8 minute read

Introduction: Talentueux artistes de la conservation

Next Article
Famille de Luze

Famille de Luze

TALENTUEUX ARTISTES DE LA CONSERVATION

Nous n’avons peut-être pas réussi, dans ce livre, à dresser le portrait de toutes les familles suisses qui possèdent un majestueux domaine, font du vin et sont la descendance de nobles dynasties. Il est possible que nous ayons oublié quelqu’un… Nous pensons néanmoins que notre ouvrage, « Châteaux, vignes et grandes familles » offre un aperçu tout à fait représentatif des événements politiques, économiques, culturels (et œnologiques !) qui ont marqué notre pays pendant des centaines d’années.

Mais notre ouvrage ne raconte pas uniquement le passé. « Nos » familles sont encore bien vivantes, elles ont eu la gentillesse de nous faire partager un peu d’un monde toujours vivant, un monde de traditions vécues, d’intérieurs élégants, d’édifices impressionnants, de jardins enchanteurs. Ce monde n’est, certes, pas accessible au public : il n’en est que plus passionnant !

Il est impressionnant de constater comment les propriétaires de tous ces châteaux, palais, demeures seigneuriales et manoirs privés parviennent, dans la plupart des cas, à conserver leurs biens de la plus belle des manières. Une démarche qui coûte beaucoup d’argent mais qui est aussi imprégnée d’un engagement personnel. Comme le dit Thierry de Marignac du Château de Crans : « Une telle maison détermine la manière dont on vit. Il faut aimer ça ».

Le sien est d’ailleurs, sans conteste, l’un des plus élégants de Suisse, tout comme les châteaux Pictet-Lullin, La Bâtie, Trévelin et bien sûr, notre héros en titre, le château de Vullierens, tous situés dans le canton de Vaud. Sans oublier les châteaux genevois du Crest et des Bois ainsi que le charmant château de Souaillon, situé à SaintBlaise dans le canton de Neuchâtel, ou encore les impressionnants châteaux de Bothmar, Salenegg et Reichenau dans les Grisons.

Le château de Vufflens est époustouflant. Qui regarde la photo de cette bâtisse ne croit pas, un instant, qu’il se trouve en Suisse. A Morcote, au milieu des vignes, il y a un château qui remonte à l’époque romaine alors que, le Girsberg dans le Weinland zurichois, le château habsbourgeois de Brunegg en Argovie, le château à douves de Hagenwil ou l’incontournable Tour de Goubing de Sierre, sont des témoins du Moyen Âge, des témoins d’une époque révolue. Tous pourraient raconter des histoires sans fin narrant des événements heureux et tragiques dont leurs murs ont été les témoins au cours des siècles. A l’instar de la bâtisse de Neu-Süns dans le Domleschg : le donjon de cet ancien château-fort de montagne ne tient plus qu’à moitié debout… L’autre moitié a été incendiée au début du XVe siècle par des paysans rebelles. Nous aimerions tout particulièrement mentionner une propriété : le Domaine de la Lance à Concise, dans le canton de Vaud. Ni château, ni demeure seigneuriale, mais une chartreuse située dans un cadre extrêmement romantique au bord du lac de Neuchâtel. La Lance appartient à la famille de Chambrier, chambellans des princes de Neuchâtel durant des générations. Il n’y a probablement personne en Suisse qui possède, au cœur de sa maison, un cloître gothique aussi intact.

Ces familles n’ont pas acquis pouvoir et richesse de manière différente qu’aujourd’hui. Et en des temps particuliers – par la politique, la guerre, les mariages. L’engagement politique permettait d’accéder à des postes de pouvoir, le service militaire à l’étranger permettait de gagner l’argent nécessaire. Ou alors on faisait carrière en se mariant à des familles socialement mieux placées. Et pour rester au sommet, pour conserver ses acquis, on s’isolait du bas de l’échelle sociale.

Déjà à l’époque, image et prestige étaient importants, au mieux exprimés par une forteresse, un château, un palais ou une demeure seigneuriale et complétés par un titre de noblesse. Un titre que l’on obtenait en faisant la guerre pour des princes étrangers ou, tout simplement, en l’achetant. Car tous les rois et empereurs, les papes et les tsars, tous étaient, en raison de leurs guerres incessantes, généralement en mauvaise posture financière et avaient besoin d’argent. La plupart des seigneurs dont ce livre dessine les portraits, pourraient, si la Constitution ne l’interdisait pas en Suisse, se nommer junker, chevalier ou baron, comte ou même marquis. Certains d’entre eux appartiennent même à l’ancienne noblesse et ont reçu leur titre à une époque où la Confédération helvétique n’existait pas encore. Comme les de Mestral, von Erlach, von Salis ou von Toggenburg.

D’autres familles ont réussi leur ascension dans l’ombre de l’Eglise, comme chanoines, prieurs, abbés ou même évêques. Les von Blarer, par exemple, sont sans doute la famille la plus catholique entre le Rhin et la Reuss, si l’on en juge par le nombre de ses dignitaires ecclésiastiques. Puis les Zen Ruffinen de Loèche qui comptent deux princes-évêques parmi leurs ancêtres. Ou encore les Angehrn à Hagenwil avec deux princes-abbés et une abbesse.

De nombreux aristocrates genevois et neuchâtelois décrits dans cet ouvrage, ont connu un autre type de carrière. Eux ont siégé dans d’importantes fonctions et se sont engagés dans le service étranger. Ils ont également compté d’éminents scientifiques,

comme les de Saussure et les Gautier. Mais avant tout, ils ont été de prospères hommes d’affaires. La plupart d’entre eux sont arrivés en tant que réfugiés religieux dans une Genève devenue protestante. Les Micheli et les Turrettini de Lucques, par exemple. Ces deux familles ont connu une grande prospérité comme banquiers, commerçants et industriels. Plus tard, après la suppression de la liberté de religion par Louis XIV, des huguenots de France s’installèrent d’abord à Genève, puis à Neuchâtel, pays réformé également. Parmi eux, les de Coulon, les de Luze et les de Pourtalès, tous anoblis par le roi de Prusse.

Au début, ils faisaient du commerce et produisaient des textiles, comme les indiennes, des étoffes de coton imprimées selon le modèle indien. Puis ils se lancèrent dans la finance et sont devenus ainsi banquiers. Jacques-Louis de Pourtalès en est un exemple. Au milieu du XIXe siècle, il n’était pas seulement considéré comme le plus riche des Neuchâtelois, mais aussi comme l’homme le plus fortuné entre le Jura et les Alpes. Grand bienfaiteur, de Pourtalès a financé, de ses propres deniers, tout un hôpital qui deviendra, plus tard, l’Hôpital cantonal de Neuchâtel.

D’autres patriciens étaient également des hommes d’affaires très prospères. Le Bernois Beat von Fischer était le plus grand entrepreneur postal de l’époque de l’Ancienne Confédération. Les von Meyenburg eux aussi étaient d’importants entrepreneurs postaux à Schaffhouse. Antoine Saladin, originaire de Genève, a fondé l’entreprise française Saint-Gobain – qui pèse aujourd’hui plusieurs milliards de francs et dont on se souvient bien, dans notre pays, depuis sa tentative de rachat de Sika. A Zurich, ce sont les Werdmüller qui ont réussi dans le commerce de la soie, puis les Escher, cofondateurs de la fabrique de machines Escher, Wyss & Cie. Les deux familles étaient propriétaires de la Schipf à Herrliberg, le plus beau domaine viticole sur les bords du lac de Zurich. Et puisque nous sommes à Zurich, n’oublions pas non plus les Bodmer, des Walser immigrés du nord de l’Italie. Eux aussi sont devenus un grand nom dans le métier de la soie. Un Bodmer a même été considéré comme le Zurichois le plus riche – ce qui veut dire quelque chose !

Les aristocrates grisons ont parfaitement réussi à rester au sommet. Ni la perte de leurs lucratives terres de sujétion comme la Valteline, ni le déclin de leur Etat des Trois Ligues, ne leur ont fait beaucoup de mal. Les familles autrefois les plus importantes des Grisons, les von Salis et les von Planta, les von Sprecher, les von Tscharner et les von Gugelberg, sont toujours bien là et continuent à occuper leurs châteaux et leurs domaines. Et à produire d’excellents vins ! L’histoire des comtes de von Toggenburg est un peu particulière. Famille la plus importante de Suisse orientale à la fin du MoyenÂge, elle s’est officiellement éteinte avant de renaître, deux générations plus tard, dans les Grisons. Aujourd’hui, la famille produit du vin en Toscane.

Il est très étonnant de voir comment les Bernois ont survécu dans le canton de Vaud. En 1536, cette région, qui appartenait alors à la Savoie, a été conquise par Berne et est devenue une colonie. Elle le restera pendant plus de 260 ans, lorsque les Français vinrent libérer le canton de Vaud. Que s’est-il alors passé pour les Bernois ? Rien. Ils ne furent pas tués, leurs biens, souvent considérables, ne furent pas confisqués. Et c’est ainsi que les von Büren, von Wattenwyl, von Erlach ou von Fischer logent toujours dans leurs domaines – et leurs vins n’ont rien à envier à leurs camarades de l’aristocratie grisonne. A Berne, en revanche, il n’y a plus de vignerons d’origine noble depuis longtemps. A une exception près : la famille patricienne Thormann a récemment fait replanter un vignoble sur les terres de sa campagne Bürenstock, non loin du musée Klee, presque au cœur de la ville de Berne. Tout comme le pédiatre Thomas von Salis, presque au même moment, sur le versant sud de son château de Brunegg.

Autre point commun entre les Grisons et Berne : tant dans les seigneuries grisons que sur la Côte, c’est une femme de la noblesse qui conduit la production du vin. Helene von Gugelberg à Maienfeld et Coraline de Wurstemberger à Mont-sur-Rolle, issue d’une famille bernoise. Toutes deux sont des vigneronnes passionnantes et entreprenantes, tout comme Gaby Gianni. Son domaine viticole à elle, Castello di Morcote, est sans aucun doute le plus beau du Tessin avec une vue à couper le souffle sur les montagnes du sud du Tessin et le lac de Lugano. Mais ces paysages de rêve ne suffisent pas à Gaby Gianni : elle entend aussi créer le meilleur vin du sud du canton !

Et qu’en est-il du Valais, la plus grande région viticole de Suisse, avec son histoire tout imprégnée de celles de familles aristocratiques ? Aujourd’hui, quelques noms sont encore actifs dans le vin, comme les Zen Ruffinen et les de Wolff. Ou encore Xavier de Werra, de Loèche. Il a certes vendu récemment son domaine Chai du Baron mais repart à zéro. Selon la devise sous laquelle nous aurions aussi pu placer notre ouvrage, « Châteaux, vignes et grandes familles » : « Ce n’est pas parce qu’on porte un nom ancien que l’on ne peut plus rien entreprendre. »

This article is from: