marges La revue du département Arts Plastiques de l’Université Paris 8
marges 05
prix : 5 €
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juin 2006
[...] l’ensemble des articles traitent ainsi de l’exposition sous toutes ses formes [...]
Sommaire
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Éditorial Thématique
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Les politiques des biennales d’art contemporain de 1990 à 2005 In-Young Lim
Intervention d’artiste 112 Images d’images Audrey Leblanc Notes de lecture, comptes rendus d’exposition
Art interactif et pré-cinéma. Des modes de relations parallèles et hybrides Caroline Chik
118 L’Élite artiste de Nathalie Heinich
Espace d’expositions temporaires consacrés à l’art contemporain Bo-kyoung Lee
125 Cause and Effect
Panorama des institutions d’art contemporain à Turin Emanuela Genesio Un discret choc des cultures. L’exposition occidentale de l’exotisme Maxence Alcalde De quelques significations et conséquences possibles de la mise en exposition d’un « art contemporain islamique » Monia Abdallah Entretien entre François Piron et Rozenn Canévet
121 L’Élite artiste de Nathalie Heinich 123 Dada
127 You’re dead 129 Labyrinthe invisible 131 John Maeda 133 Mélancolie 135 Bilan du 1er forum des revues de recherche en art Abstracts 140 français 142 anglais 145 Générique
Éditorial
La question de l’exposition de même que la plupart des comptes rendus et l’intervention photographique d’Audrey Leblanc – traitent ainsi de l’exposition sous toutes ses formes. Il est vrai que cette question complexe est encore assez peu l’objet d’études poussées, bien qu’elle offre des clés indispensables à la compréhension de l’art contemporain. Le premier article part du constat de la multiplication sans fin ces dernières années des biennales d’art contemporain. Jusqu’à présent ce phénomène n’était perçu que de manière assez anecdotique, suscitant tout au plus de vagues commentaires désabusés. Face à cette situation dont personne ne mesure véritablement l’étendue, l’intérêt de l’article d’In-Young Lim est d’avoir pris le problème à bras le corps en s’intéressant à l’ensemble des biennales créées ces quinze dernières années. Elle remarque au passage nombre de similitudes entre les différents événements ; similitudes qui touchent assez peu aux formes d’art présentées et bien plus aux échanges économiques internationaux ou aux politiques locales. Autant cette étude pourrait être qualifiée de « macro-esthétique », autant l’étude que consacre Caroline Chik à l’art interactif relève d’une « micro-esthétique ». Il ne s’agit pas dans son article de s’interroger sur les effets de la mondialisation sur la circulation de l’art, mais plutôt de voir ce qui, dans la poétique d’une œuvre, met en jeu une interaction 3
entre le spectateur et le dispositif. Pour ce faire, elle s’appuie sur des œuvres utilisant la vidéo et les nouveaux médias. Il s’agit notamment de pointer la façon dont certaines situations « aménagent » une place singulière pour le spectateur. Tout en distinguant le modèle du « jouet » de celui du « jeu », elle cherche à retrouver certains « modèles » de relations dans les expériences du « pré-cinéma ». L’article suivant interroge la relation entre les œuvres au sein des expositions. Bo-kyoung Lee analyse un certain nombre de projets présentés au cours de manifestations importantes ayant eu lieu ces dernières années (« Biennale de Lyon », « Manifesta », « Printemps de septembre »). Elle pointe en particulier le fait que de nombreuses expositions refusent les espaces muséaux traditionnels et tentent d’envahir les espaces quotidiens. La question est alors posée des relations entre une programmation « internationale » ambitieuse et une insertion des propositions artistiques dans un « tissu local ». Emanuela Genesio a justement choisi de traiter un cas particulier de développement d’une politique culturelle locale : celui de la ville de Turin. Cette ville a en effet entrepris ces dernières années de développer son offre en matière d’art contemporain : à la Galerie d’art moderne (gam) et au Château de Rivoli se sont récemment ajoutées la Fondation Sandretto Re Rebaudengo, puis la Fondation Merz. Audelà des prix, des expositions, des commandes publiques, des biennales et autres structures institutionnelles qui accompagnent ces créations, l’auteure s’interroge sur les motivations de la municipalité : s’agit-il de transformer le regard international sur Turin ou d’une opération à visée locale ? Le texte de Maxence Alcalde, plus historique, revient sur « Le “Primitivisme” dans l’art du 20e siècle » (moma, 1984), « Les Magiciens de la terre » (Centre Pompidou / La Villette, 1989) et « Partage d’exotismes » (« Biennale de Lyon », 1998). La présentation de la différence culturelle est-elle possible ? À quelles conditions ? Peut-on exposer des éléments issus de traditions extérieures à la nôtre ? Pour l’auteur, ces interrogations ne sont pas sans rappeler celles formulées – en d’autres circonstances – par Quatremère de Quincy. 4
Des questions du même ordre se retrouvent dans le texte de Monia Abdallah consacré aux expositions d’art en provenance du monde arabo-musulman en Occident. À quelles conditions peut-on parler d’un « art contemporain islamique » ? S’agit-il de l’art contemporain occidental ? Ou au contraire de formes inédites dont l’exposition n’a jamais été véritablement réussie en Occident ? Les questions sociales, politiques ou économiques ne sont jamais totalement absentes de ce genre d’interrogation. Le dernier texte est un entretien accordé par François Piron à Rozenn Canévet à propos de l’exposition « Subréel » qu’il avait organisée au mac de Marseille en 2002. Ses propos nous emmènent au cœur des discours de (et sur) l’art contemporain. Ce qui est à voir n’est semblet-il jamais véritablement ce que l’on croit voir. Des choses sont à comprendre, mais il n’est pas sûr que leur sens soit directement accessible au visiteur. Les mots de François Piron peuvent paraître obscurs, voire élitistes ; ils peuvent sans doute prêter à confusion. Mais c’est justement pour cette raison que nous avons choisi de les publier. Un grand nombre de comptes rendus – particulièrement consacrés à des expositions – : « La Mélancolie », « Labyrinthe invisible », « Dada », « John Maeda » et à des performances de Yann Duyvendak ou de Cause and Effect viennent compléter ce numéro. Deux recensions du même ouvrage : L’Élite artiste de Nathalie Heinich et le bilan du « Forum des revues universitaires en art » que nous avons organisé en novembre dernier complètent l’ensemble. Jérôme Glicenstein
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thĂŠmatique
Les politiques des biennales d’art contemporain de 1990 à 2005 Dans le cadre de ce numéro de la revue Marges consacré à la notion d’exposition, il nous a paru intéressant d’aborder non pas le sujet de l’exposition en tant que telle mais, plutôt, d’aborder la question de la postérité du concept d’exposition, envisagée notamment sous l’angle des manifestations périodiques consacrées à l’art contemporain (les biennales, triennales, quadriennales et autres), que nous désignerons ici du terme générique de biennales, cas le plus courant. La question que pose l’existence des biennales est celle de la répétition d’une manifestation dédiée à l’art contemporain qui peut très vite devenir une course au renouvellement ou à la recherche effrénée de « ce qui vient de sortir ». 9
1
André Rouillé, « Mondialisation de l’art », paris-art.com, 26 juin 2003, consultable à l’adresse Internet suivante : http://www.parisart.com/edito_detailandre-rouille-25.html
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Paul Ardenne, « L’Art mis aux normes par ses biennales », Art press, n0 291, juin 2003, p. 40. 3
Il y a quelques exceptions : le Whitney Museum ou la Fondation pour l’art et la culture d’Istanbul, qui sont issus de financements privés.
Multiplication des biennales « Une biennale d’art contemporain, il n’y aura bientôt plus que Paris qui n’en aura pas ! » dit André Rouillé dans un éditorial sur la mondialisation de l’art 1. Comme le notent de nombreux critiques, nous assistons depuis une quinzaine d’années à une multiplication des biennales sur un rythme inconnu jusque-là. Nous sommes en mesure de dire que contrairement à ce qui a parfois été écrit, le nombre de nouvelles biennales créées entre 1990 et 2005 est certainement plus proche de cent que de vingt 2. Encore ne sommes-nous pas certains d’avoir recensé ces manifestations de manière tout à fait exhaustive. Cette multiplication amène l’observateur de la scène artistique internationale à s’interroger sur les raisons qui sous-tendent ce développement tous azimuts. Naturellement, les idées de globalisation et de mondialisation connaissent une grande fortune aujourd’hui et permettent de fournir une réponse rapide mais celle-ci demeure sommaire et imprécise. À part dans le cas très médiatisé de la Biennale de Tirana réalisée pour moins de 30 000 dollars, les implications financières d’une biennale sont le plus souvent conséquentes, voire énormes. Elles sont telles que les organisateurs de ces manifestations ne peuvent les ignorer compte tenu de leur mode de financement, lié pour l’essentiel au mécénat ou aux subventions publiques 3. C’est la volonté d’élucider les raisons de ce phénomène de multiplication des biennales qui nous a amenés à nous pencher sur les politiques élaborées puis mises en œuvre par les biennales nouvellement créées. Le contexte se révèle d’année en année plus marqué par une concurrence sévère qui devrait suffire à décourager les projets les plus fragiles. La courbe statistique montre d’ailleurs une progression non pas linéaire mais plutôt une succession d’accélérations, entrecoupées de ralentissement brutaux, qui n’est pas sans analogie avec les courbes des cours de bourse, en particulier la courbe dite de « stop-and-go ». Le rythme d’apparition de ces biennales s’est accéléré modérément entre 1990 et 1992 avec un sommet en 1993 puis, de nouveau, avec une consolidation à un niveau stable de 1996 à 1999. Une croissance modérée caractérise les années 1994 à 2000 avec un point culminant en 2001. Depuis 2002, voire même depuis 1999, la physionomie de la courbe donne l’image de cycles très courts – d’une durée de deux à trois ans – à la progression et aux ralentissements abrupts, laissant l’observateur se poser la question de savoir jusqu’à quand une expansion aussi chaotiquement rythmée peut se 10
prolonger. Selon les deux critiques cités précédemment, « l’existence d’une biennale – “[dont la] raison d’être relève moins de l’art que de la politique et de la diplomatie” – n’a qu’en partie à voir avec l’art proprement dit 4. ». Cette extension des biennales d’art contemporain, envisagé comme une mondialisation du phénomène, contribue naturellement à accroître la visibilité de l’art et des artistes contemporains. Cette multiplication des biennales répond peut-être aussi – et en partie – à une demande non-formulée du public désireux d’accéder à l’art de son époque. Il nous semble nécessaire de comprendre les événements qui se déroulent actuellement sur la scène artistique mondiale et qui accompagnent ou justifient le nombre croissant des biennales. C’est pourquoi, laissant de côté les aspects strictement artistiques et esthétiques, nous avons choisi de nous concentrer sur la détermination des politiques mises en œuvre et sur celle suivie par les organisateurs des biennales de création récente.
La « biennalisation » de l’art contemporain Si les trois aspects politique, artistique, esthétique des biennales s’avèrent étroitement liés, il nous a cependant paru préférable d’isoler celui des éléments qui est le plus à même de donner les clés du développement mondial des biennales. Au-delà des courants artistiques et des critères esthétiques, l’étude de la politique des biennales d’art contemporain nous permet de mettre au jour certains des éléments, de nature artistique ou non, qui orientent indubitablement le développement des biennales. Ces éléments souvent étroitement imbriqués induisent une certaine logique qui peut différer notablement de la seule logique artistique ou esthétique. À l’heure où des critiques parlent d’une « biennalisation 5 » en croissance rapide de l’art contemporain, il paraît même possible de parler d’un syndrome biennal. Il existe des séminaires, des workshops, des congrès et des foires pour les spécialistes d’art ; pour le grand public, il n’y a guère de manifestations consacrées à l’art contemporain, si ce n’est quelques expositions ponctuelles. Et ces expositions ne prennent pas le pari de la durée et de la répétition qu’implique la création d’une biennale. L’institution que constitue une biennale représente un élément indispensable de l’action artistique et une formule actuellement indépassable. Elle est aujourd’hui un passage obligé, comme pouvaient l’être les Salons du 19e siècle. Dans une certaine mesure, la création d’une biennale constitue une réponse à un phénomène de 11
4
Paul Ardenne, art. cit., p. 44. 5
Ann Wilson Lloyd, “Rambling Round a World That’s Gone Biennialistic”, New York Times, 3 mars 2002, p. 34. Voir aussi Paul Ardenne, art. cit., p. 42.
6 Cette recherche constitue d’ailleurs le premier jalon d’un travail de plus grande ampleur, lequel portera sur le concept d’événementialisation de l’art contemporain qui paraît aujourd’hui promis à un bel avenir.
mode, mais la biennale une fois créée ne peut s’accommoder du caractère essentiellement éphémère de la mode qui a pu contribuer à sa création. De la résolution de cette contradiction entre immédiateté et long terme dépend l’avenir d’une manifestation qui s’inscrit par définition dans la durée. De plus en plus de critiques reprochent aux biennales de se contenter souvent de présenter les mêmes artistes, invités par les mêmes commissaires, exposant les mêmes œuvres. Cette pratique rend palpable un risque d’homogénéisation de l’art contemporain présenté dans ces manifestations. Il est vrai qu’un certain nombre de commissaires ont à leur actif près d’une dizaine de biennales d’envergure internationale ; circonstance de nature à accentuer le risque d’uniformisation des biennales et partant, celui de la désaffection du public. Les biennales se sont développées, pour un observateur extérieur à la scène artistique mondiale, de manière désordonnée voire anarchique. Cependant, il va de soi que cette impression est trompeuse. La politique de chaque biennale, déterminée selon les cas par les fondateurs, les autorités publiques ou des fondations privées, ne peut en aucun cas faire abstraction des considérations culturelles, religieuses, politiques, diplomatiques ou financières qui constituent son environnement 6. La politique d’une biennale vise à assurer son insertion harmonieuse dans un environnement complexe ainsi que sa propre pérennité. Elle permet par ailleurs la promotion de l’art, et pour de nombreux professionnels, l’adhésion du public et l’adéquation de la manifestation avec les différents impératifs culturels, financiers, politiques et diplomatiques. L’incidence du facteur financier est loin d’être nulle, à une époque où la rentabilisation rapide d’un investissement constitue le principal critère de survie de la manifestation qui en bénéficie. Les exemples malheureux des dernières Biennales de Paris en 1985 et de Johannesburg en 1997 sont là pour le prouver. En son temps, la politique du Salon officiel avait suscité des salons parallèles, comme le Salon des Refusés. De même, les Expositions universelles ont vu se développer en parallèle des foires internationales spécialisées, beaucoup moins coûteuses et qui attirent pourtant beaucoup de public. Par ailleurs, la tendance à l’événementialisation pour cause de rentabilisation impérative est favorisée par le développement récent du tourisme culturel. Celui-ci fait l’objet de nombreuses critiques en raison de son caractère superficiel de phénomène de masse, avec des touristes « faisant » les biennales comme d’autres « font » les musées ou les pays. Pourtant, dès lors que la fréquentation du public est ce qui détermine le succès d’une biennale, il paraît injustifié de reprocher à ce même public son absence de culture dans un 12
domaine naguère réservé aux initiés. Sur ce point, la politique des biennales varie dans de très grandes proportions, depuis l’absence totale de médiateurs entre les œuvres et le public jusqu’à leur présence en surnombre. La contradiction entre un art ésotérique ou élitiste et un public élargi qui en garantit la survie doit être dépassée. Il existe en effet des manifestations comme les foires d’art contemporain réservées aux seuls spécialistes, experts, marchands, collectionneurs, artistes 7. L’objectif des biennales ne peut donc être que celui d’une vulgarisation de l’art contemporain, entendue au sens noble du terme. Certaines biennales récentes, sur lesquelles nous reviendrons, ont ainsi entendu le rôle qu’elles ont à jouer, en direction tant du public que des milieux artistiques locaux.
Les Salons : un précédent historique Une politique « biennale » conçue dans et pour le contexte italien de 1895 est-elle encore – et si oui, dans quelle mesure – applicable aujourd’hui ? L’absence de politique d’une biennale ou bien l’inadéquation entre l’objectif à atteindre et la politique retenue pour y parvenir conduisent à l’échec de certaines manifestations. L’histoire des salons pourrait d’ailleurs servir d’exemple – ou de mémorandum des erreurs à éviter – aux actuels dirigeants des biennales. Les salons ont en effet connu une montée en puissance progressive, suivie d’une période qui a consacré leur très grande importance, peu avant d’entamer leur déclin. Leur multiplication dans les années 1880 en raison même de leur succès n’est probablement pas étrangère à leur disparition au début du 20e siècle. Les Salons ont permis aux amateurs éclairés comme aux curieux peu cultivés de découvrir l’essentiel de la création artistique en France et par la suite à l’étranger. Ils donnent dans le même temps naissance à la critique d’art. Ils ont parfois été l’occasion de conflits qui ont totalement redessiné le monde de l’art de l’époque. De nos jours, il ne semble pas que les biennales provoquent des débats d’une intensité analogue à celle qui caractérisa, par exemple, l’apparition des impressionnistes ni même les débuts « scandaleux » de la Biennale de Venise. Les biennales sont aujourd’hui, comme les salons en leur temps, le lieu où les artistes présentent leurs dernières créations et, parfois, où ils peuvent se faire connaître ou reconnaître. Encore qu’actuellement, l’impression générale éprouvée lors de la visite de plusieurs biennales d’importance conduit à penser que la sévérité des jurys des salons a été remplacée par une certaine frilosité des commissaires 13
7 Seule la fiac de Paris fait visiblement exception devenant un événement grand public.
8
Paul Ardenne, art. cit., p. 44. 9 Michael Uping, Valerie Cassel, Hugh M. Davies, Jane Farver, Andrea Miller-Keller et Lawrence R. Rinder, Whitney Biennial 2000 : Curator’s Introduction, New York, ed. Whitney Museum of American Art, 2000, p. 29. 10
Paul Ardenne, art. cit.
11 Catherine Francblin, « À quoi servent les biennales d’art ? », Beaux Arts magazine, n0 181, juin 1999, p. 90. 12
Paul Ardenne, art. cit., p. 44. 13
Catherine Francblin, art. cit.
d’exposition devant la nouveauté – frilosité encore aggravée par les impératifs de rentabilité. Comme le constate Paul Ardenne, « la position prospective des débuts se dissout ou ne demeure qu’à des fins de faire-valoir, d’alibi ou d’anecdote 8 ». Notons une exception à ce constat avec la biennale du Whitney pour laquelle les membres du collège des commissaires ont passé six mois à sillonner les routes des États-Unis 9 pour voir les artistes et leurs œuvres.
La « guest-list des curateurs » Le circuit des biennales est devenu de plus en plus important, cependant que le risque d’homogénéisation et d’internationalisation de l’art tend mécaniquement à s’accroître 10. Les éléments d’art contemporain exposés lors des biennales sont en effet le fruit des choix d’une « caste » de commissaires numériquement très faible dont l’importance est inversement proportionnelle à son nombre. Les commissaires sont souvent critiqués en raison de leur très grande influence et du pouvoir qui leur est prêté de « faire » ou « défaire » les artistes. Ils sont d’autre part limités dans leur liberté de choix en raison des orientations retenues par les fondateurs des biennales et la quasi-obligation de succès qui leur est imposée. De là probablement la tendance de certains commissaires à recourir – quelle que soit la latitude à laquelle se déroule la biennale – aux recettes et aux techniques ayant fait la preuve de leur capacité de mobilisation du public. Dès lors, il ne semble pas que la diversité des situations artistiques locales ait pu constituer un élément d’un poids suffisant pour assurer la variété d’un type de manifestation aux destinées desquelles préside un collège restreint. La « guest list des curateurs 11 » dont parle Catherine Francblin existe déjà dans les faits et son influence est redoutable pour un artiste quand il n’y figure pas. En conséquence, les biennales « présentent souvent les mêmes noms, qu’il s’agisse des artistes ou de leurs sélectionneurs, super-animateurs culturels souvent solidaires les uns des autres 12 ». Il est parfois soutenu que l’inflation actuelle de biennales d’art contemporain serait en grande partie liée à un réel dynamisme de la scène locale 13. Il faudrait alors admettre que la scène artistique de l’ensemble du continent africain est moins dynamique que celle de la seule Corée du Sud ; la Biennale de Johannesburg ayant disparu dès la fin prématurée de sa seconde édition en 1997. Un bémol est d’ailleurs apporté à cette considération par un autre critique qui constate qu’il ne s’agit pas tant du dynamisme de la scène artistique locale que des invitations répétées adressées aux mêmes artistes « qui marchent [et qui] sont trop sollicités 14 ». 14
De nos jours, s’il existe en effet nombre de possibilités pour un artiste de se faire connaître, la participation à une biennale constitue une forme de consécration, laquelle sera d’autant plus remarquée qu’il aura remporté un prix. Si nul ne peut réellement élucider les motifs qui président à l’invitation d’un artiste lors d’une manifestation, il est à remarquer qu’un artiste comme Éric Boulatov, après sa sélection en 1988 pour la Biennale de Venise dans la section Aperto réservée aux jeunes artistes, a pu exposer au Centre Pompidou la même année, présenter ses œuvres dès l’année suivante à la Galerie de France à Paris et participer, en 1989 également, à la célèbre exposition « Les Magiciens de la terre » organisée par Jean-Hubert Martin 15. À la différence des critiques d’art engagés du passé, le critique d’art actuel, – en sa qualité de spécialiste dont le travail s’effectue en relation étroite avec certaines institutions ou manifestations – fait plutôt figure de promoteur des artistes. Quant au Salon, il a succombé à ses nombreuses contradictions entre la volonté d’émancipation des artistes face aux jurys et l’oppression pratiquée par ces derniers, à une époque où l’art prenait une nouvelle signification. Aujourd’hui « la biennalisation de l’art », telle qu’elle est mise en scène par une revue comme Flash Art et son directeurrédacteur en chef Giancarlo Politi ne plaide pas particulièrement en faveur des biennales de création récente. Pas plus que la supercherie 16 exécutée sous le nom de Toscani à la Biennale de Tirana ou l’invention d’une biennale caraïbe imaginaire par Maurizio Cattelan 17. Si le Salon a sans aucun doute été l’un des premiers et des plus importants des nombreux facteurs qui firent de Paris la capitale des arts pendant si longtemps, il ne semble pas que l’absence de biennale à Paris depuis 1985 ait eu une influence néfaste sur le statut culturel de la capitale française. Dès lors, l’apport d’une biennale à un environnement culturel peut être relativisé, sauf s’il s’agit d’une création dans une région totalement dénuée d’infrastructures consacrées aux activités artistiques, comme dans le cas de Buenos Aires en Argentine ou de Cetinje au Monténégro. De même que le Salon a été créé à l’origine pour montrer des œuvres d’art et a constitué de ce fait un observatoire idéal de l’évolution de l’art et des artistes, les biennales d’art contemporain actuelles constituent un instantané de l’état de la création artistique récente. La différence entre le jury d’un salon et les commissaires des biennales est peut-être une différence de légitimité, les jurys ayant souvent été composés d’artistes primés, ce qui n’est pas nécessairement le cas des commissaires de nos jours. 15
14 Jean-Hubert Martin, cité par Catherine Francblin, art. cit. p. 88. 15
Catherine Francblin, « Paradoxes de la mondialisation », Art press spécial « Écosystèmes du monde de l’art », n0 22, 2001, p. 163. 16
Des artistes anonymes se faisant passer, par courrier électronique, pour le photographe Oliviero Toscani à l’insu de ce dernier, ont obtenu de Giancarlo Politi un co-commissariat assumé sous cette identité d’emprunt. Ils ont fait exposer des « œuvres » d’un goût douteux, attribuées à des artistes qui n’existent pas. 17 À la 6e biennale caraïbe, Cattelan s’était contenté d’inviter quelques amis pour faire la fête. Voir Paul Ardenne, art. cit., p. 42 et 44.
18
Carol Lu, « First Beijing Biennale », Flash Art, n0 233, novembre — décembre 2003, p. 41 et 50. En anglais, la graphie ancienne Dhaka a été conservée. 19
Paul Ardenne, art. cit., p. 44.
Il est difficile pour les concepteurs des biennales les plus récentes de ne pas s’interroger sur l’applicabilité aujourd’hui d’une politique « biennale » héritée du contexte italien de 1895. La Biennale de Venise fut créée pour lutter contre la crise économique et attirer les touristes. Cette manifestation, prévue à l’origine comme un événement ponctuel, avait particulièrement bien « marché ». Il fut donc décidé de transformer cette exposition en biennale ; en quelque sorte de « biennaliser » l’exposition. Aujourd’hui, l’attrait pour la répétition d’une manifestation réussie demeure valable mais il se double d’un autre motif : la tendance à la globalisation amène les responsables à vouloir adapter chez eux ce qui leur a paru « marcher » dans les pays qu’ils ont visités. Par exemple, la création de la Biennale de Pékin s’est décidée après la visite des membres de l’Institut des Beaux-Arts de Chine à la Biennale de Dhaka 18, au Bangladesh.
Pérennisation d’une biennale L’art contemporain est d’une approche difficile, il peut même apparaître comme élitiste. La biennale constituerait donc un moyen de légitimer cette forme ésotérique d’art en même temps qu’un espace ouvert au public et qui lui permet de se familiariser avec les dernières tendances de la création. Dans cette perspective, l’institution et la participation de médiateurs entre le public et les œuvres – ainsi que le choix de commissaires issus du public à la 5e édition de la Biennale de Gwangju (Corée) –, constituent des innovations dont les incidences, difficiles à évaluer sur la fréquentation des biennales et la compréhension de l’art contemporain, doivent être étudiées avec soin. Nous avons vu par ailleurs qu’il arrive que des biennales disparaissent pour cause de déficit économique, de désaffection ou d’indifférence du public, ou encore de négligence à l’égard de la vie artistique locale. Par exemple, l’aspiration des artistes africains à davantage de visibilité internationale fut déçue par la Biennale de Johannesburg, aussi bien en raison de l’occidentalisation de l’édition de 1995, que de sa créolisation 19 en 1997. Un exemple très éloquent de l’indifférence fatale du public fut donné par la dernière édition de la Biennale de Paris en 1985. Des investissements très conséquents avaient été consentis. Mais la présence d’un public très clairsemé a amené à la non-reconduction de l’expérience, conduisant à la disparition de la Biennale de Paris à cette date. Dans ce contexte, il est permis de se demander pourquoi il y a des biennales que certains – particuliers ou organismes – souhaitent 16
ressusciter. Il est acquis depuis peu qu’une réunion de responsables officiels français envisagerait de faire revivre la Biennale de Paris, considérée comme nécessaire. Toutefois, le projet n’est encore qu’à l’état d’ébauche. Le poids des variables économiques et politiques se fait également sentir ailleurs, à des degrés divers, retardant parfois la tenue de la manifestation ou conduisant à son annulation. Nous l’avons vu pour Gwangju en raison de la crise économique et même une institution comme la Documenta de Kassel avait subi le contrecoup des mouvements de l’année 1968. La création d’une biennale ne paraît pas pouvoir se faire sans tenir compte de l’environnement politique et socioculturel, à moins de bénéficier d’un très fort soutien politique et financier qui ne se dément pas, comme pour la Biennale du Caire. Il paraît judicieux aussi d’essayer de limiter la distance – ressentie ou réelle – entre le public et l’art contemporain, comme cela a été fait à Gwangju. Le parti pris de mise à l’écart de la scène artistique locale, dans cette dernière ville tout comme à Johannesburg, a fait la preuve de sa nocivité. La nécessité de l’action éducative des biennales en direction du public ou des artistes a été mise en évidence par la Biennale de Buenos Aires ou celle de Cetinje. Dans ces deux cas de régions situées très à l’écart des circuits de l’art contemporain, cette formation constitue un préalable indispensable. Une certaine souplesse s’avère nécessaire pour ne pas rompre l’équilibre des facteurs qui ont permis de donner naissance à une biennale. La réussite d’une biennale ne peut se limiter à la réunion de « grandes pointures », qu’il s’agisse d’artistes ou de commissaires. Cela est vrai, même si des organisateurs donnent carte blanche à certains commissaires très connus, dont le seul nom leur paraît suffire pour attirer professionnels et public profane. Nous avons constaté l’absence de collaboration entre les différentes biennales. Peut-être ce besoin n’existe-t-il pas réellement, puisqu’elles sont organisées par un très petit nombre de commissaires se connaissant entre eux et choisissant les artistes invités. De ce fait la collaboration qui s’établit est interpersonnelle plutôt qu’interinstitutionnelle. La critique souligne parfois que la biennale devient la chose du ou des commissaires qui l’ont en charge. Il n’est pas interdit de penser qu’une collaboration des « biennales établies » avec des biennales à visées essentiellement éducatives permettrait d’élargir le public. C’est celui-ci qui – en dernière analyse – détermine la survie d’une manifestation : la politique suivie par une biennale ne doit donc pas oublier d’en tenir compte. La présente étude s’est pour l’essentiel limitée à la politique suivie par les biennales d’art contemporain, sans s’appesantir sur les 17
problèmes relevant des domaines de l’esthétique ou de l’art. Encore que la question puisse se poser de savoir si le choix récurrent des mêmes commissaires sélectionnant les mêmes artistes ne relève pas au fond d’une démarche esthétique délibérée, tendant à la diffusion généralisée d’un art « biennalisé » et « internationalisé ». Ce sera précisément l’objet de notre prochain travail de recherche. Nous avons en effet remarqué une caractéristique relative au format des œuvres présentées. Dans une exposition de facture classique, l’espace dévolu à une installation ou à une projection vidéo conserve des proportions raisonnables. Dans le cadre d’une biennale, règne une forme de démesure destinée à assurer la visibilité des artistes « locomotives » de l’art contemporain invités pour en assurer le succès. Les installations créées spécifiquement, ou répliquées en modèle géant pour l’occasion, occupent alors un très grand espace. C’est le cas en particulier des projections vidéo. Un autre effet de la biennalisation de l’art paraît affecter la créativité de l’artiste. Le fait pour un artiste d’être choisi pour participer à une biennale semble le conforter dans la démarche qui lui a permis de se faire connaître. Dès lors, le commissaire qui invite l’artiste souhaite exposer tout ou partie des œuvres qui ont fait sa notoriété, ce qui peut contribuer à éloigner celui-ci de l’exploration de nouvelles voies. Le succès attaché à une période de la production de l’artiste est de nature à entraver ou à paralyser le renouvellement de son inspiration et à saper sa volonté d’entreprendre de nouvelles recherches. Une remise en question peut apparaître trop risquée compte tenu des enjeux et de la difficulté inhérente à cette démarche. La persistance de cette attitude ne va pas sans susciter un questionnement. Il apparaît naturel pour un commissaire de ne pas se séparer des artistes qui marchent – têtes d’affiche – devenus de véritables garants du succès de la biennale à laquelle ils participent. Cette absence de prise de risque est compréhensible, elle s’avèrera peutêtre, à long terme, dommageable aussi bien pour l’art que pour les artistes. En effet, la réitération fréquente d’une démarche donnée s’apparente à la mise en œuvre de « procédés » et contribue surtout à éviter toute remise en question de la part du commissaire. L’influence de la biennalisation ne doit pas, par ailleurs, faire oublier l’incidence pernicieuse de la mondialisation. Sur la scène internationale de l’art contemporain, les critères du goût artistique vont suivre l’évolution propre aux grandes capitales artistiques. D’autant que la plupart des artistes qui ont étudié dans ces capitales tendent à produire un art standardisé, dépourvu des spécificités locales de leur région d’origine. Cette évolution a d’ailleurs donné naissance à un art qualifié par certains d’art « international ». 18
Aux lieu et place d’une fécondation croisée des traditions locales et des enseignements internationalisés dispensés aux artistes, le résultat paraît consacrer la victoire de la mondialisation de l’art, au moins dans le cadre des biennales. Cette internationalisation uniformisante pose alors le problème de l’identité de l’artiste et de son art ainsi que celui de la déperdition des traditions non enseignées. Il est très possible, voire probable, que pour des raisons conjoncturelles – notamment la volonté de rattrapage des pays développés en matière artistique – la tendance à l’imitation ait conduit de nombreux artistes à « renier » les traditions artistiques qui étaient les leurs. Le fait d’avoir étudié en Occident n’est certainement pas étranger à cette dépréciation des traditions qui ne font pas l’objet d’un tel enseignement. La mondialisation de l’art et par suite celle des biennales d’art contemporain pourrait aboutir à donner l’impression au public que les biennales sont interchangeables. In-Young Lim
19
Dates de création des biennales d’art contemporain 1895-2005
1987
1995
2000
2003
Istanbul (Turquie)
Gwangju (Corée)
Media_city Seoul (Corée)
Pékin (Chine)
International Painting Biennial Cuenca (Équateur)
Johannesburg (Afrique du Sud)
Prague (République Tchèque)
Tokyo (Japon)
Triennale d’EchigoTsumari (Tokamachi, Japon)
Santa Fe (New Mexico, usa)
Londres (Grande Bretagne)
1895
1978
1989
Venise (Italie)
Bienal Internacional de Arte de Vila Nova de Cerveira
Internationale Foto triennale Esslingen (Allemagne)
1979
1990
Manifesta (Hollande)
Baltic Triennial of International Art (Vilnius, Lituanie)
Osaka Triennale (Japon)
Biennale itinérante Artgenda (Danemark)
Biennale Internationale de l’Image de Nancy (France)
Biennale d’art actuel de Québec (Canada)
1907 Biennale peinture américaine, Corcoran (États-Unis) 1927 Esposizione Quadriennale d’Arte Anteprima Naples, 1932 Whitney (États-Unis) 1951 São Paulo (Brésil)
1980 Bijenale vizuelnih umetnosti Biennale des Arts visuels (Pancevo)
1955 Documenta Kassel (Allemagne)
1981
Fotofest Houston (États-Unis)
1996 Shanghai (Chine)
Photobiennale de Moscou (Russie)
Mercosul (Brésil)
1992
Florence (Italie)
Barcelona Art Report (Espagne)
Dakar (Senegal)
Ibero American Biennial (Lima, Peru)
Göteborg Ideologia nordic contemporary art (Suéde)
Periferic Biennal (Iasi, Roumanie)
Tirana (Albanie)
2005
Albisola Biennale céramique art contemporain (Italie)
Guangzhou Biennale Photographie (Chine)
Quadrennial of Contemporary Art Gent (Belgique)
Prévue Luanda Triennial (Angola)
Taipei (Taiwan)
1998 Guymri (Arménie)
Internationale Triennale Kleinplastik Fellbach (Allemagne)
Sharjah (Émirats Arabes Unis)
Montréal (Canada)
International Biennale of Graphic Design in Brno 1968
1984
Biennale mondiale de sculpture numérique
La Havane (Cuba) Le Caire (Egypte)
Festival d’art de Reykjavik Triennal (Islande)
1985
1970-2001 Bienal de Grabado 1973 Sydney (Australie) 1977, 1987 Skulptur Projekte Munster (Allemagne)
20
Biennale de l’image en mouvement Genève (Suisse) Majdanek Triennal International D’Art (Pologne) Bucarest Les Jeunes Artistes Bisannuels (Roumanie)
Triennial of Photography and Video New York (États-Unis)
Cetinje (Monténégro)
Triennale Asie-Pacifique (Brisbane, Australie)
1970
Triennale de Yokohama (Japon)
Kyoto Biennale (Japon)
Valence (Espagne)
1993
Inde Triennale (Inde)
Auckland Triennial (Nouvelle-Zélande)
1997
Breslau Art Int. Biennale Médias wro (Pologne)
1963
2001
Absolut l.a. International Art Biennale D’invitation (États-Unis)
Lyon (France)
1983
Paris (France)
Buenos Aires (Argentine)
Ars Baltica Triennial of Photographic Art
Caraibe (SaintDomingue, République Dominicaine)
1959
Grand Torino (Italie)
Trnava des Plakats Internationale Triennale (Slovaquie)
1991
Asian Art Biennale Bangladesh (Dhaka, Bangladesh)
Biennale d’Alexendrie (Égypte)
Kulturburo (Danemark)
cp Open Biennale (Jakarta, Indonesia)
Werkleitz (Allemagne)
Biennial exhibition of Hawai’i artists Artline Borken (Allemagne)
Louvain (Belgique)
Berlin (Allemagne) Élan fest nordic art contemporain Mousse (Norvege) Biennale Méditerranéenne des Arts de Tunis (Tunisie) 1999
Clemenger Triennale Melbourne (Australie)
Triennale Fukuoka (Japon)
1994
Liverpool (Grande Bretagne)
Art Focus Jerusalem (Israel) Santiago Bienal de Video y Nuevos Medios (Chili) Biennale d’art contemporain de Nouméa (NouvelleCalédonie)
Chengdu (Chine)
2002 Art grandeur nature Seine-Saint-Denis (France) Busan (Corée) Guangzhou Triennale (Chine) Ceará America (Fortaleza, Brésil) Huttenberg Karnten (Carinthie, Autriche)
2004 Seville (Espagne) Belgrade Bisannuel des Jeunes Artistes (Serbie) Lodz (Pologne)
Moscou (Russie)
Osnabrueck Festival Européen D’Arts De Médias Festival international Glasgow art visuel contemporain Madrid Abierto (Espagne) Biennale duta des Arts visuels de Douala (Cameroun) Biennial of New Visual Art Performance n.y (États-Unis)
Art International Médias Toronto Biennale (Canada) Skulptur Biennale Munsterland (Allemagne) Boston Cyberarts Festival (États-Unis)
21
Art interactif et pré-cinéma. Des modes de relations parallèles et hybrides 1 Il sera question ici de l’interactivité exogène, à savoir le dialogue homme-machine, et non de la relation endogène, interne aux machines.
L’œuvre interactive ne s’expose pas comme toute autre œuvre. La participation du spectateur, inhérente à la notion d’interactivité, crée de nouvelles relations œuvre-espace-public 1. Ainsi, le rapport à l’œuvre, et en particulier le rapport physique, s’en trouve changé. Il est des cas où le spectateur s’expose avec l’œuvre ; il peut en outre se situer dans l’image, sur l’image ou encore faire image luimême. Quant à l’œuvre, il ne suffit pas de la contempler : elle se manipule et se joue, à la manière d’un jouet. Nous verrons que la notion de contact par la main occupe une place importante dans la relation à l’œuvre interactive. Sous cet angle, nous mettrons cette dernière en parallèle avec les jouets et dispositifs optiques de l’époque pré-cinématographique. Certains modes de monstration et figures d’artiste hybrides de cette époque seront également rapprochés de ceux que l’on peut rencontrer dans l’art interactif. Ces parallèles s’inscrivent dans une réflexion sur l’héritage que constitue le pré-cinéma pour les artistes de l’interactivité.
Le spectateur exposé Afin de pointer du doigt les mutations des modalités d’exposition induites par l’interactivité, nous proposons quelques constats sur la réception de l’œuvre interactive, en particulier sur ses à-côtés, ses aléas et ses paradoxes, pour nous pencher ensuite plus avant sur la relation étroite spectateur-image. L’exigence de réciprocité On peut constater avec des installations interactives telles que Viens danser de Catherine Langlade que l’exposition de l’œuvre 22
interactive implique parfois celle du spectateur lui-même. Cette œuvre, au titre aussi enjoué qu’injonctif, propose ou plutôt demande au spectateur d’exécuter des pas de danse devant un écran installé en pleine ville, sous les yeux de passants perplexes et d’autres visiteurs en retrait, rivalisant d’immobilisme 2. Le spectateur éprouve quelque réticence à jouer le jeu de la participation et à s’extraire des visiteurs discrets pour devenir acteur – ou « spectacteur ». L’art interactif met en jeu une relation œuvrespectacteur-spectateurs, dont la dimension psychosociologique n’est pas négligeable. Forcé d’agir et de se donner en spectacle, le spectateur, s’il ne s’y plie pas, manque l’œuvre qu’il était venu « voir ». La relation interactive semble reposer sur le paradoxe de la double contrainte (double bind), qui se résume à l’injonction « sois spontané ». Le spectateur est invité à agir de lui-même. Or sa participation n’est pas une éventualité, elle est de fait une nécessité. Principe essentiel à l’art interactif, elle constitue sa singularité, sa richesse, mais également son limite. L’existence de l’œuvre est fortement tributaire de la bonne volonté du spectateur qui, selon le principe de tout échange, est censé donner de sa personne pour recevoir l’œuvre. Ainsi, dans l’art interactif, la réception de l’œuvre ne va pas sans son corollaire : le don de la part du spectateur. Cette exigence de réciprocité, spécifique à l’art interactif, varie en intensité selon les œuvres qui développent, chacune, leur propre mode d’interaction. Le rôle rêvé Dans une démarche sensiblement différente, l’installation interactive On cherche la lumière de l’artiste chinois Du Zhenjun met judicieusement en lumière l’attirance irrésistible des mortels pour les feux des projecteurs, ainsi que leur instinct grégaire (voir ill. 1). L’artiste donne au spectateur le rôle « rêvé » en quelque sorte : celui d’un éclairagiste tout-puissant surplombant une fosse obscure. Lorsqu’il déplace un faisceau lumineux pointé vers le bas, en manipulant un joystick, un groupe d’individus en image vient s’agglutiner précisément sous la lumière, se bousculant parfois avec un autre groupe. Le spectateur se trouve dans une position dominante, quasi divine. La pénombre l’abritant des regards, il montre du doigt et se joue des bas instincts de l’homme. Mais peut-il oublier qu’il est homme lui-même ? Cette position, pour le moins idéale, dans laquelle le visiteur se place volontiers, Du Zhenjun semble la lui offrir avec une certaine ironie, l’interrogeant sur son comportement face à l’œuvre, face au groupe et finalement face au monde. 23
2 Il s’agit de la version présentée lors la deuxième édition de « 1er Contact », festival d’art numérique à ciel ouvert d’Issy-lesMoulineaux en 2005.
3 Nous pensons à des pièces telles que Dompteurs de nuages (2005) de Florent Trochel – œuvre non dénuée de poésie pour autant, dans laquelle les déambulations du visiteur engendrent l’apparition de nuages sous ses pas. 4
Florence de Mèredieu, Arts et nouvelles technologies. Art vidéo, art numérique, Paris, Larousse, 2003, p. 97. 5 Présenté au festival d’art numérique à ciel ouvert, « 1er Contact », deuxième édition, Issyles-Moulineaux, 2005.
Une question de distance Dans certains dispositifs interactifs à capteur de présence, il arrive que le spectateur distrait déclenche à son insu la projection d’une image sous ses pas. Mais n’ayant pas le recul physique nécessaire pour percevoir l’image par trop agrandie, il s’en éloigne parfois sans savoir qu’il marchait sur elle 3. L’œuvre se comporte de manière paradoxale : invisible en l’absence de l’interacteur, elle peut l’être aussi lorsqu’il se joint à elle. Si au contraire il a conscience d’être intégré à l’œuvre, il lui faudra souvent imaginer ce qu’il est censé voir, n’identifiant au sol que de lumineuses étendues informes ou floues. Ce sont les spectateurs en retrait, situés à une certaine distance, qui profitent du spectacle de manière optimale. Dans ce cas, faudrait-il en conclure que l’installation interactive a besoin de « passants » (ou d’acteurs) pour exister et de spectateurs (passifs) pour être appréciée ? Le spectateur mis en image Outre le corps même du spectateur, il n’est pas rare de voir son image intégrée à l’œuvre. Caméra vidéo et écran étant souvent collés l’un à l’autre, le spectateur filmé se voit en train d’être vu en train de (se) regarder… L’écran se fait miroir, le spectateur se fait image. En 1984, l’artiste vidéaste Bill Viola voyait en l’avènement de l’informatique dans l’art « la fin de la caméra », rappelle Florence de Mèredieu dans Arts et nouvelles technologies 4. Or aujourd’hui, la caméra vidéo numérique, qui conjugue saisie optique du réel et propriétés numériques, constitue un outil indispensable pour nombre d’artistes de l’interactivité, que ce soit dans la création de l’œuvre ou au moment de sa réception – ne serait-ce qu’en tant que capteur de présence. L’incorporation de l’image du visiteur captée par une caméra est le principe de Fantômes 5 (2005), installation interactive de Vincent Lévy : l’image des spectateurs se fond avec celle d’autres visiteurs filmés antérieurement au même endroit. Deux couches temporelles se superposent dans la même image : le présent du direct (spécifique à l’image vidéo) et le passé de l’image enregistrée. Tous deux sont mis à plat par le temps de l’ordinateur, appelé le temps réel. Le faux miroir qu’est l’écran fait apparaître des résurgences de spectateurs ; on réalise alors que l’illusion existe aussi dans l’art interactif : elle porte sur la rencontre paradoxale et l’ambiguïté entre présence passée et présente.
Comme l’image, le spectateur Non seulement le spectateur fait partie de l’image interactive, s’expose en elle mais par son comportement, il lui ressemble parfois. 24
Une une sorte de mimétisme spectateur-image. Ainsi dans une animation vidéo interactive l’image alterne généralement action et attente d’action. De même, face à elle, le spectateur va osciller entre agir et s’immobiliser, que ce soit dans l’attente du « bon » moment avant de cliquer, ou bien pour comprendre ce qui se passe lorsqu’il n’agit pas. C’est dire que dans la relation interactive, les arrêts et les non-actions sont aussi décisifs que leurs contraires. Agir / ne pas agir : ce double comportement ne reflètet-il pas le schème binaire inhérent à l’informatique – alternance du zéro et du un ? Cette binarité semble déteindre sur l’œuvre ellemême, au niveau de sa structure programmatique, comme au niveau du choix d’actions possibles pour le spectateur (cliquer / relâcher, tourner une mollette à gauche / à droite), ou encore de l’image même, qui souvent se dédouble en diptyque ou sur deux écrans différents. Liée à l’origine à une contrainte technique, cette binarité s’avère féconde, présente de manière obsessive dans certaines œuvres 6. Le comportement du spectateur peut concerner soit le corps entier – œuvres immersives –, soit la main seule – œuvres vouées à la configuration domestique écran-souris (cd ou dvd-rom, Net art). Arrêtons-nous sur ce comportement manuel du spectateur. Regarder l’œuvre avec les mains : une esthétique du contact L’interdiction de toucher n’est pas de rigueur dans l’art interactif (au contraire de l’art traditionnel). Plus exactement, l’interactivité incite moins au toucher qu’au contact. L’intérêt, selon nous, ne portant pas tant sur le toucher que sur ce qui se produit. Le contact fait acte, puisque le spectateur va actualiser l’image en latence, en attente. Le trouble du contact interactif naît dans l’alliance du plaisir de voir et de faire, simultanément ou dans des temps rapprochés. Il est question de regarder l’image et d’agir sur elle, par le biais de la souris ou de toute autre interface censée être maniée. On peut voir dans le fil de la souris la matérialisation d’un « cordon ombilical 7 » retrouvé qui lierait le spectateur à l’image. Quand bien même la souris ne possèderait plus de fil, il reste la souris ; si le contact s’établit sans souris, alors reste la main, la main comme interface. Dans tous les cas, la dématérialisation des relations tant commentée n’est pas totale. La main du spectateur – qu’il faudrait nommer ici manipulateur – prend une place essentielle dans l’art interactif et de manière si évidente qu’on y prête rarement attention. Or, elle n’a certainement pas le même statut que celle du lecteur de livre imprimé. Jean-Louis 25
6
Pour des précisions et des illustrations, voir Caroline Chik, « La fixité comme réalité de l’image animée », dans Créer, jouer, échanger. Expériences de réseaux, actes de h2ptm’05, Paris, Hermès Lavoisier, 2005. 7
Métaphore chère à l’« accoucheur d’esprits numériques » Edmond Couchot, pour qui l’image de synthèse, faite d’immatérialité, rompt le cordon ombilical, le lien physique avec la réalité.
En haut (ill. 1) Du Zhenjun, On cherche la lumière, installation interactive, « Cinémas du futur », Lille, 2003,
En bas (ill. 2) Gregory Chatonsky, Se toucher toi, Installation interactive, « Transmissions », Maison internationale de la cité universitaire, Paris, 2005. Version internet : http://www.incident.net /works/touch/
26
En haut (ill. 3) Michaël Cros, Les Mains, Installation comportementale interactive, « 1er contact », Issy-les-Moulineaux, 2004.
En bas (ill. 4) Douglas Edric Stanley, Concrescence, Dispositif de cinéma algorithmique, « Nemo », Forum des images, Paris, 2003.
27
8
Jean-Louis Boissier, « Notes sur l’esthétique du virtuel », dans La Relation comme forme. L’Interactivité en art, Genève, Mamco, 2004, p. 140. 9 Visible dans le cd-rom d’artistes Artintact n° 1, Karlsruhe, zkm, 1994.
Boissier remarque : « Il faut [aussi] s’interroger sur le retour de la main, comme Roland Barthes l’a fait à propos des planches de l’Encyclopédie 8 ». L’art interactif, du point de vue de l’histoire de l’art et des media, n’est pas seulement le fruit d’une révolution numérique, mais en amont de celle-ci, le produit du passage d’un art manuel à un art technologique né au 19e siècle. L’immatérialité engendrée par les technologies numériques nous ferait presque oublier l’origine manuelle des outils. Aujourd’hui la main devient moins essentielle à l’artiste. De surcroît, à mesure qu’elle perd de son importance dans la création, il semble qu’elle en gagne sur le plan de la réception, dans la relation œuvre-spectateur et / ou dans le sujet-même de l’œuvre. En effet, la main occupe une place centrale dans nombre d’œuvres récentes. L’image, projetée sur une table-écran, se trouve à portée de main du spectateur. Dans l’installation Se toucher toi de Grégory Chatonsky (voir ill. 2), le spectateur déplace sa main sur un écran horizontal afin de provoquer – ou non – le contact entre une main féminine et une main masculine, dans un jeu binaire de rapprochement / éloignement. Michaël Cros, avec Les Mains (voir ill. 3), propose au visiteur d’entrer en contact et d’agir manuellement sur le comportement et le destin de mains, entités séparées de tout corps. Cette œuvre, ainsi que quelques autres précitées, fut présentée au bien nommé festival « 1er contact ». La main comme interface invente l’écran horizontal, appelé « table sensitive » par Jean-Louis Boissier, « table haptique » ou encore « hypertable » par Douglas Edric Stanley. L’un et l’autre développent cette interface dans différentes installations interactives. Dans La Morale sensitive (2001-2003) ou Le Petit Manuel interactif (2001) Jean-Louis Boissier assimile l’horizontalité de l’image ou du texte à celle du livre ; la table et la chaise d’écolier tendent à renforcer ce rapprochement. La grande table-écran de Concrescence de Douglas Stanley réfère quant à elle davantage à la toile du cinéma (voir ill. 4). Ainsi le film interactif se regarde avec les mains. Eric Lanz s’intéresse à la question de la main dans son rapport à l’outil. De ce prolongement de la main qu’est l’outil, découlent les technologies les plus avancées. À travers ses différentes œuvres vidéo et interactives (dont Manuskript 9), Eric Lanz espère « rappeler au spectateur qu’il est en rapport avec des images, qui ne sont pas immédiates ». Dès 1993 il considère que « l’évolution technologique à laquelle on assiste […] a tendance à effacer, à faire oublier cette médiatisation : on a l’impression de pouvoir tout faire, tout créer, tout atteindre dans un monde virtuel. Alors qu’on 28
est peut-être en train de s’éloigner des choses, d’avoir moins d’influence sur elles 10 ». Son travail autour de la main cristallise sa réaction face à ce constat. L’image interactive, bien que bidimensionnelle, distante ou immatérielle, se comporte en image-objet. Mobile, maniable, tangible, manipulable ou encore manœuvrable, nous allons voir qu’elle n’est pas sans rapport avec le modèle du jouet.
10
Propos recueillis par Martine Béguin et Jean-Paul Felley, dans Eric Lanz, Prix Brequet d’art contemporain, 1993, retranscrits sur le site internet du ciren à la page : http://www.ciren.org/ artifice/artifices_3/ instal/Lanz.html.
Œuvre-jouet et dispositifs pré-cinématographiques Plus d’un siècle avant l’apparition de l’interactivité existait une autre figure de spectateur hybride usant de ses mains autant que de ses yeux. Ce que l’on nomme le pré-cinéma, dont la période la plus féconde est le 19e siècle – celui de la révolution industrielle et des prémisses de la technologie de masse –, a vu apparaître un large éventail de dispositifs, de machines à voir et à animer, de jouets d’optique très prisés, luxueux ou modestes. Les phénakistiscopes, zootropes ou autres praxinoscopes (voir ill. 5 et 6) sont des jouets qui exploitent l’impression de mouvement à partir d’images fixes (dessins, gravures, puis chronophotographies) 11. Ces objets, aujourd’hui archaïques, étaient alors à l’avant-garde de la technologie, comme le sont les jouets et installations interactifs. L’électricité n’avait pas encore fait son entrée dans la société 12. On utilisait encore la main, la manivelle qu’on actionnait pour le plaisir des yeux. Le pré-cinéma avait donc introduit l’idée d’un cinéma qui se joue et se manipule. Une pré-interactivité ? Nous ne sommes pas en train d’avancer que le pré-cinéma était déjà interactif. L’interactivité est un terme essentiellement informatique apparu au 20e siècle. Toutefois nous voulons attirer l’attention – à travers les notions de jouet, de spectacle, de contact manuel, de comportement des utilisateurs – sur les liens étroits entre les spectateurs et les œuvres hybrides de deux époques si éloignées. En ce sens, de même que l’on parle a posteriori de précinéma, peut-être pourrait-on aussi bien repenser cette époque en terme de pré-interactivité, la filiation fût-elle moins directe, notamment d’un point de vue technique. On situe communément les origines de l’art interactif ou « participatif » dans l’art cinétique, ou encore l’art conceptuel. Or de nombreux travaux artistiques (ceux des jeunes générations surtout) s’inscrivent en marge de cette filiation et semblent se situer moins dans le sillage de « l’art à l’ordinateur » que dans celui du cinéma. 29
11 Voir notamment Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan Université, 1994. 12
À titre indicatif la « Fée Électricité » fait sa première apprarition publique en 1881, à l’Exposition Internationale d’Électricité de Paris, et la France s’électrifie à partir des années 1920. Avant de supplanter la manivelle, elle cohabite avec elle lorsque les ampoules électriques se substituent aux chandelles des appareils nécessitant une source de lumière, tels que les projecteurs.
En haut (ill. 5) Zootrope, avec ses bandes, début du 20e siècle. Carton, papier et bois, collection du Musée du Jouet, Poissy.
En bas (ill. 6) Praxinoscope, c.1880. Bois, miroir, carton, bougie, tôle, ollection du Musée du Jouet, Poissy.
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En haut (ill. 7) Lanterne magique avec plaques de verre, début du 20e siècle. Fer blanc, verre et décalcomanie, collection du Musée du Jouet, Poissy.
En bas (ill. 8) Toshio Iwai, Phenakistiscope of light, Installation, « Cinémas du futur », Lille, 2003.
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13
La périphrase est reprise du titre d’un ouvrage d’Athanase Kircher, Ars magna lucis et umbrae, Rome, Ludovigo Grignani, 1646. 14
Dominique Païni, préface de Laurent Mannoni, Trois siècles de cinéma. De la lanterne magique au Cinématographe, Paris, Cinémathèque Française, 1995, p. 10. 15
Voir Jeffrey Shaw, Peter Weibel (dir.), Future Cinema. The Cinematic Imaginary After Film, Karlsruhe, Cambridge, zkm / mit Press, 2003.
Ces artistes s’interrogent sur les suites possibles du septième art en redécouvrant ses origines et ses diverses formes, prenant conscience qu’il est aussi une technologie, un spectacle, une installation et un dispositif spatio-temporel. Ils déconstruisent les codes du cinéma classique, réexplorent le cinéma expérimental, le cinéma des premiers temps, ou encore l’art « optico-manuel » qu’est le pré-cinéma. Art non noble, le pré-cinéma est pourtant « le grand art de la lumière et de l’ombre 13 », comme l’écrit Laurent Mannoni, spécialiste de cette « haute époque » du cinéma. Mannoni s’attache à faire sortir de l’ombre cet art de la lumière, et tente d’en retracer l’histoire sans la réduire à son seul aspect technique. Selon Dominique Païni, il se penche davantage « sur des zones parallèles, plus obscures, parfois secondaires de l’histoire de l’art, que cette dernière a repoussées avec force dans ses marges. Y aurait-il, après tout, deux histoires de l’art 14 ? ». La référence, voire l’hommage rendu par des artistes actuels aux jouets et dispositifs pré-cinématographiques permettra peut-être la légitimation artistique de ce pré-cinéma. Un « archaïsme de pointe » Aujourd’hui, on retrouve chez le spectateur interacteur des comportements similaires à ceux du « manipulecteur » ou encore du projectionniste du 19e siècle. Un nombre croissant d’artistes de l’interactivité s’intéressent à une certaine « archéologie des media » et surtout à ces jouets et dispositifs du pré-cinéma. En témoignent certaines œuvres que l’on a pu voir dans la grande exposition « Future Cinema » au zkm (Karlsruhe) – dont le catalogue conséquent fait figure de manifeste 15 –, ou dans « Cinémas du futur » à Lille et à Créteil, qui ont permis de faire découvrir à un large public les liens profonds entre art interactif et pré-cinéma. Le Japonais Toshio Iwai, auteur de phénakistiscopes modernes (voir ill. 7), travaille sur cette question depuis longtemps : « Enfant je passais beaucoup de temps à écrire des textes de bandes dessinées sur mes livres de cours et à créer des jouets à moteur. À l’époque, ils représentaient pour moi la pointe de la technologie. J’ai l’impression que c’est à ce moment que j’ai commencé à créer et j’ai continué ensuite sous l’impulsion de l’évolution technologique. Il me semble que le fait d’avoir eu entre les mains des outils comme les vidéos, les ordinateurs et Internet et d’avoir pris plaisir à les utiliser a fait naître beaucoup de mes œuvres. J’ai recherché le sentiment de mon enfance dans l’univers du numérique et c’est la raison pour laquelle j’ai continué à exprimer les rapports entre les media, la machine et les gens à travers des œuvres interactives 16 ». Qu’il se manifeste sous la forme du jouet ou bien qu’il symbolise 32
l’enfance de l’art « technologique », on peut observer que l’univers de l’enfance y est omniprésent. Les œuvres interactives et le site internet de l’artiste Zoe Beloff 17 offrent un voyage temporel dans l’univers magico-ludique du pré-cinéma. La page internet Illusions (Philosophical Toy World) propose d’expérimenter différents jouets optiques. La transposition interactive de ces jouets (tels que le thaumatrope) n’est pas difficile : ils trouvent tout naturellement un second souffle dans le jouet interactif qu’est l’ordinateur. L’installation de Tomohiro Sato Floating Memories 18 (2002) met en place une boîte à musique interactive qui invite le spectateur à produire non seulement du son mais aussi des images : une caméra filme le visage du visiteur, lequel, en actionnant la manivelle, projette son image, sous la forme d’une succession de photogrammes, projetés sur une bande de papier vierge. La manipulation manuelle, typique de l’ère mécanique, contraste avec les moyens techniques numériques mis en œuvre dans ce dispositif. Le spectateur-joueur, l’œuvre-jouet Si le spectateur est semblable à un joueur, il nous paraît intéressant de voir en lui non pas le rapport au jeu mais au jouet. Le joueur de l’art interactif serait peut-être à considérer moins en tant que gamer, joueur de jeux vidéo, auquel on n’a de cesse de le comparer, qu’en tant que manipulateur d’œuvre-jouet. Le jouet n’est pas seulement le jouet d’enfant, il est aussi « jouet philosophique » – ainsi que Zoe Beloff nomme les jouets d’optique qu’elle réactualise. Le jouet procure une sensation instantanée de plaisir intellectuel et esthétique 19, dans le moment même où il est manipulé. Ce qui n’est pas sans conséquences sur la temporalité de l’œuvre et de sa réception par le spectateur-joueur. Celui-ci s’attache à l’acte en train de se faire et non plus seulement à ce qu’il va provoquer. Il apprécie la conséquence de ses actes en même temps qu’il les génère. Il ne tend pas nécessairement vers un but final, vers un temps à venir comme le gamer du jeu vidéo. Dans les œuvres-jouets que nous envisageons, tout converge vers le présent du spectateur. L’immédiateté permise par le temps réel est mise en avant. Les œuvres interactives fondées sur le long déroulement d’un parcours semé d’obstacles et censé mener à la victoire placent souvent le pseudo gamer dans une posture d’attente de quelque chose qui ne viendra généralement pas : une issue, une victoire, la vague sensation d’avoir gagné quelque chose. On ne peut pas jouer le double jeu théorique de comparer le spectateur à un gamer et constater avec impuissance la quantité d’œuvres interactives déceptives. 33
16
Propos recueillis dans Cinémas du futur. Édition 2004 (collectif), catalogue de l’exposition, Lille, Exhibitions International, 2003, p. 59. 17
http://www.zoebeloff. com.
18 Cette installation a été présentée au festival « Cinémas du futur », Lille, 2004. 19
Charles Baudelaire : « Le joujou est la première initiation de l’enfant à l’art, ou plutôt c’en est pour lui la première réalisation… », dans « La morale du joujou », Le Monde littéraire, 17 avril 1853, retranscrit sur la page http://www.bmlisieux .com/litterature/ baudelaire/moraljou.htm.
20
Jean-Louis Boissier, « Programmes interactifs », La Relation comme forme. L’Interactivité en art, op. cit., p. 203. 21 Les Allemands nomment le folioscope Daumenkino, (cinéma de pouce). 22 Boîte équipée d’une optique permettant de visionner ou de projeter des images peintes sur verre, fixes ou animées par superposition de plaques que l’on dit alors mécanisées. 23
Ségolène le Men, « Monsieur le Soleil et Madame la Lune », dans Lanternes magiques. Tableaux transparents, Paris, rmn, 1995, p. 13.
On objectera peut-être que le jouet revêt « moins d’interactivité » que le jeu, plus complexe. Mais il est évident que l’interactivité dans l’art n’est pas une question de degré hypothétique. L’interactivité nous paraît intéressante pour le contact, la relation à l’homme qu’elle crée, et non pour la technicité qu’elle représente. Appréhender l’œuvre interactive comme un jouet plutôt qu’un jeu vidéo la libère de la contrainte du récit, de la tension vers un but, de la linéarité et finalement de modèles logiques ou narratifs qui ne lui conviennent pas forcément. Le jouet implique l’immédiateté et la matérialité, éléments à prendre en compte en vue de développer de nouveaux modes de relation à l’œuvre.
Résonance entre pré-cinéma et arts interactifs Le livre-jouet Le jouet d’optique possède des traits communs avec l’œuvre interactive. Spectacle miniature et individuel tenant dans la main, il est la plupart du temps un objet que l’on peut acquérir. C’est le cas du livre-jouet, qui a pris diverses formes et appellations telles que livre magique, animé, à mécanisme, à système ou à transformation, jusqu’à son avatar actuel sous le nom de pop up. Il ne dévoile sa magie qu’une fois saisi et animé par le lecteur-joueur. Florence de Mèredieu, mais aussi Jean-Louis Boissier, ont établi cette analogie entre œuvres sur cd-rom et livres animés, qui sont les « ancêtres de nos tableaux interactifs, puisque images animées, à animer, incluses dans un volume 20 ». Le flip book ou folioscope (d’abord appelé flick-book et kineograph) est une forme très cinématographique du livre-jouet. Le feuilletage rapide des pages entre le pouce et l’index provoque l’impression de mouvement des images, et transforme le livre minuscule en un « cinéma de poche 21 ». La main active du spectateur-feuilleteur est une fois encore la condition de possibilité d’animation de l’image. La lanterne magique, spectacle et jouet La lanterne magique 22 (voir ill. 8) représente une figure particulière et protéiforme de monstration des images. Privée ou publique, familiale, savante ou foraine, la séance de projection à la lanterne, spectacle apparaissant dès le 17e siècle, combine images, sons, paroles et écrits. Cette hybridation « n’est pas sans rapport avec l’histoire du livre illustré et de la bande dessinée, du cinéma et du dessin animé, et enfin, de l’audiovisuel et du multimédia, ces langages visuels du 20e siècle 23 », comme le remarque Ségolène le Men. À l’ère de l’industrialisation, l’appareil se miniaturise : la lanterne 34
jouet va supplanter peu à peu la lanterne de projection. Signe de l’évolution technologique, la miniaturisation se poursuit aujourd’hui. Le cd ou le dvd-rom artistique, à l’instar de la lanterne, non seulement sont des objets multimédia types, mais possèdent la même double vocation : objets commercialisés destinés à un usage ou une « projection » privés, ils s’exposent également sous forme d’installation-projection publique. En outre le cd-rom peut constituer, au même titre que la lanterne magique, un outil scientifique ou ludo-éducatif. Le montreur colporteur Spectacle multimédia avant l’heure, la lanterne magique a engendré au début du 18e siècle une nouvelle figure de l’artiste, ou du moins un nouveau métier artistique – si déconsidéré soit-il – et aujourd’hui disparu : le lanterniste ambulant, projectionniste, chiffonnier-montreur, bonimenteur ou colporteur. Les dénominations sont nombreuses. C’est que lui reviennent différents rôles. Il peut être installé dans une foire, sur la place d’un village, accompagné parfois d’un singe ou d’une « marmotte en vie », jouant d’une vielle ou d’un orgue de Barbarie. Il peut aussi déambuler dans les villes, coffret de la lanterne sur le dos ou transporté sur une charrette, pour projeter ses « tableaux magiques » à domicile. Ces extraits de boniment oratoire en décrivent le principe : « […] Demandez la curiosité ! Faites monter chez vous la belle lanterne magique ; il ne vous en coûtera pas plus de cinquante-cinq sols. […] Attachez un drap blanc sur votre mur, et cependant appelez-moi par la fenêtre […]. Moi, je viendrai avec mon appareil, et alors vous aurez du plaisir pour votre argent 24… ». Ce type d’artiste saltimbanque n’a pas d’équivalent dans l’art actuel (à moins d’aller chercher du côté du théâtre de rue), mais sa polyvalence, son aspect homme-orchestre se retrouvent chez le performer ou l’artiste comme animateur, médiateur tel que le conçoivent Chris Hales et Teijo Pellinen dans leur spectacle de performance et vidéo interactive Cause and Effect 25. Par ailleurs, le mode de monstration de la lanterne consistant à « faire monter l’art chez soi » reste très moderne : l’internet ne repose-t-il pas sur le même principe ? Un regard rétrospectif nous permet de voir en la lanterne magique un art de la rue, mais aussi un art à domicile, mobile et accessible. Le conférencier projectionniste Spectacle d’illusion et de récréation populaire, la séance de projection est aussi, dans un second temps, conférence-spectacle de vulgarisation scientifique ; la lanterne n’est plus « magique » mais 35
24
Théodore de Banville, Petites Études – La Lanterne magique – Camées parisiens. La Comédie française. Avec un dessin de Georges Rochegrosse, Paris, G. Charpentier, 1883, p. 3 et 4, cité par Ségolène le Men, art. cit., p. 11. 25 Spectacle présenté à la Maison de la Villette lors du festival « Émergences » 2005.
26
Kevin Mac Donnell, Eadweard Muybridge, l’Homme qui a inventé l’image animée (trad. fr. P. Vieilhomme), Paris, Chêne, 1972, p. 25. 27 Muybridge a donné différents noms à son projecteur : zoographiscope, zoogyroscope, zoopraxinoscope puis zoopraxiscope. 28
La première galerie de photographie considérée comme un art moderne n’ouvrira qu’en 1905 sous l’égide d’Alfred Stieglitz. Avant cette date, les photographies sont exposées dans des Salons et dans quelques rares expositions de musées (Paris, Turin, Glasgow, Düsseldorf et Chicago). 29
Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumière et de l’ombre. Archéologie du cinéma, op. cit., p. 372.
lanterne « de projection » instructive. À l’artiste montreur se substitue le conférencier. Petit à petit, il ne s’agit plus uniquement de dessins et de peintures : des vues photographiques sur verre sont projetées dès les années 1860. Le photographe Eadweard Muybridge, lorsqu’il réalise ses premiers essais chronophotographiques aux États-Unis, se met à pratiquer en maître l’art de la conférence. Au moyen de la lanterne magique, il présente entre autres le résultat de ses expériences sur l’analyse du mouvement d’un cheval. D’après l’un de ses biographes, il passe « un très grand nombre d’images à intervalles rapprochés 26 ». Puis il donne en 1880 la première conférence-projection d’images animées grâce à un appareil de projection conçu à cet effet par lui-même, ancêtre du projecteur cinématographique 27. On pourrait parler de première séance de cinéma, si les vues projetées n’étaient pas des dessins réalisés d’après chronophotographies. Il demeure que ce type de spectacle est inédit pour l’époque, et connaît un grand succès. L’artiste inventeur et installateur Lorsqu’elle n’est pas montrée sous forme de projection, la chronophotographie, à l’instar de la photographie du reste, n’est pas exposée dans un contexte artistique 28. Elle – ou plutôt ses appareils de prise de vue et de projection – est visible dans des expositions et des Salons de type Exposition universelle. On n’y parle pas d’auteurs en tant qu’artistes, mais en tant qu’inventeurs ou savants. On retrouve aujourd’hui cette figure de l’artiste hybride dans des expositions telles qu’« Inventeurs ! » (festival Exit 2005 à Créteil) qui mêle joyeux tintamarre populaire et recherches plus ou moins scientifiques. Progressivement les vues chronophotographiques sont visionnées à l’aide de dispositifs issus des jouets et des machines d’optique. Leur mode de monstration se rapproche de l’installation telle qu’on la conçoit dans notre art contemporain : le kinétoscope d’Edison sert à visionner de manière individuelle (relativement voyeuriste) les premiers films cinématographiques, « films à trou de serrure », destinés au public populaire des foires. Le spectateur regarde l’image à l’intérieur de la boîte, utilisée comme une machine à sous. Laurent Mannoni affirme que la notion de spectacle chronophotographique est établie avec le kinétoscope d’Edison en 1894-1895 29. Appareil du même type, le phonoscope de Georges Demenÿ est une machine à visionner, mais aussi la première capable de projeter des vues chronophotographiques. Lors de l’Exposition photographique de 1892 – qui a lieu d’ailleurs au Palais des Beaux-Arts de Paris : un signe avant-coureur de la reconnaissance de la photographie 36
comme un des beaux-arts –, Demenÿ présente son deuxième phonoscope. Il ne l’utilise pas comme projecteur, mais les conditions de monstration, très proches de celles de la projection, préfigurent en divers points nos black box actuelles 30. Demenÿ est chargé par Marey d’installer le stand de la Station physiologique. Outre les appareils, statuettes, agrandissements de rigueur, il installe un phonoscope accompagné d’un dispositif sonore en fonctionnement permanent, ce qui est inédit. Il décrit le dispositif dans une lettre à Marey : « Je compte mettre une petite chambre noire avec mon zootrope par transparence caché et en mouvement. […] J’ai réussi à construire quelques parleurs qui approchent de la perfection comme pureté. Les personnes qui voudront avoir l’illusion de la photographie parlante passeront dans un petite couloir d’un mètre de long et 80 centimètres de large fermé par un rideau et où l’on sera dans l’obscurité. Cela ne sera pas encombrant et aura un succès de nouveautés 31 ». Effectivement, comme le rapporte Laurent Mannoni, « la presse est dithyrambique. “Sous une tente dont les rideaux sont baissés, le spectateur applique son œil contre un verre et aperçoit une tête de jeune homme dont la bouche se desserre, s’ouvre, s’avance, se contracte, s’élargit, se ferme alternativement comme si elle laissait échapper les mots Je vous aime” 32. ». Le fonctionnement permanent de l’appareil – aujourd’hui on dirait que le film tourne en boucle, tandis qu’ici il est lui-même boucle, puisque les images sont disposées en couronne sur un disque –, la présence du son, l’occultation de l’appareil, l’installation d’un couloir, l’isolement spatial et phonique du spectateur immergé dans l’obscurité sont autant d’éléments qui présentent des similitudes avec nos installations vidéo et interactives. La Station physiologique Un autre lieu d’exposition, voire le haut lieu d’exposition de la chronophotographie, est la Station physiologique 33, dirigée par Marey et son assistant Georges Demenÿ. Elle n’est pas seulement un lieu de prises de vues et un laboratoire. Elle expose le résultat des recherches passées et en cours (sorte de work in progress) sous la forme d’appareils, de statuettes, de clichés photographiques, etc. « Un véritable cabinet des sciences et des curiosités, un musée cinématographique avant la lettre », écrit Laurent Mannoni qui dépeint ainsi le chalet de la Station : « À la fin des années 1880, il sert presque de galerie d’exposition aux deux savants, qui montrent à leurs visiteurs le résultat de leurs recherches. Des physiologistes du monde entier rendent visite à la Station, mais aussi des peintres et des sculpteurs, pour copier les mouvements que les modèles ne 37
30
La black box ou le black cube désignent l’espace clos de projection des images animées et interactives nécessitant l’obscurité du lieu, par opposition au white cube. 31
Laurent Mannoni, Georges Demenÿ. Pionnier du cinéma, Douai, Pagine, 1997, p. 49. 32
ibid., p. 50.
33 Ce lieu a été détruit depuis.
34
ibid., p. 25-26.
peuvent poser. Les murs sont couverts de dessins, de graphiques, d’agrandissements photographiques, de tirages de plaques ou de films. Des panneaux montés en volets, retraçant l’évolution de la méthode graphique et de la chronophotographie, peuvent être feuilletés. Des systèmes étranges attirent l’attention des non-initiés : vélo relié à un appareil inscripteur, plate-forme à air et à dynamomètre pour mesurer le saut de l’homme, machine à produire de la fumée, statuettes représentant la course de l’homme ou le vol de l’oiseau en plusieurs phases successives. Dans un coin, un énorme zootrope restitue, en tournant, l’illusion du mouvement d’un pigeon en plein vol 34… ». La Station, même si cela n’est pas sa destination première, est un lieu d’exposition hybride, ouvert aux scientifiques et aux artistes, autorisés à feuilleter des images, et l’on imagine, à actionner entre autres le fameux zootrope. Le cabinet de curiosités Parmi les modes d’exposition caractéristiques du pré-cinéma, il faut compter le cabinet de curiosités, luxueux musée généralement privé et réservé à l’élite intellectuelle. Aux 18e et 19e siècles, sont en vogue dans les cabinets de curiosités toutes sortes d’inventions à la pointe de la technologie, liées aux arts et aux sciences, et principalement à la physique et à l’optique. On y retrouve entre autres la lanterne magique, qui se prête à des séances de projection privées, ainsi que des boîtes d’optique et de catoptrique, des prismes, anamorphoses, miroirs concaves et convexes, télescopes, etc. Le visiteur peut expérimenter et manipuler objets, images et jouets optiques en tous genres. Ce mode de monstration évoque inévitablement les expositions d’arts numériques et interactifs actuels, qui mêlent art et science, et dans lesquelles le spectateur est actif. Par ailleurs, la collection est aujourd’hui une manière répandue d’appréhender le monde qui nous entoure. Privilégiée par la fonction de mémoire et la structure hypermédia du cd, du dvd-rom et de l’internet – il n’est qu’à recenser le nombre de musées virtuels existant à ce jour – la collection est même aux fondements de nombreuses démarches artitiques, comme l’attestent des œuvres interactives telles que Des souvenirs plein les poches de George Legrady, ou Mémoire de crayons de Jean-Louis Boissier. Cette mise en regard entre pré-cinéma et art interactif sur le plan des modalités de monstration, des figures de l’artiste et des comportements du spectateur ne prétend pas à l’exhaustivité. D’autres dispositifs, d’autres formes de participation ou d’inclusion du spectateur à l’œuvre existent. À titre d’exemple, les panoramas des 38
siècles derniers 35 sont régulièrement cités comme référence des œuvres immersives actuelles. Par ailleurs, dans certains spectacles d’illusionnisme du 19e siècle, le spectateur était pris à témoin ou interpellé par le magicien pour se faire couper en morceaux, ou encore, téléporter (dématérialiser, numériser, pixelliser…). L’accent a davantage été porté dans ce texte sur la relation à l’image dans les jouets, les machines optiques et les installations interactives. Nous supposons qu’il existe une correspondance entre la disparition de l’intervention de la main dans l’acte de création des images technologiques au 19e siècle, et son apparition au même moment, dans la réception des images par le spectateur. De même, il semble qu’avec l’art interactif, la main soit passée de l’auteur au spectateur. En tant qu’art « technologique », l’art interactif partage divers points communs avec le pré-cinéma qui, en un sens, en constitue l’une des origines. Ainsi il serait souhaitable que le pré-cinéma, art « non noble », retrouve la place qui lui revient dans la préhistoire de l’image interactive, voire dans l’histoire de l’art. L’« art numérique » lui-même, « impur » par définition et tributaire de la science et des évolutions techniques, rencontre encore quelque résistance devant sa légitimation en tant qu’art. Ceci est dû sans doute au fait que le « numérique » se soit en quelque sorte autoproclamé « art » avant même de pénétrer le monde de l’art. De plus en plus, on le reconnaît comme une simple technologie plutôt que comme un art. Ce point de vue n’est pas forcément réducteur, puisque cela le positionne hors de toute catégorie, lui permettant d’appartenir plus aisément au monde de l’art contemporain. À cet égard, rappelons que la chronophotographie n’a pas eu besoin d’être officiellement considérée comme une pratique artistique pour entrer dans les livres d’histoire de l’art. À son époque, elle était avant tout une technologie d’avant-garde. Caroline Chik
35
Les panoramas des 18e et 19e siècles désignent de vastes tableaux circulaires peints en trompe-l’œil, englobant le spectateur situé au centre.
Espaces d’expositions temporaires consacrés à l’art contemporain
protégées et conservées. Nombre d’artistes contemporains s’affranchissent de cette conception en ne cherchant pas, le plus souvent, à protéger leurs créations qu’ils ont précisément voulues et savent fragiles ou provisoires. Le musée n’est donc plus le lieu privilégié de confrontation entre le public et les œuvres contemporaines, et il n’est plus à même de garantir et d’imposer des valeurs esthétiques universelles et éternelles. Puisqu’il est manifeste aujourd’hui que les propositions contemporaines sont assez peu compatibles avec l’espace muséal ou l’espace d’exposition classique, il est nécessaire de penser autrement les modes de présentation au public 1. » Des créations contemporaines sont donc nées de la nécessité d’être montrées dans un autre lieu et un autre espace. L’élément commun à toutes les manifestations artistiques dont on se propose d’analyser les modes de fonctionnement est qu’il n’y a pas un espace unique, comme pour les musées. Il y a très souvent un parcours, une déambulation entre différents lieux. Il n’est pas très difficile de constater qu’on quitte l’espace traditionnel de l’exposition (musée, centre d’art, etc.) pour passer à un espace urbain qui accueille ces événements artistiques. Cette recherche s’interroge sur le rôle de la limite entre ces deux espaces. Peut-être peut-on y voir la clé nécessaire à l’analyse de ces nouveaux modes d’exposition ?
Dispersion et / ou déambulation dans les lieux En visitant quelques expositions en Europe ces dernières années nous avons pu constater la prolifération des sites qui accueillent des manifestations liées à l’art contemporain. C’est-à-dire que l’on a souvent vu certaines œuvres installées dans des lieux muséaux conventionnels mais aussi dans des lieux « non classiques » auxquels le public n’était pas préparé. L’espace d’exposition a tendance à s’hybrider. On relève différents lieux pour une même manifestation artistique des œuvres dans des espaces de plus en plus hétérogènes. Il a fallu jalonner les recherches d’interrogations afin d’établir la part de l’investissement du projet d’exposition dans les différents espaces présentés ou représentés. Catherine David définit les limites de l’espace d’exposition classique par rapport à des propositions esthétiques contemporaines : « La circulation et l’inscription (temporaires ou durables) des œuvres dans des espaces de plus en plus hétérogènes sont pourtant devenus une nécessité et, sauf pour des questions de conservation et de présentation, elles ne devraient pas poser de problèmes. Cependant, même sur cet aspect-là, il faudrait modifier nos manières de considérer l’art. Le problème de la conservation est spécifique au domaine des œuvres qui doivent être absolument 40
d’exposition Commençons par envisager l’édition du « Printemps de septembre » en 2003 ; il est intéressant de revenir sur les lieux d’exposition, ou devrait-on dire les sites. Intitulé « Gestes », ce festival s’est installé, du 26 septembre au 19 octobre 2003, à Toulouse dans une dizaine d’établissements : l’Espace Écureuil, le Couvent des Jacobins, la Galerie du Château d’eau, l’École des Beaux-Arts, une ancienne maison éclusière, l’espace EDF-Bazacle (une usine hydroélectrique de la fin du 19e siècle), le musée du Vieux-Toulouse, le Goethe Institut, le musée de la Médecine et les Abattoirs (Centre d’Art Contemporain de Toulouse). Auxquels on peut ajouter l’espace urbain : la place du Capitole, des vitrines de magasins de souvenirs et les éclairages nocturnes selon un certain itinéraire. Le « Printemps de septembre » a donc multiplié le plus possible le nombre de sites dans la ville entière. Chaque site a accueilli d’un seul à une dizaine d’artistes. La manifestation a partagé les espaces d’exposition en espaces conventionnels (musée, centre d’art) et espaces non conventionnels (sous-sols d’une centrale électrique, institut culturel, maison abandonnée…). Le visiteur était invité à se 41
1
Catherine David, « Accompagner la discursivité de l’art expérimental », dans L’Art contemporain et son exposition (1), Paris, L’Harmattan, 2002, p. 66-67.
2
Cette Biennale de Lyon s’était déroulée du 18 septembre 2003 au 4 janvier 2004.
3 Livret de la Biennale de Lyon édité par le Consortium de Dijon et distribué aux visiteurs de l’exposition.
partager entre différents lieux et à faire l’expérience des limites des espaces dédiés à l’art et ceux de la vie quotidienne. Il était invité à faire l’expérience de visites diurnes et nocturnes ; les espaces d’exposition étant ouverts jusqu’à minuit. Et lors de week-ends, des événements tels que des concerts, des spectacles vivants, des projections colorées et imagées, accompagnaient les visites. Ce festival éclairait la ville pendant la nuit avec les autres champs de création : de la danse à la musique électronique, et encore avec une projection géante préparée par le Pavillon – le laboratoire de création du Palais de Tokyo à Paris – de l’autre côté de la Garonne, sur deux fois 40 m x 30 m, sur les façades de l’Hôtel-Dieu. Des dessins étaient projetés sur la façade de la mairie et modifiaient son architecture. Ils mettaient en scène la construction et la déconstruction de la façade par touches successives. La manifestation intervenait directement sur l’espace urbain et modifiait la fonction des bâtiments devenus des écrans de projection (la façade de l’Hôtel de Ville, la façade de l’Hôtel-Dieu) ; un parcours pour suivre les éclairages urbains modifiés était même proposé. L’accent avait été mis sur la multiplication des espaces ; le spectateur faisant l’expérience des limites entre l’art et la vie. L’une des conséquences de la dispersion des sites était de se plonger dans un autre territoire qu’il fallait apprendre à découvrir. Le même type de dispersion de sites avait été mis en place à l’avantdernière édition de la « Biennale de Lyon 2 », où deux nouveaux sites, la Sucrière et l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne, avaient été ouverts aux spectateurs. Ces sites s’ajoutaient à trois autres lieux utilisés dans la précédente biennale : le Musée d’Art Contemporain de Lyon, le Musée des Beaux-Arts et le Rectangle (le Centre d’Art de la Ville de Lyon). Dans le dépliant qui servait de plan au visiteur, il était noté que « chacun des bâtiments accueille un moment particulier de la Biennale pour constituer un paysage commun dans lequel les œuvres se répondent et s’enrichissent mutuellement. La cinquantaine d’artistes présents à la Biennale avaient en commun de participer à l’invention du monde : au spectateur de se laisser porter au gré de ses rencontres et de se construire son propre paysage 3 ». Cette injonction à inventer le monde traduisait la nécessaire déambulation entre les espaces d’exposition. Le spectateur était laissé libre de poser ses propres frontières entre l’art et la vie. Le périmètre investi était cette fois plus large et il fallait au spectateur une bonne connaissance des réseaux de transport. On se servait du tramway, des métros, des bus publics, des navettes fluviales et des bus spécialement mis à disposition pour la biennale afin de circuler entre les lieux d’exposition. L’accès aux expositions
était payant et si le spectateur voulait visiter l’ensemble des sites, il existait un ticket qui donnait accès une fois à chacun d’entre-eux. Le spectateur devait ainsi établir un programme de visite en fonction de la durée de son séjour. Chaque site avait sa spécificité et son propre accès. On peut noter, que pour la Sucrière il n’existait pas de moyen pratique d’accès avant la manifestation, aussi un système de navette avait été instauré. Entre deux navettes (fluviales ou bus) s’écoulaient deux ou trois heures (le temps d’une visite selon les organisateurs ?). À la différence de la manifestation de Toulouse, presque chaque lieu était déjà dédié à l’art. Le spectateur identifiait aisément les lieux : un centre d’art, un musée, une galerie…, l’espace blanc était privilégié, du fait de l’usage des centres contemporains préexistants pour l’exposition, y compris l’intérieur de la Sucrière quasiment recouvert de blanc pour devenir un espace propre à recevoir de l’art. Il était en effet rare de constater des efforts pour dépasser les limites de l’espace dédié à l’art, peut-être parce qu’aucun artiste ne voulait quitter l’espace privilégié du milieu de l’art – à moins que les œuvres choisies par les commissaires n’aient pas été assez compatibles avec un autre espace. Un autre exemple que nous pouvons citer est « Manifesta 4 » à Francfort, du 25 mai au 25 août 2002. La Biennale Européenne d’Art contemporain « Manifesta 4 » est itinérante. À chaque édition une ville différente est sélectionnée par une fondation après examen des dossiers des villes postulantes pour l’accueil de la manifestation. La ville est considérée comme un support de l’art contemporain. « Manifesta 4 » se déroulait ainsi dans les lieux très variés de la ville : Frankfurter Kunstverein, Frankensteiner Hof, Portikus, Städelsches Kunstinstitut entre autres. Le Frankfurter Kunstverein (Union Artistique de Francfort) est un lieu culturel : une association qui soutient les initiatives des habitants pour monter des projets culturels. Le Portikus, qui a été une librairie avant la Seconde guerre mondiale, est devenu un centre d’art en 1987. Un institut d’art (Städelsches Kunstinstitut) et un lieu alternatif (rraum-rraum2), qui sont tous deux des lieux artistiques, ont accueilli la manifestation, ainsi que d’autres lieux qui ne sont pas dédiés à l’art. Par exemple, le Frankensteiner Hof est un ancien bâtiment du service municipal des eaux qui n’avait jamais été conçu pour recevoir des activités artistiques avant cette occasion. On voit bien que ce bâtiment a été choisi pour disposer des œuvres très spécifiques. D’ailleurs, on peut trouver que le fait d’utiliser un ancien bâtiment du service municipal des eaux pour accueillir l’art est symboliquement très réussi parce que son rôle premier – distribuer de l’eau chez les particuliers par des conduites d’eau innombrables – est comme une 43
42
4 Paul Ardenne, Un Art contextuel, Paris, Flammarion, 2002, p. 87. 5
Selon cette idée la ville serait devenue un « espace pratique » que les artistes ou les organisateurs utilisent pour l’ouvrir à toutes sortes de formes artistiques. Considérer l’ensemble de la ville pose la question du public local.
métaphore. Il est transformé en moyen de diffusion de l’art à tout le monde à travers la vie quotidienne. La manifestation lui offre une autre manière de vivre. Elle permet de redonner à la biennale la place centrale qu’occupe symboliquement le bâtiment. Il l’irrigue symboliquement la biennale. Il abrite d’autres moyens de diffusion et de médiation : Internet, une radio locale et la télévision. Ce lieu est donc ouvert : il est un axe de communication. Pour cette manifestation, les espaces urbains prolongent l’espace d’exposition. Celle-ci a-t-elle l’intention de s’adresser directement à l’individu anonyme en dispersant les œuvres sur des terrains locaux et ainsi de repousser les limites de l’espace pour les projets d’organisation ? À moins que les artistes n’aient besoin d’avoir des espaces urbains pour leurs projets… ? En tous cas, les interventions artistiques ont eu lieu dans un espace qui a permis la rencontre entre les habitants et les visiteurs. Des lieux du quotidien ont été investis. Les gens pouvaient découvrir des œuvres en attendant le bus à un arrêt (Andreja Kuluncic), le train à la gare (Maria Papadimitriou), l’avion à l’aéroport (Halil Altindere), ou bien en traversant un pont (information de la manifestation), en faisant une promenade au bord de la rivière (Ibon Aranberri, Antal Lakner). C’était une rencontre fortuite encore possible. Cette biennale a cherché à provoquer de l’inattendu, de la surprise et le mode opératoire a plutôt bien fonctionné. La ville est devenue « comme un espace pratique » : les artistes (ou encore les organisateurs) la récupérant officiellement pour l’ouvrir à toutes les formes d’expression artistique. Paul Ardenne explique ainsi l’idée de la ville par rapport à l’art dans Un Art contextuel : « La ville, c’est le lieu d’une activité contenue, routinière ou impulsive, que rythme l’extrême concentration des actes humains, activité toujours intense, frénétique, qui trouve sa correspondance dans l’excitation chérie par les modernes. Elle est aussi l’espace public par excellence, lieu de l’échange, de la rencontre : de l’art avec un public, en prise directe ; de l’artiste avec autrui, dans les termes d’une proximité qui peut prendre diverses formes, affective, ou polémique, selon 4. ». C’est grâce à la manifestation que l’art arrive à la vie. En effet, l’art tente d’intégrer les gens et la ville au processus de création et de présentation. La ville devient un réceptacle pour l’art. Cette tentative d’ouverture du monde de l’art au monde qui l’abrite n’est pas réservée aux manifestations temporaires à grande échelle 5. « Manifesta 4 » avait donc eu lieu dans deux champs différents, comme le suggérait l’une des commissaires, Stéphanie Moisdon-Tremblay : « Une exposition est un espace proprement problématique dans lequel on voit apparaître les questions, les tensions et justement les différences. 44
On voit apparaître le rapport entre deux objets, entre deux personnalités, deux individualités, deux temporalités, deux espaces. Cette notion de deux et non pas d’un (pas de linéarité) est très importante. C’est un des aspects les plus controversés de « Manifesta 4 », puisqu’on nous a beaucoup reproché de ne pas avoir mis en réseau les travaux des artistes les uns par rapport aux autres, de ne pas les avoir mis en regard, de ne pas les avoir assez instrumentalisés d’une certaine manière 6 ». Il me semble que « le rapport entre deux… » a plutôt permis de nouer une relation entre un objet exposé et un objet préexistant, entre une personnalité artistique et un commissaire, entre l’individualité d’un spectateur et celle d’un autre, entre la temporalité d’un passant et celle d’un spectateur, entre un espace d’exposition et un espace de la vie quotidienne. Le même désir de multiplier les espaces d’exposition, s’exprimait lors « Voir en peinture » au centre d’art du Plateau 7. Le commissaire et artiste Éric Corne avait eu pour intention de présenter les œuvres comme « [des] peintures de la deuxième moitié du 20e siècle qui s’imposent comme des références, interrogeant ainsi la notion de transmission et les problématiques sous-tendues par l’exposition 8 ». Il était donc nécessaire d’engager des artistes pour montrer les différents modes de re-présentation. Une des artistes, Isabelle Arthuis était intervenue dans l’espace public, une rue à proximité du Plateau, avec des affiches de grand format représentant des photographies de « signes de peintures ». Le public ne les remarquait pas au premier regard mais, après la visite de l’exposition, il pouvait identifier comme tel l’intervention de l’artiste dans le milieu urbain comme telle. On était obligé de repasser devant les lieux où les affiches avaient été installées. Par contre, les habitants du quartier pouvaient identifier facilement les nouvelles apparitions, qui sortaient de leur cadre habituel. Cela permettait donc de donner aux habitants du quartier les clés nécessaires pour s’initier à l’art contemporain. C’est-à-dire qu’au moins leur visibilité dans un cadre inhabituel pouvait permettre de s’interroger quant à leur présence dans un cadre réservé à la publicité. L’interrogation pouvait être suivie d’une acceptation, d’un refus, d’une indifférence quant à leur présence. Toujours à Paris, une déambulation d’un autre genre avait été proposée en 2002. L’exposition intitulée « Please be… » se déroulait dans trois lieux: la galerie Éric Dupont, un appartement et une laverie. Deux des lieux de l’exposition étaient surtout dédiés à la représentation de la vie quotidienne. Pour visiter les trois lieux, on suivait un plan sur une carte distribuée au public. En suivant cette indication, 45
6
Stéphanie MoisdonTremblay, « Conférence Manifesta 4 », Université Paris 8, le 16 octobre 2002. 7
« Voir en peinture », exposition au Plateau, Paris, du 18 septembre au 23 novembre 2003.
8 Dossier Service des Publics rédigé par Maëlle Dault, Responsable de ce service.
9
Comme nous l’avons vu précédemment lors de cette tentative d’« inventer le monde », l’art est intimement lié au contexte dans lequel il s’insère, ici les villes de Lyon et Toulouse. Le spectateur est face à la vie ordinaire qui se déroule aux côtés des expositions.
les visiteurs croisaient un certain nombre de galeries d’art contemporain. Dans ce cas, le déplacement des visiteurs pouvait être utilisé en tant que « vecteur d’art ». En effet, les visiteurs pouvaient dialoguer sur l’art le temps du voyage proposé. On était là pour rencontrer l’autre. Dans la laverie, une performance n’a eu lieu que le jour du vernissage mais les espaces de la galerie et de l’appartement sont restés ouverts jusqu’à la fin de l’exposition. Dans la galerie, un ordinateur était connecté à l’appartement par lequel on voyait l’exposition par le biais d’une Webcam. Même si les deux lieux étaient loin l’un de l’autre, ils étaient liés. Une telle opération permettait aux visiteurs de faire partie de l’exposition à leur insu (ils étaient filmés sans le savoir à moins d’avoir visité la galerie avant). Chaque site était choisi pour recevoir au mieux les projets artistiques. La dispersion des sites d’exposition ne marque pas seulement la volonté de montrer l’art au plus près de la vie 9 mais propose aussi une adaptation nécessaire de l’art à un milieu étranger. Cette mise en place de différents espaces d’exposition au sein d’une même manifestation artistique répond-t-elle aux attentes des spectateurs (arriver à trouver des points d’accès aux œuvres présentées) ou bien est-elle la marque d’un stratagème utilisé par les commissaires pour inviter les spectateurs à des déambulations, à être étonnés, curieux ? Cette volonté de jouer avec les notions de champ de l’art et de hors champ de l’art (particulièrement en milieu urbain) semble être un point commun entre les différentes manifestations consacrées à l’art contemporain que nous avons citées.
Ancrages historiques de la salle d’exposition Dans le cadre d’une manifestation d’art contemporain, les présentations se déroulent à la fois dans des lieux aménagés, y compris des lieux muséaux – lieux traditionnels d’exposition – et dans des sites à spécificité propre. Il y a donc ces deux types de lieux : conventionnels et non conventionnels. D’une part, nous avons la mise en place d’espaces conventionnels. D’autre part, nous citerons des tentatives actuelles pour échapper à un modèle muséal prégnant d’espace d’exposition et ainsi nous observerons la répercussion que ces sites vont avoir sur la tentative des artistes d’habiter un espace. Nous verrons s’il existe une possibilité de résistance de l’œuvre au dispositif muséal. La définition de l’espace d’exposition n’est pas une préoccupation uniquement contemporaine. Les problématiques qui l’entourent 46
sont apparues dès l’émergence des conceptions modernistes de l’espace muséal, et le sujet a toujours fait partie des préoccupations importantes des commissaires d’exposition. L’art du 20e siècle nous a appris comment écarter le regard du centre du tableau vers ses bords. Puis à sa périphérie lorsqu’on a appris à valoriser sa mise en espace. Par exemple en 1923, El Lissitzky a pris conscience de l’importance d’une réflexion sur l’accrochage avec l’Espace Pro-oune, dans l’exposition de la Große Berliner Kunstausstellung : « L’espace n’est pas seulement là pour les yeux, ce n’est pas un tableau : on veut vivre dedans 10 ». L’espace devient pour lui œuvre d’art autonome. Il suggère qu’une salle d’exposition soit comme un « espace de démonstration » où l’on circule, où l’on voit « une vitrine, une scène sur laquelle les tableaux apparaissent comme les acteurs d’un drame ou d’une comédie 11 ». Il semble que pour El Lissitzky, l’exposition est le fruit de la rencontre complexe nouée entre l’espace et les œuvres 12. Ses conceptions de l’espace d’exposition rejoignent celles d’Alexander Dorner (le directeur du musée provincial de Hanovre). À sa demande Lissitzky crée l’Espace des abstraits, un projet d’aménagement qui est inséré dans le musée de Hanovre en 1928. Quand Dorner était arrivé au musée pour occuper le poste de conservateur, il avait réaménagé la collection du musée, en regroupant les œuvres par style et par époque. Il avait tenté d’accrocher les œuvres sur des murs assez vastes pour laisser de l’espace entre elles, en s’interrogeant sur les problématiques suivantes : « la dissolution de la vacuité muséale, l’intégration dans l’environnement historique et l’expérimentation sensorielle à travers l’agencement de l’espace 13. » Le projet d’El Lissitzky pour l’espace des abstraits est considéré comme une « architecture d’exposition, c’est-à-dire un espace dans lequel sont conservées et montrées des images 14 ». Il développait un concept selon lequel « trois des quatre murs seraient recouverts de lamelles peintes en blanc d’un côté et en noir de l’autre. Cet espace mural gris, devait, en fonction de l’angle de vue du spectateur, produire des effets changeants. Les murs se dissolvaient dans un mouvement ondulatoire dont la vitesse dépendait du déplacement du visiteur. Tout comme les corps organiques, les murs développaient ainsi leur vie propre au côté des tableaux, et leur neutralité, en tant que surface, était abolie 15 ». Il pensait la présence des œuvres et des spectateurs dans un espace déterminé pour développer l’activité de ceux-ci et programmer leur participation dans un échange œuvre-spectateur. Le visiteur était donc invité à faire coulisser les panneaux et à déplacer les tableaux. 47
10 Yve-Alain Bois, « Exposition : esthétique de la distraction, espace de démonstration » dans Cahiers du mnam, Paris, Centre Georges Pompidou, automne 1989, p. 72. 11
ibid., p. 74.
12
Beatrix Nobis, « El Lissitzky : L’espace des abstraits pour le Musée provincial de Hanovre 1927 / 1928 », dans L’Art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires du 20e siècle, Paris, trad. fr. D. Trierwieler, Editions du Regard, 1998 (1991), p. 145. 13
ibid., p. 149.
14
ibid., p. 145.
15
ibid., p. 148.
16
Igor Zabel, « The return of the White Cube » dans Manifesta journal n° 1, « The Revenge of the White Cube ? », Amsterdam, International Foundation Manifesta, spring/summer 2003, p. 13.
Chaque manipulation renvoyait à un aspect différent. L’espace avait donc des possibilités d’être agencé de différentes manières par les spectateurs. Par la suite dans les années 1930, le mur blanc a été introduit pour des raisons esthétiques. Par exemple, en 1938 Willem Sandberg, le directeur du Stedelijk Museum d’Amsterdam, a peint en blanc des murs qui étaient à l’origine de plusieurs couleurs. Mais ce geste a modifié l’impact des murs où les œuvres étaient accrochées. La couleur des murs d’un musée devenait dès lors un problème indirect intéressant. Elle donnait la possibilité de proposer un nouveau contexte historique et artistique pour les œuvres. Au moment où Sandberg a peint les murs du musée en blanc, il a tiré celui-ci du passé pour en faire émerger son présent 16. Sans être déclarée comme une norme, quelques années plus tard on s’aperçoit pourtant que la présence de murs blancs s’est généralisée dans les espaces d’exposition. Sur le modèle des espaces muséaux consacrés à l’art moderne et contemporain on retrouve dans des manifestations temporaires l’espace blanc et neutre. L’intérieur de l’espace d’exposition est construit comme les églises médiévales. Le monde extérieur ne doit pas interférer, les fenêtres sont closes et les murs blancs, le plafond devient une source de lumière, le sol est bien lisse et même recouvert de moquette pour éviter de perturber les spectateurs. On met ainsi une limitation à la disposition des œuvres dans un espace. On essaye d’isoler l’œuvre de toute contingence en recherchant une maîtrise maximale des interférences possibles, sachant qu’on ne peut jamais toutes les supprimer. L’espace blanc neutralisé sert à valoriser les œuvres ou à éviter une interprétation erronée. C’est pour cela que le modèle du White Cube est assez séduisant : il présente l’œuvre dans un espace comme un événement unique, autonome. Dans la deuxième moitié du 20e siècle, cet espace blanc – dans lequel l’œuvre pouvait trouver un environnement semble-t-il le plus neutre possible – est devenu l’espace conventionnel de la galerie et du musée. Le White Cube en tant qu’espace « idéal » pour l’exposition est transformé dès les années 1960 en question sociale, économique et esthétique par les artistes, les pratiques curatoriales, ou encore les théoriciens de l’espace d’exposition. Dans son recueil d’essais, Inside the White Cube : The Ideology of the Gallery Space, Brian O’Doherty note – à propos de l’intérêt porté aux murs de la galerie –, que lors de l’exposition Monet organisée par William C. Seitz au Museum of Modern Art de New York en 1960, ce dernier s’est intéressé à l’importance du cadre. Le commissaire est allé jusqu’à 48
encastrer les peintures dans des panneaux muraux, de sorte que tableau et support ne formaient plus qu’un seul plan continu. La stratégie de Seitz s’alignait sur l’investigation de la tension entre l’existence objective et la fonction illusoire des œuvres, telle qu’elle apparaissait clairement 17. Et il écrit par rapport à l’exposition de William Anastasi en 1967 dans la Dwan Gallery de New York : « Le mur, désormais participant plutôt que support passif pour l’art, devint le lieu d’idéologies opposées ; et chaque nouvelle étape devait être envisagée dans cette perspective 18 ». Les efforts pour effacer ou pour faire oublier l’existence de toutes les présences, excepté celles des œuvres d’art, dans une salle d’exposition, font apparaître un espace physique « qui peut sembler virtuellement disparaître sous les yeux des spectateurs mais reste marqué par son contexte ». L’espace blanc est devenu centre d’observation, il offre différents moyens d’action pour les artistes qui y travaillent. Selon O’Doherty : « Au fur et à mesure que le modernisme prend de l’âge, le contexte devient contenu. À travers un renversement particulier, l’objet introduit dans la galerie “encadre” la galerie et ses lois 19. ». L’œuvre de Michael Asher dans une série d’installations réalisées au cours des années 1970, présente un exemple d’attitude à l’encontre du White Cube. À partir d’une action minimale, comme gratter la peinture blanche des murs de la galerie Toselli de Milan en 1973, il cherche à révéler la dimension historique du processus du regard. Asher explique : « Bizarrement, la surface peinte en blanc recouvrait toujours une surface beaucoup plus riche. L’action de l’ôter, condition soustractive, devenait additive au fur et mesure de la mise à nu du plâtre. Avec cette notion de mise à nu, d’autres éléments concernant la galerie et son environnement étaient reconnus. Le plâtre, laissé tel quel, se trouve en général à l’extérieur. En décapant la surface des murs, j’ai essentiellement contribué à faire passer le souvenir d’un matériau extérieur à l’intérieur 20. ». Le terme White Cube se trouve donc directement au sein du projet artistique.
Réinvention du White Cube En 2001, le directeur du Portikus de Francfort Daniel Birnbaum a invité à exposer deux artistes Michael Elmgreen (Danois) et Ingar Dragset (Norvégien) qui collaborent ensemble depuis 1995 à une tervention architecturale : Powerless Structures. Il s’agit d’une série d’installations et de performances 21, où les deux artistes expérimentent les diverses possibilités de sens et de fonctions de l’espace. 49
17
Nicolas de Oliveira, Nicola Oxley, Michel Petryl, Installations. L’Art en situation, Paris, Thames & Hudson, 1999, p. 11-12. 18
ibid., p. 13.
19
Brian O’Doherty, Inside the White Cube : The Ideology of Gallery Space, Santa Monica and San Francisco, Lapis Press, 1986, cité par Nicolas de Oliveira, Nicolas Oxley, Michel Petryl, dans ibid., p. 13. 20
21
ibid., p. 125.
En 2000, avec Zwischen anderen Ereignissen (Between other Events) au Musée d’Art Contemporain de Leipzig, Elmgreen et Dragset développent comme question principale « l’espace blanc-l’espace de puissance ». Deux chômeurs engagés par les artistes, doivent peindre les murs du musée en blanc 35 fois pendant les sept semaines que durent l’exposition. Ainsi l’espace blanc refuse d’être « un espace de présentation », mais apparaît comme abandonné. L’espace de présentation est donc devenu un espace d’activité physique (perdant presque son activité traditionnelle de présentation d’objets).
22 Charles Arthur-Boyer, « Architecture », dans De A à Z. Les centres d’art contemporain, Paris, dca / Flammarion, 1994, p. 19.
Pour l’établissement Portikus, ils construisent Powerless Structures n° 111, pièces vides dont seul le sol est modifié, vallonné, et qui reste très proche du modèle du White Cube. Elmgreen et Dragset aiment se confronter aux limites d’un espace comme le White Cube ; un espace conventionnellement admis comme étant le plus adéquat pour recevoir de l’art moderne. Ils construisent une sorte de White Cube mais en introduisant un décalage : cet espace perd sa capacité à recevoir de l’art. Au lieu d’accueillir une exposition, l’espace est laissé tel quel, le spectateur se trouve devant un « espace vide ». Le lieu d’exposition se montre impuissant face à un projet qui tient trop peu compte de l’utilité et de sa fonction originelle. Il devient l’œuvre. À travers cette installation, les deux artistes posent la question de l’espace institutionnel de l’art et aussi celle de présentation. L’espace d’exposition est défini par des unités de lieu, de temps et d’action. Il semble qu’il y ait un nouvel intérêt pour ce type d’espace. De nombreuses expositions récentes, comme la « Documenta 11 », ou bien la « Biennale de Lyon », ont profité des théories sur l’espace blanc. Certaines œuvres ont été présentées dans des lieux réaménagés en espaces d’exposition même s’il s’agissait d’entrepôts, d’usines ou de gares à l’origine 22. Il semble que nombre de manifestations ont de plus en plus tenté de récupérer des lieux non destinés à l’art pour montrer des œuvres. La réhabilitation donne souvent la possibilité d’avoir un espace plus important, à la « Documenta », à la « Biennale de Venise », à la « Biennale de Lyon » et encore dans nombre de centres d’art contemporain. Les lieux sont investis par l’événement, et habitent les espaces vacants. En effet, au départ, certains centres d’art contemporains sont nés d’une volonté de rupture avec les institutions muséales et l’image qu’elles s’étaient choisies : « une certaine architecture monumentale du 19e siècle, que l’on qualifiera un peu rapidement d’esprit académique ou école des “Beaux-Arts”, et devenue depuis caricaturale et symbolique du pouvoir, de la norme et de la convention. Ce qui va déterminer et identifier le centre d’art, ce ne sera donc plus son expression architecturale, mais son parti pris et son attitude vis-à-vis d’une situation artistique. Et par effet de différenciation affirmée, ils vont, en majorité, investir des lieux “non architecturés”, usines, magasins ou écoles, qu’ils réhabiliteront, et dont ils garderont le plus souvent le nom. Mais, en cela, ils enregistrent ce qui se faisait à New York où, dès les années soixante, artistes et galeristes s’étaient installés dans des entrepôts désaffectés, les fameux lofts de Soho, et en Italie où les artistes de “l’Arte povera” exposaient dans des garages. ». 50
C’est le cas de la Sucrière à Lyon. Tous les lieux non muséaux ont été modifiés pour devenir des espaces blancs. Ils ont été réhabilités à l’occasion de projets ambitieux : être transformés en lieux artistiques en préservant une partie de leurs caractéristiques et en tentant de s’adapter à leur nouvelle fonction. Les œuvres sont non seulement installées, mais il faut qu’au-delà, elles puissent respirer et exister dans ce lieu. Aussi, peu d’organisateurs ont choisi un espace unique, et la plupart ont opté pour des espaces d’exposition successifs, fragmentés et différenciés, correspondant à autant de « possibilités de rencontres et de dialogues 23 » pour reprendre l’idée des organisateurs. À la « Biennale de Lyon » 2003, certaines œuvres étaient installées dans des structures de cubes blancs qui avait été aménagées spécialement pour l’occasion. Chaque œuvre avait son propre espace défini, à distance d’une autre œuvre. La même logique était appliquée aux projections : « Les expositions temporaires s’enchaînent sur les murs blancs de la salle d’exposition comme elles s’impriment dans nos mémoires. Le White Cube est l’espace de projection par excellence – et ce, bien avant que les projections vidéo l’obscurcissent, permettant notamment de concevoir l’exposition sur plan 24. » Mais cet espace a été préparé non seulement pour recevoir les œuvres d’art mais aussi pour engager une aventure avec les artistes. Il semble que les différentes utilisations des espaces blancs ne correspondent pas toujours à l’usage fait dans les institutions muséales : c’est-à-dire un espace « physique » visuel. L’espace des cubes blancs est donc un lieu de défi et de stratégie : comme pour les œuvres in situ, elles peuvent jouer de l’état naturel du lieu et aussi de son aménagement. Lors de la « Biennale de Lyon » 2003, l’artiste Lili van der Stokker était intervenue sur les murs mêmes de la Sucrière à deux étages différents. L’œuvre peinte Sorry Second Wallpainting et sa seconde peinture Sorry Second Wallpainting ont été réalisées au même emplacement l’une à l’étage au-dessous de l’autre, un ascenseur faisant le lien entre les deux. Ces deux œuvres étaient éphémères et leur existence était déterminée par la durée de la biennale. Ces peintures, qui s’appuient « sur une iconographie et un style enfantins, une palette volontiers acidulée et un sens du comique assumé, tentent de cerner la vérité même de l’art 25 ». L’artiste prend l’espace blanc comme fond et support. Pour son projet, elle se sert du mur comme écran. Les murs nus de l’ancienne usine, à peine recouverts de peinture blanche, deviennent stratégiquement un support pour une peinture activiste moderne. Dans l’espace blanc, l’art vit sa propre autonomie ; c’est pour cela que l’artiste a préféré exécuter 51
23
ibid., p. 26.
24
Pierre Leguillon, éditorial : « Oublier l’exposition avec un luxe de détails », Art press spécial n° 21, « Oublier l’exposition », Paris, 2000, p. 14.
25
Livret distribué à l’occasion de la Biennale de Lyon 2003.
26
Akiko Miki, Le Journal n° 3 du Palais de Tokyo, janvier / avril, 2003.
son travail dans ce lieu qui offre les conditions idéales de compréhension pour les visiteurs. Le mur est celui des fondations de la Sucrière, et il devient toile de fond de l’œuvre. Aux Abattoirs de Toulouse, le travail d’Aernout Mik avait été installé dans une partie d’un espace muséal pendant le festival du « Printemps de septembre ». Il s’agissait d’une structure architecturale sur laquelle des écrans de rétroprojection étaient disposés. Le spectateur se promenait autour des constructions en regardant les projections de groupes de gens qui représentaient le corps social dans toute sa fragilité, dans une attitude quasi grégaire. Le visiteur circulait le long de cette construction assez perturbatrice, au milieu de projections à deux dimensions. L’artiste proposait une relation entre les personnages de la projection vidéo et les spectateurs dans l’espace neutre du musée. L’espace blanc devient une stratégie de l’artiste et du commissaire d’exposition. Le musée permet de se concentrer uniquement sur les multiples espaces proposés aux spectateurs. D’un écran à l’autre (de taille humaine) nous passons de l’intimité d’une cuisine à l’espace public de la Bourse ; d’un vaste entrepôt au huis clos d’une pièce sans fenêtre… Le spectateur est invité à un va-et-vient dans une structure en labyrinthe. L’espace muséal, très ouvert, permet au spectateur d’avoir plusieurs angles vue sur cette installation. Lorsqu’on évoque les salles d’exposition de l’art moderne, on parle de mur blanc, sol gris et du plafond d’éclairage. Dans l’art d’aujourd’hui on parle encore du « mur blanc ». Mais il semble qu’entre les deux murs (celui de l’espace moderne et celui de l’espace actuel) il existe une profonde différence. Si quelques espaces d’exposition conservent des éléments propres à l’état originel de l’espace moderne, ces espaces n’ont plus la même visée. L’espace d’exposition moderne a voulu séparer les œuvres de leur contexte, il a souhaité l’autonomisation de celles-ci au profit d’une idéologie. L’espace d’exposition contemporain préfère être concret, ouvert, et laisser les œuvres libres de dialoguer avec le monde extérieur. L’espace concret s’oppose en quelque sorte à l’espace neutre. Si les murs restent blancs, quelques échappées vers le monde extérieur sont possibles. Par exemple en 2003, au Palais de Tokyo, une installation de Rivane Neuenschwander permettait de modifier la perception du spectateur : celui-ci était invité à utiliser une échelle pour observer la Tour Eiffel. Le travail de « l’artiste laissait le spectateur libre d’établir des associations poétiques entre les œuvres et leur environnement 26 ». Cette réappropriation du monde par l’espace d’exposition est visible dans d’autres types d’espaces. Si le White Cube a laissé un héritage dans les théories de muséologie et 52
d’expographie, d’autres tentatives apparaissent pour permettre aux salles d’exposition de sortir l’art de son isolement et ainsi mettre l’accent sur un contexte social.
Les espaces d’exposition dans des lieux alternatifs Commençons par aborder la transformation d’un lieu spécifique – c’est-à-dire qui a sa propre fonction – en un lieu d’exposition. Cette opération peut être qualifiée d’agencement. Il ne s’agit pas de réaménagement en salle d’exposition mais plutôt d’un état d’origine conservé, auquel on aurait fait, ça et là, des greffes, des améliorations. Dans le cadre du festival du « Printemps de septembre » (en 2003), une ancienne maison éclusière, presque abandonnée, a été re-habitée par le travail de Sylvie Blocher. La spécificité de l’endroit n’a pas été totalement effacée pour l’événement artistique, mais a plutôt servi de support aux installations. Une cohabitation éphémère a eu lieu entre les œuvres proposées et les espaces investis. Au rez-de-chaussée, à l’entrée de l’habitation, les vidéos présentaient Pratiques quotidiennes pour rendre la vie plus agréable, présentable… Par exemple, dans la cuisine, était installée la vidéo d’une femme en train d’éplucher des oignons, qui, après un certain temps se met à pleurer ; une autre, installée dans une salle d’eau, montre une femme en train de repasser un slip d’homme, dont elle brûle le centre après l’avoir plié. À l’étage, dans une chambre à coucher, une vidéo présente une femme coupant les feuilles d’une plante pour « l’embellir ». Le spectateur, de vidéo en vidéo, avait traversé toutes les pièces de l’habitation, jusqu’à une annexe, sorte de hangar, où étaient installés trois écrans géants inclinés, renvoyant les images d’une gymnaste s’exerçant au trampoline. La salle obscure n’étant éclairée que par les vidéos de La Sauteuse, le spectateur n’identifiait pas tout à fait le contexte dans lequel il se trouvait. Il n’y avait pas de sièges d’où l’on pouvait contempler les écrans, on restait dans un lieu étrange : sorte d’annexe sombre et poussiéreuse mais qui abritait l’une des plus belles installations du festival. Les vidéos, la projection, étaient disposées en vue de créer une relation contextuelle. Chaque moment de présentation de la production de Sylvie Blocher dialoguait avec la maison, sous les yeux des spectateurs. Il semble que cette tentative d’installation dans un « autre type de lieu » ait été plutôt réussie, parce que le thème retenu correspondait à un contexte spécifique. Cette expérience illustre bien les propos de Paul Ardenne, selon qui « l’univers de la galerie, du musée, du marché, de la collection, est devenu, pour nombre de créateurs, trop étriqué, trop circonscrit, donc une entrave à la 53
27
Paul Ardenne, op. cit, p. 19.
créativité. D’où le choix d’un art circonstanciel, sous-tendu par le désir d’abolir les barrières spatio-temporelles entre création et perception de l’œuvre. Dans le sens décisif, on le devine, de l’immédiateté, du rapport le plus court possible entre l’artiste et son public 27. » Dans cette conjoncture, face à l’installation, le spectateur était invité non seulement à circuler le long des images proposées dans chaque coin de la maison, mais aussi à s’asseoir et à confronter un travail artistique avec l’espace de la maison. Dans le Frankensteiner Hof de « Manifesta 4 », on a pu remarquer le grand nombre d’installations in situ. Les artistes avaient conservé l’habitation telle quelle ; ils étaient intervenus avec leur propre façon de réagir. Dans un espace du bâtiment, l’artiste Hae-gue Yang avait installé plusieurs lampes fluorescentes au plafond, qui s’allumaient automatiquement, s’éteignaient et progressivement se rallumaient. Au lieu de nettoyer cet endroit empli de poussière, l’artiste l’avait conservé en l’état et avait tenté d’établir une relation entre un projet artistique et un espace déjà existant. L’espace avait été parfaitement considéré dans le processus de création. On peut dire aussi que c’est l’espace qui l’inspirait. L’installation incluait le bâtiment et permettait au visiteur non averti de faire l’expérience d’une œuvre d’art totale. À son insu, il devenait une portion improvisée de l’exposition en traversant les lieux vides ; sa présence presque fantomatique emplissait l’espace. Ainsi, l’espace n’était plus seulement un fond ou un support, mais se transformait en une partie de l’œuvre elle-même. Un autre artiste, Takehito Koganezawa, avait effectué une performance, dont il n’avait gardé qu’une installation, sonore et vidéo, dans une salle de douche collective. La performance avait eu lieu à l’ouverture de « Manifesta 4 ». Par la suite, le spectateur n’avait accès au site qu’à travers de petits trous percés dans la cloison posée par l’artiste. Pendant la durée de l’exposition, les « objets documentaires » restaient en tant que témoignages de la performance. Lors de celle-ci, les spectateurs étaient entrés dans une pièce froide et vide, dans laquelle on entendait un son indistinct et affreux. Les spectateurs se déplaçaient peureusement à la recherche de la source sonore. Tout à coup, on était saisi par une scène d’épouvante. Les lieux désaffectés avaient quelque chose d’effrayant ; les salles de douches collectives vides devenaient le réceptacle d’une performance inquiétante. Le lieu participait donc au caractère fantastique de l’œuvre, le spectateur se déplaçait dans une ambiance très particulière. L’artiste n’avait pas choisi seulement le lieu pour installer son travail, mais il l’avait aussi choisi pour mettre en valeur sa spécificité. 54
Lors de l’événement-exposition Happy Hours 28 les artistes avaient mis à profit les vestiaires d’une piscine pour y réactiver une œuvre présentée antérieurement à deux reprises : à Dijon, sous le titre Bienvenue, dans le cadre du Festival Nouvelles scènes en 2001 et sur le quai de Valmy, à Point P, à l’occasion du « Festival d’automne » de Paris en 2003. Les éléments préexistants – les douches, les cabines, l’humidité – avaient été réintroduits et assemblés pour les nouvelles interventions – des éclats de musique, l’éclairage, les gouttes d’eau, le brouillard et les acteurs. L’œuvre réalisée s’appuyait sur le lien fort qui existe entre l’exigence de l’artiste et l’atmosphère préexistante, comme Uwe M. Schneede l’explique à propos de « l’Exposition internationale du Surréalisme » de 1938 : « L’argumentation de l’exposition reposait, d’une part, sur des œuvres d’art, avec leur esthétique propre et leur mystère, et d’autre part, sur des matériaux dont le rayonnement reflétait la réalité dont ils provenaient. Dans le contexte artificiel de la mise en scène, les deux se rejoignaient, l’art et le réel, l’esthétique créée et l’esthétique naturelle, l’autoréférence et la référence externe 29. ». Happy Hours donnait à voir l’art comme expérience, dans une mise en scène se situant entre le théâtre, un concert et une improvisation. La déambulation des spectateurs avait même été prise en compte pour compléter l’espace obscur du vestiaire. Le corps du spectateur était inscrit comme un élément actif d’une statuaire en mouvement. Dès que le visiteur entrait dans les vestiaires, il était transformé à son insu en (spect) acteur, lorsqu’il se dirigeait volontairement vers la source d’un son ou d’une lumière sans savoir ce qui l’attendait. Lors du déplacement, le spectateur interprétait un personnage aux yeux des autres visiteurs. Qui faisait partie de la scène ? Tous les individus semblaient avoir perdu leur identité dans cette atmosphère théâtrale. En conséquence, l’espace d’exposition était devenu un espace d’expérimentation pour les visiteurs. Le succès d’une telle installation résidait dans la rencontre du lieu et de l’imaginaire qu’il fait naître. L’artiste intervient alors comme pour souligner l’inquiétante étrangeté des lieux. Les installations précédentes, l’une dans une tente et l’autre sur un quai avaient toujours pris en compte les lieux, jusqu’à ce qu’ils deviennent l’élément central de l’installation. On voit à travers ces exemples que l’espace d’exposition est aussi un catalyseur de créativité. L’artiste a réalisé son projet au sein d’un environnement spécifique. L’artiste Patrick Raynaud, en rappelant le principe d’une de ses œuvres in situ, explique la possibilité, ou bien la nécessité, de réagir à d’autres lieux, à un contexte spécifique : « Il s’agit déjà d’un travail in situ déménageable puisqu’il est 55
28 Happy Hours avait été conçu par Christian Boltanski, avec l’aide de l’éclairagiste Jean Kalman et entre autres des musiciens Franck Krawczyk, Ryoko Sekiguchi. L’œuvre avait été présentée les 11, 12 et 13 décembre 2003, dans le cadre de la Biennale de Lyon. 29 Uwe M. Schneede, « Exposition internationale du Surréalisme Paris 1938 », dans L’Art de l’exposition, op. cit., p. 182.
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Patrick Raynaud, « Art en contextes », dans L’Art contemporain et son exposition (1), op. cit., p. 107. 31 Stephan Waetzhold, « Motive, Ziele, Zwänge : Die Ausgangslage in Ausstellungen – Mittel der Politik ? », Symposium international, du 10 au 12 septembre, Berlin, 1980, p. 19. Cité dans Katharina Hegewisch, « Un médium à la recherche de sa forme, les expositions et leurs déterminations », L’Art de l’exposition, op. cit., p. 19.
produit par rapport à un lieu spécifique dans lequel il s’insère, tout en s’en détachant puisqu’il est déjà en caisse prêt à en partir. Cependant, il l’est surtout dans sa capacité à faire voyager sa signification. Fait pour parler du lieu pour lequel il a été originellement créé, son intérêt réside spécifiquement dans son aptitude à déménager les traces du site de création et à les confronter aux espaces dans lesquels il pourrait être installé. La pièce peut donc, par principe, être installée dans n’importe quels lieux existants pour interagir avec leurs plafonds, à l’exception peut-être du White Cube dont la neutralité en annulerait la portée 30. » L’artiste quitte volontairement le territoire de l’idéalisme du White Cube. En l’occurrence il peut occuper les lieux les plus variés en offrant au spectateur une expérience originale et il tente de créer un microcosme artificiel qui est l’expression de sa relation au monde. Le contexte d’une ville ou d’un autre lieu est re-contextualisé par la réappropriation de l’artiste qui utilise habituellement l’espace où il inscrit son œuvre. À travers des espaces qui ne sont pas au premier abord repérables ou identifiables comme des espaces d’exposition, les commissaires et les artistes ont réussi à redynamiser la création contemporaine. En déplaçant l’art de son contexte habituel, naît un dialogue parfois plus riche. De plus, le public qui pouvait être effrayé par les espaces quasi sacrés des musées aura une approche plus libre dans des lieux réappropriés pour des expositions. Dans le cas de manifestations gratuites, on a vu un public local s’aventurer sur des terrains qui lui étaient inconnus. Exposer au risque du réel, du quotidien, voire du trivial, permet d’autres formes d’art qui semblent parfaitement s’adapter au côté transitoire et éphémère des grandes manifestations vouées aux arts plastiques. Hubert Glaser, l’organisateur de l’exposition « Wittelsbach » à Munich en 1978, a résumé en quelques mots ce qui justifie, aujourd’hui encore, l’existence de telles manifestations : « Les expositions ont acquis un statut politique, elles font partie des moyens privilégiés par lesquels se documentent et s’illustrent l’entente et la coopération internationales, l’identité nationale et régionale, la continuité historique, la conscience de soi et l’amour de la culture d’un Etat 31 ». Il existe une cinquantaine de manifestations qui ont lieu de manière répétée et qui sont consacrées à l’art actuel. Parmi celles-ci, on peut citer : les biennales de Venise, Sao Polo, Lyon, Montréal, Gwangju, Shanghai, Sydney, Moscou, du Whitney Museum, la Documenta de Kassel et la Manifesta ; qu’elles soient nationales, continentales ou internationales. Ce qui nous intéresse ici ce sont les intentions visibles à chaque édition. Il semble qu’à travers chaque exposition se devine une pensée, une visée, celle d’un 56
acteur de la scène artistique face à un espace donné, à un moment particulier, qu’il soit artiste, commissaire, commissaire indépendant, historien de l’art, théoricien de l’art, chercheur ou enseignant, etc. L’exposition est le moment où l’espace d’accueil et de réception des œuvres d’art se transforme en un terrain d’expérimentation qui permet de montrer simultanément plusieurs manières de présenter l’art. L’enjeu qui consiste à monter une exposition comprenant plusieurs artistes aux projets multiples et hétérogènes réside dans l’usage qui est fait de l’espace d’exposition. Il faut pour cela trouver un terrain de rencontre possible entre les projets individuels qui partagent un même espace.
Remarque annexe sur le « local » dans les manifestations Pour aborder le thème de la ville en tant qu’espace pratique, nous envisagerons la question du public des manifestations d’art contemporain sous l’angle de leur localisation, de leur date de programmation, de leurs horaires, de leur médiatisation. Nous rechercherons des indices qui nous permettrons, de manière empirique, de dresser un portrait-robot des spectateurs. Par exemple, dans le cas de « Manifesta 5 » à Donostia – San Sebastian au pays basque espagnol (du 11 juin au 30 septembre 2004), il est intéressant de voir l’intention des commissaires d’immerger cet événement artistique dans une zone de débats à la fois politiques et sociaux. Le titre était évocateur de sous-entendus tels que « rumeur politique, paysage culturel, l’imparfait du présent, les ruines à l’envers, zones de contingence, en construction, bruits spirituels, projets et accusation… » Les deux commissaires Marta Kuzma et Massimiliano Gioni ont œuvré à choisir cinquante artistes qui répondraient à leur invitation à proposer différentes formes de compréhension de la relation des individus au monde. Ils ont moins cherché à présenter des réponses globales qu’à privilégier des réponses énigmatiques au potentiel transgressif et polémique. Le résultat de ce choix présente des projets inégaux ; certains lieux d’exposition étant parfaitement réussis, mettant en lumière des œuvres entre elles. Cette manifestation semble s’adresser en premier lieu aux habitants, il y a une forte résonance entre les œuvres et l’histoire de la région. Le local semble être mis en avant au profit d’un aspect européen ou même international. En effet, la question de la position géopolitique de la région semble se lire comme toile de fond de la manifestation. Pourtant l’un des commissaires, Marta Kuzma dit dans un entretien vouloir s’affranchir de préjugés : « Nous nous sommes concentrés 57
sur notre ville hôte comme espace social privilégié et déclencheur catalytique pour démarrer la « Manifesta ». Nous avons fait abstraction de son expérience sociale et politique comme pratique municipale et régionale quotidienne, de son inconscient en quelque sorte, afin de tenter de formuler un cadre conceptuel pour la mise en forme du projet. ». Les différents sites ont été choisis « stratégiquement » de manière à faire voir les multiples facettes d’une ville trop souvent associée à deux images : balnéaire et point nodal d’une lutte d’indépendance au Pays basque. Si les commissaires ont cherché à minimiser ces deux aspects, il n’en demeure pas moins que le public reste confronté à la visibilité du désir d’indépendance chez les habitants : des slogans, des affiches, des marches silencieuses restent le quotidien de cette ville. Ils ont sélectionné sept lieux au total pour inscrire leur projet. Le Koldo Mixtelena est un espace d’exposition installé dans la bibliothèque municipale au cœur d’un quartier bourgeois et commerçant ; le Kubo Kutxa est une galerie au sein d’un bâtiment dont le style très moderniste domine la baie de San Sebastian. San Telmo est un ancien monastère des vieux quartiers de la ville aménagé en musée ethnographique ; la Casa Ciriza est une ancienne usine de poisson restaurée pour l’exposition et qui se trouve dans la région en perte de vitesse sur le plan économique de Pasaia, zone périurbaine. Ondartxo était quant à lui un ancien chantier naval et un passage piéton au bord de la route nationale en direction de la frontière française. Sur le plan offert au public pour se diriger, les sept lieux ne faisaient pas cas des grandes disparités visibles d’un site à l’autre. Mais pour les habitants de San Sebastian, il était très facile d’identifier les lieux d’exposition, trois d’entre eux se trouvent en dehors de la ville, soit près de la moitié, dans une zone portuaire accessible aux habitants du quartier et aux professionnels, commerçants, pêcheurs, restaurateurs, etc. Les organisateurs ont cherché à inviter les habitants des quartiers centraux (les étudiants, les amateurs d’activités artistiques…) à se déplacer vers les lieux qui leur étaient inconnus. C’est-à-dire qu’ils ont cherché à faire venir les spectateurs potentiels. D’autre part, ils ont privilégié l’accès à ces trois expositions pour les habitants du quartier peu enclins à voir de l’art contemporain. De ce point de vue l’organisation a beaucoup misé sur un intérêt local, en accordant la gratuité aux visiteurs, ce qui n’était pas le cas pour les éditions précédentes et l’équipe de direction a fait l’aveu d’un pari assez risqué. Par exemple, en installant une œuvre à la Casa Ciriza de l’Irlandais Duncan Campbell qui plonge dans les archives de Belfast pour faire émerger son passé protestataire, prolétaire et morose, le commissaire sait qu’il va établir 58
une connivence directe entre l’habitant de Pasaia et l’artiste. Le spectateur est invité à mettre en perspective les œuvres et leur contexte d’inscription. L’habitant aura peut-être une relation plus viscérale, de l’ordre de l’affectif, c’est-à-dire qu’il pourra véritablement se projeter dans l’œuvre. « Manifesta » était donc très intégré au niveau local. Cette politique de complémentarité, se retrouve dans de nombreux projets d’exposition d’art contemporain. C’est-à-dire que les salles d’expositions ne sont plus fermées sur l’art lui-même, elles s’ouvrent à de nouveaux visiteurs, il ne s’agit pas d’une politique d’art local (qui propose des projets liés au lieu ou inscris dans la culture) mais d’une politique de public local. Il s’agit de s’adresser à un public ciblé, plus identifiable et avec lequel on pourra s’assurer des réelles retombées d’une exposition. Le public représente le véritable prolongement d’un projet, il permet d’étendre les manifestations au-delà de la programmation. On voit bien que les commissaires mettent en place de véritables stratégies pour promouvoir l’art contemporain auprès des milieux extérieurs à la sphère de l’art et le principe de gratuité joue pour beaucoup dans la réussite de telles démarches. De nombreuses manifestations ont pris ce parti, c’est le cas du « Printemps de septembre » à Toulouse, du festival « Visa pour l’image de photo journalisme » à Perpignan, du « Festival de la photo » en Arles, de « Nuit Blanche » et du « Mois de la photo » à Paris. Cela assure à ces évènements temporaires de remporter un certain succès. D’années en années les habitants prennent rendez-vous avec ces manifestations.
Une nécessaire visée internationale Si l’on a noté les efforts fournis pour ouvrir les manifestations d’art contemporain à d’autres visiteurs, notamment un public néophyte, il reste nécessaire de s’adresser au public averti, amateur non plus forcément cantonné à un public local, de proximité, mais qui peut être international. En observant les dates de programmation des manifestations on s’aperçoit que de nombreux évènements sont prévus l’été, souvent pour des périodes assez longues : la « Documenta », la « Biennale de Venise », « Manifesta » sont programmées du mois de juin au mois de septembre. Les organisateurs prévoient donc un public estivalier qui n’hésitera pas à faire un voyage mêlant tourisme et programmation artistique. Ainsi, ils obtiennent l’assurance que des gens du monde entier feront escale dans les manifestations. D’autres manifestations programmées à la rentrée scolaire telles le « Printemps de septembre » et la Biennale 59
de Lyon ont prolongé leurs horaires d’ouverture jusqu’à minuit, permettant au visiteur d’alterner les plages de visites avec une découverte de la ville. On peut également penser à la position stratégique de la ville, qui accueille les évènements comme ayant une incidence sur la nature du public et sur sa provenance. Par exemple, Lyon se trouve à un carrefour de l’Europe ; son accès est relativement aisé pour des visiteurs venant de Suisse, d’Italie, d’Allemagne. De même, les organisateurs de « Manifesta » prenaient soin de sélectionner des villes aux croisées de l’Europe. Chaque « Manifesta » est trans-européenne, non seulement en raison du choix des artistes qu’elle invite mais aussi pour ce qui est du public qui s’y rend : en 1996 à Rotterdam, en 1998 à Luxembourg, en 2000 à Ljubljana, en 2002 à Francfort, le public nomade suit les déplacements de cette biennale. L’exposition devient un produit que l’on améliore, d’édition en édition. On pense au confort des spectateurs, les manifestations s’institutionnalisent. L’exposition se fait au risque d’une stratégie, elle a pour visée une reconnaissance internationale, on doit sentir des répercussions dans le monde de l’art, les stratégies de visibilité se font de jour en jour, plus offensives. En conclusion les manifestations ont tout à gagner en misant sur deux fronts : un public local qu’elles tentent d’apprivoiser et un public international qu’elles essaient de séduire. Au travers d’une confrontation périodique et ponctuelle, le public des manifestations est invité à vivre des expériences toujours plus riches, dans des lieux décalés, désaffectés, des lieux plus ou moins traditionnels, dans des « camps de transit » prolongé. Ces lieux qui ont en commun d’être habités de manière transitoire, sont autant de champs à explorer par de possibles publics. C’est une véritable aventure de l’expographie qui se joue, avec l’accroissement exponentiel et la prolifération galopante des expositions temporaires vouées à l’art contemporain ; il faut pourtant que l’alchimie prenne pour que le visiteur y devienne spectateur actif. Bo-Kyoung Lee
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Panorama des institutions d’art contemporain à Turin Des initiatives fondées sur un partenariat privé-public
En dehors du triangle d’or des trois villes fréquentées par des milliers de touristes chaque année (Rome, Florence et Venise), Turin cherche une légitimité en occupant un créneau hors des sentiers battus. Sens dessus-dessous à cause des travaux pour la construction de la première ligne de métro, Turin allie le profond changement de son profil urbain (rendu possible grâce aux financements reçus pour les xxe Jeux Olympiques d’hiver en 2006) à l’édification d’une nouvelle identité fondée sur la gestion de la culture artistique. « Turin est devenue une ville qui réfléchit sur son existence, qui se projette et se réinvente », affirme Robert Lumley lors d’un workshop récent organisé par « Torino Internazionale 1 ». Précisons que « Torino Internazionale » est une association qui regroupe 122 membres parmi les institutions publiques et privées, les centres culturels, les usines, les syndicats, etc. et qui a pour but « la définition d’une vision cohérente du développement de la ville, à partager avec tous les acteurs du territoire et utile pour éclaircir les priorités et les lignes d’action de la politique urbaine et métropolitaine jusqu’en 2015 2 ». Dans ce défi ambitieux, la volonté de donner une nouvelle image à l’ancienne capitale d’Italie passe par la tentative d’apprivoiser les transformations insaisissables et contingentes qui caractérisent l’univers des arts contemporains. 61
1
Robert Lumley, « Arte contemporanea e identità urbana a Torino e a Londra », dans Arte contemporanea a Torino, Turin, Torino Internazionale, 2004, p. 99 ; trad. de l’auteur.
2
Voir le site www.torinointernazionale.org où l’on précise aussi que « Turin est la première ville italienne ayant signé un Plan Stratégique –
Castello di Rivoli
le 29 février 2000. Un accord pour le développement qui s’articule en 6 Points, 20 Buts et 84 Actions et qui engage les signataires à un parcours partagé et plausible » ; trad. de l’auteur. En collaboration avec la fondation Atrium Torino et l’association a.titolo, Torino Internazionale organisa en novembre 2004 un colloque sur le thème de « la ville qui change avec l’art » dont l’invité d’honneur était la France ; voir le site www.atriumtorino.it. 3
Naples et Rome constituent les deux autres pôles importants concernant l’art contemporain pris en charge par les institutions publiques. Les installations annuelles sur la place du Plibiscito et les nombreux projets d’expositions unissant les arts visuels contemporains et le patrimoine historique ancien font de Naples le centre urbain méridional le plus ouvert à la culture artistique contemporaine. À Rome, on vient d’inaugurer en 2002 le MACRO (Musée d’Art Contemporain de Rome) et on est en attente du vernissage du maxxi (Musée National des Arts du xxie siècle). 4 Luca Introini, Daniele Marchese, « Il settore cultura nelle grandi città italiane. Domanda e offerta culturale », dans R. Grossi, Politiche, strategie e strumenti
Est-ce que le renouvellement et l’amélioration de l’habitat urbain suivront donc les dynamiques capricieuses des transformations de la culture artistique ? À bien regarder, si la « Biennale de Venise » reste sans aucun doute l’événement d’art contemporain italien le plus connu à l’étranger, si à Milan on trouve la concentration la plus dense de galeries d’art contemporain (ainsi que le Miart, salon annuel d’art contemporain très réputé), Turin s’apprête à devenir (si elle ne l’est déjà) le point de repère fondamental pour ce qui concerne l’art et la culture contemporains dans l’espace public 3. En s’acheminant vers le « processus de modernisation et de réorganisation du système de l’offre des services culturels 4 » qui caractérise toute l’Europe, Turin se différencie toutefois des autres villes italiennes par le rôle que les institutions publiques (soutenues par les fondations bancaires) jouent à l’intérieur du système. En produisant une augmentation significative de l’offre culturelle, Turin semble avoir l’intention de récupérer le lustre des années de l’Arte Povera, en proposant cette fois la coopération entre les institutions publiques et le domaine privé. L’art contemporain fait bouger Turin. La ville de la fiat a choisi de changer d’image par le moyen de l’art le plus éphémère, qui change du jour au lendemain en attirant un public jeune et à la page. « Aujourd’hui, aux yeux des politiciens, les musées sont le signe extérieur de richesse civique le plus alléchant 5 », affirme sans demi-mesure Karsten Schubert. Et l’adjoint à la Culture de la ville semble lui faire écho lorsqu’il parle d’expositions dans l’article « Grandi, utili, mostre » : « Il faut sortir de l’urgence et programmer pour le futur des expositions où la qualité s’associe au grand public 6 ». Qualité et grand public, recherche et marketing constituent les éléments de l’histoire contemporaine des musées dans laquelle Turin veut trouver sa place. Dans un panorama italien voué tout entier à l’art de l’Antiquité, à la Renaissance et au Baroque, Turin représente le mouton noir : son musée d’art moderne (gam), son magnifique Castello di Rivoli (musée d’art contemporain), ses fondations pour l’art contemporain (la fondation Sandretto Re Rebaudengo et la toute nouvelle fondation Merz), sans oublier la fondation italienne per la Fotografia et la fondation Palazzo Bricherasio, représentent un patrimoine d’art moderne et contemporain riche et inédit dans l’ensemble du territoire national. La synergie créée par ces institutions et par la circulation d’œuvres qui en découle a donné naissance à une constellation d’événements qui, au fil des années, sont devenus des points de référence 62
pour le marché de l’art contemporain en Italie. Le salon « Artissima », les manifestations rattachées à « Novembre Arte contemporanea » (Luci d’artista et Manifesto), la « Biennale Internazionale di Fotografia » se mêlent aux événements consacrés au jeunes artistes, comme « Nuovi Arrivi » et « Proposte ». Enfin, la « Biennale Internazionale Giovani Artisti » (big) et le prix « Movin’up » organisé par l’Association pour la Diffusion des Jeunes Artistes Italiens (gai) constituent les initiatives municipales consacrées aux jeunes créateurs qui représentent le mieux Turin sur la scène internationale. Le Fondo Artissima (1997) et la Fondazione per l’Arte Moderna e Contemporanea crt (1999-2000) sont vraisemblablement les exemples les plus emblématiques des partenariats entre public et privé. Ces deux institutions privées ont comme finalité l’acquisition d’œuvres achetées pendant le salon « Artissima » pour enrichir les collections publiques de la gam et du musée d’art contemporain de Rivoli. À partir de 2001, grâce à l’initiative de la mairie, ce système de collaboration se dote d’un instrument unitaire de communication : « Novembre Arte Contemporanea » (récemment rebaptisé Torino contemporanea. Luce e Arte). Il s’agit d’un ensemble d’expositions et d’événements artistiques tournés vers les institutions publiques et privées turinoises. « Luci d’artista » (Lumières d’artistes) et « Manifesto » sont les événements-phares de cet « appel aux arts » fondé sur l’union entre le domaine du public et celui du privé. « Luci d’artista » est une exposition en plein air qui voit le jour en novembre 1998. Il s’agit d’installations lumineuses créées in situ et destinées à embellir les rues historiques de la ville jusqu’à la fin de l’année. Si la première édition reste strictement nationale, à partir de la deuxième, des artistes comme Daniel Buren, Rebecca Horn et Gilberto Zorio sont invités à changer le profil de la ville à travers des jeux lumineux de signes et de formes 7. L’installation de Mario Merz, Volo dei numeri, sur le toit du monument-symbole de Turin (la Mole Antonelliana), pose pour la première fois la question de la permanence de ces œuvres temporaires. La connotation de l’œuvre in situ et le prestige du nom de l’artiste sont, sans aucun doute, les éléments qui détermineront, au cas par cas, le changement de statut de certaines installations. Né en 2001, « Manifesto » est un événement à court terme qui implique la collaboration entre quinze galeries d’art moderne et contemporain, la Division à la Culture et la gam. Des artistes sont appelés à créer des affiches qui seront placardées dans la ville et finalement archivées dans les collections du musée d’art moderne. Lors de sa première édition, ce projet a donné naissance à l’association 63
per la cultura. Secondo rapporto annuale Federculture 2004, Turin, Allemandi & C., 2004, p. 95 ; trad. de l’auteur. 5
Karsten Schubert, Museo. Storia di un’idea, Milan, Il Saggiatore, 2004 (éd. originale, Londres, One-Off Press, 2000), p. 116 ; trad. de l’auteur. 6 Fiorenzo Alfieri, « Un intervento dell’Assessore Alfieri. Grandi, utili, mostre », dans Torinosette, n° 844, 29 juillet – 4 août 2005, p. 4 ; trad. de l’auteur. 7
En 2001, Luci d’artista s’inscrit dans le réseau international LUCI, ce qui facilite le lancement de la ville à l’étranger. En particulier, l’échange avec la ville d’Unna, en 2003, a permis à l’artiste italienne Enrica Borghi d’installer son œuvre lumineuse en Allemagne pendant que celle de Christian Boltanski, Théâtre des ombres, débarquait à Turin.
Fondation Merz
8 Cette fondation peut compter sur un comité scientifique international, composé par Ida Giannelli (présidente du musée de Rivoli), Giovanni Castagnoli (président de la gam), Rudi Fuchs (directeur du musée de Rivoli), David Ross (exdirecteur du San Francisco Museum of Modern Art et aujourd’hui président de l’Artist Pension Trust) et Nicholas Serota (directeur de la Tate Gallery de Londres). 9 Bilancio sociale , édition 2004 ; trad. de l’auteur. 10
En 2003, la Fondation a également soutenu la première rétrospective de Vanessa Beecroft, avec un financement de 400 000 euros qui a permis la réalisation de deux installations in situ.
11 Nicholas Serota, Rudi Fuchs, David Ross, « Dalle mostre alle collezioni — Fondazione crt », dans Tamtam n° 2, 2005, sans pagination ; trad. de l’auteur. 12
ibid., « Dalle mostre alle collezioni – fondation crt », dans Tamtam, op. cit. ; trad. de l’auteur.
« Turin Art Galleries » (tag), tentative de stabiliser la coopération entre les galeries privées et les institutions publiques.
Le projet « Arte Moderna e Contemporanea » Le projet « Arte Moderna e Contemporanea » (de la fondation crt – Caisse d’Épargne de Turin) se base sur le concours des deux principales institutions turinoises qui opèrent dans le système de l’art moderne et contemporain : la gam et le musée d’art contemporain de Rivoli 8. Ses objectifs peuvent se résumer dans les quatre points énoncés dans le Bilan Social rédigé en 2004 : « Soutenir les deux institutions pour définir les lignes d’extension des collections ; évaluer chaque proposition d’acquisition financée par la Fondation ; contribuer à la programmation d’expositions de longue haleine ; déterminer les moyens pour enrichir les possibilités de collaborations internationales 9 ». La première campagne a permis l’acquisition de quatorze œuvres, presque immédiatement montrées au public à l’exposition « Transavanguardia » fin 2002 début 2003 au Castello di Rivoli. En 2003, deux programmes nouveaux ont vu le jour. Le premier vise à l’acquisition d’œuvres italiennes de la fin des années 1950 au début des années 1960 destinées à la gam (Fontana, Schifano, Scarpitta, etc.). Le deuxième est conçu pour enrichir les collections du Castello di Rivoli d’œuvres italiennes des deux décennies suivantes (Arienti, De Dominicis, Spalletti, etc.) 10 . Nicholas Serota considère que l’exemple de Turin est significatif : « on sait qu’en Italie les collections d’art moderne sont peu nombreuses. La Fondation crt a enrichi les collections de la gam et du Castello di Rivoli en les rendant plus pointues et en comblant les lacunes […] concernant la génération d’artistes italiens qui a contribué au développement de l’art abstrait en Europe 11 ». David Ross, réfléchissant sur le programme 2002 qui permet aux musées turinois l’acquisition d’œuvres de jeunes artistes, soulignait : « il faut s’engager à soutenir les artistes d’aujourd’hui, en achetant des œuvres peu connues afin de les rendre accessibles au public à travers les musées les plus prestigieux […]. Dans ce sens, il faut discerner des modalités de collaboration et d’interaction avec des instituts de crédit […] afin d’assurer un soutien personnel utile à leur carrière 12 ». Il est clair qu’une des priorités des musées et des institutions d’art moderne et contemporain de Turin tient à la nécessité de créer un dialogue actif et constant entre les protagonistes de la culture artistique. Dans ce but, le conseil municipal du 8 juillet 2002 crée la Fondazione Torino Musei, qui a pour but la valorisation et la gestion 64
du patrimoine culturel des musées de la ville (la gam, le Borgo et Rocca Medievale, le Palazzo Madama). En 2003, les fondations liées aux banques San Paolo et crt adhèrent à ce projet, tandis qu’un représentant de la région du Piémont entre dans le Conseil de direction. Depuis un an, cette fondation gère également le Salon d’art moderne et contemporain « Artissima » et s’apprête à administrer le nouveau Museo d’Arte Orientale. Le système des musées de la ville se présente donc au public comme un ensemble plutôt compact, attentif aux demandes du citoyen et prêt à lui offrir de nouveaux services adaptés à ses exigences. La Carta Musei, une carte annuelle qui permet l’accès gratuit aux musées de la ville et à 120 institutions piémontaises ou la prolongation des horaires d’ouverture en nocturne (pour certains musées exclusivement) ne sont que quelques-unes des initiatives mises en œuvre afin de stimuler un public plus accoutumé à l’art ancien qu’à l’art contemporain. Les nouveaux musées turinois, la fondation Sandretto Re Rebaudengo et la fondation Merz s’alignent sur la description que Karsten Schubert fait de ce qu’était autrefois la « maison spirituelle de l’artiste ». Dans les deux cas, le musée abandonne son aura de lieu sacré qui le caractérisait jusqu’à l’après-guerre pour se conformer à une politique de marketing de plus en plus pressante. Il est vrai que les visiteurs semblent apprécier ce changement de route car les taux d’affluence dans les musées turinois (et piémontais) sont parmi les plus hauts de l’après-guerre 13.
La Fondation Sandretto Re Rebaudengo Enfin, dans une ligne de coopération entre les institutions publiques et privées, fin septembre 2005, le Castello di Rivoli, la gam et la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo ont présenté publiquement une nouvelle association turinoise pour l’art moderne et contemporain. Cette collaboration inédite aspire à donner naissance à un nouveau rendez-vous international : « T Torino Triennale Tremusei », une exposition qui se propose de dévoiler au public les plus récentes productions dans le domaine des arts visuels 14. C’est un événement qui se partage en deux sections distinctes : celle réservée à 75 jeunes artistes et celle en hommage à deux artistes déjà cotés sur le marché international. La Fondation Sandretto Re Rebaudengo (fondée par Patrizia Sandretto en 1995) se donne pour mission de rendre visible le 65
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Voir Lisa Parola, « Gli spazi museali », le paragraphe Andamento dei consumi e tipologia dei visitatori, p. 32-34, dans Giorgina Bertolino, Francesca Comisso, Lisa Parola, Arte contemporanea a Torino, Turin, TorinoInternazionale, 2004. 14
Voir Communiqué de presse sur le site www.torinotriennale.it.
gam
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Voir le site www.fsrr.org ; trad. de l’auteur. 16
Anna Caterina Bellati, 1995-2005 I primi dieci anni della Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, supplément à la revue Arte, n° 382 juin 2005, p. 11 ; trad. de l’auteur. 17 Les « médiateurs » sont des jeunes de moins de trente ans, ayant terminé ou étant sur le point d’achever des études littéraires ou artistiques à l’université ou à l’Académie des beaux-arts. Formés par Emanuela De Cecco et regroupés dans l’association Entrearte, les vingt « médiateurs » sont particulièrement attentifs à expliquer les problématiques relatives aux installations in situ.
« processus créatif de l’artiste ». Il s’agit de « Créer une trame d’événements dans lesquels les expositions, les performances, la musique et les films se rencontrent, afin de stimuler et inspirer le visiteur en lui offrant un point de vue sur le processus créatif 15 ». C’est ainsi que dans les premières années d’activité, la fondation a programmé une série d’expositions ayant le but ambitieux de faire de l’art l’expression des changements culturels et sociaux du temps présent : « Le besoin de rendre accessible et compréhensible à tout le monde le travail des artistes et d’offrir au public une lecture claire du contexte social et culturel de l’art actuel est l’objectif premier de la fondation », affirme-t-elle. Il faut remarquer que ce nouveau musée est une institution particulièrement agile : il jouit d’une grande liberté économique qui lui vient de financements privés (à hauteur de 70 %). Le fait que ce soit sa présidente, Patrizia Sandretto, qui octroie le prêt de sa propre collection facilite et simplifie toute démarche administrative mais pose également le problème de l’imprimatur que le collectionneur « impose » à la structure institutionnelle. Ainsi, s’il est vrai que parmi les institutions d’art contemporain en Italie la fondation Sandretto est certainement celle qui rappelle davantage le modèle des Kunsthallen allemandes ou des frac français, l’ensemble de la collection reste très fortement marqué par la personnalité de sa fondatrice. Cette organisation a permis à la fondation de créer des programmes culturels qui correspondent à une typologie précise et ciblée du visiteur. Il s’agit d’un public jeune, informé sur le contexte culturel européen et prêt à suivre les changements rapides et la remise en cause constante que l’art contemporain opère sur lui-même. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’espace éducatif, les rencontres interdisciplinaires, les laboratoires et workshops deviennent des piliers de la politique de la fondation. De ce fait, l’« éducation permanente à l’art, entendue comme instrument de connaissance et de maturation personnelle 16 » est manifestement ouverte à tout le monde et organisée en deux départements gérés respectivement par l’artiste Mauro Biffaro, pour le jeune public, et la critique d’art Emanuela De Cecco, pour les parcours d’approfondissement destinés aux adultes. C’est donc dans cet esprit de répartition et de diffusion du savoir que les gardiens de salle deviennent des « médiateurs » ayant la capacité et la responsabilité de dialoguer avec le public 17. Cette tendance à penser le musée comme un espace ouvert est d’ailleurs l’une des caractéristiques présentes dans l’ensemble des institutions turinoises pour l’art moderne et contemporain. La gam, avec le soutien de la Compagnia San Paolo, a commandé en 2001 à l’artiste Giulio Paolini la création d’une arène extérieure afin de réa66
Fondation Sandretto Re Rebaudengo
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La vidéothèque de la gam est la première collection italienne de musée consacrée à l’histoire de la vidéo et du cinéma d’artiste international (elle recueille désormais plus de 1 500 documents), voir le site www.gamtorino.it. Voir le site www.fondazionemerz. org.
19
Voir le site www.fondazionemerz.org
liser des concerts, des performances et quelques-unes des activités didactiques. En septembre 2004, l’arène a été le lieu de la présentation des nouvelles acquisitions (des vidéos de jeunes artistes) 18 avec des soirées musicales et des concerts. Pour ce qui concerne les initiatives à l’extérieur du musée, il faut rappeler le projet « Bambini, famiglie, gente in Vanchiglia » que le département éducatif, dirigé par Flavia Barbaro, a réalisé en 2003 en collaboration avec l’association Leone Fantana dans le but de faire partager, par le moyen de l’art, les espaces urbains aux familles. De même, le Castello di Rivoli a fortement développé et enrichi les laboratoires et workshops avec les écoles et les visites à thèmes selon les différentes typologies de publics. En 1996, le projet « tapis volant » était organisé par le département éducatif, dont le directeur est Anna Pironti, et avait été réalisé dans le quartier « difficile » de San Salvario. Il a été le premier exemple de « didactisme à l’extérieur du musée » mis en œuvre par une institution d’art moderne et contemporain turinoise et italienne. Le département éducatif du musée a en outre commandé à Enrica Borghi puis Stefano Arienti deux installations « habitables » (La Regina, 1999 et Il tempo considerato come una spirale di pietre semipreziose, 2003), conçues comme des œuvres-clés pour éclairer les enfants et les familles sur certains aspects de l’art contemporain.
Les institutions culturelles et les transformations urbaines Le didactisme et l’intégration-interaction avec le territoire urbain constituent une priorité aussi pour la Fondazione Merz, inaugurée en avril 2005. La volonté de « dialoguer avec la réalité du territoire » pour en intensifier « la stratification culturelle » est effectivement l’un des points principaux du statut de ce nouveau musée. Par conséquent, le département éducatif devient, ici aussi, l’instrument fondamental, « la condition pour réaliser ce processus d’interaction 19 ». La collaboration avec les autres institutions turinoises s’explicite dès l’ouverture de ses portes car la première rétrospective consacrée à Mario Merz est conçue en partenariat avec la gam et le Castello di Rivoli ayant, auparavant, proposé deux expositions consacrées au même artiste. Présidé par Beatrice Merz, fort d’un comité scientifique international (Vicente Todolì, directeur de la Tate Modern de Londres, Dieter Schwarz directeur du Kunstmuseum de Winterthur et Richard Flood, directeur adjoint du Walker Art Center de Minneapolis), ce musée aspire à devenir un endroit « pour les échanges entre institutions différentes, afin 68
de donner la possibilité aux visiteurs d’admirer […] des œuvres qui viennent du monde entier ». Ce qui rapproche la Fondation Merz de la Fondation Sandretto – tout en étant aussi l’une des caractéristiques communes à bien des institutions d’art contemporain nées récemment en Europe – touche à un certain type d’architecture et de site urbain. La Fondazione Merz s’installe dans l’ex-centrale thermique des Officine Lancia des années 1930, située dans le quartier du Borgo San Paolo, une zone industrielle juste au-delà du centre ville. La mairie de Turin, intéressée par une réévaluation urbaine et culturelle de cette zone, donne en concession cet édifice industriel à la Fondation qui, de son côté, s’engage à le restaurer. En réalité, le projet de restructuration est soutenu par le privé mais aussi par des institutions publiques, telles que la mairie et la Région du Piémont 20. La Fondation Sandretto associe au palais historique de Guarene un bâtiment commandé à l’architecte Claudio Silvestrin – l’auteur de la galerie White Cube de Londres et de l’espace Pitti Discovery de Florence –, « qui rappelle l’usine typique de l’Italie du Nord 21 ». En effet, l’édifice qui se situe dans le même quartier que la Fondation Merz se présente aujourd’hui comme un parallélépipède revêtu de dalles en pierre calcaire. Les murs de l’intérieur et le sol sont en béton armé avec des finitions en bois de cèdre, « rien de grandiloquent ou monumental, mais plutôt un bâtiment qui s’intègre dans le contexte urbain […] ». Dans les deux cas, il s’agit d’une architecture extérieure plutôt « neutre », qui permet à l’intérieur une flexibilité des espaces consacrés aux expositions, performances, spectacles. Ainsi, en rattrapant le retard qui l’éloignait des nouveaux musées européens, Turin fait sienne l’idée du musée-créateur de nouveaux espaces urbains ; une « entité » qui change selon les exigences diversifiées du public et qui s’allie fructueusement à la politique de l’administration locale. À présent, la réalisation du métro et des nouveaux sièges sportifs liés aux Jeux Olympiques d’Hiver (mais aussi des bâtiments annexes, comme la nouvelle Bibliothèque et le Village universitaire en cours de réalisation) contribueront probablement à faire grimper le nombre de commandes publiques et à marquer fortement le profil architectural de la ville. C’est donc pour terminer cet aperçu sur le rapport entre les institutions publiques, les musées et l’art contemporain à Turin que nous citerons les projets « 11 Artisti per il Passante Ferroviario » (1995) et « Nuovi Committenti » (2001) comme exemples emblématiques de cette rencontre heureuse (commencée il y a une quinzaine d’années) entre renouvellement urbain et art contemporain. Le premier 69
20 Le bâtiment s’étale sur une surface de 3 200 m2, dont 1 400 sont destinés aux expositions temporaires et articulés sur trois étages. La terrasse et le jardin, ainsi que les services (une bibliothèque, un centre d’étude, une librairie et une cafétéria) ouvriront vraisemblablement à la fin de cette année. 21
Anna Caterina Bellati, 1995-2005 I primi dieci anni della Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, op. cit., p. 11 ; trad. de l’auteur. La Fondation Sandretto s’étale sur 3 500 m2, comprenant de grandes salles pour les expositions, une cafétéria et une librairie.
Fondation Merz
Cette page (ill 7 et 8) RĂŠtrospective Mario Merz, Fondation Merz Page 71 RĂŠtrospective Mario Merz, Fondation Merz
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22 Voir le site www.comune.torino.it/ urban2 23
Il s’agit plus précisément du projet photographique Cosa vede Mirafiori de Paola di Bello, du laboratoire « Histoires et histoire du quartier » à l’intérieur de la Chapelle Anselmetti avec Massimo Bartolini ; de la création d’un parc dans l’allée Tazzoli avec Lucy Orta et des installations Affacci de Claudia Losi dans les cours des HLM des rues Poma et Scarsellini. 24 Elena
del Drago, Il Castello di Rivoli – Arte, educazione, convivenza – Il successo di un museo raccontato da Ida Giannelli, Rome, Luca Sassella editore, 2002, p. 32 ; trad. de l’auteur.
concerne les travaux de couverture du chemin de fer dans une vaste zone limitrophe du centre (contiguë aux grandes avenues Orbassano, Rosselli, Ferrucci). Il s’agit d’une transformation importante qui change le paysage urbain de cette zone et son exploitation publique. Intégrées à ces nouveautés architecturales, onze œuvres d’art monumentales, choisies selon des critères de site specificity, contribueront à modifier complètement la perception d’un quartier de banlieue proche. Actuellement, l’artiste danois Per Kirkeby vient de terminer une grande sculpture qui occupe les jardins entre l’avenue Orbassano et l’avenue Rosselli (tandis que les deux premières interventions urbaines ont été achevées en novembre 2000 par Mario Merz et Giuseppe Penone). « Nuovi committenti » est un projet né au sein de « Urban2 », un programme d’amélioration de l’habitat urbain soutenu par l’Union Européenne dans le but de relancer le développement des quartiers « difficiles » des métropoles européennes. Turin était parmi les dix villes élues, avec un projet concernant la zone industrielle de Mirafiori Nord. L’un des points essentiels de ce programme prévoit l’amélioration sociale et culturelle par la « création d’opportunités d’expression culturelle et artistique afin de renforcer l’identité et le sens d’appartenance à la communauté 22 ». Plus précisément, « Nuovi committenti » est le projet d’intervention publique que le comité d’Urban2 a retenu en 2001 afin de « produire des œuvres d’art pour l’espace public » à Mirafiori Nord. Pour que ce soient les habitants qui modèlent le profil urbain de leur quartier, pour comprendre et formuler leurs demandes, des figures de médiateurs culturels ont été créées, « rendant ainsi possible la participation directe des citoyens dans la conception de l’intervention artistique » sur le territoire. Ce médiateur, un professionnel actif dans le domaine de l’art contemporain, écoute les exigences du public et coordonne le dialogue entre ce dernier, les commanditaires et les artistes. C’est l’association culturelle « a.titolo » qui a obtenu cette charge et qui s’occupe de la réalisation des quatre projets artistiques de Mirafiori Nord désormais activés 23. Avec ce bref panorama, nullement exhaustif, nous avons tenté de montrer comment la culture artistique en général et les arts visuels contemporains en particulier constituent, depuis une quinzaine d’années, un moteur efficace pour concevoir le nouveau profil, matériel et spirituel, de la capitale piémontaise. « Les musées d’aujourd’hui sont les cathédrales d’hier ; ils expriment un désir fort d’affirmation et pouvoir 24 », affirme Ida Giannelli en réfléchissant sur les raisons du succès de son mandat au Castello di Rivoli. Mais 72
si cette institution n’a plus besoin de se faire reconnaître pour être universellement considérée comme un exemple heureux de gestion du musée, il faudra attendre quelques années pour savoir si les autres fondations turinoises pour l’art moderne et contemporain jouiront de la même renommée. En effet, ce fort engagement institutionnel entre public et privé (« Fondo Artissima » et de la « Fondation per l’arte Moderna e Contemporanea crt » en rapport avec la gam et le Castello di Rivoli notamment) n’arrive pas, pour l’instant, à estomper quelques points faibles évidents dans l’ensemble de la dynamique culturelle turinoise. La plupart des spécialistes qui opèrent dans le domaine de l’art moderne et contemporain remarquent que l’un des points critiques de la situation actuelle réside dans le manque d’une coordination efficace entre les parties qui leur permette de communiquer et prendre des décisions réglées par une logique commune. Ils observent que dans cette prolifération de propositions, c’est souvent la logique de la somme qui prévaut. Plus précisément, à part les exemples célèbres de la Fondation « Torino Musei » et de la toute récente « T Torino Triennale Musei », la vivacité de l’offre culturelle risque de se transformer en une excessive fragmentation du système, c’est-à-dire en une juxtaposition d’événements qui ne va pas forcément dans le sens d’une effective intégration et communication entre les actants. Comme le remarque Francesca Comisso, « une perspective plus rationnelle du système, surtout pour les événements de novembre [« Torino Contemporanea », « Luce e Arte »], réside dans le dépassement de la logique de la somme. Ceci en imaginant la création d’une table de programmation ouverte à tous les intermédiaires publics et privés présents dans la zone métropolitaine 25 ». Le fait de se concentrer exclusivement sur les initiatives de qualité et d’ouvrir les portes aux artistes internationaux travaillant sur des œuvres in situ pourrait alors devenir l’un des éléments de cohésion du système de l’art moderne et contemporain turinois. Toutefois, l’attention réservée aux jeunes artistes internationaux (déclarée dans le statut de la Fondation Sandretto et confirmée par les organisateurs de la nouvelle exposition « La sindrome di Pantagruel / The Pantagruel Syndrome ») ne devrait pas impliquer l’oubli de ceux qui opèrent dans le territoire piémontais. Depuis 1989, dans la préface au catalogue Giovani Artisti a Torino, les adjoints à la Culture et à la Jeunesse de Turin soulignent la nécessité de créer : « dans la ville un endroit réservé aux jeunes artistes, un atelier pour des stages et des formations et pas seulement un espace pour les expositions 26 ». Jusqu’à présent, cette idée n’a vu le jour, ni à l’occasion de la « Biennale dei Giovani Artisti dell’Europa 73
25
Francesca Comisso, Le ragioni della ricerca, dans Giorgina Bertolino, Francesca Comisso, Lisa Parola, op. cit., p. 10, trad. de l’auteur. 26 Giampiero Leo, Marziano Marzano, « Prefazione », dans Giovani Artisti a Torino. Catalogo 1984-1989, Turin, Centro Documentazione Arti Visive, 1989.
e del Mediterraneo » en 1996, ni dans les éditions successives de big. Même si la naissance des Fonderie Limone (une vieille usine de Moncalieri, à côté de Turin, convertie en espace expérimental pour le théâtre) s’inscrit sûrement dans la tentative de donner de la visibilité aux jeunes créateurs, une structure permanente pour les jeunes artistes (une sorte de résidence-atelier comme il en existe en France) n’a pas encore été conçue. Il faudrait peut-être que les « nouveaux » musées, comme la Fondation Sandretto ou la Fondation Merz, réservent une partie de leurs locaux pour des « ateliers des idées », dans le but de permettre aux artistes de mûrir leurs projets en gestation en se confrontant les uns aux autres. Si cet espoir n’est encore qu’une vague utopie, il est évident que le premier match sera gagné lorsqu’à l’étranger on évoquera Turin pour sa vitalité culturelle et non pour l’image banale et anachronique de ville-usine d’Italie. Et, nous semble-t-il, nous sommes sur la bonne route. Emanuela Genesio
Un discret choc des cultures. L’exposition occidentale de l’exotique Il est courant de nos jours d’introduire des œuvres d’art en les comparant à des pratiques antérieures ou en évoquant leurs inspirations plastiques. De nombreux artistes phares de la modernité se sont penchés à un stade de leur travail sur des objets ou des pratiques issus de cultures différentes de la leur, voire d’époques antérieures. On pense ici en premier lieu aux inspirations orientales de l’art occidental du milieu du 19e siècle, aux masques et fétiches d’Afrique de l’ouest ou d’Océanie dans l’art moderne, mais aussi de manière plus récente à l’exemple de l’inspiration des rituels chamaniques dans l’œuvre d’un artiste comme Joseph Beuys. Dans la plupart des cas, cette inspiration reste assez formelle : il est question pour ces artistes de prélever certains éléments d’une autre culture pour les introduire dans leurs œuvres soit en partie soit en totalité. La rédaction d’une liste quasi infinie de ces pratiques nous inciterait à penser que cette méthode d’emprunt n’est pas très originale en soit : on dira communément que ce genre d’inspiration exotique s’est pratiquée de tous temps. Sans doute est-ce en raison de la prétendue capacité incitatrice à créer des formes inédites inspirées de l’ailleurs ou de l’« ancien » que l’on justifie les
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1 “Primitivism” « in Twentieth Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern », commissaires d’exposition William Rubin et Kirk Varnedoe, New York, The Museum of Modern Art, 1984. 2 Thomas McEvilley, « Docteur, avocat, chef indien », dans L’Identité culturelle en crise. Art à l’époque postmoderne et postcoloniale (1992), trad. Y. Michaud, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999, p. 21-47. 3
ibid., p. 25.
cours d’« histoire de l’art » dans les formations des Écoles des beaux-arts. L’accent porte alors, non pas sur les conditions d’apparition de ces formes dans les cultures auxquelles elles se réfèrent (ce qui relèverait a priori davantage des sciences sociales), mais plutôt sur la réalisation d’une sorte de tour d’horizon formel de ce qui paraît être – vu de « chez nous » – quelque chose de potentiellement réinjectable dans une création actuelle ou à venir. Tant que ce genre d’emprunt ou d’inspiration reste du domaine formel et utilitariste, et surtout réservé à la « petite cuisine de l’artiste », cette pratique ne semble pas poser de réels problèmes. La situation se complique passablement lorsque l’on décide d’exposer ces mêmes sources, voire d’évaluer l’œuvre produite par l’artiste actuel à l’aune de ses inspirations. C’est ce que nous pouvons concrètement observer dans la multiplication depuis une vingtaine d’années des expositions qui ont tenté de faire le lien entre l’art occidental récent et ses inspirations « exotiques ». Comment présenter les objets « exotiques » dans un contexte réservé à la présentation de l’art occidental, au sein de lieux dédiés à ces pratiques et à leur promotion (les musées et centres d’art) et clairement identifiés comme tels par leur public ? Comment ne pas dévaloriser ou surévaluer ces objets par rapport au « résultat » contemporain ? Quelles sont les réelles motivations ou utilités qui prédominent dans ce genre de pratique curatoriale ? Afin d’avancer dans ce questionnement, portons notre analyse sur quelques expositions qui se sont données pour but la mise en scène des références plastiques d’artistes actuels et / ou au métissage plastique.
Modernisme et « art primitif » « “Primitivism” in Twentieth Century Art : Affinity of the Tribal and the Modern 1 » (moma de New York, 1984) se présentait comme une exposition type du rapport entre art « primitif » et art moderne. Cette exposition proposait de montrer des objets d’art primitifs en fonction de l’influence que ceux-ci avaient pu avoir dans la culture visuelle des artistes modernes. Selon Thomas McEvilley 2 « Primitivism » adoptait une posture formaliste et moderniste, et montrait une fois de plus le génie et l’universalisme du modernisme artistique, à partir d’un ethnocentrisme occidental. En plus de l’idéal de progrès, c’est la vision d’une culture que cette manifestation exprime. McEvilley attire notre attention sur l’aspect démonstratif et massif du catalogue de cette exposition qui avait pour ambition de regrouper dix-neuf essais 3 et une iconographie abondante entièrement mise au service des démonstrations modernistes. Ainsi, 76
le fait de vouloir absolument démontrer quelque chose à partir d’une exposition serait, selon McEvilley, une attitude qui caractérise la modernité. L’exposition « Primitivism » nous paraît être une sorte de catalyseur de toutes les doxa autour de la question des rapports entre art dit « primitif » et art moderne occidental. L’ambition ne peut être comprise, si on perd de vue l’horizon moderniste. En résumé, durant la modernité, l’une des principales préoccupations des spécialistes d’art était de tracer une chronologie débutant le plus loin possible pour parvenir aux dernières innovations plastiques. Le progrès était en marche de manière régulière et la seule manière d’y prendre part – d’assumer une inscription historique – était pour l’artiste de trouver sa place sur cette chronologie régulière. C’est cette vision dont l’une des figures de proue dans le domaine des arts plastiques fut Clement Greenberg, que nous retrouvons à travers l’exposition « Primitivism ». Si toutefois une telle conception de l’histoire de l’art paraît parfaitement défendable, surtout lorsqu’il s’agissait d’inscrire la modernité artistique dans un ensemble plus vaste de l’évolution de la pensée (des sciences dures aux sciences sociales), en revanche cette exposition pose d’autres poblèmes. Premièrement, un rapprochement terme à terme d’œuvres d’art pour la plupart prélevées parmi les chefs-d’œuvre de la modernité et d’objets de culte africains ne paraît pas évident. Qu’est-ce qui permet de rapprocher ces artefacts issus à la fois d’autres cultures, d’autres époques et de zones géographiques différentes ? Si on choisit de poursuivre l’idée qu’il existerait une forme d’essence de l’œuvre d’art partagée par l’ensemble de l’humanité, pourquoi présenter conjointement des objets intentionnellement conçus pour le monde de l’art (les œuvres d’art occidentales) et des objets dont l’usage était autre (les objets africains) ? On objectera que, justement, ces artistes modernes se sont inspirés de ces fétiches et qu’il est donc nécessaire de les comparer pour comprendre cette partie de l’art moderne. Mais alors, qu’en est-il des autres sources d’inspiration de ces mêmes artistes – la publicité, le design, la vie politique, l’actualité philosophique et littéraire de leur époque, les innovations technologiques, etc. ? Deuxièmement, et dans l’hypothèse que l’on puisse considérer les objets africains comme une forme d’art comparable à ce que nous entendons par « art » à la fin du 20e siècle, la mise en scène de « Primitivism » se cantonne à présenter cette création dans un rapport de subordination face à l’art moderne. En effet, si une comparaison avec les maîtres anciens de la peinture occidentale est légitime, une telle comparaison peut être délicate avec des objets appartenant à 77
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Nous utilisons ici le terme d’ambiance postmoderne par commodité dans le sens où une terminologie du type « époque postmoderne » ou « postmodernité » ne nous semble pas tout à fait satisfaisante. Ambiance postmoderne fait davantage référence à un « air du temps ».
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Barry Smart, Postmodernity, London, Routledge, Key ideas, 1993.
d’autres cultures. Enfin, dans sa confrontation évaluative et son rapport avec l’idéal moderniste de progrès qui parcourt l’exposition, l’accrochage comme celui du moma ne peut que nous amener à penser l’art primitif en deçà de l’art moderne, même si tel n’était pas l’intention de ses investigateurs. Car, comme nous le laissent supposer les remarques de McEvilley, cette exposition n’a pas été conçue comme une exposition mais comme un essai, c’est-à-dire comme un outil argumentatif passant principalement par le texte et non pas comme une expérimentation visuelle. On peut alors s’interroger sur la pertinence du maintien d’une forme d’« exposition » tant il est clair que celle-ci ne pourra être qu’une sorte de produit dérivé du catalogue. En ce sens, il y a fort à parier que la majorité des visiteurs de « Primitivism » n’ont pas lu l’intégralité de l’épais catalogue d’exposition, et qu’ils sont donc passés à côté du projet curatorial. Leur appréhension de l’exposition s’est donc faite de la manière que nous venons de décrire, c’est-à-dire comme une démonstration d’un rapport de subordination de l’art primitif face à l’art moderne. Nous pouvons donc penser que dans l’Amérique des années 1980 – époque où ont émergé les cultural studies, reflet de l’ambiance de revendications ethniques plus générales – « Primitivism » a eu pour son public quelques relents de colonialisme. Reste maintenant à voir la manière dont a pu être autrement traitée la question de l’exposition de l’« exotique » dans l’ambiance postmoderne 4 du multiculturalisme et de la globalisation.
Un multiculturalisme à l’occidentale Si parler d’un multiculturalisme à l’occidentale paraît paradoxal dans les termes, parce que clairement ethnocentriste, en revanche dans les faits il reflète assez bien une situation qui dépasse les limites de la seule sphère de la création plastique. Depuis la fin des années 1970, on convoque régulièrement des signes issus d’autres parties du monde que l’on s’efforce de traduire en langage occidental. Ces tentatives débouchent tour à tour sur la création des philosophies New Age, de la world music, de la décoration « ethnique » (terme regroupant sans distinction toutes les inspirations provenant de cultures non occidentales), etc. On pourrait rapprocher ces mouvances de l’ambiance postmoderne où tout semble pouvoir être rangé dans le culturel 5. Dans la configuration mondiale où cette idée émerge – c’est-à-dire dans une ambiance de domination culturelle occidentale à l’échelle mondiale –, ce « tout culturel » est à même de se transformer rapidement et exclusivement en « culture dominante » de type néocoloniale. 78
Contre la tendance caractérisée par « Primitivism », McEvilley propose l’exemple de l’exposition « Les Magiciens de la terre 6 » qui regroupait des artistes occidentaux et non occidentaux sous le même toit. Vivement critiquée lors de son élaboration en 1989, cette exposition reste symptomatique d’un nouveau type d’exposition décrit par McEvilley. Pour lui, « Les Magiciens de la terre » inaugure une nouvelle manière de montrer des œuvres d’art, non plus selon une vision moderniste et formaliste de l’objet – comme ce fut le cas avec « Primitivism » – mais à travers une posture interrogative face à ces objets. En ce sens, pour McEvilley, le catalogue des « Magiciens de la terre » ne cherche ni à démontrer, ni à imposer un point de vue particulier. Par sa forme simple (il se constitue d’une fiche par artiste avec photographie et provenance géographique de celui-ci sans autre commentaire), il ouvre le discours sur les objets présentés. Ainsi, la stratégie d’exposition et de médiation des « Magiciens de la terre » attire simplement notre attention sur le fait que, dans la culture occidentale du 20e siècle à laquelle nous prenons part, certains objets continuent à nous interroger sur leur statut 7. Pour palier au statut flottant de certains des objets présentés dans « Les Magiciens de la Terre », on a longtemps rapproché cette exposition de la forme du cabinet de curiosités. Pourquoi alors « Les Magiciens de la Terre » at-elle connu une telle fortune critique en tant que cabinet de curiosités hypothèse surtout développée par la critique française ? Avançons l’hypothèse que cela provient du fait que cette exposition regroupe un ensemble assez disparate d’œuvres d’art choisies par Jean-Hubert Martin pour que chacune représente une partie du monde. On peut alors penser que certains se sont interrogés sur le statut d’œuvre d’art de quelques unes de ces pièces – notamment en raison de leur exotisme ou de leur fonction initialement nonesthétique au sens occidental du terme. Cependant, après observation de l’ensemble des œuvres présentées durant cette exposition, on remarque qu’assez peu d’entre elles paraissent aussi exotiques que ne le laissait entendre la critique de cette époque 8. Peut-être que cette analogie trop hâtivement établie est en partie de la responsabilité du commissaire d’exposition Jean-Hubert Martin qui a, depuis cette exposition marquante, pour habitude de fournir une argumentation teintée d’anthropologie afin d’expliquer ses choix curatoriaux. L’argumentation anthropologisante de Jean-Hubert Martin trouve son point limite avec l’organisation de la 5e Biennale d’Art Contemporain de Lyon 9 à laquelle fut aussi associé le terme de cabinet de curiosités. Les choix opérés par le commissaire d’exposition ne furent pas non plus exempts de vives critiques, bien que dans l’ensemble moins virulentes, sans doute dues au fait que le travail 79
6 Les Magiciens de « la terre », commissaire d’exposition Jean-Hubert Martin, Paris, cnac-gp, Halle de la Villette, 1989. 7 Nuançons l’éloge de McEvilley portée aux « Magiciens de la Terre » en tenant compte du fait que ce dernier a participé à la rédaction du catalogue de l’exposition. 8 Pour plus de détails, voir le catalogue de l’exposition « Les Magiciens de la terre ». 9
« Partage d’exotismes », 5e Biennale d’Art Contemporain de Lyon, Halle Tony Garnier, 27 juin — 24 septembre 2000.
10 Jean-Philippe Antoine, « Biennale de Lyon : l’exotisme pour seul partage ? », Multitudes n° 4, Paris, Exils, mars 2001, p. 20. 11
Jean François Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, 1983. 12
Jean-Philippe Antoine, art. cit., p. 23.
de Jean-Hubert Martin a fait l’objet d’une réévaluation positive par la critique française depuis « Les Magiciens de la terre ». Pourtant, dans un article paru dans la revue Multitudes, JeanPhilippe Antoine relève assez clairement un certain nombre de contradictions dans l’argumentation critique de Jean-Hubert Martin à propos de « Partage d’exotismes ». Parmi ces contradictions citons celle qui consiste à vouloir montrer qu’il existe diverses pratiques artistiques dans le monde dont certaines semblent relativement éloignées de celles en usage en Occident. Cependant, le commissaire d’exposition ne parvient pas réellement à imposer cette différence : malgré ses efforts pour convaincre le spectateur, l’exposition finit par homogénéiser l’ensemble des œuvres présentées. Selon Antoine, cette homogénéisation se fait au bénéfice de l’art occidental et au détriment d’un art plus exotique qui apparaît comme étant quelque peu désuet en tant qu’art. Notons encore que comme ce fut le cas avec « Les Magiciens de la terre », « Partage d’exotismes » présente finalement assez peu d’œuvres réellement en marge du monde de l’art. Ne perdons pas non plus de vue que la 5e Biennale de Lyon cherche aussi – comme l’ensemble des manifestations similaires – à coller à l’actualité du marché de l’art international. Antoine notera à propos des œuvres choisies pour « Partage d’exotismes » : « On est alors conduit à déplorer l’habillage anthropologique dont elles ont fait l’objet, qui masque mal une opération plus banale : une biennale d’art contemporain en proie à la réalité de la mondialisation de la scène de l’art, et tâchant – cela n’a rien de déshonorant – de se tailler une place dans ce réseau international en voie d’émergence 10. » Jean-Hubert Martin compte jouer la carte de la différence qui finit par se transformer en exotisme. L’argument anthropologique est alors une sorte de façade. Si cette argumentation avait été concrètement questionnée dans cette exposition d’art contemporain internationale – si tant est qu’une telle entreprise soit possible –, on aurait pu parler de différence ou de « différend » en référence à l’emploi de ce terme par Jean-François Lyotard 11. Cependant, quand cette différence reste formelle, alors le « différend » disparaît et laisse place à l’exotisme. En ce sens, Jean-Philippe Antoine affirme : « Au rebours du programme affiché, les œuvres se voient alors systématiquement réduites à une “pure” surface visuelle, et la relation avec elles à une “pure” jouissance elle aussi visuelle, augmentée, pour les exemples qu’on vient de citer [œuvres regroupées dans les catégories Guérir, Changer, Cloner, Masquer], d’un titillement supplémentaire : le plaisir de l’“exotique 12”. ». Si l’on en croit les critiques auxquelles doit faire face cette exposition, elle ne serait pas très éloignée de « Primitivism ». 80
Une fois encore, dans ce type d’exposition telle qu’elle fut montrée à Paris en 1989 ou plus récemment à Lyon, c’est l’art contemporain « occidental » qui tire son épingle du jeu en parvenant à problématiser des pratiques exotiques. À Jean-Philippe Antoine de conclure de manière quelque peu sévère à propos de cette manifestation : « Le nivellement formel auquel se livre, conceptuellement et scéniquement, la Biennale, loin de contribuer à la difficile exploration de ce moment de l’art et à la divulgation des questions qui sont les siennes, entretient les confusions les plus douteuses des débats actuels sur l’art contemporain. Il donne à l’exposition son aspect visuellement vieillot (malgré la jeunesse de pas mal d’artistes), et conceptuellement inutile. 13 » Cependant, une partie de la sévérité du jugement d’Antoine pourrait aussi s’expliquer par une sorte de réflexe corporatiste compte tenu de la quasi exclusion du monde de l’art de cette exposition. En effet, l’ensemble du catalogue d’exposition et du dispositif présenté au public s’appuie sur des textes d’anthropologues ou d’ethnologues à l’exception de celui de Martin et de Raspail (directeur artistique de la Biennale de Lyon). Il est fort probable que devant ce changement dans les habitudes curatoriales hexagonales, une partie de la critique se soit braquée contre cette tentative. Car, bien que cette exposition soit critiquable sur de nombreux points, elle a le mérite de poser un certain nombre de questions qui jusqu’ici avaient, semble-t-il, été soigneusement évitées. Une de ses réussites serait d’être parvenue à montrer la manière dont un artiste de culture occidentale pouvait mixer cette culture à d’autres pour faire naître des œuvres critiques et singulières. En parcourant attentivement l’exposition, nous constatons que seules les œuvres qui font appel à des savoir-faire non-occidentaux semblent pouvoir rivaliser avec la majorité des œuvres occidentales dans le contexte d’une biennale d’art contemporain. Par exemple, l’artiste Luigi Ontani fait réaliser des masques par des fabricants de masques balinais à partir de ses croquis. L’œuvre présentée à la Biennale de Lyon est alors une série de masques dessinés par l’artiste italien et réalisés dans un style « balinais ». Cette œuvre assez réussie fonctionne en partie parce que l’artiste a su introduire des problématiques propres à l’art contemporain en convoquant un savoir-faire local (interprétation d’une œuvre, rapport savoir-faire / art, question liées au style, codes graphiques culturels, etc.). Remarquons cependant que la démarche d’Ontani est assez mal défendue dans le catalogue d’exposition. Dans les pages consacrées à ce dernier, transparaît une forme de bienveillance gênée pour qualifier l’apport de l’artisan balinais ; le 81
13
ibid., p. 25-26.
14 Notice « Luigi Ontani », 5e Biennale d’Art Contemporain de Lyon. Partage d’exotismes, Halle Tony Garnier,27 juin — 24 septembre 2000, Réunion des Musées Nationaux / Seuil, 2000, vol. 2, p. 55.
court commentaire de l’œuvre ne parvenant pas vraiment à qualifier le fabricant de masques. Hésitant entre le terme « artiste » qui ne convient pas tout à fait et « artisan » qui semble quelque peu dévalorisant dans le contexte d’une exposition d’art, l’auteur opte pour l’appellation assez consensuelle et déconcertante d’« artiste artisan balinais 14 ». Ajoutons que l’ordre choisi est celui d’« artiste artisan » et non celui d’« artisan artiste » qui serait un petit peu plus adéquat quant au rôle de ces individus convoqués anonymement pour leur savoir-faire, ce qui est caractéristique de l’artisanat. Le texte poursuit confusément en évoquant « l’artisan ou l’assistant réalisateur » ! La critique la plus cinglante de cette exposition se trouve paradoxalement au sein même de cette dernière et de manière assez explicite. L’artiste colombien Nadin Ospina propose une série de statues de style précolombien représentant les icônes de la culture populaire américaine (American Big Dream, 2000). Les statuettes archaïques de la famille Simpson pourraient être le symbole de ce type d’exposition où les artistes « non-occidentaux » ne sont convoqués dans le meilleur des cas que pour leur savoir-faire – donc, pour les qualités formelles qu’il savent exprimer. Ils permettent aux artistes « occidentaux » d’enrichir leur vocabulaire formel vers un questionnement critique, non pas à propos des cultures convoquées mais autour des mécanismes de fétichisation muséaux usités en Occident. En visant le « différend », ce genre de mise en exposition d’une culture non-occidentale associée à des concepts occidentaux (celui d’un monde de l’art contemporain en l’occurrence fortement délimité) ne parvient qu’à produire de l’exotisme. L’exposition d’œuvres non-occidentales montrées côte à côte avec des œuvres occidentales leur fait subir une forme de dévalorisation par ce que la dialectique de monstration sous-entend comme rapport d’identité. Toutefois, « Partage d’exotisme » n’est pas aussi cruel que « Primitivism » qui mettait face à face chefs-d’œuvre modernes et objets exotiques. À Lyon, l’exposition a été sauvée par les artistes, peut-être parce que certains d’entre eux parviennent à parler de l’époque actuelle de globalisation avec un langage actuel, quand « Primitivism » faisait parler des œuvres d’artistes morts et intouchables, et des objets éloignés de la modernité occidentale. Car, répétons-le, toute œuvre issue de la modernité a bien plus à voir avec l’art moderne qu’avec tout autre élément périphérique. Et c’est en ce sens que « Primitivism » nous paraît, vingt ans après, procéder d’une entreprise de replâtrage esthétique d’une période dont on a pu penser – certainement à tort – le discours épuisé. 82
Malgré la formidable opportunité critique qu’offre « Partage d’exotismes », reste cependant à voir d’où pourrait provenir cette démarche curatoriale dont l’argumentation oscille entre bienveillance sincère et consensus artistique.
Le « sauvetage des chefs-d’œuvre » Comme nous l’avons suggéré au début de cet article, le socle du type de présentation que nous analysons ici se trouve au cœur de l’idéal moderniste dont une part importante découle des Lumières. Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette généalogie mais portons simplement notre attention sur ce que cela implique quant à une forme de mainmise culturelle d’une partie du monde sur les productions intellectuelles du reste. Or, dès la fin du 18e siècle, cet idéal est vivement critiqué. Parmi ces critiques, intéressons-nous à Quatremère de Quincy qui s’insurge contre le pillage des trésors artistiques que la Révolution française triomphante s’estime en bon droit de prélever puis d’exposer dans ses musées. Le texte de Quatremère de Quincy qui fait preuve du plus grand engagement est celui publié en 1796 – Lettres à Miranda 15 – en pleine période du Directoire et au cœur de la campagne d’Italie, ce qui vaudra à son auteur nombre de problèmes judiciaires 16. Dans cet essai épistolaire, l’auteur développe une vision du patrimoine artistique et culturel radicalement opposée à celle proposée par l’idéologie de la Révolution française, alors doctrine officielle. L’idéal révolutionnaire établissait la France comme le dépositaire légitime de l’ensemble des chefs-d’œuvre artistiques. Cette idée se justifiait par le fait que cette nation avait opéré une révolution qui avait émancipé les esprits et ainsi procuré à ses citoyens une sorte de supériorité qui les rendait plus aptes à comprendre les chefsd’œuvre de l’humanité. Cette vision d’un universalisme étroit permettait également de justifier le pillage des collections étrangères – appelé dans le vocabulaire révolutionnaire « sauvetage » ou « rapatriement » – par le fait qu’il semblait absurde de laisser ces pièces à des peuples qui ne sauraient en faire un usage optimal, c’est-à-dire transformer leurs enseignements en vecteur de progrès de civilisation 17. Pour Quatremère de Quincy ces « sauvetages » ne sont qu’une forme de vandalisme ou de pillage maquillé en universalisme librement inspiré de l’idéologie révolutionnaire de 1789. L’universalisme défendu par Quatremère de Quincy est d’un tout autre ordre. Pour lui, les chefs-d’œuvre de l’humanité appartiennent à tout le monde et aucun peuple n’est en droit de les confisquer, même sous couvert de sauvegarde : « En effet, vous le savez, 83
15
Antoine Quatremère de Quincy, Lettres à Miranda sur le déplacement des monuments de l’art de l’Italie (1796), Paris, Macula, coll. Librairie du bicentenaire de la révolution française, 1989. 16
Outre ce texte, Quatremère de Quincy a tour à tour animé de nombreux débats (autour de la question de l’Académie, des Lumières, animateur du Club de Clichy, etc.), occupé des postes de haute responsabilité (député de l’Assemblée Législative (1791), député aux Cinq-Cents (1796), fut responsable de la transformation de l’Église Sainte-Geneviève en Panthéon, etc), avant d’être condamné à mort par contumace pour sa participation à l’insurrection du 13 Vendémiaire an IV, pour être acquitté un an plus tard après une période de clandestinité.
17 Sur l’ensemble des débats à propos du « sauvetage » et du « rapatriement » des œuvres d’art italiennes, voir Édouard Pommier, « La Révolution & le Destin des Œuvres d’Art », introduction à Quatremère de Quincy, op. cit., p. 20-28.
18
Quatremère de Quincy, op.cit., p. 88. 19
Édouard Pommier, art. cit., p. 45.
les arts et les sciences forment depuis longtemps en Europe une république, dont les membres, liés entre eux par l’amour et la recherche du beau et du vrai qui sont leur pacte social, tendent beaucoup moins à s’isoler de leur patrie respective qu’à en rapprocher les intérêts, sous le point de vue si précieux d’une fraternité universelle. […] La propagation des Lumières a rendu ce grand service à l’Europe, qu’il n’y a plus de nation qui puisse recevoir d’une autre l’humiliation du nom de barbare : on observe entre toutes ces contrées une communauté d’instruction et de connaissance, une égalité de goût, de savoir et d’industrie. […] les arts et les sciences appartiennent à toute l’Europe, et ne sont plus la propriété exclusive d’une nation 18. » De plus, Quatremère de Quincy considère le déplacement des œuvres d’art comme une forme de destruction. Ainsi, influencé par les théories sur l’histoire de l’art défendues par Winckelmann, il préférera contempler les ruines d’œuvres d’art dans leur lieu original plutôt que leur déplacement dans un musée qui les coupe de leur destination première. La théorie « contextuelle » évoquée par Quatremère de Quincy se définit essentiellement par le fait de considérer l’ensemble de l’environnement de l’œuvre d’art comme faisant partie de cette dernière. L’environnement ainsi décrit ne s’arrête pas au lieu où est conservée l’œuvre mais s’étend à un ensemble plus vaste comprenant les paysages de ce lieu, ses habitants, ses mœurs, sa politique, etc. En développant une théorie du contexte, Quatremère de Quincy relativise l’importance des grands maîtres de l’histoire de l’art. Pour lui, c’est l’environnement plus ou moins immédiat de l’œuvre qui est à prendre en compte bien avant la personnalité singulière de l’artiste. Selon Édouard Pommier, de Quincy propose l’étude des écoles artistiques contre celle des grands maîtres. Pommier affirme à partir des thèses sur le contexte défendues par de Quincy que : « L’école constitue, avec son milieu physique et humain, un tout organique dont il [Quatremère de Quincy] montre la complexité : l’histoire de l’art est la prise en compte de tous ces éléments hétérogènes et solidaires ; elle est impossible sans la reconnaissance du contexte 19. » Cependant, Pommier précise que cette attention particulière portée à Rome – en plus de l’actualité des pillages de la campagne d’Italie – est aussi due à la nostalgie que cultive l’auteur à l’égard de la tradition du voyage à Rome et de la considération des chefs-d’œuvre antiques comme représentant un Âge d’or inatteignable de la civilisation. Suivant la conception de Quatremère de Quincy, le musée tel qu’il est prôné par l’idéologie révolutionnaire devient un lieu d’exposition 84
du vandalisme et du pillage qui, en plus d’opérer une décontextualisation des œuvres d’art, les coupe de leur destination et réalise un « démembrement » des collections autochtones. L’auteur reprend des exemples de dispersions de collections d’œuvres d’art à travers l’Europe privant chacune de leur cohérence et donc d’une grande partie de leur intérêt 20. Quatremère de Quincy introduit alors une critique qui sera le plus souvent adressée aux musées par les avant-gardes historiques – bien que pour des raisons quelques peu éloignées –, c’est-à-dire le fait de considérer le musée comme une sorte de cimetière pour œuvres d’art mortes et dévitalisées. Il écrira : « Déplacer tous les monumens, en recueillir aussi les fragmens décomposés, en classer méthodiquement les débris, et faire d’une telle réunion un cours pratique de chronologie moderne ; c’est pour une raison existante, se constituer en état de nation morte ; c’est de son vivant assister à ses funérailles ; c’est tuer l’Art pour en faire l’histoire ; ce n’est point en faire l’histoire, mais l’épitaphe 21. » Pour Quatremère de Quincy ce n’est pas le musée qui tue les œuvres, mais sa tendance dangereuse serait d’exposer des œuvres dont on aurait amputé la destination. On serait donc enclin à les considérer uniquement comme témoignage alors que leur destination originaire était, selon Quatremère de Quincy, morale ou sociale. Pour simplifier à l’extrême, un musée ne montrerait que des œuvres mortes dès qu’il les prélèverait de leur culture originale pour les montrer ailleurs, alors que pour les avant-gardes historiques les murs du musée suffiraient à détruire la portée de n’importe quelle œuvre d’art.
Relativisme et exotisme À la lumière des textes de Quatremère de Quincy, « Primitivism » et les entreprises de ce type font figure de « dommages collatéraux » du sauvetage de ce que l’Occident moderniste a cru bon de considérer comme des œuvres d’art. En dépit de ce que voulaient opérer ses commissaires, cette exposition – dont la démarche consiste à évaluer l’ensemble des productions plastiques à l’aune de l’histoire de l’art occidental – ne fait que réitérer ce que Quatremère de Quincy jugeait dorénavant impossible, c’est-à-dire qualifier implicitement ces producteurs « du nom de barbare ». Par son formalisme insouciant, cette démarche curatoriale montre un art moderne au secours de l’art primitif. L’épilogue de la mésaventure moderne se clôt avec le récent tour de passe-passe lexical où « art primitif » se change en « arts premiers ». Malgré son pluriel qui laisserait « généreusement » entendre que tous les arts non-occidentaux ne seraient pas équivalents, cette terminologie ne résout rien. Au contraire, elle 85
20
Quatremère de Quincy, op. cit., p. 117-123. 21 Quatremère de Quincy (1815), Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art, Paris, Fayard, Corpus des œuvres de philosophie de langue française, 1989, p. 48 (orthographe originale conforme à l’édition de Paris, Crapelet, 1815).
22 Christine Bernier, L’Art au musée. De l’œuvre à l’institution, Paris, L’Harmattan, Esthétiques, 2002, p. 11
complique passablement les choses en incluant une nouvelle hiérarchie dans les arts (qui dit « arts premiers » dit « arts seconds », « arts troisièmes » et surtout les « arts derniers »). Les deux expositions de Jean-Hubert Martin, que nous avons évoquées, procèdent d’une toute autre manière. Leur ambition n’est pas de montrer d’où provient le génie moderne mais simplement de faire un panorama des pratiques qu’un œil occidental pourrait rapprocher de pratiques artistiques. Ainsi, les critiques formulées par Antoine sont minorées par le chemin parcouru en suivant l’initiative de Martin. Car le curateur a su tirer les leçons de l’impuissance du discours esthétique et artistique appliqué à l’« exotisme ». Avec ses positions, il choisit le regard extérieur et décentré de l’anthropologue et de l’ethnologue pour parler de ce dont il est réellement question : le relativisme découlant d’usages culturels qui rend, dans notre cas, toute évaluation aussi impossible qu’hors sujet. Les préoccupations dont nous avons fait cas à travers cet article relèvent cependant d’un questionnement plus vaste quant aux pratiques curatoriales actuelles. Reste en effet en suspens l’interrogation formulée par Christine Bernier à propos du changement de paradigme observé dans la pratique et la consommation de l’art par le musée contemporain : « Comment sommes-nous passés de l’exposition de l’art à la culture exposée ? Autrement dit, comment en sommes-nous arrivés à parler de culture plutôt que d’arts, et à développer une culture de l’exposition en plus d’une culture exposée22 ? ». Maxence Alcalde
De quelques significations et conséquences possibles de la mise en exposition d’un « art contemporain islamique » Exposer signifie décrire, énoncer, raconter et suppose le choix d’un dispositif à partir duquel s’établit la mise en ordre préalable d’un ensemble d’objets ainsi rassemblés. L’élaboration d’une catégorie singulière « art contemporain islamique » et la médiatisation qu’elle suppose – à laquelle participe le modèle de l’exposition –, soulève de nombreux paradoxes et ambiguïtés. La production artistique pointée par cette classification culturelle présenterait-elle un caractère spécifique ? Les œuvres qu’elle englobe peuvent-elles soutenir cette dénomination distincte du reste de la production contemporaine ? L’inscription de ces créations contemporaines dans la référence au passé est-elle artistiquement ou esthétiquement légitime ? Dans ce texte, références topiques à l’appui, il s’agira de constater – à travers l’analyse d’un nombre restreint d’expositions d’œuvres considérées comme représentatives de la production artistique
86
87
1 Art contemporain australien ; art contemporain autochtone ou encore art contemporain africain. 2
Egee Dale, « Contemporary Artists – the Challenge of the 90’s », dans Eastern Art Report, vol. 2, Iss. 1, 1990, p. 20.
contemporaine du monde islamique – la part du modèle de l’exposition dans l’amplification du caractère fort ambigu de cette catégorie. Loin de répondre sur la légitimité historique et esthétique de cette catégorisation, les expositions, qu’elles aient une dimension davantage didactique ou médiatique, participent au maintien de son opacité. Il s’agira d’abord de distinguer les différents modes d’appréhension de ces œuvres à travers leurs mises en exposition. Puis de cerner les conséquences et les significations liées à ces modes d’appréhension, aux différentes temporalités qu’ils induisent ainsi qu’aux oppositions qu’ils reconduisent.
D’un contexte artistique d’ouverture aux arts non-occidentaux à la promotion des échanges interculturels Le regroupement de certaines œuvres sous la catégorie « art contemporain islamique » n’est pas le seul que l’on ait pu observer depuis les années 1980 et plus précisément depuis l’exposition « “Primitivism” in 20th Century Art » présentée au moma de New York en 1984. En effet, lors des deux dernières décennies, les grands évènements artistiques internationaux tels que les biennales de Lyon ou de Venise, ou encore des expositions comme « Les Magiciens de la terre » (1989), présentent régulièrement des catégories d’art non occidental 1. La prolifération durant ces dernières années du nombre d’expositions présentant des œuvres d’art contemporain islamique, toute relative qu’elle soit, s’explique en partie par rapport à ce contexte général d’ouverture aux arts dits non-occidentaux. C’est ce que remarque Egee Dale, responsable d’une galerie londonienne (l’Egee Art Studio) consacrée à la création contemporaine arabe et islamique : « les Britaniques semblent de plus en plus désireux de regarder, apprécier et même achetter l’art en provenance d’autres cultures 2 ». C’est dans ce cadre qu’elle organisa à Londres en 1989 l’exposition « Contemporary Artists and Calligraphy ». Cette même année 1989, une exposition se tint au Barbican Centre de Londres sous le titre « Art contemporain du monde islamique ». Elle fut organisée conjointement par la Société Royale des Beaux-Arts de Jordanie et une fondation islamique basée en Angleterre. Le but affirmé de cette exposition était le suivant : « […] pour montrer le progrès et l’évolution des arts plastiques dans la plupart des régions du monde islamique, […] apporter un message de paix, de beauté et d’amour de l’Orient islamique 88
envers l’Occident afin de combler l’écart culturel qui a mené à des visions floues des deux côtés. Espérons que “the contemporary art from the islamic world” soit un pont qui portera un flot d’inspiration, qui mettra en place un échange de styles et d’idées entre les cultures islamiques et occidentales 3. ». Ainsi, il n’est pas question de définir ce qu’est l’art contemporain islamique en précisant ce qui caractériserait les œuvres regroupées sous cette appellation du reste de la production artistique contemporaine. Cette exposition collective – comme celle qui aura lieu quelques années plus tard à Venise en 1997 – souhaite avant tout faire connaître le dynamisme artistique des sociétés musulmanes. De façon implicite, les créations artistiques rassemblées sous cette appellation se voient dotées d’une capacité réfléchissante qui dépasse en réalité la sphère artistique. Ces sociétés participeraient donc, par l’art, à la mondialisation. La présence dans ces œuvres des différentes possibilités esthétiques auxquelles donnent lieu les échanges interculturels témoignerait de cette dynamique : « Pour garder un certain équilibre, l’artiste doit aussi s’intégrer à des mouvements d’art internationaux en offrant de nouveaux concepts, techniques, formes et styles provenant de sa propre culture, tout en absorbant ce que les autres ont à offrir. Une telle interaction culturelle s’est avérée fondamentale pour le développement de l’art islamique contemporain ainsi que pour la culture occidentale 4. ». En regard de ces motivations, l’objectif de la mise en place d’expositions d’art contemporain islamique serait double. Il s’agirait de démontrer, à travers cette médiatisation, l’affranchissement de la création contemporaine artistique des pays musulmans de toute influence. Un affranchissement qui témoignerait, par ailleurs, de l’ampleur de leur émancipation générale, comme le soulignent à leur tour les commissaires de l’exposition « Modernities & Memories : Recent Works from the Islamic World » (1997) : « Les artistes travaillent dans le cadre de l’Islam de l’Indonésie au Canada. Ils s’interrogent sur les questions de la modernité à travers des réflexions sur les traditions et les souvenirs, les préoccupations sociales et environnementales, le conflit et le changement ainsi que le passage de frontières dans un monde de plus en plus homogène 5. ». Mais il s’agirait aussi de transcender les frontières culturelles afin de permettre une meilleure compréhension mutuelle. Ces œuvres d’art contemporain islamique trouvent ainsi une place au sein du contexte de dialogue interculturel, non seulement parce qu’elles 89
3
Wijdan Ali, Contemporary Art from the Islamic World, London / Amman, édité par Wijdan Ali, Scorpion Publishing, The Royal Society of Fine Arts, 1989, p. xii, trad. libre. 4
Wijdan Ali, « Modern Islamic Artists and International Contemporary Art », Arts and the Islamic World, vol. 27/28, 1996, p. 40, trad. libre. 5
Modernities & Memories : Recent Works from the Islamic World, New York, Biennale di Venezia xlvii-The Rockefeller Foundation, 1997, p. 5, trad. libre.
6 Wijdan Ali, « Modern Islamic Artists and International Contemporary Art », art. cit., p. 40, trad. libre. 7 Pourtant, l’artiste irakienne Madiha Omar, qui fut la première à inaugurer formellement la Calligraphic School of Art, rédigea en 1952 une déclaration dans laquelle elle affirme que la calligraphie des lettres arabes n’est rien de plus qu’« un élément d’inspiration dans l’art abstrait », cf. Wijdan Ali, Modern Islamic Art : Development and Continuity, University Press of Florida, 1997, p. 152. Voir aussi à propos de cette association quasisystématique, mais cependant moins évidente qu’il ne paraît, l’utilisation de la lettre arabe par certains artistes contemporains avec la tradition de la calligraphie islamique, Monia Abdallah, « Analyse topique d’une catégorisation artistique », Imagesrevues, n° 1, juillet 2005. 8 Wijdan Ali, « Artist and Missionary of the Mixed Media », dans Eastern Art Report, vol. 1, Iss. 4, 1989, p. 14. Ce second exemple illustre l’importance de la relation entre art et politique dans le cadre des expositions d’art contemporain islamique, trad. libre : « C’est un paradoxe que l’affaire Rushdie ait en quelque sorte aidé la cause des artistes contemporains
permettent l’accès à une nouvelle culture, mais aussi et surtout, parce qu’elles permettent la médiatisation des avancées et des développements économiques et sociaux des sociétés dont elles seraient le reflet. Selon la commissaire principale de l’exposition « Contemporary Art from the Islamic World », ces œuvres doivent avant tout être perçues non seulement en fonction des changements artistiques survenus mais surtout en fonction des changements sociaux liés à la mondialisation économique et culturelle qui s’opère : « Avant de juger si l’école de la calligraphie est ou n’est pas dans la continuité de l’art islamique, il faut prendre en considération les changements à l’échelle mondiale qui ont trait au concept d’art en général, à travers le siècle et jusqu’à aujourd’hui, ainsi que les conditions selon lesquelles les artistes islamiques contemporains évoluent et vivent 6. ». Or, singulièrement, des œuvres d’artistes présentés lors de ces deux expositions de 1989 et de 1997, se trouvent aujourd’hui exposées à la galerie consacrée aux Arts de l’Islam du British Museum à Londres. Ces œuvres sont ainsi replacées historiquement dans la continuité d’une esthétique née au sein d’une civilisation passée. La présence de références à la lettre arabe attesterait de ce continuum 7. Cette insertion au sein de ce département dédié aux Arts de la civilisation islamique passée met à mal ces propos tenus lors d’une entrevue donnée par une des commissaires de l’exposition de 1989. « Eastern Art Report : En présentant l’exposition “Contemporary Art from the Islamic World” en dehors de Jordanie, en Europe en particulier, à une période de grand débat à propos de l’Islam, comment espérez-vous représenter cette religion ? Wijdan Ali : D’abord, nous avons pensé à cette exposition il y a deux ans. C’était bien avant qu’une crise ne se développe en Occident à propos de l’Orient. Ce que nous espérons faire est de montrer à l’Occident que l’art contemporain en Islam est toujours vivant et que les artistes contemporains existent et produisent de belles œuvres. Nous espérons rejeter cette notion et ce malentendu que les musulmans sont des terroristes et des fanatiques. Nous espérons construire des ponts culturels et artistiques entre l’Occident et l’Orient à travers le message – et c’est un message bref – de beauté et de paix que nous offrons au public 8. ». De nombreuses contradictions se font jour. La mise en exposition d’œuvres d’art contemporain islamique – qu’elle donne lieu à une exposition itinérante ou à l’introduction d’œuvres contemporaines – au sein d’une collection d’art islamique mène finalement à une 90
amplification des problématiques liées à cette catégorisation singulière qui discernerait, sans le définir, un art contemporain propre à une culture spécifique, l’Islam.
D’un mode médiatique d’appréhension à un mode davantage didactique : entre « faire connaître » et « expliquer » Dans l’introduction au catalogue de l’exposition « Contemporary Art from the Islamic World » (1989), Suheil Bisharat, qui fut aussi l’un des commissaires de l’exposition « Modernities & Memories : Recent Works from the Islamic World » (1997), souligne dans ces termes la nécessité de créer des espaces de dialogue entre la civilisation musulmane et la civilisation occidentale : « Il est à espérer qu’une meilleure compréhension des arabes et du monde islamique à travers l’art apportera une nouvelle dimension à la collaboration culturelle entre Orient et Occident 9 ». Une capacité à transcender les antagonismes est ainsi accordée au domaine artistique. Ce dépassement ne peut avoir lieu qu’à travers l’établissement d’une bannière unificatrice symbolique de l’ensemble de la civilisation musulmane ou encore à travers l’établissement d’une continuité naturelle entre des œuvres contemporaines et l’art islamique historiquement défini. Un rôle didactique est ainsi attribué à l’art. L’exposition Modernities & Memories : Recent Works from the Islamic World 10 – tenue à Venise en 1997 et qui rassemblait 13 artistes installés au Canada, en Indonésie, au Pakistan, ou encore en France – souhaitait ainsi permettre une meilleure compréhension des sociétés musulmanes : « Pour ceux qui ne sont pas familiers des enjeux de la création contemporaine dans les sociétés musulmanes, plusieurs de ces œuvres seront inattendues. Ce sur quoi il faut insister ici cependant, ce n’est pas la singularité indéniable de ces œuvres. En revanche, nous avons besoin de mieux comprendre comment chacune représente un point d’entrée dans le discours public à l’intérieur de ces différentes sociétés 11. ». C’est au nom de la capacité qu’aurait l’art d’expliquer les cultures contemporaines et permettre leur meilleure compréhension, que le British Museum a mis en place depuis 2003 un programme intitulé « Elective Affinities : Collecting the Modern World ». Dans le cadre de ce programme, une exposition a été organisée afin de mettre l’accent sur les continuités et les ruptures avec les traditions et les 91
[…]. Les gens sont davantage conscients maintenant de l’existence d’un groupe culturel qui veut être vu en ses propres termes. La tendance générale à l’appréciation d’autres cultures a, semble-t-il, aidé également. » Egee Dale, « Contemporary Artists – Challenge of the 90’s », art. cit., p. 20. 9
Suheil Bisharat, « Foreword », dans Contemporary Art from the Islamic World, art. cit., p. x. 10
Modernities & Memories. op. cit.
11
Suheil Bisharat, « Foreword », art. cit., p. 6-7.
12 Lusaka, « Even in J. Darkness ; There Can Be Light », dans Museum News, vol. 80, Iss. 6, (nov. / déc.) 2001, p. 9, trad. libre.
conventions de ce qui fut nommé pre-modern Islamic Art au sein du travail d’artistes contemporains du Moyen-Orient. Le titre de cette exposition était le suivant : « Modernity and Tradition in the Contemporary Art of the Middle East : Leila Shawa and Other Artists ». En ce sens et comme nous l’avons déjà précisé, il existe désormais – au sein de la galerie consacrée aux Arts de l’Islam de cette institution britannique – une section intitulée The Contemporary World dans laquelle sont présentées des œuvres d’artistes originaires de sociétés à majorité musulmane. Cette présence d’œuvres contemporaines se trouve motivée par la volonté d’expliquer au public l’évolution de l’Islam en tant que civilisation. Cette mise en exposition pose de nombreuses ambiguïtés sur lesquelles nous reviendrons. L’art contemporain islamique permettrait de comprendre l’Islam d’aujourd’hui en tant que société et culture. Ces propos de Jane Lusaka relatant l’impact des évènements du 11 septembre 2001, témoignent de ce rôle éducatif attribué aux expositions qui présentent un lien entre art et Islam. Elle y constate qu’il y a eu, non seulement un accroissement de la fréquentation des départements d’« art islamique » par le public américain, mais aussi une action volontariste des institutions muséologiques américaines qui se sont empressées d’organiser des programmes éducatifs, ainsi que de constituer des guides incluant des informations sur la religion et les sociétés musulmanes : « Deux jours après les attaques du 11 septembre sur le World Trade Center, de nombreux new-yorkais se sont dirigés vers les galeries islamiques du Metropolitan Museum of Art […]. Quelques semaines seulement après la tragédie, le MET a présenté trois nouvelles expositions autour de l’art islamique… Comme le note la direction du MET sur son site Web : “En ces temps de deuil et de déchirements profonds, les musées d’art offrent un antidote puissant face au manque d’espoir des aspirations et réalisations artistiques et offrent réconfort, affirmation ainsi qu’un esprit de renouveau si essentiel à notre rétablissement” 12. ». L’art contemporain islamique, comme l’« art islamique », implique une trilogie indissociable selon plusieurs acteurs impliqués dans la médiatisation de cette notion. Cette trilogie repose sur cette association entre art, Islam et contexte social et politique du moment. Cet extrait de l’entrevue accordée au Eastern Art Report, par Layla S. Diba, conservatrice associée de l’art islamique au département asiatique du Brooklyn Museum, atteste de cette association quasisystématique entre art islamique et contexte socio-politique : 92
« ear.: Pensez-vous que les problèmes ou développements politiques récents affectent les attitudes envers l’art des visiteurs de musées ? Layla S. Diba : Oui beaucoup. Et c’est dommage car, vraiment, l’art devrait être séparé de la politique. L’atmosphère était beaucoup plus fertile et productive pour l’art islamique jusqu’aux années 1960. Aujourd’hui j’ai l’impression constante qu’on se trouve toujours confronté à des questions politiques 13. ». Cependant, bien que l’art contemporain islamique semble particulièrement concerné par cette association de l’art au contexte social et politique de sa mise en exposition, cette instrumentalisation politique du domaine artistique n’est pas nouvelle. C’est ce que souligne Judith Huggins Balfe dans son article « Artworks as Symbols in International Politics » en ces termes : « l’utilisation d’oeuvres d’art comme véhicules symboliques, comme vecteurs de politique et en tant que propagande pour des idéologies profanes et religieuses […] est un phénomène ancien 14 ». Cette auteure, rappelle entre autre, l’agenda politique derrière l’exposition qui eut lieu aux États-Unis en 1963 d’objets du tombeau de Toutankhamon. Le discours autour de cette exposition de vestiges pharaoniques semblait mettre en avant la richesse de la civilisation égyptienne 15. Ainsi, qu’elles soient tenues sous la forme d’expositions collectives itinérantes cherchant avant tout à accroître l’espace de visibilité de l’art contemporain islamique – comme ce fut le cas de l’exposition Modernities & Memories tenue en marge de la Biennale de Venise en 1997, qui fut présentée un an plus tard, à l’Istanbul Bilgi University – ou encore, de l’exposition intitulée « Femmes artistes en terre d’Islam » inaugurée à Rhodes en 2002 et qui voyagea à Séville en passant par Athènes, Paris ou encore Milan 16 ; qu’elles servent à mettre en place dans des institutions muséales un discours didactique – comme c’est le cas au British Museum –, ces mises en exposition donnent une visibilité généralisée de cette notion d’art contemporain islamique. De fait, elles instaurent et confortent l’existence de cette notion sans poser les jalons qui expliqueraient en quoi ces créations contemporaines se distinguent du reste de la production artistique.
De quelques ambiguïtés suscitées par ces expositions Face aux œuvres rassemblées au sein de cette catégorisation, un constat se fait d’emblée leur grande hétérogénéité. Ainsi, un nombre important parmi ces œuvres ne se réfère à l’Islam ni dans 93
13
Layla S. Diba, « Layla S. Diba : Curating for the Masses », dans Eastern Art Report, vol. 2,Iss. 8/9, 1990, p. 26, trad. libre.
14 Judith Huggins Balfe, « Artworks as Symbols in International Politics », dans International Journal of Politics, Culture and Society, vol. 1, Iss. 2, p. 5. 15
16
ibid., p. 12-14.
Wijdan Ali, Breaking the Veils : Women Artists from the Islamic World, Amman, The Royal Society of Fine Arts, 2002, p. 149.
17 Une exposition produite par le Parc de la Villette et présentée du 19 mai au 14 novembre 2004. Direction de Olivier Roy et Valérie Amiraux. 18 Sylvia Naef, « L’art contemporain en pays d’Islam », dans Musulmanes, musulmans, au Caire, à Téhéran, istanbul, Paris, Dakar, Paris, 2004, p. 59. 19
Voir le texte de Ahmed Askalany dans Musulmanes, musulmans, au Caire, à Téhéran, Istanbul, Paris, Dakar, Paris, 2004, p. 71. 20
Rachid Koraichi : Beirut’s Poem and Path of Roses, Salah Hassan, The Middle East Center for Culture, The Royal Society of Fine Arts, and the Forum for African Arts (Souk Ukaz), 2001, p. 54, trad. libre.
leur composition, ni par les éléments visuels qu’elles contiennent, ni par le choix des techniques qui les fondent. De plus, quand bien même ces œuvres présenteraient des références visuelles à la religion musulmane comme c’est le cas de cette œuvre de l’artiste égyptien Ahmed Askalany qui fut présentée à Paris dans le cadre d’une exposition intitulée « Musulmanes, musulmans », au Caire, à Téhéran, Istanbul, Paris, Dakar 17, elles le font selon le mode de la citation propre à l’art contemporain 18. L’artiste lui même affirme s’inspirer de l’Islam comme il pourrait le faire d’autres religions 19. De plus, certaines œuvres qui présentent pourtant des références visuelles explicitement liées à la culture musulmane ne sont pas pour autant catégorisées comme participant d’un art contemporain islamique. C’est l’exemple de l’œuvre d’Alighiero e Boetti présentée lors des « Magiciens de la Terre » et constituée d’une calligraphie du Coran élaborée par un musulman soufi d’Afghanistan. D’autre part, certaines œuvres présentées comme relevant d’un art contemporain islamique ne présentent quant à elles aucune référence à la culture musulmane. Aussi, la langue arabe ou l’alphabet arabe (car dans le cas de Shirin Neshat, c’est bien un alphabet arabe mais une langue perse « farsi ») qui auraient pu être considérés comme des « marqueurs » potentiels pour classer ces œuvres, ne fonctionnent pas de la même manière lorsqu’ils sont utilisés par certains artistes. C’est par exemple le cas de l’œuvre de l’artiste belge Wim Delvoye présentée lors de la 5e biennale de Lyon (2000), « Partage d’exotismes », et dans laquelle l’agencement particulier d’épluchures de pommes de terre composait une lettre d’amour en caractères arabes. Aussi, outre le fait que beaucoup de ces artistes vivent en Europe ou en Amérique, la plupart de ceux concernés par cette catégorisation ont au moins effectué une partie de leur formation artistique dans un pays européen ou aux États-Unis. Enfin, un nombre important de ces artistes revendique une identité plurielle ancrée dans notre contemporanéité transnationale aux multiples références culturelles et voient en leurs œuvres une appartenance à l’art contemporain tout court. À titre d’exemple, voici les propos de l’artiste Rachid Koraichi : « Des groupes uniques et particuliers nous ont appris à nous voir comme des êtres uniques et particuliers, à croire en notre propre inéluctabilité, à nous considérer comme étant les seuls. Pour rester les seuls, il faut bloquer tous les autres, et donc, par mimétisme, les systèmes sont reproduits. Les actes de résistance consistent donc à ne pas tomber dans le piège et à dire qu’être un artiste c’est être multiple et que personne ne détient la vérité 20 ». 94
Ainsi, l’exposition en tant que médium ou modèle porteur de sens, ne délivre aucune clef de légitimation de cette mise en ordre culturelle qui sépare des œuvres de l’ensemble de la production artistique contemporaine. Les ambiguïtés auxquelles ces mises en exposition aboutissent ont aussi des conséquences.
Lecture historique de l’Art La distinction proposée par Sally Price entre une « pure réaction esthétique » et une « pure réaction historique 21 » semble s’appliquer à l’art contemporain islamique. Selon cette auteure, les choses nous parviendraient en fonction de catégories préexistantes qui sont soit de type historique (une remise en contexte d’ordre socio-politique), soit de type esthétique (traits caractéristiques, marqueurs visuels). Lorsque nous reportons de telles données à la façon dont les œuvres d’art contemporain islamique se retrouvent présentées, il semble que nous soyons, aussi bien dans le cadre d’une exposition itinérante que dans le cadre de la mise en exposition d’œuvres au sein de collections muséales, face à ce que Sally Price nomme « une réaction historique ». Parmi les exemples les plus manifestes de ce constat, se trouve celui lié à cette acquisition par le département d’ethnographie du British Museum d’œuvres d’artistes contemporains qui se trouvaient présentés lors des deux expositions de 1989 et de 1997. Ces œuvres sont aujourd’hui exposées au sein des collections de la Sainsbury African Gallery aux côtés d’artefacts et d’objets artisanaux. Les significations et implications de ce constat sont multiples. En premier lieu, cette présence singulière d’œuvres contemporaines aux côtés d’artefacts et d’objets artisanaux – œuvres qui furent par ailleurs aussi exposées dans des institutions artistiques traditionnelles (galeries, centre d’art contemporain) – pose la question suivante : peut-on être simultanément acteur du monde de l’art et gardien de traditions et de savoir-faire ? En deuxième lieu, cette présence au sein de la galerie consacrée aux coutumes et traditions du continent africain repose la question de l’indétermination problématique de ce que l’on présente comme un art contemporain islamique. En effet, les œuvres relevant de cette catégorisation se trouvent présentées tout aussi bien sous l’appellation art contemporain africain, que sous l’appellation art contemporain arabe ou encore sous des appellations nationales distinctes (art contemporain marocain, égyptien, etc.). Enfin, ces mises en exposition, que ce soit au sein de cette galerie consacrée aux objets provenant du continent africain ou de la galerie 95
21
Sally Price, Arts primitifs ; Regards civilisés, op. cit., p. 44.
consacrée aux Arts de l’Islam, placent ces créations contemporaines en relation avec le passé.
Des oppositions reconduites Cet alignement dans le passé de ces œuvres qui furent pourtant présentées comme art contemporain islamique, que ce soit pour démontrer la continuité de l’« art islamique » ou pour actualiser les traditions et les coutumes de différentes cultures, rejoint celui engendré par l’emploi d’un vocabulaire restreint aux termes d’« archaïque », de « racines », de « mémoire » lors de la mise en exposition de certaines de ces œuvres d’art contemporain islamique. Les quelques exemples qui suivent regroupent des expositions d’œuvres contemporaines créées par des artistes qui furent concernés à un moment ou à un autre par la catégorisation art contemporain du monde islamique. Tous les artistes cités ci-après n’ont pas nécessairement de lien avec cette notion mais chacun des événements comporte un ou plusieurs artistes dont les œuvres furent présentées comme art contemporain islamique. L’objectif de ce qui suit est d’illustrer la manière structurante suivant laquelle opère ce rapport au passé et de faire ressortir les oppositions qu’il induit. « Racines », est le titre d’une exposition tenue au Musée Dauphinois de Grenoble (juin-déc. 2000) réunissant six artistes contemporains originaires du Moyen-Orient (Ghada Amer, Mona Hatoum et Shirin Neshat) et du Maghreb (Brahim Bachiri, Samta Ben yahia et Mohamed El Baz) et précédant l’exposition « D’Isère et du Maghreb – Mémoires d’immigrés ». Des « racines » opposées à notre « modernité », c’est aussi cette opposition que le texte de présentation de l’exposition « Artistes contemporains de Bahreïn », qui fut organisée par l’Institut du Monde Arabe en 1999 et qui fut présentée comme Art contemporain islamique, mettait en exergue sous le titre : « L’art contemporain à Bahreïn, racines et modernité ». « Racines » et « mémoire », c’est autour de ces deux notions que l’on a choisi de réunir des artistes d’origine maghrébine et des artistes français dans le cadre d’une exposition intitulée « L’Écume des siècles » et ayant eu lieu sur la colline de Byrsa (Carthage, Tunisie), site archéologique. Les motivations avouées de cette exposition sont les suivantes : « Cette exposition renvoie aux origines de l’homme, de sa pensée, de son travail. Elle propose des œuvres diverses d’artistes inspirés de l’histoire de la cité antique de Carthage. Composé de tunisiens et de français, ce groupe est animé d’une intime conviction de pouvoir dialoguer avec ce qui 96
témoigne d’une civilisation plusieurs fois séculaire ». Pour l’événement « Le Temps du Maroc », qui s’est déroulé à travers toute la France durant l’année 1999 et qui présentait « la diversité de la culture marocaine dans ses différentes formes d’expression », quatre grands axes thématiques furent choisis : « les temps du patrimoine, de la modernité, de la fête et des influences. […] quelques quatre cents œuvres d’art s’attachent à refléter les différentes influences intégrées par la civilisation marocaine, depuis la préhistoire jusqu’au premier tiers du 20e siècle ». Sous la rubrique « Moments de partage », sont présentées les manifestations rassemblant les plasticiens contemporains marocains les plus connus dont les œuvres de Farid Belkahia et de Kacimi, artistes dont les œuvres furent présentées lors de l’exposition « Contemporary Art from the Islamic World » tenue à Londres en 1989. Cette lecture liée au passé permet de perpétuer une vision binaire qui oppose modernité et tradition, contemporanéité et historicité etc. Ces tensions dichotomiques nourriraient les œuvres des artistes de l’art contemporain islamique comme en conclut le texte de présentation de la monographie « Contemporary Art from the Islamic World » (1989) : « […] la quête est la même et se situe dans la continuité d’un effort sans relâche pour atteindre une assimilation et une synthèse entre héritage traditionnel et modernité occidentale 22. ». Cet aperçu, lié à la mise en exposition de certaines œuvres qui furent présentées comme art contemporain islamique, souhaite mettre en évidence l’aspect ambigu de toute visibilité de cette notion qui pose problème. Le caractère fort ambigu de cette médiatisation réside dans le fait qu’elle permet l’institution d’une catégorie qui comporte de nombreuses contradictions – tant au niveau terminologique qu’au niveau des critères de classification de ces œuvres ainsi rassemblées. Dans le contexte international d’aujourd’hui, qui confère une dimension politique au fait religieux, cette dénomination faisant référence à l’Islam ne va pas de soi. Ces propos de Kenneth L. Ames expriment bien la nécessité de prendre en compte la dimension sociale de l’art et d’en interroger les modalités qui en structurent la présentation ainsi que la diffusion. « Quand on regarde l’art aujourd’hui ou qu’on visite les musées ou les galeries, nous avons tendance à nous interroger sur les aspirations sociales et politiques, les relations de pouvoir, les orientations idéologiques ou leurs ramifications et leur impact social. Indépendamment de ses formes, indépendamment de son supposé manque de contenu, nous reconnaissons maintenant que l’art est une partie du monde, un produit du monde et qu’il joue nécessairement un rôle dans ce monde 23. ». 97
22
Contemporary Art from the Islamic World, op. cit., p. XII. 23
Kenneth L. Ames, « Outside Outsider art », The Artist Outsider : Creativity and the Boundaries of Culture, Washington and London, Michael D. Hall et Eugene W. Metcalf Jr with Roger Cardinal, Smithsonian Institution Press, 1994, p. 254, trad. libre.
C’est sur cette voie que s’est engagée notre réflexion autour de quelques choix de mise en exposition de la notion d’art contemporain islamique. Une notion dont la charge sémantique apparaît sous la forme d’appellations fluctuantes comme celles d’art contemporain islamique, d’art contemporain du monde islamique ou encore d’art contemporain en pays d’Islam, etc. La grande diversité des acteurs impliqués ainsi que l’importante hétérogénéité des œuvres rassemblées mais aussi les disparités considérables entre leurs différentes modalités de médiatisation, amplifient la complexité de cette notion. Monia Abdallah
Entretien entre François Piron et Rozenn Canévet « Subréel. » Ce terme énigmatique est le titre d’une exposition conçue par François Piron (avec Nathalie Ergino) au Musée d’art contemporain de Marseille en 2002. Des œuvres de Carsten Höller, Laurent Montarron, Ann Veronica Janssens, Eija-Liisa Ahtila, Jim Shaw, François Curlet, Rodney Graham, Claude Lévêque, Simone Decker, Laurent Grasso, Dominique Petitgand, Peter Fischli et David Weiss, Tacita Dean, Michel Blazy, Christophe Berdaguer & Marie Péjus occupaient l’espace muséal, créant des correspondances aléatoires les unes avec les autres, impliquant physiquement le visiteur. Jouant sur l’incertitude, évitant tout critère dogmatique, « Subréel » a généré un mode d’exposition sur la mise à l’épreuve dont la forme altère plus qu’elle ne dénoue. À travers le filtre de cette expérience, François Piron explique sa conception de l’exposition en tant que curateur. Rozenn Canévet : Comment définiriez-vous la thématique de l’exposition « Subréel » que vous avez organisée au m.a.c. de Marseille en 2002 ? François Piron : « Subréel » est une exposition qui n’a pas été pensée selon une perspective thématique. Je n’ai rien contre les expositions thématiques – elles ne sont pas forcément synonymes d’expositions illustratives – et « Subréel » aurait tout à fait pu être élaborée autrement, mais elle a d’abord été pensée comme un parcours entre des œuvres choisies assez subjectivement, par Nathalie Ergino et moi-même, en ping-pong. Elle s’est constituée par les rapports instaurés entre un noyau dur d’œuvres et d’autres qui se sont ajoutées en complément ou en réaction, venant muscler, brouiller
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ou étoiler les significations qui s’échafaudent par l’expérience de ces œuvres. Chaque œuvre joue un « rôle » dans une dramaturgie générale. Une exposition se construit souvent sur des questions extrêmement générales qui, à partir du moment où on les exemplifie à travers une œuvre précise, redeviennent spécifiques. Dans ce cas, des questions sur le rapport du spectateur à l’œuvre, sur ce que serait la beauté aujourd’hui, ou des questions plus précises sur la relation entre ennui et fascination, ou encore sur la définition d’un imaginaire envisagé sur un mode physiologique… sont présentes, mais ne constituent jamais des résolutions de l’exposition « Subréel ». Si on l’aborde sous l’angle de l’illustration ou du développement d’un thème, la présence de certaines œuvres semble très incongrue. L’enjeu était au contraire d’empêcher toute appréhension et compréhension rapides de l’exposition. r.c. : Dans le choix des œuvres, au-delà de leurs spécificités, on perçoit un intérêt général pour les jeux de perception. Par ailleurs, dans le texte du catalogue, dans la partie intitulée « Prolégomènes », vous vous référez à la notion d’imaginaire définie par Clément Rosset. À savoir : « Un réel légèrement décalé par rapport à son espace et son temps propres. ». Imaginaire, précise-t-il, « qui n’existe qu’à la faveur de l’imagination et ne saurait donc jamais être le résultat d’une perception directe du réel. ». Vous vous interrogez alors sur le mode de perception directe du réel en utilisant les termes « d’encodages complexes du mental » et « d’extra-corporalité ». Avez-vous réuni ces œuvres en fonction de ce coefficient de décalage avec le réel ? f.p. : La notion d’altération, qui revient souvent dans le texte du catalogue, est un fil conducteur important. Comment passe-t-on de quelque chose de familier à une « altérité » ? Nous étions intéressés à éprouver et faire éprouver une forme « d’inquiétante étrangeté », avec des œuvres qui questionnent l’imaginaire et ses conditionnements, ses contraintes. Le rêve, la démence, mais aussi l’hypnose, l’ivresse, la stimulation rétinienne. Ces œuvres – même si elles jouent parfois une forme d’efficacité directe de stimulus du spectateur, dans le prolongement de l’art optique et cinétique par exemple – adoptent néanmoins une attitude souvent distanciée, jouant de l’humour ou au contraire de la froideur scientifique, de l’accumulation systémique. Nous étions également intéressés par des œuvres qui se révèlent autres que leur apparence, qui contiennent une forme de camouflage formel, en empruntant des formes reconnaissables de l’art moderne et contemporain. 100
Simone Decker, Jagdschlösschen (Le Pavillon de chasse), adhésif double face, métal, dimensions variables, 1998-2002.
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r.c. : Êtes-vous en accord avec l’idée répandue d’une réappropriation (plus ou moins transparente) des expérimentations scientifiques sur les modes perceptifs dans l’art d’aujourd’hui ? f.p. : Prenons l’exemple de Carsten Höller, dont la critique d’art mythologise beaucoup le passé de biologiste et d’entomologiste. La pièce présentée dans l’exposition « Subréel » – Light Corner – repose sur un principe extrêmement simple, et scientifiquement anachronique. C’est l’agrandissement d’un dispositif de test de l’épilepsie qui date des années 1930, basé sur un clignotement de lumière à la fréquence de 7,8 Hz pour détecter des réactions épileptiques. L’efficacité de ce dispositif agrandi ne doit pas faire oublier qu’il s’agit avant tout d’un choix formel et d’un commentaire sur l’art optique. C’est aussi selon moi un commentaire sur une relation refoulée entre un certain positivisme scientiste et un système de croyance, un mysticisme qui a toujours été intrinsèquement lié à l’acquisition de nouvelles technologies et au développement de la connaissance. On connaît ces photographes qui, au 19e siècle, cherchaient à photographier la pensée, l’aura, l’âme. Thomas Edison était un temps persuadé qu’on pourrait communiquer avec les morts grâce au téléphone. Ce fond de croyance a persisté au sein de la modernité rationnelle et on aurait tort de penser qu’il s’est évaporé aujourd’hui. Je crois que des artistes comme Carsten Höller, Rodney Graham, Laurent Montaron ou François Curlet font émerger à nouveau cette relation étrange qu’il y a entre la croyance et l’impératif rationaliste ce qui, du coup, devient aussi un commentaire sur l’art moderne. À la sentence minimaliste de Franck Stella, « ce que vous voyez est ce que vous voyez », ils réintroduisent un certain système de croyance qui instaure un « nuage de fiction », comme dit Philippe Parreno, autour des formes visibles. C’est une relecture des fondations de l’art contemporain, si l’on considère par exemple la première des « sentences » de Sol Lewitt : « les artistes conceptuels sont plus mystiques que rationalistes. ». r.c. : Les artistes de « Subréel» appartiennent à une génération qui succède, si l’on veut, à une génération qui a fait du concept de divertissement une problématique dominante. Il n’y a pas si longtemps, le cynisme était roi et la critique acerbe. Aujourd’hui, face à l’ennui contemporain, ces artistes proposent-ils d’autres alternatives qu’une prise de position politique affirmée comme, par exemple, une réinvention de l’imaginaire par de nouvelles formes d’échanges entre le spectateur et l’œuvre ? 102
En haut Claude Lévêque, Sans titre, vidéo, plateau tournant, barrières de sécurité chromées, dimension variables, 1997.
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En bas Ann Veronica Jansens, Représentation d’un corps rond, projecteur cyberlight, brouillard articiel, dimensions variables, 1996-2001.
f.p. : Tout le monde connaît maintenant les bases de la psychanalyse et de la psychiatrie, il est impossible d’être dans l’onirisme par rapport au fonctionnement de l’imaginaire. On sait qu’il n’est pas une plus-value de l’âme, ni une échappatoire au réel. Il est beaucoup plus intéressant de l’envisager comme Clément Rosset, c’està-dire comme une part du réel et comme quelque chose qui s’ouvre partout dans la réalité. Cette génération récente d’artistes est consciente que l’art et le musée font partie de la sphère du divertissement et n’a plus la prétention de se positionner en-dehors. Ils travaillent plutôt à instiller un pourcentage de résistance. J’emploie ce terme dans sa signification d’ordre physique, une sorte de solidité pneumatique étanche à l’appréhension immédiate. Une des formes de cette résistance s’instaure par l’ambiguïté. Ce que Carsten Höller appelle le doute, c’est le « double tranchant » et c’est ce que je voulais faire éprouver dans « Subréel », avec des œuvres qui chacune élaborent les propres termes de leur ambiguïté. Par exemple, l’œuvre de François Curlet, Rorschach Saloon, ironise sur la convivialité en instaurant un dispositif d’autorité qui empêche toute appropriation immédiate. Elle joue sur une immédiateté de reconnaissance des formes (la porte de saloon, le dispositif des bancs qui renvoie au divan du psychanalyste), et sur l’incongruité de sa présence dans le musée, sur l’expectative intrigante d’une utilisation possible, mais simplement suggérée (la disponibilité des bouteilles de whisky et de vodka, insérées dans les bancs). C’est une pièce qui renvoie également au dispositif muséal (des bancs en tant que sculpture), tout en le mettant en crise, puisque, grâce à elle, on peut potentiellement parcourir l’exposition en état d’ivresse. Le film Le Rayon vert de Tacita Dean pose une autre ambiguïté. Il s’énonce comme la captation objective d’un phénomène météorologique, dans une approche documentaire, et pourtant, au final, le résultat est une carte postale aussi fascinante qu’ennuyeuse, un plan fixe de coucher de soleil qui paraît interminable. Cette pièce suscite l’attente et l’expectative jusqu’à un état hypnotique qui fait que le spectateur rate quasiment à chaque fois l’instant du rayon vert qui est censé être l’événement du film. Résultat : le spectateur ne sait plus exactement ce à quoi il est confronté et il est amené à se poser la question de ce que lui-même recherche dans sa relation à l’œuvre d’art. r.c. : Dans le texte du catalogue, vous parlez de « coefficient d’irréalité ». Est-ce que cela rejoint l’idée d’une forme de conscience de soi qui serait complètement engourdie avec, par exemple, la pièce de 104
Tacita Dean et qui, par ailleurs, serait réactivée chez le spectateur, physiquement et mentalement, par un jeu de contraste sur les modes de réception de l’œuvre ? Toutes ces pièces provoquent des turbulences perceptives pour le spectateur dont le corps devient stimulé, exposé et activé. N’en résulte-t-il pas une conscience de soi augmentée – parce que mise à l’épreuve – chez le récepteur de l’œuvre ? f.p. : Cette idée de la conscience de soi du spectateur est quelque chose qui doit être travaillé par le curateur au sein de la dramaturgie de l’exposition. Il y avait délibérément une indéfinition de l’exposition avec le choix de ce titre peu explicite, « Subréel ». Ainsi, dès l’entrée de l’exposition, le spectateur était jeté dans quelque chose d’indéfini et ce, sans autre forme de procès. J’ai tenu à ce qu’il n’y ait pas de texte explicatif, que chaque œuvre soit complètement autonome et que, même pour les pièces où une certaine interactivité était possible, il n’y ait rien d’indiqué afin que tout soit laissé au libre-arbitre du spectateur. Pour les pièces à fonctionnement potentiellement « participatif », le moment qui m’intéresse est celui du choix du spectateur, son hésitation entre plusieurs comportements. L’effet d’autorité intrinsèque du musée (pour moi intéressante) où l’œuvre est toujours fétichisée, où la relation est individuelle, était aussi un paramètre pour cela. Un certain nombre d’œuvres incitaient le spectateur à assumer des choix : attendre ou pas, agir ou pas, regarder ou pas… r.c. : Cela rejoint l’idée de la transgression des codes comportementaux qui jouerait sur une hypothétique mise en péril de l’autorité institutionnelle mais aussi de l’œuvre ou de soi ? f.p. : Si vous voulez, mais avec encore une fois beaucoup de distance. Par exemple, la question du danger (l’ébriété possible chez Curlet, la stimulation épileptique chez Höller, les drogues disponibles chez Berdaguer & Péjus) est présentée délibérément comme factice. C’est évidemment un jeu dont chaque spectateur accepte de partager les règles ou non. Pour Carsten Höller, nous avons été obligés de prévenir les personnes sujettes à l’épilepsie de ne pas s’exposer à cette œuvre. Cela reste spéculatif car selon moi, ce n’est pas l’idée d’un réel danger qui est intéressante mais plutôt la sensation de basculement, d’altération. Le temps de la critique institutionnelle frontale est révolu. r.c. : N’est-ce pas aussi un test sur les limites acceptées du comportement du visiteur et, conséquemment, une manière de le provoquer, 105
de perturber ses habitudes pour favoriser une émergence, un « éveil des sens » physique et intellectuel ? f.p. : Toute œuvre d’art est un « éveil des sens », comme vous dites. L’activité, avant tout mentale, du spectateur m’intéresse : le confronter à cinquante dessins de rêve de Jim Shaw, par exemple, est une manière de stimuler un dilemme. Le luxe de détails contenus dans un seul de ces dessins provoque un effort d’attention. Il est presque impossible à soutenir si on multiplie cet effort par cinquante et cela met en crise le regard, la question de l’attention – de manière physique également. Pour moi, la relation à l’art n’est pas une expérience sociale mais une expérience individuelle. L’exposition doit rester un espace de doute, d’irrésolution, un moment d’incertitude. Je déteste les dispositifs didactiques qui expliquent les œuvres au spectateur, même si certaines informations doivent être distillées parfois. Il est important de savoir que Kanalvideo de Fischli et Weiss est un film ready-made enregistré par une caméra téléguidée dans une canalisation d’égout. Mais finalement ce n’est qu’un niveau de compréhension du film dont on pourrait dans d’autres contextes éventuellement se passer. Je m’intéresse davantage aux histoires que génèrent les œuvres d’art qu’à celles qui relèvent de leur généalogie.
que la confrontation autonome spectateur/œuvre. Comme si, finalement, vous jouiez d’une sorte de trafic d’influences de l’ensemble des œuvres de l’exposition sur la réception d’une œuvre par le spectateur. f.p. : Exactement. On ne s’occupe pas assez du corps du spectateur, il est complètement nié dans la plupart des expositions. r.c. : Parfois, la prise en compte du corps passe par un mode presque agressif, par une stimulation excessive.
f.p. : Ce n’est pas anecdotique. C’est l’idée que l’art produit des histoires. Cela renvoie aussi au mythe et aux systèmes de croyance. Gianni Motti a réalisé à Zurich une rétrospective de son travail pour laquelle il a construit un labyrinthe avec des gardiens – postés à différents endroits de ce parcours – qui racontent ses œuvres aux visiteurs. C’est aussi le principe de la rétrospective récente de Rirkrit Tiravanija en Europe. C’est une intéressante production de mythologie, par transmission orale. Philippe Parreno, par exemple, qui a écrit un texte pour cette rétrospective de Tiravanija, est un créateur de mythologies. On ne peut que spéculer sur les œuvres de Parreno, car elles sont si ténues, si peu autonomes, qu’elles ont à peine un statut. Lors de son exposition au Musée d’art moderne de la ville de Paris, il a complètement dés-autonomisé les œuvres et a fait de l’exposition une œuvre. Le moment où le visiteur marche entre deux pièces devient le moment de l’œuvre, comme le silence de Mozart !
f.p. : Agresser le spectateur n’est pas un objectif mais cela peut être un mode opératoire. On peut considérer que la pièce de Carsten Höller est une pièce agressive. En fait, elle était surtout violente vis-à-vis des autres œuvres plus qu’envers les spectateurs. Elle rayonnait partout dans le musée qui vibrait de ses pulsations lumineuses. Et certains artistes de l’exposition étaient ennuyés car cela nuisait à leur propre autonomie. Une exposition repose sur la mise en relation des œuvres. La contamination est une approche possible. Un des projets de Laurent Montaron – qui n’a finalement pas été réalisé – était de diffuser une odeur d’éther qui aurait flotté dans tout le musée. Christophe Berdaguer et Marie Péjus travaillent aussi la diffusion de substances invisibles, impalpables, pour certaines de leurs pièces, par exemple des phéromones. Ils se positionnent vraiment comme des artistes et non comme des designers ou des architectes, et en ce sens, encore une fois, l’aspect spéculatif et la croyance sont extrêmement importants. Autrement dit, la scientificité de la chose – et je rejoins encore une fois cette idée de coefficient d’irréalité – n’est pas un but en soi. Lorsque Berdaguer et Péjus réalisent un circuit d’alimentation en eau additionnée de somnifères, le but n’est pas l’efficacité du produit. Il s’agit d’ailleurs d’un effet placebo car la dose est trop infinitésimale pour que celui qui la consomme en ressente les effets. L’objectif n’est pas de chloroformer le spectateur mais de produire cette croyance. Pour ce faire, il est nécessaire d’instaurer un équilibre. Si c’est seulement de l’eau et que le cartel seul produit la fiction, ce n’est sans doute pas suffisant. Il faut qu’il y ait un degré de crédibilité scientifique même si le but n’est pas de le rendre efficace. C’est là la différence avec les réalisations de Philippe Rahm, qui, lui, semble curieusement convaincu des effets physiologiques de ses expériences.
r.c. : Cela rejoint ce que vous disiez à propos de la circulation entre les œuvres : la prise en compte du parcours est aussi primordiale
r.c. : Dans son article intitulé « Expanded Arts, Expanded Visions […] », Jean-Christophe Royoux revient sur le concept d’élargissement
r.c. : Une histoire dans le sens d’un mythe ou d’une anecdote ?
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apparu dans les années soixante. Il parle d’un projet dialogique entre l’œuvre et le spectateur dont le corps deviendrait exposé. En regard de certaines œuvres de cette décennie, beaucoup semblent réactualiser ce concept jusqu’à en faire le paradigme d’un concept artistique (l’esthétique physiologique de Rahm ou celle du doute de Höller) dont le « champ de bataille » implique le corps du spectateur. Qu’en pensez-vous ? f.p. : Je ne pense pas que l’on puisse circonscrire ce genre de théories à une esthétique ou à une époque particulière. On peut tout à fait considérer le Grand Verre de Duchamp de ce point de vue. Les champs de bataille m’intéressent moins que les approches transhistoriques permettant des relectures subjectives, délibérément partiales et incomplètes, mais affirmatives d’une position. Ce qui m’intéresse, c’est une application spéculative de cette théorie sur des œuvres qui, a priori, n’ont strictement rien à voir avec cela. On peut dire que le Grand Verre de Duchamp est l’exemple le plus probant de l’autonomie de l’œuvre d’art, au sens d’une œuvre totalement fermée, hermétique, et à la fois totalement ouverte, spéculative. Par exemple, cela m’intéressait d’éprouver les thèses de JeanChristophe Royoux avec l’œuvre de Gerhard Richter, plutôt qu’avec Pierre Huyghe, justement parce que Richter ne travaille pas là-dessus. D’un point de vue curatorial, je m’intéresse à des lectures subjectives, et parfois polémiques, sur des œuvres par rapport à leur intentionnalité. La forme de l’exposition autorise des raccourcis et des rapprochements qui, théoriquement, ne sont peut-être pas recevables et certainement difficiles à justifier par l’analyse. J’entends par là que ce qui pourrait s’effondrer dans l’argumentaire d’un essai peut trouver une valeur dans le contexte d’une exposition. Car une exposition montre mais ne démontre pas : on met des choses en face les unes des autres. C’est performatif plus qu’analytique. Dans « Subréel », Jim Shaw côtoyait Tacita Dean, et ce sont des artistes que tout oppose a priori, mais qui engageaient dans ce contexte un rapport ténu sur la fascination et l’ennui.
En haut Laurent Montaron, Somniloquie, photographie 180 x 230, meuble, platine, disque vinyles, 2002.
r.c. : Que pensez-vous de la notion de vertige ? f.p. : Cela ne m’intéresse pas d’évanouir le spectateur mais cela m’intéresse qu’il y pense.
En bas Berdaguer-Péjus Morphine Landscape, bois, éclairage, morphine, 2002.
r.c. : On retrouve cette idée dans l’exposition « Doubtiful – dans les plis du réel » qui se décrit comme une expérience « génératrice de 108
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réalités qui agissent comme autant de failles susceptibles de contaminer insidieusement notre entendement. » f.p. : Je n’ai pas vu cette exposition, j’ai participé à leur catalogue, sous la forme d’un texte intitulé « Script invisible » qui est depuis devenu le titre d’une exposition (à w139, Amsterdam, au printemps 2005) prolongeant certains questionnements de « Subréel » mais qui repose sur d’autres postulats, notamment l’envie d’adapter un roman en exposition. C’est un prétexte comme un autre pour faire exposition. r.c. : Ce prétexte ne se mue-t-il pas en thématique ?
peu trop explicite, même si elle était séduisante. L’Invention de Morel est pour moi une œuvre très abstraite. Le décor est utilisé de manière extrêmement conceptuelle par Bioy Casares. Il se sert du terrain archétypal de l’île déserte comme motif pour y calquer quelque chose de beaucoup plus abstrait. Par ailleurs, tous ses romans sont construits ainsi. Plan d’évasion se déroule dans un contexte tropical, dans un bagne et l’on comprend progressivement que le directeur est en train d’essayer un mode expérimental de prison qui fonctionne sur la création d’une idée complètement artificielle de liberté. Il contraint physiologiquement les prisonniers avec des codes de couleur pour leur donner l’illusion qu’ils sont dans un espace ouvert alors qu’ils sont dans un espace fermé. On a l’impression de lire la description d’un Dan Graham.
f.p. : Aujourd’hui, il est plutôt de bon ton d’être contre les expositions thématiques mais, selon moi, il n’y a pas de mauvais prétexte à une exposition. Ce qui est certain, c’est que l’ancrage thématique ne garantit en rien la qualité d’une exposition. Pour ce projet, il s’agit donc de l’adaptation d’un roman d’Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel qui apparaît de façon très ténue, métaphorique, comme un possible fil directeur, un scénario invisible. r.c. : C’est effectivement une nouvelle qui entretient des liens très étroits avec l’art et spécifiquement le rapport à l’œuvre d’art. Ce récit peut être appréhendé comme un traité sur l’illusion et sur certains modes de perception que l’on développe en relation au réel. Il y a aussi cette idée d’addiction à l’être aimé et au mythe de l’immortalité. Cela n’est pas étonnant que l’on s’y intéresse aujourd’hui. Qu’avez-vous choisi d’adapter pour votre exposition ? f.p. : Je n’ai gardé de la trame romanesque que les rapports entretenus par le narrateur avec les personnages qui apparaissent dans son environnement : cette volonté qu’il a d’essayer de communiquer avec eux mais qui apparaît évidemment vouée d’emblée à l’échec pour le lecteur. Cela devient, dans l’exposition, une métaphore du rapport à l’œuvre. Cette exposition rassemble des œuvres qui ont une forme de comportement que l’on pourrait interpréter comme une volonté de communication avec le spectateur mais qui, bien sûr, fonctionnent en totale autarcie. Elles renvoient ainsi le spectateur à une solitude totale par leur présence. J’avais d’abord pensé cette exposition dans un espace ouvert sur la rue. Comme ces œuvres sont des machines, il fallait qu’elles fonctionnent 24 heures sur 24. Finalement, c’est dans un tout autre type d’espace qu’elle a eu lieu et j’ai abandonné cette dimension sans doute un 110
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intervention d’artiste
Audrey Leblanc Images d’images Des photographies de photographies exposées, sous verre. La lumière vient se cogner contre la vitre de protection, véritable surface miroitante. « L’image-mère » se dissout dans ce reflet et devient invisible, ou presque. Photographie ou écrire avec la lumière : l’image exposée à la lumière et ses reflets se fondent en une nouvelle image…
Page 116 De l’autre côté du miroir Photographie argentique noir et blanc, 10 x 18 cm Paris, 2004
Page 117 Visage Photographie argentique noir et blanc, 10 x 18 cm Paris, 2004.
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Pages 118-119 Embrassons-nous Photographie argentique noir et blanc, 10 x 18 cm Paris, 2004.
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notes de lecture comptes rendus expositions
L’Élite artiste Excellence et singularité en régime démocratique Nathalie Heinich Paris, Gallimard / nrf, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005, 370 p.
Il faut souligner l’intérêt de cette étude, qui propose dans sa première partie de combler un vide concernant une histoire des représentations sociales des artistes plasticiens au 19e siècle. En revanche, la quatrième partie (19e siècle) est relativement décevante par rapport aux ambitions affichées, dans la mesure où Heinich s’éloigne inexorablement d’une posture sociologique préférant adopter un ton philosophique plutôt conforme à une histoire des idées. Nous proposons ici non pas de rapporter le contenu de l’ouvrage, mais plutôt de souligner les problèmes que soulève cette étude : en particulier le rapport aux sources et le mésusage des thèses de Bourdieu. Précisons que le déséquilibre entre les deux périodes analysées tient à un déséquilibre équivalent des études et des matériaux d’enquête convoqués pour les étudier. Si pour le 19e siècle de nombreux travaux scientifiques sont mobilisés pour 122
apporter des éclairages et des analyses devenues canoniques sur les différents champs culturels de l’époque tant du point de vue des études littéraires (Cassagne, Bénichou) que de celui des analyses sociohistoriques (Charle, Bourdieu, White), en revanche il n’en va pas de même à propos du 20e siècle, ce qui grève sérieusement les hypothèses de Heinich sur cette période. En effet, celle-ci feint d’ignorer tout un domaine de la sociologie de la culture (Moulin, Becker, Crane) mais aussi toute la sociologie bourdieusienne (Boschetti, Casanova, Sapiro, Ponton, Pinto, Dirkx), préférant s’inscrire dans un champ de références moins objectiviste, ce qui tend à l’éloigner de la sociologie pour la rapprocher d’une histoire des idées. Un indicateur de son éloignement de l’orthodoxie durkheimienne est révélé par son matériau d’enquête : 35 romans proposant des fictions d’artiste sur une période de
plus de cent ans (p. 162). À aucun moment elle ne précise de quelle manière son matériau lui permet de rendre compte des diverses « représentations » de la figure de l’artiste dans le monde social qu’elle entend étudier. Il peut sembler hâtif de poser comme postulat de départ que ces représentations fictionnelles sont superposables aux « représentations et aux valeurs du sens commun » (p. 23) et ainsi de conclure que l’analyse des mythes littéraires « permet de traiter aussi bien des cadres institutionnels et économiques dans lesquels s’exerce la création artistique et littéraire », que des « régimes d’activité » des artistes (p. 24). Comment, en effet, ne pas prendre en compte les caractéristiques propres au médium romanesque qui impose des contraintes qui ne sont pas sans effet sur le contenu fictionnel lui-même ? Sachant que la plupart des auteurs de ces romans s’adressent à un public averti qui, comme le montre Cassagne, est avant tout la communauté littéraire elle-même, ils produisent les représentations propres à une petite élite littéraire et artistique et il ne va pas de soi que ces schèmes aient été ceux du « sens commun ». Mais, ce qui pose le plus de problèmes tout au long de l’analyse, est la propension de l’auteure à disqualifier la sociologie bourdieusienne. Cette volonté de dépasser le maître tourne au règlement de compte dans son analyse des modes de fonctionnement de ce groupe relativement indéterminé constitué par les élites artistiques. Heinich explique que le concept de champ, en cherchant à identifier un principe commun qui unit les individus appartenant à un même groupe, notamment ici le cumul de capital symbolique dont découlerait une position dominante dans la société, n’est pas satisfaisant pour comprendre le fonctionnement
de ces élites. Posture qu’elle oppose à une conception pluraliste des élites, chacune possédant ses propres caractéristiques. Heinich rejette ces deux postures qualifiées de réductrices préférant le concept de Configuration d’Elias. On peut tout à fait comprendre la préférence pour un concept plutôt que pour un autre, en revanche il n’est pas exact de réduire le concept de champ à la définition qu’en donne Heinich : un champ « définit un type d’activité, on peut parler de champ du pouvoir mais pas d’un champ de l’élite ». En effet, on peut définir un champ par les enjeux spécifiques communs à l’ensemble des agents engagés dans une activité, mais un champ est aussi chez Bourdieu un champ de forces, c’est-àdire un espace de luttes pour l’occupation des positions dominantes dans ce même champ. En supposant avec Heinich que l’on ne puisse pas parler de champ à propos des « élites artistes », dans le sens où il n’y aurait pas d’enjeux spécifiques à un tel groupe, cette remarque serait aussi valable pour le champ du pouvoir. Christophe Charle a montré à propos des Élites de la République que l’on pouvait tout à fait définir un enjeu spécifique à ce groupe, notamment celui de figurer dans les différents annuaires mondains ou les dictionnaires des élites de la nation (Qui est qui ? Le Tout Paris), comme indice d’une reconnaissance et d’une position dominante dans la société. Toujours selon Charle, l’homogénéité sociale de ces élites participe également à la construction du groupe en terme de champ ; les luttes de concurrence dans ce groupe s’opèrent par la différenciation des types de capitaux détenus (économique, social, culturel) en provenance de sphères différentes. Christophe Charle a d’ailleurs parfaitement fait fonctionner ce concept pour analyser les élites de la république, 123
auteur que Heinich ne se prive pas d’utiliser. Enfin, Heinich accuse Bourdieu de croire naïvement à la démocratisation de l’art légitime et à son pouvoir subversif. Certes, Bourdieu a pu laisser croire à une hétéronomisation de l’ésotérisme artistique dans des cas particuliers (Haacke) et a, dans le cadre de sa collection Raison d’Agir, œuvré dans ce sens et même rencontré un succès de librairie avec Sur la télévision. Mais ce qui est discutable dans les propos d’Heinich, c’est d’utiliser les écrits du Bourdieu militant pour condamner le Bourdieu scientifique. Peut-on accuser l’auteur de L’Amour de l’art d’avoir cru naïvement à un accès de tous aux produits les plus légitimes de la culture ? Il démontre dans cet ouvrage, enquête et statistique à l’appui, que malgré tous les efforts des institutions culturelles pour rendre accessible la culture légitime, celle-ci reste le privilège des classes dominantes. Yannick Bréhin
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L’Élite artiste Excellence et singularité en régime démocratique Nathalie Heinich Paris, Gallimard / nrf, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005, 370 p.
Poursuivant un travail commencé avec La Gloire de van Gogh, Du peintre à l’artiste ou Être artiste, Nathalie Heinich s’attache à retracer les modifications du statut de l’artiste au 19e siècle, tout en y associant une réflexion sociologique concernant la scène moderne de l’art. De ce point de vue – et à l’instar de ce qu’elle avait préconisé dans La Sociologie de l’art – l’auteure entend ne pas se contenter d’une approche sociologique par trop déterministe et propose de prendre en compte les « représentations » que se font les différents acteurs de leur place sur la scène de l’art ; excluant par là même « toute prise de position éthique ou esthétique sur les objets analysés » (p. 12). Audelà des quelques déclarations d’époque, l’originalité de cet ouvrage réside d’ailleurs dans la convocation de modèles littéraires de la figure de l’artiste ; modèles issus à la fois des ouvrages des romanciers les plus illustres du 19e siècle (Balzac, Zola ou Flaubert) et de ceux d’auteurs un peu oubliés (Murger, Scribe, Ohnet…). Les trois premières parties sont consacrées à la description des
transformations de l’image de l’artiste dans les années qui suivent la Révolution, avec ce clivage entre régime « professionnel » et régime « vocationnel ». La dernière partie s’attache quant à elle à décrire les transformations plus récentes des représentations de l’artiste au 20e siècle ; mettant en avant des modèles paradigmatiques (van Gogh, Picasso, Duchamp) et des « rôles » spécifiques (excentrique, engagé, privilégié). Dès l’avant-propos (p. 12), Nathalie Heinich précise qu’elle entend non pas juger de l’art en prétendant à une position extérieure, mais « à partir de l’art » et de ses propres représentations ; les mythes étant parfois « créateurs de réalités » (p. 39). Ce parti pris justifie à ses yeux le recours aux descriptions de la vie d’artiste qu’avaient faites les écrivains du 19e siècle. Elle situe ainsi dans les années 1820-1830 – débuts de la Bohême – le creuset de l’invention de l’attitude artistique que nous connaissons ; reliant la disparition des valeurs de l’Ancien Régime au désir de création d’une nouvelle forme d’aristocratie chez des personnes 125
nées après la Révolution. L’une des difficultés des artistes post-révolutionnaires est en effet, selon elle, de parvenir à se faire une place singulière – le statut d’auteur unique et le « droit d’auteur » ayant été gagné au nom de la liberté d’expression – au sein d’une société devenue égalitariste (p. 234). Plusieurs formes de regroupements sont alors envisagées : sociétés, syndicats, cénacles, coopératives, etc. qui à partir de la seconde moitié du 19e siècle évolueront vers les mouvances et groupes d’artistes « autonomes » de l’avant-garde (p. 156). Nathalie Heinich décrit de manière très convaincante l’articulation de deux idées absolument contradictoires : d’un côté la revendication aristocratique d’une innéité de l’excellence artistique et de l’autre le principe selon lequel chacun aurait droit à la reconnaissance selon le principe méritocratique de la démocratie (p. 273-274). L’artiste se trouve de fait dès cette époque écartelé entre une vocation à faire partie d’une élite privilégiée et la revendication d’une position excentrique « à la marge », tout en souhaitant s’engager au cœur de la société. Entre autres conséquences, ces contradictions entraîneront d’ailleurs un déplacement de l’intérêt pour les œuvres vers un intérêt pour les artistes. D’autres paradoxes sont évoqués : comment faire de l’anormalité une norme ? Comment échapper aux modèles en en devenant un ? (p. 295) Ces questions se doublent plus récemment des situations contradictoires que l’auteure a relevées dans plusieurs de ses ouvrages – notamment dans Le Triple jeu de l’art contemporain –, à savoir la défense et la promotion des opérations de « transgression artistique » par les institutions publiques de l’art contemporain. Elle remarque à ce propos l’« aveuglement » de certains auteurs, en particulier Pierre 126
Bourdieu qui, dans son soutien à Hans Haacke, perdait de vue l’appartenance de la démarche de ce dernier aux exigences élitistes de l’art contemporain (p. 312-316). La fin de l’ouvrage concerne l’extension sans fin de la notion d’artiste dans la société contemporaine (extension aux cinéastes ou aux commissaires d’exposition). Cette extension nous montre la fortune de la position de l’artiste au sein de la société – y compris au nom de conceptions complètement ancrées dans l’époque romantique (p. 326). Le parti pris de l’auteure prend alors tout son sens : décrire un moment particulier de valorisation de la figure de l’artiste par la constitution d’une identité à la fois singulière et exemplaire – élitiste, tout en visant une reconnaissance collective – ; moment dont nous sommes encore redevables aujourd’hui. On regrettera parfois l’absence d’une réflexion plus poussée sur les modèles mis en avant par les artistes du 19e siècle, et en particulier certaines figures considérées à l’époque comme des modèles absolus (Michel-Ange, Raphaël ou Léonard). Et ce, même s’il est vrai que la figure du « génie » de la Renaissance est assez différente des « excentricités » du Romantisme (p. 120). Un autre regret est plus général : le livre est un peu décousu et il ne semble pas apporter grand-chose à la recherche de Nathalie Heinich – elle se réfère constamment à l’ensemble des ouvrages qu’elle a publié antérieurement –, ni même aux recherches concernant l’époque dont elle traite – les principaux auteurs qu’elle convoque ayant depuis bien longtemps largement « couvert » cette thématique (Bénichou, Cassagne, Bourdieu, Ivens, etc.). Jérôme Glicenstein
Dada Centre Pompidou, Paris, 5 octobre 2005 – 9 janvier 2006
L’exposition « Dada » au Centre Pompidou est difficile à apprécier. Non que les œuvres présentées y soient particulièrement dérangeantes mais au contraire parce qu’elle transforme des interventions contestataires dont le but était bien souvent de remettre en cause le musée, l’art ou l’exposition, en objets muséaux. Cette contradiction explique sans doute qu’on ne se soit pas risqué à exposer Dada en France depuis quarante ans. Et encore, à l’époque, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris avait contourné le problème en mettant à contribution les anciens « acteurs » de Dada encore en vie (lesquels étaient encore suffisamment nombreux pour « cautionner » l’opération). Les organisateurs de l’exposition « Dada » de cette année ont, quant à eux, plutôt ignoré le problème et ne se sont pas non plus posé la question de savoir ce que peut signifier Dada aujourd’hui ; traitant l’ensemble de manière « documentaire », comme s’il s’agissait d’un mouvement artistique comme un autre. Le problème, évidemment, est que non seulement Dada n’est pas un mouvement artistique quelconque mais il n’est même pas sûr qu’il s’agisse d’un mouvement ou d’art… Cette incertitude aurait dû inciter les commissaires à la plus grande prudence et tout au moins à se méfier de l’usage « incongru » des catégories habituelles de la muséographie. Pourtant, dira-t-on, l’exposition contient bien quelques peintures et sculptures. En
réalité, outre le fait que les « arts visuels » sont extrêmement minoritaires dans l’exposition face à la profusion infinie de tracts et lettres autographes – traités comme des reliques –, rien ne dit que les objets présentés soient ceux qui témoignent le mieux de Dada (ou de l’esprit Dada) chez leurs auteurs. Mais, objectera-t-on, ce sont des objets « authentiques » puisqu’ils ont été réalisés par les membres de Dada. Qui peut prétendre pourtant que tout objet produit par un dadaïste relève de Dada ? Les lettres de Breton à Tzara, chefs-d’œuvre de flagornerie à l’ancienne, témoignent-elles de l’esprit Dada ? Ou les boîtes en marqueterie de Thijs Rinsema ? C’est vraiment ne rien avoir compris à Dada que de penser de la sorte et le ridicule qu’il y a à présenter une réplique (restaurée !) de l’urinoir Fountain de Duchamp le dispute à la bêtise qu’il y a à prétendre un peu partout que Dada n’a pas de programme esthétique, tout en essayant pourtant d’établir des « catégories » à partir de slogans dadaïstes (« art élémentaire », « mécano dada », « dadapolis », etc.). À l’entrée de l’exposition, un grand texte explique sentencieusement que Dada est « souvent présenté à tort comme un groupe de jeunes plaisantins potaches et destructeurs ». Il est fait référence au « créateur dada [qui] fait table rase pour mieux reconstruire ». Il est affirmé que « ne pas chercher à produire des chefs-d’œuvre était peut-être le meilleur moyen d’en créer ». Pourtant, 127
contrairement à ce que prétend ce texte, et contrairement également au dépliant de présentation, Dada n’a jamais été un « mouvement », n’a pas fait « d’art », et surtout ne regroupait pas des « créateurs », auteurs de « procédés » qu’ils utilisaient avec « génie » pour « produire des œuvres ». Sans doute certains dadaïstes ont-ils individuellement produit des « œuvres » (au sens traditionnel) mais outre le fait que rien ne dit que les œuvres en question relèvent de dada, le plus intéressant et le plus important est bien plus ce qui est « entre » les œuvres, dans les actions collectives, dans les discussions, dans tout ce qui a contribué à remettre en cause toutes les traditions académiques et en premier lieu la révérence envers les « maîtres anciens ». Jusqu’à cette année, à chaque fois qu’on avait essayé de célébrer ou d’institutionnaliser Dada, il y avait toujours eu des personnes pour intervenir et dénoncer la mascarade. C’est ce qui s’était passé dès 1923 – au moment où Dada commençait à s’assoupir – lors de la représentation du Cœur à gaz de Tzara, interrompue par une bagarre déclenchée par Breton ; c’est ce qui s’était également passé lors de la présentation de La Fuite du même Tzara en 1946, interrompue par Isou ; c’est ce qui s’était passé lors d’une exposition d’Ernst rue des Beaux-Arts en 1958, perturbée par les étudiants des Beaux-Arts, etc. Cette fois-ci, l’exposition « Dada » n’aura suscité aucune protestation bien au contraire. Elle a fait la une des journaux, a été retransmise à la télévision, et elle a vu se presser une foule bienveillante qui s’est recueillie et a communié devant des lambeaux de papier présentés comme les restes de la vraie croix. Au fond, on en vient à se demander quels étaient les objectifs de cette exposition. S’agissait-il de rendre hommage à Dada ? 128
Dans ce cas, il aurait peut-être mieux valu « commander » des œuvres à des artistes contemporains, voire refaire autrement des actions dadaïstes (avec le problème que pose l’idée de « commande » ; une idée absolument contradictoire avec Dada). Il semblerait que la question ait plutôt été de savoir comment « faire entrer Dada au musée ». C’est sans doute ce qui explique la profusion d’objets et l’opération « readymade » généralisée qui permet de requalifier tout et n’importe quoi ayant vaguement un lien avec Dada en « œuvre d’art Dada ». Schwitters avait écrit que « tout ce que crache un artiste est de l’art ». On s’étonne presque de ne pas avoir vu les précieux fluides dans l’exposition. Il est facile de remarquer que le simple fait d’organiser une telle « célébration » paraît en contradiction complète avec l’esprit Dada – si tant est qu’on puisse parvenir à en définir quoi que ce soit de certain. Yann Kerninon, dans une tribune publiée par Libération le 14 octobre 2005, remarquait qu’il est « difficile d’imaginer une exposition plus radicalement négatrice de la véritable intention dadaïste ». Mais peut-être at-il tort ? Peut-être s’agit-il avec cette exposition d’un geste d’une ironie radicale à l’encontre de Dada, donc « fidèle à l’esprit de Dada » ? Dans cette hypothèse, l’ironie va très loin. Non contents d’être financés par le mécénat de la société ppr (de François Pinault) et d’être en « partenariat média » avec Le Figaro, les organisateurs ont placé à l’entrée cette phrase magnifique : « L’assurance des œuvres de cette exposition bénéficie de la garantie de la République Française ». Tzara, Duchamp, Picabia ou Heartfield n’auraient pas mieux fait. Jérôme Glicenstein
Cause and Effect Performance de cinéma interactif par Chris Hales et Teijo Pellinen 75 minutes, festival « Émergences », Maison de la Villette, Paris, le 30 septembre 2005
La Maison de la Villette n’a rien d’une salle d’exposition commune, d’un théâtre ou d’un cinéma. Elle est l’un de ces lieux hybrides, propices à accueillir des œuvres hybrides elles aussi. Cause and Effect, créé et présenté par l’artiste britannique, enseignant et chercheur Chris Hales et le chercheur Finlandais Teijo Pellinen, est à la fois un spectacle, une performance et une séance de projections vidéo interactives. Le
public, assis à même le sol, y participe de manière essentiellement collective et démocratique ; certes, une démocratie quelque peu primitive, puisque pour exprimer sa voix au sens figuré, il doit, par exemple, crier. C’est ce que Chris Hales et Teijo Pellinen nomment, non sans humour, « l’intelligence collective ». Mais d’autres expériences collectives sont proposées au spectateur, comme celle, par129
ticulièrement intéressante, de Jinxed. Ce film interactif gaguesque existe à l’origine sous forme de cd-rom dans lequel l’interacteur doit cliquer sur des objets qui vont agir sur le protagoniste comme autant d’embûches (peau de banane, savon glissant, lampe trop basse…). L’enjeu est de transposer l’espace de l’écran et de ses zones « clicables » sur l’espace formé par un public de masse. Avec peu de moyens, Chris Hales et Teijo Pellinen ont choisi de substituer à l’interface de la souris celle d’une lampe en forme de fleur. La lumière émise est captée par une caméra pointée vers le public et dont l’image est restituée sur l’écran, en marge du film. Chris Hales explique : « Il faut passer entre vous le flower power interface ». La notion de collectif est déclinée ici sous la forme d’un passage de relais. Le détenteur de la fleur lumineuse se voit simultanément à l’écran et visualise dans le film l’emplacement de son interface symbolisé par un curseur. Pour que ce curseur atteigne sa cible dans l’image, la lampe doit passer de main en main en quelques secondes, jusqu’à la personne du public située au niveau de la zone sensible dans l’image. Dans le cas contraire, le protagoniste du film échappe aux « mauvais sorts » des objets et passe une matinée sans encombre. Dans chacune des vidéos interactives de Cause and Effect, le spectateur, qui a une part déterminante sur le cours de l’histoire, devient l’élément d’un public massif : chacun assiste au même spectacle, au même moment et agit avec les autres. Ceci est relativement rare dans les arts interactifs, qui privilégient en général un rapport égalitaire entre l’homme et la machine, individualisant le spectateur. Jusqu’à, trop souvent hélas, le projeter sur le devant de la scène en le plaçant malgré lui, voire malgré l’auteur, en élément constitutif du « spectacle », 130
observé et d’une certaine façon « jugé » par les autres spectateurs. Dans Cause and Effect, il arrive au spectateur de se trouver dans une telle situation, poussée à l’extrême, mais de manière critique et humoristique : le spectateur sorti de la masse est en quelque sorte trahi et piégé lorsque Teijo Pellinen l’interroge en enregistrant ses réponses à son insu, afin que Chris Hales les détourne pour les recontextualiser plus tard dans une parodie de film d’espionnage, I Spy. L’originalité de Cause and Effect réside également dans la présence de ses auteursperformers, qui deviennent aussi animateurs. Plus précisément, Chris Hales endosse le rôle de programmeur-bricoleur, sorte de dj mixant « en live », et Teijo Pellinen forme un mélange de Monsieur Loyal, de médiateur entre le public et l’œuvre, et de « bonisseur-conférencier » – comme on nommait celui qui, avec le pianiste et parfois le bruiteur, accompagnait les images des premiers films muets français pour situer l’action, improviser les dialogues et établir un lien entre les différentes saynètes. Cause and Effect est la preuve – ô combien vivante – que l’hybridation entre art interactif, performance, cinéma et théâtre produit non seulement un artiste-auteur qui tend à élargir ses fonctions, mais aussi un spectateur hybride. Celui-ci se rapproche du spectateur populaire des premières curiosités spectaculaires, du 18e au début du 20e siècle (théâtre, foires, fééries, panoramas, puis cinéma). Il nous rappelle le sens premier du terme, qui renvoie au spectateur non pas d’expositions artistiques, mais de spectacle, à savoir de théâtre, de cirque, puis de cinéma et de variétés. Caroline Chik
You’re dead Performance de Yann Duyvendak Maison de la Villette, Paris, 1er octobre 2005, 23 h 45, 15 minutes
Yann Duyvendak s’introduit sur scène en traversant le public. Il est vêtu en militaire : tee-shirt impression feuillage vert et pantalon treillis. Il porte à la taille un émetteur relié à un micro hf en oreillette et une arme en bandoulière. Il investit l’espace scénique en se plaçant face au public tout en parlant et en marchant. Tandis qu’il marche, il décrit l’orientation de sa marche à venir. Il applique ainsi le principe austinien du performatif « quand dire c’est faire ». Dans ce premier temps, la zone qu’il délimite par sa marche semble indiquer un hors-champ que nous comprenons plus aisément lorsqu’il entre dans une autre zone de la scène côté cour. Dans cette zone balisée par une signalétique de bandes au sol, il se place devant le projecteur et le lecteur dvd qui s’y trouvent et il énonce là encore ce qu’il fait : « appuie sur on ». Cette tendance à énoncer tout ce qui est en train de se faire, nous la retrouvons tout au long de la performance. Cette animation – cinématique d’un jeu vidéo guerrier – expose une barre de défilement qui se télécharge. Pendant ce téléchargement Yann Duyvendak se colle à
l’écran, se superpose à la projection, en position statique, en appui sur ses jambes maintenues écartées dans la même largeur que ses épaules, l’arme en bandoulière. Il se rend ainsi lisible comme image au même titre que l’animation : maintenu en position pause. Dans cette position d’attente, sa posture souligne et renforce l’idée du téléchargement en cours. Puis les composantes et paramètres du jeu s’affichent à l’écran, il commence alors à s’animer. Le performer explore une transposition des jeux entre réalités et niveaux de lecture autour des positions alternées : d’acteur, de joueur et de performer distant de la performance. Il pose ainsi les questions de l’immersion dans le jeu, de l’identification du joueur à l’acteur et de la distanciation par le travers burlesque de la gestuelle et des termes guerriers. Yann Duyvendak dans sa fonction de performer-soldat, prend la place subjective de l’acteur du jeu. Il se déplace, arme brandie. Il s’implique dans les changements de points de vue de la cinématique de jeu projetée en simulant la place occupée par l’acteur du jeu vidéo. Il suppose 131
donc l’identification à l’acteur : il « performe » le jeu, le met en perspective et ce transfert frôle le caricatural, le comique. La gestuelle chorégraphique du performer se synchronise avec les axes acteur / caméra du film. L’image est mise en abîme par ce jeu quasi topographique de déplacements du performer ; ce dernier s’appliquant à marquer les changements de points de vue par des orientations axiales sur scène. Les demi-tours, les tours complets sur luimême de Yann Duyvendak, les segments de lignes droites, formalisent ses directions et orientations dans l’espace avec ce qui est projeté. Les spectateurs obtiennent ainsi une double lecture, visuelle et directionnelle, où ils se projettent en retour. Un jeu chorégraphique insiste également sur la marche, sur une variation de type de sauts : il simule des actions comme la montée d’un escalier. Puis il s’assied sur une chaise pour évoquer la place du joueur localisé dans son espace de jeu cette foisci. Il simule maintenant le geste du joueur manipulant son interface : mitraillette ; à ce moment le bruitage sonore de la cinématique du jeu projeté est audible. Il est dos aux spectateurs, nous le voyons agir. Le plan de lecture s’est déplacé de l’interne vers l’externalité du jeu pour nous questionner sur les pratiques de la violence, sur les réalités mêlées entre guerre et spectacle. L’emplacement et la position critique du performer varient ainsi selon son adhésion au trajet spatial du jeu à l’écran. La performance s’anéantit littéralement dans un carnage : joute audio-visuelle des médias et du jeu dans laquelle les spectateurs sont cyniquement pris à partie jusqu’à la suffocation. Nathalie Fougeras
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Labyrinthe invisible Jeppe Hein Espace 315, Centre Pompidou, Paris, 15 septembre – 14 novembre 2005
À peu près 300 m2 de vide, voilà ce à quoi pourrait nous amener une lecture formaliste de l’œuvre de Jeppe Hein présentée à l’Espace 315 cet automne. Mais c’était bien sûr plus complexe que cela. Comme son titre l’indique, cette unique œuvre était un Labyrinthe invisible : non pas inexistant mais non matérialisé par un objet perceptible par les yeux, accessible par d’autres
moyens intellectuels et techniques. Le thème du labyrinthe passionne Hein depuis longtemps et il en a sélectionné sept modèles issus entre autres de la littérature, des jeux vidéo ou de l’histoire des jardins pour concevoir cette œuvre : un différent pour chaque jour de la semaine. Pour accéder à l’œuvre, chaque visiteur se voit doté d’un casque émetteur-récepteur 133
qui signale sa position au dispositif mis en place par l’artiste et lui renvoie un signal sous forme de vibration lorsque le malheureux heurte l’un des murs virtuels. Les spectateurs déambulent donc lentement, stoppant net, tournant à angle droit ou s’écartant prudemment pour se croiser au milieu de cette pièce complètement vide. Cet étrange ballet entre jeu interactif et danse contemporaine provoque une impression de gêne mêlée de complicité, un intérêt mâtiné d’humour et de surprise. Comme le souhaitait l’artiste, un certain lien (minimal) se crée parfois entre les personnes présentes, une nouvelle perception de l’espace se met en place en même temps que le jeu, en tout cas pour ceux que ce genre de pratique interactive amuse. Nous retrouvons dans ce labyrinthe l’ensemble des moyens qui constituent habituellement les œuvres de Hein, poussés ici à une sorte d’aboutissement qui laisse présager un possible tournant dans son travail. C’est par exemple le mouvement qui enclenche et matérialise l’œuvre, le jeu avec et sur l’espace et sa perception, une forme particulière d’interactivité puisque ses dispositifs ne fonctionnent pas en dehors de la présence du spectateur qui le déclenche et l’expérimente. C’est aussi un statut bien spécifique des objets. Ils ne sont pas les œuvres, ils en rendent possibles la perception et la compréhension, ils sont les supports de l’expérimentation, des outils, des sortes de catalyseurs de l’œuvre. Hein utilise ainsi toujours le minimum de forme – non pas une forme minimale – autrement dit juste ce qui est nécessaire au fonctionnement du projet, d’où les formes et matériaux élémentaires (pans de mur, boules, cubes, bancs, eau…). Cela semble issu de préoccupations fonctionnalistes – la forme suit la fonction, juste ce qu’il faut de matiè134
re, c’est la structure qui définit l’apparence… – ou fonctionnelles bien plus que formelles et minimalistes. Enfin, le statut de ses œuvres est identifiable à un principe immatériel, leur identité spécifique, potentiellement réitérable sans déperdition. Ainsi, rien n’empêcherait – et sans doute le verrons nous un jour – qu’il la réexpose dans un autre lieu, sous une forme différente ou simplement actualisée, sans que ni l’œuvre, ni son fonctionnement, ni ses effets, ni ses significations n’en soient en rien perturbés. Si cela ne lui est pas propre et se retrouve de plus en plus dans nombre de travaux contemporains, c’est chez lui tout à fait paradigmatique. Dans le cas de ce Labyrinthe invisible, l’immatérialité de l’œuvre est associée à une dématérialisation quasi totale des objets qui normalement nous la médiatisent. Cela le rapproche par exemple beaucoup plus des recherches d’un Yves Klein pour « manifester l’immatériel » (dans ses « zones de sensibilité picturale immatérielle ») que de celles, bien matérielles, des minimalistes auxquels il est souvent assimilé. En effet, si visuellement on peut toujours reconnaître des formes qui en sont proches, ses œuvres relèvent d’un principe bien loin de la simple tautologie et dont la réalisation nécessite une véritable maîtrise technique aux antipodes des préoccupations de ces artistes américains. Cette technologie lui permettra-t-elle de poursuivre ces processus de dématérialisation de l’œuvre et de ses objets jusqu’à nous en proposer de nouvelles, différentes, mais dont les manifestations physiques prendraient aussi, comme dans le cas du Labyrinthe invisible, la forme d’une pièce en apparence totalement vide ? Pascal Cuisinier
John Maeda Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 19 novembre 2005 – 19 février 2006
C’est la seconde exposition personnelle de John Maeda en France. La première s’était tenue dans les locaux de la boutique Colette en 2002. Né en 1966, John Maeda a su s’imposer en tant que « gourou » d’un art « programmatique », notamment par le biais du Media Lab / mit, où il enseigne et où il a formé de talentueux jeunes artistes tels que Benjamin Fry, Casey Reas ou Josh
Nimoy. Le public français connaît surtout Maeda par ses livres (Maeda@media, Design by Numbers et Code de création) et par ses élégants calendriers interactifs ou cartes de voeux pour Shiseido (ou encore pour… Cartier), visibles sur Internet (http://www.maedastudio.com). L’exposition Maeda à la Fondation Cartier était donc attendue. Deux séries d’œuvres 135
sont présentées : Nature et Eye’m. Hungry. Sur le carton d’invitation, le mot « nature » est écrit avec une mosaïque de carrés qui font référence au pixel et nous préviennent de l’essence artificielle de la nature dont il sera question. Pour Eye’m Hungry, c’est le calembour du titre qui nous avertit que ce sont les yeux qui seront nourris et non les estomacs. Au sous-sol, dans une grande salle, sont disposés sept écrans (c’est Nature) au centre desquels une longue file d’attente (le jour du vernissage en tout cas) patiente pour voir Eye’m Hungry, série d’œuvres situées dans une petite salle dont l’accès est régulé par une paire de gardiens. Il y a là une petite astuce de mise en scène, certes pas inédite mais toujours intéressante : pour accéder à une série d’œuvres, le public patiente devant une autre, forcé peut-être d’y consacrer bien plus de temps qu’il ne l’aurait fait a priori. C’est à ce stade que les choses se gâtent. Nature est une série de sept vidéos pré-calculées (pas de hasard ou d’interactivité) diffusées en boucle et dont l’ambition annoncée est d’imiter, de retrouver des effets observés dans la nature : le gazon, les nuages, la pluie, etc. D’un aspect séduisant, elles lassent cependant très vite et, si elles parviennent bien à démontrer la virtuosité de leur auteur, on déplore que l’enquête sur la beauté des formes, des phénomènes et des processus de la nature qu’effectue Maeda semble à la fois laborieuse, indécise et mécanique. La pluie se transforme en feuilles qui se transforment en trames, qui se couvrent de gouttes d’eau… à intervalle régulier, les animations changent, comme s’il n’y avait pas eu suffisamment d’écrans pour tout exposer et qu’il avait fallu servir au public des pots-pourris, des sélections d’échantillons aux durées calibrées. 136
Finalement, on ne pense ni à la pluie, ni au vent, ni aux micro-organismes, mais plutôt aux économiseurs d’écran des ordinateurs. Eye’m Hungry est d’un autre genre. Il s’agit d’une petite salle où six petits écrans sont accrochés aux murs. Face à chacun de ces écrans, on peut s’asseoir et manipuler un dispositif interactif : clavier, trackball, micro. Le thème est donc la nourriture : des brocolis s’envolent lorsque l’on manipule un clavier, des soupes en boîte (Campbell’s évidemment) s’ordonnent dans un espace 3D… On fait vite le tour de ces travaux un peu vains et à chaque fuite d’un visiteur, les gardiens demandent : « vous partez déjà ? ». John Maeda justifie Eye’m Hungry par sa biographie : il donnait un coup de main dans le restaurant familial et voulait être artiste alors que ses parents voulaient qu’il soit ingénieur. Il insiste également sur son héritage culturel : la nourriture japonaise – Maeda est américain mais ses parents sont originaires du Japon – est à regarder autant qu’à consommer. Mais ces justifications ressemblent plus à un vernis appliqué en catastrophe pour masquer les faiblesses du tout. En étant méchant, on pourrait dire de Maeda qu’il est le moins bon de ses élèves – ce qui fait de lui un excellent professeur. Dans ses livres, John Maeda prend des positions intransigeantes sur l’esthétique des œuvres numériques, il fustige les artistes qui, en ne fabriquant pas eux-mêmes leurs outils, se laissent guider par des logiciels tels que Photoshop ou Flash. En jugeant sur pièces, on est plutôt déçu : Maeda semble lui aussi se laisser guider par des limites – non pas celles des logiciels mais celles de son talent d’artiste. Jean-Noël Lafargue
Mélancolie. Génie et folie en Occident Grand Palais, Paris, 13 octobre 2005 – 16 janvier 2006
S’il est une exposition « à thèse » cet hiver à Paris c’est bien celle organisée par Jean Clair. L’exposition se propose d’explorer le thème de la Mélancolie à travers 250 œuvres s’échelonnant de l’Antiquité à nos jours. Si chacun s’accorde pour dire que depuis la parodie d’exposition « L’Aigle de l’Oligocène à nos jours (Düsseldorf, 1972) » de l’artiste Marcel Broodthaers, toute exposition thématique est suspecte – courant à tout instant le risque du « fourre-tout » –, c’est sans plus d’hésitation que Jean Clair a monté son projet avec une certaine pugnacité – si on n’en croit les déclarations de ce dernier qui raconte à qui veut l’entendre la réticence des « institutionnels » face à son « ambitieux » projet.
L’exposition se présente comme une succession de salles répondant plus ou moins chronologiquement au thème de la Mélancolie. On pénètre dans l’espace d’exposition par le rez-de-chaussée où s’égrène une première série de salles. L’accrochage est sobre avec un soin particulier accordé à la scénographie par Hubert Le Gall. L’ambiance est solennelle, les œuvres judicieusement mises en valeur par l’éclairage et l’accrochage aéré. Tout ici appelle à la contemplation et à la méditation malgré le grand nombre de visiteurs. On accède enfin à une étonnante salle verte, très sombre, dans laquelle sont exposés, sans réelle distinction, œuvres d’art et objets scientifiques – dernier clin d’œil aux Cabinets de curiosités 137
avant d’effectuer le « grand saut » dans l’âge des Lumières. Assez scolairement – référence oblige au mythe de la caverne – l’accès aux Lumières s’effectue par le majestueux escalier du Grand Palais. Notre ascension est rythmée par une bande sonore composée de morceaux de musique classique ayant prétendument la vertu de plonger le visiteur un peu plus dans l’ambiance mélancolique. Un mur sur lequel sont inscrits quelques aphorismes et citations fait la jonction entre les deux parties de l’exposition. Parvenus au premier étage, nous suivons le périple des âmes torturées, ponctué d’œuvres plus ou moins judicieusement sélectionnées par Jean Clair, avant de tomber nez à nez avec une palissade montrant des photographies morbides de David Nebreda annonçant l’époque moderne et contemporaine. Et c’est assurément dans la dernière salle consacrée aux œuvres les plus récentes que le visiteur sera saisi d’une réelle tristesse à défaut de mélancolie. Ici, les œuvres sont alignées à la même hauteur sur un mur blanc sans doute en référence au White Cube moderniste. Les artistes de la modernité sont représentés pour la plupart par des œuvres mineures de leur production mais ayant dans leur titre une référence à la mélancolie telle qu’elle est envisagée par Jean Clair. Le dépouillement de la mise en scène tranche alors avec les salles précédentes. L’alignement rigoureux des œuvres fait davantage penser à un peloton d’exécution qu’à une exposition d’art. Au centre de la pièce, une encombrante sculpture de Anselm Kiefer – providentiellement intitulée Melancholia – finit de rendre cette dernière salle antipathique. Paradoxalement, la seule lueur d’espoir semble émerger du géant en cire de Ron Mueck qui se morfond dans un coin de la salle. 138
Jean Clair n’a jamais fait mystère de son opinion sur l’art moderne et contemporain. Après avoir passé plusieurs années à la tête du Musée Picasso tout en affirmant sa détestation de l’artiste, il réalise avec « Mélancolie » une exposition très personnelle dont on imagine pour lui la portée libératrice. Cette exposition montre par ailleurs la fascination que le propos de Clair peut exercer sur l’amateur d’art contemporain ; fascination principalement due à la radicalité du parti pris – certes discutable – dont fait preuve cette présentation. Maxence Alcalde
Bilan du 1er Forum des revues de recherche en art Université Paris 8, 17 novembre 2005
La matinée a été consacrée à la présentation de chaque revue ; à la suite de quoi, certains points communs ont été discutés. C’est d’abord la question de la maquette qui a été abordée. La plupart des revues ont élaboré leur maquette dans le but de rendre visible une identité spécifique. Ainsi, la revue Culture et Musées (Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse) explique même que c’est la maquette comme le contenu qui ont particulièrement intéressé la maison d’édition Actes Sud. Une maquette commune à tous les numéros d’Études théâtrales (Université de Louvain-la-Neuve, Belgique) permet de maintenir une identité visuelle alors même que différents intervenants du milieu scientifique et artistique sont réunis pour chaque numéro thématique. Conserver la
même maquette pour chaque numéro est aussi le choix de Marges (Université Paris 8), pour asseoir sa visibilité et faciliter sa mise en page. La revue en ligne Imagesre-vue (groupement de trois laboratoires de l’ehess, Paris) a tenu compte pour la réalisation de sa maquette des impératifs propres au web : afficher de façon satisfaisante les textes des auteurs et les images appuyant leurs analyses théoriques et en permettre le téléchargement gratuit grâce à des fichiers adéquats. D’autres intervenants – telles que les éditions Incertain sens (Université Rennes 2) plate-forme pour l’édition de livres d’artistes ou Anomalie (association « Anomos ») – préfèrent adapter leur maquette à la thématique des numéros ou en fonction des partenariats ponctuels et intervenants spécifiques à un projet donné. 139
La question des subventions et des aides accordées aux revues a également fait l’objet d’une discussion. Certaines bénéficient de financements institutionnels : aide du cnl pour Études théâtrales ; soutien du ministère de la culture et de la communication (cnap, drac ou frac) pour Culture et Musées, Critique d’art, Anomalie et l’éditeur Incertain sens ; aide d’un fond régional ou d’une fondation pour Culture et Musées et Critique d’art ; aide de la Communauté française de Belgique et de la Fondation Universitaire de Belgique pour Études théâtrales. De nombreuses revues ont fait appel à une maison d’édition ou à une co-édition : Culture et Musées avec Actes Sud, Anomalie avec la Maison européenne de la photographie ; partenariat entre l’équipe de recherche en Arts plastiques « ea 4010 » de l’Université Paris 8 et l’association amp8. Les questions de diffusion et de distribution des numéros de chaque revue sont abordées depuis plusieurs points de vue : nombre d’exemplaires tirés, diffusions, rôle ou non de l’abonnement pour une revue, annonce d’un numéro paru. La parution d’un numéro est liée à la question du public et est également évoquée lors de cette matinée. Les revues papiers d’ordre scientifique sont tirées en moyenne à 1 000 exemplaires. Dans ce cas – comme pour Études théâtrales, Culture et Musées, Anomalie et Critique d’art –, les aides financent partiellement ou totalement les parutions. D’autres revues s’auto-financent : le recours aux services intégrés aux universités – revue papier Marges – ou à la mise en ligne via Internet – Imagesre-vue – garantissent un faible coût de revient. La diffusion, quant à elle, relève alors de la mobilisation des membres de la rédaction pour assurer la distribution en librairie des numéros : c’est 140
le cas de Marges, Études théâtrales ou des éditions Incertain sens (lors de rencontres ou foires de livres d’art). Les autres revues bénéficient de diffuseurs. L’abonnement s’avère essentiel pour certaines revues de type scientifique, telles que Culture et Musées, Marges, Imagesrevue et Critique d’art. Il assure en effet la visibilité de ce genre de revues auprès de leurs publics, scientifiques ou spécialistes de l’art. Leur achat par les institutions ou les bibliothèques passent obligatoirement par l’abonnement papier ou en ligne. Chaque revue met donc en place des stratégies de visibilité grâce à des annonces transmises à l’aide de différents médias : l’abonnement (Culture et Musées, Imagesre-vue et Critique d’art) ; les annonces dans des listes de diffusion en ligne ou des portails Internet de revues (Marges et Imagesre-vue) ; la création d’une banque de données (Critique d’art) ; l’association ponctuelle liée à un événement (les derniers numéros d’Anomalie avec la mep., par exemple). Chaque revue a souligné l’importance d’une thématisation des numéros. Construire un numéro autour d’une thématique permet, en effet, de problématiser davantage son contenu et de s’adresser à un public plus spécifique. C’est en général en se rattachant à des événements inter-scientifiques, artistiques ou culturels que se structurent ces numéros : publication d’actes de colloques (n° 27, 28 et 29 des Études théâtrales, consacrés à « Arts de la scène, scène des arts ») ; de journées d’études (« Art et savoirs » dans le n° 4 de Marges) ; association à un événement artistique (derniers numéros d’Anomalie consacrés au festival « Art Outsiders » à la mep ou à « Brasil ») ; bilan d’une situation culturelle (n° 4 de
Culture et Musées à propos des « Friches, squats et autres lieux ») ; l’approche transversale d’une thématique (premier numéro en ligne de Imagesre-vue, théories en art, de l’art antique à la période contemporaine). Du côté de la rédaction, nombreuses sont les revues qui font appels à des contributions afin de publier des chercheurs tous statuts confondus (doctorants, enseignants, chercheurs de laboratoires, artistes-chercheurs). Les auteurs et les intervenants changent ainsi souvent, selon les thématiques abordées. Les articles sont sélectionnés en fonction de leur qualité et de leur capacité à problématiser une démarche artistique (qu’ils soient liés à la thématique choisie ou qu’ils fassent partie d’un éventuel « Varia »). Les comités de rédaction sont donc constitués de membres réguliers ou d’une équipe ponctuelle, fixée pour un numéro autour d’une thématique donnée. Ces débats ont surtout occupé l’après-midi, essentiellement consacré aux questions de reconnaissance scientifique des revues de format universitaire et de transdisciplinarité de la recherche en art. Ont ainsi débattues des questions telles que la contribution ou non d’un spécialiste lorsqu’un numéro est thématique. L’exemple de Marges, qui consacre son cinquième numéro à « l’Exposition », permet de lister un certain nombre de problèmes rencontrés : débats, critères de choix d’articles, ton employé. Les membres de la revue Études théâtrales expliquent qu’ils font appel à un réseau d’universités, et aussi à des metteurs en scène, comédiens, chorégraphes ou régisseurs pour réunir ces articles. La présentation et / ou publication en ligne des revues, sur le web ont fait aussi l’objet d’une discussion. Elle se conclut sur le fait
que ces deux types de publications ne s’opposent pas mais au contraire se complètent. Marges évoque la possibilité de publication en ligne de résumés français et anglais de ses numéros et d’une refonte de sa présentation pour Internet. Toutes les revues ont des pages Internet présentant leurs différents numéros. La journée s’est terminée par l’évocation de deux projets. L’Institut Charles Cros de Marne-la-Vallée lance sa revue dont le premier numéro est consacré à la publication d’un séminaire en cours « L’Œil pour écouter, l’Oreille pour voir », auquel participent des enseignants chercheurs et des doctorants. Les doctorants de l’Université d’Amiens, de leur côté, mettent en avant la multidisciplinarité de leur équipe (art, anthropologie…) et souhaitent créer une revue interdisciplinaire. Ils débattent actuellement de la composition d’un comité de rédaction, voire d’un comité scientifique ainsi que de la participation d’intervenants extérieurs, afin que la revue soit validée par l’ensemble de la communauté scientifique. La reconnaissance par la communauté scientifique ainsi que la pérennité de ces différentes démarches éditoriales restent les deux enjeux fondamentaux de l’ensemble de ces revues à vocation scientifique. Par leur participation active à ce premier forum de discussion des revues de recherche en art, les équipes de ces différentes revues ont montré leur désir et besoin de mettre en commun des savoirs et des savoir-faire. Nathalie Fougeras
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abstract
Les politiques des biennales d’art contemporain de 1990 à 2005 In-Young Lim Les biennales d’art contemporain se sont considérablement développées ces dernières années au point de parler d’un phénomène de « biennalisation ». Cet article choisit de centrer son observation sur les politiques suivies dans ces manifestations, afin d’éclaircir les raisons de son émergence. À terme, cette tendance pourrait conduire à interroger la postérité du conceptmême d’exposition.
Art interactif et pré-cinéma. Des modes de relation parallèles et hybrides Caroline Chik Dans l’art interactif, de nouveaux rapports physiques se créent entre l’œuvre et le spectateur jusqu’à y inclure ce dernier. D’autres dispositifs reposent sur la notion de contact, faisant de la main une interface et de l’œuvre un jouet manipulable. Un rapprochement entre pratiques interactives et jouets optiques pré-cinématographiques laisse apparaître des similitudes dans certaines figures hybrides de l’artiste et dans les modes de monstration de deux pratiques technologiques pourtant éloignées de plusieurs siècles.
Espace d’exposition temporaires consacrés à l’art contemporain Bo-kyoung Lee Aux espaces conventionnels dédiés à l’exposition d’art contemporain se substituent 144
des lieux alternatifs. Comme en témoigne plusieurs manifestations européennes, le monde de l’art s’ouvre au monde qui l’abrite. Tandis que la neutralité promue par le modèle du White Cube s’est imposé, apparaissent d’autres modes d’exposition le remettant en cause. Le lieu urbain non muséal occupe une place nouvelle et souvent centrale de l’œuvre : il devient un catalyseur de créativité.
Panorama des institutions d’art contemporain à Turin Emanuela Genesio Ces dernières années, la ville de Turin s’est consacrée au développement d’une politique culturelle visant le secteur de l’art contemporain. On a pu notamment assister à l’implantation de nouveaux sites d’exposition et à la mise en place de manifestations à vocation internationale. En ce sens, la politique culturelle de Turin apparaît comme un cas exemplaire d’instrumentalisation de l’art contemporain au service de la promotion de la ville sur la scène internationale et de la convergence entre les enjeux de cet art et le processus de mondialisation économique.
Un discret choc des cultures. L’exposition occidentale de l’exotique Maxence Alcalde Dans les années 1980-1990, plusieurs expositions ont entrepris de questionner les rapports entre art « occidental » et art « nonoccidental ». Chacune des ces tentatives curatoriales revenait sur les relations plus ou moins fantasmées entre ces pratiques artistiques, sans toutefois parvenir à en for-
muler une version claire. Etrangement, c’est peut-être chez Quatremère de Quincy (17551849) que se trouve la clef du rapport mis à l’épreuve par ces récentes présentations.
De quelques significations et conséquences possibles de la mise en exposition d’un « art contemporain islamique » Monia Abdallah L’exposition d’œuvres sous la dénomination « art contemporain islamique » est l’occasion de la construction – voire de l’instauration institutionnelle – d’une notion. Cet article interroge la validité et la légitimité de cette terminologie et questionne les conséquences et implicites qu’elle induit sur la lecture et la classification de ces œuvres d’art. Si elle permet de manière effective de les faire accéder à une certaine visibilité, elle relève de critères de définition peu clairs, reste paradoxale au regard des pratiques elles-mêmes et ne fait pas l’économie d’une certaine instrumentalisation politique du domaine artistique.
Entretien entre François Piron et Rozen Canévet Depuis les années 1960, la figure du curateur est sans aucun doute au cœur des débats. À l’occasion de « Subréel », François Piron revient sur les motivations de ses choix en tant que commissaire d’exposition. On verra notamment que la posture du curateur engage le visiteur dans une lecture parfois subjective de l’art contemporain, interprétation d’autant plus palpable à l’ère du simulacre. 145
Contemporary Art Biennials Politics, 1990-2005 In-Young Lim The number of contemporary art biennials has greatly increased in the past few years, to a point where one starts speaking of a “biennalization” phenomenon. This meticulous article chooses to focus on the policies adopted in these manifestations, in order to bring light upon the reasons for a trend that could eventually challenge the very notion of exhibition.
here described, the art world opens up to the world in general. While the white cube model annihilated the presence of the mural space by neutralizing it, other exhibition modes have appeared who in turn challenge it. The non-museum urban place represents a new and often central spot for the artworks, while becoming a creativity catalyst.
Caroline Chik In interactive art, new physical configurations are created between the artwork and the spectator. Some participation modes tend to reduce the spatial distance between these two, even including the spectator in the artwork itself. Other situations rely on the notion of contact ; using the hand as an interface and the artwork as a toy that can be played with. A parallel between interactive artworks and pre-cinema optical toys shows similarities in some hybrid figures of the artist and in two technological practices, centuries apart.
A Panorama of the Contemporary Art Institutions of Turin The author is interested in the specific case of the city of Turin and in the expansion in recent years of its cultural policy towards the field of contemporary art ; with among other things the creation of new exhibition venues, as well as international events. The city of Turin’s policy seems to be an exemplary case of contemporary art “instrumentalization” in the name of promotion of the city on the international scene. At the same time though, it is binding together the goals of contemporary art with the process of economic globalization.
A Discreet Confrontation of Cultures : Westerners’Exhibition of Exoticism Maxence Alcalde
Temporary Exhibition Spaces Used for Contemporary Art Bo-kyoung Lee Conventional spaces dedicated to the presentation of contemporary art exhibitions are being replaced by alternative spaces. As is the case of several European initiatives 146
About a Few Possible Leanings and Consequences of “Islamic Contemporary Art” Presentations Monia Abdallah
Emanuela Genesio
Interactive Art and Pre-cinema : Parallel and Hybrid Relational Modes
challenge posed by these recent presentations in the writings of Quatremère de Quincy (1755-1849).
In the years 1980-1990, several exhibitions have attempted to question the relation between “western” and “non-western” art. Each of theses curatorial attempts addressed the more or less fantasized relations between these artistic practices, without however a very clear formulation. Strangely enough, one could maybe find a key to the
The exhibition of artworks under the qualification of “Islamic contemporary art” is seen as the opportunity of the construction -and perhaps institutional foundation- of a notion. This article questions the validity and legitimacy of this terminology. It also questions the consequences and implicit facts this induces on the understanding and classification of these artworks. If it allows them effectively the access to a certain visibility, it refers to an unclear definition. It also remains contradictory in relation to the practices themselves ; being subject to certain political “instrumentalization” of the artistic domain.
Interview of François Piron by Rozenn Canévet Since the sixties, the curator as a character is no doubt at the heart of debates. On the occasion of “Subréel”, François Piron reexamines the motivations of his choices as exhibitions’ curator. One can notice how the curator’s attitude forces the visitor into a sometimes subjective reading of contemporary art ; an all the more so tangible interpretation in an era of simulacra.
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Qualités des auteurs
Monia Abdallah Doctorante à l’e.h.s.s.
Audrey Leblanc D.E.A. art des images et art contemporain, enseignante dans le second degré
Maxence Alcalde Doctorant en Arts Plastiques, Sciences et Technologies des Arts à Paris 8, ater. Rozenn Canévet Doctorante en Arts Plastiques, Sciences et Technologies des Arts à Paris 8, ater. Caroline Chik Doctorante en Arts Plastiques, Sciences et Technologies des Arts à Paris 8, artiste multimédia Emanuela Genesio Docteur en Esthétique et Arts Plastiques, chargée de cours à Paris 8, critique d’art
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Bo-kyoung Lee Doctorante en Arts Plastiques, Sciences et Technologies des Arts à Paris 8.
Générique
Marges est la revue de l’équipe de recherche ea 4010 du département Arts Plastiques de l’Université Paris 8 Vincennes à Saint-Denis.
Comité de rédaction : In-Young Lim Doctorante en Arts Plastiques, Sciences et Technologies des Arts à Paris I. François Piron Commissaire indépendant
Responsable : Jérôme Glicenstein, jerome.glicenstein@club-internet.fr Rédacteurs : Maxence Alcalde, Yannick Bréhin, Caroline Chik, Pascal Cuisinier, Mok Mi Hudelot, Claire Fagnart, Nathalie Fougeras, Audrey Leblanc, Stéphane Reboul.
Graphisme : Félix Müller Mise en Page : Yannick Bréhin, Rémy Ventura Horta Traductions : Jérôme Glicenstein Crédits photographiques : Les droits des images du texte d’Emanuela Genesio sont réservées et appartiennent aux différents musées et fondations concernés. Les images de la Fondation Merz ont été prises par M. Paolo Pellion di Persano
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Recommandations aux auteurs
La revue Marges publie des articles d’étudiants et jeunes chercheurs en Esthétique et Arts plastiques. Elle publie également des comptes rendus d’ouvrages et d’expositions. Manuscrits : Merci de veiller à ne pas dépasser 40 000 signes (notes comprises) pour les articles et 5 000 pour les comptes rendus. Les manuscrits accompagnés d’une disquette sont à envoyer à : Marges, c/o secrétariat Arts Plastiques, Université Paris 8, 2 rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis cedex ; ou/et en version électronique : jerome.glicenstein@clubinternet.fr.
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Ernst H. Gombrich, Art and Illusion, Oxford, Phaidon Press, 1960 (trad. fr. G. Durand, L’Art et l’illusion, Paris, Gallimard, 1971, 1987 pour la présente réédition). Richard Wollheim, “On Pictorial Representation”, in The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 56, n° 3, summer 1998, p. 217-226. Lorsqu’une même référence apparaît plusieurs fois, ce sera sous les formes : Ernst Gombrich, op. cit., p. 235. ibid., p. 45.
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Notes : Les notes sont numérotées de façon continue. Illustrations : Les documents visuels qui accompagnent votre texte sont reproduits en noir et blanc. Préciser la légende, la référence d’origine et le placement dans le texte : en pleine page, demi page, quart de page ou encore dans l’espace des notes. Le crédit photographique doit être assuré. Frank Stella, Marriage of Reason and Squalor, 1959, enamel on canvas, 230 x 334 cm, coll. The Saint Louis Art Museum.
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Références bibliographiques : Elles sont toujours portées en note. Il n’y a pas de bibliographie en fin d’article. Les références doivent être complètes : en particulier, l’on précisera toujours les prénoms des auteurs, la ville de publication, l’éditeur, la date… Louis Marin, Sublime Poussin, Paris, Seuil, 1995. Jean-Marc Poinsot, « L’in situ et la circonstance de sa mise en vue », dans Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, n° 27, printemps 1989, p. 67-77.
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