marges La revue du département Arts Plastiques de l’Université Paris 8
marges 04
prix : 5 €
04
octobre 2005
[...] clarifier les différentes notions employées tout en posant la question des fondements de l’interdisciplinarité [...]
Sommaire
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Éditorial Journée d’études « Art et savoirs »
Varia 69
Esthétique de l’informe dans le Septième Art : émergence et invention d’un corps critique Selen Ansen-Lallemand
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Introduction Claire Fagnart
15
L’art comme savoir ? Isabelle Hersant
85
Le retournement transcréateur Rachida Triki
30
L’interdiscipline à l’oeuvre dans l’art Lorraine Verner
94
La photographie et le politique Slovaquie : 1968-1989 Michaela Fiserova
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La pratique du journal photographique comme questionnement des codes artistiques Colette Hinzelin
108 Notes de lecture, comptes rendus d’exposition, de spectacle Abstracts 118 français
59
Intervention d’artiste
120 anglais
Spéculation sur Valeur-Image (hypothèse de travail)
Raphaële Bidault-Waddington
123 Générique
Éditorial
Ce quatrième numéro de Marges est, comme les précédents, organisé autour d’une thématique particulière liée à une journée d’études. Celle-ci, organisée en mars 2004 par Claire Fagnart et Roberto Barbanti, avait trait à l’interdisciplinarité en art ; question considérée notamment sous l’angle des rapports entre art et savoir. Come on le remarquera très vite, les textes retenus ont su faire appel à des angles d’approche extrêmement variés. Le premier texte – qui constituait l’introduction à la journée proprement dite – se propose de clarifier les différentes notions employées, tout en posant la question des fondements de l’interdisciplinarité ; une notion remettant en cause l’idée d’une unité des savoirs. Claire Fagnart, renonçant à trancher entre les différentes utilisations connexes du mot, emploie néanmoins le terme générique de « co-disciplinarité », tout en attirant simultanément l’attention sur la grande complexité et les usages abusifs possibles de cette idée. Le texte suivant pose le problème de la relation entre savoir su et insu – verbal et non verbal – et part de la comparaison de la figure de l’artiste 2
avec celle du savant. Pour Isabelle Hersant, le risque est récurrent, de confondre un savoir scientifique à prétention objective et un savoir artistique, expression d’une subjectivité. C’est ce qu’elle détaille en particulier dans le cas de Joseph Beuys ; un artiste dont la mise en scène de l’œuvre pose de manière constante le problème du passage du savoir à la simple « croyance ». L’intervention de Lorraine Verner part également de la polysémie générée par le terme même d’interdisciplinarité, tout en interrogeant plus spécifiquement la place de cette notion dans le champ de l’art. Il s’agit en particulier de remarquer le fait que cette question semble à la fois s’opposer à la spécificité des médiums prônée par une certaine critique moderniste – Greenberg, notamment – tout en annonçant la remise en cause éventuelle de ce « dogme » par certains artistes des années 1950-60, comme Robert Rauschenberg ou John Cage. Le dernier texte de cette série dû à Colette Hinzelin traite quant à lui du lien entre art et savoir à partir de la pratique du journal photographique. Il ne s’agit pas ici d’interdisciplinarité – au sens utilisé dans les deux textes qui précèdent –, mais bien plus d’une sorte de « dédisciplinarisation » à l’œuvre dans des pratiques photographiques dont le but serait d’effacer les limites entre l’art et la vie. Le journal intime, photographié ou filmé, n’échappant cependant pas à une valorisation muséale ultérieure. Dans ce numéro, et pour la première fois, nous avons décidé de proposer à un artiste d’intervenr in situ dans nos pages, avec toutes les contraintes de mise en page et de format que cela implique. La première à avoir accepté de se prêter au jeu est Raphaële BidaultWaddington, que nous remercions chaleureusement de sa collaboration. Nous avons inséré son travail – accompagné d’une notice explicative due à Maxence Alcade – au centre de ce numéro. La troisième partie du numéro est consacrée comme nous l’avons fait précedemment à des textes nous étant parvenue de manière « intempestive ». Le premier d’entre eux est un texte de Selen AnsenLallemand consacré à l’« esthétique de l’informe dans le septième art ». Elle y aborde la question des usages du corps – et de ses difformités 3
Jérôme Glicenstein
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journée d’études Art et savoirs
éventuelles – dans le cas de cinq films canoniques de l’histoire du cinéma, des années 1930 aux années 1980. L’article de Rachida Triki correspond, lui, à une intervention faite à l’Université Paris 8 en novembre 2003, à l’occasion du colloque « Art : changer de convictions ». Madame Triki, qui est professeure à l’Université de Tunis, nous évoque les évolutions de la pratique d’Abderrazak Sahli – évolution faite de ruptures et de continuités multiples –, sous l’angle de la notion de « retournement transcréateur ». Enfin, un état des lieux de la photographie et politique en Slovaquie, du Printemps de Prague à la Révolution de velours et au-delà. La dernière partie de ce numéro nous donne une nouvelle fois l’occasion de montrer notre attachement à l’actualité de l’art et des théories de l’art, par le biais d’une suite de compte rendus d’expositions, de spectacle ou d’ouvrages. Cette fois-ci, les trois compte-rendus concernent des expositions et un spectacle dans quatre institutions différentes : « Dionysiac » au Centre Pompidou, « Jurassic Pork II » au Palais de Tokyo, « Adriana Varejão » à la Fondation Cartier et un spectacle : « Collection particulière » au théâtre Gérard Philippe de Saint Denis.
Art et savoirs Nous avons consacré cette journée d’étude à la question des liens entre l’art et les savoirs car celle-ci nous semblait pouvoir concerner les étudiants des DEA « Art des images et art contemporain » et « Art et technologie de l’image », en dépit des différences considérables de leurs questionnements et de leurs méthodes. Il s’agit en effet d’un thème qui, outre la réflexion sur l’art, peut nourrir une interrogation – méthodologique et épistémologique – sur la recherche universitaire elle-même. Le mot « savoir » fait ici l’objet de deux usages distincts. Il est envisagé dans un sens existentiel et dans un sens épistémologique. Sur le plan existentiel, il doit être entendu comme de ces savoirs intimes résultant de l’expérience personnelle. C’est dans cette perspective qu’il faut situer le texte d’Isabelle Hersant posant la question d’un « savoir insu » c’est-à-dire inconscient et énigmatique et que l’œuvre peut détenir en dépit de son auteur : « Savoir insu contenu dans l’œuvre et ainsi venu de l’artiste, mais qui pourtant demeure à celui-ci une énigme », savoir incommunicable de l’art. Constat qui conduit Isabelle Hersant à s’interroger sur la transmission de l’art. 7
1 Le mot « art » doit ici être entendu dans un sens nominaliste comme ensemble d’œuvres constituées. 2
Il s’agit dans ce cas d’interroger les disciplines elles-mêmes, leurs relations, leurs éventuelles ressemblances et différences, voire de les redéfinir ; il s’agit aussi d’interroger les méthodes et les savoir-faire qu’elles mettent en jeu.
3
L’approche porte alors sur la faisabilité de la co-disciplinarité, sur les conditions de collaboration disciplinaire : usage des NTIC, organisation du travail d’équipe. 4
Ici les croisements entre disciplines sont en relation avec la question de la transmission du savoir.
5 Ainsi, par exemple, ce qu’Alain Maingain et Barbara Dufour (sous la direction de Gérard Fourez, Approches didactiques de l’interdisciplinarité, Bruxelles, éd. De Bœck Université, coll. Perspectives en éducation et formation, 2002) définissent comme « interdisciplinarité » semble correspondre à la définition de la pluridisciplinarité de Nicole Rege-Colet (Enseignement universitaire et interdisciplinarité, Bruxelles, éd. De Bœck Université, coll. Pédagogies en
Colette Hinzelin envisage l’autobiographie photographique comme terrain d’expérimentation situé à la marge de l’art 1 et ouvrant sur des savoirs existentiels. Elle s’interroge principalement sur la pratique de journal photographique de Nobuyoshi Araki et de Nan Goldin. Le troisième texte aborde la question des savoirs dans un sens épistémologique. Développant une interrogation sur les échanges entre champs disciplinaires au niveau des œuvres elles-mêmes ou de l’étude de l’art, il est donc articulé à la problématique de la codisciplinarité. Lorraine Verner cherche à « définir et situer les notions de mono-, pluri-, multi-, inter-, trans- et d’outredisciplinarité dans un cadre historique et épistémologique ; dans les domaines de l’art, des sciences humaines et des sciences de la nature ». Elle analyse l’interdisciplinarité propre aux néo-avant-gardes des années 19501960 en tant que « praxis d’indiscipline », moyen d’échapper aux savoirs artistiques établis. Avec John Cage, se confirme son approche de l’interdisciplinarité comme « fertilisation croisée ».
Tentative de définitions et mises en garde L’interdisciplinarité est une notion sémantiquement floue, utilisée tantôt dans un sens générique, tantôt dans un sens spécifique et parfois confondue avec les termes de pluridisciplinarité ou de transdisciplinarité. Le fait que ces notions puissent concerner des domaines, des méthodes, des savoir-faire disciplinaires – que leur usage puisse être épistémologique 2, instrumental 3, pédagogique 4 – sans que tout cela ne soit clairement spécifié, participe d’une évidente confusion terminologique. Dans cette introduction, j’utiliserai le terme de « co-disciplinarité » pour désigner l’ensemble pluri+inter+trans-disciplinarité, étant entendu que ces trois notions se rapportent à des modalités différentes et hiérarchisées de juxtaposition/collaboration/association de disciplines. Il est difficile de définir ces trois termes de manière clairement distincte dans la mesure où ils sont l’objet d’interprétations multiples qui peuvent se recouper5. L’absence effective d’unité terminologique se trouve favorisée par le fait que les divers modes de co-disciplinarité sont en continuité. Il n’y a pas clôture mais tuilage entre la pluridisciplinarité et l’interdisciplinarité, entre l’interdisciplinarité et la transdisciplinarité. L’insatisfaction résultant de cette confusion sémantique explique peut-être la tendance de certains théoriciens à proposer d’autres termes – « outredisciplinarité », « post8
disciplinarité », etc. – cherchant ainsi à échapper à l’imprécision sémantique. Je ne retiendrai donc ici que les interprétations les plus radicales de ces trois modalités afin d’éviter tout recoupement qui tendrait à obscurcir plutôt qu’à éclaircir les distinctions. Les disciplines peuvent être juxtaposées autour d’une problématique sans qu’aucun croisement ne soit opéré. Cette accumulation accuse la notion de pluralité : on parle de pluridisciplinarité6. Celleci n’induit aucune transformation des disciplines. On parle d’interdisciplinarité quand il y a interaction, connexion, interrelation entre disciplines de sorte que leur juxtaposition s’accompagne d’une mise en évidence d’influences ou de surdéterminations réciproques, d’une fécondation mutuelle. Il s’opère ici des échanges entre disciplines qui conduisent à les enrichir, parfois à les transformer ou à en modifier les contours7. Quand l’interpénétration entre les disciplines aboutit à « un système total sans frontières stables entre disciplines8 » voire à l’effacement de ces frontières, on parle de transdisciplinarité. Celle-ci implique une recomposition conceptuelle des domaines du savoir, du fait de l’élaboration de « compétences » transversales9. D’un point de vue méthodologique, plutôt que de tenir une position générale en faveur de telle ou telle modalité de co-disciplinarité, il me semble plus approprié de discuter de chacune d’elles de manière spécifique en fonction de l’objet d’étude et des disciplines mises en jeu. On peut aussi se demander si certains domaines de l’activité humaine, plus que d’autres, peuvent mettre en œuvre une codisciplinarité et si certains objets se prêtent davantage à l’analyse co-disciplinaire. Le recours à tel ou tel mode de confrontation, d’échange ou de mélange de disciplines ne peut donc répondre à une position de principe mais doit se trouver justifié par les champs du savoir concernés, les objets d’étude, le contexte, le but poursuivi, etc. Acquise à la certitude de la pertinence d’une co-disciplinarité des savoirs, je souhaite néanmoins ici mettre en garde contre un point de vue figé sur la co-disciplinarité, qui tendrait à prendre parti pour un certain type de modalités d’échange entre disciplines, contre les autres. Dans les domaines des sciences de la nature et des sciences humaines (peut-être de façon moins radicale), on sait que la connaissance « s’est subdivisée en secteurs de plus en plus nombreux et de plus en plus étroits10 ». L’accroissement des savoirs est allé de pair avec le développement des spécialités. Cette spécialisation a signifié « ségrégation des disciplines» et donc dispersion 9
développement, 2002). Il peut aussi advenir que ce qui est considéré pour un théoricien comme relevant de la transdisciplinarité, soit appréhendé comme interdisciplinarité par un autre. 6 Ce vocable semble équivalent aux termes de multidisciplinarité ou de polydisciplinarité que l’on rencontre parfois. À noter que la pertinence du recours à une méthode multidisciplinaire est elle-même relative à la thématique abordée. 7
Le terme d’interdisciplinarité est utilisé parfois dans un sens générique pour désigner l’ensemble des formes de collaboration entre disciplines. Il est alors équivalent au terme « co-disciplinarité », préféré ici dans la mesure où il évite cette confusion. 8 Jean Piaget, cité par Nicole Rege-Colet, dans Enseignement universitaire et interdisciplinarité, op. cit., p. 24. 9
Citons à titre d’exemple « l’Evo-Devo », nouvelle discipline alliant biologie de l’évolution et biologie du développement à partir du concept commun de plasticité du vivant. On pourrait bien sûr affiner ces propos et mettre en évidence, au sein même de la transdisciplinarité, divers degrés d’intégration des disciplines allant d’une redéfinition
des moins radicales du concept de transdisciplinarité tendent alors se confondre avec des interprétations de l’interdisciplinarité. 10 Pierre Delattre, « (Recherches) Interdisciplinaires », dans Encyclopédia Universalis, Corpus 9, p. 1261-1266. Ici p. 1261-c. 11
On peut rappeler que longtemps sciences et philosophie ont constitué un seul domaine de connaissance. 12
Pierre Delattre, op. cit., p. 1261-c. 13
CIRET, cité dans PierreL. Harvey et Gilles Lemire, La nouvelle Èducation. NTIC, transdisciplinarité et communautique, Laval et Paris, Presses de l’Université de Laval et L’Harmattan, 2001, p. 2.
et hétérogénéité des connaissances. La connaissance du monde qui, il y a longtemps, s’organisait comme une totalité11, s’est développée en une multiplicité éparpillée – voire éclatée – de savoirs divers et cloisonnés. Les domaines du savoir se sont transformés en autant de « tours de Babel où chacun [...] pose et traite ses minuscules problèmes12 » sans s’interroger ni se soucier des liens que les problèmes traités – et leurs résolutions – peuvent avoir sur la connaissance d’autres domaines. Tel est le cadre qui a vu émerger la problématique de la co-disciplinarité. Celle-ci est née de la conscience d’un hiatus entre sciences de la nature et sciences humaines et de la volonté de les faire se rencontrer. Mais elle a surtout émergé en réponse à des approches disciplinaires trop figées, trop fermées ou trop dogmatiques qui, en isolant l’objet étudié, tendaient à le réifier, à perdre de vue le contexte. Enfin, sur le plan instrumental, il a été reproché à l’hyperspécialisation disciplinaire de développer « l’esprit propriétaire » des savants et des universitaires à l’égard de leur objet de recherche. Ainsi comprend-on qu’il soit devenu nécessaire de remettre en question ces cloisonnements, tantôt pour sortir d’une impasse, tantôt pour renouveler les contenus, les méthodes ou les idées… À partir de cette critique de l’hyperspécialisation, deux types d’attitude se sont fait jour : rétablir l’unité perdue du savoir ou prendre acte de la fragmentation des connaissances et chercher à mettre en évidence les influences réciproques ou les superpositions des niveaux de réalité, en dépit de l’irréconciliabilité de leurs modes de représentation. La première de ces attitudes procède le plus souvent d’une volonté utopique de réunification des savoirs ou des sciences. Ces deux types d’attitudes – utopique et analytique – alors même qu’elles spécifient plus une posture vis-à-vis de la codisciplinarité que des modes de collaboration entre disciplines – tendent néanmoins à se confondre parfois avec la distinction généralement admise entre transdisciplinarité (parfois utopique) et interdisciplinarité (plus analytique). On relève que ces deux attitudes ne sont pas neutres sur les plans philosophique et idéologique. Certains discours sur la co-disciplinarité (il s’agit en particulier d’une interprétation radicale et utopique de la transdisciplinarité) sont liés à un projet de globalisation de la culture et à la réémergence du concept d’entité. Quelques exemples : le Centre International de Recherches et d’Études Transdisciplinaires (CIRET) dit s’être « donné pour mission de contribuer à la reconstitution d’une « image cohérente du monde11 ». Le « Manifeste de la transdisciplinarité12 » se présente comme « l’annonce d’un temps nouveau13 », il 10
proclame « un humanisme unificateur intégrant les arts et les sciences en une sagesse dont les humains perdent facilement les traces14 ». Harvey et Lemire, se référant, entre autres, au CIRET et à Basarab Nicolescu, semblent croire à la possibilité de la restauration de l’unité perdue de la connaissance. On constate que ces propos sont fécondés par une démarche totalisante qui se veut être une « nouvelle vision de l’univers15 » : Le « savoir unifié » vise à une « compréhension unifiée du monde » fondant « la montée d’un nouvel humanisme16 ». Nicole Rege-Colet relève que ce type de discours cherche à répondre à ce qui est considéré comme une « désagrégation de l’espace mental moderne17 ». Bien que je ne souhaite pas développer ici de controverse, je voudrais néanmoins, et très rapidement, présenter trois objections à cette interprétation utopique et totalisatrice de la transdisciplinarité : La première est philosophique. Cette utopie nécessiterait qu’on réinterroge la notion de totalité. On peut, à la suite de Thompson Klein, se demander dans quelle mesure cette volonté de restauration de l’unité des savoirs, ce mythe de l’unité retrouvée ne relève pas « d’un idéalisme platonicien qui postule l’existence d’une totalité englobante susceptible de structurer et d’organiser l’ensemble des connaissances18 ». La seconde objection est méthodologique et pragmatique. On peut se demander dans quelle mesure l’unité des savoirs ne serait possible que dans le cadre d’un état originel et primitif des connaissances. Je doute qu’elle soit conciliable avec l’état actuel des sciences. L’unité des savoirs n’a-t-elle pas pour condition une relative « simplicité » de notre connaissance du monde ? Enfin, la troisième objection est idéologique. On peut se demander dans quelle mesure l’insistance actuelle sur la co-disciplinarité peut être reliée à certains discours également utopiques, unificateurs et globalisants sur les nouvelles technologies lorsque cellesci sont considérées comme visant à « créer un art de vivre ensemble à l’échelle planétaire19 ». Harvey et Lemire affirment par exemple que les nouvelles technologies (Internet, réseaux en prolifération) feront émerger « un “métacerveau” et une mégacommunauté humaine branchés planétairement20 » rendant actualisables une transdisciplinarité des savoirs. La remarque de ces auteurs m’amène à la réflexion suivante. Bien que les technologies nouvelles semblent soutenir la mise en œuvre de la co-disciplinarité, n’est-on pas en droit d’inverser la proposition ? Les discours sur la co-disciplinarité ne seraient-ils pas également surdéterminés par la volonté économique d’intégration de la technologie aux divers domaines du savoir ? Les discours sur la co-disciplinarité ne seraient-ils pas 11
14 Basarab Nicolescu, La Transdisciplinarité, manifeste, 1996. 15 Basarab Nicolescu, « Manifeste de la transdisciplinarité », citée par Pierre-L. Harvey et Gilles Lemire, op. cit., p. 2. 16
ibid., p. 6.
17
Nicole Rege-Colet, op. cit., p. 22.
18 Thompson Klein, cité par Nicole Rege-Colet, op. cit., p. 21. 19
Philippe Queau, cité par Pierre-L. Harvey et Gilles Lemire, op. cit., p. 45.
20
Pierre-L. Harvey et Gilles Lemire, op. cit., p. 4.
21 L’école de Chicago est considérée comme un des premiers mouvements interdisciplinaires ayant eu, dans les années 1920, un « projet d’intégration des disciplines des sciences sociales », Nicole RegeColet, op. cit., p. 23. 22
L’OCDE publie en 1972 les actes d’un séminaire sur « l’interdisciplinarité », organisé suite à une enquête sur cette même question réalisée dans les années 1960 par le CERI (Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement). 23
Je fais ici référence aux concepts de « volonté » chez Schopenhauer et de « volonté de puissance » chez Nietzsche qui, chez ces deux philosophes, désignent une force pulsionnelle surdéterminante. Pour Marx, nous sommes le fruit de surdéterminations sociales et historiques. Pour Freud, nous sommes le fruit de surdéterminations inconscientes. Le point de vue que je propose ici se superpose à mon approche de la postmodernité dont l’interdisciplinarité serait une des figures.
autant au service du développement des technologies que les technologies ne sont au service de la co-disciplinarité ? Par ailleurs, il faudrait aussi s’interroger sur le fait que ce « métacerveau » construise une totalité réifiée et donc strictement figée des savoirs. Ces mises en garde visent à souligner que la co-disciplinarité se réfère parfois à une utopie mythico-totalisatrice (mythe du grand tout) et se trouve parfois renforcée par l’utopie technicienne.
Les fécondations disciplinaires réciproques : redéfinition de la notion de frontière et fluidité des champs disciplinaires Bien que, sur le plan historique, la notion de co-disciplinarité émerge dès le début du 20e siècle21 et se développe de manière décisive dans les années 1960-197022, je voudrais articuler la nécessité de la co-disciplinarité à l’émergence, dans le courant du 19e siècle, d’une forme de pensée inédite qui va induire une modification en profondeur des rapports entre les différents champs du savoir : il s’agit de l’affirmation – certes en des termes très variés – par Schopenhauer et Nietzsche, Marx et enfin Freud de l’existence d’inévitables surdéterminations23. Ainsi – et ceci concerne plus sensiblement les sciences humaines – est-il apparu que le cloisonnement figé des savoirs était un outil théorique au service de l’intelligence du réel mais que, poussé à l’excès, cette compartimentation des connaissances détachait du réel. Les éléments qui constituent la réalité humaine sont en interaction constante et dynamique et ne peuvent pas être étudiés sans tenir compte de leurs multiples interdépendances. Comment aborder la question de l’individu en faisant l’impasse sur les données politiques ou sociologiques contextuelles, comment parler d’économie en faisant fi de la culture qui la génère, comment comprendre la politique en ignorant la conception philosophique (religieuse ou laïque) – c’est-à-dire générale et abstraite – du monde qui la sous-tend, etc. Les données humaines – psychologiques, sociologiques, politiques, économiques, historiques, culturelles… – sont en interaction. La conscience de ces surdéterminations invalide définitivement tout cloisonnement rigide des champs de connaissance humaine. Les tyrans qui usent de références religieuses rigides pour légitimer la folie de leurs actes l’ont bien compris. La co-disciplinarité n’est donc pas une simple posture méthodologique. Elle trouve sa source dans les constats d’imbrication des données, d’interdépendance, d’action réciproque des niveaux de réalité les uns sur les autres, constats dont l’ignorance 12
aliène l’individu, tendant à le livrer aux idéologies. Autrement dit, le questionnement et l’exigence de co-disciplinarité sont portés par la conscience de la « complexité » du réel et la « complexité épistémologique » qui en découle. Avec la co-disciplinarité, il s’agit de s’interroger sur les interactions dynamiques entre les disciplines, à partir du double constat que les disciplines isolées échouent à saisir leur objet et que les objets qui constituent le réel sont eux-mêmes poreux et fluides et ne peuvent donc pas être considérés comme des entités stables. Si l’utopie transdisciplinaire espère faire surgir une cohérence entre le réel et ses représentations, la co-disciplinarité – transdisciplinarité nontotalisatrice, interdisciplinarité ou pluridisciplinarité – est quant à elle fondée sur la conscience d’un hiatus entre un réel hybride et des représentations hétérogènes de cette réalité composite. À titre d’exemple : l’être humain est tout à la fois un individu physique, culturel, anthropologique, historique, géographique, social, politique, psychanalytique… Il s’agit bien d’un être complexe, cependant ses représentations sont hétérogènes, morcelées, irréconciliables : il ne serait possible d’unifier les approches géographique et psychanalytique (par exemple) qu’au prix d’une simplification considérable de la géographie et de la psychanalyse. Par contre, il est possible de chercher en quoi une appartenance géographique peut agir sur la psyché et l’inconscient, en quoi l’appartenance sociologique peut influencer l’état physique d’un individu, voire en quoi un état physique peut orienter une appartenance professionnelle ou sociale… On notera enfin que la conscience des surdéterminations, qui se superpose avec la mise en question du cloisonnement hermétique des savoirs, est aussi le lieu théorique où s’ancre la mise en question du concept de sujet philosophique. La mise en cause de l’autonomie de l’individu coïncide avec la mise en question de l’autonomie des savoirs. La postmodernité peut être appréhendée à partir de cette déconstruction de l’idée d’autonomie c’est-à-dire de cette annulation de la possibilité de saisir le réel provenant de données isolées conçues comme des entités : individu ou champ de connaissance24. L’approche de la co-disciplinarité en termes d’interactions dynamiques des savoirs n’est donc pas contradictoire – voire coïncide – avec l’approche théorique de la postmodernité à partir de la mise en question de la séparation sujet-objet et de la déconstruction du concept de sujet philosophique qui s’en suit. De même que le dualisme sommaire et routinier – corps-esprit, sujetobjet, intérieur-extérieur, privé-public, etc. – de notre imagination conceptuelle n’est plus opérant, les strictes séparations entre les 13
24
Autrement dit, à la structure postmoderne (se) correspondent, entre autres, dans une perspective philosophique la désintégration du concept – lui-même moderne – de sujet autonome, dans une perspective épistémologique l’impossibilité d’élaborer des savoirs autonomes, et dans une perspective artistique la dislocation de l’œuvre unique et achevée et la déspécification des médiums et des pratiques.
25
À titre d’exemple, on pourrait citer le continuum qui se trouve entre la biologie moléculaire, la psychopathologie et l’étude de l’environnement social. 26 Il faut se garder de ne pas confondre la disparition des frontières disciplinaires avec la disparition des disciplines elles-mêmes. Les frontières peuvent se faire si mobiles et si poreuses, leurs territoires peuvent être à ce point élargis qu’elles en deviennent insaisissables. Mais cette évanescence ne signifie nullement disparition des disciplines.
disciplines ne sont plus satisfaisantes dans notre exploration. La notion de frontière comme clôture des champs disciplinaires et la notion d’objet comme entité sont aujourd’hui invalidées. La co-disciplinarité suppose l’existence d’un continuum éminemment complexe entre les disciplines25 et entre les entités qui constituent le réel. Ce continuum signifie porosité et mobilité des contours disciplinaires. Les frontières ne dessinent plus une ligne de clôture, elles constituent une zone intermédiaire, un champ périphérique, un « territoire de l’entre-deux », une étendue métissée. Parallèlement, les contenus disciplinaires se font mobiles, changeants, imprévisibles, instables, en expansion ou en contraction, etc. Mais ceci – je le répète – ne signifie ni que la réalité puisse être considérée comme une totalité accessible, ni que les disciplines soient amenées à disparaître26. Claire Fagnart
L’art comme savoir ? « Le savoir postmoderne n’est pas seulement l’instrument des pouvoirs. Il raffine notre sensibilité aux différences et renforce notre capacité de supporter l’incommensurable. Lui-même ne trouve pas sa raison dans l’homologie des experts, mais dans la paralogie des inventeurs1 ».
1
Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, coll. Critique, 1979, p. 8 et 9. 2
Jean-François Lyotard formule l’assujettissement fondamental par lequel s’inscrit le savoir à l’ère de notre contemporanéité. Le savoir est au service « des pouvoirs », c’est-à-dire au service du pouvoir quels qu’en soient la nature et le contexte historique. Ainsi lié à son époque, dont il détermine les enjeux idéologiques jusque dans leurs affrontements2, le savoir postmoderne opère, quant à lui, non pas depuis le champ de l’expert mais depuis celui de l’inventeur. Car du pouvoir d’abord entendu comme politique, c’est vers le pouvoir de l’inconscient que nous mène la proposition du philosophe, soit en d’autres termes : vers le savoir comme instrument du pouvoir de l’inconscient, lequel ne saurait se réduire à un objet constitué par le sujet pensant. Le « savoir postmoderne » renommé ici, après Lyotard, savoir au présent, définirait a priori celui de l’artiste, « inventeur » de cet objet réfléchissant qu’est l’œuvre en tant que lieu d’une pensée, c’est-à-dire à la fois comme objet in-formé de la pensée de l’artiste 14
15
À propos de ce phénomène selon lequel toute époque est façonnée par des modèles dominants issus de théories qui se sont imposées au détriment d’autres rejetées pour des raisons étrangères à leur valeur, voir l’analyse classique qu’en a faite le physicien et philosophe des sciences Thomas S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques (1962), Paris, Flammarion/Champs, 1983.
3 Savoir insu du sujet ou savoir qu’est donc l’inconscient, il se manifeste au sujet par les rêves, lapsus, actes manqués etc. Soit ce que Lacan appellera les « formations de l’inconscient » tandis que pour la psychanalyse, le sujet est la personne en tant qu’elle a un inconscient.
et comme objet informant le monde d’une pensée propre. Entendue après ce que Duchamp appelait le « cœfficient d’art », c’est en effet au double sens de l’événement du savoir que se présente l’œuvre d’art : objet pensé, porteur d’une charge extrinsèque qu’est l’intentionnalité – affect et/ou intellect – de l’artiste, elle est en même temps objet pensant, porteur d’une charge intrinsèque qu’elle élabore au-delà de toute intentionnalité de l’artiste, et dont elle est l’unique messagère.
La part de l’inventeur Aussi, la question de l’art comme savoir pourrait-elle plus encore s’articuler selon les termes de la psychanalyse lacanienne qui élabore la question de l’incommensurable entre conscient et inconscient. Si le savoir se détermine bel et bien comme étant ce qui est su par le sujet, son approche par antinomie suppose de le comprendre en même temps comme étant l’insu dudit sujet3. Il y a une schize du savoir qui est à la fois su par le sujet et insu du sujet. Le savoir su rejoint le savoir comme objet de l’expert, sujet raisonnant sur le monde qu’il soumet par conséquent à l’exactitude de son calcul en tant que fin (homologie). Le savoir insu du sujet est le savoir comme objet de l’inventeur, sujet arraisonné par le monde qui le soumet par conséquent à l’erreur possible de sa méthode en tant que moyen (paralogie). Ainsi dira-t-on qu’au premier, « l’expert », répond la connaissance comme argument objectif, d’où le savoir s’élabore en mode concentrique : ici, le savoir se conçoit en tant qu’il est un produit du réel. Tandis qu’au second, « l’inventeur », répond la connaissance comme argument subjectif, d’où le savoir s’élabore en mode rhizomatique : là, le savoir se conçoit en tant qu’il produit un réel. En sorte qu’ayant ouvert notre réflexion avec les termes de Lyotard, c’est vers l’emprunt d’une notion deleuzienne que nous amène son commentaire. Formulation quasi aporétique selon deux figures antinomiques – figure fermée des cercles concentriques (s’agissant de « l’expert ») et figure ouverte de la constellation ou modèle du rhizome (s’agissant de « l’inventeur ») – telle est en effet l’image par quoi se représenter la schize qu’aura donc interrogée Lyotard. Il y a certes une fracture radicale entre ces deux pôles que, pour ma part, je ré-interprèterais plus encore de la façon suivante. Du côté de « l’expert », le savoir s’accorde avec le sujet qui le délivre. Le savoir su par le sujet qui le domine, s’entend comme système de résolution puisqu’il vise à faire entrer la connaissance en conjonction 16
avec le monde ; ici le monde est envisagé comme champ d’application de la connaissance, et le savoir a pour fin de rendre coïncidents le monde expliqué par la connaissance et la connaissance vérifiée par cette rencontre avec le réel. Tandis que du côté de « l’inventeur », le savoir se désaccorde, si l’on peut dire, avec le sujet qui le délivre. Savoir insu du sujet à qui il échappe, il s’entend comme système de révolution puisqu’il vise à faire surgir la disjonction entre le monde contenu par la connaissance et la connaissance en tant qu’elle ne peut contenir la totalité du monde. Là, le monde est envisagé comme champ d’extraction de la connaissance et le savoir comme un moyen de déplacer la vérification du monde par la connaissance, c’est-à-dire non plus seulement son outil de contrôle, mais également la matière que travaille cet outil. Ou encore : non plus tant ce qui résoud les énigmes du monde (connaissance d’un savoir su) que ce qui fait énigme dans le monde (connaissance d’un savoir insu). On peut donc en déduire qu’il en va de l’artiste comme de l’inventeur et du chercheur : ne raisonnant pas sur le monde, il s’inscrit comme sujet arraisonné par le monde duquel il extrait le réel. L’art auquel l’artiste donne jour est une création de réel qui prend place dans le monde par intégration d’un autre monde. Mais l’œuvre d’art étant monde dans le monde, l’artiste ainsi décrit répond au moins pour partie, au terme d’expert – expert d’une technique dans la réalisation de son œuvre comme objet artistique ; et au-delà, seul expert de son œuvre en tant qu’objet déterminé par la singularité de l’art. Seul expert ou « expert en la matière » pourrait-on dire effectivement de l’artiste à propos de son œuvre comme lieu d’un savoir unique. Lieu d’un savoir su qui ne vaut pour aucun autre selon le caractère de l’original, du particulier, voire de l’exception qui caractérise l’art en tant que production d’objets manifestant concrètement l’esprit. Si l’expert doit être entendu comme spécialiste d’un ensemble circonscrit du réel, cette notion ne peut guère être restreinte au seul savoir-faire ou maîtrise d’une technique dont le paradigme demeure en l’espèce la peinture. Joseph Kosuth ou Daniel Buren, illustrent cette figure de l’artiste en expert de son œuvre ; non seulement concepteur et créateur, mais également théoricien puis critique, voire historien. Enfin, et ceci nous ramènera à la question du parallèle entre artiste et chercheur, il convient de noter le très significatif emprunt au champ lexical de la recherche scientifique que la dernière décennie a vu apparaître. Cet emprunt s’est transformé en sémantique propre à l’art répandue 17
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Ce cycle de conférences d’artistes fut organisé par Claire Fagnart durant l’année 1999-2000 à l’Université Paris 8. Des artistes avaient été invités au fil des mois à présenter leurs œuvres aux étudiants en art et à les soumettre à discussion avec eux.
chez nombre d’artistes parlant de « protocole de mise en œuvre » ou de « procédure de réalisation ». Mais à la fois en deçà et au-delà de l’artiste, reste alors ce qu’il produit : l’art qui se détermine, en raison même du « cœfficient d’art » duchampien, comme savoir insu. Ce savoir ne parvient dès lors pas à se définir comme tel et renverrait à l’œuvre plutôt qu’à l’artiste. C’est-à-dire à l’œuvre en tant qu’elle se dérobe à l’artiste, e t l e laisse dans le trou du hors-sens, sans plus de parole – hormis celle qui dénote ou celle qui connote. Ce qui, ce faisant, le renvoie aux marges de sa propre création, comme étranger à lui-même. Créateur laissé sans plus de parole signifiante face à sa propre création, tel aura été le terme d’une aporie mise en évidence par le cycle de « Parole à…4 ». Ce cycle de conférences plaçait en quelque sorte l’artiste en tant qu’« inventeur » face à la question de son œuvre inexpertisable comme savoir insu. Se retrouvaient là des artistes dont ni les productions ni les orientations ne faisaient liens mais d’où se dessinait néanmoins l’unanime figure de l’artiste rendu muet par son œuvre. Les artistes généraient alors une « parole-toupie » face à leur œuvre qui ne se laissait approcher d’aucun discours « menaçant » de la pénétrer. Pourtant, si un socle commun s’est construit au fil de ces conférences d’artistes, c’est bien celui d’une foncière impossibilité à aller au-delà de ladite présentation. Les œuvres ou documents sur l’œuvre aussi diversifiés que systématiquement décrits par leurs auteurs apparaissaient sous forme de diaporamas ou projections de vidéos. Rebecca Bournigault ajoutant une anecdote, Boris Achour précisant une intention, etc. Dans tous les cas, ce qui se substitua à l’analyse attendue par le public aura consisté en un seul et même commentaire ; celui, purement dénotatif, répertoriant les éléments présents dans les images que chacun pouvait voir, ou, au mieux, mettant en relief certains d’entre eux. Et idem, si l’on peut dire, s’agissant de la « discussion » qui succédait à ces présentations. Là où la richesse du dialogue trouva plus d’une fois à s’inscrire, demeura toutefois la forme d’une béance irréductible devant l’interrogation du public traversé d’un « pourquoi » retourné en « comment » par l’artiste. Pour autant que l’œuvre se caractérise comme inassimilable à aucune autre, les réponses furent aussi multiples que les artistes. Tous ne firent cependant que répéter ou reproduire ce qu’ils avaient précisément déjà dit, c’est-à-dire décrit, n’apportant guère plus que des éléments connotatifs, parfois biographiques, ou des indications pratiques sur les conditions de réalisation ou d’exposition, voire d’accrochage. 18
On pourrait alors opposer que ces jeunes artistes manquent de recul, ainsi qu’en attesterait la génération précédente. En effet, des artistes aussi différents que Roman Opalka, Jean-Marc Bustamante ou Giuseppe Penone apparaissent assurément nous « enseigner » leurs œuvres lorsqu’ils nous en parlent. Pour autant, reste l’écoute plus critique en deçà de la fascination qu’exercent élaboration et structuration du discours et, ce faisant, la source de réflexion qu’il offre. Car d’une génération l’autre, ce qui ressort est la récurrente répétition de la posture qui constitue, au fond, la totalité du discours en question. Pour le dire en d’autres termes : d’un artiste à l’autre, le point nodal apparaît résider en ceci que, quels que soient son registre et sa démarche, l’artiste perçoit et envisage l’œuvre sous le terme univoque de l’existence dans le monde qu’elle lui permet d’affirmer. Aussi, partis d’une schize entre deux savoirs, voici que nous sommes arrivés à celle qui se joue entre l’artiste et son œuvre. Car c’est bien dans cette dernière que s’inscrit véritablement la question qui nous occupe. À savoir, la question d’un imprononcé de l’art qui peut ailleurs s’inscrire comme étant celle de sa définition : « qu’est-ce que l’art ? ». Dans le contexte qui nous occupe, cette question est posée par ce qu’elle sous-tend : « Qu’est-ce que l’art comme savoir ? ». Savoir insu contenu dans l’œuvre et ainsi venu de l’artiste, mais qui pourtant demeure en quelque sorte inconnu de celui-ci. On est confronté à un « savoir en arborescence » de l’artiste à l’art qu’il produit, ou « savoir rhizomant » du sujet à l’objet qui s’en fait le dépositaire. D’où l’objet d’une double pensée qu’est donc l’œuvre d’art : objet pensé par l’artiste mais également, – pour autant qu’il ne saurait se réduire à l’inertie du matériau comme tel –, objet pensant ou sujet d’une pensée qui demeure insaisissable pour l’artiste même. Sachant que de l’art en pratique à l’art en théorie, cette pensée de l’art se trouve reconduite par l’art comme pensée dont le discours tourne autour de son objet à travers la quête sans fin d’une définition de l’art. Lieu d’un savoir, l’œuvre d’art est à la fois objet pensé par l’artiste (qui le re-produit par la parole) et objet pensant. La pensée propre à l’œuvre se retrouve dans l’idée de l’œuvre en tant qu’elle « nous parle », « nous regarde » ou qu’« elle a quelque chose à nous apprendre ». L’art sera compris comme production de pensée rendue sensible par ses objets. Objet manifestant concrètement l’esprit, tel est l’art comme objet d’art, selon Hegel. C’est un objet d’une 19
pensée fondée en savoir insu venu de l’artiste, et sujet d’une pensée au travail qui dédouble l’objet pensé en objet pensant. C’est-à-dire en lieu d’un savoir travaillé par l’œuvre et que l’art comme pensée n’a de cesse de chercher à articuler comme savoir su. Ce qui repose, par conséquent, la question de l’« inventeur » qui renverrait à l’art produit par l’artiste autant qu’à l’artiste producteur de l’art. Si l’artiste vient a priori réduire la schize entre « savoir de l’expert » et « savoir de l’inventeur », – s’il opère effectivement cette réduction qui se réalise par son œuvre –, il se voit néanmoins reconduit dans cette autre schize qu’est en l’espèce sa division d’avec l’objet qu’il crée. Ne serait-ce dès lors pas l’art a posteriori, et non pas seulement l’artiste a priori, qui serait « inventeur » du savoir contenu dans l’art ?
Du savoir qui n’est pas du discours L’art est « inventeur » de savoir au même titre que l’artiste. Si telle est bien l’idée qui intéresse ce travail, l’enjeu n’en est pas tant sa confirmation que son élaboration. Aussi y a-t-il lieu de retourner maintenant à ce qui fait ici son origine, c’est-à-dire la question de l’art en relation avec les savoirs. En effet, tandis qu’on envisage l’art comme l’un des champs du savoir, c’est sous la forme d’un hors-champ du savoir qu’elle l’inscrit. Art et savoirs, formulationtitre dont le « et » de la liaison énonce le rapport d’extériorité que le deuxième entretient avec le premier. En sorte qu’abordée sous cet angle – celui de l’art non plus envisagé comme champ autonome mais situé dans un rapport d’hétéronomie avec la pluralité de champs le concernant – voici que se reformule l’idée en question : l’art en tant qu’il est lui-même un savoir dans la constellation des savoirs. Ce qui, là au moins, permet une définition de l’art, objet de connaissances organisées dont le passage vers l’apprenant revient en premier lieu à l’artiste nécessairement assumé en tant qu’« expert » de ce savoir. Enseigné dans les écoles d’art et plus encore à l’Université depuis 1969, tels sont en effet les termes dont répond l’art, par là même déterminé comme ensemble de connaissances spécifiques structurées en un champ disciplinaire et reconnues dans leur valeur à être transmises. Car après l’établissement de l’art comme discipline universitaire – c’est-à-dire de l’art comme savoir (enseigné à l’Université) alors qu’il se concevait jusque là comme savoir-faire (enseigné aux Beaux-arts) – voici que le présent 20
referme la boucle de cette définition. Déjà validée par les faits5, cette dernière se trouve en effet officialisée par l’actuel changement de statut venant réformer l’ancienne École des Beaux-arts, qui intègre désormais le domaine de l’Enseignement supérieur, jusque là réservé au cursus Arts plastiques dispensé à l’Université. Luimême ayant donc vu le jour en 1969 à Vincennes, premier territoire de Paris 8 pour lieu fondateur de l’art envisagé non plus comme apprentissage de styles et techniques mais comme enseignement d’un savoir articulant pratique et théorie. C’est dire la convergence dans laquelle se retrouvent aujourd’hui les deux instances alors antagonistes. D’où les questions qui se posent : celle de l’art comme savoir ; celle du savoir comme pratique et/ou comme théorie ; celle de la saisie de l’art par son expérimentation. L’art devient-il saisissable tel que l’est tout objet tenu à distance par le sujet l’examinant ? Et selon la détermination du savoir, un objet que cette mise à distance rend définissable, quand bien même ladite définition s’expose à son infinie révision du fait même de la pluralité des champs. Mais revenons à cette interrogation, comment se définit l’art comme savoir tandis que sa spécificité de double savoir (savoir su, ici en tant que dialectisation ou théorie, et savoir insu, ici en tant qu’expérience ou pratique) ne peut recouvrir plus avant cette interrogation du seul terme de schize ? Cette schize se trouve en effet contredite désormais par la figure du praticien enseignant l’art à l’Université. Car on ne saurait réduire au registre de la sensibilité intuitive excluant tout rationalisme analytique la réponse à notre interrogation, notamment si l’on pense à certaines figures comme Joseph Beuys. Fondateur de l’Université libre de Düsseldorf, il forme ici un paradigme que l’on pourrait comparer à d’autres postures d’artistes comme celle de Marina Abramovic. Cette interrogation trouve une réponse dans une simple proposition d’Enzo Cucchi. Échangeant avec ses pairs sur l’invitation du critique d’art JeanChristophe Amann, le peintre de la Transavantgarde italienne des années 1980 déclare en effet qu’« un artiste peut enseigner la manière dont il faut observer. Rilke, par exemple, disait que Cézanne lui avait appris à voir les choses autrement6 ». On relève que le poète enseigné par l’artiste n’équivaut certes pas à l’art en tant qu’informant de son savoir d’autres champs du savoir. Mais on note cependant la formulation d’un énoncé où « l’artiste peut enseigner ». Car si le philosophe, par exemple, enseigne à 21
5 C’est-à-dire par la théorie de l’art inscrite, depuis longtemps déjà, au programme des écoles d’art où elle a pris une place de plus en plus significative. 6 Bâtissons une cathédrale, Entretien Beuys, Kounellis, Kiefer, Cucchi. Texte établi par Jacqueline Burckhardt, trad. fr. O. Mannoni, Paris, L’Arche, 1988, p. 214.
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Voir Gilles Deleuze, Le Pli. Leibnitz et le baroque, Paris, Minuit, coll. Critique, 1988, p. 73. 8
Cité par Selim O. Magomedov (avec la collaboration de Vieri Quilici), Alexandre Rodtchenko, l’œuvre complète, trad. S. Goyaud, Paris, Philippe Sers éditeur, 1986, p. 118 et 146.
l’évidence la philosophie, Cucchi est-il bien ici en train de dire que l’artiste enseigne l’art ? En dépit de l’accord immédiat qu’elle suscite envers une certaine idée de la création, sa proposition ne portet-elle pas plutôt la marque de ce que l’on pourrait appeler une « carence » de l’art à s’ex-pliquer comme champ disciplinaire ? C’est-à-dire – et pour reprendre l’étymologie du terme comme le fit Deleuze7 – à s’extraire des plis qui le drapent en tant qu’activité d’allégorisation ou de symbolisation du monde pour poser et exposer ce qui le fonde en savoir dans la constellation des savoirs. Issu d’un simple exemple énoncé par le peintre dans le cadre d’une discussion plus vaste, voilà que le propos tend sans doute vers la forme de l’extrapolation abusive. Mais si ce risque existe bel et bien, il n’en dissout pas pour autant la validité du questionnement à l’œuvre. En effet, artiste, philosophe, mathématicien ou encore musicien, tous peuvent enseigner des façons d’observer, de penser, de réfléchir ou d’écouter. En sorte que réunis dans l’échange de termes caractérisant celui des champs du savoir, tous, du philosophe au musicien, pourraient être également proposés en tant qu’apprenant « à voir les choses autrement ». La condition pour ce faire n’étant pas le savoir mais bien l’apprenant lui-même. C’est-àdire tout individu déterminé à s’engager dans le double processus de réception et d’élaboration du savoir. Et alors que là réside ce qu’incarne Rilke dans le propos tenu par Cucchi, la possibilité d’une inversion symétrique ne pourrait-elle pas tout aussi bien se soutenir ? Celle donc d’un peintre se faisant apprenant d’un poète comme Kandinsky le fit avec la musique. Au sens strict de cette idée, on trouve de nombreux exemples dans l’histoire de l’art, de Dali à Buñuel, de Léger à Aragon, parmi d’autres. Ainsi comprise en un sens élargi, la même idée s’étire vers Fluxus dont plutôt que Beuys, on relève Filliou, apprenant s’il en fut de la vie elle-même aux fins de l’art. Et ce, bien après le constructiviste puis productiviste Rodtchenko, regardant l’art selon le cinéma et la photographie, tandis qu’il inventait littéralement la publicité moderne, comme une « forme active d’art », alliant les « vers publicitaires » du poète Maïakovski à ses propres « polygraphies8 ». Quant à la période contemporaine où s’inscrit le rapport de Mario Merz avec les mathématiques dont témoigne son travail sur la suite de Fibonacchi, il est superflu d’insister sur l’extension qu’y a prise cette même idée – une idée dont on comprend mieux, dès lors, ce qu’elle doit à la reconnaissance du principe de transdisciplinarité. Ainsi de l’importation du modèle cinématographique en arts plastiques (Douglas Gordon ou plus récemment encore, Anri Sala) 22
auquel le système des vases communicants répondrait en la personne de Wong Kar-Waï, cinéaste qui revendique la pensée de Nan Goldin comme regard sur le monde pour inspiration majeure de son œuvre9. Et également du travail littéraire dont se compose l’œuvre d’artistes telles Sophie Calle ou Valérie Mréjen, non pas plasticiennes et auteures, mais auteures en tant que plasticiennes. Par conséquent, et aussi excessive qu’elle puisse paraître, l’insistance sur le simple énoncé de Cucchi permet de mettre en évidence ce qui en fait le noyau : ce « voir les choses autrement » en tant que là, dans ces termes résonnant d’un « faute de mieux » pour exprimer ce qui spécifie l’art. À ce moment apparaît le signe de ce que j’appelle donc carence de l’art à s’ex-pliquer comme savoir. Mais faute de mieux – faute d’« une parole pour se dire » dans la langue du poète justement – est-ce à dire qu’il n’y aurait pas de termes pour dire l’art en tant qu’une pensée spécifique le « vertèbre » ? Ou plutôt, le « vertèbrerait » pour autant que la question de l’art comme savoir se poserait en deçà : existe-t-il une pensée spécifique à l’art qui, précisément, le constitue en savoir ? C’est-à-dire : le constituerait en structure organisée d’éléments hétérogènes, ou ensemble ossaturé d’une pensée comparable à ce qu’est la colonne vertébrale pour le corps. Corps organique qui doit à celle-ci d’avoir une forme déterminée et ce faisant identifiable. C’est ainsi qu’il fait image pour l’art en tant qu’il devrait à une « pensée vertébrante » non pas d’être, mais bien de s’articuler comme savoir. On serait face à l’impossibilité de sa pensée à prendre consistance dans les mots et de ne pouvoir prendre consistance que dans les œuvres. D’où l’idée de l’art comme savoir détenu par l’art lui-même autant que par l’artiste. Si ce n’est par l’œuvre plus encore que par son créateur ; celui-ci apparaissant passeur ou porteur d’une pensée de l’art que l’œuvre seule aurait pouvoir d’articuler, une pensée qui consisterait en une pratique mais s’atomiserait en tant que définition. La conséquence en serait saisissable seulement par l’expérience de l’art comme pratique ; l’art comme savoir pourrait se transmettre mais non se dire – se dire au sens de s’articuler en discours. Ainsi Marina Abramovic écrit-elle en juillet 2002 : « Je souhaite que le public quitte une position passive et prenne une vraie position “interactive”, expérimentale, proche de la performance. Après trente années de performances, je suis arrivée à la conclusion que la seule chose importante est notre propre expérience, qui peut engendrer de profonds changements personnels10 ». 23
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Traduite par l’esthétique des lieux et leurs enjeux, et cristallisée autour de la chambre d’hôtel comme espace de la solitude, une pensée dont le cinéaste chinois affirme que son dernier film, 2046, est largement redevable à Nan Goldin. Laquelle répond alors qu’après Sœurs, Saintes et Sybilles, exposition présentée à la Chapelle St-Louis de la Salpêtrière (septembre-octobre 2004, Paris), elle a l’intention d’orienter maintenant son œuvre autour de procédés cinématographiques. Entretien télévisé par Philippe Lefait, dans « Des Mots de minuit », France 2, 7 octobre 2004. 10
Communiqué de presse de son exposition « Magnetic Dance - pour la santé mentale ». Octobre-décembre 2002, galerie cent8, Paris.
Prononcé comme vœu de l’artiste à faire passer dans le public le médium performance en tant qu’il vectorise l’art comme savoir, on ne saurait mieux dire l’art comme transmission d’un savoir que seule la pratique peut opérer. Un savoir qui, ce faisant, se trouve spécifié comme fondateur de la propre expérience de l’artiste, laquelle est, dans le cas d’Abramovic, expérience par le corps. Mais si « notre propre expérience » sous-tend les termes de la dialectique intériorité/extériorité dans laquelle s’inscrit l’art tout en prononçant ce qui le rend impossible à sa traduction comme parole, que nous dit encore ce savoir, au terme de trente années de performances ? Là où la question d’une pensée spécifique à l’art reste entière, l’idée de l’art comme savoir vertébré trouve au moins à se reposer sur celle de l’art comme savoir vertébrant. Ou savoir qui ossature l’individu en le reliant à son existence ; c’est-à-dire, à ce qu’il ne connaît pas encore de lui-même et qu’annoncent les « profonds changements personnels » qu’il éprouvera a posteriori. Autrement dit par l’empirie ou connaissance dont les sources sont dans l’expérience. Élaborant la question de l’art comme savoir, Abramovic renvoie en effet à une opposition de l’empeiria contre l’epistèmè. Soit au sens étymologique de l’expérience (empeiria) en tant qu’elle se présente comme donnée antagoniste à la science (epistèmè). Car il y a bien là affirmation de l’art comme savoir surdéterminé en tant que saisie du sensible, c’est-à-dire saisie du monde et de soi par les sens. Ce qui revient à dire que l’art se constituerait en savoir pour autant qu’il est expérience vécue par l’individu. L’expérience en question pourrait également être celle dont parle Rilke, d’où se dégage l’idée de l’art en tant qu’il s’« hybriderait » d’un savoir non communicable et du résultat que produit ce savoir, résultat quant à lui communicable. Le savoir non communicable serait l’expérience personnelle, pendant à la pure inspiration, voire à l’illumination ou à la révélation intérieure. Son résultat communicable serait une « façon d’observer » (dit Cucchi), ou la prise d’une position « interactive » (dit Abramovic). Ce résultat peut s’enseigner à qui veut en être l’apprenant.
Du savoir donné à croire Du caractère double de l’hybridité, s’impose une correspondance entre deux questions distinctes : insistante et première, la question d’une pensée spécifique à l’art dont la perspective se dilue dans l’idée de l’art comme empirie – à moins que ce ne soit précisément cette dernière, expérience brute avant toute élaboration, 24
qui détermine la pensée spécifique en question. La seconde question est liée à la première qu’elle repose autrement. Car parler d’un savoir non communicable, c’est risquer une confusion entre croire et savoir. De l’un à l’autre, comment formuler l’écart jusqu’à la rupture sinon qu’entre subjectivité et objectivité, le second terme se fonde, contrairement au premier, sur l’argument d’irréfutabilité. Aussi, l’argument scientifique détermine-t-il le savoir en tant que, résistant à l’épreuve de sa vérification, il se donne ou se transmet comme exposé de la pensée qui l’articule et qu’il véhicule. Tandis qu’agrégée jusqu’à la « généralisation symbolique », la croyance, elle, se transmet ou se donne comme solidification ou cristallisation de la conviction dont elle se détermine et qui la définit11. Par conséquent, si au sens courant du terme, l’expérience est ce qui fonde le savoir comme science en le vérifiant par l’expérience scientifique, il y a lieu de souligner à nouveau qu’au sens étymologique d’empeiria, l’expérience s’oppose à la science comme epistèmè. Et ainsi les deux termes, savoir empirique contre savoir scientifique, rejoignent les notions précédemment posées de « savoir de l’inventeur » et « savoir de l’expert » ou encore celles de savoir insu et savoir su. Une convergence d’opposés qui vient enfin se cristalliser dans l’idée d’un antagonisme entre croire et savoir. L’art aurait comme capacité de résorber cet antagonisme, pour autant que la transmission de ce qu’il est comme savoir supposerait le don coïncidant de ce qu’il est comme croyance. Le nœud, ou plutôt la forme d’un dénouement, tenant au fait que donner s’oppose ici à transmettre, en ce que le premier terme s’entend comme opération déterminée par le sujet (l’artiste) tandis que le deuxième s’entend comme opération déterminée par l’objet (ou l’œuvre). En d’autres termes, si donner se comprend comme un mouvement au-dehors, là où transmettre se comprend comme un glissement au-dedans, reste l’idée paradoxale du savoir insu porté par ce mouvement qu’est l’acte du don, lequel ne devient toutefois valable qu’à être reçu comme savoir su par le sujet (spectateur) qu’il vise. Comme le dit Daniel Soutif dans sa réflexion sur l’enseignement de l’art : « Il faudrait peut-être distinguer entre ce qui est donné et ce qui est transmis, parce qu’en effet, tu peux donner quelque chose qui a à voir avec ta passion mais tu ne peux le donner qu’à condition de transmettre quelque chose, et ce que tu transmets n’est pas du tout la même chose que ce que tu donnes12 ». De là pourrait-on dire que ce qui se donne de la science n’est pas tant la science elle-même que la croyance dans la science ; ce qui 25
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« Les scientifiques résolvent des énigmes en les modelant sur des solutions précédemment trouvées à d’autres énigmes, souvent avec un recours minimum aux généralisations symboliques ». Thomas S. Kuhn, op. cit., p. 258.
12 Thierry de Duve, Faire école, Dijon, Presses du réel, 1992, p. 135. Notons qu’on pourrait toutefois en dire autant de n’importe quelle discipline enseignée, le don inséparable de la transmission caractérisant le processus à l’œuvre dans l’enseignement.
13
ibid., p. 137.
14 Citation portée en exergue en quatrième de couverture du catalogue de l’exposition « Joseph Beuys », Paris, Centre Georges Pompidou, 1994.
se transmet d’elle étant alors la science elle-même, c’est-à-dire à la fois la science comme savoir et la science comme croyance. Car si un tel questionnement excède de loin le cadre de ce travail, reste le socle qu’il offre en deçà des arguments contradictoires qu’il suscite : au lieu de se définir selon cette idée du savoir en dichotomie radicale avec la croyance qui l’annule comme tel, l’art se spécifierait, quant à lui, en tant qu’il se constituerait de l’un et de l’autre. Le croire est ici un savoir non communicable, savoir insu venu de l’artiste et devenu savoir su avec l’œuvre qui s’en fait le dépositaire. Soit précisément su par elle seule puisqu’il demeure insu de l’artiste, savoir non communicable, c’est-à-dire donné, mais nécessaire à la transmission de ce qu’il est comme savoirs. « Et j’ai bien utilisé le mot “savoirs” parce qu’il me semble que tout le monde sait analyser les savoirs en savoir théorique et en savoir-faire 13 » dit encore Soutif. « Savoir-faire » dont on entend bien qu’il ne saurait être synonyme d’empeiria puisqu’il renvoie précisément à la technè. Aussi, de la pratique comme savoir empirique au savoir comme pratique d’une technique, c’est une autre voie qui s’ouvre là entre expérience et praxis : une transformation de la nature en culture par l’action de l’homme comme levier de son émancipation. Soit une définition de l’homme nouveau selon des termes marxiens qui, de n’être certes pas ceux de Beuys dont la mystique fait symétrie radicale avec l’athéisme matérialiste qu’il dénonce, n’en trouvent pourtant pas moins leur pleine concordance dans sa « thèse fondamentale ». Laquelle se résume dans cette formule célèbre « tout homme est un artiste », c’est-à-dire qu’il ne s’agit plus désormais d’une proposition émise dans le cadre d’un entretien (Cucchi) ni même d’une réflexion que le temps permet d’articuler (Abramovic). En effet, « ma thèse fondamentale, je dirais même que c’est ma seule contribution à l’histoire de l’art14 » déclare Beuys dont on sait combien l’ensemble de son œuvre est élaboré à cette idée de l’art comme étant ce qui doit permettre à chacun d’accéder à la connaissance de soi. Mais alors qu’un parallèle apparaîtrait ainsi s’inscrire avec Abramovic, s’y superpose en même temps la divergence que d’aucuns auront déjà relevée. À la notion de connaissance de soi émise par Abramovic ne répond pas vraiment celle de connaissance de soi comme artiste soutenue par Beuys ; lequel donna pour structure, plus encore qu’à son œuvre, à son existence même, sa thèse de l’être humain comme artiste. En sorte que celle-ci peut se déplier d’après le syllogisme suivant : tout homme est un artiste ; être artiste, c’est être libre ; l’homme ne peut donc 26
acquérir sa liberté qu’en se réalisant comme ce qu’il est, c’est-àdire artiste. Et sachant que Beuys entend cette idée selon une approche anthropologique par laquelle être artiste signifie actualiser sa créativité et non pas faire œuvre d’art, c’est de la liberté au sens philosophique dont il s’agit. À savoir, du libre arbitre qui suppose la liberté en tant que devoir de responsabilité à l’égard de soi-même et d’autrui. Artiste investi de sa mission en tant que guide spirituel, Beuys réaffirmera de colloque en conférence sa « thèse fondamentale » : « L’acte qui rendra l’homme libre, l’acte qui représente le Christ dans l’être humain et crée le souverain dans l’être humain, cet acte a déjà été accompli. Mais on le tait. Les idéologies matérialistes le taisent, et les Églises le couvrent d’un silence de mort15 ». Toutefois et en dépit de cet effort quelque peu surhumain d’un soutènement théorique à son œuvre qu’on dirait mieux entreprise artistique totale, demeure là encore, la forme d’une frustration que je nommais précédemment par le terme de carence de l’art à s’expliquer comme savoir. Car déterminer l’art comme potentialité de l’humain transformant le monde par lui-même n’élimine en rien la question de l’art comme activité symbolique dans la société. Beuys peut d’autant moins se réduire sous cette forme de conversion inspirée par laquelle il redéfinit l’art en redéfinissant l’artiste, puisqu’elle incarne littéralement, cette forme de conversion, l’hypothèse de l’art comme savoir en tant qu’il se détermine par là comme croyance. « Je m’empare d’un concept de Dieu, et je donne ce concept à l’homme16 » dit encore l’éminente figure de l’artiste pédagogue dont la conscience mystique est ce qui le fonde comme conscience politique. En sorte que déterminé par lui comme œuvre de sculpture sociale, son engagement dans le parti des Verts allemands qu’il co-fonda se définit de façon ultime en acte citoyen transmissible comme tel. Mais reste que cet acte vient d’un démiurge qui « donne », pour reprendre son propre terme, cette croyance qu’est la foi et qu’il appelle « concept ». Un concept anthropologique, autrement dit scientifique, dont on peut en effet s’interroger sur la dimension de savoir au sens où l’objet universel qu’est celui-ci ne s’accorde guère avec l’objet strictement personnel en lequel le détourne Beuys. Et paradoxalement, n’est-ce pas à articuler cet objet en tant que discours qu’il énonce les termes accréditant l’idée d’un croire formulé pour un savoir ? Le don inscrit une hiérarchie entre celui qui donne et celui qui reçoit, le deuxième se trouvant redevable du premier et, par là 27
15
Joseph Beuys, Par la présente, je n’appartiens plus à l’art, Textes et entretiens choisis par Max Reithmann, trad. O. Mannoni et P. Borassa, Paris, L’Arche, 1988, p. 27.
16
ibid.
17
Joseph Beuys, op. cit., p. 26.
18
Communiqué de presse de son exposition « Magnetic Dance - pour la santé mentale », op. cit. 19
Joseph Beuys, op. cit.
même, pris dans le mouvement du don en retour. C’est-à-dire de l’objet remis en circulation en tant que moyen d’accès à la hauteur du sujet ayant pouvoir de donner. Un pouvoir auquel ne répond donc pas la transmission et tel que le fait précisément entendre « chaque homme est un artiste » mais que contredit absolument, en revanche, le mode opératoire de cette « thèse fondamentale ». Laquelle s’énonce comme revendication de l’artiste Beuys qui « donne », dit-il, ce qui pourtant est naturellement transmis à l’homme par l’homme. C’est-à-dire transmis à l’homme par sa nature d’homme, ce « concept » qui, parce qu’il s’entend comme anthropologique, ne peut être par conséquent donné par un homme.
même où, laissé sans définition, l’art comme savoir trouve cependant à se déterminer sous l’espèce d’un hors champ comme lieu de sa résistance. De tout temps, savoir au présent, à toute époque, « savoir postmoderne », l’art comme savoir dans la constellation des savoirs demeure ce travail sur l’écart hégélien entre la chose et le sens qui le pose en énigme. Zone d’un entre-deux ou ligne de fracture que présentent les objets qu’il produit par l’écart, et une dialectique de l’écart d’où se produit la pensée qui les re-présentent. Objets de sens qui trouvent leur place dans le monde par la voie d’un savoir donné comme intelligible, mais transmis comme objet sensible par le pouvoir de la croyance.
Et à quel titre sinon à celui de la révélation intérieure, laquelle, plus encore que l’expérience, relève de la croyance et non du savoir, à quel titre donc l’art seul serait-il désigné à la mission de donner la liberté à l’homme ? Car de la liberté enfin comme question majeure élaborée par la philosophie, qu’en est-il ici sinon qu’elle fait saillir ce qui manque à l’art redéfini comme « science de la liberté17 ». Soit l’approche dialectique d’où inscrire celui-ci comme savoir dans la constellation des savoirs, mais à laquelle ferait barrage l’art comme savoir insu. En effet, et pour conclure sur le point où aboutit cette réflexion : nous constatons un savoir vertébrant avec Abramovic mais qui voudrait s’imposer en savoir vertébré avec Beuys ; telle est la question de l’art comme savoir que de l’un à l’autre, elle laisse béante.
Isabelle Hersant
L’art est susceptible de « générer des changements personnels profonds18 » déclare Abramovic ; l’art est le « seul levier capable de transformer la société19 » affirme Beuys. Aussi pourrait-on poser qu’avec la première, l’art serait abordé du côté de l’« inventeur » puisqu’en faisant prévaloir l’expérience vécue par chacun, il repose sur l’argument subjectif dont se fonde l’empeiria. Tandis qu’avec le second, il serait abordé du côté de l’« expert » puisqu’en faisant prévaloir le concept repris de la science, il repose sur l’argument objectif dont se fonde l’epistèmè. Mais s’il se trouve, dans les deux cas, validé comme ayant un pouvoir spécifique dans le monde, l’art n’en demeure pas moins dans cette carence à s’extraire des plis qui le dérobent à l’exposition de sa pensée spécifique en tant qu’elle le constitue comme savoir. Pour autant qu’il existe bel et bien une pensée de l’art saisissable et nommable. Un point auquel l’idée de savoir au présent aura ici donné son arrimage. Ancré à la réflexion menée par Lyotard sur la notion de « savoir postmoderne », un point qui nous ramène à ce terme 28
29
L’interdiscipline à l’œuvre dans l’art 1
John Cage, Conférences pour les oiseaux (entretiens avec Daniel Charles), Paris, Belfond, 1976, p. 161-162. 2 Clement Greenberg, « Towards a Newer Laocoon », dans Partisan Review, vol. VII, n° 4, July 1940 ; Gotthold E. Lessing, Laocoon ou Des frontières de la peinture et de la poésie (1766), Paris, Hermann, rééd. 1990 ; Rensselær W. Lee, « Ut Pictura Pœsis : The Humanistic Theory of Painting », dans Art Bulletin, vol. XXII, 1940, trad. fr. et mise à jour Maurice Brock, Paris, Macula, 1991. 3
Clement Greenberg, « Modernist Painting », dans Arts Yearbook 4, 1961, Art and Literature, n° 4, Spring 1965 (trad. fr. dans Peinture, cahiers théoriques, n° 8-9, 1974, p. 33).
« J’étais parti de l’idée que, dans un aquarium classique, chaque type de poissons est enfermé dans une petite case, avec son nom au-dessous. Tandis que dans les aquariums plus récents, toutes les espèces se côtoient et il devient impossible de décider quand un poisson vous passe devant, de quel nom exact il faut l’appeler1 ».
Modernisme et disciplinisme dans l’art Par le souhait d’aller par-delà les catégories conventionnelles, nombre d’artistes ont mis en avant des formes d’expression qui ont joué sur le paradoxe que suppose toute ambition de classification. Entre autres, celle du critique d’art américain Clement Greenberg et son projet de laocoonisme en art. Dans le Laocoon (1766), Lessing a révoqué la rhétorique de l’ut pictura poesis pour valoriser les frontières entre les arts, et introduire ce qui deviendra l’un des thèmes majeurs de la modernité dans le domaine esthétique : non pas l’exploration de la concordance des arts, mais leur différence et une spécificité qu’il appartiendrait à chacun d’entre eux de décliner pour son compte et dans son ordre propre, jusqu’à l’identifier à sa pure essence, conformément au mot d’ordre lancé en 1940 par Greenberg, dans son article, « Vers un plus nouveau “Laocoon” 2 ». L’étendue du savoir et de la pratique, selon Greenberg, doit être découpée en domaines dont on posera les limites précises ; chacune de ces disciplines faisant l’objet d’une critique, c’est-à-dire d’une définition du type de compétence qu’elle requiert et de son objet propre. Dans un texte de 1965, « Modernist Painting », Greenberg souligne que « l’essence du modernisme, c’est d’utiliser les méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette même discipline, pas dans un but de subversion, mais pour l’enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre3 ». Le domaine propre et unique de chaque art coïncide avec tout ce que la nature de son médium a d’unique. Et c’est seulement 30
dans son médium que chaque art peut et doit trouver ce qui le définit en propre et peut lui donner son autonomie. Pour chaque art, l’histoire du modernisme devient l’histoire d’une purification générique, d’une auto-purification, consistant à éliminer toutes les conventions qui ne lui sont pas nécessaires, à définir sa spécificité et à enlever tout effet dû à l’influence d’un art voisin. Ce disciplinisme orthodoxe du critique d’art conforte l’institution des différents découpages des sphères artistiques dans l’histoire de l’art : beaux-arts, au pluriel comme à l’École du même nom. Cependant, la théorie du médium de Greenberg, élaborée dans les années 1940-1950, et plusieurs autres théories artistiques du 20e siècle, notamment celles de Mondrian et de Malévitch qui ont soulevé la question du degré zéro et des caractéristiques essentielles de leur art, n’ont pas cessé d’être critiquées. Des artistes ont montré que la séparation entre les disciplines était arbitraire et conventionnelle, et ont considéré comme une exigence prioritaire le fait de travailler aux frontières des moyens d’expression, tout en les dépassant. La rupture avec les formes d’expression traditionnelles a attesté, tout au long du 20e siècle, sa féconditié, et un vaste mouvement de décloisonnement entre les arts a été entrepris. On a procédé à une redéfinition des limites des différents domaines artistiques par une nouvelle combinatoire des pratiques et des codes de chaque section. Des échanges se sont développés entre les modes d’expression, qu’ils soient interdisciplinaires, multidisciplinaires, pluridisciplinaires ou transdisciplinaires. Un mouvement plus général a suivi, que Rosalind Krauss a désigné par le terme de deskilling (déqualification), propre, selon elle, à la « post-disciplinarité » ou à « l’interdisciplinarité », et qui renvoie au vocabulaire de l’avantgarde artistique des années 1960 et avant cela à Picasso ou à Duchamp qui ont rejeté les compétences traditionnellement associées à l’art académique4.
Le concept d’intermedia Depuis les années 1910, les papiers collés cubistes mêlent les moyens d’expression et brouillent les genres par un bouleversement inventif et fécond de leurs frontières. Avec les collages, assemblages et constructions propres aux cubistes, surréalistes, dadaïstes ou constructivistes, on entre dans l’univers de l’hétérogénéité, du mélange et de la mixité. Les divers attributs de chacun de ces arts s’y retrouvent, bien qu’ils soient toujours « trafiqués ». Voilà une peinture réellement tridimensionnelle ou une sculpture 31
4 Rosalind Krauss, « La mort des compétences », dans Où va l’histoire de l’art contemporain, Paris, École nationale supérieure des BeauxArts, 1997, p. 244. Selon l’auteur, c’est l’artiste conceptuel, Ian Burn, qui a inventé le terme de deskilling ; « The Sixties: Crisis and Aftermath (or the Memoirs of an ExConceptual Artist) », Art & Text, n° 1, automne 1981.
5
Nicolas Taraboukine, « Du chevalet à la machine », 1923, trad. fr., G. Conio dans Le Constructivisme russe, t. 1, « Les Arts plastiques, textes théoriques, manifestes, documents », Lausanne, L’âge d’Homme, 1987. 6 Kurt Schwitters, « Watch your Step » (1923), trad. dans Kurt Schwitters, Merz, Écrits, suivi de Schwitters par ses amis, éd. établie, présentée et annotée par Marc Dachy, Paris, Lebovici, 1990, p. 119. 7 Schwitters envahit son espace vital à Hanovre, à Lysaker ou à Ambleside, d’une construction aux sens multiples et aux statuts indécidables, qui ne sera jamais une œuvre achevée, car toujours en cours d’exécution. En mariant ainsi différentes formes d’art, il faut voir également l’idée de l’« œuvre d’art totale Merz, qui opère la synthèse de toutes les formes artistiques dans l’unité de l’art ». Kurt Schwitters, « Merz », dans Ararat, 9 décembre 1920, trad. fr. N. Debrand-Kociak, dans Artistes, n° 6, octobrenovembre 1980 ; repris dans François Bazzoli, Kurt Schwitters, Marseille, Images en manœuvres éditions, 1991, p. 9.
peinte, une « sculpto-peinture », pour reprendre un terme d’Archipenko, une sculpture picturale de Pougny, un relief pictural de Tatline, comme synthèse de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, ou bien encore un Proun de Lissitzky, à mi-chemin de la peinture et de l’architecture. Chaque Contre-relief d’angle de Tatline inclut également la dimension de l’architecture : il naît de la surface plane du tableau, se libère du cadre, se projette dans l’espace à partir du lieu du tableau. Dans son texte publié à Moscou en 1923, Du chevalet à la machine5, Taraboukine écrit que c’est l’œuvre d’un artiste-ingénieur, qui acquiert la maîtrise productiviste préfigurant la fin de la distinction des genres et des disciplines existant jusqu’alors. Dans la recherche consistant à ne plus faire recours à la taxinomie traditionnelle, on retrouve aussi le readymade duchampien qui met en relief un art générique, non spécifié au préalable dans une classe déterminée d’artefacts, ou qui semble rater exprès le passage d’un code à l’autre. Il s’agit, selon Krauss, du « modèle même de l’art déqualifié ». On pourrait citer également les assemblages de Kurt Schwitters à qui l’artiste a donné une appellation personnelle : Merzbild (Tableau Merz) ou Merzbau (Construction Merz), car il avait compris qu’il créait « en dehors des notions génériques habituelles6 ». « Ce fut pour brouiller les frontières entre les différents arts que je pratiquai ainsi7 ». Ce désir d’élargir le domaine de son activité le conduit aussi à développer les interactions et les échanges, les travaux à plusieurs mains (Schwitters-Arp, Schwitters-Théo van Doesburg), les collaborations et les interventions communes (Schwitters-Hausmann, Schwitters-Théo van Doesburg), ou à privilégier la transmission d’une technique ou l’inspiration possible à partir d’une œuvre voisine. Ce comportement l’amenant à puiser des idées de départ un peu partout a souvent été le fait des avant-gardes. Dans l’expressionnisme, par exemple, les genres ne cessent de s’interpénétrer, et il existe entre tous les créateurs de cette époque une atmosphère de collaboration. Les peintres de cette période lisent de la philosophie (tout particulièrement Nietzsche) et des recueils de poésie et s’en inspirent dans leur poïétique. Le théâtre et le cinéma sont sensibles à la peinture et à la littérature. Cette recherche d’interactions entre les disciplines anime aussi les réalisations des suprématistes russes ainsi que des mouvements qui leur sont affiliés. Dada remet en cause, avec ironie, les cloisonnements de genres et de pratiques à l’aide du montage, du collage, du télescopage des images, des sons et des paroles, du mélange des genres. 32
À partir des années 1950, plusieurs manifestations montrent une grande expansion du champ de l’art et une prolifération de démarches : les happenings, les actions, la dématérialisation de l’objet d’art, l’utilisation de la vidéo et de la photographie, les idées, les concepts et les attitudes qui deviennent art, une présence importante du langage ou l’usage du corps de l’artiste comme support de l’œuvre, les pratiques in situ, in process ou in progress, l’intégration du paramètre temporel dans les arts contrevenant aux théories du modernisme qui prônent une stricte séparation entre les arts du temps et les arts de l’espace, etc. Il faut aussi remarquer la présence de plus en plus importante de l’interdisciplinarité par le truchement d’une multiplication de réalisations pluriartistiques qui échappent sciemment aux catégories admises, ou qui transgressent leurs limites. L’art s’épanouit entre, à travers et par-delà les modes traditionnels d’expression ou bien encore dans des médiums nouveaux ou négligés. Tout peut devenir de l’art, le passage entre les disciplines devient une aventure, et les incidents de frontières s’avèrent féconds, et donnent lieu à de nouveaux genres désignés par un nom unique. Par exemple, la performance est une œuvre hybride qui requiert d’autres catégories conceptuelles que celles instituées par le système des beaux-arts. L’extension des possibilités d’ordre matériel et technique, « la grande diversité8 » des moyens auxquels les artistes recourent depuis qu’ils ont commencé à transgresser les limites assignées par le cadre étroit des beaux-arts, ont contribué au vaste mouvement de décloisonnement. À son tour, le critique Harold Rosenberg mettait en relief en 1972 un « processus de dé-définition » qui affecte tous les arts9. Le compositeur Morton Feldman a utilisé l’expression « entre catégories » comme titre d’une œuvre musicale, mais aussi comme notion, dans un article publié en 1970, pour aborder certaines activités artistiques ambiguës quant à leur classification dans un domaine donné10. Le concept d’« intermedia » a été théorisé dans les années 1960, par Dick Higgins, un « polyartiste11 » actif, aussi bien dans le domaine de la musique, que dans celui de la performance, des arts visuels, de la littérature, du cinéma et de la théorie. Son livre Postface publié en 1964 participe à l’élaboration de ce concept qu’il reprendra en 1966, dans un essai qui lui est entièrement consacré. Ce terme, fait-il remarquer, apparaît pour la première fois chez Samuel Taylor Coleridge en 1812, dans le même sens que lui-même utilise12. Les œuvres intermedia évoquent des pratiques où s’opère une convergence entre plusieurs champs d’activités. La pratique 33
8 Ad Petersen, « Introduction », catalogue de l’exposition ’60-’80 Attitudes/Concepts/Imag es, Amsterdam, Stedelijk Museum, 1982. 9 Harold Rosenberg, The De-Definition of Art: Action Art to Pop to Earthworks, New York, 1972 (trad. fr. C. Bounay, La Dé-définition de l’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992, p. 10). 10 Morton Feldman, « Entre catégories », dans Musique en jeu, n° 1, Seuil, 1970, p. 2526. 11 Ce terme est utilisé par Richard Kostelanetz pour qualifier les artistes dont la sensibilité créative serait assez riche pour exceller dans plusieurs formes d’expression, mais qui seraient « nonadjacentes ». The Theatre of Mixed-Means. An Introduction to Happenings, Kinetics Environments and Other Mixed-Means Presentations, New York, RK Editions, 1980, p. 8, 41 et 276 (1968, La Monte Young). Cf. On Innovative Art(ist)s. Recollections of an Expanding Field, Jefferson, N. C., Londres, McFarland and Co., 1992, p. 119, 143 et 220-221. 12
L’évocation du terme d’intermedia chez Coleridge est faite par Higgins en 1981 dans une version augmentée de son article, « Intermedia » (1966), dans Horizons. The Pœtics and Theory of the
Intermedia, Carbondale et Edwardsville (USA), Southern Illinois University Press, 1984, p. 23. 13
Dick Higgins, « Intermedia », dans The Something Else Newsletter, vol. I, n° 1, février 1966, p. 1 et 3, reproduit dans Intermedia’69, Heidelberg, Verlag Edition Tangente, 1969 ; voir aussi « Intermedia » (version augmentée), op. cit., p. 18, 22-23. Cf. également Jefferson’s Birthday/Postface, New York, Nice, Cologne, Something Else Press, 1964. 14
« Évidemment une telle fusion a moins de chance d’être permanente que si elle est « marginale » ou « liminale » (de limen, le mot latin pour « seuil ») ». Dick Higgins, Horizons, op. cit., p. 6-7 et 16. 15
Dick Higgins, « Quelques réflexions sur le contexte de fluxus », cité par Jacques Donguy, 1960-1985. Une génération, Paris, Henri Veyrier, 1985, p. 34. Au sujet du ready-made de Duchamp, Higgins fait une remarque semblable ; « Intermedia », op. cit., p. 2. 16 Stanley Gibb, « Understanding Terminology and Concepts Related to Media Art Forms », dans The American Music Teacher, April-May 1973, p. 24-25. Des passages
interdisciplinaire est, selon Higgins, un art hybride qui « s’épanouit entre les pratiques » où « chaque œuvre détermine sa propre pratique et sa propre forme selon ses besoins13 ». Dans la poésie concrète, la musique pénètre au cœur du poème, la littérature s’approche de l’expérience sonore ; c’est un intermedium. Le happening – fusion des trois arts, théâtre, musique, arts visuels – est aussi, selon lui, un intermedium. Higgins revient en 1984, dans un livre intitulé Horizons (sous-titré La Poétique et la théorie de l’intermedia), sur l’importance de la notion de « fusion conceptuelle dans l’intermédium », qui permet de faire l’expérience de ce qui est de l’ordre de la marge, de la limite ou du seuil14, au moment où l’effritement des frontières semble consommé. Pour Higgins, un autre aspect de l’intermedia est « l’interpénétration de l’art et de la vie, aussi bien que l’interpénétration des médias entre eux15 ». Le concept d’intermedia a été repris en 1973 par le compositeur Stanley Gibb, dans une classification des concepts qui s’oppose aux « multimedia » respectant l’autonomie de principe des éléments confrontés : les œuvres « intermedia » recherchant une égalité, une interdépendance, voire même une « intégration totale » des diverses composantes16. Dans les œuvres « mixed-media », il existe une relative dépendance entre les éléments : « ils se mélangent, mais ne sont pas vraiment intégrés [...] Il y a une forte tendnance à une égalisation des ingrédients » sans pour autant procéder à leur « hiérarchisation17 ». Pour faire comprendre ce concept, Gibb évoque l’analogie d’un chimiste qui mélange six ingrédients dans un récipient, le résultat ayant une certaine cohésion. Cependant, s’il chauffe ce mélange provoquera une réaction chimique qui transformera les ingrédients en quelque chose d’« entièrement nouveau », ne pouvant retourner à la situation initiale sans subir une autre réaction chimique. Les œuvres intermedia feraient de même.
Les rapports entre disciplines dans les sciences humaines et dans les sciences de la nature Dans les sciences humaines et dans les sciences de la nature, une réflexion a été menée également sur les rapports entre les disciplines. Michel Cazenave et Basarab Nicolescu rappellent que le terme transdisciplinarité est assez jeune : « Il n’apparaît qu’après la première moitié du siècle, sous le poids de la nécessité que ressentaient certains penseurs d’introduire une distinction radicale par rapport à un autre mot qui était né, lui, vers 1950 – l’interdisciplinarité. Il est même probable [...] que le mot de “transdisciplinarité” 34
ne fasse son apparition que vers 1970, employé par des penseurs aussi différents que Jean Piaget, Erich Jantsch, Edgar Morin ou André Lichnerovicz18 ». Il existe au moins trois interprétations de la transdisciplinarité. La première interprétation est au-delà des disciplines ; elle est la plus radicale, la plus lointaine de la vision disciplinaire, mais en même temps la plus utopique. La transdisciplinarité est une stratégie qui, dans l’interprétation adoptée, cherche à éliminer la médiation des disciplines. Elle ne se contente ni de faire converger sur un seul et même objet les lumières de plusieurs disciplines, ni de procéder à des échanges de méthodes entre disciplines : elle scrute l’espace qui sépare les différentes disciplines pour y repérer le « flux d’information qui traverse toutes les disciplines et qui les dépasse19 ». Selon la formule de Piaget dont se réclame Nicolescu, elle abolit les « frontières stables entre disciplines20 ». L’outredisciplinarité, l’outredisciplinaire (un terme introduit en 1991 par René Berger dans Téléovision, et repris par le philosophe et musicien Daniel Charles21) qui déborde toute discipline, et même toute démarche multi-, pluri-, interdisciplinaire, évoque une facette de la première interprétation du terme transdisciplinarité. La deuxième interprétation, « à travers les disciplines » occupe une position intermédiaire ; elle est moins radicale (mais aussi moins utopique) que la transdisciplinarité « au-delà des disciplines », mais plus exigeante que l’interdisciplinarité (interprétée comme interaction des disciplines, de deux ou de plusieurs disciplines). Elle impose aux disciplines réunies une notion de finalité commune. Comme processus, elle transcende les disciplines de départ. La troisième interprétation vise la métamorphose des disciplines par leur évolution même. Cette métamorphose se produit même en l’absence de l’interdisciplinarité, pouvant être orientée vers la prolifération des disciplines. Par ailleurs, les termes de pluridisciplinarité et de multidisciplinarité sont souvent considérés comme proches ou synonymes. Une recherche ou une manifestation multidisciplinaire permet l’utilisation parallèle de plusieurs disciplines sans entraîner de modifications, puisqu’elle ne porte pas, comme telle, sur les liens entre les disciplines22. Certains chercheurs soulignent qu’il faut opposer la multidisciplinarité aux autres concepts (pluridisciplinarité, interdisciplinarité, transdisciplinarité) qui portent justement sur les liens entre les disciplines ; d’autres mentionnent que ces notions ne sont que des nuances de la multidisciplinarité (Alain d’Iribarne, Gilbert Durand23). Une œuvre pluridisciplinaire peut être entendue comme la simple réunion de plusieurs disciplines ; elle les met ensemble, 35
de cet article ont été traduits en français par Daniel Charles, dans « De Joan Miro à Francis Miroglio : graphique de la projection », Cahiers du C.R.E.M., n° 6-7, décembre 1987-mars 1988, p. 99. 17
ibid., p. 24.
18
Michel Cazenave et Basarab Nicolescu, « Introduction », dans L’homme, la science et la nature. Regards transdisciplinaires, Aixen-Provence, Le Mail, 1994, p. 11. 19 Quelques citations de Nicolescu sur la transdisciplinarité ont été reprises par Daniel Charles afin de développer sa propre réflexion sur la notion d’« outredisciplinarité » ; Daniel Charles, « Pour une poétique de l’outredisciplinarité », op. cit., p. 207. 20
ibid, p. 207.
21
ibid., p. 205-225. René Berger, Téléovision, le nouveau Golem, Lausanne, Idérive, 1991, notamment p. 32-33 ; cité également dans « Du transdisciplinaire à la réalité virtuelle », ibid., p. 164. 22 Guy Michaud et C.C. Abt, « Introduction », dans L’interdisciplinarité. Problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités, op. cit., p. 23 ; Eric Jantsch, « L’interdisciplinarité et la transdisciplinarité
dans l’enseignement et l’innovation », ibid. ; p. 108-109 ; Jean Piaget, « L’épistémologie des relations interdisciplinaires », ibid. ; p. 141. 23
Gilbert Durand, « Multidisciplinarités et heuristique », dans Entre savoirs. L’interdisciplinarité en acte : enjeux, obstacles, perspectives, Toulouse, Eres, Colloque de l’UNESCO, 1992, p. 35. Selon Nicole Rege Colet, la pluralité disciplinaire appartenant aux trois modalités possibles de pluri-, inter- et transdisciplinarité peut être désignée sous le terme de codisciplinarité ; cf. Pluridisciplinarité, interdisciplinarité, transdisciplinarité : quelles perspectives en éducation ?, Genève, Université de Genève, 1993, p. 26. 24
Pierre Delattre, « Interdisciplinaires (Recherches) » (1976), Encyclopædia Universalis, Paris, corpus XII, 1990, p. 433-434. Cf. L’interdisciplinarité, op. cit. ; Pierre Resweber définit à son tour l’approche pluridisciplinaire comme « la mise en présence de plusieurs disciplines », Méthode interdisciplinaire, Paris, P.U.F., 1981, p. 71.
mais par-delà les effets d’une certaine contamination, chaque discipline conserve sa spécificité. Cette association de disciplines concourt à une réalisation commune, mais sans que chaque discipline ait à modifier sensiblement sa propre vision des choses et ses propres méthodes24. La pluridisciplinarité est relationnelle, mais non interactionnelle comme l’interdisciplinarité. Marcel Boisot fait une distinction en définissant la pluridisciplinarité comme de l’interdisciplinarité restrictive, quand il n’y a pas d’interaction entre les disciplines, mais seulement des effets de contrainte résultant de l’application simultanée de plusieurs disciplines25. Le terme de pluridisciplinarité en art est souvent utilisé aujourd’hui au sens donné par Richard Kostelanetz à une pratique polyartistique26. L’interdisciplinarité, quant à elle, désigne l’utilisation combinée de quelques formes d’expression ; combinaison qui conduit à des interactions et qui entraîne des transformations réciproques de chacune d’elles. L’intérêt porte sur les confins et les recoupements mutuels entre les disciplines27 (ce qui reprend la réflexion de Higgins sur l’intermedium en art). Nous ne retrouvions pas cette interaction génératrice dans la pluridisciplinarité. Selon Guy Palmade, « la notion d’interdisciplinarité est en effet régie par ce que l’on entend à propos de ce qui est “entre”, et l’on peut alors soit considérer ce qui sépare à l’intérieur d’un certain ordre deux entités que l’on situe dans cet ordre, soit les rapports qui existent entre ces entités28 ». En ce sens, et pour poursuivre le raisonnement de Palmade, non plus dans le champ des sciences humaines, mais de l’art, on pourrait se demander si le tanztheater allemand de Pina Bausch, par exemple, est constitué par les relations réciproques entre la danse et le théâtre, ou par des phénomènes distincts de ceux dont se sont occupées ces deux disciplines et que l’on peut de quelque manière situer entre les expériences et les intérêts qui sont propres à l’une et à l’autre. Dans les divergences qui peuvent ressortir à propos de la « manière dont l’interdisciplinarité se définit entre les disciplines29 », c’est l’ambiguïté de l’interdisciplinarité elle-même qui se profile : l’entre exprimant l’espacement, la répartition ou une relation réciproque.
L’im-pensé de l’interdisciplinarité 25
Marcel Boisot, « Discipline et interdisciplinarité » , dans L’interdisciplinarité. Problèmes
En revenant maintenant aux années 1950 et au souhait de plusieurs artistes de cette époque de s’émanciper des canons rigides, de la disciplinarité dans l’art, citons l’exemple très fécond des combine-paintings, un terme utilisé dès 1952 par l’artiste américain 36
Robert Rauschenberg, pour qualifier des œuvres mixtes qui recourent à la fois à des techniques picturales, au collage et à l’assemblage d’objets réels. Rauschenberg a fait cette observation montrant qu’il refuse les termes de classement et veut éviter ainsi les catégories : « J’appelle mon travail des “combines”, c’est-à-dire des œuvres combinées, des « combinaisons ». Je veux ainsi éviter les catégories. Si j’avais appelé peintures ce que je fais, on m’aurait dit que c’étaient des sculptures, et si j’avais appelé cela des sculptures, on m’aurait dit qu’il s’agissait de bas-reliefs ou de peintures30 ». C’est dans le contexte américain où prévaut l’impératif d’une réduction moderniste que Donald Judd a proposé en 1965 le nom d’objets spécifiques revendiquant une forme d’art qui ne serait « ni de la peinture ni de la sculpture », mais qui « leur jette à toutes deux un défi31 ». Les combine-paintings, les objets spécifiques font appel à des œuvres qui seraient ambiguës quant à leur classement dans une catégorie spécifique, mais exemplaires d’une création favorisant ce qui règne entre les arts. Sur la base d’une position séparatiste refusant le brouillage des catégories artistiques bien rangées, le critique d’art américain Michael Fried met en lumière en 1967 le problème de l’entre dans la sculpture minimaliste de Morris ou Judd : « Ce qui se situe entre les formes d’art est théâtre32 ». Le théâtre et la théâtralité, dans la critériologie formaliste, est connu comme « commun dénominateur » de tous les efforts pour combler le vide séparant les arts canoniques, qui ne peuvent se rencontrer qu’au prix d’une « dégénérescence » comprise comme sortie hors du genre. Cela signifie qu’il ne peut y avoir d’art entre les médiums, et que si quelque chose n’est ni de la peinture ni de la sculpture, c’est que ce n’est pas de l’art. Ce que Fried appelle théâtre, c’est ce fond de « non-art » contre lequel se détachent les formes d’art33. Il n’est guère surprenant aujourd’hui de constater l’importance des contacts et des échanges entre des disciplines variées. Depuis le premier happening de J. Cage, Cunningham, Tudor, Olson, Richards et Rauschenberg en 1952, au Black Mountain College, – l’Untitled Event, nommé plus tard Theater Piece # 1 –, les œuvres faisant appel à plusieurs disciplines ont été nombreuses, à tel point, que leur taxinomie pose problème. Selon quelles catégories pouvonsnous les regrouper ? Cette question n’a pas seulement un intérêt académique, selon Daniel Charles, mais le contenu de ce que l’on est censé apprécier varie selon le degré d’intégration ou d’homogénéisation des différentes composantes en jeu34. Y aurait-il une critériologie de référence, dont nous pourrions disposer, poursuit-il, et 37
d’enseignement et de recherche dans les universités, Paris, Organisation de cooprération et de développement économique (OCDE), 1972, p. 96-97. 26
Richard Kostelanetz, op. cit. 27
Plusieurs auteurs abondent en ce sens. Ne citons ici que la définition de Piaget : « […] niveau où la collaboration entre disciplines diverses ou entre des secteurs hétérogènes d’une même science conduit à des interactions proprement dites, c’est-à-dire à une certaine réciprocité dans les échanges, telle qu’il y ait au total enrichissement mutuel», op. cit., p. 142 ; cf. aussi Problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités, op. cit., p. 23. 28
Guy Palmade, Interdisciplinarité et idéologies, Paris, Anthropos, 1977, p. 7. 29
ibid., p. 8.
30
Robert Rauschenberg (1964), dans Jean-Louis Ferrier, L’aventure de l’art au 20e siècle, Paris, Chêne/Hachette, 1992, p. 609. 31
Donald Judd, « Specific Objects », dans Arts Yearbook 8, 1965, trad. fr. A. Perez, « De quelques objets spécifiques », dans Écrits 1963-1990, Daniel Lelong éditeur, Paris, 1991, p. 10.
32
Michael Fried, « Art and Objecthood », dans Artforum, vol. V, n° 10, juin 1967, p. 21. 33
ibid., p. 15 et 21.
34
Daniel Charles, op. cit., p. 99.
35 Georges Gusdorf, « Passé, présent, avenir de la recherche interdisciplinaire », dans Revue internationale des sciences sociales (numéro spécial sur les Facettes de l’interdisciplinarité), Paris, Unesco, vol. XXIX, n° 4, 1977, repris dans Interdisciplinarité et sciences sociales, Paris, Unesco, 1983. La réactualisation du thème interdisciplinaire est considérée par Gusdorf comme un « symptôme pathologique » lié à cette désagrégation. Cf. également Hilton Japiassu, Interdisciplinaridade e Patologia do saber, Rio de Janeiro, Imago editora, 1977. Pierre Delattre, op. cit., p. 434. 36
Pierre Delattre, op. cit., p. 434.
qui sans être trop normative, nous permettrait de construire un espace épistémologique de référence encadrant le concept d’interdisciplinarité en art et les notions connexes de multidisciplinarité, pluridisciplinarité ou transdisciplinarité ? Cette question du jeu complexe que se livrent les disciplines entre elles n’a pas seulement un intérêt en tant qu’objet d’une réflexion théorique : selon les diverses composantes en jeu, leur degré d’intégration, la nature et la profondeur des interconnexions possibles, la pratique permettant la collaboration entre disciplines varie. De la composition scénique de Kandinsky, Sonorité Jaune (1909) ou Violet (1911), mettant en avant l’utopie d’une fusion, d’une synthèse des arts, au Untitled Event de Cage, une œuvre exemplaire de multimedia favorisant la rencontre de diverses disciplines qui demeurent autonomes, des différenciations se font jour. Arrêtons-nous brièvement au concept d’interdisciplinarité, en tant qu’il s’applique de façon générale aux diverses branches de la connaissance. Face à des savoirs tenus pour éclatés et morcelés, à la « désagrégation de l’espace mental moderne35 », pour reprendre une expression de Georges Gusdorf, un premier constat s’impose : que ce soit dans les champs des sciences de la nature, de la philosophie et des sciences humaines, l’intérêt pour le concept d’interdisciplinarité réactualise une ancienne question de philosophie, le souci d’une certaine unité du savoir et des connaissances. Pour plusieurs auteurs, l’interdisciplinarité est un support permettant un remembrement de l’espace mental dans son ensemble par une réorganisation des domaines du savoir et la mise au point d’un cadre de connaissance plus global, une solution à la sur-spécialisation et à la ségrégation entre les disciplines. Comme méthode de recherche ou stratégie de production des connaissances, l’interdisciplinarité poursuit des objectifs plus ambitieux d’un point de vue épistémologique que la multidisciplinarité ou la pluridisciplinarité, car elle impose aux disciplines réunies une notion de finalité commune. Son but est d’élaborer un formalisme suffisamment général pour permettre d’exprimer dans un langage unique, commun, les concepts, les préoccupations, les contributions d’un nombre plus ou moins grand de disciplines qui autrement resteraient cloisonnées dans leurs jargons respectifs36. Et de par cette axiomatique commune facilitant les contacts et les échanges entre des domaines de connaissance éloignés, il y a l’espoir que l’interdisciplinarité saura être une source de progrès scientifiques et techniques importants. L’interdisciplinarité est d’ailleurs un concept opérant, performant dans les sciences. 38
En art, cette conception de l’interdisciplinarité en tant que recherche d’un langage commun évoque le projet de la synthèse des arts, de la difficile synthèse de la pratique et de la théorie, dans l’idée et la structure du Bauhaus et de son enseignement. Rappelons cette représentation schématique de l’organisation des études réalisée par Paul Klee en 1922 : au centre se trouve la scène considérée comme espace interdisciplinaire par excellence, vers lequel convergent les études des diverses disciplines entreprises dans cette institution. La scène est le dénominateur commun, le lieu d’aboutissement de l’enseignement, un espace de fusion totale. Gropius va d’ailleurs assigner au théâtre, à partir de 1923, une position centrale faisant du travail théâtral le « double » du travail de l’architecte : « Comme dans l’œuvre d’Architecture, toutes les parties abandonnent leur propre Moi au profit d’une animation collective supérieure de l’Œuvre Totale, ainsi dans l’œuvre théâtrale se concentre une multitude de problèmes artistiques, selon cette loi spécifique supérieure, au profit d’une nouvelle et plus grande unité37 ». Le Bau-Geist – l’esprit de construction – pour reprendre la terminologie de Gropius, qui permet la construction scénique, met en avant l’unité dans la diversité. Jean-Paul Resweber, en réfléchissant du point de vue de la pédagogie, à la Méthode interdisciplinaire, soutient que la synthèse obtenue, grâce à l’interdisciplinarité, dans divers champs de savoir ne serait pas une « totalisation idéale » mais une « réduction herméneutique », un paradigme commun aux significations disciplinaires. Ce paradigme, insiste-t-il, n’est pas un simple dénominateur commun, mais il est « plutôt la symbolisation d’un non-dit ou d’un im-pensé vers lequel font signe les discours des disciplines38 ». Une réflexion sur le concept d’interdisciplinarité par la mise en relief de cette zone ambiguë de dessaisissement des discours et des savoirs, l’im-pensé, est d’intérêt. N’est-ce pas par l’expérimentation de cet espace de l’entre-savoirs – jusqu’à ce que des idées non encore pensées apparaissent, jusqu’à faire surgir l’impensé, donc la genèse d’un sens non encore donné – que John Cage entend transformer l’esprit même de la transmission des connaissances en milieu universitaire ? Cage cherche à appliquer à tout le champ de la connaissance, la richesse de ce qu’il appelle l’ interdisciplinarité, qu’il définit en tant que « fertilisation croisée », « interpénétration de ces arts et de ces sciences39 » qui jusque là se développaient hiérarchiquement, et qui étaient maintenus séparés pour des raisons de simplification et de pédagogie. L’interdisciplinarité peut s’expérimenter dans un climat très riche, 39
37
Walter Gropius, Idee und Aufbau des Staatlichen Bauhauses Weimar, Munich, Bauhausverlag, 1923, p. 10. 38
Jean-Paul Resweber, Méthode interdisciplinaire, op. cit., p. 92. 39
John Cage utilise le terme même d’interdisciplinarité, op. cit., p. 221.
40
ibid., p. 221.
41 ibid., p. 45. Citons tout particulièrement de Thoreau, l’essai de 1849, La Désobéissance civile et son Journal (14 vol.) publié en 1906.
Cage utilise à dessein une expression répandue dans les textes japonais, celle d’égarement. Il va sans dire que ce principe d’interdisciplinarité participe à une démarche philosophique globale qui est l’ouverture de l’être à toute expérience. D’où l’intérêt pour Cage d’ouvrir des brèches dans l’étanchéité des divers champs de savoirs, dans le haut lieu de la connaissance qu’est l’Université en permettant une libre circulation des savoirs, le jeu des entresavoirs. Il s’agit d’une transposition de méthodes spécifiques, au sein de disciplines qui leur sont étrangères. Dans une réforme de l’institution universitaire, il mentionne, par exemple, un projet à l’Université de l’Illinois de généraliser les systèmes des cours faits par un professeur étranger à la discipline considérée, et qui n’a aucune compétence sur le sujet. On demandera, par exemple, à un scientifique de parler à des musiciens. Cela permettrait, selon Cage, de donner de bien meilleurs résultats que si on abandonnait les musiciens à un musicien40. Mais est-ce que la rencontre de ces disciplines que propose Cage favorisera une pluridisciplinarité ou une interdisciplinarité ?
Cage et le dialogue des arts Les expérimentations menées au cours des dernières décennies par Cage ont constitué un jalon indispensable dans une réflexion sur l’interdisciplinarité en art, de par son mode d’approche capable d’échapper aux divisions académiques, de favoriser les passages d’un domaine à l’autre, de faire éclater le caractère rigide de l’œuvre d’art, qu’elle soit de nature musicale, plastique ou poétique. Par delà les hiérarchies, on trouve chez cet artiste – dont la pensée est elle-même dynamisée par la réflexion du philosophe et théoricien de la politique du 19e siècle Henry David Thoreau – la mise en pratique d’une anarchie ludique, une anarchie « pratique » ou « praticable » qui ne « contient pas la police », pour reprendre ses termes41. Comme musicien, il a mis en relief une méthode compositionnelle de superposition de pièces, une méthode à objets multiples ou multidiffusion, qu’il a transposée au principe de ce qu’il a appelé interdisciplinarité : une réunion de divers arts. Dans les œuvres superposées de Cage, il n’y a pas un univers sonore, mais un « multivers », pour reprendre sa terminologie. Il s’agit de combiner les espaces d’œuvres différentes ou des stratifications de la même œuvre ; ces espaces tendant à se multiplier les uns par les autres. Dans les Song Books (1970) par exemple, se mixent et se croisent Satie et Thoreau, un renvoi à Satie par la technique des collages et à Thoreau, par l’esprit de l’œuvre de ce philosophe, 40
mais aussi par le mixage de plusieurs textes provenant du Discours sur la désobéissance civile et du Journal (lequel a aussi servi de référence à Empty Words, 1973-1978, notamment Empty Words III, 1974-75). Au Théâtre de la Ville, en 1970, il a eu l’idée de superposer les Song Books, le Rozart Mix (1965) et le Concert for Piano and Orchestra (1957-1958). Cage a souvent eu recours à des superpositions de ses musiques, mais aussi celles d’autres compositeurs pour immerger l’auditeur dans une « musique-processus42 » qui permet d’accéder à un mouvement d’« ouverture » et à une dispersion de l’attention. Fondamentalement John Cage n’adhère pas à l’univers baudelairien des correspondances entre les arts, une réflexion inspirée du Traité des représentations et des correspondances (1749-1756) d’Emmanuel Swedenborg. Si l’on excepte la musique qui accompagnait un film sur les mobiles de Calder, dans lequel Cage a essayé de jouer le jeu des correspondances et des équivalences plus ou moins parallèles entre image et son, celui-ci met en avant une conception du « dialogue des arts » : « Mais je ne crois pas beaucoup en une “correspondance”. Il me semble qu’il y a plutôt dialogue. C’est-à-dire que les arts, loin de communiquer, conversent entre eux. Plus ils sont étrangers l’un à l’autre, et plus le dialogue est utile43 ». Je citerais ici à titre d’exemple la collaboration qu’il a établie avec le chorégraphe Merce Cunningham. Les ballets conventionnels sont construits autour d’une idée centrale, que la danse démontrerait et que la musique soutiendrait, alors que dans la réalisation commune de ces deux artistes, la musique, la danse ne proviennent pas d’une idée centrale. La danse cherche à se libérer de son inféodation traditionnelle à l’égard de la musique. Les champs conviés sont aussi autonomes que possibles : les éléments restent distincts – il n’y a pas de synchronisation des gestes aux sons. Dans l’opération multidisciplinaire en jeu, pour reprendre la nomenclature de Gibb, il y a dialogue des arts (au sens du grec dia – séparation, distinction des arts). Dans la rencontre avec les autres disciplines, chaque art garde son espace, une idée qui a toujours hanté Cage : « l’indépendance des différents arts est la condition de leur espace44 ». Cet espace est d’ailleurs lui-même miné par toutes sortes de méthodes de composition inspirées de stimuli « casuels » (l’observation des imperfections du papier, l’emploi de mappemonde, d’atlas astronomiques, etc.), d’interventions d’éléments occasionnels et indéterminés, et jusqu’à l’utilisation de « règles éventuelles » comme celles déterminées par la lecture du « Livre des mutations », du I Ching, un recueil d’oracles de la Chine 41
42
ibid., p. 133, 147 et 149.
43
ibid., p. 162 et 194. Le film sur Calder, Works of Calder, a valu un prix en 1951, au Festival du film de Woodstock.
44
ibid., p. 164.
45 ibid., p. 44, 73 et 85. Ces notions ont été développées à partir des idées de son maître Suzuki. Dans un autre contexte, Higgins a utilisé lui aussi le terme d’interpénétration pour définir l’intermedia. 46
ibid., p. 86-88.
47
ibid., p. 165.
ancienne. Cage n’est pas seul à utiliser des méthodes de hasard ; Cunningham l’a fait lui aussi pour son travail de chorégraphie. Pour reprendre une des réflexions de Cage inspirée de la philosophie orientale, chaque chose est au centre. Il y a une multiplicité de centres. Et tous sont en interpénétration qui plus est « sans obstruction45 ». Les arts s’interpénètrent d’autant plus richement et avec plus de complexité, selon lui, qu’on ne cherche pas à établir des relations entre eux et qu’un intervalle les sépare. On retrouve la même idée chez Buckminster Fuller qui décrit le monde comme un ensemble de sphères entre lesquelles il y a du vide, un espace nécessaire, ce que Cage appelle le nothing in between – le « Rienentre » les éléments, un lien nécessaire à l’interpénétration46. Dans l’Untitled Event, Cage essaie de rassembler en une libre rencontre non pas deux, mais plusieurs arts. Chaque art peut être considéré comme un son. Et le problème qui se pose est de trouver un moyen de multiplier, de mettre en présence nombre d’événements, tant visuels qu’auditifs, autant de « sources sonores47 » dans le processus de l’action musicale : poèmes, piano préparé, conférences, diapositives et films projetés sur le plafond et aux extrémités de la salle sur des toiles blanches de Rauschenberg, tandis que lui-même passe de vieux disques sur un phonographe, et danse. Pour reprendre la terminologie de Boisot dans sa réflexion sur la théorie de l’interdisciplinarité, il s’agit d’ interdisciplinarité restrictive, également appelée pluridisciplinarité, car Cage ne recherche pas l’interaction des arts, mais seulement des effets de contrainte résultant de l’application simultanée et superposée de plusieurs disciplines. Les effets de contrainte sont liés au temps, des structures temporelles encadrant l’intervention de plusieurs événements. Il faut que chaque participant respecte des séquences temporelles très précisément indiquées et réparties au sein des quarante-cinq minutes de la durée totale. Et il y a superposition de ces temps distincts. Le dialogue des arts permet de dédouaner un art de son assujettissement à l’égard d’un autre art. Il ne s’agit pas tant de séparer de façon délibérée les arts, mais plutôt de viser à vérifier, à expérimenter l’espace d’interférence des arts en jeu. Cette interpénétration requiert entre les champs conviés l’écart d’un espace de jeu laissé libre : l’espace intercalaire, incertain du no sound’s land. L’expérience cagienne de cet intervalle entre des frontières à la lisière en friche des champs, donne à penser que le compositeur est très sensible à cet im-pensé, pour reprendre l’expression de Resweber, « vers lequel font signe les discours des 42
disciplines ». On pourrait analyser en ce sens son expérience de la poésie. Rappelons l’aphorisme envoyé à André Boucourechliev, et repris dans A Year from Monday, qui conseille au musicien d’« en user avec le langage (tandis que l’on attend qu’advienne autre chose que la syntaxe) comme s’il était une source de sons que l’on peut transformer en charabia48 ». Sa conception de l’art permet donc une cœxistence de plusieurs couches de sens et de formes qui se superposent et qui résonnent ensemble sans que l’une s’impose à l’autre, sans raisonner l’une sur l’autre. L’art adjoint le dis-joint en maintenant l’écart et en le mettant en œuvre comme tel dans l’espace du dialogue. L’espace entre maintient ensemble et l’écart et le rapport à l’autre. Ce pourrait être ce que Gillo Dorfles a nommé dans les collages – verticaux et horizontaux – aussi bien dans les champs du visuel et du sonore, « l’intervallarité, c’est-à-dire l’importance, dans la constitution du collage, que détient l’intervalle entendu non seulement comme distance entre deux sons ou deux objets, mais aussi comme moment de pause, de détachement, de brisure entre les éléments simples composant le collage, et, en général, n’importe quelle composition49 ». L’œuvre de Cage met en présence plusieurs arts pour en faire surgir des combinaisons imprévues, inédites, comme autant de cheminements dans l’inconnu du domaine intersticiel. Mais l’interdisciplinarité agissant dans ce no man’s land n’est plus seulement un concept théorique ; elle est aussi et surtout une pratique individuelle, un processus, une attitude d’esprit, faite de curiosité, d’ouverture réciproque, de sens de l’aventure en dehors des sentiers battus. L’interdisciplinarité est aussi une pratique collective, ouverte au dialogue dans la réalisation d’œuvres, dans l’enseignement et dans la philosophie « praticable » de cet artiste50. Elle se présente à la fois comme une « pratique polémique51 », pour reprendre l’expression de Guy Berger, et comme le moyen d’une « joyeuse libération ». D’où une interrogation fondamentale sur le savoir, en même temps que sur l’homme et sur la société. C’est ce que Cage a appelé aussi le « théâtre », qui n’a plus le sens péjoratif donné par Fried au « non-art » de « ce qui se situe entre les formes d’art » : « Ma musique, mentionne Cage, était déjà du théâtre. Et le théâtre n’est qu’un autre mot pour désigner la vie52 ». C’est aussi l’expérience de la cœxistence et de la connivence entre des poissons inclassables dans l’aquarium, qui éclaire sur la façon dont Cage envisage la musique, l’art et aussi l’existence en général. 43
48
John Cage, « Preuves », dans 181, mars 1966, p. 37-38.
49 Gillo Dorfles, « Le rapport entre collage visuel et collage musical: verticalité et contiguïté de combinaisons hétérogènes », dans Revue d’esthétique (n° spécial « Collages »), n° 3-4, Paris, UGE, 1978, p. 309. 50
« Cage réalise sa philosophie : il la met en musique. » ; Daniel Charles, Gloses sur John Cage, Paris, UGE, 10/18, 1978, p. 93. 51
Guy Berger, « L’interdisciplinarité comme concept ou comme pratique polémique », art. cit., p. 55.
52
John Cage, « Conférences pour les oiseaux », op. cit., p. 165.
53 Cf. Louis Marin, « Frontières, limites, limes : Les récits de voyage dans L’Utopie de Thomas More », dans Frontières et limites, Paris, éd. Centre National d’art et de culture Georges Pompidou, 1991, p. 105130. 54
Michel Serres, Éclaircissements (entretiens avec Bruno Latour), Paris, Bourin, 1992, p. 106.
Ces espaces entre sont certes plus compliqués qu’on ne le pense. Ils permettent de concevoir des frontières communes, quoique floues, indécises entre les champs. On pourrait définir les frontières par les limites qui séparent un domaine d’un autre, les limites considérées à la fois comme chemin et intervalle53. La limite déploie un intervalle entre des contiguïtés et des voisinages. Le limes étymologique de limite peut être considéré comme un passage entre deux champs, une bordure, ce qui est entre deux bords, un chemin entre deux frontières, un poros qui utiliserait les extrémités des territoires pour se frayer un passage (comme figure, évoquons ces petits sentiers creux de Bretagne qui permettent une progression entre les champs sans jamais franchir la clôture de leurs haies : l’entre-deux de la limite comme espace de déplacement, traversées entre deux domaines). Cet intervalle entre des frontières nommé limite par le limes étymologique s’appelle lisière, mais ce n’est plus cette fois un chemin ; plutôt un no man’s land, la friche : espace intercalaire, entame d’ensauvagement. Le passage entre les disciplines, dans ce lieu complexe, selon Michel Serres, suppose « moins une jonction dominée qu’une aventure à courir54 ». Certes, il n’y a pas d’interdisciplinarité sans disciplinarité, mais il n’y a pas d’interdiciplinarité sans indiscipline. La figure de l’anarchiste de l’art, l’indiscipliné John Cage, reste toujours actuelle et permet d’aller au-delà de tout savoir établi, à plus forte raison de toute discipline et même toute démarche qu’elle soit multi-, pluri- ou même inter-disciplinaire. Son art s’est développé aux lisières des disciplines déjà constituées en scrutant l’espace qui s’infiltre entre elles, mais aussi en repérant non seulement ce qui sépare les disciplines les unes des autres, mais également ce qui les traverse, les transforme, les déborde et les dépasse, de façon proprement transdisciplinaire ou mieux encore outredisciplinaire. Lorraine Verner
44
La pratique du journal photographique comme questionnement des codes artistiques Art et savoir apparaissent a priori antagonistes, si l’on considère – selon un point de vue qui mériterait discussion – que le premier instaure un rapport au monde fondé sur la subjectivité du créateur, voire du spectateur, tandis que le second instaure une relation objective avec le réel, développée par un discours argumentatif qui vise à mettre au jour une vérité1 sur celui-ci. Cette dichotomie semble corroborée par l’histoire de la philosophie elle-même, qui, de Platon à Hegel, n’a pas toujours accordé à l’art un statut de vérité. Mais elle est cependant à nuancer fortement au regard de la nécessité pour chacun de ces domaines de générer, pour euxmêmes, une épistémè avec ses codes, ses concepts, ses théories, certes élaborés au contact du réel, mais qui sont aussi le produit de leur histoire. De ce point de vue, l’artiste, pas plus que le chercheur scientifique, n’échappe à une culture, et donc à ce qui a été élaboré, construit au sein de celle-ci, et son travail ne prendra de valeur que par référence à l’ensemble des concepts ou réalisations existant à un moment donné. En ce sens, ils dialoguent, l’un comme l’autre, avec des objets de savoirs constitués, issus de l’histoire de l’art ou des sciences. Or pour l’artiste et le chercheur le dialogue avec le réel, avec le fait brut, et a fortiori le retour à l’expérience, 45
1
Voir à ce propos : Michel Makarius, « Au plaisir des œuvres », dans L’Art est-il une connaissance ?, Quatrième forum Le Monde, Le Mans, textes réunis et présentés par Roger-Pol Droit, Le Monde Éditions, 1993, p. 28-36.
2
Voir à ce sujet : Jacques Le Goff, « Les mentalités, une histoire ambiguë » dans Faire l’histoire, Nouveaux objets, t. III, sous la direction de Jacques Le Goff et Pierre Nora, Paris, Gallimard, 1974, p. 80-87. 3
Allan Kaprow, « L’Héritage de Jackson Pollock », 1958. Selon l’auteur, Pollock a certes rompu avec les codes de la peinture amÈricaine dominante grâce à la spontanéité du dripping, mais il n’a pas fourni à l’art américain les moyens d’une ouverture aussi radicale que celle apportée par le happening. Ce dernier prolonge la peinture hors de son cadre, dans la vie elle-même : il faut ainsi passer de l’acte pictural à la notion « d’environnement ».
permettent d’éprouver la validité de ces savoirs, de les confirmer ou de les accommoder, voire de les restructurer.
Une réorientation concomitante de l’histoire et de l’art vers la figure de l’homme quotidien Parties prenantes de l’épistémè d’une époque, il a pu arriver qu’art et science opèrent dans le même temps une sortie hors de leur champ spécifique, pour relégitimer leur propos au contact d’une même réalité. Ce fut le cas à la fin des années 1960 et au tout début des années 1970, pour l’Histoire notamment, et un pan entier de la création artistique, qui se sont retrouvées sur le terrain commun de l’homme au quotidien. En effet, creusant plus avant la voie ouverte par l’École des Annales, la Nouvelle Histoire a, pour sa part, élargi son domaine à celui de l’anthropologie, délaissant l’événement, le politique, l’humeur des grands de ce monde comme déterminants primordiaux des évolutions, pour une prise en compte de l’homme quotidien, et une analyse des structures familiales, des habitudes, et de la « culture matérielle », c’est-àdire les objets usuels et les habitations. C’est tout particulièrement « l’histoire des mentalités » qui a imposé à l’historien de voir des hommes, là où le philosophe peut affirmer qu’il existe un homme, à propos duquel il présente ses réflexions. Ainsi la Nouvelle Histoire se situe au point de jonction de l’individuel et du collectif, du temps long et du quotidien, de l’inconscient et de l’intentionnel, du marginal et du général2. Dans le même temps, l’art s’est détourné de la conception d’un médium artistique qui n’existerait que pour et par lui-même, qui devrait de ce fait travailler au plus près de sa spécificité pour atteindre à sa pureté, dans une parfaite autonomie par rapport au réel, et à une intelligibilité assurée par la seule continuité de l’art. Des mouvements des années 1960, comme Fluxus ou le Pop Art, nourris par les audaces avant-gardistes du début du 20e siècle, ont rompu avec cette spécialisation à l’intérieur du champ artistique lui-même, et plus largement, avec la spécialisation des savoirs et des activités humaines. Les membres de Fluxus ont ainsi ouvert la voie à des échanges intenses entre « l’illimité de la vie et l’illimité de l’art3 », selon l’expression de George Maciunas, théoricien du mouvement. L’art, tel qu’Allan Kaprow le définit, doit être élargi à la notion d’« environnement3 », et intégrer les formes les plus banales et les plus aléatoires de l’existence ordinaire, car toutes sortes d’objets le concernent : nourriture, objets usuels… Cette ouverture à la banalité du quotidien a ainsi opéré un décloisonnement 46
radical de l’art et de la vie, et, plus qu’une simple prise en charge du quotidien, une implication active dans celui-ci, et, à terme, l’expérience plus que l’objet fini, le faire plus que le savoir-faire, et en tout cas une relation au monde non entravée par la barrière de savoirs constitués.
Le journal photographique comme forme d’intégration radicale de l’homme quotidien dans l’art C’est ainsi qu’un « art moyen » comme la photographie, imprégné de la biographie de chacun dans son usage courant d’identification, de mémorisation, de célébration, a pu être un médium privilégié de cette mobilisation de l’homme quotidien dans l’art. Parmi toutes les entreprises photographiques à visée autobiographique qui ont essaimé ces trente dernières années, la forme du journal photographique apparaît la plus symptomatique. En effet, il y a comme une surdétermination du quotidien dans l’utilisation conjointe de ce médium, la photographie, et de cette forme, le journal, et, par là même, une affirmation redoublée de faire œuvre hors des limites de l’art. La photographie, à cause des usages sociaux qui en sont faits, et donc de sa finalité pragmatique, a été longtemps marginalisée par rapport aux autres arts visuels. Du point de vue de l’art muséal, elle est en effet un art impur, car ancré dans les domaines du travail, de la communication et de la famille4. Le genre du journal, par son refus de travailler de prime abord la représentation, confiné qu’il est à la consignation de l’instant, a longtemps été considéré comme un genre illégitime, un sous-genre, qui ne pouvait pas accéder au statut d’œuvre5. Quotidien, le journal l’est donc par son processus et par son contenu, puisque tenu jour après jour et en prise sur l’expérience que le diariste a de lui-même et du cours de sa vie, dans ses aspects les plus saillants ou les plus inconsistants. Quotidien, voire trivial, le journal l’est aussi, dans l’acception polysémique du terme, à la fois au sens étymologique de ce qui est « à la croisée des voies », et au sens courant de « contraire aux bons usages, aux bienséances », puisque situé à la frontière de l’art et du non-art, par son identité protéiforme qui lui permet d’intégrer tous les aléas de l’expérience, sans égard pour les codes de la représentation, qu’ils soient moraux ou esthétiques. La combinaison d’un art « fonctionnel », la photographie, et d’un dispositif formel ouvert, le journal, assure à la pratique autobiographique de se situer sur le terrain de l’expérimentation, avant toute rationalisation. Mais en dehors même de cet ancrage dans la praxis 47
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Voir Jean-Marie Schaeffer, « De l’art photographique », dans La Recherche photographique n° 18, « La Photographie estelle une image pauvre ? » Paris Audiovisuel, Printemps, 1995. Par ailleurs, Jean-Marie Schaeffer se demande, – ce qui correspond au champ de questionnement sur les rapports entre photographie et savoirs artistiques constitués – si la vitalité de l’art photographique n’est pas, paradoxalement, fondée sur l’illégitimité muséale de ses valeurs esthétiques, et si l’on peut prétendre que ses « liens intimes […] avec l’action, le travail, la communication ou la famille », hors toute préoccupation artistique a priori, l’empêcheront d’avoir une « grande puissance esthétique », à l’instar des vitraux du Moyen-âge, ou de l’architecture en général, dont on ne conteste pas la portée esthétique, bien qu’ils aient d’abord eu une finalité didactique ou fonctionnelle. 5 Voir Maurice Blanchot, « Le journal intime et le récit », dans Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 229. Il dénie toute littérarité au journal, car, selon lui, seule l’épreuve de l’œuvre doit concentrer tout l’effort de l’être qui n’existe que par elle et en elle. Les rapports particuliers que ce dernier entretient avec l’homme du quotidien
qui tient éventuellement un journal de lui-même, avec « la vision par laquelle l’œuvre commence », doivent rester incommunicables. Voir également, à propos de la légitimité du journal, l’article de Roland Barthes, « Délibération », dans Essais critiques IV, Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p. 399-400 : « […] Ça ne tient pas, […] je perçois avec découragement l’artifice de la “sincérité”, la médiocrité artistique du “spontané”, […] en situation de journal, et précisément parce qu’il ne “travaille” pas (ne se transforme pas sous l’action d’un travail), je est un poseur : c’est une question d’effet, non d’intention, toute la difficulté de la littérature est là. »
de la vie qui justifie le recours au journal photographique comme déplacement des territoires de l’art, ou comme élargissement, en quoi ce genre précis est-il plus profondément lié à la remise en cause générale de savoirs constitués ?
lituanienne, dont tout le travail a pris, depuis 1950 jusqu’à aujourd’hui, la forme d’un journal filmé, dont il a décliné certains fragments sous le titre, entre autres, de Journaux, Notes & Esquisses, appelé aussi Walden, en 1970.
Le journal comme forme privilégiée d’enregistrement d’un monde en mutation : ses liens avec la contre-culture américaine
À ces différentes pratiques de soi qui ont contribué à installer la contre-culture des années 1970, par leur refus de l’ordre établi et leur promotion d’une nouvelle façon de vivre, de jouer sa vie, on peut rattacher le journal photographique de Nan Goldin qu’elle rend public en 1986, sous la forme d’un album, intitulé La Ballade de la dépendance sexuelle, et qui met au jour certaines expériences de mise en danger de soi, comme des effets d e ce t t e cont re culture6. Ainsi les liens que l’on peut établir, sur quelque trente années, entre ces différents protagonistes de l’art américain, se fondent sur une conception de l’œuvre autobiographique comme le lieu d’une autre perception de la réalité sociale, voire politique mais également comme le lieu de visibilité d’un hors-champ de la société américaine puritaine et finalement, comme un lieu de constitution du moi et de sa préservation.
On peut expliquer le développement, ces trente dernières années, de la pratique du journal intime, qu’il soit littéraire, photographique ou filmique par la conjonction de plusieurs facteurs. Ceux-ci relèvent à la fois de circonstances historiques et individuelles, et de mutations sociales, qui fragilisent l’identité du sujet, l’obligent à s’interroger sur sa place dans le monde, et suscitent inévitablement un retour sur soi. Ainsi, si l’on prend en considération la manière dont le genre du journal a informé les œuvres de la culture américaine des années 1960 – 1970 et au-delà, on peut déterminer un véritable réseau d’influences sur plusieurs générations d’artistes. En amont, on trouve d’abord le poète Allen Ginsberg, véritable apôtre de la Beat Generation, pratiquant une photographie autobiographique annotée à même le cliché, et auteur, dans les années 1960, de poèmes constitués par des transcriptions de journaux enregistrés au magnétophone pendant ses voyages, ainsi que de véritables journaux écrits, tels ses Journaux Indiens. Robert Frank est lié à ce mouvement par la co-réalisation, en 1959, du seul film beat au sens strict du terme, Pull My Daisy, où l’on retrouve à l’image Allen Ginsberg et d’autres figures emblématiques tels Jack Kerouac et Gregory Corso. Son album photographique, Les Américains, paru la même année, met également en œuvre un des préceptes de cette culture héritée du jazz, en captant, de façon aléatoire, le quotidien de l’Amérique dans ce qu’il a de plus banal, et en en proposant ainsi une vision non consensuelle. C’est à partir de 1974 qu’il conçoit des collages de photogrammes, de photographies ou de planches-contacts, véritables poèmes visuels à dimension autobiographique. Beaucoup de ces compositions de photos et de textes déclinent des paysages vus de sa fenêtre, à Mabou, en Nouvelle-Écosse, des portraits d’intimes ou des photos de photos suspendues sur un fil à linge avec des mots ou bribes de phrases parfois grattés à même le négatif ou écrits sur le tirage dans une graphie maladroite, pour y dire ses sentiments, célébrer des liens ou des dates anniversaires. Ce réseau intègre, pour finir, Jonas Mekas, cinéaste expérimental new-yorkais d’origine 48
Jonas Mekas : figure tutélaire des pratiques autobiographiques contemporaines À s’attarder plus particulièrement sur le cas de Jonas Mekas – très influencé par Ginsberg, qu’il fait intervenir dans plusieurs de ses films –, on discerne à quel point le choix du journal découle à la fois de bouleversements historiques qui ont eu des répercussions sur le plan individuel, et de prises de position personnelles vis-àvis de l’industrie cinématographique, ces deux facteurs conférant à son projet autobiographique une dimension existentielle et militante. La violence de l’histoire, et plus particulièrement les événements liés à la Seconde Guerre mondiale, sont ainsi à l’origine du recours au journal, et du désir de Mekas de tout enregistrer avec sa Bolex : « En tant qu’exilé, que personne déplacée, j’ai senti que j’avais tout perdu, mon pays, ma famille, même mes premiers journaux écrits, dit-il. Dix ans après cela, j’ai ressenti le besoin d’essayer de retenir chaque expérience vécue au moyen de ma caméra. C’est devenu une obsession, une passion, une maladie. Quand on a traversé ce que j’ai traversé, les guerres, les occupations, le génocide, les camps de travaux forcés, de personnes déplacées… alors on ne comprend plus du tout les êtres humains. Je ne les ai plus compris depuis et je me contente de filmer, d’enregistrer chaque chose que je vois, sans distinction7 ». Selon lui, les terribles 49
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Voir la mise en perspective particulièrement convaincante qu’établit Éric Troncy dans l’article « Nan Goldin, White Light, White Heat », dans Art press, n° 207, novembre 1995, p. 44-48 : « Ce n’est pas la marginalité que montrent les photographies de Nan Goldin, mais les traces d’un mode de vie déterminé par la contreculture des années 70. [...] Les musiques choisies confirment l’ancrage de cette œuvre à la fin des années 60 : Nico ou le Velvet Underground. On voit aussi comme le slogan “Sex, Drugs and Rock’n Roll” sert de pivot à tous les comportements dont la représentation se précise au fil des photographies ». 7 Jonas Mekas, Just Like a Shadow, Göttingen, Steidl, 2000. Entretien avec Jérôme Sans à NewYork en février 2000, en préambule de ce recueil de photogrammes extraits de son journal filmé.
8 Voir l’analyse remarquable de la genèse du journal chez Mekas et de sa fonction de réparation par David E. James, « Journal filmé/ Film-journal : pratique et produit dans Walden de Jonas Mekas », dans Le Livre de Walden, sous la direction de Pip Chodorov et Christian Lebrat, Paris, éditions Paris Expérimental, Light Cone Vidéo, 1997, p. 25-27. 9 Jonas Mekas, Just Like a Shadow, op. cit.
réalités de 1933-1944 ont détruit toutes nos histoires. Il ne restait plus qu’à retourner à la vie réelle, qu’à saisir ce qui était réel dans l’histoire de chacun. Le reste n’avait pas de sens. On le voit : le propos se situe au-delà d’un discours de remise en cause du seul champ de l’art, et touche à une grave crise des valeurs, motivée par l’expérience extrême de la déshumanisation qui pousse l’artiste à revenir à une sorte de récit premier, élaboré avec une grande économie de moyens : « Juste moi, la caméra, et une bobine de film ». Le journal est donc envisagé comme une pratique radicale, seule à même, par la simplicité de son dispositif, d’être en prise sur le réel, dans une stratégie de réparation de la perte, voire de survie posttraumatique. Mais ce plan, strictement existentiel, est parfaitement accordé avec le choix esthétique du journal, apparenté au home movie, dans une visée de contestation du cinéma industriel. En effet, le récit qui court au fil des films-journaux de Mekas est la tentative de regagner le paradis perdu de sa Lituanie natale, identifiée à sa communauté villageoise, son environnement, ses pratiques culturelles. Cette rémunération de l’exil s’accomplit par l’inscription du diariste dans une communauté particulière, celle de l’avantgarde artistique new-yorkaise, marginalisée par ses options underground, par une représentation de la ville selon les termes de la campagne, et par une pratique cinématographique « anti-esthétique » dans la mesure où il transforme les imperfections liées à un matériel rudimentaire (variation d’exposition, de cadrage et de vitesse) en éléments de style d’un art populaire, qui ne s’intéresse par ailleurs qu’à des scènes quotidiennes8. Ce n’est pas pour rien qu’il dédie Walden aux frères Lumière. Si ce cinéma domestique connaît une médiatisation, elle ne va guère au-delà d’un cercle d’amateurs et d’amis, et se situe entre l’extrême marginalité et la diffusion plus large du film d’auteur, par le circuit art et essai.
Nan Goldin/Jonas Mekas S’il est intéressant de développer les raisons qui justifient la pratique du journal filmé chez Mekas, alors que le champ d’étude annoncé concernait le journal photographique, c’est que Mekas apparaît à bien des égards comme une figure tutélaire des entreprises autobiographiques des dernières années – il a été par exemple invité à ce titre au festival des arts visuels du Printemps de Cahors de 1998, intitulé La Sphère de l’intime. En effet, depuis plusieurs années, il détache, du flux cinématographique de ses films-journaux, des séries de trois ou quatre photogrammes et les diffuse à l’état de photographies en format tableau9. Ses films50
journaux ont, sur bien des plans, à voir avec le journal photographique indéfiniment repris de Nan Goldin, qui reconnaît d’ailleurs Jonas Mekas comme un de ses inspirateurs. Leurs œuvres répondent l’une et l’autre à la même urgence d’enregistrer toutes les traces de la vie autour d’eux, caméra 16 mm ou appareil photographique vissés à l’œil, dans une véritable hantise de la perte, et une constante célébration de leur famille d’élection, celle de l’avantgarde artistique new-yorkaise des années 1960-1970, dont la Factory d’Andy Warhol, pour Mekas, et celle des drag queens, transsexuels et autres amis de Boston, puis de New York, des années 1970 à aujourd’hui, pour Goldin. Ce n’est certes pas un vacillement existentiel aussi profond que celui ressenti par Mekas qui a impulsé la pratique de Goldin, mais sa préface de La Ballade, dédiée à sa sœur, institue clairement le suicide de cette dernière comme origine de l’œuvre. La pandémie du sida qui touchera de plein fouet la communauté marginale, dépendante des drogues et d’une sexualité à risques, à laquelle elle appartient, renforcera cette pulsion autobiographique dans sa valeur de commémoration et d’affirmation de la permanence du lien. Fonction mnémonique de préservation du présent et restauration de soi combinées donc pour le journal visuel de Goldin. Sur le plan esthétique, Mekas comme Goldin privilégient l’expérience du moment, l’émotion qu’elle suscite plutôt que la perfection technique du rendu, et requalifient les défaillances d’une pratique « amateur » en fonctions expressives. Il est d’ailleurs curieux de noter que l’un des traits de style spécifiques de Mekas, le surgissement intermittent dans ses films de salves de photogrammes – produit par un filmage image par image – n’est pas sans écho avec le premier mode de diffusion de La Ballade de Goldin, sous la forme d’un diaporama. En effet, si le film de Mekas déjoue la règle des 24 images par seconde, dans une volonté d’expérimenter la décomposition de l’image filmique, rejoignant en cela la photographie, Goldin semble animée de la tentation inverse, celle du dégel de l’image fixe par un défilement quasi filmique des clichés à l’intérieur du slide-show ou diaporama. Beaucoup d’autres points les unissent comme la « publicisation » initiale de leur travail, restreinte aux quelques lieux new-yorkais susceptibles de les accueillir, et à l’auditoire de leur communauté d’appartenance. La quête de soi, l’enregistrement de soi sont donc liés à des mutations historiques ou sociales qui minent les discours établis, les systèmes de pensée, au point d’invalider les codes de la représentation artistique, et d’impulser des alternatives à ceux-ci pour les relégitimer au contact d’une nouvelle expérience. 51
10 Nan Goldin, Nobuyoshi Araki, Tokyo Love, Tokyo, Hon-Hon-Do, Ohta Publishing Company, 1994.
Il faut cependant émettre une réserve en ce qui concerne cette dimension proprement critique du journal au regard des formes qu’il a pu prendre de façon récente. On remarque en effet, qu’entre l’espace contestataire que le journal a constitué pour un Ginsberg qui y a libéré une parole anti-conformiste, animée par des rythmes nouveaux et la langue de la rue, encore portée par un souffle utopiste, et les derniers avatars photographiques d’une nouvelle génération de diaristes fixant le rien de leur vie, il y a l’exténuation progressive de cette veine autobiographique qui se résout en une pose désenchantée, hors même la mobilisation d’une quelconque subjectivité. On pense plus particulièrement à des réalisations comme celles de Rebecca Bournigault pour laquelle le journal sert la xaptation d’une micro-gestualité du quotidien, dans une exploration minimaliste de soi à l’encodage purement dénotatif, qui plus est, en prise directe sur les représentations offertes par la sphère médiatique à travers le reality show. Ici, le journal ne donne plus à voir l’expérience d’un doute, d’un trouble par rapport à des discours dominants, qu’ils soient esthétiques, philosophiques ou politiques, il est à l’image même de l’exhibitionnisme du rien-à-dire, rien-à-faire, de l’insignifiance que généralisent les médias en direction d’auditoires extrêmement larges.
L’« art sans art » de Nan Goldin et de Nobuyoshi Araki Au-delà des conditions diverses qui motivent son émergence, le journal photographique est d’abord perçu comme une pratique par les artistes, avant d’être un objet à réaliser, c’est-à-dire qu’il est centré sur une expérience, celle de l’auteur, sans prise en compte de sa réception par un spectateur, donc d’une réorganisation de la matière brute enregistrée. Et pour être au plus près de la réalité à laquelle le photographe réagit, mais également de l’état d’esprit avec lequel il la perçoit, il faut que la technique s’efface au profit d’une empathie exprimée sans entraves. D’où un parti pris antiesthétique, dont il a déjà été question plus haut, qui suppose une photographie plus proche de l’instantané que de la photographie dite « créative », et le recours à des appareils simplifiés, dont la très grande souplesse d’utilisation et la grande réactivité permettent de capter le moment. Une autre figure notoire de cette pratique du journal photographique, initiée dès la fin des années 1960, mais que l’Occident ne connaît que depuis dix ans, le Japonais Nobuyoshi Araki – qui a du reste, conçu un projet commun avec Nan Goldin10. Celui-ci a fait de 52
l’utilisation d’appareils automatiques, des baka-chon, littéralement « appareils pour les idiots » permettant l’inscription de la date de la prise de vue dans le cadre de l’image, un des traits caractéristiques de son travail11. Nan Goldin revendique, quant à elle, l’esthétique du snapshot, ou instantané, comme un des usages les plus purs de la photographie, celui qui est le mieux défini par l’amour12. On le voit, on est ici plus près d’une discipline émotionnelle que d’une formalisation de l’acte, plus près du faire que du savoir-faire, ce qui ramène la pratique du journal à une sorte de performance au quotidien. Cette dimension est d’autant plus sensible que ces deux photographes n’instaurent jamais aucune distance avec la réalité qu’ils enregistrent, mais qu’ils y sont pleinement impliqués, comme acteurs de celle-ci. Cela invalide de ce point de vue l’étiquette de document sociologique sur une certaine marginalité américaine qu’on a accolée parfois au travail de Nan Goldin13. Cette précellence du faire sur le résultat met aussi en doute leur statut d’artiste, au sens traditionnel du terme. Nobuyoshi Araki manifeste, en tout cas, une grande indifférence par rapport à celui-ci, préférant se livrer à une autobiographie permanente, exercée sans entraves, plutôt qu’avoir à se conformer à des normes esthétiques. Selon lui, les photographies doivent être prises rapidement, comme il le dit à Nan Goldin dans un entretien informel14. La photographie n’est pas un médium qui requiert une réflexion sérieuse et une mise en œuvre parfaite. La mécanique du regard et la capacité de production de l’appareil comptent décidément plus pour lui que le résultat. Art sans art et accumulation des vues sont donc les deux topiques de la pratique du diariste-photographe. L’imperfection, la préservation des scories de l’expérience d’une part, l’enregistrement systématique du réel d’autre part sont garants de l’authenticité du propos. On pourrait même dire que, sous certains aspects, les défauts de l’instantané – flou, bougé, sous ou surexposition, manque de piqué, décadrage – ressortissent à une tentation de retrouver une photographie originelle, celle des premiers temps de cet art, et par là même à une restauration de sa valeur auratique que les capacités technologiques actuelles lui ont en principe fait perdre. Cette imperfection serait l’empreinte même de la vision subjective du photographe et ne couperait pas le regardeur de la singularité émotionnelle de l’expérience vécue. Un sentiment équivalent de débordement du réel dans l’image peut être éprouvé au contact de la photographie d’Araki qui multiplie au-delà de ce qui semble possible les capacités d’enregistrement des différentes modalités de sa présence au monde. Le critique 53
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Voir entretien d’Araki avec Kohtaro Lizawa pour la première exposition française de ses photographies à la Fondation Cartier, dans Nobuyoshi Arali, Paris, Contrejour, hors série I, 1995. 12
Nan Goldin, Couples and Loneliness, Tokyo, Korinsha Press, 1998, p. 19. 13
Voir Eric Troncy, op. cit., p. 47 : « Goldin est à la fois actrice et observatrice de son champ d’exploration – une situation fermement condamnée par la sociologie classique. » 14
Entretien cité par Urf Erdmann Ziegler, Nobuyoshi Araki, Shijyo Tokyo, Market-Place of Emotions, 1998, p. 22.
15
Alain Jouffroy, dans Araki, Paris, Nathan, coll. « Photo poche », 2000.
d’art Alain Jouffroy l’identifie à « un œil-caméra qui traverse tous les sujets de la vie courante de toutes les manières possibles, où l’instantanéité de la prise de vue décide du résultat. Debout, à genoux ou assis, couché, marchant ou courant, comme je l’ai vu faire à Tokyo, dit-il, il photographie ce qui surgit dans le flot des milliers d’individus, des milliers de corps et de visages, des milliers de paysages, jour et nuit15 ». Tout se passe comme si Araki voulait rendre lisible l’intégralité de la vie quotidienne dans une sorte d’encyclopédie visuelle infinie, incontrôlée et incontrôlable. Cet enregistrement du tout venant dépasse de fait les limites du représentable et du non-représentable. En effet, de la même façon qu’Araki subvertit les règles du savoir-faire photographique, – qu’il connaît pourtant parfaitement comme ancien photographe de l’industrie publicitaire –, il ignore les normes de la représentation, telles qu’elles se sont établies au cours de l’histoire des arts visuels. Cela vaut tout aussi bien pour ses images qui soumettent au regardeur des paysages urbains extrêmement banals, des séries de ciels aux infimes variations de blancs et de gris, qui semblent sans qualité particulière, et pour ses autres images, au contraire excessivement sensationnelles car manifestant une configuration des corps et des pratiques érotiques d’habitude repoussée dans un en-deçà de la représentation artistique, plus précisément dans l’imagerie pornographique. Le journal autorise certes ce balayage sans discrimination du champ de l’expérience et semble se situer au-delà de toute nécessité de sélection, car son dispositif fondé sur l’ouverture permet d’intégrer tous les degrés du rapport au monde.
De la pratique quotidienne du diariste à l’objet-journal : traitement sélectif, montage et diffusion des images Cependant, la pratique du journal débouche immanquablement sur la mise en œuvre de séquences prélevées sur la masse des images accumulées, afin de les présenter sous la forme d’un album, d’un slide-show ou d’une exposition, et en cela, elle oblige le photographe à un décentrement pour prendre en compte le spectateur auquel il va donner à voir, non pas son expérience du réel, mais la reconceptualisation de celle-ci sous les espèces d’un objet fabriqué. Or, quelles sont les implications de ce passage de la prise de vue dans sa valeur performative au journal photographique en tant qu’objet temporairement clos sur lui-même ? Si l’on s’intéresse plus particulièrement aux journaux d’Araki et Goldin, sans doute faut-il établir une distinction entre les procédures 54
de diffusion tout à fait particulières adoptées par le photographe japonais et celles beaucoup plus classiques qui guident Goldin dans sa manière de porter son travail à la connaissance du public. Araki publie presque autant qu’il photographie. Il n’accorde pas plus d’importance à la qualité de la parution de ses images qu’il ne s’attarde à leur perfection au moment de la prise de vue. L’édition japonaise de ses photographies a pu prendre, à certaines occasions, la forme de fascicules de basse qualité, puisque selon Araki, ce qui importe, c’est qu’une photographie soit vite prise et vite publiée. D’autre part, la conception de ses albums est complètement en accord avec sa pratique : la mise en page joue de cette même surabondance, intégrant le plus d’images possible et défiant les capacités d’assimilation du lecteur. Certes, il a aussi plus précisément réorganisé la masse de ses images en séries dans une sorte de publication raisonnée de ses œuvres complètes en dix volumes au Japon, entre 1996 et 199716, mais s’il réactualise ces regroupements privilégiés dans ses différentes expositions, leur juxtaposition ne laisse pas de dérouter le spectateur, tant ils proposent de versants contradictoires de l’expérience et de mises en formes différentes. Si l’on prend l’exemple de l’exposition qui a eu lieu à Paris en 2000, au Centre National de la Photographie, elle présentait des grands formats en couleurs pour la série des natures mortes intitulée Flowers, et celle des femmes ligotées selon le rituel du kinbaku ou bondage, des tirages noir et blanc de petit format, encadrés ou affichés à même le mur, pour les différentes versions du Voyage sentimental, évoquant son voyage de noces avec sa femme Yoko en 1971, puis la période de son décès en 1991, des polaroïds de nus féminins sur l’intégralité des murs d’une petite pièce pour la série Polarama, et de grands tirages noir et blanc placés les uns à côté des autres pour les paysages urbains de Tokyo. La multiplicité des thèmes, des formats et techniques photographiques représentés dans l’exposition correspondait à la volonté de proposer un véritable échantillonnage de la pratique du journal chez Araki, et de restituer le caractère hybride du genre, tel un laboratoire de formes et de sujets à traiter. Il faut remarquer cependant que la mise en espace de son travail tendait à en rationaliser l’accès, selon une lecture propre au commissaire d’exposition, tant il est vrai qu’Araki délègue volontiers la diffusion de son œuvre hors du Japon, à des critiques et éditeurs. Les fixations momentanées du journal permanent d’Araki semblent donc relativement en prise sur sa pratique au quotidien de la photographie de soi, et le parti-pris de l’absence de style et d’un certain chaos visuel est ce qui frappe d’abord. 55
16
Nobuyoshi Araki, The Works of Nobuyoshi Araki, Tokyo, Heibonsha, 1996.
17
Éric Troncy, op. cit., p. 47.
18 Nan Goldin, All by Myself 1995-1996, diaporama de 5’ 33”, Collection Yvon Lambert, Avignon.
Cependant, il ne peut se faire que sa figuration du réel ne soit la manifestation d’une fantasmatique personnelle qui se décline sous les espèces de motifs récurrents, et, à défaut de systématisation de la vision du monde proposée, la répétition permet de repérer un spectre thématique qui mêle célébration de la beauté et de la vie et rappel du déclin et de la finitude. Si l’on prend maintenant en compte les différentes lectures du journal de Nan Goldin, telles qu’elle les propose elle-même, à travers ses expositions et publications, on mesure la distance qui sépare l’acte photographique de l’objet-journal, à travers le travail de restructuration effectué. Sans doute la forme du slide-show, initialement adoptée dans le milieu des années 1970, pour produire ses images, est-elle la plus en phase avec cette expérience intime. En effet, la projection de plus de 700 diapositives pour une durée de 45 minutes semble plus à même de restituer cet enregistrement obstiné du temps, l’accumulation des images produisant un effet de sédimentation de l’expérience. D’autre part, les lieux choisis au départ pour leur présentation, bars et discothèques, ceux-là même fréquentés par les acteurs de son journal photographique, rendaient la dimension personnelle de son œuvre très convaincante17. Mais quand elle réutilise le slide-show dans les années 1990, elle confronte le spectateur à une complète réécriture du journal. C’est notamment le cas avec All By Myself où elle réorganise chronologiquement ses autoportraits, de l’enfance jusqu’en 1996, recentrant l’énonciation du journal du « nous » communautaire, dont elle a pris l’histoire en charge, au « je » (Nan Goldin), et effectuant ainsi une véritable plongée analytique dans l’épaisseur de plus de vingt années de photographie autobiographique, afin d’établir une trajectoire, des années bostoniennes à la cure de désintoxication18. Dans cet exercice de prélèvement et de reconceptualisation des images accumulées, au sein d’une narration, la photographe pare à l’émiettement du moi, propre à la discontinuité du journal, mais elle réintègre alors les impératifs de composition fournis par la tradition culturelle. On passe donc d’une captation du réel sur le mode de l’empathie au point que le sujet ne sait pas ce qu’il fait, ni où il va, à une continuité signifiante modelée selon des catégories parfaitement répertoriées. Une telle entreprise d’historialisation de la personnalité suppose des mécanismes de production très codés, et le principe d’association des images les fait entrer dans un système métaphorique qui permet de dépasser leur dimension intime, leur unicité, pour atteindre à une généralisation propre à les rendre accessibles à un 56
spectateur quelconque, hors du cercle des êtres concernés par le journal. C’est, par exemple, l’exploitation symbolique des variations de lumière qui approfondit le récit de la renaissance, contée par All By Myself, entre la lumière artificielle et saturée, correspondant à l’immersion dans le monde nocturne et déréglé de l’underground, et la lumière du jour, qui ouvre sur une nouvelle dimension de l’expérience, où la nature a sa place et élargit le rapport au monde. Mais ce qui détermine davantage la recréation du journal, de manière plus radicale encore que l’obligation de fixer ce work in progress en une œuvre fermée, c’est sa pérennisation. En effet, quand l’expérience du journal se poursuit sur plus de trente ans, comme c’est le cas pour Araki et Goldin, et qu’elle est nécessairement entrée dans le cycle de la « publicisation », par l’édition et l’exposition, elle finit par s’autoréguler, faire retour sur elle-même et s’enrichir d’une véritable mémoire intratextuelle, qui l’amène à élaborer des systèmes signifiants, à l’égal de n’importe quelle forme artistique. D’autre part, la reconnaissance et l’intégration de cette pratique de soi par le musée modalisent sa production, ou du moins entraînent inévitablement un dialogue des formes qui amène le sujet à déborder sa mémoire et son horizon individuels pour réinvestir tout un fonds culturel et transhistorique. C’était particulièrement remarquable dans l’exposition rétrospective de Nan Goldin, Le Feu follet, organisée au Centre Georges Pompidou fin 2001, puisqu’elle y présentait de nombreuses photographies de paysage, qui ont leur raison d’être dans son parcours personnel, mais qui, présentées dans ce cadre, et dans un format-tableau, ne manquaient pas de faire écho à des références picturales équivalentes. Ainsi, son traitement lyrique, voire romantique, du thème de l’homme solitaire, placé de dos face à de vastes étendues naturelles n’était pas sans faire penser à Caspar David Friedrich, qui a plus d’une fois figuré la confrontation de l’homme et de la nature. Nan Goldin dit certes autre chose que le peintre allemand : son propos n’est pas la fusion avec le monde environnant, mais bien plutôt la difficulté de s’associer au spectacle du monde extérieur, perçu comme trop abstrait19. Cependant, elle s’approprie les compositions épurées, les motifs suggestifs de la brume et des lumières crépusculaires d’une certaine iconographie romantique, pour spiritualiser ses paysages et porter ses interrogations existentielles. Son expérience s’élargissant également hors de la communauté décrite dans la première version de La Ballade, sa photographie reconfigure par ailleurs les relations humaines dans des représentations qui doivent beaucoup 57
19 Voir à ce propos l’entretien avec David Armstrong et Walter Keller publié dans le catalogue de la rétrospective de l’œuvre de Nan Goldin au Whitney Museum of Art, « I’ll Be your Mirror », New York, Scalo, 1996.
20
Voir la réflexion très stimulante menée par Michel Beaujour sur « Autoportrait et autobiographie », dans Miroirs d’encre, Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1980, p. 7-14.
à une certaine peinture religieuse. La série intitulée « Nidification » présentait ainsi de véritables citations photographiques de la peinture d’histoire religieuse, avec des représentations de ses amies et de leurs enfants, tels des vierges à l’enfant ou des enfants-rois. Il semblerait que le questionnement permanent dont le journal se fait porteur passe alors par les moyens fournis par la culture ; le photographe se réappropriant les référents visuels de celle-ci, pour signifier une expérience particulière, et ceci même sans que peutêtre il ne le perçoive nettement. Ainsi peut-on décrire un travail aussi personnel et individuel qu’un journal photographique comme une variante de procédures d’invention parfaitement codées, comme si la tradition culturelle parlait à travers lui et lui fournissait certaines catégories toutes faites, une grammaire qui lui permette d’informer et d’articuler les matériaux inventoriés. Faut-il en conclure qu’une pratique aussi intime que le journal ne peut s’universaliser que par une réactivation de certaines topiques existantes, et même serait condamnée à l’insignifiance si elle ne réinvestissait pas les codes, les figures de la culture20 ? On dira plus justement que le journal photographique met en évidence ce qui est vrai de tout objet artistique, à savoir que chaque réalisation passe évidemment par les lieux communs de la culture, mais qu’elle modifie le potentiel des rapports entre l’expérience individuelle et sa signification culturelle par ces processus de subversion, de modélisation et de réactivation. Cela n’invalide en rien la volonté de situer sa démarche hors des limites de l’art et de son champ de savoir, puisque ne pouvant totalement s’en départir, ne serait-ce que par sa contestation même, elle en revalide les contenus. Colette Hinzelin
Raphaële Bidault-Waddington
Spéculation sur Valeur-Image (hypothèse de travail) Le Graphe se lit comme une histoire. Il s’ouvre sur une première mise à plat d’intuitions qui emprunte sa rigueur formelle au modèle statistique. Au fil des pages et de la complexification de son propos, le graphique se voit pousser des ramifications, des excroissances puis de nouvelles pousses autonomes. Le graphique se mue en dessin plus aléatoire qui peut se lire avec ou sans ses références originales. Finalement, pour Raphaële Bidault-Waddington le dessin était contenu dans le graphique apparemment rigide et rationnel. Toutes nos adhésions dépendent alors de la partie du Graphe à laquelle nous choisissons d’ancrer nos convictions. M. A.
58
59
Image Piège à Conviction
images stratégiques propagande pouvoir géopolitique religion promotion
images actuelles information médias temps réel enquête policière
images objectivées sociologie histoire urbanisme biologie medecine physique, etc.
VALEUR LITTERAIRE
Images publicitaires et génériques : message, modèle, absence de sujet
Images de mode : saynète, théatre, mise en scène, absence de sujet
Images religieuses : récit, icone, sujet universel
Images cinématographiques : mise en scène, fiction, sujets composés
Portrait : mise en scène, intrigue du sujet existant
images narratives : temps linéaire : focus sur les personnages
Recherche d’une “autre” histoire imaginée ou non par l’auteur
EXTRAPOLATION
Document sur une situation qui a peut-être été fabriquée
VALEUR LITTERALE
document politique
document journalistique
document scientifique
DOUTE
Recherche de la “vraie” histoire derrière le filtre de l’auteur
Image Pièce à Conviction
Document sur une situation qui a peut-être existé
Traduction par le texte
Hypothèse : l’image est une donnée écrite
logo marque drapeau étiquette panneau médaille
partition sample dynamique sous-jacente eurhythmie mouvement orchestration
graphie couleurs cadrage style texture grain
VALEUR TANGIBLE
dessine la vie de l’image - organisme vivant
évolution du prix
présence du sujet
signature
Les droits attachés
propriétés et échanges
reproductions
contextes de diffusion
types et nombre de tirages
formats
technique utilisée
Analyse de l’historique des modes et lieux d’incarnation et d’échange
L’image impose une présence : inscription de l’image-objet : temps biologique
VALEUR ABSTRAITE
symbole
langage musicale
texture géologique matière archéologique architecture construction cosmique organisation atomique
champs de forces formule alchimie tension ether
proportions quantification géométrie étalon indice
motif
structure de la matière
langage scientifique
espace du chiffre
Recherche d’équivalence dans d’autres registres de signes : analogie de 2ème degré
Ce qui n’est pas traduisible par le texte : la figure abstraite : le temps lisse
r
em end
imp ent
lic
variabilité
VAL
EUR
-IM
VALEUR LITTÉRALE
VALEUR ABSTRAITE
perception
ite
AGE
u
algo
me ryth
VALEUR LITTERAIRE
VALEUR PARADOXALE
un e d’ topi
négociation
nti
VALEUR TANGIBLE
doute
resse
du p rinc
ipe
actif
projection
discernement esthétique
VALEUR PARADOXALE
prise de décision
conflit visible-invisible
effet de calque sur le réel
Spéculation sur Valeur-Image
Synthèse des raisonnements
paysage de données
ordre des valeurs tronqué
trou noir
géométrie non-euclidienne
architecture d’image
anti-matière
au-delà
temporalité paradoxale et fragmentée effet “pays des merveilles”
l’image crée un territoire parallèle et magique = monde - image
image - fenêtre qui ouvre sur un panorama
La présence de l’image génère un espace en creux
Varia
Esthétique de l’informe dans le Septième Art : émergence et invention d’un corps critique La présente réflexion se fonde sur l’étude des films M – Eine Stadt sucht ein Mörder de Fritz Lang (1931), Freaks de Tod Browning (1932), Les yeux sans visage de Georges Franju (1959), Elephant Man de David Lynch (1980), Dead Ringers de David Cronenberg (1988) et Peeping Tom de Michael Powell (1960). Appréhender la corporéité au cinéma soulève tout d’abord la question des liens qui se tissent entre le corps et sa représentation cinématographique, entre le corps vécu et le corps fictif. Doués de sens, ces liens le sont d’autant plus qu’ils s’établissent dès les débuts du septième art et qu’ils en révèlent l’essence même : celui de se constituer comme un spectacle. Mus par une dialectique du regard qui met en jeu l’acte de montrer et celui de voir, les corps du cinéma s’érigent en un médium essentiel qui a le pouvoir d’attirer le regard – de le séduire ou de le brusquer – et de mettre en jeu une dynamique qui fait exister le spectacle. Plus encore, cinéma et corps deviennent indissociables dès lors que le cinéma a fait du corps une partie intégrante de son dispositif narratif, qu’il le figure, le cadre, le modèle et, ce faisant, le rend éminemment signifiant. Au cinéma, le corps le plus immédiat, soit celui qui s’inscrit dans l’immédiateté du visible, est celui du personnage. Avec lui apparaissent un corps, ou plutôt des corps, créés, illusoirement semblables à leur « modèle » qu’est le corps vécu de la réalité. Divers mais toujours particuliers, ces corps sont parfois des « corpslimite » qui, par leur écart visible quant à l’image normative du corps, questionnent le lien qui s’établit d’une part entre le réel et l’imaginaire, d’autre part entre la ressemblance et la dissemblance. 69
1 L’Invention de la figure humaine, Avant-propos de Jacques Aumont, Paris, Cinémathèque française, 1995, p. 7.
Car, construits dans la marge, célébrant la dissemblance, ces corps projetés offrent néanmoins au spectateur une impression de réalité. L’illusion (visuelle) s’avère parfaite : la figure semble proche de son modèle initial et pourtant, ces corps fictifs, modelés, demeurent des constructions qui cultivent leur spécificité et leur altérité. À son essence spectaculaire, le cinéma ajoute une dimension « ontologique ». Lorsqu’il met en scène l’homme, le cinéma le sonde jusque dans ses zones d’ombre, le révèle dans sa complexité, dans la labilité et la multiplicité de ses formes. D’emblée, le cinéma a placé l’homme au centre de son dispositif, comme voué à le représenter le plus fidèlement possible. Ce faisant, le cinéma tente de soumettre au regard et à la pensée du spectateur non seulement ce qui de l’homme relève du visible mais aussi ce qui en lui relève de l’invisible ou de l’indicible en le rendant au visible et au sensible. Si terriblement humain, cet « homme de cinéma » est néanmoins une fiction, un « homo cinematographicus1 », par conséquent une figure. Ainsi, le cinéma semble œuvrer de manière à « rendre l’homme » à lui-même, comme sans cesse soucieux de créer de l’homme pour qu’il ressemble à l’homme. Dans cette invention de l’homme par le cinéma, le corps s’offre comme un matériau de prédilection. Fictif, devenu une entité picturale malléable, il s’offre aux dispositifs cinématographiques non seulement comme support et objet de transformation mais surtout comme lieu du sens qui est à advenir. Lui aussi cinématographique, par conséquent construit et sans cesse inventé, ce corps est en perpétuel devenir. Sa labilité étant sa principale caractéristique, le corps fictif se fait et se défait au gré des modifications internes (diégétiques) ou externes (filmiques) qu’il subit au sein de l’œuvre. Par ce travail des corps qu’il effectue et par son attrait sensible à l’égard de ce que Jean-Luc Nancy nomme le « mundus corpus » (le monde du corps), le cinéma pérennise l’invention du corps et de la corporéité dans l’art ; il s’inscrit pleinement dans une histoire et un cheminement qui sont également ceux de la corporéité ou de « l’être-corps ». Lorsqu’il participe à l’émergence de l’inhumain, le « travail » de l’entité corporelle s’accomplit dans une souffrance qu’il requiert telle une condition de la monstration du corps. L’invention de la corporéité devient une épreuve qui appelle la déconstruction de la forme, l’atteinte faite à l’enveloppe corporelle et qui aboutit, à la réception de l’œuvre, à une atteinte faite au regard et à la pensée du spectateur, jusqu’à parfois atteindre les limites du Voir. Paradoxe apparent : la construction suppose une déconstruction 70
préalable, la forme s’invente à partir de son propre délitement, la création a recours à un principe de négation. Mis à mal, le corps s’incarne et se fait littéralement chair tandis que les différentes épreuves qu’il subit lui offrent une présence mais aussi une matière, une contenance à la fois physique et picturale. La conscience du corps semble se faire plus vive dans la douleur comme si la vérité du corps transparaissait plus explicitement dans l’expérience de l’excès et la transgression des limites.
Pour une brève approche de l’informe L’inhumain est à l’œuvre. Traitant de l’humain, le cinéma sollicite également l’expression de ce qui a priori relève de son contraire et concrétise à travers cette rencontre la transgression des limites qui distinguent la norme du hors-norme, le pur de l’impur. Ce faisant, il aborde les limites du corps, qu’elles soient picturales, physiques ou symboliques. Il y fait dans un même temps l’expérience de l’informe qui, appliquée à l’image cinématographique et à la corporéité qu’elle est amenée à signifier, est une ultime transgression du principe d’imitation qui est censé régir la création. Transgressif, l’informe qui est à l’œuvre est surtout révolutionnaire par ce qu’il véhicule à l’échelle formelle, filmique et symbolique. À l’image de ces « corps-limite » qui s’émancipent de la marginalité à laquelle ils étaient cantonnés pour déterminer une nouvelle corporéité, l’informe contamine l’œuvre, se généralise jusqu’à devenir une esthétique qui régit non seulement l’existence formelle des corps fictifs mais aussi l’image filmique et ses composants. Rendu au visible, l’informe demeure cependant aussi complexe que ce qu’il sous-tend à l’échelle de la représentation et que les mécanismes qui le meuvent. La « définition » qu’en donne Georges Bataille en atteste : « affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat2 ». Outre la connotation péjorative attribuée à la notion d’informe, nous retiendrons ce « quelque chose » qui « ne ressemble à rien »… ou presque. En effet, l’informe se distingue tout d’abord par l’indiscernabilité qu’il célèbre et sollicite. Annihilation de la forme, il brouille les repères initiaux sans pour autant favoriser la reconnaissance de la forme nouvelle qu’il constitue. Ainsi, l’informe suppose non seulement un démantèlement de la forme normative ou initiale mais un déplacement vers une forme autre. Contrairement au difforme, il ne se contente pas d’altérer ou de pervertir la forme ; il matérialise de surcroît une forme nouvelle qui ne se réfère qu’à elle-même, qui se dote de sa 71
2 Georges Bataille, Revue Documents (1929), Paris, Mercure de France, 1968, p. 382.
3
Concernant l’informe, Rosalind Krauss insiste sur son caractère performatif en ces termes : « L’informe n’est rien en soi, n’a d’autre existence qu’opératoire », dans L’Informe mode d’emploi, Rosalind Krauss et Yve-Alain Bois, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996. 4
Rappelons à cet effet la formule de Georges Canguilhem qui, considérant les monstres, les qualifie de « vivant de valeur négative », dans La Connaissance de la vie, (1965), Vrin, Paris, 1998, p. 172.
propre dynamique et surtout de sa propre esthétique. S’il célèbre aussi l’écart, l’informe dépasse cependant le principe de dissemblance auquel renvoie le difforme. Car l’informe ne ressemble ni ne dissemble : il se contente d’être et d’échapper à toute catégorisation en y opposant sa labilité et son indiscernabilité. La mise en œuvre de l’informe dans les œuvres concernées par l’expression de l’altérité s’en trouve justifiée : en effet, qu’y a-t-il de plus étranger que ce que l’on ne peut discerner, identifier ou nommer ? En sollicitant une esthétique de la marge et de l’ambigue que véhicule l’informe, le cinéma nous confronte plus encore à cet « autre » corps, d’autant plus étranger qu’il est fictif mais en même temps si effroyablement proche que les modifications qu’il subit dans sa forme et dans son iconicité ne laissent jamais le spectateur impassible. Outre son autosuffisance, l’informe se distingue par son caractère performatif. Il n’est pas une donnée mais un mouvement ou, comme le précise Rosalind Krauss, une « opération3 ». L’informe se présente comme un devenir que le spectacle de la déconstruction formelle des corps cinématographiques qui sont contaminés par la propension de l’inhumain met explicitement à profit. S’il a la faculté d’être littéralement spectaculaire, ce corps déconstruit est avant tout éminemment signifiant. Les épreuves qu’il subit et les stigmates laissés par celles-ci revêtent une fonction essentielle : véhiculer un sens plurivoque qui œuvre pour l’émergence d’une corporéité plus à même de prendre en compte la part maudite de l’humain, trop souvent occultée afin que l’humain soit préservé de l’inhumain. Le cinéma a engendré de nombreux « corps-limite » dont la caractéristique est de célébrer la marge et l’écart à même leur forme, leur chair ou leur iconicité. Notre réflexion se cantonne cependant à la corporéité de ceux que l’on nomme communément les « monstres » et de personnages qui sont investis dans un « devenir-monstre ». Le caractère « limite » et transgressif de la première figure n’est plus à prouver : les monstres incarnent à eux seuls, de manière extrême, la notion de limite et de marge et sont communément appréhendés comme étant la négation de l’humain4. Quant aux personnages qui sont plongés dans un « devenir-monstre », leur corps en apparence « lisse » se rapproche progressivement d’un état monstrueux, à la suite d’atteintes subies au sein de la diégèse ou d’un traitement pictural particulier ; le corps souffrant se fait à l’image de l’inhumanité ou du « mal-être » du personnage. Par ailleurs, notre approche de ces figures de l’altérité privilégie un certain réalisme, tant à l’échelle de la figure que de sa mise en scène. Créés selon un principe de vraisemblance, les personnages sont viables du point de vue de la 72
réalité vécue et leur existence fictive ne fait pas appel au surnaturel. Ainsi, la majorité des films pris en compte participent du fantastique réaliste qui fait naître le « sentiment d’inquiétante étrangeté » à partir de l’insolite, qui ne privilégie pas l’imaginaire au détriment du réel. L’œuvre s’ouvre à l’imaginaire uniquement lorsque les manifestations de celui-ci demeurent dans les limites du crédible tandis que les éléments empruntés à la réalité n’apparaissent jamais sous la forme d’un réel brut : « C’est comme si le réel et l’imaginaire couraient l’un derrière l’autre, se réfléchissant l’un dans l’autre, autour d’un point d’indiscernabilité5 ». Ce principe d’ « indiscernabilité » évoqué par Gilles Deleuze est d’autant plus évocateur que, concernant les films pris en compte, l’objet de la représentation est la monstruosité. Célébration du mixte, la monstruosité remet en question et ébranle les limites édictées – entre les espèces, les formes mais aussi les valeurs- qui servent à distinguer de manière manichéenne l’humain de l’inhumain et symboliquement le Bien du Mal. Elle les ébranle, les renverse ou les annihile complètement au profit de l’émergence d’un « entre-deux » et d’une ambiguïté latente. Quant aux corps concernés par un « devenir-monstre », ils illustrent également cette altérité monstrueuse en réalisant, plus qu’une rencontre, un cheminement de l’humain à l’inhumain. Ce cheminement est d’autant plus terrifiant qu’il est entièrement provoqué, par conséquent profondément « contre-nature ». Ici encore, le travail du corps effectué au sein de l’œuvre érige le règne du mixte et de l’indiscernable : ces corps en devenir, plongés dans une expérience de la négation qui porte atteinte à leur forme initiale, ne sont au final ni complètement dépourvus de leur humanité, ni complètement inhumains : ils se situent dans un inquiétant entre-deux qui va à l’encontre de toute conception dichotomique ou manichéenne. Si le traitement de la monstruosité au cinéma a explicitement relevé d’une soif de spectaculaire6, la mise en scène de différents monstres et de personnages qui incarnent l’altérité ne s’y est cependant pas cantonnée. Le « spectacle des monstres » s’est aussi avéré être, a contrario, le « spectacle de l’humain », beaucoup moins exceptionnel de prime abord. A contrario, car c’est par la négative que la mise en scène de l’inhumain met à nu l’humain. C’est en bouleversant la corporéité normative, en élaborant une nouvelle géographie symbolique du corps que la monstruosité filmée parvient à soumettre une corporéité nouvelle plus à même d’exprimer une intégrité humaine. C’est aussi en portant atteinte à une forme normative, en esquissant un passage de la forme vers 73
5 Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, (1983), Paris, Minuit, coll. « Critique », Paris, 1999, p. 15. 6
Rappelons à cet effet la filiation qui existe entre les spectacles forains et le cinéma à ses débuts. Tout d’abord cantonnée aux cabinets de curiosité et aux spectacles forains, l’exhibition de monstres humains se transpose dans un « cinéma de phénomènes » lorsque le cinéma fournit aux spectateurs le spectacle de « curiosités » dont ils sont fervents et qu’il procure une nouvelle scène à l’exhibition des monstres. Des œuvres cinématographiques sont projetées dans des foires tandis que certaines œuvres se situent dans la continuité du spectacle forain. Ainsi, en 1902, le film – à l’origine d’usage scientifique – de la séparation de deux sœurs siamoises par le professeur Doyen est projeté ultérieurement dans les fêtes foraines.
7
Paul Ardenne, L’Image corps : figures de l’humain dans l’art du XXe siècle, Paris, éd. du Regard, 2001, p. 380.
l’informe, que l’image cinématographique permet l’invention d’une forme nouvelle, « autre », qui peut œuvrer pour une même intégrité du corps et de l’humain. Au cinéma, la mise en scène de corpslimite et la mise en œuvre d’une esthétique de l’informe ne sont pas uniquement le signe d’une adhésion de plus au spectaculaire ; elles sont surtout le signe d’une désolidarisation quant à une pensée ontologique manichéenne et quant à une esthétique classique. Elles sont, comme le précise Paul Ardenne, le signe d’un « refus et d’un pari » à la fois : « Le refus, c’est celui d’insérer la figure de l’humain dans les catégories renvoyant à l’imagerie du corps normé. Le pari, l’affirmation que l’image corps la plus proche de la vérité de l’être est non celle que prodigue le corps réalisé mais bien, contre l’évidence, l’image du corps anormal 7 ». Le pari est aussi de rendre le corps signifiant. En le chargeant de stigmates qui sont autant de signes, le cinéma transforme le corps qui, au-delà de sa présence matérielle au sein du cadre filmique, se dote d’une portée symbolique. Il véhicule du sens et revêt le pouvoir d’être critique et révélateur à la fois. Relevant du monstrueux, par conséquent transgressif, ce « corps-limite » remet en question la norme édictée en la transgressant. Dans un même temps, la réaction que ses transformations suscitent à la réception de l’œuvre a le pouvoir de souligner les interdits qui formatent et censurent nos images du corps. La dimension transgressive du corps-monstre révèle la nature de ce qui est transgressé. Quant à son existence, elle est à elle seule une remise en question des normes édictées. Par ce pouvoir de remise en question qu’il revêt, le corps-monstre s’érige comme un « corps critique » qui contribue à l’émergence de la corporéité sur le mode du questionnement. L’étymologie même du mot « monstre », certes encore incertaine, en atteste ; le monstre est celui qui « montre » (dérivé du latin monstrum) ou celui qui « avertit » (dérivé du latin monestrum).
Le corps à l’épreuve Dès lors que le corps est pensé, il n’est plus une donnée mais une construction. Dès lors que le corps est filmé, il est une entité montable et démontable. La première épreuve que le corps subit immanquablement au cinéma est celle du cadrage qui l’institue d’emblée comme une entité susceptible d’être déconstruite, découpée, réinventée selon des exigences picturales. « Mis en cadre », le corps au cinéma risque déjà son propre délitement. 74
Œuvre métaphorique sur le cinéma lui-même, Peeping Tom de Michael Powell illustre ce démantèlement corporel qui est inhérent à la représentation du corps au cinéma jusqu’à le rendre actif dans le crime qui a lieu au sein de la diégèse. Fait significatif : la caméra du personnage de Mark Lewis est avant tout un instrument mortifère qui lui permet de satisfaire sa folie du regard. Le cadrage en plan rapproché ou en gros plan de ses victimes précède et annonce leur disparition physique imminente. Le morcellement symbolique du corps qu’actualise le cadrage se concrétise jusqu’à aboutir à une atteinte corporelle matérielle. Le cinéma, par les dispositifs qu’il met en œuvre, serait-il tératologique en son principe ? Lorsque l’œuvre s’ouvre à l’inhumain, la déconstruction corporelle inhérente à la représentation cinématographique se renforce. Impliquée dans l’émergence d’une corporéité nouvelle, l’esthétique de l’informe intensifie la défaite corporelle et engage l’existence des corps fictifs dans un travail douloureux qui est à la fois « une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort8 ». Elle fait appel à l’image filmique et aux éléments intra-diégétiques qui sont autant d’« accidents » corporels susceptibles d’altérer le corps dans sa matérialité. Mis à mal, le corps perd de sa sacralité pour être réifié. Cette réification illustre, à l’échelle ontologique, l’empreinte d’une modernité qui institue le corps comme un principe d’individuation et qui traduit l’idée une désacralisation de la Nature. La figuration suppose la « dé-figuration » tandis qu’en retranchant le corps jusque dans ses propres limites physiques et symboliques, elle introduit aussi l’idée insoutenable de sa disparition potentielle. Contrairement au cinéma classique qui prône le corps entier et qui apprivoise les corps de manière à rendre leur représentation conforme à une image normée, voire même à un idéal esthétique, la modernité cinématographique concrétise le règne du corps morcelé et manquant. Elle se situe dans la filiation d’une modernité qui annonce l’apparition du « Schmerzenmensch », soit de « l’homme de douleurs9 ». Les corps représentés ne sont plus censés êtres bienséants, séduisants ni convenir aux images normatives du corps. Souffrant, béant, le corps se fait à l’image de l’Être qu’il est amené à refléter. Le corps-objet devient corps-texte : marqué, stigmatisé, le corps devient le lieu où se donne à « lire » et à voir les souffrances de l’Être. En dépit des apparences, les épreuves du corps dans les films pris en compte ne véhiculent pas un projet nihiliste ; au contraire, toutes permettent de rétablir ou de renforcer le lien existant entre le corps et l’esprit en soulignant son 75
8
Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 21. 9
Paul Ardenne, op. cit., p. 73.
caractère spéculaire. Mue par une dynamique de négation qui s’attaque à la forme, l’esthétique de l’informe met à profit cette négativité pour instaurer une nouvelle corporéité et mettre à nu les interdits qui empêchent son expression. Les films tels que Freaks, Les yeux sans visage ou encore Dead Ringers traduisent cette modernité en actualisant une corporéité faite de béances qui érige le corps dans sa dimension organique, en rétablissant la chair mortifiée dans la sphère du visible. Dès lors, l’obscène (ce qui est littéralement écarté de la scène soit du lieu où peut s’exercer le regard) intègre la scène tandis que la question des limites du voir et de l’exercice du regard au cinéma se fait encore plus tangible. Chaque épreuve que le corps-monstre ou que le corps investi dans un devenir-monstre subit au cinéma s’attaque en premier lieu à la forme corporelle, relais immédiat avec le visible. Elle institue le règne de l’informe, d’une part en portant atteinte à la forme initiale du corps et en la rendant méconnaissable, d’autre part en esquissant une nouvelle géographie corporelle qui brouille les repères initiaux, les renverse et les réinvente. Lorsqu’elle concerne les corps de personnages monstrueux, l’épreuve subie tend vers une surenchère de leur monstruosité déjà effective (comme c’est le cas pour les phénomènes de foire de Freaks, le personnage de John Merrick dans Elephant Man). Lorsqu’elle s’attaque à des corps lisses en apparence, l’épreuve subie déshumanise le personnage ou rend sa monstruosité invisible – car morale – évidente aux yeux du spectateur (comme c’est le cas des frères Mantle dans Dead Ringers, de Hans Beckert dans M, de Mark Lewis dans Peeping Tom ou de Christiane Génessier dans Les yeux sans visage). Dans ce dernier cas, la « monstration » cinématographique devient d’autant plus effrayante qu’elle revêt une connotation violente. La monstruosité cesse d’être inconcevable ou étrangère ; elle relève entièrement du possible puisqu’elle contamine un corps a priori ordinaire et familier (le personnage de Hans Beckert dans M étant, par son apparence même, l’incarnation du parfait quidam qui passe inaperçu et qui apparaît à titre significatif tout d’abord sous la forme d’une ombre). Le corps en morceaux L’atteinte la plus fréquente que le corps est amené à subir dans sa matérialité et dans sa présence au sein de l’image filmique est le morcellement. Celui-ci engendre la dislocation de l’entité corporelle, l’anéantissement de son intégrité et aboutit à la célébration du fragment. L’inhumain étant à l’œuvre, cette célébration s’effectue 76
par la négative. Tel un contre-blason, elle érige la marge, l’écart et magnifie toute partie disgracieuse du corps où se concentre symboliquement l’altérité du personnage concerné. Les visages défigurés par la peur ou par une difformité dans Peeping Tom, la bouche grimaçante de Hans Beckert dans M, la tête de John Merrick qui semble désertée de toute humanité dans Elephant Man, les yeux de Mark Lewis où se loge sa criminelle perversité du regard dans Peeping Tom… toutes ces parties du corps que souligne le morcellement sont contaminées par le monstrueux et en traduisent la progression à l’échelle invisible de l’Être. Le morcellement érige la partie aux dépens du tout et contredit l’idée de Beau qui, selon une acceptation classique, suppose un principe d’unité et d’harmonie10. Il revêt différentes formes dans les films pris en compte, mais chacune de ses manifestations est susceptible de susciter le sentiment de l’abject lié à l’idée sous-jacente d’une intégrité corporelle anéantie ou menacée. Les corps manquants, comme inachevés, des personnages de phénomènes de foire de Freaks (tels que l’homme-tronc ou l’homme-larve) actualisent la vue d’un morcellement qui est inhérent à la corporéité des personnages. Monstrueuse, celle-ci se laisse néanmoins progressivement apprivoiser par le regard. En effet, souhaitant explicitement humaniser les phénomènes de foire, Tod Browning adopte symboliquement l’échelle « monstrueuse » de ses personnages aux dépens de l’échelle humaine normative et la met en œuvre notamment pour le choix de l’échelle des plans. La verticalité humaine est délaissée au profit d’une horizontalité bestiale. Ainsi, solidaire avec les « freaks » qui rampent, la caméra se place au ras du sol lors de la scène de la vengeance et ne permet qu’une vision tronquée des personnages « normaux » dont on n’aperçoit que la partie inférieure du corps. De même, lors de la scène du banquet célébrant le mariage de la trapéziste Cléopâtre et du nain Hans, la partie inférieure du corps de Cléopâtre est occultée par la table qui opère tel un cadre à l’intérieur du cadre filmique. La séquence s’annonce prémonitoire : le corps est déjà manquant avant de l’être physiquement lors de la dernière séquence où Cléopâtre, mutilée par les « freaks », est réduite à l’état de poule. La corporéité monstrueuse des « freaks », qui célèbre le manque, régit l’image du corps et l’image filmique. Elle cesse d’être hors-norme et se constitue, au comble de l’inconcevable, comme une nouvelle norme tout en véhiculant une esthétique de l’informe. De manière plus fréquente, le morcellement n’est pas une donnée mais un processus que les films Dead Ringers, Peeping Tom, Les yeux sans visage et Freaks mettent en œuvre : Cléopâtre est tronquée 77
10
Dans son traité intitulé La Métaphysique, Aristote énonce déjà les règles classiques qui permettent de définir un « bel objet ». Il y souligne l’importance de l’« integrité » qui sousentend que l’objet beau est celui auquel rien ne manque, qui est achevé. Dans cet ordre d’idée, le fragment, tenu pour l’expression de l’inachevé, est classé dans la catégorie du laid.
11
Paul Ardenne, op. cit., p. 159.
par le couteau des « freaks », le corps des patientes des frères Mantle est « remodelé » par les instruments tranchants de ces derniers, celui des victimes de Mark Lewis est transpercé par la lame de la caméra mortifère, le visage des victimes du professeur Génessier est déconstruit au scalpel. Le morcellement ne se limite pas aux « accidents » intra-diégétiques ; il est également pris en charge par l’image filmique qui, grâce à ses dispositifs, instaure la vision du corps manquant et le règne du fragment. À cet effet, le cadrage et le choix de l’échelle des plans s’instituent comme les premiers vecteurs du morcellement. La nature profondément inhumaine et monstrueuse du gros plan que soulignait Georges Bataille à propos des photographies de JacquesAndré Boiffard se vérifie ici encore : privilégié par les cinéastes tels que Michael Powell, Georges Franju et Fritz Lang, il réalise d’une part la séparation visuelle d’une partie du corps, sa déformation par sa disproportion, et sa surcharge expressive. Par ailleurs, le gros plan œuvre pour l’emblématisation du fragment ; investie d’une fonction dramatique et d’une expressivité à l’excès, la partie semble se libérer du tout auquel elle est censée appartenir, se doter d’une autonomie monstrueuse car contre-nature et signifier à elle seule toute l’inhumanité du personnage. Que ce soit les mains ou la bouche (le visage) de Hans Beckert dans M, les yeux de Mark Lewis dans Peeping Tom ou encore le visage de Christiane Génessier dans Les yeux sans visage, chacune des parties du corps isolées par le gros plan et détachées visuellement de l’ensemble corporel symbolise la monstruosité du personnage concerné. Morcelé, le corps devient critique et spéculaire. Mais tout en étant morcelé, c’est le corps tout entier qui, à travers ses fragments, est investi dans l’expression de l’inhumain. Montées ou démontées, ces parties sont déplacées, perverties dans leur fonction initiale afin d’être replacées dans une perspective monstrueuse. Les mains tuent (M), l’œil est investi dans l’excès mortifère de son exercice (Peeping Tom), le dedans vomit son anomalie (Dead Ringers). La déformation Tout comme le morcellement, la déformation établit, dans les films pris en compte, une relation spéculaire entre le visible et l’invisible, entre le corps et l’esprit. Ici encore, la défaillance des corps reflète l’altérité de l’Être. Mais la déformation pousse plus loin encore la révolution formelle qui est à l’œuvre puisqu’elle concrétise la mise à mort de la mimesis11. En effet, la forme nouvelle qui résulte de la déformation n’est plus dans un rapport de ressemblance, ni même de dissemblance, avec la forme initiale ; elle ne 78
prétend plus s’y référer. La représentation du corps ne concorde plus avec l’image du corps. Les instruments de la déformation corporelle sont à la fois intradiégétiques et filmiques. Doués d’une riche symbolique, le masque et le miroir sont, parmi les éléments intradiégétiques, les instruments les plus fréquents de la déformation corporelle. Traditionnellement lié au travestissement et à la monstruosité12, le masque fait partie intégrante du processus de déformation qui amorce le démantèlement de l’entité corporelle et l’émergence de l’informe dans Elephant Man et Les yeux sans visage. Parce qu’il permet l’expression de l’excès, la transgression des limites par le travestissement, le masque est un puissant facteur d’altérité qui annihile le principe de ressemblance. Par ailleurs, vecteur d’anamorphose et d’occultation, il actualise l’émergence de l’informe en favorisant l’expression de l’ambigue et de l’indiscernable. De manière significative, dans les deux œuvres concernées, le masque est arboré par le corps-monstre : il occulte sa monstruosité tout en renforçant l’altérité du personnage. Au visage de chair de John Merrick dans Elephant Man et de Christiane Génessier dans Les yeux sans visage se substitue une chose sans vie et surtout sans forme qui favorise l’altérité et l’hétérogénéité. Parce qu’il ne se réfère à rien et qu’il ne peut en aucune manière s’incarner, cet ersatz de visage est plus monstrueux encore qu’un visage de monstre. Plus marginalisé qu’il ne l’était par le port du masque, le corps-monstre devient cet étrange étranger dont les quelques restes ou semblants d’humanités ont disparu et ont été annihilés. La fonction traditionnellement prêtée au masque s’en retrouve pervertie : celui-ci ne sert plus à occulter mais à identifier et à renforcer l’altérité du personnage. À la mise à profit l’objet masque s’ajoute la création de visagesmasques qui concourent également à la déformation de l’entité corporelle. Ces visages-masques ou ces « stone faces » (visages de pierre)13 que sont celui de Mark Lewis dans Peeping Tom ou de Hans Beckert dans M bouleversent la symbolique du visage. Filmé en gros plan, dépourvu de toute expressivité, le visage n’est plus le lieu privilégié où se loge l’humain mais au contraire celui où se donne à voir la naissance de l’inhumain. Ce traitement particulier du visage tend à le figer afin qu’il devienne une entité opaque à l’image de l’opacité et de la complexité du personnage. En devenant l’instrument de la déformation corporelle, le miroir fait également l’expérience d’un déplacement et d’une perversion de sa fonction initiale qui, à l’origine, est d’être spéculaire et d’instaurer un rapport de ressemblance du même au même. Comme contaminé 79
12
Gilbert Lascault précise à ce propos : « Le monstre est lié au masque ; le masque fait de l’homme qui le porte un monstre », dans Le Monstre dans l’art occidental, Paris, Klincksieck, 1973, p. 401. 13
L’expression est empruntée à Jean-Louis Leutrat qui évoque cette manière de dévisagéifier le visage en lui ôtant tout signe d’humanité (le mouvement et l’expressivité) et la considère comme l’un des motifs récurrents du cinéma fantastique, dans Vie des fantômes : le fantastique au cinéma, Jean-Louis Leutrat, Paris, éd. Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 1995, p. 92.
14 En référence au constat émis par Jean Clair lorsqu’il envisage le masque de Méduse et qu’il souligne l’altérité qui naît à partir de la dissemblance qu’elle actualise : ce qui nous regarde ne nous ressemble pas, dans Méduse, Paris, éd. NRF/Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1989, p. 57. 15 Rappelons à cet effet, que dès ses débuts, le cinéma fait disparaître les corps, traduisant une dialectique du visible et de l’invisible et un double régime visuel qui réservent au corps un statut particulier au sein de la diégèse. Ainsi, Escamotage d’une dame (1896) de Georges Méliès concrétise déjà la disparition corporelle en ayant recours au trucage.
par la monstruosité qui se déploie au sein de la narration, il véhicule de la dissemblance et de l’écart entre la figure et son reflet. Le miroir déformant qui fait partie intégrante de la caméra mortifère de Mark Lewis dans Peeping Tom en fournit un exemple significatif : « ce qui me regarde ne me ressemble pas14 » et c’est dans cette incompatibilité entre la figure et son reflet que se situe la radicale et monstrueuse altérité. La plupart des films cités investissent le miroir dans sa symbolique, le dotent d’une fonction dramatique et formelle qui est intimement liée à l’invention d’un corps critique et spéculaire ; avec la présence de corps-monstre, les miroirs prolifèrent à l’intérieur du cadre filmique… comme pour mieux en assurer l’expansion effrayante. Déformants, ils sont non seulement révélateurs mais créateurs de monstruosité. Aux personnages interdits de miroir, (Christiane Génessier dans Les yeux sans visage et John Merrick dans Elephant Man), dépourvus de reflet et par conséquent symboliquement dépossédés de leur humanité, s’ajoutent les personnages dont le reflet n’est plus en accord avec le modèle initial. La disparition, ou l’éloge de l’invisible Faire disparaître pour mieux montrer, tel est le pari des œuvres citées qui favorisent la désertion des corps. Mais le plus grand défi est celui de rendre le corps signifiant même lorsqu’il est relégué à l’invisible et qu’il vient à manquer. Le stade ultime des épreuves du corps-monstre est celui de sa propre disparition. Celle-ci s’annonce plus radicale à la fois par la démarche formelle qu’elle engendre et la symbolique qu’elle véhicule à l’échelle ontologique. Escamotée, la forme n’est plus à réinventer à partir de ses restes mais à partir du vide, tandis que la défaite des corps qui se joue à l’écran inscrit la corporéité sous le signe de la perte effective. La dimension démiurgique du cinéma est poussée à son comble : s’il dispose de la présence des corps fictifs dans l’espace du visible, il arbore également le pouvoir de les faire disparaître en relayant leur présence dans cet inquiétant ailleurs qu’est l’espace de l’invisible. Tous les films pris en compte appliquent significativement la disparition corporelle aux corpsmonstre ou en devenir-monstre qui se soustraient au regard et désertent le champ visuel. Les instruments de cette nouvelle épreuve continuent d’être à la fois diégétiques et picturaux ; en ayant recours à des moyens aussi divers que la mise à profit de l’ombre, du masque, du clair-obscur ou de la caméra subjective et du horschamp, ceux-ci rappellent que le cinéma est aussi le lieu par excellence où le corps peut exprimer sa nature fuyante15. 80
Omniprésent dans la pensée et la parole collectives, « M. » est cependant physiquement absent du cadre filmique et de l’espace diégétique durant les premières séquences du film. Le mode de figuration elliptique du personnage monstrueux crée un lien significatif entre altérité et invisibilité, entre humanité et visibilité. Moteur de la psychose qui gagne la société entière, « M. » n’est pas un corps incarné mais une idée terrifiante qui se propage. Par ailleurs, la désertion corporelle de « M. » assure son anonymat qui accentue la charge effrayante du personnage. Tout d’abord dépourvu de figure, « M. » apparaît sous la forme d’une ombre, puis d’un son acousmatique (le sifflement qui devient emblématique de la présence du monstre dans l’espace du hors-champ) ; enfin, traqué, il demeure cet homme de l’ombre en inscrivant sa présence dans l’espace du hors-champ. Ce n’est que lorsqu’il a la possibilité d’exprimer son humanité que le personnage retrouve une présence visible au sein du champ visuel. Mû par sa folie et sa perversion du regard, Mark Lewis (Peeping Tom) fuit de manière symptomatique le regard des autres16. Réalisateur machiavélique, il est l’homme invisible par excellence17. Sa présence est relayée à l’obscurité du champ, à l’invisibilité qu’offre la caméra subjective ou de manière plus radicale au hors-champ. Avec Dead Ringers, la disparition corporelle est tout d’abord motivée par des contingences filmiques : refusant tout recours aux effets spéciaux et souhaitant qu’un même acteur (Jeremy Irons) joue les deux personnages des frères jumeaux, David Cronenberg choisit de ne faire exister qu’un seul des personnages au sein du champ visuel tandis que la présence du second est reléguée au hors-champ. Ce sont les limites du corps réel (celui de l’acteur) qui dictent l’existence des corps fictifs au sein de l’espace diégétique. Mais, la disparition corporelle revêt progressivement une fonction métaphorique en signifiant la nature monstrueuse de la relation gémellaire des frères Mantle qui oscille entre union et séparation pour finalement mener à une fusion mortifère. Dans Les yeux sans visage, les états du corps témoignent d’une nette prédilection pour les formes de l’absence : chaque apparition de Christiane Génessier dans le champ visuel prépare sa disparition énigmatique tandis que le personnage est investi dans un devenir-cadavre qui le désincarne et le déshumanise progressivement. Ici encore le paradoxe est amené à faire sens : traditionnellement exhibée et soumise à l’excès du regard, la monstruosité ne cesse de se dérober au visible. Le mode de présence de « l’homme-éléphant » dans l’œuvre éponyme de David Lynch illustre cette équation entre disparition et monstration : le « monstre » se soustrait à 81
16 À ce propos, de manière à rendre plus sensible la problématique du regard qui est à l’œuvre, les personnages épargnés par la folie criminelle de Mark Lewis, à savoir Helen et sa mère, sont ceux qui opposent à l’excès du voir une restriction du voir. Helen se soustrait à la caméra de Mark Lewis tandis que sa mère, aveugle, par conséquent handicapée du voir, ne peut alimenter la perversion visuelle qui est en cours. 17 Dans sa réflexion sur l’homme invisible au cinéma, Gérard Legrand note qu’en amont de l’œuvre cinématographique, le réalisateur est par définition « l’homme invisible qui agit sur l’écran ». Avec Peeping Tom, Michael Powell dramatise et met à profit cette donnée cinématographique qui participe activement à la folie criminelle en cours au sein de la diégèse. L’invisibilité permet le déploiement du voyeurisme. Le personnage de Mark Lewis maîtrise et génère sa propre disparition en se soustrayant du champ visuel, Gérard Legrand « Le cinéma comme site de l’homme invisible », dans L’invention de la figure humaine, p. 148.
18
« Chaque nouvelle découverte technique modifiait, modifie et s’attache aux conditions de visibilité. […] Le cinéma cherche à nous faire voir ceci, à nous faire voir cela. Constamment dans son évolution technique, il s’adresse à notre œil pour toucher notre compréhension et notre sensibilité », dans Écrits sur le cinéma (19191937), Germaine Dullac, Paris, éd. Paris expérimental, coll. « Classiques de l’avantgarde », 1994, p. 119. Ces propos de Germaine Dullac témoignent de l’adhésion au visible qui alimente la création cinématographique et qui s’accroît avec les progrès techniques réalisés.
la vue lorsqu’il est menacé par l’excès du voir. Le corps absent se transforme en un corps critique qui remet en question l’idéologie du visible au cinéma18 et qui la détrône en la remplaçant par une apologie de l’invisible. Appliquée aux corps-monstre, l’épreuve de la disparition dénonce et rejette le mode de représentation de l’altérité au cinéma qui se fonde sur un excès du voir ; elle lui oppose un autre qui souhaite exprimer la corporéité à travers l’évanescence des corps et l’altérité à travers la puissance suggestive, inquiétante, de l’invisible. Présent, le corps est toujours menacé de disparaître ; absent, il suggère sa possible apparition. Par ailleurs, plus le personnage se dérobe, plus il se montre. Sa disparition répétée, dramatisée, devient à elle seule révélatrice de toute son altérité. La disparition dramatisée des corps suggère l’idée que pour être, il faut tout d’abord apparaître. Dans un même temps, plus le corps vient à manquer dans sa matière, plus il apparaît dans sa complexité. Que ce soit Hans Beckert dans M, Mark Lewis dans Peeping Tom ou Christiane Génessier dans Les yeux sans visage, chacun des personnages disparaît pour mieux réapparaître en dévoilant la nature profonde de leur être qui participe de l’infigurable et de l’invisible. Escamoté, le corps semble pourtant n’être jamais autant présent ; au lieu de se situer dans le plein et dans le visible, la présence se loge dans la trace, dans l’empreinte, dans le résidu. La labilité et la complexité inhérentes à la notion de corporéité s’en trouvent renforcées : échappant à la vue, le corps échappe à la pensée. « Tout est là, devant moi, sauf mon corps » : transposé à la dérive des corps qui est à l’œuvre, le constat émis par Bernard Noël traduit l’inquiétude que provoque cette perte. Car la disparition corporelle est toujours inquiétante : elle actualise l’idée d’une perte du corps qui, lorsque la disparition se fait totale et irrémédiable, introduit l’idée de mort, soit de la perte ultime. Il ne suffit plus de voir pour croire ou savoir. L’ellipse corporelle place la corporéité sous le signe d’une invention et d’une production constantes. Le vide laissé par le corps dérobé est à remplir ; il appelle, sollicite le déploiement de l’imaginaire à la réception de l’œuvre. L’esthétique de l’informe poursuit son cheminement : escamotée, la forme est à reconstruire et à réinventer mentalement. Délogé de sa passivité, le regard doit effectuer un véritable travail de reconnaissance à partir du vide ; il est amené à percevoir la nature des formes et figures qui ont déserté le cadre filmique mais qui continuent de le hanter par leur absence inquiétante. L’invisible n’est plus appréhendé comme une négation du visible mais au contraire comme une extension de celui-ci, soit comme un autre visible. 82
Le cinéma à l’épreuve de sa monstration Les interdits n’y peuvent rien : la monstruosité est à l’œuvre. Ils appellent leur propre transgression : le cinéma s’en charge à son tour. La modernité artistique ayant instauré l’éclat de la chair, la fêlure de l’être et la valorisation de l’écart, l’œuvre cinématographique s’ouvre à la vérité de l’homme, à sa part maudite en s’instituant comme le lieu de prédilection des états du corps. En modelant le corps de manière à ce qu’il soit spéculaire et signifiant, qu’il exprime l’indicible, le cinéma semble réhabiliter la physiognomonie et la revisiter au profit d’une intégrité à retrouver. Mais les apparences demeurent trompeuses : les corps « lisses » risquent à tout moment de perdre leur normalité apparente au détriment d’une humanité, tandis que les corps aberrants peuvent s’ériger en une nouvelle norme et révéler, contre toute attente, leur humanité. Critique et révélateur, le corps à l’épreuve de l’informe l’est aussi quant au cinéma et à ses mécanismes mis à nu. Si le cinéma révèle ses aspirations démiurgiques et tératologiques par le sort qu’il peut réserver aux corps qu’il met en scène, il s’institue également comme le lieu par excellence de la monstration. Les états du corps générés par l’esthétique de l’informe brusquent le regard du spectateur et ne cessent de repousser les limites du voir : l’intériorité corporelle est mise à nu, l’invisibilité participe du visible, l’impossible relève du possible. Les œuvres citées dénoncent l’excès du voir à laquelle est soumise la représentation de l’altérité au cinéma en lui opposant une économie du visible mais elles y participent également en alimentant la curiosité du spectateur qui ne demande qu’à voir (et à savoir ?) toujours plus. Il reste à nous demander si le cinéma n’est pas le lieu ultime de la monstration et si le cinéaste n’est pas l’ultime « montreur » dès lors qu’il tente de donner à voir ce qui se soustrait au visible et qui participe de l’irregardable. Selen Ansen-Lallemand
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Le retournement transcréateur
ci-dessus Abderrazak Sahli, sans titre, Hammamet 2002. acrylique sur papier, format 21/29.
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Réfléchir aux mutations, voire aux conversions qui peuvent se produire dans un parcours d’artiste, c’est interroger à la fois la nature du rapport que cet artiste entretient avec sa création, c’est-à-dire l’idée qu’il se fait de son œuvre, et le degré de mutabilité qui lui permettra ou non de continuer autrement. On pourrait partir de la définition que donne René Huyghe de l’œuvre d’art, à savoir une création consubstantielle au monde intérieur de l’artiste et à son monde extérieur. Il affirme en l’occurrence que « si réaliste que se croie le peintre […] c’est son essence même qu’il révèle, qu’il avoue, par la manière dont il aborde et choisit, dont il transcrit la réalité 1 » matérielle de son monde. Ce qui nous intéresse ici, c’est le sentiment de cette consubstantialité et même, pourrait-on dire, de cette transubstantialité qui fait passer l’artiste dans son œuvre en manifestant le lien entre l’art et sa propre vie et entre l’art et la vie, lien prôné aussi, en ce cas, par nombre de manifestes d’artistes au début du 20e siècle. De manière générale, lorsque le sentiment de s’impliquer dans sa production est vécu comme un engagement dont l’issue a aussi une portée existentielle, cela suppose un minimum de conviction et le 85
1
René Huyghe, Dialogue avec le visible, Paris, Flammarion, 1955, p. 105.
2 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 106. 3
ibid., p. 160-161.
courage de risquer l’aventure. En ce sens, créer c’est résister, pour reprendre la formule de Gilles Deleuze ; c’est oser un devenir qui est toujours une aventure : « Quelle terreur hante la tête de Van Gogh, prise dans un devenir tournesol ? Il y faut les couleurs des peintres pour s’élever des perceptions vécues au percept, des affections à l’affect2 » ; en cela l’artiste est « un voyant, un devenant qui tente un combat incertain3 ».
Nécessité d’un processus créateur S’engager à créer autrement, fidèle à ses sensations que l’on rend visibles en osant d’autres procédés plus adéquats à sa nécessité intérieure et à sa vision singulière, c’est aussi résister à l’identification à un style pour être dans la vérité de son désir d’art. Picasso ne confiait-il pas à Hélène Parmelin qu’il ne pouvait pas faire autre chose que ce qu’il faisait, signifiant par là une sorte de nécessité qui le liait à ses créations. Aussi, n’est-ce pas un hasard de rencontrer souvent dans des propos de peintres les notions de vérité, de sincérité et de nécessité intérieure pour manifester une sorte d’être à sa création, un engagement total où n’interviendrait pas de considération extra-artistique. Cet accord avec soi-même, avec ses désirs, avec son besoin de produire ou tout simplement de s’exprimer à travers un médium semble décisif dans le processus créateur. C’est cette part de ce qu’on pourrait appeler sincérité ou constance à soi qui permet à la fois de résister face aux obstacles à la création, mais aussi de pouvoir renoncer à ce qui ne satisfait plus, d’être ouvert à d’autres modes de création et de pouvoir tout reprendre quand on en sent la nécessité. Lorsque le travail artistique revêt cette dimension qu’on pourrait dire existentielle, place est faite au doute et à son intensification dans des périodes de crise. En effet, la conscience de ses limites et du danger de l’habitude quant aux modes de faire et aux modes tout court, peut venir d’un sentiment d’inadéquation à sa vision des choses ou à son for intérieur. Elle peut provoquer une insatisfaction telle qu’elle débouche sur un abandon ou un retournement radical. De fait, ce sentiment de divorce avec sa production peut surgir de manière plus aiguë chez les peintres contemporains dont l’environnement est assailli par d’innombrables reproductions, par un éclatement des genres, par une surcharge de styles et par les rapides désignations que nécessite la culture marchande. Déjà, dans le premier manifeste des Nouveaux réalistes, Pierre Restany déclarait que « nous assistons aujourd’hui à l’épuisement et à la sclérose de tous les vocabulaires établis, […] l’homme, s’il 86
parvient à se réintégrer au réel, l’identifie à sa propre transcendance, qui est émotion, sentiment et finalement poésie, encore4 ». Il donne l’exemple de Tinguely, d’Arman et de Spoerri. Ce constat propre à la naissance de ce qui sera un mouvement, ne traduit pas uniquement l’engagement des nouveaux réalistes qui ont tenté de rejoindre un certain réel, par delà les labels de représentation du monde ou par delà les styles et les modes d’identification des différentes formes plastiques. On peut, tout à fait, l’élargir au questionnement des artistes qui reconnaissent d’autant plus l’épuisement des catégories et des normes instituées, en matière d’art, qu’ils sont conscients eux-mêmes de l’habitus qui presse à étiqueter le moindre tracé pour en étouffer la singularité et pour dissiper toute ambiguïté. Il leur semble que le déjà vu et le trop vu ont fini non seulement par recouvrir entièrement le champ de réception mais aussi par occuper le geste de peindre au point de congédier toute forme de sensibilité et de rapport authentique avec le monde. Cette attitude n’est certes pas le lieu d’un raisonnement ou d’un froid diagnostic comparable au constat du critique d’art, mais d’abord l’expression d’un malaise éprouvé dans le sentiment de la vanité du faire.
Désappropriation et rupture Le malaise ne vient pas uniquement du poids de la culture picturale qui prend à son piège toute nouvelle forme et qui occupe la mémoire visuelle et le geste créateur. Il est l’expression d’une situation où l’artiste se découvre en porte à faux avec son propre vécu et avec les sensations du monde. C’est donc un sentiment de désappropriation et de rupture qui peut dans son intensité provoquer la suspension de l’activité créatrice, mais il peut aussi être l’occasion de ce que j’appelle un « retournement transcréateur » qui puise de cette crise relationnelle des potentialités novatrices. C’est le cas notamment de peintres qui prennent conscience des limites de leur démarche et de leur expression et choisissent d’autres modes de faire ou d’autres matériaux dans lesquels ils font passer leur sensation d’une manière qu’ils pensent plus appropriée à leur conviction. Quelle que soit l’intensité du retournement opéré dans le procédé choisi, lorsqu’il relève d’un désir de constance à soi, à savoir de cette vérité de l’art dont il était question plus haut, la conversion devient force de création, source de possibles. C’est en ce sens que l’artiste peut survivre à tout ce qui menace son autonomie, y compris au confort de sa reconnaissance qui est une autre forme d’aliénation. 87
4
« Premier manifeste du 16 avril 1960 à Milan », dans Les Nouveaux Réalistes, Paris, éditions Planète, 1968.
5
Gilles Deleuze, Félix Guattari, op. cit., p. 157.
6
Maurice MerleauPonty, Sens et non sens, Paris, Nagel, 1948, p. 30. 7 Pablo Picasso, Propos sur l’art, Paris, Gallimard, Paris, 1998, p. 19. 8
Nathalie Heinich, Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris, Minuit, 1998, p. 99.
La conversion peut alors ne pas constituer une rupture radicale qui priverait l’artiste de ses potentialités en le jetant dans l’altérité absolue d’un faire différent. Elle peut s’entendre comme mouvement de transcréation où le travail créateur s’inscrit dans un devenir polysensoriel. Il s’agit, à chaque fois, de se réapproprier un matériau pour le rendre autrement expressif selon les techniques qui conviennent. Plus généralement dans le domaine de la création artistique, on ne quitte pas un genre pour un autre, mais on fait passer différemment « le matériau dans la sensation5 » selon l’expression deleuzienne, en exploitant ses capacités d’expression. Ce mouvement transcréateur est rendu possible par la mutabilité dans la constance à soi de l’artiste qu’on pourrait appeler résistance ou encore lyrisme, au sens où Maurice Merleau-Ponty parle du lyrisme de Paul Cézanne qui est celui de « l’existence toujours recommencée6 ». Cette dimension de mutabilité est revendiquée par des artistes contemporains qui la vivent comme une nécessité. Robert Rauschenberg déclare qu’un peintre doit être « un chercheur, un inventeur perpétuel » et si Picasso récusait la qualification de chercheur et l’idée d’évolution d’un artiste, il n’en revendique pas moins le droit au changement parce que, comme il le dit, « les motifs différents exigent des modes d’expression différents » ; c’est « une adaptation de l’idée qu’on veut exprimer et des moyens d’exprimer cette idée7 ». Le retournement devient transcréateur quand l’artiste transgresse les limites et les obstacles qui l’enfermaient dans sa pratique pour re-dynamiser sa conduite créatrice dans un matériau différent par des figures autres, capables de capter de nouvelles forces (couleur, tracé, vitesse) qui sont autant de sensations où s’expriment plus intensément des affects. La transcréation consiste aussi dans la capacité de passer d’une technique à une autre, d’une démarche à une autre dans un devenir-sujet de l’artiste qui exclut l’idée d’évolution ou de progrès. Peut-être qu’au regard du public, ce phénomène de conversion ne constitue-t-il plus, de nos jours, un phénomène remarquable dans la vie d’un artiste comme cela aurait été le cas dans des périodes antérieures. Certains pensent même que c’est un phénomène propre à l’art contemporain que de ne pas tenir à un seul genre. Nathalie Heinich situe ce positionnement dans la désignation des artistes par le terme de plasticiens8, qui s’est imposé pour unifier plusieurs approches susceptibles d’être adoptées par la même personne comme la peinture, la sculpture et l’architecture comprises, par exemple, dans la pratique du happening ou des installations. Mais elle reconnaît aussi qu’il y a là un enjeu qui est celui 88
de l’identification de l’artiste à travers les preuves d’une authenticité de l’intention du créateur pris dans sa singularité9. C’est en dernière instance, cette authenticité qui garantit la crédibilité des retournements de l’artiste. Le cas de figure de l’artiste peintre tunisien Abderrazak Sahli est à ce propos intéressant.
Le retournement transcréateur d’Abderrazak Sahli Né en 1941 à Hammamet, Sahli a fait des études à l’École des beaux-arts de Tunis, spécialité peinture (1969) puis à l’Université de Paris 8 en Arts plastiques et à l’École des beaux-arts de Paris, spécialité gravure (1974). Il a séjourné en France jusqu’en 198710. Entre 1965 et 1987, il adopte une démarche qui se manifeste dans deux périodes. De 1965 à 1975, il travaille à un jeu de modifications et de déplacements de la calligraphie arabe traitée librement dans une configuration qui rappelle en les déterritorialisant les papiers officiels et les parchemins qui font autorité. En fait, comme il le dit, déjà lors de sa formation coranique à la Zitouna, puis de son passage à l’École des beaux-arts de Tunis, il a ressenti la dimension problématique du dit et du graphique. Cela a donné lieu à ce qu’il appelle un « combat avec les mots, un travail acharné sur les mots ». Contre sa difficulté à prononcer (légère dyslexie), contre l’institué et l’assimilation d’une écriture normée dont l’aboutissement est le discours officiel, il oppose une pseudo-écriture par les moyens plastiques que permettent les signes de la calligraphie arabe. Dans un jeu hors sens de tracés cursifs et déliés, il inscrit sous forme de papiers officiels avec tampon et paraphe, des textes illisibles qui portent en dérision l’autorité de l’écrit. Il fait aussi des performances et de la poésie sonore où les mots passent à la vocalise dans le même hors sens mais dont la sensorialité du rythme et du souffle rappelle les transes des soufis. Ensuite, dans une période qu’on peut faire aller de 1975 à 1987, cette démarche d’inversion, de détournement et de camouflage du verbe s’élargit à l’icône et se manifeste dans une série de portraitsphotos sur toile en bas desquels il inscrit l’illisibilité d’un graphisme ni vraiment latin, ni vraiment arabe. La poïétique de la disparition opère au niveau des portraits un effacement des yeux qui annule la cartographie du visage. La défiguration est amplifiée par des tracés couleurs qui traversent peintures, photos et parchemins en annulant leur identité dans la même opération. Le travail de transfiguration se déplace sur le corps propre et le monde. Sahli fait de son corps un lieu culturel d’arabe émigré. Sa main peinte devient langue d’exil dans des performances où la gestuelle et la vocalise illimitent le corps propre. 89
9
ibid., p. 130-131.
10
Sahli a participé à la Biennale de Paris de 1971, a exposé à la Galerie Arlogos de Nantes en 1980, à la Galerie Créatis à Paris en 1980. Il a participé à l’exposition « Livres d’artistes, livres objets » en 1982 au Centre Georges Pompidou à Paris.
page de droite, Abderrazak Sahli, sans titre, Hammamet 2002. acrylique sur papier, format 21/29. double page suivante, Abderrazak Sahli, sans titre, Hammamet 2002. acrylique sur papier, format 21/29.
En 1987, son retour définitif en Tunisie où il décide de vivre des seules ressources de son art, le place à la fois devant la difficulté matérielle de peindre avec de modestes moyens, dans un environnement pictural dominé par l’abstraction géométrique ou lyrique et par une semi-figuration onirique dans lesquels il ne se reconnaît pas. Il se retire dans une ancienne maison à Hammamet dont il fait son atelier et adopte une démarche nouvelle où il fait passer sa sensation du lieu et du milieu dans un traitement proche du mouvement de la Figuration libre. Cela lui permet à la fois un éclatement des formes et leur simplification qui porte la peinture à la limite de sa poésie sonore – ce sera l’occasion d’ailleurs de certains happenings associant peinture et poésie. Ce retournement est transcréateur au sens où il permet une meilleure expression du rapport du peintre à son monde. Ce processus va se développer pour devenir son quotidien puisque Sahli va aussi puiser dans sa rencontre avec les techniques de Claude Viallat (Support-surface), la répétition des modules, le support sans cadre, le colorisme, la saturation des toiles et surtout l’ouverture à des matériaux tels que le drap usé, la toile de jute et de vieux vêtements dans lesquels il fait passer son monde de sensations. Il transgressera la modestie des moyens pour les élever à la transcendance. Il travaillera avec l’objet trivial, le Kortass (série de 1989), modeste paquet en papier kraft de l’épicier du coin, objet banal qui contient et qui cache pour en exhiber les possibles. Cet objet devient structure, volume, support et même élément sonore dans les performances vocales. D’autres éléments comme les grandes toiles servant à la cueillette d’olives ou le sèche-linge en bois qu’on met sur le brasier sont « désustentialisés » et « énergétisés » dans un univers plastique polychrome. Dans le même temps, la poésie sonore de Sahli intègre des happenings dans une mise en scène où sont convoqués des objets symboliques à travers un jeu de métissage entre art et sacré. Il aura fallu le retour dans sa ville natale et des aléas pour que se fasse cette conversion opérée par contagion des mouvements comme Support-surface, Nouvelle figuration ou même Arte povera que Sahli aura connus en France, loin de chez lui. Toutes ces rencontres ont donné l’occasion à sa démarche de continuer à créer en réintégrant son corps, sa voix, son rythme et son milieu. C’est probablement cette forme d’authenticité singulière qui permet d’exister comme artiste à travers toutes les mutations possibles. Rachida Triki 91
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La photographie et le politique Slovaquie : 1968 – 1989 Aujourd’hui, la période dite de « normalisation » qu’a connue la Slovaquie entre 1968 et 1989 a mauvaise réputation. Au cours de ces années, toute manifestation culturelle était déterminée par l’effort impérieux de conserver le système totalitaire du socialisme. Dans le domaine des arts plastiques, cette volonté politique se manifestait par la définition et la fixation de normes de communication. Les « organes de contrôle » des images diffusées étaient destinés au contrôle de l’exposition des œuvres, de l’impression des catalogues et de la publication de textes esthétiques ainsi que des créations jugées « non convenables » par rapport à l’idéologie officielle. En raison des sanctions qui avaient pour but d’éviter les voyages à l’étranger, les artistes et les esthéticiens non conformes au « réalisme socialiste » se trouvaient dans la situation d’un double isolement : ils ne pouvaient montrer leur travail ni dans leur propre pays, ni à l’étranger. Les autorités contemporaines en termes de politique et de science de l’art croient que cette époque a introduit une sorte de « schizophrénie » dans le discours de l’esthétique. Comme on n’hésite plus à différencier les approches théoriques de l’image de la normalisation de celles de la démocratie, on serait tenté d’affirmer la chose suivante : au niveau de la réflexion sur l’art, tout a été modifié en Slovaquie depuis le changement de système politique. Grâce à la révolution, notre pensée esthétique a été sauvée ! La situation « esthétique » en Slovaquie est-elle vraiment aussi claire ? Le modèle politique choisi peut-il déterminer la réflexion en arts plastiques ? L’apparente naïveté de cette interrogation cache en fait une grande complexité. Comme la Pologne, la Hongrie et les Pays tchèques, au 19e et au début du 20e siècle, la Slovaquie n’était pas un état autonome ; elle faisait partie de l’empire austro-hongrois, et avait renforcé progres94
sivement sa conscience nationale dans un difficile combat pour l’affirmation de ses droits. Or, bien que l’on puisse affirmer que l’idée d’histoire a une grande influence sur la formation des concepts de nation, d’identité et de culture nationale pour les Slovaques, c’est justement l’héritage multiculturel de sa longue existence sous la monarchie qui demeure, jusqu’à nos jours, l’une des caractéristiques les plus pertinentes de la culture slovaque. On dirait que cet héritage d’ouverture, d’incertitude et de fluidité de l’identité se reflète aussi dans la sphère de l’art plastique slovaque : il le protège, en quelque sorte, lui évite de retomber dans une rigidité totale de pensée. L’héritage muticulturel invite à la réflexion en termes de différence entre la dépendance des formes du pouvoir et la vivacité de la communication artistique, plutôt qu’à parler de l’opposition traditionnelle entre le centre et la périphérie. Le terme de « normalisation » correspond à la situation en Tchécoslovaquie après l’occupation du pays par les armées russes en août 1968. Trois ans plus tard, en 1971, le ministre de la culture, Miroslav Valek, a créé un Comité de préparation, mené par « l’inquisiteur » en chef Robert Dubravec. Ce Comité était destiné à contrôler la « pureté » de la culture récente et à réaliser toute la « purification » nécessaire à l’égard de « ceux qui ont trahi le programme de l’art socialiste et sont devenus les hérauts de l’esthétique bourgeoise1 ». Après 1972, la pression renforcée du pouvoir politique se manifestait non seulement par interdiction de créer et de faire référence aux œuvres « non convenables », mais aussi par leur liquidation physique. Parallèlement, le Comité de contrôle constituait une institution de censure dont plusieurs projets créatifs – prêts à être réalisés ou distribués – ont été victimes. Cette situation néfaste a duré jusqu’au milieu des années 1980, au cours desquelles – sous l’influence des changements politiques en Union soviétique – une libéralisation de la culture s’est engagée en Slovaquie. La période de « normalisation », l’une des plus sombres dans l’histoire du pays, a pris fin avec la « révolution de velours » en 1989.
De la « normalisation » à la « révolution de velours» En général, on peut affirmer que l’idée essentielle de « normalisation » se manifestait par la réintroduction du dogme du réalisme socialiste et de mesures répressives concernant la création artistique et les créateurs qui refusaient de se soumettre au diktat d’une seule norme artistique. Selon Jana Gerzova, théoricienne slovaque de l’art contemporain, « cet acte – destiné à interrompre 95
1
Collectif, Za socialisticke umenie. [Pour l’art socialiste, Bratislava], trad. libre, 1974, p. 200-221.
2 Collectif, Slovnik svetoveho a slovernskeho vytvarneho umenia druhej polovice 20. storocia. [Dictionnaire de l’art plastique mondial et slovaque de la deuxième moitié du 20e siècle], SCCA, Bratislava, 1999, p. 194, trad. libre. 3
Maria Oriskova, Dvojhlasne dejiny umenia. L’histoire de l’art à deux voix, Petrus, Bratislava, 2002, p. 57, trad. libre.
toute tentative de réaliser une réforme du régime socialiste en faveur des buts démocratiques et de l’expression libre des artistes et des théoriciens – a eu des conséquences catastrophiques sur l’art moderne et contemporain2 ». Qu’est-ce qui conduit cet auteur à qualifier ce régime de « catastrophe » esthétique ? Tandis que l’histoire de l’art de l’Europe occidentale de la deuxième moitié du 20e siècle est caractérisée par l’apparition d’une pluralité d’alternatives théoriques, en Europe de l’Est, l’apologie des valeurs universelles en dialogue avec le régime totalitaire a pris la forme a priori du mythe de l’objectivité, couramment appelé « le paradigme des dissidents ». Celui-ci peut être caractérisé comme une approche historique de l’époque, au cours de laquelle l’art alternatif avait trouvé ses théoriciens. C’est pourquoi, les interprétations des théoriciens contemporains ne manifestent pas seulement de la sympathie à son égard, mais aussi une défense morale de cet art en opposition au régime totalitaire. L’historienne slovaque de l’art Maria Oriskova affirme qu’« il est probable que l’enjeu de tout problème de la théorie de l’art plastique de la deuxième moitié du 20e siècle dans les pays de l’Europe de l’Est soit le suivant : tandis qu’au cours des dernières décennies, à l’Ouest, la théorie traditionnelle de l’art avait négocié les vérités universelles – tout en démasquant l’idéal humaniste comme l’une des formes de l’idéologie, à l’Est, les nouveaux principes théoriques ne se sont pas développés. Il y a deux raisons à cela : d’un côté, la théorie marxisteléniniste de l’art fonctionnait comme doctrine, de l’autre, une opposition à cette dernière s’est établie pour pouvoir défendre la Vérité. La pensée théorique et la création artistique constituaient une rhétorique correspondante à cette situation3 ». Autrement dit, au cours de la période de « normalisation », les théoriciens dissidents – convaincus de leur vocation à défendre la « Vérité » – ont continué à souligner l’impératif moral, voire à insister sur articulation de l’éthique avec l’esthétique. Enfin, ce faisant, ils ont renforcé la continuité de la tradition de sublimation des problèmes politiques dans le domaine de l’art, qui remplaçait parfois les institutions slovaques absentes (linguistiques au 19e et sociales au début du 20e siècle). Dans cette perspective, il est évident que, pour ceux qui ont décidé de lutter contre la censure, la « normalisation » était une vraie catastrophe : il fallait impérativement que cette situation culturelle gênante soit changée. Et il semblerait qu’elle l’a été jusqu’à la fin des années 1980, grâce à la révolution. Selon les informations officielles, la révolution – qu’elle soit dite « douce » ou « de velours » – avait commencé le 17 novembre 1989 par une série de manifestations initiées par les étudiants, les 96
artistes et les intellectuels dissidents, à Prague et à Bratislava (les deux villes les plus importantes de l’ancienne Tchécoslovaquie). Ces manifestations de masses – très unitaires, intenses et euphoriques – ont provoqué une décomposition incroyablement rapide du parti communiste slovaque qui n’a pour ainsi dire pas résisté. Cette révolution s’est achevée en quelques semaines. En effet, dès le 24 novembre 1989, le Comité central du parti communiste avait adopté à l’unanimité la démission de Secrétaire général Milos Jakes et d’autres membres du bureau directeur. Après la grève générale du 27 novembre 1989, la destruction du monopole du Parti était irréversible ; sa direction avait perdu toute autorité jusqu’aux niveaux les plus bas de sa structure complexe et strictement hiérarchisée. Privés de direction concrète, les fonctionnaires ordinaires du parti communiste n’arrivaient plus à saisir leur rôle. Et, n’ayant plus de direction suprême, ils ont décidé de suivre les révolutionnaires et de collaborer avec eux. Pendant l’année 1990, le discours public en a appelé à la nécessité de préciser les procédés possibles de « décommunisation » de la société. Ce faisant – afin de motiver le droit moral du changement de régime politique – les leaders de la révolution ont souvent utilisé des documents visuels – vidéos et photographies – auxquels ils accordaient une valeur symbolique 4. En général, la victoire de cette révolution a été considérée comme, d’une part, la victoire du dialogue – dans le sens de la tolérance –, et de l’autre, comme celle du changement du principe de légitimation du pouvoir politique, motivé par l’effort d’améliorer la qualité récente de la communication et de la vie sociale. Comme cela était prévisible, le point de vue critique sur le discours politique totalitaire de l’ancien bloc de l’Est – destiné à objectiver les vérités « éternelles », fixes et apparemment intangibles du socialisme – a également touché l’institution de l’histoire de l’art : la théorie marxiste de l’art était accusée d’être trop simpliste et unilatérale. Mais les nouvelles institutions démocratiques de l’époque post-totalitaire sont-elles parvenues à résoudre ce problème essentiel du discours esthétique ? À vrai dire, la réalité ne ressemble pas trop à ces attentes utopiques. Pourquoi ? Que s’est-il passé en Slovaquie au cours de cette année « miraculeuse », en 1989 ? Qu’est-ce qui a changé avec le changement du discours politique ?
Le difficile positionnement esthétique En ce qui concerne les changements institutionnels en Slovaquie, deux éléments au moins méritent d’être mentionnés. Le premier 97
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Parmi ces documents, il y a aussi des photographies documentaires considérées comme des images d’art, par exemple celles de Jan Budaj, Ivan Hoffamann, Jozef Sedlak, Jozef OrthSnep, etc.
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Zora Rusinova, « Od zlyhania utpoie k veku simulakra. » « Du ratage de l’utopie à l’age du simulacre », dans Dejiny slovanskeho vytvarneho umenia : 20. storocie. [L’histoire de l’art plastique slovaque: 20e siècle], Bratislava, SNG, 2000, p. 57, trad. libre.
concerne les nouveaux problèmes – cette fois-ci non plus idéologiques, mais économiques – qui ont entravé le dynamisme de la création artistique après la rupture politique de 1989 : le bouleversement socio-politique a en effet entraîné une restructuration des mécanismes de gestion de la culture et des contributions financières. Au cours des décennies précédentes, l’État avait soutenu la création officielle et l’achat des œuvres destinées à être exposées dans les institutions socialistes d’art. Cependant, les révolutionnaires – qui se qualifiaient pour la plupart d’artistes et d’intellectuels – ont décidé de renoncer complètement à ce principe. C’est pourquoi, après la révolution, les dotations généreuses de l’État ont brusquement pris fin. Jusqu’en 2000, le gouvernement slovaque n’est parvenu ni à faire prévaloir une transformation du système de parrainage ni à adopter des lois relatives aux subventions financières. L’historienne slovaque de l’art Zora Rusinova, signale que « les conséquences graves de cette décision ne se sont pas seulement manifestées par rapport aux activités retardées des institutions culturelles, mais aussi par rapport à la paralysie assez rapide des jeunes artistes, dont la plupart, après des débuts prometteurs, ont quitté le domaine de la création libre, et se sont tournés vers des domaines plus lucratifs, comme la publicité5 ». Le second élément qui doit être mentionné est l’importance de la date du 1er janvier 1993 : disparition de la Tchécoslovaquie et création de la République slovaque sous la forme d’un État autonome et indépendant. C’est une date-charnière dans l’évolution de la société slovaque. Ce changement politique se reflète directement dans la structure des institutions, dans le système d’enseignement et dans la nouvelle tendance de la vie culturelle. Depuis la séparation des deux républiques, l’art slovaque a non seulement pu, mais aussi « dû », se présenter seul sur la scène internationale. Autre conséquence, pour des raisons plus ou moins idéologiques, certains directeurs d’institutions culturelles ont été révoqués et remplacés par d’autres. Cette politique est très évidente surtout au cours du « règne » du ministre de la Culture Ivan Hudec entre 1994 et 1998. Au cours de ces quatre années, l’habitude a été prise de sélectionner les œuvres d’art pour des expositions à l’étranger selon un principe de triage spécifique – la capacité supposée des œuvres à représenter « l’art national » – tout en mettant l’accent sur l’existence nationale particulière et sur les valeurs slovaques traditionnelles. Concernant les nouvelles conditions de la création artistique, pendant cette transformation de la culture slovaque – nonobstant les péripéties des luttes internes aux partis politiques et le bouillonneme 98
culturel qui se reflètent surtout au niveau des échanges personnels et des bouleversements institutionnels –, on peut mentionner deux changements essentiels pour la création en arts plastiques. Le premier est l’ouverture des frontières et la possibilité d’échange culturel sous la forme de nouveaux contacts institutionnels et personnels, de voyages, de bourses d’études etc. Le second est la possibilité de faire évoluer – plus ou moins librement – les différentes formes de création sans tenir compte des préférences idéologiques actuelles de l’État. De plus, après l’ouverture des frontières et de la « démocratisation » de la culture, on peut également parler de diversification et de dynamisation dans le domaine de l’histoire et de la critique d’art. En ce qui concerne les activités des critiques et des commissaires d’expositions, il faudrait aussi mentionner la participation financière des fondations et des sponsors, interdits en Slovaquie avant 1989. Aujourd’hui, leurs activités peuvent être considérées comme un contrepoids au monopole financier de l’État et à la politique culturelle qu’il promeut et, enfin, comme l’un des moyens permettant de libérer la pensée esthétique. Pour le moment, la manière de résoudre les problèmes mentionnés plus haut, qui semble la plus accessible, est celle qui reflète la multiplicité des théories critiques qui ont surgi en Slovaquie avant et après l’effondrement du système soviétique, et qui ont, finalement, conduit à une « double » esthétique de l’art des images. Signalons que nous entendons ce « double » plutôt au sens schizophrénique que dialectique. Quant au discours esthétique, Maria Oriskova affirme que « jusqu’aux années 1980, l’idéologie communiste confondait les artistes avec les adversaires politiques. C’est pourquoi, il n’y avait ni critique ni théorie réelle dans les institutions artistiques et culturelles d’État6 ». Et pourtant, ajoute-t-elle, quelques années après la révolution, le « paradigme des dissidents» – tellement nécessaire à l’époque totalitaire – était également simpliste et insuffisant : sa critique apparaît au début des années 1990. Il est probable que le dévoilement de sa faiblesse sera le produit non seulement de la modification de la situation politique – c’està-dire de l’inexistence d’un seul adversaire prenant la forme de l’art officiel – mais aussi du changement du « paradigme des dissidents » en celui de la postmodernité. Après la rupture de 1989, les théoriciens inspirés par le point de vue postmoderne trouvent plus de recul, plus d’ironie et plus de volonté de démasquer sans concession. On pourrait dire que, pour eux, le temps des vérités absolues est terminé, de la même façon qu’est révolue la différence entre l’art « authentique » et celui au service du régime politique. D’après Oriskova, « peu à peu, c’est l’histoire même qui est 99
6 Maria Oriskova, op. cit., p. 60, trad. libre.
7
Maria Oriskova, ibid.
8 trad. libre, Aurel Hrabusicky et Vaclav Macek., Slovenska fotografia. 1925 – 2000. [Photographie slovaque. 1925–2000], SNG, Bratislava, 2001, p. 220, trad. libre.
devenue le sujet essentiel de l’art et des réflexions théoriques slovaques7 ». Or, n’est-ce pas là l’une des conséquences de l’atmosphère – pleine d’euphorie schizophrénique – de ces temps, au cours desquels on tentait, d’un côté, de construire l’identité nationale et, de l’autre, de déconstruire tout un ensemble de « grands récits » ?
Le cas particulier de la photographie 9
Robin, Die Fotos des Jahrhunderts, [les photos du siècle°], Köln, Benedikt, Taschen, Köln, 1999.
Afin de donner une réponse à cette question et de concrétiser certains aspects du régime esthétique spécifique qui permet d’identifier une image comme œuvre d’art, on se concentrera sur le cas particulier de l’esthétique slovaque dans le champ de la photographie. L’ambiguïté propre de l’image photographique nous permet de la saisir comme un médiateur introduisant deux messages, esthétique et politique, qui se sont simultanément répandus dans le milieu visuel de la culture. Si on reprend les mots de l’historien slovaque de la photographie Vaclav Macek : « la photographie, de même que les autres formes d’art, ne peut pas être complètement évacuée du milieu socioculturel de sa naissance. Bien qu’il soit naturel, que sa production dans le système totalitaire, ou autoritaire, ne soit pas aussi régulée que le cinéma, la télévision ou la presse, c’est-à-dire les moyens privilégiés par lesquels le pouvoir communiste tentait d’influencer la société, la photographie n’était pas non plus immunisée contre les interventions idéologiques de la censure. Jusqu’en 1989, la présentation de la création photographique était considérablement limitée par l’idéologie, avec une intensité allant décroissant entre la première moitié des années 1970 et la fin des années 19808 ». En effet, pour mentionner un exemple, il suffit de se rendre compte que la seule photo slovaque choisie dans la sélection des « 100 photographies les plus remarquables du 20e siècle9 » – dans laquelle on retrouve des auteurs tels que Robert Capa, August Sander, Erich Solomon, etc. – était l’épreuve de l’occupation Bratislava, le 21 août 1968 du photographe slovaque Ladislav Bielik. Or, on ne trouve aucune allusion à cette photo dans les informations officielles récentes en Slovaquie : selon les publications des théoriciens socialistes, cette épreuve n’a jamais existé ! Son auteur, sachant qu’il aurait trop risqué s’il l’avait exposée dans son pays à l’époque, l’avait envoyée au journaliste allemand Peter Stephan Lutze (de l’agence de presse DPA) sous le nom duquel cette photo a été publiée des nombreuses fois en Europe de l’Ouest. Quant à Ladislav Bielik – l’auteur réel de la photo mentionnée – il est mort 100
en 1984 d’un accident lors d’une compétition automobile sur laquelle il était en reportage. De son vivant, il n’a jamais été reconnu comme l’auteur de ce fameux cliché et, puisqu’il est mort quatre ans avant la révolution, il n’a jamais pu profiter de sa renommée. Il en était lui-même conscient. C’est sans doute l’un des paradoxes symptomatiques de la « normalisation ». D’autres exemples peuvent aussi être envisagés. Selon Macek, « La période 1969–1971 a été marquée par la croissance des interdictions. Martin Martincek, photographe slovaque renommé, était en train de préparer une nouvelle publication de ses deux cycles de reportages sur la vie des hommes de montagnes, intitulés Honneur à ceux qui meurent en selles et Rencontres. Après le 21 août 1968, dans les conditions politiques modifiées, ce projet n’a plus obtenu l’autorisation de réalisation, et il n’a jamais été réalisé10 ». Par ailleurs, les interventions de la censure ne concernaient pas seulement la publication des livres ; ce problème touchait aussi la réalisation des expositions. Par exemple les commissaires de la Galerie des jeunes à Bratislava, le lieu d’exposition préféré de nombreux photographes, étaient obligés de se soumettre aux idées clé de normalisation, propagées par le Comité central du Syndicat socialiste de la jeunesse. La publication des revues spécialisées était soigneusement contrôlée (interdiction de publication de la revue La Vie culturelle, consacrée aux nouveautés récentes en arts, par exemple). Les premières années de la « normalisation », ont vu l’émigration de plusieurs photographes documentaires slovaques particulièrement talentueux, notamment Bohumil Puskailer, Matej Sepita-Klauco et Alexander Novotny, suivis plus tard par Juraj Liptak et Jozef Ort-Snep. En effet, l’enjeu principal du néo-stalinisme des années 1970 et 1980 était de ne pas permettre de représenter la moindre imperfection du système socialiste. En général, pour des raisons de sécurité, pendant la période de « normalisation » toute expression de désaccord avec le pouvoir était réduite au cercle le plus étroit et le plus intime des familles. Toutes les informations sur les erreurs du système – la douleur, la souffrance, la pauvreté – qui font d’habitude partie de la vie sociale, devaient disparaître non seulement du métier de reporter, mais aussi de la création artistique. Afin d’éviter toute perturbation de l’utopie communiste, toutes les images soupçonnées d’être contraires à la jouissance, au bien-être et au confort ont été soigneusement effacées de la vie publique. Il est évident que, dans de telles conditions, ni l’épreuve de Bielik de la première journée de l’occupation de Bratislava, ni les portraits des hommes pauvres des montagnes de Martincek, ne pouvaient prétendre à 101
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Aurel Hrabusicky et Vaclav Macek, op. cit., p. 220, trad. libre.
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Ludovit Hlavác, O fotografickom obraze (a o niektorych otazkach jeho tvorby, estetiky a etiky) [De l’image photographique (et de certaines questions concernant sa création, son esthétique et son éthique)], Osveta, Martin, 1983. 12
Anna Gregorová, Fotograficka tvorba. Nacrt estetiky a teorie umeleckej fotografie [Création photographique. Éléments de l’esthétique et de la théorie de la photographie d’art], Osveta, Martin, 1977. 13
Cette tendance critique est remarquable surtout dans les réflexions de l’historien de la photographie Vaclav Macek. Voir Vaclav Macek, Sucasna slovenska fotografia. [Photographie contemporaine slovaque], Bratislava, SKZ MK SR, 1991, ou « Premeny sucasnej fotografie » [« Transformations de la photographie slovaque »] dans Dejiny slovenskeho vytvarneho umenia : 20. storocie, [L’histoire de l’art plastique slovaque : 20e siècle], op. cit.
passer par ce filtre de sélection attentive. L’absence d’agrément officiel leur interdisait toute participation à la circulation des images dans la société.
Du politique à l’esthétique À la différence de la philosophie, l’esthétique est toujours en premier lieu régionale. La réflexion des théoriciens se développe en effet à partir des œuvres d’art concrètes. Par conséquent, eu égard à la tension entre l’universalité potentielle de l’art et la diversité axiologique des contextes locaux et temporels des cultures, le problème de la « guerre froide » des images en Slovaquie ne peut être élaboré que dans les conditions politiques concrètes. Les conditions sont déterminées dans ce pays par la politique de la fin du 20e siècle, notamment au cours des années 1970–1980 (années de la « normalisation ») et des années 1990 (années de la « démocratie »). Une telle confrontation permet de distinguer deux sortes de stratégies théoriques qui déterminent la frontière délimitant la catégorie des photographies d’art de celles non-artistiques, et de caractériser les procédures de sélection et de circulation des photographies. Le problème de la sélection permet de questionner le principe de la distinction politique, destinée à établir une frontière entre les images autorisées et les images interdites. À première vue, il paraît évident que les catalogues et les publications sur l’histoire de l’art slovaque provenant de deux époques mentionnées, permettent d’explorer la position socioculturelle de la photographie d’art à partir de critères esthétiques diamétralement différents. Les textes des théoriciens socialistes témoignent de la production des guides didactiques – presque des « modes d’emploi » – destinés à inciter les photographes à prendre des photographies en tant qu’« images représentatives de l’époque11 » qui sont destinées à être triées de façon standardisée, à « se rendre maître de la réalité12 ». Par contre, les théoriciens de l’époque post-totalitaire ont, apparemment, des volontés différentes : réaliser une « réhabilitation morale13 » du mode de la sélection forcée de l’époque totalitaire. Une ambition méritoire, paraît-il. Or, a-t-on vraiment le droit de se féliciter ? Quelle « éthique » nous est offerte par ce nouveau point de vue théorique sur l’image photographique ? Peutelle nous promettre de ne plus tenter d’influencer, de ne pas être directif ? Ne cache-t-elle pas une contradiction : comment peut-on penser une vision morale sans prendre parti pour une image plutôt que pour une autre ? 102
Le deuxième problème mentionné, celui de la circulation, touche le principe de distinction politique entre les images publiques et privées. Au cours des années 1970 et 1980, les publications et les expositions publiques des photographies d’art étaient marquées par entre la production officielle et l’opposition à la création alternative. La première, strictement dirigée vers les buts politiques de la normalisation, était toujours la bienvenue dans les institutions d’État, la deuxième, était contrainte d’exister à part, isolée dans le cadre des présentations privées dans les appartements des artistes. En revanche, dans les conditions politiques de l’époque démocratique, les caractéristiques du discours esthétique ont apparemment changé : les théoriciens de l’époque post-totalitaire tendent à déconstruire la « construction artificielle14 » du régime de vision socialiste et à « ouvrir15 » les musées, le marché et le débat à des thèmes photographiques qui étaient tabous. Or l’inquiétude reste la même : cette belle ambition d’« ouverture » peut-elle nous assurer d’un mode de circulation, qui garantit la « vraie liberté » de diffusion des messages visuels ? Essayons de rester lucides. Cette « ouverture » démocratique des modes possibles de sélection et de circulation aurait-elle été possible sans la « re-légitimation » et « re-institutionnalisation » d’une nouvelle stratégie esthétique ? Sans une nouvelle « re-limitation » de la communication visuelle, liée directement au changement du discours politique, aujourd’hui plus favorable à la publication et la diffusion des images ?
La « visualité » en tant que construction politique de la vision Du point de vue des différentes approches esthétiques concernant les photographies d’art de l’époque de la normalisation en Slovaquie, il est évident que l’époque étudiée est marquée par une rupture politique d’importance, non seulement stratégique, mais aussi axiologique. Et c’est justement cette rupture axiologique qui conduit aujourd’hui à une interprétation des images prompte à souligner leur effet moral. La Slovaquie est cependant loin d’être le seul pays dont la critique de l’art soit motivée par une telle demande de véracité de l’image. Il suffit de rappeler les mots de Jacques Rancière qui va jusqu’à élever le débat au niveau du tournant éthique qui affecte l’esthétique et le politique dans tous les pays de l’ancien « bloc de l’Est » : « Longtemps victimes de la suspicion marxiste à l’égard des droits « formels », ils avaient été rajeunis dans les années 1980 par les mouvements dissidents en Europe de 103
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Cette approche critique est caractéristique des réflexions de l’historienne de l’art Maria Oriskova ; voir Maria Oriskova, op. cit. 15
La notion d’ « ouverture» des frontières est présente dans le travail de nombreux théoriciens slovaques, publiant à l’époque post-totalitaire. On peut mentionner surtout la publication consacrée aux problèmes de la cœxistence des cultures et aux normes politiques appliquées à l’art slovaque à l’époque de la normalisation : Slovenske vizualne umenie 1970 – 1985. [L’art visuel slovaque. 1970 – 1985], Bratislava, SNG, 2002.
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Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 154.
l’Est. L’effondrement du système soviétique, au tournant des années 1990, semblait alors ouvrir la voie d’un monde où les consensus nationaux se prolongeraient dans le cadre d’un ordre international fondé sur ces droits16 ». Il existe un consensus chez les théoriciens slovaques depuis les années 1990 qui montre qu’à l’époque totalitaire, la circulation des œuvres d’art était retardée voire bloquée par certains mécanismes qui menaient, au fond, à une sorte d’iconoclasme politiquement gouverné. Cependant, on ne peut davantage se contenter d’esquisser ce problème de la manière implicitement imposée par le discours esthétique récent. Au lieu de le traiter de la façon proposée par tel ou tel discours, nous préférons penser un régime spécifique de formation des critères du jugement esthétique qui soit commun aux deux époques, quoi que nous les considérions comme axiologiquement différentes. Afin de trouver une réponse aux questions posées plus haut, nous proposons de saisir la photographie d’art comme l’un des médiateurs visuels engagés dans le contexte d’une médiation culturelle complexe. Sachant que le régime de vision esthétique relève d’un ensemble des conditions spécifiques de naissance, d’institutionnalisation, de médiation et de contrôle des affirmations théoriques, sa finalité consiste à fournir le principe légitime du triage et d’accessibilité aux images destinées au partage public. Les mêmes mécanismes politiques de représentation et de sélection qui facilitent ou bloquent la circulation d’images en société permettent d’articuler la demande de véracité d’une épreuve photographique et les limites de sa visibilité dans son contexte spatio-temporel et culturel. Cette visualité spécifique à une époque – celle du réseau de communication qui articule toutes les images légitimes et les moyens privilégiés de saisie et d’exploration de leur essence – est, en effet, déterminée par deux aspects. D’un côté, elle fait de la pratique culturelle et sociale de la vision l’ensemble de pratiques qui unissent les membres d’une communauté culturelle dans leur activité visuelle. De l’autre, la visualité compte sur la nécessité de comprendre les messages vus et d’envoyer les siens uniquement dans le contexte de l’ensemble des possibilités offertes par la culture dont nous faisons partie. Pour que nous puissions mettre nos expériences visuelles en accord, il faut que chacun soumette ses perceptions physiologiques aux descriptions du monde, qui sont « conventionnalisées » et généralement compréhensibles. La visualité, construction politique visuelle qui est introduite entre le sujet et le monde, diffère ainsi de la vision, perception visuelle immédiate. Et c’est justement 104
l’interaction des deux qui devrait fonder tout jugement esthétique en art plastique. Le problème des limites de la visualité provoque, sans doute, d’autres questions dont les réponses auraient exigé une recherche plus approfondie et plus élaborée. Pour l’instant, nous ne visons qu’à mentionner la possibilité de penser une liaison interne, profonde et essentielle entre le discours de l’esthétique et celui du politique, et nous supposons que toute pensée sur l’art est inséparable des formes contemporaines du penser des représentations. Pour finir, afin de donner une réponse claire à la question de savoir ce qui s’est passé en Slovaquie en 1989, nous invitons à une double méditation : penser, d’une part, le « noyau commun » des deux régimes esthétiques sous forme d’une visualité ; considérer, d’autre part, la « re-délimitation » éventuelle de cette visualité dont les normes esthétiques fonctionnent comme les limites politiques de la vision. Michaela Fiserova
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notes de lecture comptes rendus d’exposition
Exposition « Dionysiac » Centre Georges Pompidou, du 16 février au 9 mai 2005.
Est-il possible de dire du bien d’une exposition telle que « Dionysiac » ? Et dans le cas d’une réponse positive à cette question, de quoi faudrait-il se féliciter ? De la qualité des œuvres présentées ? De la qualité de leur présentation ? De la qualité de l’expérience qu’en ont retiré les spectateurs ? Pour la plupart des expositions il est assez facile de répondre, mais ici ce n’est pas le cas. En effet, les organisateurs de cette exposition (et en premier lieu Christine Macel, la commissaire) ont mis en scène un ensemble de contradictions qui rendent impossible tout jugement « cohérent » sur la réussite d’un tel projet. La première des contradictions tient au fait de se féliciter, dans le catalogue et dans le dossier de presse, de la présence collective d’artistes qui se heurtent régulièrement à la censure, voire qui la provoquent (Thomas Hirschhorn, Kendell Geers, Christoph Büchel, etc.), tout en mettant en avant quelques lignes plus loin le fait d’être par108
venu à présenter quasi-exclusivement des « commandes » passées par le Centre à ces mêmes artistes. Les organisateurs s’exposent ainsi aux questions suivantes : 1. Peut-on commander une œuvre à un artiste en espérant la refuser ultérieurement ? 2. Ce refus est-il une garantie de qualité (auquel cas les œuvres présentées à l’exposition risquent de paraître mauvaises, du fait même de leur acceptation) ? 3. Si l’œuvre est présentée par le Centre Pompidou, cela veut-il dire que ce dernier est particulièrement libéral ou bien que l’artiste a « raté » son objectif ? On est en plein dans ce qu’on appelle communément une « injonction paradoxale », comme quand on dit à un enfant de « désobéir » : s’il désobéit, il obéit à ce qu’on lui dit de faire. D’ailleurs, même en admettant le caractère « transgressif » des œuvres comme une idée « floue » que le commissaire ne maîtriserait pas complètement, on ne peut manquer de
se dire que si une œuvre est exposée au Centre national d’art et de culture – Georges Pompidou, cela équivaut quoi qu’il arrive à une « reconnaissance institutionnelle » de premier ordre, de la part de l’une des plus « hautes » juridictions esthétiques existant dans le monde. Les artistes le savent, bien entendu, et agissent en conséquence. En revanche, feindre d’oublier depuis quelle position on s’exprime est plus qu’une faute de goût ; cela témoigne d’une grave incohérence, voire irresponsabilité, de la part des organisateurs. Car il y a une contradiction à vouloir simultanément représenter une institution majeure (et très fortement légitimatrice) dans le domaine de l’art contemporain, tout en prétendant être un lieu où l’institution peut être contestée. Une autre contradiction plus classique : les artistes visent, nous dit-on, à présenter dans l’exposition « un rapport spécifique de l’art à la vie ». Soit. Ainsi, à « Dionysiac », comme dans de nombreuses expositions récentes, on assiste à la valorisation de l’idée d’une « effectivité » des œuvres présentées. Comme le dit le dépliant distribué à l’entrée : « Ces artistes travaillent dans l’excès, la transgression et le rire, avec ironie et une certaine subversion […] ». Une « certaine » subversion, cela voudrait-il dire que l’on s’autorisera à être « choqué avec modération » ? Là encore, un choix n’est pas fait : faut-il participer ou bien faut-il rester à distance du spectacle ? Christine Macel fait référence dans le catalogue à deux expositions antérieures ayant eu lieu au Centre Pompidou, « Hors Limites » (1995) et « Audelà du spectacle » (2000). Mais dans ces deux expositions on était confronté au même problème : peu importe que les œuvres soient « historiques », « commerciales », ou « commandées spécialement » pour l’exposition. Quoi qu’il arrive on est
toujours dans l’espace de (re)présentation propre au Centre Pompidou ; un lieu qui malgré les intentions de ses promoteurs est toujours resté par la force des choses coupé du monde quotidien et protégé par un « halo » protecteur qui « informe » toutes les propositions qui peuvent y être présentées. On a d’ailleurs du mal à imaginer comment il pourrait en être autrement. On comprend, après toutes ces remarques préliminaires, toute l’étendue de la difficulté qu’il peut y avoir à parler d’une telle exposition. Et les critiques parues (dans Libération ou Le Monde) paraissent de ce fait presque superflues. Harry Bellet et Benjamin Roure ont beau nous expliquer dans Le Monde que l’exposition reflète surtout l’état du marché de l’art (ce en quoi ils ont sans doute raison) ou Geneviève Breerette s’inquiéter d’une présentation qu’elle juge « désagréable », l’essentiel n’est pas là. Hervé Gauville a de son côté beau jeu d’ironiser dans Libération sur le fait que « Dionysiac sonne comme Star Ac », insistant sur « le clin d’œil myope à Zarathoustra ». Peu importe au fond que les provocations soient « convenues » et « bien encadrées » ; peu importe que les « limites à ne pas dépasser » soient partout clairement indiquées ou que l’on ait spécialement construit des murs pour les « défoncer artistiquement » (Rhoades et McCarthy) ; peu importe que l’on ait ressorti un jukebox pour « faire jeune ». Il faudrait surtout commencer par remarquer que cette exposition est constituée d’une somme de contradictions dans les « termes » mêmes où elle est proposée ; contradictions qui empêchent tout jugement à son propos. Jérôme Glicenstein
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Alain Séchas « Jurassic Pork II » Palais de Tokyo, du 31 mars au 5 juin 2005.
Alors que se poursuit à quelques enjambées de là, et pour quelques jours encore, « Exposition universelle » – œuvre « politique » de Jota Castro –, le Palais de Tokyo présente le second volet de « Jurassic Pork II » d’Alain Séchas. La série de dessin initiée en 2001 occupe une des seules pièces aveugles du Palais de Tokyo et parvient ainsi à se frayer un semblant d’autonomie. On assiste aux aventures du chat Siegfried sur un panorama constitué d’une quarantaine de planches monumentales en noir et blanc marouflées à même le mur. L’artiste y retrace les aventures de son héros qui s’engage dans des quêtes aussi farfelues que confuses. Séchas mélange quelquesunes des grandes figures de la mythologie 110
occidentale qu’il personnifie sous les traits d’animaux. Siegfried explore des contrées exotiques et tombe rapidement sur Artemiss, sorte de déesse aux allures de bimbo confrontée à une armée de cochons. Jamais en manque de mondanités, Siegfried parvient même à croiser au détour d’une caverne, Jacques Lacan ou Salvador Dali… L’intérêt de cette exposition ne réside ni dans les dessins de Séchas – qui n’atteint pas la radicalité d’un David Shrigley –, ni dans la narration qui reste en deçà de Lapinot et les Carottes de Patagonie, la bande dessinée monumentale (500 pages !) et loufoque de Lewis Trondheim. Les jeux de mots légèrement datés et l’hu-
mour pratiqué par Séchas, ajouté au style faussement « jeune » de ses textes, ne parviennent jamais à réellement captiver le visiteur. Finalement, l’« originalité » de cette exposition tient à la manière dont sont présentés les dessins de l’artiste. Le visiteur est invité à parcourir l’exposition plongé, dans une obscurité totale, son salut rétinien n’étant redevable qu’aux lampes torches disponibles à l’entrée. Si le jour du vernissage, la caverne de Séchas était éclairée comme en plein jour par le public venu en nombre, en revanche c’est à une toute autre expérience qu’on se livre en visitant cette pièce dans la quiétude des jours de semaine. Seul dans la pièce uniquement éclairée par les yeux lumineux d’un cochon ailé tournoyant au centre du dispositif et par la lampe dont nous nous équipons, c’est réellement pas à pas qu’on découvre l’installation. On remarque alors, de part et d’autre du cochon volant, deux sculptures monumentales représentant Siegfried bandant son arc et la plantureuse déesse Artemiss. Ce n’est qu’après quelques tâtonnements qu’on perçoit ce qui est exposé et qu’un sens de lecture s’impose à notre visite. Cette expérience est d’autant plus troublante que la structure de « Jurassic Pork II » prescrit un parcours unique à la façon de ce que préconisaient les accrochages modernistes comme ceux du MoMA de New York jusqu’au milieu des années 1970. Il est question de démontrer quelque chose au public et de lui inculquer le « vrai » sens de l’histoire de manière didactique ; bien qu’ici les aventures de Siegfried ne revendiquent aucune démonstration particulière. Pourquoi dès lors, présenter les aventures de Siegfried sur les murs d’un musée alors qu’elles gagne à l’être dans un livre, modèle qu’elles ne cessent finalement de mimer ?
Enfin, pourquoi adopter une forme curatoriale assez traditionnelle – certes imposée par la forme de l’œuvre de Séchas – qui amoindrit la pertinence du dispositif global d’exposition proposé par le Palais de Tokyo ? Assurément, la clef de cette énigme curatoriale – bien plus captivante que les aventures pour le moins convenues de Siegfried – se trouve dans les désormais traditionnels remerciements aux sponsors : « Jurassic Pork II » est réalisée avec le soutien de VARTA qui a mis à disposition les lampes torches qui permettent la visite de l’exposition » ! Maxence Alcalde
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Adriana Varejão « Chambre d’échos » Fondation Cartier pour l’art contemporain, du 18 mars au 5 juin 2005.
Le corps baroque en voyage de Adriana Varejão. De mars à décembre 2005, les événements les plus variés sur la culture brésilienne envahissent la ville de Paris. Un spectateur peu attentif, même si il est fasciné par la richesse de la terre brésilienne, peut être déçu de n’avoir pas la possibilité de bien comprendre la plupart des œuvres présentées car il y a un manque d’explication. Dans l’exposition au Grand Palais, Le Brésil indien, on commence un voyage magnifique sans vraiment distinguer ni comprendre la multiplicité de la culture indienne brésilienne et les différences profondes entre les populations amazoniennes. Un manque d’explications, que l’on retrouve aussi avec l’exposition d’Adriana Varejão. En arrivant dans le jardin de la Fondation Cartier on voit les ruines baroques des azulejos, éléments ornementaux de la tradition d’art baroque portugaise. Cela nous confirme que l’invasion européenne a bien eu lieu dans la culture brésilienne. Au-delà de l’importation au Brésil des fameux carreaux ornementaux, les références historiques les plus importantes dans l’œuvre de Varejão 112
sont les tableaux « occidentaux » de la période coloniale brésilienne. L’attention d’Adriana Varejão pour l’art baroque est frappante. En premier lieu, il faut remarquer que les artistes brésiliens contemporains sont attachés aux traditions en tant que participation transversale à la culture globale. On voit que les langages artistiques locaux s’opposent, transgressent et coupent l’espace globalisant de la modernité. Varejão entend traiter l’Histoire en partant d’un espace-corps où les événements traumatiques peuvent être retransformés en une sorte de « re-mémoire ». L’« intérieur » de ses toiles déborde souvent au-dehors du tableau, en suggérant une subversion de l’Histoire et même une révision du concept d’identité. Elle-même affirme que son intérêt est non seulement de se réapproprier l’Histoire mais aussi de fournir des versions indéites d’œuvres d’art colonial. Le regard de l’artiste est d’abord un regard d’historienne sur la culture occidentale qui a contraint les identités brésiliennes à être enfermées dans une condition d’avilissement et d’écrasement. Le but de Varejão est de mettre en lumière l’œuvre à la manière d’un corps ; comme une entité toujours en
voyage, comme une perle mutante. À travers son intérêt pour la reproduction d’éléments historiques et culturels de la tradition brésilienne, Adriana Varejão assouvit un désir de reconfiguration du corps en utilisant la représentation de la chair corporelle comme élément esthétique. La chair baroque s’étend et vient transpercer des sensations venant de l’extérieur. La peau de la peinture est nue et sans défense, elle se fait expérience de vie, mais c’est aussi une surface passive, exposée et donc ouverte sur l’extérieur. Le lien entre l’intériorité et l’extériorité s’accomplit dans la blessure. Le corps se mélange à la peinture, il révèle sa propre identité de chair blessée et martyrisée. À l’intérieur de la blessure émerge une série d’ouvertures subversives qui suggèrent une redéfinition de l’Histoire du Brésil : la blessure est explosive au sens d’une irruption vitale dans l’Histoire. Varejão crée, en utilisant le langage de l’envahisseur, une narration visuelle alternative. Son travail artistique change de statut par sa façon de présenter les éléments associés au colonialisme, à la religion et à la répression des femmes. Azulejões ([carreaux], 2000, différentes techniques sur toile, 1x1 m chacun) par exemple, est une œuvre composée de plusieurs panneaux imitent les carreaux de céramiques, soit blancs, inspiré de la tradition chinoise, soit bleus, en une déclinaison de cette couleur ponctuée de blanc. Toute la partie bleue reprend des détails de l’archtecture baroque qui aggrandis, ressemblent aux vagues d’une mer agitée. Trois idées nous viennent alors : la mer qui véhiculait les négriers qui souvent perdaient leur chargement en route ; la mer déchainée qui nous submerge et nus menace, et enfin la référence au passé
commercial du pays et ses importations de céramiques chinoises. Le travail de l’artiste est ici d’une technicité étonnante, en effet il nous semble, grâce à l’effet de relief qu’elle obtient par la combinaison du plâtre et de la peinture à l’huile, que nous sommes en présence d’azulejões. Le spectateur devant l’œuvre est symboliquement immergé dans l’eau. Comme le souligne Paulo Herkenhoff, Azulejões questionne le rôle du spectateur. Il peut à travers l’œuvre vivre la perception et devenir la perception. Faute d’explication nous devenons des spectteurs immergés dans l’eau, dépaysés, perturbés, perdus dans un espace-corps où se confondent violences réelles et imaginaires. Choquant par leur violence et parfois leur obscénité, les peintures de Varejão examinent la façon dont le péché s’est insinué dans l’histoire des individus. Comme les puzzles de Rosângelo Renno, artiste brésilienne remarquable qui sera accueillie en septembre à la Maison Européenne dela Photographie, les peintures ne forment jamais un corps intègre unique, elles échappent au regard en contraignant le spectateur à une vision spatiale et multipliée de la fragmentation du corps-œuvre. Mariangela Orabona
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Maria Donata D’Urso, Vincent Epplay, Yves Goldin, Jérôme Dupraz
« Collection particulière » 40 mn TPG de Saint Denis, les 3, 4 et 5 juin 2005.
En entrant dans la salle Jean-Marie Serreau du théâtre Gérard Philippe , les spectateurs sont invités à se placer eux-mêmes sur les fauteuils regroupés sur l’estrade de la salle face à la scène. Le spectacle de danse commence par l’extinction progressive de la rampe de lumière située au-dessus de la salle. La scène est éclairée par une rampe de spots placée au-dessus de la chorégraphe et danseuse Maria Donata D’Urso, elle-même installée sur une plateforme rectangulaire comportant un orifice central entre lequel elle est maintenue. Cette fente de la plateforme-socle permet au corps de la danseuse de maintenir ainsi des appuis tandis que d’autres parties du corps s’y tiennent en suspension tendues. 114
La plateforme est un large rectangle qui reflète la lumière et est rétro-éclairée sur ses bords larges mettant ainsi en avant le rapport entre un dessus et un dessous. Ligne séparatrice que va exploiter Maria Donata d’Urso. Les diodes de lumières disposées sur les bords et le sol muni de plaques réfléchissantes contribuent à découper le corps de Maria Donata d’Urso. Sur le fond de la scène est disposé une toile blanche sur laquelle est par moment projetée des vidéos. C’est donc le jeu entre lumières, ombres et reflets sur le corps qui sert de projection aux muscles saillants du corps pour révéler des formations organiques. L’interprète travaille son corps comme objet informe. Le
corps semble se séparer, se dédoubler – entre dessus et dessous – pour exposer des masses, elles-mêmes prises dans la pesanteur et la tension du corps qui les lie. Le corps est constamment tendu et la lenteur des mouvements interprétés en renforce l’idée. Le corps n’est pas reconnaissable comme unité, il se disperse en formes semblant indépendantes l’une de l’autre. La réalisation sonore de Vincent Epplay confine à cette tension et fragilité du corps divisé, démultiplié en divers organes soutenus par leur support. Le son renvoit à l’idée d’une neige vidéographique bruiteuse sur laquelle serait superposée un parasitage sonore d’un encéphalogramme : effets secs, répétitifs et persistants. Des jets de lumières stroboscopiques accompagnent le son et s’ajoutent aux effets nerveux visuels des masses du corps en appui et en « sur-tension ». D’ailleurs, le seul passage où la vitesse des mouvements du corps s’accélère est produit par une exposition de la jambe tenue en pivot par le reste du corps – lui-même soutenu par le socle. En dessous du socle, la jambe tourne ainsi sur elle-même de manière insistante. Les zones éclairées semblent alors formuler un cervelet agitant ce membre comme accroché à lui et qui décuple d’efforts face à la gravitation. Au niveau de la scénographie cependant, la disposition unique du spectateur aurait pu être explorée autrement. L’élément plateforme y invitait judicieusement à une multiplicité de points de vue qui aurait permis de redistribuer le regard du spectateur en fonction de son emplacement mais également du pivot que représente la danseuse. La danseuse-pivot aurait donc pu problématiser l’agitation contenue dans la chorégraphie par cette projection entre scène et salle pour en renforcer la tension et le lien
entre pivot et maintien, entre organes et architecture, entre effet visuel et mise en abîme de l’organique. Mise en abîme des organes prolongée par les présences des spectateurs qui auraient fait corps avec la scénographie scénique, s’y confondant peut-être en tant que parties s’y joignant statiquement. L’aspect frontal du face à face ne s’accordant pas avec l’aspect tridimensionnel des objets sur scène et l’arrière scène composée d’une toile réduisait la tension du dispositif ; les projections lumineuses sur le corps de la danseuse donnant déjà à lire, fortement à elles seules, cet aspect « particulier » du corps. Nathalie Fougeras
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Spéculation sur Valeur-Image (hypothèse de travail)
L’œuvre de Raphaële Bidault-Waddington se divise en deux grands axes. Le premier, consacré à la production d’œuvres ponctuelles, est la Raffinerie Poétique®. L’artiste y expérimente des jeux de tissus à travers des installations comme celles réalisées à partir d’encéphalogrammes à l’espace Surface to Air (Bruit Zéro) ou encore autour des couleurs du drapeau français à la Galerie France-Fiction (BleuBlanc-Rouge).
Avec Spéculation sur Valeur-Image (hypothèse de travail) issu du Laboratoire d’Ingénierie d’Idées®, Raphaële BidaultWaddington expose sa méthode de travail telle qu’elle l’envisage dans son « laboratoire d’images » (Petite Industrie de l’Image Sensorielle®). Allant à contre courant du secret qui entoure traditionnellement le « mystère de la création », l’artiste tente de modéliser ce qu’il convient de garder pour mythe.
Le second, le Laboratoire d’Ingénierie d’Idée®, est le résultat d’une réflexion autour des structures de production artistique. Sous forme de schéma (Graphe), Raphaële Bidault-Waddington expérimente des structures artistiques qui s’inspirent de l’utopie actuellement dominante du management. La forme du schéma, loin d’être anodine, tire ses références non pas du monde de l’art, mais d’une pseudo rationalité chère au monde des affaires. Pour ce dernier, les schémas, les graphiques ou les tableaux, s’imposent comme des indices de vérité : ils sont indiscutables parce qu’ils miment la science. Raphaële BidaultWaddington transforme ces indices en « pièges à conviction » dans lesquels nous sautons avec elle à pieds joints.
Le Graphe se lit comme une histoire. Il s’ouvre sur une première mise à plat d’intuitions qui emprunte sa rigueur formelle au modèle statistique. Au fil des pages et de la complexification de son propos, le graphique se voit pousser des ramifications, des excroissances puis de nouvelles pousses autonomes. Le graphique se mue en dessin plus aléatoire qui peut se lire avec ou sans ses références originales. Finalement, pour Raphaële BidaultWaddington le dessin était contenu dans le graphique apparemment rigide et rationnel. Toutes nos adhésions dépendent alors de la partie du Graphe à laquelle nous choisissons d’ancrer nos convictions.
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Maxence Alcade
abstracts
Raphaële Bidault-Waddington,
Journée d’études Art et savoirs : Art et savoirs Claire Fagnart (direction) L’interdisciplinarité est une figure épistémologique majeure, répondant à l’actuelle complexité des représentations du monde et à l’impossibilité de clôture des savoirs. Mais il s’agit parallèlement de soulever certaines dérives telles par exemple la « spiritualisation » des sciences sous prétexte d’interdisciplinarité ou encore d’insister sur le fait qu’elle est elle-même plurielle et qu’elle ne s’adapte pas systématiquement à notre exploration du monde.
Journée d’études Art et savoirs : L’art comme savoir ? Isabelle Hersant
usages de l’interdisciplinarité propres aux néo-avant-gardes des années 1950-60. Des pratiques qui vont de la recherche d’une unité, d’une synthèse à une approche relationnelle entre les savoirs. Avec John Cage se confirme une approche de l’interdisciplinarité qui maintient une autonomie – un « rien entre » – pour favoriser un « dialogue » et une « fertilisation croisée » entre les arts.
Le retournement transcréateur Rachida Triki
Journée d’études Art et savoirs : La pratique du journal photographique comme questionnement des codes artistiques Colette Hinzelin
La figure de l’artiste en tant qu’inventeur – subjectivement ouvert sur l’infinité des savoirs – s’opposerait à celle de l’expert, le savant, concentré sur la recherche d’une connaissance objective. Mais l’artiste peut aussi faire œuvre d’expert et sa pratique véhicule de fait des formes de savoir. Qu’en est-il alors de la relation entre pratiques et théories ; entre savoirs artistiques, sus et insus ? Certaines œuvres et postures (Beuys, Abramovic) posent le problème de la limite entre connaissance et croyance.
À partir des années 1960, l’avant-garde américaine propose une contestation des codes artistiques établis en prônant un décloisonnement radical entre l’art et la vie, et en s’ouvrant à la banalité du quotidien. Le journal photographique chez Robert Frank, Nan Goldin, Nobuyoshi Araki et le journal filmé chez Jonas Mekas, s’ils tendent à remettre en cause les codes de la représentation artistique, ont in fine élaboré leur propre langage. Légitimé par le musée, le journal photographique réinvestit alors les référents de la culture dominante.
Journée d’études Art et savoirs : L’interdiscipline à l’œuvre dans l’art
Esthétique de l’informe dans le Septième Art : invention d’un corps critique
Lorraine Verner
Selen Ansen-Lallemand
À partir de la définition des notions de mono-, pluri-, multi-, inter-, trans- et d’outredisciplinarité, il s’agira d’analyser les
À partir de la notion de l’informe est analysé le « devenir-monstre » de certains personnages cinématographiques. Le corps
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monstre s’érige comme un « corps critique » : une mise en scène de l’inhumain qui dévoile l’humain. Cette nouvelle corporéité « crée un lien significatif entre altérité et invisibilité, entre humanité et visibilité ». Mais ne participe-t-elle pas à cet excès du voir qu’elle dénonce d’autre part ?
Chaque vie d’artiste est ponctuée de rencontres et de bouleversements souvent capitaux. L’artiste tunisien Abderrazak Sahli a su à chaque instant, questionner sa pratique pour insuffler une nouveauté dans ses peintures, collages ou happenings. C’est alors un singulier « retournement transcréateur » qui s’opère chez celui qui poursuit sa quête de l’authenticité.
La photographie et le politique Slovaquie : 1968-1989 Michaela Fiserova La diffusion de la photographie slovaque a été profondément marquée par la « révolution de velours » de 1989. Avant cela l’art était soumis aux diktats esthétiques imposés par le régime de la « normalisation » d’inspiration soviétique. Une quinzaine d’années après la démocratisation de la Slovaquie, quels nouveaux regards portons-nous sur l’œuvre de photographes muselés par une des pages les plus sombres de l’histoire slovaque ?
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Seminar Session Art and Knowledge: Art and knowledge
Seminar Session Art and Knowledge: Interdiscipline in the Work of Art
Claire Fagnart (direction)
Lorraine Verner
Interdisciplinary is a major epistemological form, adressing the current problem of the complexity of worldviews and the impossibility of circumventing knowledge. It is question in parallel of pointing some erroneous directions, such as the “spiritualisation of sciences” under the disguise of interdisciplinary, or else to point the fact that it is itself multiple, and that it does not adapt systematically to our world exploration.
Starting with the definitions of such notions as mono-, pluri-, multi-, inter-, trans- and ultradisciplinary, it is question of analysing the applications of interdisciplinarity in the context of the neo-avant-gardes of the fifties and sixties. These practices range from the quest for a unity, a synthesis, to a more relational approach between fields of knowledge. With John Cage a vision of interdisciplinarity that maintains a kind of autonomy is confirmed – a “nothing in between” – in order to foster a “dialogue” and a “mutual fertilization” between arts.
Seminar Session Art and Knowledge: Art as knowledge? Isabelle Hersant The artist as an inventor – subjectively opened to the infinity of knowledge – is opposed to the expert, the scholar, focused on the quest of an objective knowledge. But the artist can also act as an expert and his practice carries indeed some kinds of knowledge. What is to say then of the relation between practices and theories ; between artistic knowledge, known and unknown? Certain artworks and attitudes (Beuys, Abramovic), adress the limit between knowledge and belief. 120
Seminar Session Art and Knowledge: The practice of a Photographic Diary as a Way of Questioning the Artistic Codes Colette Hinzelin Since the sixties, the American avant-garde challenges the established artistic codes, by promoting a radical de-partitioning of the boundaries of art and life, and by opening to the triviality of everyday life. The photographic diaries of Robert Frank, Nan Goldin, Nobuyoshi Araki as well as the filmed diary of Jonas Mekas, while aiming at
challenging artistic conventions of representation, have eventually developped their own language. Legitimized by the museum, the photographic diary invests anew the dominant culture’s references.
The trans-creative turn Rachida Triki The life of an artist is punctuated with meetings and often crucial overthrows. The Tunisian artist Abderrazak Sahli has constantly known how to question his own practice in order to bring about a new breath to his paintings, collages or happenings. A specific “trans-creative turn” happens then with someone who pursues a quest for authenticity.
Photography and Politics. Slovakia: 1968-1989 Michaela Fiserova The distribution of Slovak photography was profoundly marked by the “velvet underground” of 1989. Before, art was submitted of an aesthetic dictum imposed by the soviet-inspired “normalisation” regime. Some fifteen years after the democratisation of Slovakia, how can we see the works of photographers that were muzzled during one of the darkest pages of Slovak history?
Inform Aesthetics in the Seventh Art: the Invention of a Critical Body Selen Ansen-Lallemand The notion of inform is used, in order to analyse the “monstrous evolution” of certain film characters. The monster-body stands as a “critical body”: a presentation of the inhuman which reveals the human. This new corporeity “creates a significative link between otherness and invisibility, between humanity and visibility”. Isn’t it part of this vision in excess it seeks to condemn in another instance? 121
Qualités des auteurs
Selen Ansen-Lallemand Doctorante en Esthétique, université Marc-Bloch, Strasbourg. Raphaële Bidaut-Waddington Artiste designer, vit et travaille sur Paris. Claire Fagnart Maître de conférences en Arts Plastiques, Paris 8. Michaela Fiserova Étudiante en DEA Arts des images & art contemporain, Arts plastiques, Paris 8. Isabelle Hersant Doctorante en Arts Plastiques Science et Technologie des Arts, Paris 8. Colette Hinzelin Doctorante en Arts Plastiques Science et Technologie des Arts, Paris 8.
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Rachida Triki Professeure en Philosophie, Université de Tunis. Présidente de l’Association Tunisienne D’Esthétique et de Poïétique. Lorraine Verner Doctorante en Arts Plastiques Science et Technologie des Arts, Paris 8.
Générique
Marges est une initiative conjointe de l’équipe de recherche EA 2 301 du département Arts Plastiques de l’Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis et de l’association AMP8.
Comité de rédaction : Responsable : Jérôme Glicenstein, jerome.glicenstein@club-internet.fr Rédacteurs : Maxence Alcalde, maximonstre@wanadoo.fr Yannick Bréhin, yannick.brehin@wanadoo.fr Caroline Chik carochik@tele2.fr Claire Fagnart cfagnart@univ-paris8.fr Nathalie Fougeras nathalie-artec@netcourrier.com Mok Mi Hudelot mk.hudelot@netcourrier.com Stéphane Reboul reboul.stephane@wanadoo.fr
Principe graphique : Félixmüller Mise en Page : Nathalie Fougeras Traductions : Jérôme Glicenstein Crédits photographiques : L’ensemble des reproductions de Abderrazak Sahli et Raphaële BidaultWaddington provient des collections des artistes. imprimé en France octobre 2005 ISSN : 1767-7114
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Recommandations aux auteurs
La revue Marges publie des articles d’étudiants et jeunes chercheurs en Esthétique et Arts plastiques. Elle publie également des comptes rendus d’ouvrages et d’expositions. Manuscrits : Merci de veiller à ne pas dépasser 40 000 signes (notes comprises) pour les articles et 5 000 pour les comptes rendus. Les manuscrits accompagnés d’une disquette sont à envoyer à : Marges, c/o secrétariat Arts Plastiques, Université Paris 8, 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis cedex ; ou/et en version électronique : jerome.glicenstein@clubinternet.fr. Références bibliographiques : Elles sont toujours portées en note. Il n’y a pas de bibliographie en fin d’article. Les références doivent être complètes : en particulier, l’on précisera toujours les prénoms des auteurs, la ville de publication, l’éditeur, la date… Louis Marin, Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995. Jean-Marc Poinsot, « L’in situ et la circonstance de sa mise en vue », dans Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, no 27, printemps 1989, p. 67-77. 124
Ernst H. Gombrich, Art and Illusion, Oxford, Phaidon Press, 1960 (trad. fr. G. Durand, L’Art et l’illusion, Paris, Gallimard, 1971, 1987 pour la présente réédition). Richard Wollheim, “On Pictorial Representation”, in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 56, no 3, summer 1998, p. 217-226. Lorsqu’une même référence apparaît plusieurs fois, ce sera sous les formes : Ernst Gombrich, op. cit., p. 235. ibid., p. 45. Notes : Les notes sont numérotées de façon continue. Illustrations : Les documents visuels « libres de droits » qui accompagnent votre texte sont reproduits en noir et blanc. Préciser la légende, la référence d’origine et le placement dans le texte : en pleine page, demi page, quart de page ou encore dans l’espace des notes. Le crédit photographique doit être assuré. Frank Stella, Marriage of Reason and Squalor, 1959, enamel on canvas, 230 x 334 cm, coll. The Saint Louis Art Museum.