destinataire du « renseignement » reconnaît préalablement au locuteur compétence et honnêteté. Le mythe échappe ainsi à l'alternative du vrai et du faux, puisqu'il sera reçu ou rejeté sur la base d'un argument d'autorité. La mythologie et la mythographie supposent alors le personnage du spécialiste, maîtrisant ce savoir technique. Ce spécialiste est susceptible de diverses incarnations. Il peut être un indigène, un villageois perpétuant avec les siens les traditions des origines : l'ancrage dans le territoire est un gage d'authenticité et de mémoire bien transmise de génération en génération. Le mythe, ici, est pure oralité. Il y aussi l'historien ou le périégète, qui recueillent ces traditions auprès des indigènes au fil de leurs voyages, puis les fixent par l'écriture : cette dernière, les méthodes critiques propres à l'historia, l'enquête par excellence, les sources locales et orales de l'information, tout cela contribue à donner au mythe écrit une présomption de vérité et d'authenticité. Autre mythographe, le poète, dont l'autorité peut s'appuyer sur la révélation des Muses ou encore sur un travail de documentation et de collecte des variantes mythiques qui l'apparente à l'historien (pensons à Callimaque et Apollonios de Rhodes). Ces différents personnages prêtent leur voix ou leur plume à un mythe qui leur préexiste.

1 Paul VEYNE, op.cit., p.35.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC Finalement, à quoi sert la perpétuation des mythes grecs, quelle est la fonction intellectuelle et sociale de ces mythologies et mythographies ? Pourquoi faut-il toujours reprendre les mêmes récits, les collecter en de nouveaux recueils, les recenser et les recopier, les récrire tout en les transformant ? Qu'est-ce que le mythe donne à penser et comment le donne-t-il à penser ? Certes, nous avons vu les liens du mythe avec les catégories symboliques qi structurent la perception du monde dans une société déterminée. Mais notre interrogation présente porte sur la rationalité spécifique qui est à l’œuvre dans la reproduction même du récit mythique, sur les logiques intellectuelles présidant à la gestion, à la classification et à la remémorisation des mythes. Comment une société, par la médiation d'experts, procède-t-elle à l'archivage de ses traditions ? Comment peut-on écrire la mythologie et donner une cohérence à cette dissémination infinie de récits et de variantes, comment peut-on s'assurer que l'on n'oublie aucun mythe ou que l'on ne le raconte pas deux fois ? Le mythe nous semble être l'un des instruments privilégiés de la pensée étiologique. Nous définissons cette dernière comme la science de la motivation. Elle relève également de la métaphore, en ce sens qu'elle établit des jonctions, des correspondances entre la réalité objective et le corpus mythique. La pensée étiologique utilise les mythes pour donner au réel une mémoire, des racines dans le temps, une origine assignable. Elle transforme en outre le perceptible en lisible et en dicible. Deux cas sont à envisager : l'herméneutique de l'environnement naturel et l'étymologie. L'herméneutique de l'environnement projette le sens sur les éléments du paysage : sources, pierres, arbres, plantes, accidents du relief. La culture se superpose ainsi à la nature, en transforme la perception. Le passé du mythe transparaît dans l'actualité d'un regard ou d'un parcours. La présence objective, la permanence du paysage déterminent la vérité du récit mythique, puisqu'elles le projettent dans la réalité sensible. Le mythe est vrai, car j'en vois les traces inscrites dans le paysage. Encore faudrait-il bien saisir le sens de cette procédure véridictoire. Lorsque l'on dit que ce rocher est le siège improvisé sur lequel la déesse Déméter s'est reposée lorsqu'elle recherchait sa fille enlevée, lorsque l'on rappelle que sur cet autre rocher Orphée posa jadis sa lyre, on ne veut pas prouver la réalité de Déméter ou d'Orphée. Leurs existences n'ont jamais été réellement contestées. Ce qu'il s'agit en revanche de prouver, c'est qu'Orphée ou Déméter, à un moment de leur histoire, se sont réellement trouvés dans ce lieu, dans ce point du territoire de la cité, et que cette dernière peut, par conséquent, s'enorgueillir de ces vestiges glorieux. Ce qui apparaît ici est donc une certaine forme de sémiologie : les indigènes ou le mythographe doivent identifier les signes cachés dans le paysage, et déterminer en même temps leur signification. Cette herméneutique du paysage conduit à suspecter des pierres, des plantes à l'apparence anodine : les éléments naturels du paysage ne sont pas ce qu'ils paraissent être. Un arbre peut être l'antique victime de quelque métamorphose, une fleur ou une source de même, un rocher, lui, peut être un siège divin. Dans la parole des informateurs locaux comme dans le texte du mythographe, la narration mythique est ponctuée de gestes déictiques, parfois simples opérateurs rhétoriques qui viennent garantir l'inscription du mythe dans la réalité. Le postulat de 283


LE CONTE la pensée étiologique est celui d'une homogénéité et d'une permanence de l'espace à travers le temps, mais aussi d'une homogénéité et d'une continuité du temps mythique et du temps historique, l'un comme l'autre laissant des traces qui s'échelonnent dans la chronologie. La conscience de l'inscription du mythe dans le paysage n'a pas les mêmes implications pour l'indigène, fixé sur son territoire, et l'enquêteur qui va de village en village récolter les traditions locales. L'indigène a conscience de vivre dans un espace constellé de signes, véritable mémoire de la collectivité civique matérialisée dans l'environnement quotidien, dans le cadre des occupations et des travaux de tous les jours. La communauté prend conscience de sa cohésion et de son identité par rapport aux cités voisines grâce à ces quelques épisodes mythiques, de l'ordre de l'événement, du singulier, de l'accident, qui la valorisent en l'associant à un personnage divin ou héroïque dont la présence demeurera à jamais visible de tous. On entrevoit également le double processus d'intégration et de différenciation propre à cette mythologie locale : la cité marque son appartenance à l'hellénisme, revendique sa part des grands mythes panhelléniques, geste des Olympiens, d'Héraclès ou de Thésée. Mais elle se distingue aussi de toute autre cité grecque en s'appropriant un événement mythique qui n'a pu se produire qu'une seule fois et en un seul lieu. L'enquêteur étranger, lui, parcourt la Grèce entière : il va reconstituer les grands cycles panhelléniques en détaillant leurs variantes locales. Le meilleur exemple nous est offert par la Périégèse de la Grèce écrite au IIe siècle de notre ère par Pausanias1 : les campagnes et les cités grecques deviennent un vaste livre où se trouve écrite la mythologie. Voyager, c'est relire ces récits. De l'espace de la cité à l'Hellade, des traditions locales aux cycles panhelléniques : le livre du mythographe instaure un espace de confrontation critique, qui raccorde les épisodes, réorganise les exploits héroïques selon la logique de la chronologie ou du voyage, qui doit aplanir les divergences, supprimer les redondances. Avec l'étymologie, le matériau de base de l'opération étiologique est le langage, onomastique et toponymie. Il s'agit de motiver les noms de cités, de régions, de continents ou de simples lieux-dits. La dérivation étymologique permet de corréler un nom de lieu et un nom de personnage mythique, d'établir un lien entre l'historicité d'un destin individuel et la permanence d'un lieu. L'éponyme est une figure importante dans la vie politique des cités : il peut être l'ancêtre fondateur, le protecteur, le premier homme surgi de la terre dans cette région. Le nom qu'il a légué à la cité peut aussi s'accompagner de vestiges matériels, soit sous la forme de signes inscrits dans le paysage, soit sous celle d'un monument, d'une maison ou d'un tombeau. Le mythe marque son efficacité sous la forme d'un simple nom propre, qui suffit à penser l'origine. Cette mythologie politique peut devenir un jeu de grammairiens, un réflexe de lexicographes : c'est une simple manipulation graphique qui conduit du suffixe toponymique au suffixe anthroponymique. On est alors en droit de s'interroger sur le sens d'une telle exégèse. Son apport informatif est pratiquement nul, et frise la tautologie : que nous apprend en effet la corrélation pure

1 Voir C. JACOB, « Voyages dans le Musée. Un itinéraire archéologique dans la culture grecque », dans : Claquemurer, pour ainsi dire, tout l'univers. La mise en exposition, sous la direction de Jean DAVALLON, Paris, Centre Georges Pompidou, 1986, p.23-38.

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC et simple d'un lieu et de son éponyme, Asie dérive d'Asieus, Libye de Libys, etc. ? En fait l'énigme de la motivation du toponyme se trouve déplacée sur l'épisode originel où l'éponyme transmet son nom à un lieu, voire à un continent. Le lien entre le toponyme et l'éponyme doit lui-même être motivé, donner lieu à un récit. La démarche étiologique, par le biais de l'archéologie du paysage ou de l'étymologie, génère ainsi la création mythographique : celle-ci a ses professionnels, grammairiens, lexicographes, antiquaires. Tous ont horreur du vide et suppléent par leur ingéniosité les lacunes des traditions locales. Comment gérer cette profusion de récits ? Comment transformer la mythologie en mythographie ? Le recueil mythographique est en fait une mnémotechnique : il doit permettre au mythographe de vérifier qu'il n'oublie rien. Il doit offrir au lecteur le moyen de se repérer dans un dédale de traditions et de variantes. Il délimite également un espace critique, se prêtant à la confrontation des traditions, au choix des meilleures variantes, invitant à porter des jugements sur la vraisemblance de tel récit ou encore suggérant l'interprétation. Le mythe, cette parole diffuse et insaisissable, est donc fixé par l'écriture. La mythographie n'est pas un phénomène tardif où la mémoire artificielle de l'écriture viendrait se substituer à la mémoire vivante et défaillante des cités grecques, mais une activité qui apparaît avec les premiers textes historiques utilisant l'écriture alphabétique, telles les Généalogies d'Hécatée de Milet1. Quels sont les enjeux de cette utilisation de l'écriture ? Elle permet de nouvelles opérations intellectuelles : maîtriser et manipuler les récits mythiques, les classer, les recenser, en fixer les versions canoniques ou littéraires. L'écriture permet d'englober la profusion des mythes, la dissémination qui les rend insaisissables, dans l'espace clos d'un recueil, d'un catalogue. La possibilité de la complétude et de l'exhaustivité s'accompagne de celle d'éviter les redondances, les lacunes et les ellipses. L'écriture construit aussi un espace critique où l'on peut comparer, résoudre les contradictions, rationaliser. Il est possible de mettre en présence deux récits contradictoires, et de rétablir par une intervention directe la cohérence. L'écriture invite à des choix, à des décisions. Mais la mythographie ne se limite pas à ce pouvoir d'archivage des traditions orales. Elle est aussi une opération technique de réélaboration et de mise en ordre, et de nouveaux éléments peuvent dès lors interférer avec la logique symbolique du mythe. L'écriture des mythes, tout en continuant à respecter les significations profondes du mythe et la pertinence des catégories qu'il met en œuvre, obéit à d'autres critères : par exemple le critère esthétique (la beauté d'un récit ou d'une description, le choix d'un langage littéraire orné de métaphores), le critère hédonique (provoquer le plaisir du lecteur par un récit bien construit, aménageant des surprises, suscitant des émotions). Car si la mythographie est lourde d'implications sur le plan de l'écriture, de la mise en forme des mythes, elle n'est pas moins déterminante pour la réception même de ces récits. Aux situations de la communication orale, à l'interaction du récit et du paysage, à l'autorité des énonciateurs du mythe, dans la campagne ou la cité, elle substitue cet objet nouveau qu'est le livre (le rouleau de papyrus, puis le codex en parchemin), cette opération intellectuelle qu'est la lecture, 1 Voir Marcel DETIENNE, L'invention de la mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 123- 154.

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LE CONTE à haute voix ou silencieuse. La lecture d'un texte écrit implique une perception différente des significations, des accents sémantiques, une plus grande liberté aussi de l'association d'idées, du jeu analogiques, qui ne se trouvent plus astreints au déroulement linéaire et non réversible de l'oralité. Ces liens nouveaux entre le mythe et l'écriture contribuent à assurer sa fonction d'exercice scolaire. La mémorisation des récits mythiques, les exercices de composition écrite sur des arguments mythiques, les exercices de récitation, le commentaire « grammatical » des textes littéraires, autant d'aspects de cette « acculturation » qui assure l'acquisition progressive des catégories symboliques par les enfants. Mais dans le cadre de ces exercices scolaires, il nous semble que la problématique de Paul Veyne sur la crédibilité du mythe n'est pas pertinente. L'écolier grec récitant un mythe de métamorphose ou d'exploit héroïque se trouve dans la même situation que l'écolier français récitant La cigale et la fourmi : il doit mener à bien une performance technique, sans se poser de questions sur la vraisemblance d'un univers où les dieux côtoient les hommes, où les cigales parlent aux fourmis. Il est tacitement admis que les mythes grecs ou les Fables de La Fontaine constituent un univers de référence culturelle dont la maîtrise fait partie de l'éducation. La mythographie, dans les dimensions encyclopédiques qu'elle prend parfois à l'époque hellénistique ou gréco-romaine, pose encore d'autres problèmes proprement techniques : comment écrire les mythes ? Quel fil conducteur permettra de les recenser tous ? Quel ordre adopter, quel plan suivre ? Ce problème est autant celui du mythographe que du lecteur. Le premier doit disposer d'un cadre général préalable, permettant de mettre chaque mythe à sa place et donnant l'assurance qu'une seule place convient à tel récit. Il doit se donner les moyens de l'exhaustivité et de la systématicité dans son projet de collecter tous les mythes de la tradition. Le lecteur, lui, a besoin d'emblée d'un principe d'ordre qui soit aussi un principe de progression, un fil d'Ariane permettant de se repérer dans le texte mythographique. Le mythographe grec dispose de trois grands modèles pour mettre en ordre l'infinité des mythes qu'il doit rassembler. Il y a tout d'abord la généalogie. De la succession des générations mythiques, depuis les entités primordiales des origines jusqu'aux rois des débuts de l'histoire, on peut déduire un ordre permettant d'égrener les récits et traditions relatifs aux personnages successivement énumérés. Le classement par familles permet de raconter l'ensemble des mythes relatifs à une même génération. De bons exemples de cette mythographie qui se conforme aux arborescences de l'arbre généalogique nous sont offerts par la Théogonie d'Hésiode et la Bibliothèque du Pseudo-Apollodore. Il n'est pas à exclure que des schémas graphiques aient pu figurer la succession des générations1. Le second modèle pour mettre en ordre les mythes de la tradition est celui du commentaire de texte. Le cadre de cette pratique se situe dans les écoles et les bibliothèques du monde hellénistique, où l'on édite, commente et explique les textes classiques de la littérature grecque. L'explication mot à mot de l'Iliade ou de l'Odyssée, en effet, se prête à mobiliser tout un patrimoine culturel. Les mots du texte, les noms propres qu'il renferme 1 Nous avons une allusion à un arbre généalogique dessiné sur une tablette dans DEMOS- THENE, Contre Macartatos, 18 (ce texte m'a été signalé par M. Detienne).

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PROBLÈMES DE LECTURE DU MYTHE GREC (personnages, lieux...), les péripéties mêmes du récit, autant d'indices permettant de convoquer, dans les scholies marginales, des bribes d'autres récits, des citations d'autres textes, des étymologies, des esquisses d'exégèses allégoriques. L'analogie et l'association d'idées, le souci érudit de trouver des parallèles, d'accumuler les exemples, tout cela contribue à faire du travail des grammairiens alexandrins et byzantins l'une des nos meilleures sources pour la connaissance des variantes mythiques rares ou des particularités rituelles peu connues. Les mythes sont évoqués allusivement, de manière elliptique : seule l'information pertinente pour éclairer le texte commenté est mobilisée. Le texte offre au scholiaste un ordre préexistant et arbitraire lui permettant de fixer par l'écriture certaines des références qui encombrent sa mémoire de lettré. Le dernier principe d'ordre est offert par l'espace géographique. La carte fournit une infinité de lieux de mémoire où il est possible de stocker les épisodes du mythe. Les toponymes mêmes suggèrent au grammairien une vaste gamme d'étymologies potentielles, qu'il faudra éventuellement motiver par des récits étiologiques : par exemple, la Médie dérive de Médée, Tarse rappelle l'os perdu par le cheval Pégase, l'Ausonie porte le nom d'Auson, etc. Peu importe l'ordre : parcourir la carte ou les toponymes d'un texte géographique, voire d'un lexique alphabétique, permet de remobiliser un répertoire étendu de figures mythiques. Plus spécifique de la carte est le pouvoir particulier de remémorer des voyages entiers, les périples des héros voyageurs comme Ulysse, Jason, Héraclès ou Dionysos. La carte permet de retracer l'itinéraire, de reconstituer la continuité narrative, voire de contrôler la mémorisation d'un texte entier. Nous avons montré ailleurs les liens existant entre une certaine géographie scolaire, à Alexandrie, et la mémorisation de l'Odyssée ou des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes1. La mythographie implique une forme spécifique de gestion et de mise en ordre, par l'écriture, de la constellation des récits mythiques. Par gestion, nous entendons la fixation de l'oral par l'écrit, l'inventaire des variantes, l'élimination des redondances et des contradictions, le souci de faciliter l'accès à toutes ces traditions, de rendre facile leur mobilisation dans la mémoire du lecteur. La mémoire artificielle de l'écriture, immuable et statique, mais se prêtant aussi à de nouvelles opérations intellectuelles, remplace les aléas de la mémoire vivante. Le recueil mythographique conjoint paradoxalement le projet de la condensation, sous une forme humainement maîtrisable, des traditions légendaires, mais aussi celui d'une expansion à l'infini, englobant chaque variante, chaque détail. La mythographie est donc le lieu où s'exerce une pensée rationnelle, où prennent place des opérations formelles visant la classification et la lisibilité optimales des mythes. Le mythe est devenu un objet de savoir, la mythographie est le savoir technique et spécialisé sur les mythes. L'accent se déplace du contenu des mythes à leur forme : mais les catégories symboliques sont toujours présentes, à la surface du mythe.

1 Nous nous permettons de renvoyer à notre étude « L'œil et la mémoire : sur la Périégèse de la Terre habitée de Denys », dans :Arts et Légendes d'Espaces. Figures du voyage et rhétoriques du monde, communications réunies et présentées par C. JACOB et F. LESTRINGANT, Paris, PENS, 1981, p.2197 : cet article est le premier état d'une recherche que nous avons développée dans notre thèse.

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LE CONTE CONCLUSION Que peut-on conclure de ce trop rapide et superficiel survol des problèmes théoriques posés par la lecture des mythes ? Le mythe est au cœur de la culture grecque. Il est cet objet paradoxal, dont les illogismes et les détails incompréhensibles marquent la présence des catégories symboliques. Le mythe est ainsi avant tout un moyen de transmettre, de vérifier, de théoriser l'organisation symbolique du réel, du monde naturel comme de la société humaine. Les frontières entre la pensée mythique et la pensée rationnelle ne permettent pas de masquer la prégnance générale de ces catégories et de ces modèles qui cimentent la perception sociale de la réalité. Le mythe apparaît aussi comme un point sensible de la culture, les érudits s'acharnent à l'interpréter, à le fixer par l'écriture, à le recopier, comme s'il était, du fait de son oralité originelle, menacé d'évanescence, de brouillage, d'amputations. L'archivage par l'écriture constitue la dernière étape de la vie protéiforme et évolutive du mythe, il met fin à ses métamorphoses, mais il devient aussi l'objet d'un travail technique, qui le rend plus beau, plus lisible, plus frappant pour l'imagination des lecteurs. La mythographie, finalement, nous éclaire sur la conception que la culture grecque se fait de sa propre mémoire. Là se trouve ce qu'il faudrait transmettre à tout prix, si tout était condamné au naufrage... JACOB Christian C.N.R.S.

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION AUTOMATIQUE DE TEXTES

1. INTRODUCTION Les réflexions et analyses qui constituent le contenu de cet article s'inscrivent dans un cadre strictement défini ; celui du logiciel ROMAN diffusé par le C.N.D.P. et de la famille de logiciels de production de textes élaborés, ou pouvant l'être, selon les mêmes modalités. Ces modalités sont les suivantes : 1. Le programme travaille à partir d'une base de données constituée de phrases pré-écrites. Il ne génère donc lui-même aucune phrase et ne contient aucune fonction syntaxique. 2. Ces phrases peuvent, dans la base de données, être saisies sous deux formes distinctes : - phrases « normales » : « Des hommes au teint basané déambulaient parmi le flot incessant des voyageurs qui sortaient de l'aérogare. »1 - phrases « moules », c'est-à-dire contenant un nombre x de variables2 : « (A) eut un instant de panique quand (A) vit un inconnu s'emparer soudain de ses valises. » 3. Le programme est interactif : il ne réalise qu'une partie du travail, l'autre partie étant laissée à la responsabilité des utilisateurs. 4. Sa fonction essentielle est de produire de courts paragraphes textuels prérédigés, c'est-à-dire présentant une certaine « cohérence » sémantique. Ces « paragraphes » sont des unités de discours arbitraires ne référant nullement à une théorie précise du texte. Ils se présentent, dans leur version automatique, sous la forme suivante : a. Marcel Proust avait fait halte dans la forêt. Soudain l'homme surgit sans qu'il puisse comprendre d'où il sortait. Une grosse larme coulait sur une de ses joues. 1 La plupart des citations sont empruntées à divers ouvrages de la collection Harlequin et sont extraites d'un ensemble destiné à produire du « roman rose » pour le dixième anniversaire de la B.P.I. (Centre Georges Pompidou, octobre 1987). L'ouvrage particulier est ici : Le médecin des sables de Violet Winspear. 2 pour un approfondissement de la notion de moules, voir : Paul Braffort, La littérature assistée par ordinateur (Action poétique 95), J.P. Balpe-P. Braffort, La production littéraire assistée (T. E. M. 3/4), J.P. Balpe, I nitiation à la génération de textes en langues naturelles (E. Eyrolles) et Laurence Danlos, La génération automatique de textes en langue naturelle (Encrages 16), 1986.

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LE CONTE Il lit une longue phrase composée. Marcel Proust en reçut un tel choc qu'il se mit à trembler. Il s'empara du papier et l'agita d'un geste fébrile. Il ne s'endormit pas tout de suite. b. Il se réveilla à une heure fort avancée de la matinée entendant un bruit curieux : comme un claquement de draps à l'étendoir. Il prit une feuille de papier dans une de ses poches et commença à écrire. Une sueur froide l'inonda : « Vous m'avez fait peur, dit-il. Ils étaient tous là ». c. Plus la soirée avançait, plus il avait la certitude d'avoir bien employé son temps. Le froid lui crispait les petits poils qu'il avait dans le nez. Il hâta le pas1. Ces textes présentent un certain nombre de maladresses d'écriture et demandent à être retravaillés. 5. Il n'est fait appel à aucune fonction permettant, automatiquement, de procéder à la concaténation d'un nombre x de paragraphes produits : cet article n'abordera aucun des problèmes que peut se poser la sémiolinguistique textuelle. Un texte sera, volontairement, considéré comme une simple juxtaposition de phrases2. La problématique esquissée ici est celle de la gestion du sens dans un corpus fini d'unités sémantiques élémentaires. (Ces USE, pour des raisons opératoires, seront définies à des niveaux non-élémentaires de la langue, proches des phrases et des moules. On se propose de les traiter comme des unités qui auraient pu être appelées « phraxèmes ») pour la production d'unités sémantiques d'un niveau immédiatement supérieur (USS, proches des paragraphes), dans une perspective de textes de fictions3. Elle suppose que soient, provisoirement, retenues comme hypothèses de travail les postulats suivants : - l'unité sémantique élémentaire est proche de la phrase, - il existe plusieurs niveaux d'unités sémantiques, - ces niveaux sont hiérarchisés, - ces niveaux sont interdépendants, - l'unité sémantique de niveau supérieur constitue un texte. Ces postulats ne seront pas examinés ici, pas plus dans leurs conséquences linguistiques que dans leurs conséquences informatiques. 2. SITUATION DU PROBLÈME Soit un ensemble x de phrases. On désigne comme USE, dans cet ensemble, une chaîne de caractères d'une longueur quelconque, débutant par une majuscule, se

1 Ces textes n'ont pas été produits par le programme « roman rose » qui est en cours de réali- sation, mais par le didacticiel ROMAN. 2 Pour une esquisse des modes de prise en compte, dans la génération automatique,des apports de la sémiolinguistique textuelle, cf. mes articles : « Micro-univers et macro-structures dans la production automatique de textes à orientation littéraire » (Colloque de Cerisy « Ordinateur, communication et production de textes littéraires », Ed. Cedic/Nathan, 1987) et « Cinq fables électroniques dont une non » (Action Poétique n°106, décembre 1986). 3 Cette visée n'est en effet pas la seule possible même si elle est apparemment plus facile. Il est fort possible d'envisager le même type de travail en vue de la production de textes fonc- tionnels. D'une autre manière, moins lointaine qu'il n'y peut paraître à première vue, Laurence Danlos s'occupe de la génération de textes journalistiques (Génération automatique de textes en langue naturelle. Ed. Masson, 1985).

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… terminant par un point, et considérée, par les locuteurs de la langue dans laquelle elle est écrite (ici le français standard), comme : 1. syntaxiquement valide (c'est-à-dire dont le degré de conformité à la grammaire de la langue utilisée entraîne l'adhésion d'une majorité de locuteurs de cette langue), 2. formant un sens admis sans réserve majeur par ces mêmes locuteurs1. N'est donc reçue, dans cet ensemble, comme phrase ni : 1. * Lorsque les chiens traversent l'air dans un diamant comme les idées et l'appendice de la méninge montre l'heure du réveil programme (le titre est de moi)2. ni : 2. * Tailla cintres ahuri la réalié un enchantement. Les problèmes de complétude ou d'incomplétude du sens n'étant pas envisagés, sont reçues comme USE aussi bien : 3. Elle ne vit pas l'inconnu qui s'approchait en sens inverse et fonça droit sur lui. que : 4. Dépêchez-vous, enfin ! s'exclama-t-il3. On appelle « opération de concaténation », l'opération consistant, à partir d'un nombre y de ces USE de l'ensemble x, d'obtenir une USS. Cette opération de concaténation ne pouvant se produire que dans une perspective de cohérence sémantique est soumise à un certain nombre de contraintes d'ordre linguistique (sémantique et/ou pragmatique et/ou syntaxique) qui doivent pouvoir être traitées de façon algorithmique, donc énoncées et hiérarchisées. Il s'agit d'essayer d'examiner pourquoi une telle opération donne un résultat acceptable avec les USE suivantes : 5. Le visage de (A) était étonnamment sérieux. 6. La main toujours posée sur sa nuque, il l'embrassa et soupira4. et ne donne pas un résultat semblable avec : 7. Ils s'arrêtèrent net, la fixant à travers leur écran d'herbes. 8. Et une pieuvre qui fait l'importante, en plus ! releva-t-elle en souriant. Cet examen devant s'effectuer dans trois perspectives complémentaires et parfois difficiles à bien distinguer : 1. Quelles sont les conditions internes et externes aux USE dominant l'opération de concaténation réduite à deux USE ? (opération de concaténation restreinte : OCR), 2. Quelles sont les conditions internes et externes aux USE dominant une même opération de concaténation étendue à un nombre variable d'USE ? (opération de concaténation étendue : OCE). 3. Quelles sont les conditions internes et externes aux USE dominant une opération de concaténation construite permettant la concaténation de deux USE directement non concaténables ? (opération de création de concaténation : OCC) comme dans les exemples suivants : a. (A) se contraignit à garder le sourire mais, en son for intérieur, (1) se traitait d'imbécile. 1 Nous admettrons sans autre discussion cette « définition » de Bertrand Russel (Signification et vérité) : « Une phrase parlée est pourvue de sens lorsqu'il existe une croyance possible qu'elle exprime ». 2 Tristan Tzara, Manifeste sur l'amour faible et l'amour amer. 3 F. Ridd, De passion et de haine (Ed. Harlequin). 4 Victoria Woolf, Rue du paradis (Ed. Harlequin).

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LE CONTE b. (A) essaierait de venir plus tard. Les deux USE a et b sont directement non concaténables, que ce soit par l'OCR -- a, b ou par l'OCR -- b, a. Pour qu'elles puissent former une USS valide, il y faut supposer au moins une, peut-être davantage, USE supplémentaire et diverses opérations de traitement de la vairiable (A). Par exemple, remplacer (A) par (B) en b et ajouter l'USE suivante : c. (A) avait reçu un coup de fil de la secrétaire de (B) : (B) ne pouvait venir1. ou, si l'on conserve (A) en a et b, ajouter l'USE suivante : d. Il y avait longtemps que (A) aurait dû rompre cette liaison, pourtant (A) n'en avait pas le courage2. L'ordre d'effectuation des opérations (par exemple a - b vs b - a), bien qu'il représente d'évidence une part non négligeable des problèmes qui se posent, ne sera pas examiné ici où il ne sera question que de l'analyse des contraintes des possibilités de concaténation, problématique que l'on peut résumer ainsi : quelles sont, dans l'ensemble x, les sous-ensembles d'USE susceptibles de former des USS et quelles sont les conditions devant être respectées pour ces regroupements ? Soit, par exemple, l'ensemble A d'USE constitué des phrases suivantes : 9 (_) ferma les yeux de souffrance, puis battit des paupières pour tenter de voir (_) 10. A son grand soulagement, la pièce était vide. 11. (_) avait les yeux très bleus, et l'attendrissante manie de se mordiller la lèvre inférieure face à un problème. 12. Le fermier se tourna vers (_) avec sa lenteur caractéristique, la dévisageant avec dans les yeux une étincelle rageuse. 13. (_) fixa sur (_) ses yeux gris. 14. Son esprit tourbillonnait de questions rebelles. 15. Ayant dit cela, (_) la regarda de son œil perspicace3. 16. Comme c'est beau, par ici ! 17. (_) sentit que (_) avait besoin de réconfort et (_) posa la tête sur son épaule. 18. (_) tourna vers (_) ses yeux bleus emplis de tendresse. 19. Ils roulèrent sur le gazon en s'embrassant, serrés dans les bras l'un de l'autre. 20. (_) leva la tête et déposa un baiser léger sur sa joue. 21. (_) le regarda comme dans un rêve, tout étourdie par ses émotions4. Il s'agit de déterminer pourquoi peuvent être obtenues les USS : (9.13), (10.13), (9.10.14), (11.12), (15.16), (13.14.17), (21.22), (1O.16), (18.22), (20.21.22), etc_ quelles sont les USS impossibles et/ou à quelles conditions des USS apparemment impossibles peuvent devenir possibles par une OCC. Cette analyse qui peut être menée de façon concrète dans un corpus de 14 USE comme ci-dessus (il est possible ici de dire précisément pourquoi les USE 13 et 15 ne peuvent être concaténés : dans l'USE 15, la séquence « ayant dit cela » exige la présence de « paroles », quel que soit leur contenu, auxquelles elles puissent référer), 1 Sally Wentworth. Une fleur va s'épanouir (Ed. Harlequin). 2 Phrase produite pour la circonstance. Notons au passage, que c'est là, sur le plan pédagogique, un des intérêts d'un didacticiel comme ROMAN. 3 Victoria Woolf, Rue du Paradis (Ed. Harlequin). 4 Sally Wentworth, Une fleur va s'épanouir (Ed. Harlequin).

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… ne peut l'être dans un corpus beaucoup plus vaste comme celui utilisé pour l'obtention d'USS « roman rose »1 où les comparaisons systématiques par couples sont trop nombreuses : le changement d'échelle exige une analyse relativement abstraite exploitable par un outil informatique. 3. PRINCIPES FONDAMENTAUX Trois principes qui rendent possible les sélections du générateur de textes. Ils empruntent à divers aspects, soit de la linguistique, soit de l'approche informatique. Ces principes sont interdépendants : l'un ne peut se comprendre sans prise en compte de l'affirmation des deux autres. Ce sont : - le principe de « rationalité limitée » emprunté à Herbert Simon qui est à l'origine de la réflexion sur les systèmes experts : dans la mesure où il n'est pas possible de produire une représentation totalement algorithmique et rationnelle d'un phénomène quelconque, l'on peut se contenter d'une représentation minimale, à condition toutefois que cette représentation soit fonctionnelle. Ce principe domine la distinction entre règles et heuristiques dont quelques exemples seront exposés plus loin. - Le principe de « coopération » de Grice2 qui présuppose comme une déontologie de l'acte de parole : les participants à un acte de parole, quel qu'il soit, s'attendent à voir respectées un certain nombre de règles implicites assurant le fonctionnement même de cet acte de parole tant dans ses opérations d'encodage que de décodage3, un des implicites les plus généraux étant que le langage remplit une fonction d'information (« On ne parle pas pour ne rien dire_ ») et que, dans la plupart des cas, une production langagière (orale ou écrite) est porteuse de sens. Il sera ainsi postulé, par le récepteur, un « crédit de sens » à toute production linguistique à moins que cette production linguistique ne manifeste de façon évidente son refus de respecter cette fonction4. Si l'on envisage les USE de l'ensemble A, ce principe conduit à considérer que chacune d'entre elle est porteuse de sens et, devant leur incomplétude manifeste à chercher, par leur unification, une complétude acceptable. L'ensemble étant affirmé comme non ordonné, la tendance de lecture consistera à

1 La base de données « Rr » doit contenir environ 4000 USE. 2 H. P. Grice, « Logic and conversation », Syntax and Semantics, vol. 3, Speech Acts (P. Cole et J. L. Morgan, Ed. Academic Press, 1975). 3 Pour une discussion sur ces différents points, voir les articles de François Flahaut, « le fonctionnement de la parole » et de Deirdre Wilson et Dan Sperber, « Remarques sur l'interprétation des énoncés selon Paul Grice » dans Communication n° 3 (1979) sur « La conversation ». 4 C'est certainement là que se situe la provocation des non-sens, fatrasies, devinailles, etc_ ou de l'attitude dadaïste rom pant manifestement le pacte de signifiance et affichant cette vo- lonté de rupture. La position surréaliste est plus ambigüe qui réintroduit la signification par le biais d'une recherche de « sens supérieur » sous un non-sens seulement apparent. Il serait certainement intéressant d'essayer de voir, tout au long de l'histoire d'une idéologie de la littérature, au travers des attitudes diverses qu'adoptent les mouvements littéraires face à cet implicite, comment il domine partiellement des modes d'écriture dans la mesure notamment où le producteur n'est qu'un des acteurs de l'échange : il est certainement très difficile, pour ne pas dire impossible, de produire publiquement du texte en interdisant que l'on y lise un sens. Tout acte dans le langage court le risque d'être lu, donc d'être perçu comme producteur de sens.

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LE CONTE introduire un ordre unificateur, même si cet ordre génère des lacunes, plutôt que d'accepter l'éparpillement insignifiant que, de fait, elles représentent1. - le principe d'isotopie macrotextuelle2 qui postule l'existence d'unités sémantiques supérieures ayant leurs propres systèmes de codes et des usages spécifiques du langage permettant de les reconnaître comme telles et d'orienter ses attentes de lecture, ses modes d'interprétations, dans le système reconnu des conventions de ces unités linguistiques. Le fait que les USE de l'ensemble A soient toutes empruntées à une même isotopie textuelle facilite grandement les opérations de lecture décrites ci-dessus. Si l'on parle d'isotopies macrotextuelle, c'est que ces unités excèdent le cadre d'une définition plus classique du texte. Ainsi, on peut prétendre qu'il n'y a pas rupture entre des textes appartenant à l'univers du roman et des textes appartenant à celui du fait-divers journalistique même si des clivages se manifestent entre ces deux types de textes3. Par contre, on peut postuler qu'il y a généralement rupture (non-continuité) entre des textes appartenant à l'univers du récit romanesque et des textes appartenant à celui du compte-rendu scientifique : il est assez difficile d'imaginer une lecture unificatrice de deux USE telles : 23. Je ne savais pas que tu attachais tant d'importance à ta situation sociale, fit (_) d'un ton railleur4, et : 24. L'étymologie au sens strict (dite étymologie savante) consiste à revenir à l'origine (ou étymon) d'un mot pour en commenter ou en modifier le sens5. non qu'une OCC soit ici impossible (on peut toujours mettre une citation dans la bouche d'un personnage ou illustrer une définition linguistique par un exemple : texte scientifique si l'exemple est pertinent, texte humoristique s'il est aberrant ; l'écriture est plus libre que la lecture dans ces contraintes. C'est en cela qu'elle est stimlulante _) mais parce que cette OCC, beauoup plus coûteuse, suppose des stratégies relativement sophistiquées. Plutôt que de séparations, il semble préférable de parler d'ensembles flous6 et d'introduire des concepts informatiquement manipulables comme celui de distance. Dans le cas précis de l'ensemble Rr, l'isotopie est restreinte puisque toutes les USE appartiennent au même univers strict, celui du roman sentimental, bien plus, du roman sentimental d'un éditeur donné à une

1 C'est la prise en compte de l'existence d'un processus signifiant de ce type qui fonde la justification pédagogique du didacticiel ROMAN qui ne se veut rien d'autre qu'un provocateur à l'écriture. 2 La formule est empruntée à François Rastier dans un compte-rendu de lecture paru dans « Méthodologie, informatique, philosophie », bulletin du LISH paru en 1986. Voir aussi du même : « Systématique des isotopies » in Essais de sémiotique poétique, Larousse 1972 et « Sur le développement du concept d'isotopie », documents du G.R.S.L. III, 29, 1981. 3 Pour son dixième anniversaire, la B.P.I. a également commandé un logiciel qui produira du texte à partir d'USE extraits de romans et d'USE constiuées de faits divers réels. 4 Flora Kidd, Le pays des légendes (Ed. Harlequin). 5 Bernard Dupriez, Gradus (Ed. 10/18). 6 Voir A. Kaufmann, Introduction à la théorie des sous-ensembles flous, t. 2, Applications à la linguistique, à la logique et à la sémantique, Masson, 1975 et D. Dubois et H. Prade, Théorie des possiblilités, Masson, 1985.

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… époque historique donnée, la fin du XX° siècle ; ce choix fermé1 facilite grandement la gestion sémantique des USE. 4. DESCRIPTION DU SENS Ces principes « facilitateurs » admis, reste à essayer de percevoir quels sont, dans le détail de la génération, les problèmes linguistiques qui se posent. Il s'agit ici de traiter d'une part, du sens ou du non-sens, et, d'autre part, de la détermination ou de l'indétermination, c'est-à-dire de la possibilité ou de l'impossibilité dans laquelle le lecteur se trouve d'attribuer à ces énoncés une valeur de vérité2. 4.1. Sens/Non sens La définition des USE admise, le problème du sens/non-sens ne peut se poser de façon interne puisqu'il est entendu a priori, que les USE présentent une potentialité de sens pouvant se déterminer, notamment, dans le contexte. Il ne peut y avoir risque de non-sens, dans l'opération de concaténation, que par mise en contradiction des informations apportées par les USE successivement sélectionnées. 4.2. Mises en contradiction Soit les USE suivantes : 25. Le paysage était sombre et mélancolique à la lumière blafarde de cette soirée d'été pluvieuse3. et : 26. A l'ouest, le soleil enflammé déclinait à l'horizon, nimbant le paysage d'un voile rose et lavande4. Elles seront dites non -concaténables s'il y a contradiction entre les informations qu'elles apportent. On considère chacune d'elles comme un classème constitué d'un ensemble hétérogène de sèmes5 que l'on pourrait, sur les phrases 25 et 26 exposer ainsi : 25. virtuème : négatif (-) sème générique : description, sèmes spécifiques : paysage, pluie, soirée, été, lumière sombre, 26. virtuème : positif (+) sème générique : description, sèmes spécifiques : paysage, soleil, soirée, couleurs, lumière claire6. On les examine alors sous le double aspect de leurs isotopies/allotopies1 : il s'agit d'analyser les recoupements de classes. Dans cet exemple, il y a allotopies 1 Pour ce concept de « fermeture vs ouverture », voir plus loin. 2 François Rastier, « La cohésion des énoncés étranges », Sémantikos, VII, 2, 1984. 3 Flora Kidd, Le pays des légendes, (Ed. Harlequin). 4 Violet Winspear, Le médecin des sables, (Ed. Harlequin). 5 Voir B. Pottier, Linguistique générale. Théorie et description. Klincksieck, 1974. L'utilisation faite ici des classèmes n'est pas vraiment conforme à Pottier, mais il nous a semblé que le concept restait opératoire. 6 On traite ainsi des sémèmes comme des sèmes ce qui peut, dans certaines occasions, permettre de travailler à divers niveaux de profondeur.

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LE CONTE entre les sèmes spécifiques : soleil/pluie, lumière sombre/lumière claire ; isotopies entre les sèmes génériques : description et les sèmes spécifiques : paysage, soirée. D'autres sèmes ne fournissent pas de termes de comparaison : été/, couleurs/. Plusieurs cas d'allotopies se présentent alors : a. tous les sèmes des USE sont en position d’isotopie (adéquation forte), b. tous les sèmes des USE sont en position d'allotopie (contradiction forte), C. une partie des sèmes des USE sont en position d'allotopie. Dans l'hypothèse a (exceptionnelle), l'OCR est systématique. Dans l'hypothèse b (exceptionnelle), l'OCR ne peut avoir lieu. Dans l'hypothèse c (la plus fréquente), il y a évaluation2 de l'importance respective des sèmes présents. Cette évaluation se fait en tenant compte d'une hiérarchie des sèmes : les sèmes spécifiques dominants ; à l'intérieur des sèmes spécifiques, certains d'entre eux, par leur appartenance au sein de Rr à des axes sémiques ayant, dans le domaine envisagé, une valeur particulière ont un poids plus fort (« la couleur des yeux » plutôt que « la forme du visage ») ; ces hiérarchies déterminent un focus, parfois une hiérarchie de focus ; certains axes sémiques permettent une organisation où des distances sont évaluables, etc. Cette évaluation affecte à l'USE un « coefficient d'ouverture »3 en fonction duquel l'OCR pourra s'effectuer ou non. Ainsi « pluie et soleil » peuvent être, ou n'être pas, suivant les co-textes, considérés comme des allotopies suffisantes à la non-concaténation des USE. L'allotopie ou l'isotopie n'étant posée que par référence à l'univers naturel connu (dans une isotopie macro-textuelle de roman fantastique ou de roman de science-fiction, on pourrait peut-être estimer ces deux informations comme noncontradictoires) et Rr ne travaillant que dans le sémantisme de l'univers naturel, il est nécessaire que, d'une façon ou d'une autre, le logiciel générant les USS contienne des informations sur l'univers dans lequel il travaille et que, corrélativement, il soit capable de les traiter. Ces informations nécessaires mettent en relation le contenu des USE et l'univers naturel, elles sont essentiellement extra-énoncives et, entres autres, pour cette raison, il n'est pas envisageable de les faire extraire par une analyse automatique des USE : c'est une information externe à l'USE qui dit qu'il y a contradiction entre pluie et soleil, non une information interne puisqu'il est possible d'envisager des univers dans lesquels ces mêmes contenus ne seraient pas contradictoires. C'est d'une compétence encyclopédique - au sens où cette expression s'est généralisée ces dernières années dans les ouvrages de pragmatique - dont il va falloir, d'une certaine façon, doter le système informatique. Non seulement il est nécessaire qu'il puisse savoir ce que contient comme information une USE donnée (le soleil vs la pluie), mais encore, il doit savoir, quelles sont, dans l'univers naturel, les relations qu'entretiennent ces informations (« soleil »V« pluie ») ainsi que celles,

1 Voir F. Rastier, o.c., 1984. 2 En fonction de règles diverses (exclusion, acceptation, dépendances, etc_) qu'il serait trop long d'expliquer ici. 3 Qui peut être calculé par le système. Disons pour simplifier que moins une USE contient de sèmes spécifiques, plus elle sera dite ouverte, et que l'OCR ou l'OCC s'effectuent en fonction des coefficients d'ouverture respectifs des USE mobilisées.

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… dans la mesure où une langue n'est qu'une des modélisations possibles de l'univers, qu'elles entretiennent dans une langue donnée (ici le français standard)1. Il s'agit alors d'une représentation complète des connaissances sur l'univers dans la langue. Une telle compétence ne peut que lui être fournie : chaque USE doit, nécessairement, être accompagnée d'une description des informations qu'elle porte. Ce sera là le rôle du descripteur défini comme le codage structuré des connaissances sur l'univers naturel contenues dans une isotopie macro-textuelle donnée. Or les conséquences d'une telle décision sont redoutables dans la mesure où les informations à donner, si l'on envisage l'ensemble des besoins, sont innombrables. En effet, soit l'USE suivante : 27. (_) était un homme du monde, (_) n'était qu'une timide écolière, sans expérience2. que signifie coder les informations utiles ? Sur le seul plan des rapports au monde naturel, sont indispensables des renseignements sur les types d'actants : homme vs femme, mais aussi homme mûr vs jeune fille, mais aussi homme du monde vs écolière, et homme du monde vs écolière timide _ Se retrouvent déjà là des axes descriptifs très hétérogènes que l'on peut rapidement désigner : - axe de la physiologie (leur « nature humaine » est différente), - axe de la biologie (l'homme et la femme sont, sur ce plan, dans une relation de complétude), - axe de la choronologie (homme/écolière), - axe de la sociologie selon deux sous-axes complémentaires : ° position respective de l'homme et de la femme dans la société, ° notion de « monde » vs « non monde », - axe de la psychologie selon trois axes secondaires : ° expérience de la vie sociale vs inexpérience (« du monde » vs « écolière »), ° non timidité vs timidité, ° expérience de la vie amoureuse vs inexpérience. Chacun de ces axes devant être lui-même plus ou moins complexifié. Par exemple, comment rendre compte, pour éviter toute ambigüité, de l'ensemble des relations sociales homme/femme et situer la (ou les) relations spécifiques de cette USE par rapport à d'autres, ou encore comment situer la timidité/non-timidité par rapport à l'ensemble des sentiments humains ? De plus, ces axes ne concernent que les rapports entre personnages et ne prennent nullement en compte des éléments comme la météorologie, la topographie, la géographie, la chronologie, etc. Or pour qu'il n'y ait jamais risque de mise en contradiction, il peut sembler nécessaire de maîtriser l'ensemble de ces champs sémiques : si l'on envisage de coder ainsi l'ensemble des connaissances nécessaires sur le monde, l'on s'aperçoit très vite de l'impossibilité pratique d'un tel codage (il est inflationniste et demande des capacités énormes d'enregistrement puis de calcul pour le moindre travail) et de son

1 Witgenstein (Le cahier bleu, Ed. Gallimard, 1965) dit « la description se présente sans limites définies et introduit du même coup un axiome de complétude pour tout domaine décrit par un concept. » 2 Lynsey Stevens. Et le feu renaîtra., (Ed. Harlequin)

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LE CONTE impossibilité théorique dans la mesure où les « connaissances » ne sont pas un ensemble clos et définitif, mais un système ouvert et évolutif de relations. De plus, il faut noter dès maintenant que ces axes n'ont, sur le plan linguistique, pas tous le même statut : certains sont de l'ordre de l'explicite (mâle vs femelle), d'autres de l'ordre de l'implicite (expérience amoureuse vs inexpérience amoureuse), d'autres encore relèvent de mécanismes plus complexes partiellement explicites et partiellement implicites (le « sans expérience » renforce et la jeunesse de l'écolière et l'expérience de l'homme du monde). Or, s'il est envisageable - bien que complexe et coûteux - de décrire l'ensemble des relations explicites d'un univers que l'on supposerait statique, il est tout à fait impossible d'envisager de le faire pour les possibles relationnels qu'entraîne la réalité linguistique de l'implicitation1. L'interdiction des contradictions potentielles par une description exhaustive de l'univers semble complètement utopique. 4.3. Principe de non-contradiction Aussi, n'est-il peut être pas tant nécessaire de gérer l'ensemble des connaissances sur l'univers portées par les USE successivement convoquées que de se demander quelles sont les conditions suffisantes pour qu'il n'y ait pas apparition d'incohérences. Pour cela, on peut émettre l'hypothèse que toutes les informations contenues dans une USE quelconque ne sont pas des informations actives mais des informations virtuelles dont certaines seront activées par le co-texte - ou parfois par le contexte - alors que d'autres resteront virtuelles. Il s'agit alors de renverser la perspective initiale et de se demander non plus quelles sont les informations apportées par les USE, mais plutôt quelles sont les informations qui, dans leur activation, vont se révéler déterminantes et risqueraient, lors d'une OCR de créer de l'incohérence si elles n'étaient pas maîtrisées par le système, quels co-textes pourraient être en situation de production, d'incohérence avec l'USE à décrire. Par exemple : 28. (_) serra ses lèvres l'une contre l'autre et resta un long moment silencieux2. 29. Tandis que (_) gravissait lentement l'allée, son regard fut attiré par la colline et (_) sentit un frisson d'excitation la parcourir. ou : 30. Les jours suivants se passèrent de la même façon3. Le logiciel ne disposant pas de réelle fonction syntaxique, on remarque évidemment d'abord des blocages d'ordre syntaxique qui agissent à deux niveaux : - concaténation avec une autre USE : par exemple 28 suppose un acteur masculin (silencieux) alors que 29 suppose un acteur féminin (la parcourir) ; - farcissure des moules. Mais nous ne traiterons pas de ce point qui sera, pour l'instant, supposé ne poser aucun problème sémantique. Ces blocages impliquent un marqueur de genre de l'acteur concerné par la phrase lorsqu'il y a présence de cet acteur, ce qui n'est pas le cas en 30. Ce marqueur 1 Sur l'implicite, voir Catherine Kerbrat-Orecchioni, L'implicite, Ed. A. Colin, 1986. 2 Violet Winspear, Le chemin du diable, (Ed. Harlequin). 3 Flora Kidd, Le pays de légendes, (Ed. Harlequin).

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… de genre définit partiellement ce que nous appellerons une « prise de parole » puisque, dans les USE telles qu'elles sont, la position des acteurs reste ouverte. Soit en effet le pentagone suivant qui caractérise la plupart des situations du Rr1. héroïne héros

chien rival

rivale

rien, sinon le genre, n'indique si les USE 28, 29 et 30 doivent être affectées à tel acteur plutôt qu'à tel autre (mis à part le chien) qui pour diverses raisons, n'est pas à égalité avec les autres). La phrase 28, par exemple, peut fort bien décrire une attitude du héros ou une attitude du rival : elle est, sur ce plan, neutre. L'USE reste disponible pour des prises de paroles diverses et, en ce sens, l'USE 30 est plus ouverte que 28 et 29 puisqu'elle peut concerner une réflexion interne de n'importe lequel des quatre acteurs principaux. Elle peut même être considérée comme externe au pentagone actoriel et attribuée à l'auteur. Dans cette perspective, l'attribution de l'acteur aux phrases étudiées peut être considérée comme superfétatoire et inutile, si cela se confirme, dans le système de description. On évite ainsi la nécessité d'un axe descriptif qui, autrement, aurait pu paraître indispensable. Le raisonnement consiste à tendre vers la description la plus lacunaire possible. Faute de pouvoir gérer l'exhaustivité, il s'agit de se contenter du minimum indispensable à la maîtrise relative de l'univers considéré, minimum suffisamment pertinent pour éviter la production d'incohérences fortes et, sur le plan de la description, facilement maîtrisable. Ce mode d'approche appliqué à l'USE 29 conduit à décrire non l'information complète - et ici complexe- de cette USE, mais à essayer de voir ce qui dans l'ensemble de l'univers Rr pourrait y entrer en contradiction avec les informations qu'elle porte. On considèrera que : - le nombre d'acteurs est 1 ou 2, - les positions d'acteurs sont neutralisées, mais la variable 2 du moule (« et (_) sentit _ ») doit être féminine, - la situation est ouverte, - la scène se passe vraisemblablement à la campagne, dans un lieu de type jardin, parc, forêt aménagée. Ces analyses conduisent à un système descriptif « pauvre » étroitement adéquat à l'isotopie macro-textuelle et non transportable tel quel dans une autre isotopie. Il y a, par exemple, dans Rr, un traitement particulier des positions actorielles : le pentagone relationnel est dominé par la structure bipolaire héroshéroïne dominée elle-même par le personnage de l'héroïne qui occupe la position de lieu d'énonciation. Ceci conditionne l'ensemble des relations des autres positions. Ainsi, le chien ne peut être le chien que du héros ou de l'héroïne, et le couple rivalrivale, dont la présence est facultative, ne fonctionne que par rapport à l'héroïne centrale (la rivale est en position de rivale ; le rival dans celle de héros possible). Dans la description du contenu des USE, cela permet de définir une stratégie 1 Il faudrait détailler les relations internes à ce pentagone mais ce n'est pas ici le lieu.

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LE CONTE d'affectation des marqueurs d'acteurs. Dans l'USE 29, la distribution des acteurs n'est ainsi pas aussi libre que ce qu'il a été dit plus haut : dans Rr, la position 1 (« Tandis que (_) ») peut être occupée par n'importe lequel des quatre acteurs humains possibles1 mais la position 2 (« et (_) sentit ») ne peut l'être que par l'héroïne, le point de vue n'étant jamais celui de la rivale. D'autres cas sont encore plus déterminés par les lois internes à l'univers Rr, dans la phrase : 31. (_) l'examina un moment, la distribution des acteurs est complètement contrainte alors que le pronom « l' » pourrait concerner aussi bien un des acteurs homme qu'un des acteurs femme, la mention de « l'examen » (notion de « dominant ») implique dans Rr, sans aucune hésitation possible, un sujet homme ; de même « l'examiné » (notion de « dominé ») ne peut être qu'une femme et cette femme (contrainte de point de vue) sera, dans la presque totalité des cas, l'héroïne. Dans : 32. Quelque chose dans la voix et le sourire de (.1.) fit passer dans tout le corps de (.2.) une onde de chaleur2, seul le héros peut occuper la position 1 et l'héroïne la pos. 2 dans la mesure où : - il ne peut y avoir dans Rr de relations homosexuelles quelles qu'elles soient, - la femme est toujours en position de fascination passive devant l'homme, - le point de vue est celui de l'héroïne, la pauvreté du système descriptif est atténuée par les lois internes à l'isotopie macro-textuelle permettant l'application de « lois » de description sémantique qui lui sont propres. Cette facilitation est d'autant plus grande que l'on peut postuler qu'à l'intérieur d'une isotopie macro-textuelle donnée, existent ce que l'on pourrait appeler des systèmes d'isotopies micro-textuelles. De ce type pourraient être considérées des sous-descriptions textuelles comme la description de lieu, la description de personnages3, ou les situations types quasi-ritualisées comme le premier flirt, la rencontre, etc_ dont on sait qu'elles figurent nécessairement avec leur système de lois propres dans tout texte appartenant à l'ensemble Rr. Les considérer comme des structures textuelles à fonctionnements sémantiques codés permet en effet de faire prendre en compte par le système un certain nombre de relations qu'il est difficile de maîtriser autrement. Par exemple, dans Rr, des USE comme : 33. (_) le regardait, inquiète, en battant des cils. 34. (_) lui embrassa tout doucement les joues avec une infinie tendresse. (_) se détendit. 35. La caresse de sa bouche était sensuelle et la main posée sur son dos, merveilleusement apaisante4. 36. (_) poussa un long soupir de bonheur, tandis que les doigts de (_) 1 Il y a d'autres personnages dans Rr, mais seuls ceux du pentagone sont massivement présents et structurent ce type de récit. Les autres n'ont guère qu'une fonction de décor réaliste. 2 Anne Weale. Quadrille aux Bahamas, (Ed. Harlequin). 3 Philippe Hamon, Qu'est-ce qu'une description ? Poétique 12, 1972 et Introduction àl'analyse du descriptif, Hachette, 1981. 4 Victoria Woolf, Rue du Paradis, (Ed. Harlequin).

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… caressaient le contour de sa joue. 37. (_) lui embrassa les paupières, tendrement1. 38. Les lèvres de (_) se posèrent sur la joue de (_), s'attardèrent un moment sur sa bouche2. 39. (_) sentit du feu lui courir dans les veines3. etc_ peuvent pratiquement constituer une combinatoire aléatoire tant les significations de leurs sèmes spécifiques disparaissent sous celle du sème générique « flirt ». Dans un cas de ce genre, la gestion précise des informations apportées par les USE est quasiment inutile. Elle laisse la priorité à d'autres considérations d'ordre sémiotiques : lieu d'insertion dans la structure romanesque, par exemple. Ces isotopies micro-textuelles définissent des usages particuliers, internes à une isotopie macro-textuelle, de certaines constantes du récit. Jouant le rôle de « filtres de sélection », elles permettent une simplification considérable des besoins en descriptions sémantiques dans un univers donné et leur traitement par les méthodes de l'inférence logique pourtant fort éloignées de celles de l'inférence humaine4. 5. LECTURE PRODUCTRICE DU SENS L'ensemble de ce dispositif descriptif permet au logiciel de produire des USS qui, dans la plupart des cas, sont lisibles sans aucun changement. Cependant, son but n'est pas là. Il est de servir de base de travail à des utilisateurs intéressés par le domaine qu'il explore et désireux d'en produire, par eux-mêmes, des textes. Les utilisateurs naturels en sont des élèves, pourtant rien n'interdit d'imaginer un dispositif suffisamment riche pour qu'il puisse être utilisé dans des perspectives de production littéraire originale ou de production de textes d'autres domaines5. Dans cette perspective, il est admis, au départ, qu'une part du travail de constitution du sens est faite par le lecteur intervenant sur les propositions du logiciel. Cette part peut être plus ou moins importante suivant l'investissement effectif du lecteur dans le processus de production et il n'est pas question d'aborder ici cet aspect psycho-pédagogique6. Ce qui importe davantage, c'est essayer de percevoir, pour enrichir l'approche analytique, quels sont les mécanismes que cette lecture met en jeu lorsqu'elle lit du sens, éventuellement en produit, à partir des propositions du logiciel. La postulation initiale - qui n'a rien de novateur - est que le sens d'un énoncé ne dépend pas de l'énoncé seul : sans lecture, un texte n'est qu'un ensemble de signifiants disponibles ; il prend forme à travers la compétence d'un

1 Anne Weale. Quadrille aux Bahamas, (Ed. Harlequin). 2 Violet Winspear, Le médecin des sables, (Ed. Harlequin). 3 Carol Lamb, L'homme de l'aube, (Ed. Harlequin). 4 Cette méthode est très loin de l'encyclopédisme qu'exige une approche comme celle de Schank et Abelson (Scripts, plans, goals, and understanding, Lawrence Eribaum, 1977) ou celle de L. Danlos. 5 Une production de correspondances est à l'étude. 6 Rappelons quand même que les logiciels de la famille ROMAN n'ont été réalisés qu'à partir de considérations de cet ordre.

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LE CONTE lecteur. La lecture est, stricto-sensu, fondatrice du sens qu'elle extrait1. Cette extraction est dépendante de la compétence du lecteur, mais aussi de sa position de lecteur : il est en attente de sens, a priori ouvert à la compréhension et capable de lire les traces d'un sens cohérent dans un ensemble à cohérence sémantique faible, de déterminer la lecture d'un sens dans un ensemble, pourvu que le non-sens n'y soit pas revendiqué. Le travail de lecture auquel il se livre va alors, très généralement, vers la détermination et la désambigüisation2. A partir des éléments de sens perçus, il peut alors construire un sens complet et, parfois, l'écrire par modifications locales de l'une ou l'autre des directions offertes à sa lecture : l'écriture devient le prolongement naturel de la lecture. Cette désambigüisation se construit à partir des signifiants disponibles du texte à partir du comportement linguistique du lecteur. Or, il dépend de trois facteurs : 1. L'attitude du lecteur devant le texte : une attitude passive conduisant à une neutralisation du texte, une attitude active pouvant soit mettre en œuvre une coopération négative (détournement du texte, démarches d'ironie, de parodie, etc.) soit - et c'est le plus fréquent - une coopération active. 2. La connaissance que le lecteur a du domaine auquel appartient le texte qu'il lit et les attentes qu'il a par rapport à ce domaine. 3. Les hypothèses que le lecteur construit à partir des signifiants du texte. Le point 1 ne sera pas abordé ici car il nous entraînerait trop loin. Le point 2 ne sera pas non plus examiné : il sera simplement supposé que le lecteur théorique postulé est un lecteur averti du domaine. Le logiciel propose donc au lecteur des USS dont les caractéristiques sont : - Elles sont constituées de phrases bien formées (et non plus d'USE puisque le logiciel transforme en phrases les USE et les moules : farcissure syntaxique correcte, accords élémentaires, ponctuation correcte, etc.). - Ces phrases sont non-ordonnées ce qui ne signifie pas que l'ordre dans lequel elles sont proposées ne soit pas souvent satisfaisant, mais que cet ordre est donné comme indicatif et que, parfois, il peut être non naturel. - Leur réunion présente une cohérence de sens. - Cette cohérence est indépendante de la complétude : par définition, les USS se présentent comme des « morceaux » de textes et demandent à être complétées3. Le travail du lecteur consiste à exploiter, dans l'ensemble proposé, les relations sémantiques disponibles et pré-structurées pour mieux déterminer le texte et, éventuellement, désambigüiser certains de ses aspects marginaux4. 5.1. La détermination Soit l'USS suivante1 : 1 Pour un exemple d'application de ces concepts à l'analyse d'un domaine littéraire, voir mon livre : Lire la poésie, A. Colin, 1980. 2 Deirdre Wilson, Dan Sperber, o.c., 1979. 3 C'est une autre des attentes pédagogiques, mais les effets peuvent en excéder la pédagogie dans la mesure où ils sont provocateurs d'écritures. 4 Nous n'entrerons pas dans le détail des outils dont il dispose : traitement de texte, appel d'autres textes, etc_, cf. la « documentation pédagogique » de ROMAN, C.N.D.P., 1986.

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… 40. L'appartement de Pierre se trouvait situé au huitième étage d'un immeuble somptueux, bâti en bordure de mer2. 41. Il lui prit soudain la main et en observa la pâleur auprès de la sienne3. 42. Pierre s'approcha d'elle et lui prit le menton, l'obligeant à relever la tête4. 43. - Je suis complètement folle ! s'exclama Sandy5. 44 - Sandy cligna des paupières6. 45. Pierre enfouit profondément ses mains dans les poches de son pantalon dans un visible et louable effort pour se contrôler7. Le logiciel a généré un ensemble de phrases ne comportant aucune incohérence majeure. Il n'a pas, pour autant, produit un texte. Ces phrases proviennent de lieux et de cotextes disparates. Les phrases 43 et 44 pourraient, par exemple, sans difficultés apparaître dans des co-textes variés. Pourtant l'ensemble des phrases produit ce qui peut être appelé un pré-texte. Leur cotextualisation les détermine autour d'un - ou plusieurs - thèmes, dont l'un domine (le focus sémantique de l'USS), orientant de façon relativement contraignante les démarches de lecture. Dans l'exemple ci-dessus, le focus sémantique s'organise autour du « premier flirt ». Ce focus n'est pas créé par la description et la gestion sémantique des USE, mais par la lecture qui se projette sur le pré-texte proposé. Cette lecture, est partiellement conditionnée par la connaissance qu'elle a de Rr, mais aussi par les signifiants présents dans l'USS. Le focus « premier flirt » vient ainsi de : la présence de deux acteurs de sexe opposé (Pierre, Sandy, confirmée par il/elle ; la lecture serait certainement différente sans pronom sexualisant et si l'on ignore que Sandy est féminin), l'accumulation de relations physiques anodines entre ces deux personnages (phrases 41, 42). Ce focus principal est le seul suffisamment fort dans l'ensemble des phrases et dans sa relation à l'univers naturel) pour s'imposer et contaminer l'ensemble des phrases qui sont alors lues à travers sa grille interprétative. S'il est le seul à pouvoir s'imposer, c'est que les autres apports sémantiques de phrases restent trop ouverts à de multiples possibles. Par exemple, la phrase 44 est totalement ouverte, donc indéterminée, et le nombre de co-textes dans lequel elle peut s'insérer très grand : elle échoue à définir une grille de lecture. 43 et 45 sont moins ouvertes et proposent chacune un focus secondaire - la fausse inquiétude en 43 et la maîtrise de soi en 45 - or, ces deux focus secondaires ne sont pas en contradiction avec ceux des autres phrases, bien mieux, ils les rejoignent pour déterminer le focus principal. Chacun des focus secondaire est un focus principal potentiel : seule la co-textualisation peut leur conférer le statut à partir de leurs isotopies génériques et du lieu de rencontre qu'elles définissent par leurs 1 Pour des raisons d'exploitation pédagogique le nombre d'USE constituant une USS est limité à huit par le logiciel. 2 Linsey Stevens, Et le feu renaîtra, (Ed. Harlequin). 3 Lilian Peak, Après tant d'épreuves, (Ed. Harlequin). 4 Id. 5 Mary Wibberley, Les oiseau de Skeila, (Ed. Harlequin). 6 Mary Wibberley, Ce n'était pas un roman, (Ed. Harlequin). 7 Flora Kidd. De passion et de haine, (Ed. Harlequin).

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LE CONTE recoupements divers. Ce renforcement tend à créer ce que l'on peut appeler une « forme » signifiante : une grille interprétative. Il n'en est évidemment pas de même avec 40 : phrase insuffisamment ouverte pour se fondre dans le co-texte et dont le focus « description d'appartement » ne rejoint pas, directement, le focus principal tout en ne produisant pas avec celui-ci une situation d'incohérence. Elle détermine un focus secondaire d'USS qui introduit dans celui-ci une part d'indétermination. Cependant, cette part d'indétermination reste interprétable (premier flirt et description d'appartement ne sont pas contradictoires bien que dans l'USS proposée, la description de l'appartement ne soit pas « justifiée »). C'est cette interprétabilité qui autorise une lecture constructrice du sens1. 5.2. L'inférence phraxéologique2 L'hypothèse est ici que le lecteur peut procéder à une lecture des implicites de cet ensemble de phrases à partir des connaissances qu'il a du domaine, de ses attentes par rapport au domaine, de ses connaissances du monde naturel, de son idéologie, et de son « degré de liberté » par rapport à cette idéologie3. L'USS proposée - bien que disparate par certains de ses aspects (évocation de l'appartement) - est suffisamment cohérente pour que le lecteur puisse projeter sur elle ses grilles de lecture et rétablir un co-texte pourtant déficient. Les habitudes linguistiques sont telles que le lecteur tendra, à partir des signifiants que lui donne l'USS, à mener une démarche de pertinentisation maximale du texte4. Analyser ce mode de construction du sens à partir des signifiants présents dans l'USS, des focus principaux et secondaires, des présuppositions nécessaire à la compréhension des signifiants du texte dans l'univers étudié et de la sphère des implicitations potentielles entraînerait cet article trop loin5, aussi ce point ne sera-t-il pas abordé. L'aspect plus spécifique à ROMAN est l'utilisation créative qui peut être faite de ces mécanismes. En effet, dans l'usage « naturel » du langage, les connaissances encyclopédiques des participants à l'échange et le contexte tracent un cadre relativement contraignant aux possibilités de compréhension (« L'effectuation d'un acte quelconque étant _ plus ou moins solidaire d'un certain nombre de conditions et conséquences, de la consignation verbale de cet acte on peut au décodage déduire certaines informations concernant lesdites conditions et conséquences »6) la conséquence en est que le « décodeur » n'a que peu de lectures réelles possibles. La situation qui est celle de ROMAN est tout à fait différente dans la mesure où il n'y a pas de contexte réel mais un contexte 1 On pourrait certainement appliquer ce type d'analyse aux centons, collages et autres cut-up pour voir comment le montage de textes peut être une contrainte créatrice. 2 L'expression est empruntée à Catherine Kerbrat-Orecchioni, o.c., 1986. 3 Le terme « idéologie » est pris dans le sens large d'ensemble des comportements perçus, sans évaluation, comme naturels. On peut donc envisager des degrés de liberté devant la prégnance de ces comportements, Voir C. Kerbrat-Orecchioni, L'énonciation ou la subjectivité dans le langage, Colin, 1980. 4 Sperber, Wilson, o.c., 1979. 5 L'ouvrage cité de C. Kerbrat-Orecchioni (1986) et, sur tous ces points, très riche. 6 C. Kerbrat-Orecchioni, o.c., p. 189, 1986.

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ASPECT DE LA GESTION DU SENS DANS UNE PERSPECTIVE DE GÉNÉRATION… imaginaire : les possibles contextuels sont ouverts et, par suite, les co-textes possibles beaucoup plus nombreux. Le lecteur se trouve devant plusieurs lectures possibles. Il les détermine par un raisonnement appuyé sur un des contextes qu'il imagine1. Dans l'exemple des phrases 40 à 45, le lecteur peut ainsi imaginer à partir d'une lecture correcte des signifiants présents, plusieurs co-textes tous aussi acceptables les uns que les autres en s'appuyant sur des raisonnements supposant des contextes différents. Par exemple, le « clignement » de paupières de la phrase 44, disponible par l'ouverture de la phrase peut être attribué aussi bien à : 1. une coquetterie de Sandy, 2. une gêne de Sandy. La lecture 1 suppose l'acceptation initiale des hommages de Pierre. La lecture 2 suppose une réticence de Sandy devant les mêmes hommages. La lecture 1 accepterait l'ordre 44. 42. 41. 43 _, la lecture 2 plutôt 42. 44. 41. 43 _ La construction du sens se fait à partir des applications que fait un lecteur, sur l'USS, des grilles de lecture qu'il a du réel, mais aussi des différents scénarios qu'il peut imaginer à partir de ce qu'il considère comme des éléments d'un réel possible. Il s'agit là, au sens propre, d'une démarche inductive dont les inférences sont extraites de la lecture des signifiants de l'USS. Ces inférences sont d'autant plus aisées que l'USS est proche de la cohérence, la distance entre les propositions de l'USS et les possibles réels étant faibles. Lorsque cette distance est plus grande (phrase 40), l'induction est plus difficile car elle doit restituer des étapes intermédiaires seules capables de réintroduire une cohérence forte. L'utilisation de 402 suppose en effet que le lecteur restitue un scénario complet, par exemple : - Pierre propose à Sandy qu'elle vienne chez lui3. - Elle accepte et l'accompagne. - Ils sont chez Pierre. - Ils accomplissent des actes anodins (apéritif, conversation amicale, etc _) impliqués par « soudain » qui oblige à supposer un avant et un après. L'analyse des phrases à travers le concept d'isotopies permet d'estimer quelles sont les phrases « proches » (elles ont des sèmes génériques ou spécifiques communs) et quelles sont les phrases « éloignées » (celles pour lesquelles le lecteur devra introduire des sèmes intermédiaires installant, par proximités successives, un rapprochement possible). Le travail essentiel du lecteur n'est plus que de parfaire ce chaînage sémique.

1 C'est là un autre des intérêts pédagogiques du logiciel qui joue à la fois sur l'inventivité et les contraintes opposées à cette inventivité. 2 Dans le logiciel ROMAN, le lecteur peut rejeter une ou plusieurs propositions de phrases : il serait intéressant de voir dans quelle mesure l'incapacité à accepter des propositions du type de 40 dans l'USS ci-dessus traduit un manque de fluidité linguistique. 3 C'est là une des possiblilités parmi toutes celles qui peuvent amener Sandy chez Pierre : on atteint à l'infini combinatoire de situations du monde réel. L'essentiel est qu'ils vont chez Pierre, seule raison linguistique de parler de et décrire son appartement.

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LE CONTE 6. S'IL FAUT CONCLURE Le travail de description et le travail d'inférence lectorielle se font tous deux en fonction de l'inépuisable variété des situations du monde naturel. Cette maîtrise de la représentation exhaustive des connaissances humaines sur le monde, des possibles du réel, de l'inventivité permanente des scénarios imaginables est une des limites qu'une description aussi complète soit-elle semble bien ne jamais pouvoir atteindre. Aussi paraît-il nécessaire de se fixer des buts plus modestes et d'essayer, dans une conscience aigüe des insuffisances, de voir comment peuvent être modélisées, pour une description algorithmisable de la langue, quelques-uns des aspects strictement délimités de ses fonctionnements. Les simulations de productions, à partir d'une informatisation de ces modèles, outre qu'elles peuvent permettre la réalisation d'outils de manipulation linguistiques relativement nouveaux et plus ou moins sophistiqués, en révèlent les carences et laissent parfois entrevoir quelques débuts de solutions. Des tentatives comme celle de ROMAN bien que n'autorisant que des générations faibles de textes modestes et ne proposant pas de théorie générale du fonctionnement sémantique, peuvent peut-être aider à mieux comprendre comment tenter de maîtriser les infinies complexités des fonctionnements sémantiques. BALPE Jean-Pierre Revue Texte en main

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ANNEXES

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LES TROIS FRÈRES FINLANDE

Il était un village dans lequel vivaient trois frères. L'aîné prit son arc et ses flèches, et s'en alla chasser. Il s'installa près d'un fleuve dans lequel vivaient des poissons. Il banda son arc, et une flèche toucha un poisson que le frère plaça sous une pierre. Le poisson était vivant, mais il ne pouvait plus bouger, car la pierre le retenait. Le frère avançait toujours, et à chaque fois la même scène se répétait : il attrapait des poissons et les mettait sous une pierre. Mais une fois, la flèche atterrit dans une racine d'arbre. De la racine s'écoula un liquide blanc. Le frère se dit : « C'est ainsi que pleure l'arbre à pain. » Il vit que celui-ci portait plus de fruits que de feuilles. Le frère déposa son arc et ses flèches et grimpa à l'arbre. Il prit une branche recourbée pour faire tomber les fruits. L'un d'eux tomba sur le toit d'une cabane qu'il n'avait pas vue et qui se dissimulait sous l'arbre. Une femme, Bouma, sortit de la cahute. Elle avait de vilains yeux, et tout le monde avait peur d'elle. Elle volait les enfants des gens du village. Elle cria au frère : « Qui touche à mon arbre à pain ? » Le frère tremblait tout comme la branche qu'il tenait, mais il répondit : « C'est moi et mes frères. - Appelle-les, dit Bouma. - Frères ! » appela-t-il. Et tous les poissons, qui étaient retenus par des pierres pour ne pas se sauver, répondirent. Bien que Bouma fût en colère, elle dit : « Bon. Cueillez donc ! Les fruits sont à moi et à vous. » Le frère descendit de l'arbre, enveloppa ses fruits, prit son arc et ses flèches, et retourna au fleuve. Il continua à attraper des poissons, puis il les enleva de dessous les pierres et les enveloppa dans une grande feuille. Alors, il rentra chez lui. Il fit cuire sur le feu les fruits de l'arbre à pain et les poissons, et il mangea. Ses frères, attirés par l'odeur, salivèrent en voyant les poissons et les fruits de l'arbre à pain. « Nous avons faim. Donne-nous au moins les peaux, demandèrent-ils. - Ce qui est à moi est à moi » dit le frère aîné, et il mangea tout, tout seul. Quand le soleil monta à l'horizon, le frère cadet prit son arc et ses flèches, et s'en alla. Il alla vers le fleuve, et avec son arc et une flèche, il prit un poisson. Il le mit dans le fleuve, sous une pierre. Alors qu'il avait déjà attrapé beaucoup de poissons, une des flèches se ficha dans une racine, et la racine pleura. Le frère vit alors beaucoup de fruits sur l'arbre à pain. Il se réjouit et se dit : « C'est à cet arbre que s'est nourri mon frère ! » Il déposa à terre son arc et ses flèches, brisa une

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LE CONTE branche recourbée, et fit tomber des fruits. Les fruits s'abattirent sur la cabane de Bouma, qui sortit et dit : « Qui donc maraude encore dans mon arbre à pain ? - C'est moi et mes frères. - Appelle-les, dit Bouma. Le frère appela, les poissons répondirent, et Bouma dit aussitôt : - Fort bien. Cueillez donc ! Les fruits sont à moi et à vous. » Le frère cadet descendit de l'arbre, ramassa les fruits et les enveloppa dans un grand baluchon. Il chercha les poissons, les emballa dans une grande feuille et s'en alla. À la maison, il fit un grand feu et mangea. Ses frères humaient le parfum et mouraient d'envie de manger. Ils dirent : « Donne-nous au moins ces petits poissons, nous avons faim. - Ce qui est à moi est à moi » dit le frère cadet, et il mangea tout, tout seul. Le lendemain, le benjamin prit son arc et ses flèches, et se mit en route. Il trouva les traces de la veille, qui le conduisirent près du fleuve. Le frère prit son arc et une flèche et attrapa un poisson. Le frère le tua, coupa une liane et y attacha le poisson. Déjà, il avait une longue ligne de poissons. Il s'enfonça profondément dans la forêt. Malencontreusement, une flèche se ficha dans une racine. La racine pleura. À l'instar de ses frères, il regarda les branches et se dit : « C'est à cet arbre que se sont nourris mes frères ! Il y a énormément de fruits, et ils ne m'en ont même pas donné un ! » Il déposa à terre son arc et ses flèches, brisa une branche recourbée, grimpa à l'arbre et fit tomber des fruits. Les fruits s'abattirent sur le toit de la cabane. Bouma sortit, très en colère, et elle cria : « Qui est-ce qui maraude encore les fruits de mon arbre à pain ? » Le plus jeune des trois frères, mort de peur, répondit : - Moi et mes frères. - Appelle-les, dit Bouma. - Frères ! » appela-t-il. Mais les poissons étaient morts, et pas une seule voix ne se fit entendre. Bouma dit : « Appelle encore ! » Il appela, si bien qu'un fruit de plus tomba, mais aucune voix ne se fit entendre. Bouma dit : « Tu mens, tu es tout seul ici. Quand tu descendras, je te mangerai. Par où vas-tu descendre ? - Par ta cabane. » Vite, Bouma arracha le toit et le rejeta au loin. Elle dit : « Je te tiens. Par où descends-tu ? - Par les poutres de ta cabane. » dit le frère. Vite, Bouma arracha les poutres, les brisa et éparpilla les morceaux loin de l'arbre à pain. Puis elle déterra les pieux qui soutenaient la charpente, et la cabane s'écroula. Le frère dit : « Je vais descendre par ce cocotier. » Bouma abattit le palmier et tous les arbres qui, autour de l'arbre à pain, lui fournissaient sa nourriture. Elle dit : « Par où vas-tu descendre, maintenant ? » 310


ANNEXE Le frère répondit : « Par ce porc, qui passe par là. » Bouma saisit sa hache et tua le cochon. Le frère dit, intentionnellement : « Par ton chien qui accourt par ici. » Bouma tua le chien. Elle dit : « Maintenant je te tiens. Comment descendras-tu désormais ? » Le frère dit : « Par ta jambe gauche. » Bouma se la coupa et tomba à terre. Le frère dit : « Par ta main droite. » Bouma se coupa la main droite. Le frère descendit de l'arbre, prit son arc et une flèche, et tua Bouma. Il ramassa les fruits de l'arbre à pain, les emballa dans un gros baluchon qu'il jeta sur son épaule. Il prit aussi la liane avec les poissons attachés et rentra chez lui. Ses frères l'attendaient, car déjà le soir tombait. Le benjamin raconta ses aventures. Tous étaient bien contents, ils chantèrent et mangèrent sa nourriture autour du feu. Depuis ce jour, Bouma n'a plus jamais emporté d'enfants du village.

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LA BÉCASSE GUY DE MAUPASSANT

Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie des jambes le clouait à son fauteuil ; il ne pouvait plus que tirer des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron. Le reste du temps il lisait. C'était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de l'esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son entourage. Dès qu'un ami entrait chez lui, il demandait : - Eh bien, rien de nouveau ? Et il savait interroger à la façon du juge d'instruction. Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet, caché dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil. Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand il s'était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait d'aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en suffoquant de gaieté : - Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ? Et Joseph répondait invariablement : - Oh ! Monsieur le baron ne les manque pas. A l'automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l'ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée. Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil. C'étaient d'étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait l’humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-uns avaient fait date et revenaient régulièrement. L'histoire d'un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur prononçait :

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LE CONTE - J'entends : "Birr ! Birr !" et une compagnie magnifique me part à dix pas. J'ajuste : pif ! paf ! j'en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept ! Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s'extasiaient. Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le "conte de la Bécasse". Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie recommençait à chaque dîner. Comme il adorait l'incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les têtes. Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert de bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, dans l'anxiété de l'attente. Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une épingle, piquait l'épingle sur un bouchon, maintenait le tout en équilibre au moyen de petit bâtons croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière de tourniquet. Tous les convives comptaient ensemble, d'une voix forte : - Une, - deux, - trois. Et le baron, d'un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou. Celui des invités que désignait, en s'arrêtant, le long bec pointu devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses voisins. Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l'élu du hasard croquait le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir. Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé. Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l'ordre du baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités. Voici quelques-uns de ces récits...

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LA CALEBASSE DÉVORANTE RWANDA

Un jour, les hommes ont quitté leur premier village pour aller en créer un nouveau. Une jeune fille avait oublié son mortier et son pilon dans l'autre village, elle en parla un jour à sa mère et lui dit qu'elle voulait s'y rendre pour reprendre son mortier et son pilon. Sa mère lui répondit que l'herbe avait poussé très drue à cet endroit et qu'elle devrait attendre un jour où son père serait moins occupé et qu'il l'accompagnerait. La jeune fille ne répliqua point. Un jour que sa mère avait préparé de la bière, elle lui dit : "Toi, tu vas rester là à tourner le bouillon pendant que moi je vais aller couper du karkangi pour faire le filtre à bière." Quand la jeune fille estima que sa mère s'était suffisamment éloignée, elle quitta la maison toute seule et se dirigea vers le village abandonné. Elle eut l'audace d'aller jusqu'à l'emplacement de son mortier et de son pilon. Elle s'accroupit devant son mortier, le souleva et l'amena sur ses cuisses pour le hisser sur sa tête. Elle entendit alors une voix humaine qui entreprit de la morigéner : "Pose le à terre, pose le à terre ! " Elle le posa, se releva, se mit sur la pointe des pieds et scruta le ciel ; elle ne vit rien ni personne. Elle se rassit dans la position initiale et roula cette fois le mortier jusqu'à sa poitrine avant de l'installer sur sa tête. De nouveau elle entendit la voix tonner : "Pose le à terre, pose le à terre ! " Elle laissa choir le mortier. La pauvre se releva et jeta un regard circulaire autour d'elle ; alors elle vit la Mort. Cette Mort énorme dont le derrière et la bouche sont tout en feu se tenait sur un arbre gigantesque. La Mort descendit et se mit à avancer vers la jeune fille. Le bruit qu'elle faisait en marchant était en tout semblable au bruit du tonnerre. Figée au sol la jeune fille baignait dans son urine. Venue tout près de la jeune fille la Mort lui dit : "Prends mes testicules, mignonne, et mets-les dans le mortier." Après bien des efforts la jeune fille réussit à accommoder les testicules de la mort dans son mortier, qui en était plein... Ensuite, la Mort lui dit : "Prends ton pilon et pile-moi les testicules ! " La pauvrette obéit. Elle prit son pilon et fit de son mieux pour piler, avec toute l'énergie dont elle était capable, les testicules de la Mort. La Mort lui demanda encore de chanter pour mieux rythmer ses coups de pilon. Elle s'exécuta : 315


LE CONTE Ma mère m'a dit de n'y point aller, de n'y point aller, de n'y point aller Mon père ma dit de n'en rien faire, de n'en rien faire, de n'en rien faire Pour mon pilon, mon pilon, mon pilon. La mort dit : "Ta chanson est bien agréable, laisse-moi aussi le temps d'en chanter une ! " La fille m'écrabouille, les testicules, les testicules, les testicules. La fille m'écrabouille, les testicules, les testicules, les testicules. Elle en fait de la bouillie. Un homme qui était sorti couper des feuilles pour la sauce, entendit chanter un air mélancolique, il s'approcha à pas de loup et se cacha non loin de l'endroit d'où venait la mélodie. Il découvrit la scène et en porta la nouvelle au village. Tous les hommes se mirent alors sur le pied de guerre et après avoir aiguisé couteaux de jet et lances ils se mirent en route. Quand ils furent arrivés, à quelque distance du lieu du crime, ils se séparèrent et allèrent se cacher en divers points. Levant les yeux de sa besogne la fille découvrit son père alors que la Mort cessait de chanter. Il demanda à la fille de chanter avec lui, mais elle fit la sourde oreille. La Mort répéta sa demande sur un ton courroucé : "Ne t'ai-je point demandé de chanter ?" La fille reprit sur un ton goguenard les paroles de la Mort qui entra dans une très grande colère ; il voulut retirer ses testicules du mortier et faire payer à la folle le prix de son effronterie. C'est alors que le premier coup de sagaie lui fut porté au flanc par le père de la fille. En un rien de temps, les autres sortirent de leur cachette et mirent la Mort en pièces. On regagna le village, chacun lourdement chargé d'un morceau de viande de la Mort. Lorsqu'ils eurent atteint le village la jeune fille dit en s'adressant à sa mère : - Maman, maman, je voudrais couper un morceau de la viande de la Mort pour le préparer dans ma petite marmite et le manger. - Fais-le, je t'en demanderai un peu pour manger, moi aussi j'ai faim. La fille lava sa petite marmite et y mit un peu de chair de la Mort sur laquelle elle versa un peu d'eau. Elle mit le tout au feu... Alors la viande de la mort se mit à bouillonner : "puk, puk… mikikiki", elle gonfla et fit éclater la petite marmite. - Maman, maman la viande en gonflant a fait éclater ma petite marmite. - Si ta petite marmite est cassée, alors prends ma marmite à sauce et utilise-la. La viande gonfle, gonfle, gonfle et casse la marmite à sauce. La fille essaie d'autres marmites mais la viande augmente sans cesse de volume et fend en deux toutes les marmites. Personne dans le village ne réussit à porter à sa bouche la viande de la Mort et à en goûter. Les hommes réunirent tous les morceaux en un énorme tas et par le feu réduisirent en cendre la viande de la Mort. Puis ils portèrent ces cendres dans des feuilles et jetèrent le tout loin dans la brousse. Quand les termites eurent rongé l'emballage, les cendres de la Mort s'éparpillèrent sauf un petit tas qui resta sur le sol. Un jour la vieille femme et sa petite fille partirent chercher du kaolin et la fille découvrit les cendres. - Grand-mère nous avons des cendres à sel. - Ne fais pas tant de bruit, d'autres pourraient venir nous les disputer ! Elles prirent les cendres, les rapportèrent au village, et s'empressèrent de les mettre dans le filtre à sel. Pendant le filtrage une mélodie s'éleva :

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ANNEXE "Une vieille femme et sa petite fille ont vu les cendres de la mort et les ont prises pour des cendres à sel." La fille alla rapporter à sa grand-mère ce que le sel chantait, mais celle-ci la renvoya en disant : "Va-t-en, avec tes sottises, depuis quand le sel peut-il chanter ! " Mais plus tard, elles durent constater que le filtrat était mêlé de sang et de pus. Dépitées, elles jetèrent le tout et un calebassier se mit à pousser sur le sel. La fille dit à sa grand-mère : - Grand-mère, grand-mère, notre sel a fait pousser un calebassier. - Prends-en bien soin, il nous donnera une calebasse pour puiser l'eau à boire. Effectivement le calebassier donna un petit fruit qui se mit à grandir et à l'approche de sa maturité la petite fille constata : - Grand-mère, grand-mère, la calebasse est bien trop grande pour puiser de l'eau... A peine avait-elle achevé sa phrase que la calebasse l'avala. Alors elle se mit à rouler à travers le village avalant au passage hommes et bêtes. Elle dévora tout sauf une femme enceinte qui s'était isolée en brousse dans une caverne. Lorsqu'elle découvrit la femme enceinte et qu'elle voulut l'avaler la femme lui dit : "Laisse-moi d'abord accoucher ! " Elle donna naissance à deux jumeaux, deux garçons ; l'un s'appela Ngakol et l'autre Ngagel. Quand la calebasse voulut à nouveau l'avaler elle implora : "Ayez pitié de moi, donnez-moi le temps de les aider à marcher à quatre pattes." Cela lui fut accordé et les enfants surent marcher. Alors la calebasse lui dit : - Je t'avale maintenant? - De grâce, permettez-moi de leur offrir des couteaux de jet. Elle obtint ce répit. - Je t'avale cette fois-ci ? - Une dernière grâce, je voudrais leur acheter un cheval à chacun d'eux. Elle eut encore l'accord de la calebasse. - Je peux enfin t'avaler ? - Oui, avale-moi maintenant. Sitôt dit, sitôt fait, elle fut avalée. Les enfants de la femme montèrent sur leurs chevaux et attaquèrent la calebasse. Ils firent pleuvoir quantités de couteaux de jets sur la calebasse mais chaque fois qu'ils la coupaient en deux celle-ci se refermait. Ils épuisèrent ainsi tous leurs couteaux de jet sauf un que chacun garda. Un oiseau se mit à chanter pour leur indiquer d'utiliser le jus de la liane yanre. Ils coururent enduire leur arme du jus visqueux de cette liane et cette fois-ci ils réussirent à couper la calebasse en deux demi-sphères qui restèrent définitivement séparées et d'où purent sortir tous ceux qui avaient été dévorés. Le coq qui est le premier à sortir dit : C'est Ngakol qui nous a sauvés. C'est Ngagel qui nous a sauvés.

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LE FRÈRE, LA SŒUR ET L’OGRE RWANDA

Il était un homme qui avait deux enfants, un garçon et une fille ; puis l'homme vint à mourir et leur mère aussi mourut. Dès lors la fille qui restait là fut orpheline ; elle s'appelait Nyansha et le garçon s'appelait Baba. Les villageois, alors, chassèrent les enfants du village pour ne pas avoir à les nourrir. Ils trouvèrent abri dans un rocher où ils vécurent. Le garçon allait chasser de petits oiseaux, la fille restait là. Le garçon revenait la nuit et lorsqu'il rentrait, il disait ! Nyansha de Baba, ouvre-moi. Enfant de ma mère ouvre moi! J'ai tué une petite bandelotte, elle est pour toi. J'ai tué un petit chat sauvage, il est pour toi. J'ai tué un petit rouge-gorge, il est pour toi. Le plus gros d'entre eux nous le partagerons. Alors sa sœur répondait : "Rocher, ouvre toi pour que Baba entre!" Le rocher s'ouvrait et Baba entrait ; et alors ils mangeaient les oiseaux et la pâte que la fille avait préparés. Ainsi ils vivaient et le garçon allait tous les jours à la chasse et tuait de petits animaux. Le soir quand il rentrait il chantait : Nyansha de Baba, ouvre-moi. Enfant de ma mère ouvre moi! J'ai tué une petite bandelotte, elle est pour toi. J'ai tué un petit lièvre, il est pour toi. J'ai tué une petite perdrix, elle est pour toi. Le plus gros d'entre eux nous le partagerons. Alors sa sœur répondait : "Rocher, ouvre toi pour que Baba entre!" Le rocher s'ouvrait et Baba entrait. Elle faisait la cuisine, ils mangeaient et le lendemain Baba retournait à la chasse. Puis un jour, une grosse hyène appelée Kizimu entendit la chanson de Baba et se présenta chez la fille pendant l'absence de Baba : Nyansha de Baba, ouvre-moi. Enfant de ma mère ouvre moi! J'ai tué une petite bandelotte, elle est pour toi. J'ai tué un petit chat sauvage, il est pour toi. J'ai tué un petit rouge-gorge, il est pour toi. Le plus gros d'entre eux nous le partagerons. La fille se demanda si c'était bien la voix de son frère et la bête recommença sa chanson. La fille fit ouvrir le rocher et elle vit une grosse hyène. 319


LE CONTE - Aie, aie, que vais-je faire? - Hé qu'y a-t-il donc? - Grand père, et si je te faisais griller des petits pépins de courge? - Qu'ils te courgent dans le ventre! - Grand-père, si je te faisais griller des pépins de courge, de grosse courge ? - D'accord ma petite! La fille prit un plat et fit griller les pépins de courge - Grand-père, celui qui sautera vers l'extérieur sera pour toi, celui qui sautera vers l'intérieur pour moi et celui qui ira sous le lit sera pour mon frère. Elle fit griller les pépins ; un pépin sauta vers l'extérieur et lorsqu'il fut dehors elle dit : "Voila le tien qui s'en va !" La grosse hyène se précipita pour manger le pépin mais lorsqu'elle fut dehors la fille dit "Rocher, ferme-toi !" Le rocher se referma et la fille resta là tandis que la grosse hyène s'en fut. Le soir quand son frère revint il chanta sa chanson, mais la fille avait peur, elle n'ouvrit pas. Il chanta à nouveau et finalement elle reconnut la voix de son frère et lui ouvrit. Il vit aussitôt qu'il s'était passé quelque chose qui avait effrayé sa sœur. Elle lui dit :"Tu sais, il est venu ici une grosse bête qui m'a parlé et qui m'a appelée comme tu m'appelles ; elle est entrée dans la maison et je lui ai fait griller des pépins de courge." Lorsqu'un pépin a sauté dehors je lui ai dit : "Attrape !" et lorsqu'elle est sortie, j'ai refermé le rocher. Elle m'a dit que lorsqu'elle reviendrait elle me dévorerait. Baba passa la journée à la maison, avec son arc et sa lance, attendant que la bête revienne ; elle ne vint pas car en écoutant elle sut que Baba était là. Après trois jours ils avaient très faim et le frère alla chasser. Il dit : "C'était seulement la peur qui t'avait saisie." Il alla chasser de petits animaux et la grosse hyène revint. Elle chanta la chanson et la fille qui crut que c'était Baba lui ouvrit. Quand elle vit que c'était l'hyène elle se souilla d'urine et toute la maison avec, elle voulut fuir mais la grosse hyène lui demanda : - Alors tu ne me dis plus rien? - Si je te faisais griller des pépins de courge ? - Je n'en veux pas. La grosse hyène se jeta sur elle et la dévora. Lorsqu'elle eut fini, il y avait du sang partout... elle quitta l'endroit. Quand le frère revint et qu'il eut chanté sa chanson par trois fois, sa sœur ne répondait pas et le rocher ne s'ouvrit pas . Alors il s'écria :"Ouvre-toi pour que moi, Baba, j'entre !" Le rocher s'ouvrit et Baba pénétra dans la maison. Au moment où il allait allumer le feu, il se rendit compte qu'une petite jambe était suspendue au dessus du foyer, il sentit du sang lui tomber sur la tête : "Eh, ma sœur est-ce la peur qui t'a saisie? N'urine pas sur moi de là-haut !" Il croyait que c'était sa sœur qui s'était cachée là-haut et qu'elle avait très peur. Il alluma le feu et quand il fut pris , il vit le sang par terre et comprit que la grosse hyène avait dévoré sa sœur. Il passa la nuit dans le rocher sans dormir. 320


ANNEXE Tôt le matin, il prit sa lance son arc et son bouclier et se mit en route pour se rendre chez le Kizimu. Il arriva devant l'enclos et dit : Hé, vous, les gens de chez Kizimu de Rwicamakombe, où est allé Kizimu ? - Kizimu est allé cultiver ses champs. - Appelez-le ! De l'enclos on l'appela : O Kizimu, Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée, le frère de Nyansha est venu ; je lui ai offert un siège et il l'a refusé je lui en ai offert un autre, il l'a repoussé disant qu'il cherchait Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée. - Que se passe-t-il à la maison ? Il envoya deux de ses serviteurs et lorsqu'ils arrivèrent celui dont on avait tué la sœur les tua et dit à la servante de l'enclos d'appeler encore. La servante appela encore : O Kizimu, Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée, le frère de Nyansha est venu ; je lui ai offert un siège et il l'a refusé je lui en ai offert un autre, il l'a repoussé disant qu'il cherchait Kizimu de Rwicamakombe la-bas dans la vallée. - Allez voir, dit le Kizimu, ce qui s'est passé à la maison! Il envoya, de nouveau, d'autres serviteurs et Baba les tua. Il les entassait là. Lorsque d'autres arrivaient, ils buvaient le sang qui coulait en croyant que c'était de la sauce. Lorsque pour la quatrième fois il eut envoyé des gens, il ne restait plus que le Kizimu et il se mit en route. "Appelle plus fort !" dit Baba à la servante qui le fit aussitôt. Alors Kizimu s'en vint très vite. En arrivant à la maison, il trouva Baba qui l'attendait : - Eh bien qu'y-a-t-il, que se passe-t-il ? - Que tu brises l'arc et que tu montes vite ! Il se hâta en ayant très peur : "O toi ne me tue pas encore, coupe ce petit doigt et tu en retireras ta tante paternelle que j'ai dévorée." Baba trancha le petit doigt et en retira sa tante paternelle. "Coupe celui de ma main droite et tu en retireras ton oncle paternel que j'ai dévoré." Quand il arriva au pouce, Kizimu dit : "Tu en retireras ta sœur que j'ai dévorée avant-hier." Il l'en sortit. Puis lorsqu'il vit que tous les autres étaient sortis, il tua cette grosse bête qui s'appelait Kizimu de Rwicamacombe. Il la transperça de sa lance et l'étendit morte. Il se mit en route avec tous les gens que la bête avaient dévorés et il les emmena ; le frère de Nyansha sauva donc ainsi sa famille, il s'empara des biens du Kizimu qu'il pilla, puis lui et sa sœur trouvèrent des conjoints.

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LE MAÎTRE CHAT OU

LE CHAT BOTTÉ CHARLES PERRAULT

Un Meunier ne laissa pour tous biens à trois enfants qu'il avait, que son Moulin, son âne, et son chat. Les partages furent bientôt faits, ni le Notaire, ni le Procureur n'y furent point appelés. Ils auraient eu bientôt mangé tout le pauvre patrimoine. L'aîné eut le Moulin, le second eut l'âne, et le plus jeune n'eut que le Chat. Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si pauvre lot : Mes frères, disait-il, pourront gagner leur vie honnêtement en se mettant ensemble ; pour moi, lorsque j'aurai mangé mon chat, et que je me serai fait un manchon de sa peau, il faudra que je meure de faim. Le Chat qui entendait ce discours, mais qui n'en fit pas semblant, lui dit d'un air posé et sérieux : Ne vous affligez point, mon maître, vous n'avez qu'à me donner un Sac, et me faire faire une paire de Bottes pour aller dans les broussailles, et vous verrez que vous n'êtes pas si mal partagé que vous croyez. Quoique le Maître du chat ne fît pas grand fond là-dessus, il lui avait vu faire tant de tours de souplesse, pour prendre des Rats et des Souris, comme quand il se pendait par les pieds, ou qu'il se cachait dans la farine pour faire le mort, qu'il ne désespéra pas d'en être secouru dans sa misère. Lorsque le chat eut ce qu'il avait demandé, il se botta bravement, et mettant son sac à son cou, il en prit les cordons avec ses deux pattes de devant, et s'en alla dans une garenne où il y avait grand nombre de lapins. Il mit du son et des lasserons dans son sac, et s'étendant comme s'il eût été mort, il attendit que quelque jeune lapin, peu instruit encore des ruses de ce monde, vînt se fourrer dans son sac pour manger ce qu'il y avait mis. À peine fut-il couché, qu'il eut contentement ; un jeune étourdi de lapin entra dans son sac, et le maître chat tirant aussitôt les cordons le prit et le tua sans miséricorde. Tout glorieux de sa proie, il s'en alla chez le Roi et demanda à lui parler. On le fit monter à l'Appartement de sa Majesté, où étant entré il fit une grande révérence au Roi, et lui dit : Voilà, Sire, un Lapin de garenne que Monsieur le Marquis de Carabas (c'était le nom qu'il lui prit en gré de donner à son Maître), m'a chargé de vous présenter de sa part. Dis à ton Maître, répondit le Roi, que je le remercie, et qu'il me fait plaisir. Une autre fois, il alla se cacher dans un blé, tenant toujours son sac ouvert ; et lorsque deux Perdrix y furent entrées, il tira les cordons, et les prit toutes deux. Il alla ensuite les présenter au Roi, comme il avait fait le Lapin de garenne. Le Roi reçut 323


LE CONTE encore avec plaisir les deux Perdrix, et lui fit donner pour boire. Le chat continua ainsi pendant deux où trois mois à porter de temps en temps au Roi du Gibier de la chasse de son Maître. Un jour qu'il sut que le Roi devait aller à la promenade sur le bord de la rivière avec sa fille, la plus belle Princesse du monde, il dit à son Maître : Si vous voulez suivre mon conseil, votre fortune est faite : vous n'avez qu'à vous baigner dans la rivière à l'endroit que je vous montrerai, et ensuite me laisser faire. Le Marquis de Carabas fit ce que son chat lui conseillait, sans savoir à quoi cela serait bon. Dans le temps qu'il se baignait, le Roi vint à passer et le Chat se mit à crier de toute sa force : Au secours, au secours, voilà Monsieur le Marquis de Carabas qui se noie ! À ce cri le Roi mit la tête à la portière, et reconnaissant le Chat qui lui avait apporté tant de fois du Gibier, il ordonna à ses Gardes qu'on allât vite au secours de Monsieur le Marquis de Carabas. Pendant qu'on retirait le pauvre Marquis de la rivière, le Chat s'approcha du Carrosse, et dit au Roi que dans le temps que son Maître se baignait, il était venu des Voleurs qui avaient emporté ses habits, quoiqu'il eût crié au voleur de toute sa force ; le drôle les avait cachés sous une grosse pierre. Le Roi ordonna aussitôt aux Officiers de sa Garde-robe d'aller quérir un de ses plus beaux habits pour Monsieur le Marquis de Carabas. Le Roi lui fit mille caresses, et comme les beaux habits qu'on venait de lui donner relevaient sa bonne mine (car il était beau, et bien fait de sa personne), la fille du Roi le trouva fort à son gré et le Comte de Carabas ne lui eut pas jeté deux ou trois regards fort respectueux, et un peu tendres, qu'elle en devint amoureuse à la folie. Le Roi voulut qu'il montât dans son Carrosse, et qu'il fût de la promenade. Le Chat ravi de voir que son dessein commençait à réussir, prit les devants, et ayant rencontré des Paysans qui fauchaient un Pré, il leur dit : Bonnes gens qui fauchez, si vous ne dites au Roi que le pré que vous fauchez appartient à Monsieur le Marquis de carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté. Le Roi ne manqua pas à demander aux Faucheux à qui était ce Pré qu'ils fauchaient. C'est à Monsieur le Marquis de Carabas, dirent-ils tous ensemble car la menace du Chat leur avait fait peur. Vous avez là un bel héritage, dit le Roi au Marquis de Carabas. Vous voyez, Sire, répondit le Marquis, c'est un pré qui ne manque point de rapporter abondamment toutes les années. Le maître Chat, qui allait toujours devant, rencontra des Moissonneurs, et leur dit : Bonnes gens qui moissonnez, si vous ne dites que tous ces blés appartiennent à Monsieur le Marquis de carabas, vous serez tous hachés menu comme chair à pâté. Le Roi, qui passa un moment après, voulut savoir à qui appartenaient tous les blés qu'il voyait. C'est à Monsieur le Marquis de Carabas, répondirent les Moissonneurs, et le Roi s'en réjouit encore avec le Marquis. Le Chat, qui allait devant le Carrosse, disait toujours la même chose à tous ceux qu'il rencontrait ; et le Roi était étonné des grands biens de Monsieur le Marquis de Carabas. Le maître Chat arriva enfin dans un beau Château dont le Maître était un Ogre, le plus riche qu'on ait jamais vu, car toutes les terres par où le Roi avait passé étaient de la dépendance de ce Château. Le Chat, qui eut soin de s'informer qui était cet Ogre, et ce qu'il savait faire, demanda à lui parler disant qu'il n'avait pas voulu passer si près de son Château, sans avoir l'honneur de lui faire la révérence.

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ANNEXE L'Ogre le reçut aussi civilement que le peut un Ogre, et le fit reposer. On m'a assuré, dit le Chat, que vous aviez le don de vous changer en toute sorte d'Animaux, que vous pouviez par exemple, vous transformer en Lion, en Éléphant ? Cela est vrai, répondit l'Ogre brusquement, et pour vous le montrer, vous m'allez voir devenir Lion. Le Chat fut si effrayé de voir un Lion devant lui, qu'il gagna aussitôt les gouttières, non sans peine et sans péril, à cause de ses bottes qui ne valaient rien pour marcher sur les tuiles. Quelque temps après, le Chat, ayant vu que l'Ogre avait quitté sa première forme, descendit, et avoua qu'il avait eu bien peur. On m'a assuré encore, dit le Chat, mais je ne saurais le croire, que vous aviez aussi le pouvoir de prendre la forme des plus petits Animaux, par exemple, de vous changer en un Rat, en une Souris ; je vous avoue que je tiens cela tout à fait impossible. Impossible ? reprit l'Ogre, vous allez voir, et en même temps il se changea en une Souris, qui se mit à courir sur le plancher. Le Chat ne l'eut pas plus tôt aperçue qu'il se jeta dessus, et la mangea. Cependant le Roi, qui vit en passant le beau Château de l'Ogre, voulut entrer dedans. Le Chat, qui entendit le bruit du Carrosse qui passait sur le pont-levis, courut au devant, et dit au Roi : Votre Majesté soit la bienvenue dans ce Château de Monsieur le Marquis de Carabas. Comment, Monsieur le Marquis, s'écria le Roi, ce Château est encore à vous ! Il ne se peut rien de plus beau que cette cour et que tous ces Bâtiments qui l'environnent ; voyons les dedans, s'il vous plaît. Le Marquis donna la main à la jeune Princesse, et suivant le Roi qui montait le premier, ils entrèrent dans une grande Salle où ils trouvèrent une magnifique collation que l'Ogre avait fait préparer pour ses amis qui le devaient venir voir ce même jour-là, mais qui n'avaient pas osé entrer sachant que le Roi y était. Le Roi charmé des bonnes qualités de Monsieur le Marquis de Carabas, de même que sa fille qui en était folle, et voyant les grands biens qu'il possédait, lui dit, après avoir bu cinq ou six coups : Il ne tiendra qu'à vous, Monsieur le Marquis, que vous ne soyez mon gendre. Le Marquis, faisant de grandes révérences, accepta l'honneur que lui faisait le Roi ; et dès le même jour épousa la Princesse. Le Chat devint grand Seigneur et ne courut plus après les souris que pour se divertir.

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LES TROIS VOLEURS LÉON TOLSTOÏ

Un paysan conduisait à la ville un âne et une chèvre pour les vendre. La chèvre avait un grelot attaché à son cou. Trois voleurs virent passer le paysan. Le premier dit :"je volerai la chèvre, et cela, sans que le paysan s'en aperçoive". Le second dit : "Et moi, je lui enlèverai son âne". Le troisième dit alors : "Cela non plus n'est pas difficile ; moi, je le dépouillerai de tous ses vêtements". Le premier des voleurs s'approcha doucement de la bique, lui ôta son grelot, l'attacha à la queue de l'âne et emmena la chèvre dans un champ. A un tournant du chemin, le paysan jeta un coup d'œil derrière lui et s'aperçut que la chèvre avait disparu ; il partit à sa recherche. Le second des voleurs alla vers lui et lui demanda ce qu'il cherchait. Le paysan répondit qu'on lui avait volé sa chèvre."Ta chèvre, fit l'autre, je l'ai vue il y a un instant, là, dans ce bois, J'ai vu un homme passer en courant avec une chèvre. On peut très bien le rattraper". Le paysan courut à la poursuite de sa chèvre après avoir demandé au voleur de tenir son âne. Le second des voleurs emmena l'âne. Quand le paysan revint du bois vers son baudet, il vit que 1'âne aussi avait disparu. Il fondit en larmes et continua sa route. Il remarqua sur son chemin, au bord d'un étang, un homme assis qui pleurait. Il lui demanda ce qu'il avait. L'homme répondit qu'on l'avait chargé de porter à la ville un sac rempli d'or, qu'il s'était assis au bord de l'étang pour se reposer, qu'il s'était endormi et avait, en dormant, heurté son sac qui était tombé dans l'eau. Le pays lui demanda pourquoi il ne descendait pas le chercher. J'ai peur de l'eau, répondit 1'homme, et je ne sais pas nager. Mais je donnerai vingt pièces d'or à qui me repêchera mon sac. Le paysan tout joyeux, se dit : "Je vais ainsi me dédommager du vol de ma chèvre et de mon âne". Il se déshabilla, entra dans l'eau mais il ne trouva pas de sac rempli d'or ; et quand il ressortit, ses vêtements n'étaient plus là : C'était l'œuvre du troisième voleur qui, lui, avait su voler même les vêtements.

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L'OISEAU CONTEUR MAROC

Il était une fois un Sultan qui, bien que marié, n'avait pas d'enfant. Une tribu lui fait don d'une jeune fille qu'il épouse. Elle se trouve enceinte. Le Sultan doit partir en guerre, alors que la grossesse approche de son terme. Il demande qu'on prenne soin de la jeune mariée. Mais les co-épouses se préparent à lui jouer un tour pendable. Elles apportent un petit chien, soudoient l'accoucheuse, et le jour de l'accouchement elles ravissent l'enfant et le remplacent par le petit chien. Lorsque la malheureuse s'est assise, elle s'est vue entourée, et l'on a dit : "La femme du Sultan a mis au monde un petit chien !" Quant au bébé, elles le cachent, avec un peu d'argent, dans un coffre. Elles l'emmaillotent et le donnent à une femme en lui disant : "Prends-le et tue-le". "Non, répondit-elle, je le jetterai à la mer." Elle le jette à la mer et revient chez elle. Voilà qu'un homme qui pêche dans un autre pays trouve le coffre et l'emporte. Il l'ouvre et voit le bébé. Le pêcheur, non plus n'a pas d'enfants. Il dit : "Allah me comble en me faisant ce don." Il élève l'enfant et plante un figuier en son honneur. Voilà que le Sultan revient de la guerre. On lui dit : "Bon retour au Sultan ! Il est né dans ton foyer... ta femme a mis au monde un petit chien." Il répond : "Je rends grâce à Allah d'avoir exaucé mon vœu, même en ne m'accordant qu'un petit chien. Allah soit loué !" Les choses sont restées dans cet état. La jeune mariée aussi est restée dans cet état, la malheureuse. Elle écarte d'elle le petit chien et ne s'occupe point de lui. Elle est restée ainsi jusqu'à ce qu'elle se trouve enceinte de nouveau, grâce à Allah. De nouveau, elle accouche d'un garçon. De nouveau, les co-épouses se livrent à la même manigance ; elles mettent un petit chien à la place de l'enfant. La pauvre femme est de nouveau victime de la même traîtrise au cours de trois accouchements : deux garçons et une fille qui sont pris de la même manière par le même pêcheur. À chacun, le pêcheur consacre un figuier. Voilà que les enfants grandissent. Le pêcheur en prend bien soin. Le Sultan renvoie la pauvre femme. "Assez, lui dit-il, je ne suis pas un chien pour mettre chaque fois au monde un chien. Je dois avoir... Je suis un Sultan, moi ! Un être humain ! Je ne vais pas continuer à être félicité par les gens pour des chiens ! Cela suffit ! Qu'Allah me pardonne !" Elle reste dans cet état, la pauvre ! Reléguée parmi les servantes et les esclaves, sans que personne ne se soucie d'elle. Voilà que les enfants du pêcheur grandissent. Ils deviennent braves, braves. Ils montent à merveille à cheval. Braves sont ces enfants, d'une bravoure à nulle 329


LE CONTE autre pareille. Ils sont inégalables par leur savoir, et ils sont inégalables en toutes choses. Le pêcheur les a bien instruits. La jeune fille aussi est brave et bien instruite. Ils sont braves en tout. Les garçons participent aux "fantasias" et aux fêtes organisées par le Sultan. Le Sultan commence à avoir une prédilection pour eux. Le Vizir –et les Vizirs sont ennemis d'Allah– s'aperçoit de ce sentiment et il se dit : "Il me faudra agir... Le Sultan un jour ou l'autre les attirera à lui et leur confiera des fonctions, et il ne me restera rien. Il vaut mieux leur creuser une fosse où ils disparaîtront à jamais." Le Vizir dit au Sultan : - Écoute, Sidi ! Tant que tu n'auras pas contemplé l'Oiseau conteur, tant que tu ne l'auras pas vu et contemplé, ton règne et ta vie auront été diminués. - Comment cela ? répondit le Sultan. Et qui me l'apportera ? Et où se trouve cet Oiseau conteur ? - Dans un pays lointain, répond le Vizir. - Et qui nous l'apportera ? demande le Sultan. - Si les enfants du pêcheur ne l'apportent pas, personne d'autre ne le pourra. - D'accord, dit le Sultan. Et il fait venir le pêcheur. Le pêcheur se présente, tout apeuré, le pauvre ! Il se prosterne et dit : - Que me veux-tu Sultan ? - Rien de grave, répondit le Sultan. Je veux que tes enfants m'apportent l'Oiseau conteur. Et s'ils ne l'apportent pas, je te ferai couper la tête et je leur ferai couper la tête. Le pêcheur retourne chez lui. Et il pleure, "Qu'as-tu, père ?" Le père répète à son fils les paroles du Sultan. Le fils dit : "J'irai chercher cet Oiseau conteur, n'importe où, n'aie pas peur !". Voici que le fils prépare ses provisions et voici qu'il prend tout ce dont il a besoin. Il monte à cheval et part. Un seul enfant –l'aîné– part. Il marche, marche, marche, allant de contrée en contrée Allah seul –que sa toute-puissance soit sanctifiée– peut rendre désert un pays ou l'animer de vie. Il marche, marche, marche. Il atteint maintenant la forêt et s'approche du pays de l'Oiseau conteur. II rencontre un homme qui lui demande : - Ou vas-tu ainsi, ô toi qui ne mérites pas le malheur ? - Sidi, répond l'enfant, je suis justement à la recherche du malheur. - Et où vas-tu, mon fils ? - Je suis à la recherche de l'Oiseau conteur. - Dieu ! Dieu ! Ô mon fils, s'écrie l'homme. Que d'hommes avant toi ont essayé vainement de l'attraper ! - Comment cela ? demande l'enfant. - Tu vas partir, ô mon fils, et au moment où tu l'approcheras, l'Oiseau conteur se mettra à te conter ta propre histoire. Il saura ton nom et te contera ta vie jusqu'à ce que tu te fatigues et que tu dises : "Oui !" Au moment où tu diras "oui", tu seras englouti, la terre t'engloutira et elle se fermera sur toi, sur ta monture, tes provisions, et sur toutes tes affaires. 330


ANNEXE - C'est tout ? demande le fils du pêcheur. - Oui, répond l'homme. - Moi, je ne dirai pas "oui », s'écrie l'enfant. - Ô mon fils, si Allah t'assiste, tu ne diras pas "oui" et tu seras sauvé. Tu attraperas l'Oiseau conteur. - Comment faire ? demande l'enfant. - Tu partiras, ô mon fils ! Tu trouveras une roche sur ton chemin. Tu sacrifieras un mouton sur ce rocher. Tu laisseras là le mouton, et tu t'assoiras plus loin, et surtout ne dis pas "oui". Si tu agis ainsi, tu l'attraperas. Mais si tu dis "oui", c'en sera fait de toi. L'enfant part. Les oiseaux arrivent. Ils arrivent, arrivent, arrivent, et il en vient tant et tant que tout ce qui est oiseau et qui s'abrite la nuit sous les ailes de l'Oiseau conteur se trouve là. L'Oiseau conteur arrive, il les enveloppe de ses ailes, telle une tente immense. Et tous ces oiseaux glissent sous son ombre. L'Oiseau commence à conter. Il leur dit : "Écoutez, oiseaux, l'histoire de cette nuit. Il était une fois un Sultan... Telle tribu lui fit don d'une jeune fille. Elle se trouva enceinte. Les co-épouses lui voulaient du mal : elle soudoyèrent l'accoucheuse, ravirent le bébé, et le remplacèrent par un petit chien. Elles le firent jeter à la mer. Le pêcheur le trouva. Il éleva les enfants, qui grandirent et restèrent avec lui. Ils participaient maintenant aux "fantasias" et plaisaient au Sultan, qui les prit en affection. Le Vizir devint jaloux et fit venir le pêcheur. Il lui ordonna d'envoyer ses enfants chercher l'Oiseau conteur, pour que le Sultan s'amuse. On l'appelle l'Oiseau des oiseaux." L'Oiseau reste ainsi à conter. Le fils du pêcheur lui dit alors : "Oui !" Que notre prophète soit béni ! À ce moment, il disparaît. La terre l'a englouti avec son cheval et toutes ses provisions. La terre l'a englouti. Le lendemain, l'enfant n'est pas revenu chez lui. Se promenant ce jour-là dans le jardin, le pêcheur voit se dessécher le figuier de son fils absent. Il va vers sa femme en pleurant : - Malheur ! s'écrie-t-il, mon fils est mort. - Que dis-tu, demande sa femme ? - C'en est fait de lui, répond-il, le figuier s'est desséché. Alors le frère dit : - Je vais rejoindre mon frère. - Reste tranquille, lui dit le père. - Non. La rivière qui a emporté mon frère m'emportera aussi. Je le rejoindrai quoi qu'il advienne. Voici qu'il fait aussi ses préparatifs et qu'il prend ses provisions et son fusil. Il part. Il rencontre l'homme que son frère a déjà rencontré. L'homme lui dit : - Salut à toi ! - Salut à toi, répond-il. - Où vas-tu ainsi, toi qui ne mérites pas le malheur ? - Sidi, je vais justement à la recherche du malheur. - Où vas-tu, mon fils ? - Sidi, je suis à la recherche de l'Oiseau conteur. - Dieu ! Ô mon fils ! Tant d'hommes honorables sont partis à sa recherche sans jamais le saisir. Ils sont partis à tout jamais. 331


LE CONTE - Et pourquoi donc ? demande l'enfant. Qu'a-t-il (de particulier), cet Oiseau ? - Mon fils, ils n'ont pas résisté. L'Oiseau ne parlera que de toi, il ne contera rien d'autre que ton histoire. Tu auras beau résister, tu finiras par dire "oui". La terre, alors, t'engloutira. - Je ne dirai pas "oui", dit l'enfant, si Dieu m'assiste. - Va, lui répond l'homme, et ne dis pas "oui". Il part. Il résiste longtemps, mais il finit par parler, comme son frère. L'Oiseau lui conte son histoire, l'histoire de sa vie. L'enfant parle, comme son frère, et l'Oiseau l'avale. Le lendemain, le pêcheur voit le deuxième figuier se dessécher. Il dit en pleurant : "Que vais-je faire, maintenant que mes deux garçons sont morts ?" La fille lui dit : "Je rejoindrai mes frères et j'apporterai l'Oiseau conteur." Voici qu'elle fait ses préparatifs, tout comme un homme. Elle le fait avec fermeté, et prend son fusil et ses provisions. Elle part. Elle s'en va, quittant un pays pour un autre. Elle rencontre l'homme qui a déjà rencontré ses frères. Elle lui dit : - Salut à toi ! - Salut à toi ! Qu'Allah te bénisse ! Et où vas-tu, ma fille ? - Sidi, je vais capturer l'Oiseau conteur. Est-ce ici son pays ? - Ma fille, lui dit-il, des hommes barbus et valeureux ont essayé vainement avant toi. Et toi, pauvre fille, tu veux le capturer ! - Il suffit que tu me renseignes, lui dit-elle, et Allah bénira tes parents. Dismoi comment procéder et par où aller, comment... Il ne m'arrivera aucun malheur. Et c'est moi qui saisirais l'Oiseau avec l'aide d'Allah. L'homme lui donne toutes les indications et dit : - Tu trouveras un rocher sur lequel tu feras un sacrifice. Tu iras vers l'oiseau et tu écouteras. Il ne parlera que de toi. Mais surtout, ne dis aucun mot. - Deux garçons –mes frères– sont déjà venus pour le capturer. - C'étaient donc tes frères ? demande l'homme. - Oui. - Attention, ma fille, attention ! Quand tu le captureras, tu lui diras : "Je ne te libérerai que lorsque tu m'auras rendu mes frères." S'il te propose de te les rendre sous la forme d'esclaves, tu répondras non, ou sous la forme d'hommes noirs, tu répondras non, ou sous la forme d'ogres, tu répondras non. Tu lui diras de te les rendre tels qu'il les a avalés. Tels qu'il les a avalés, avec leurs montures, leurs habits et leurs physionomies. Tu lui diras qu'à cette condition, tu lui rendras la liberté. L'Oiseau te demandera de faire un sacrifice sur la pierre. Après le sacrifice, tes frères émergeront de la terre, avec leurs chevaux, leurs armes, et tout le reste. À ce moment, tu l'enfermeras à double tour dans le coffre et tu l'emporteras. Et n'accepte pas que tes frères te soient rendus difformes, Tes frères devront être rendus tels qu'ils étaient. - D'accord, répond la fille. Qu'Allah bénisse tes parents ! Elle part. (Vous savez, nous, les femmes, nous sommes patientes.) L'Oiseau a beau parler, conter, bavarder, jusqu'à être exténué : la fille reste muette. "Rien à faire, lui dit-elle, tu peux passer tout la nuit à conter, je ne parlerai pas". Elle se tait 332


ANNEXE et regarde. Elle donne de la pâture à son cheval et se tait. Fatigué, l'Oiseau conteur tombe dans le sommeil. Voyant que l'Oiseau dort profondément, elle ouvre un grand coffre et le jette sur lui. L'homme de la forêt lui a dit : "Attention, ne le lâche pas ! Si tu le lâches, c'en sera fait de toi. Tiens-le bien." Elle tient bien l'Oiseau, comme la main de l'aveugle qui se cramponne. Elle le saisit, l'emporte. - Lâche-moi, fille du Sultan, lui dit l'Oiseau. Lâche-moi ! - Je ne te lâcherai que lorsque tu m'auras rendu mes frères. - Lâche-moi, s'écrie-t-il. - Par Allah, je ne te lâcherai que lorsque tu m'auras rendu mes frères. Je ne suis venue que pour retrouver mes frères, que tu as avalés. - Et si je te les rendais ? - Rends-les-moi et je te libérerai. - Et sous quelle forme les veux-tu ? Esclaves ? - Non, mes frères sont mes frères. - Ogres, avec des dents qui sortent comme ça ? - Mes frères sont mes frères. Ils doivent être rendus tels que tu les as avalés. - Et tu me libéreras ? - Je te libérerai. - Alors, va faire un sacrifice sur cette pierre, dit l'Oiseau conteur. Elle le tient bien, serre fort, et fait le sacrifice. Ses frères surgissent de la terre. Ils lui disent : - Ô notre sœur, d'où viens-tu ? Et comment nous as-tu retrouvés ? - Est-ce là votre courage et votre virilité ? s'écrie-t-elle. Vous n'avez pu résister. Vous vous êtes bien préparés et bien armés, vous avez traversé maints pays pour atteindre l'Oiseau conteur. Et l'Oiseau conteur vous a trompés. - Ô notre sœur, cela est écrit. Depuis que nous sommes ici, il ne cesse de conter notre histoire. Nous avons résisté tant que nous avons pu, jusqu'à la fatigue. - Eh bien ! dit-elle, maintenant le voici. Nous l'emporterons, de gré ou de force. La fille et les frères emportent l'Oiseau et le donnent au Sultan, qui le garde. Le Sultan dit à l'Oiseau : - Parle. - Que me veux-tu ? Lui demande l'Oiseau. Pourquoi tes enfants m'ont-ils capturé et m'ont-ils apporté ici ? - Ce sont les enfants du pêcheur, rectifie le Sultan. - Ce sont tes propres enfants et non ceux du pêcheur. Le pêcheur les a pêchés dans la mer et les a élevés. Ce sont tes propres enfants. - Alors, raconte-moi l'histoire de mes enfants, lui demande le Sultan. - Ce sont les enfants que tu as eus avec la fille que telle tribu t'a offerte. Elle se trouva enceinte. Les co-épouses devinrent jalouses, soudoyèrent l'accoucheuse, et quand naquit le bébé, elles le remplacèrent par un petit chien avec des yeux fermés tout comme un bébé. - Et après ? demande le Sultan. - Quand on vint te féliciter, tu dis : "Je rends grâce à Allah, même s'il ne m'a donné qu'un petit chien. Allah soit loué !" La première fois, tu remercias Allah, la

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LE CONTE deuxième aussi ; la troisième fois, tu te fâchas. Et maintenant, pourquoi fais-tu souffrir cette pauvre fille ? Tes enfants sont les siens et ses enfants sont les tiens. Le Vizir reste stupéfait. Le Sultan se dirige vers les co-épouses et l'accoucheuse. Il les fait tirer d'un côté par un chameau assoiffé, et de l'autre par un chameau affamé. Il les fait brûler ensuite dans un feu gigantesque. Les enfants reviennent chez le Sultan, qui cède le pouvoir au pêcheur. Ils sont là, tout le monde est là, heureux. "Eh bien, Vizir ! dit le Sultan, tes ruses se sont retournées contre toi, mais elles sont profitables pour le pêcheur et les enfants."

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SIDI ABD EL-HACQ MAROC

Il arriva à Tiâzit sans que personne ne sût d'où il venait. C'était alors un petit garçon. Un homme eut pitié de lui, le recueillit et lui donna sa génisse à garder. Les gens du village, le voyant occupé à faire paître cette bête, lui dirent : "Tu garderas aussi les nôtres et nous te donnerons ton salaire !" II devint le gardien du troupeau du village et remettait l'argent qu'il gagnait ainsi à l'homme qui l'avait recueilli. Les choses suivaient leur cours, lorsqu'un jour son patron fit le pari avec un homme du village de convier tous les gens du pays à un grand festin. Il s'en revient conter l'affaire à sa femme. "Je t'ai joué un bon tour aujourd'hui, lui dit-il. - Qu'as tu fait ? J'ai parié avec un tel d'inviter toute la tribu à venir manger chez nous. - Que pensestu leur servir, les gens savent bien que tu ne possèdes rien. - Bien sûr et maintenant que faire ?". Sidi Abd El-Haqq, leur berger, les écoutait. Personne ne se doutait alors qu'il était agourram. Il dit à la femme : "As-tu du blé ? - J'en ai bien un peu, en réserve, dans une cruche, pour le cas où il nous viendrait quelqu'un. - Porte-le au moulin et mouds !" Elle s'installa devant le moulin, plaça le van à ses côtés, y versa le blé de la cruche et se mit à moudre. Et il se trouva que la cruche était encore aussi pleine. Après avoir moulu ce blé, elle en versa encore de la cruche et se remit à moudre. Bref, elle moulut de cette cruche de quoi remplir deux chouaris de farine sans épuiser la cruche qui resta pleine comme si l'on n'en avait prélevé aucun grain. La mouture faite, le berger dit : "Appelle les voisines demande-leur de venir t'aider à cribler !" Elle alla trouver ses voisines ; elle dit à chacune d'elles : "Viens avec ton van et ton tamis !" Et toutes pensaient tout bas : "Que nous veut-elle celle-là avec nos tamis ? Que peut-elle bien avoir à tamiser ?" Aussi furent-elles fort étonnées de trouver chez elle deux chouans pleins de farine, et, en s'interrogeant sur la provenance d'une pareille richesse, elles prirent place et se mirent au travail. Sidi Abd El-Haqq, assis dans un coin, les regardait faire. Lorsqu'elles eurent achevé le criblage, il dit à la maîtresse : "Demande aux unes de rouler le couscous et aux autres de pétrir la pâte : il nous faut beaucoup de couscous et de pain ! - Et la viande, où la trouverons-nous ? - Nous égorgerons la génisse." Elle se mit à pleurer, car elle n'avait que cette bête. Sidi Abd El-Haqq l'égorgea lui-même, la dépouilla en laissant, attenant à la peau, la tête, les pieds et la queue, puis la découpa, mit la moitié des morceaux dans les marmites et l'autre dans les ragoûts. Quand tout fut cuit, pain, couscous et viande, il dit à son maître : "Va appeler les gens !" Il s'en fut faire ses invitations : "Venez, ô vous qui désirez manger !" À son appel, les gens 335


LE CONTE répondaient par des rires : "Qu'irons-nous manger chez ce gueux ? Par Dieu, allons-y avec nos enfants et voyons ce qu'il peut bien nous offrir !" Celui qui arrivait était fort surpris de trouver apprêtés tant de plats de couscous, de ragoûts dans leur jus, et tant de pain. Quand les gens accourus avec leurs femmes et leurs enfants furent présents, on les groupa par petites tables et on leur servit un plat de couscous, un ragoût et du pain. Les gens se régalèrent tant et plus et il resta dans les plats plus de nourriture qu'ils en avaient consommée. Puis les gens se séparèrent faisant chacun à part soi ses réflexions. "C'est avec de l'argent prêté qu'il a pu faire ce festin. Maintenant, il n'a plus qu'à fuir s'il veut éviter ses créanciers !" Les invités partis, la femme se mit à pleurer la perte de sa génisse. Sidi Abd El-Haqq s'en fut alors dans les jardins arracher une poignée d’herbe fraîche, la jeta sur la peau de la bête et la frappa avec son chapelet. La bête aussitôt se releva, changée en une belle vache. Les gens surent à ce signe qu'il était agourram. Il s'écoula du temps, puis Sidi Abd El-Haqq créa son foyer. Sept hommes, diton, se marièrent le même jour. Ils s'en furent, la nuit de leur mariage, au "Col des Fiancés" en compagnie de sept autres homme qui devaient leur couper les cheveux, mais qui les égorgèrent tous les sept. À ce moment, la foudre tomba, le torrent déborda d'une eau rouge du sang des victimes. Sidi Abd El-Haqq, à ces signes, se leva et s'écria : "On a tué les fiancés !" Il alla à la source, la frappa de son bâton et en tarit l'eau. Cet endroit porte aujourd'hui le nom de Talat n Zebil. Il y avait beaucoup de jardins à Tiâzit à l'époque : voilà la raison pour laquelle il n'y en a plus aujourd'hui. Les jeunes filles moururent le lendemain et on les enterra près de leurs fiancés. C'est alors que le jeune agourram descendit vers un lieu couvert de rochers et de bois pour en chasser les bêtes sauvages qui s'y trouvaient. "Emporte tes petits, lion ! dit-il ; emmène tes petits, sanglier ! emporte les tiens, perdrix, et les vôtres, serpents, que j'y amène les miens !" Les animaux abandonnèrent la forêt. Il la parcourut le lendemain afin de s'assurer qu'aucune bête n'y était demeurée. Il trouva un serpent. "Pourquoi es-tu encore ici ? lui demanda-t-il. Toutes les autres bêtes ont fui, toi seul es resté ! - Seigneur, lui dit-il, il est préférable que je sois consumé sur place plutôt que de m'en aller. – Pourquoi ? - Mes petits sont si jeunes que je ne sais comment les emmener. Si tu consens à me laisser ici, je te promets devant Dieu –qui a donné le Prophète à ses Compagnons– de ne jamais tuer qui que ce soit de ta descendance !" Et le serpent continua à habiter là. C'est dans cet endroit qu'Abd E1-Haqq bâtit sa zaouia. On y voit encore la chambre où il priait. À sa mort, il y laissa un puits, une de ses sandales et une négresse du nom de Lalla Jorra. Aujourd'hui, on mène en ce lieu l'individu atteint d’aliénation mentale. La négresse le frappe de la sandale de l'agourram, lui tire du puits un vase d'eau, il se lave et boit. Et avec la grâce de Dieu et la baraka de Sidi Abd El-Haqq, il trouve remède à son mal.

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