Architecture et art culinaire, un processus commun

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NGUYEN PHUOC Huy

ARCHITECTURE ET ART CULINAIRE...

Un processus commun?

Promotrice : MARTIN Geneviève Année académique : 2012-2013



Cet ouvrage n’est pas uniquement le résultat d’un an de travail ou de mon parcours en architecture, je dirais qu’il est le fruit de mes vingt-trois ans d’apprentissage, d’enseignements, d’expériences, d’échanges, de rencontres... De tout c’est éléments qui au cours d’une vie vous conduisent sur un chemin qui semble au final si naturel et évident. Tout d’abord, la première personne que je tiens à remercier est ma mère à qui je dois tout, en particulier ma passion pour la cuisine. Viennent également mon frère Vinh et ma bellesoeur Christine, qui m’ont partagé leurs savoir-faire et m’ont poussé à certains moments où je stagnais. Je tiens aussi à remercier chaleureusement ma promotrice Geneviève Martin qui m’a suivi au long de ce travail, ses conseils ont été très précieux pour moi. Je n’oublie pas non plus tous ceux qui ont contribué à rendre ce travail possible : Jamil Daghrir, Nicolas Rivière, Françoise Laskar, ainsi que les étudiants de la masterclass de Food Design de l’Académie Royale des Beaux-Arts. Et enfin, mes amis qui m’ont suivi, supporté, inspiré (et charrié) au long de mes expériences culinaires : Baptiste Bridelance, Guillaume Campion, Tiago Correia, Lena Desfossez, Sophie Hazebrouck, Delphine Pépin, AnneSophie Péron, Manue Perrin, Alessandro Pontara, Johanna Saint Léger et Camille Vande Putte.

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TABLE DES MATIERES PREFACE INTRODUCTION La question : son contexte et ses limites

ETAT DE L’ART L’art culinaire L’architecture et l’art culinaire Marie-Antoine Carême, un architecte culinaire

L’architecture et les arts Le design culinaire Les outils de conceptions

METHODOLOGIE Le processus de conception

ARCHITECTURE ET ART CULINAIRE MIS EN PARALLÈLE CHAPITRE I – Les outils de conception Le langage Les interactions et le brainstorming Le croquis Les nouvelles technologies En architecture

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37 39 44

46 47

52 53 53 54 55 60 60 5


En cuisine

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Conclusion 63

CHAPITRE II – La cuisine, des contraintes d’architectes

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Le contexte 68 Le client – le convive 69 Le lieu 70 Les lignes directrices et les intentions 72 Le budget 75 Le temps 75 Les produits et les techniques 76 Les idées et la réalité 79 La pluridisciplinarité 80 Conclusion 82

CHAPITRE III – La conceptualisation La créativité Parti et concept La mémoire et les références Quelques notions sur la mémoire...

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Les références 99 Conclusion 102

Chapitre IV – La concrétisation La matérialité Les essais 6

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La concrétisation du concept 113 La réalisation 114 Conclusion 117

CONCLUSION DE L’ETUDE

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Pour continuer...

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Les sens et le goût en architecture L’analogie à l’art culinaire et aux aliments Le dressage d’une assiette, une microarchitecture?

SOURCES

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Bibliographie 132 Webographie 135 Filmographie 137 Illustrations et citations annexes 138

ANNEXE A : Rencontre avec Jamil Daghrir

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ANNEXE B : Rencontre avec Nicolas Rivière

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ANNEXE C : Expérimentations culinaires et recettes

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PREFACE À priori, certains lecteurs pourraient penser que cette volonté de comparer l’architecture avec l’art culinaire soit motivée par une sorte passion pour la cuisine qui m’habite depuis toujours, à cette idée reçue, je répondrai à la fois oui et non. À vrai dire, je viens d’une famille où la cuisine occupe une place très importante. En effet, presque tous mes oncles et tantes sont passés par là un jour où l’autre, certains possédant leur propre restaurant. Ma mère a été chef durant des années, mon frère a également hérité du « virus » de la cuisine et a épousé cette vocation quasi héréditaire. J’ai donc été élevé dans cet univers depuis tout petit ; pendant que les autres enfants de mon âge jouaient aux jeux vidéo, j’accompagnais ma mère au restaurant et je l’assistais en cuisine. Cela dit, mon intérêt réel pour la cuisine n’est venu que bien plus tard, contrairement à ce que l’on pourrait croire, né à l’origine d’une rivalité fraternelle pour se transformer en passion par après. Au fil du temps, j’ai pu remarquer des similarités entre ma façon de travailler en cuisine et ma méthode de travail acquise au cours de mon cursus en architecture, sans toutefois pouvoir expliquer ni vérifier mes intuitions. J’ai d’ailleurs une anecdote assez marquante qui s’est déroulée en 2010, alors que je travaillais avec mon groupe de projet, nous avions laissé la télévision allumée et un épisode de l’émission « Top Chef » était alors diffusé. Soudain, mon écoute que je qualifierai jusqu’à ce moment de « passive » s’est vite changée en une écoute « active ». Un des candidats était alors jugé sur son plat, mais ce qui m’a le plus captivé, ce fût les critiques émises par le jury. Si j’avais eu à fermer les yeux, j’aurais pu confondre les remarques des chefs avec celles qu’on a l’habitude d’entendre durant un jury en architecture. 8


Pour moi, des termes comme matière, fond/forme, relief, conception, réalisation, parti pris, cohérence, ligne directrice... appartenaient, jusque là, au vocabulaire propre à l’architecture. À partir de ce moment, ce qui était au départ qu’une intuition s’est transformée en certitude, mais encore une fois, je ne pouvais toujours pas prouver ce lien étroit entre ces deux domaines qui me fascinaient. Finalement, ce n’est qu’au cours de mon année académique 2011-2012, en choisissant l’option Design Process, que j’ai pu acquérir les clés et les outils nécessaires qui m’ont permis de décrypter mes intuitions. Cette option m’a en effet ouvert la porte au processus de conception et à son analyse. En décortiquant chaque étape du processus de conception, phase par phase, étape par étape, j’ai réalisé à quel niveau le lien que je pressentais se situait et je pus enfin mettre un nom dessus. Le processus de conception... Ce mot sonna tout à coup comme une évidence pour moi. Néanmoins, une simple évidence personnelle ne suffit pas à prouver mon propos, il fallait que je le vérifie à travers des recherches et une démonstration méthodique. Il reste à expliquer la finalité de mon travail, sa raison d’être en quelque sorte. Je considère ce mémoire, non pas comme un « travail », dans son sens le plus laborieux, ou une « obligation académique », mais bien comme l’aboutissement et la dernière trace écrite d’un parcours de cinq années d’études. Il s’agit d’après moi d’une sorte d’héritage, à la forme presque d’une profession de foi, que je transmets aux générations qui me suivront ; ma petite pierre que j’apporte à l’édifice du savoir architectural. Conformément à cette ligne de pensée, j’ai voulu apporter un regard nouveau sur cet art qu’est la cuisine. En architecture, on ne voit que trop souvent des références empreintes à la peinture, la sculpture, la nature, la musique, le 9


cinéma... Toutefois, je n’ai pas le souvenir de n’avoir jamais vu un seul étudiant s’inspirer d’un plat ou faire une analogie avec un aliment. Je trouve cela bien regrettable que cette génération d’étudiants à laquelle j’appartiens ne se nourrisse pas d’une telle source d’inspiration et de créativité sous prétexte qu’elle n’a pas encore discerné un lien direct avec l’architecture. Mon but est donc de révéler cette relation « cachée » entre l’architecture et l’art culinaire ; des domaines qui non seulement me passionnent, mais qui m’ont mutuellement nourri au cours de mes études et que j’ai souvent fait interagir afin de stimuler ma créativité et ma perception des choses. Comme je viens de le dire, les processus de conception en architecture et en cuisine sont selon moi très liés. Il existe certes des différences, mais les étapes essentielles sont bien présentent dans les deux processus. Afin de démontrer ma thèse, j’ai dans un premier temps tenté de décortiquer complètement les deux processus dans des parties distinctes pour faire une comparaison des similitudes et différences de chacun d’eux. Cette méthode présentait néanmoins le défaut d’être extrêmement répétitive, de nombreuses notions se retrouvant dans les deux processus, ce qui aurait été assez lourd et fastidieux pour le lecteur. J’ai donc préféré réorienter la structure de mon mémoire pour cibler mon travail sur le processus de conception en cuisine de manière plus approfondie en faisant une mise en parallèle à l’architecture plus nuancée et le ponctuant de références à celle-ci. Le but restant le même, c’est-àdire mettre en lumière cette relation qui me semble si évidente. J’expliquerai un peu plus loin ma méthodologie de travail y parvenir.

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INTRODUCTION L’architecture et l’art culinaire... Serait-ce tellement inconcevable d’imaginer que ces domaines aient plus de points communs qu’on ne le soupçonne. Aussi loin que l’on puisse remonter, ils ont toujours coexisté à travers les différentes civilisations, cultures et époques, sans pour autant qu’un lien étroit ou tangible entre eux ait été dénoté. De tout temps, l’espèce humaine n’a cessé d’évoluer, de progresser et de repousser toujours plus loin les limites des domaines dans lesquels elle s’investissait, et ce, dans une quête de perfection et d’innovations : les sciences, les mathématiques, la médecine, les arts, les transports, la guerre... L’architecture et l’art culinaire en font donc indéniablement partie. « Les progrès de la civilisation vont de pair avec ceux de la cuisine » Fannie Merritt Farmer1 Mais contrairement à l’architecture, qui a fait l’étude d’une attention toute particulière depuis ses origines et ayant connu de perpétuelles mutations, innovations, apports et influences divers tout au long de son histoire, la cuisine elle n’a véritablement émergé en tant qu’art et science, que vers la fin du 18e siècle. Même si des auteurs le déclaraient déjà plusieurs siècles auparavant. « La cuisine est devenue un art, une science noble » Robert Burton2 Je souhaiterai m’attarder brièvement sur deux points cités ci-dessus. Le premier concerne l’histoire de la cuisine et les mutations qu’elle a subies vers 1. Extrait de The Boston Cooking-School Cook Book. 1896. Lu sur Evene.fr 2. Extrait de Anatomie de la mélancolie. 1621. Lu sur Evene.fr

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la fin du 18e siècle. Le second ,lui, concerne les termes d’art et science qui sont souvent employés pour qualifier la cuisine. Pour le premier, on considère communément que la cuisine est née avec la découverte du feu par nos ancêtres. Des recherches archéologiques ont par exemple révélé la présence de feu de camp remontant à 1,5 million d’années, à l’époque de l’Homo erectus. À l’origine, la cuisson des aliments servait essentiellement à rendre la nourriture digeste et éliminer toutes les toxines qu’elle contenait. Avec le temps, des techniques de conservation se sont développées comme fumer, saler, sécher les aliments, ou encore la fermentation des fruits et des graines pour en faire de l’alcool. Ajoutez à ça les avancés dans le domaine de l’agriculture, on a ainsi pu diminuer considérablement le risque de famine. La cuisine devint non plus une nécessité, mais un art3. Pourtant, elle n’a connu un essor que tardivement à l’échelle de son histoire. Contrairement à la musique, l’architecture ou la peinture qui ont subi des mutations profondes dictées par des mouvements représentatifs d’une époque, la cuisine, elle, n’a connu qu’une évolution relativement lente, plus ou moins empirique, voire de temps à autre des régressions. Par exemple, durant l’antiquité romaine, on privilégiait les légumes, les fruits, les céréales et les fromages, les viandes n’étaient consommés que plus occasionnellement. En comparaison avec le Moyen-Âge, si l’on devait se référer aux notions d’équilibre alimentaire actuelles, la régression se traduit par un revirement des habitudes alimentaires ; les protéines animales comme les viandes et les volailles étant devenues la base de l’alimentation à cette époque. Par la suite, elle connaîtra un raffinement et un équilibre plus prononcé à la Renaissance, mais ne nous 3. MYHRVOLD, Nathan, Chris YOUNG et Maxime BILET. 2011. Modernist Cuisine – The Art and Science of Cooking, Volume 1 - History and Fundamentals. Origins of Cooking. The Cooking Lab; Spi Har/Pa, 6 p.

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évadons pas trop sur l’histoire de la cuisine qui pourrait faire l’objet d’un ouvrage à elle seule (si ce n’est en plusieurs tomes). En résumé, on peut globalement constater que la cuisine a longtemps évolué en corrélation avec les grands faits marquants de l’histoire, ponctuée de découvertes et d’innovations technologiques ici et là, qui ont amené de nouveaux aliments, techniques et outils. Pour exemple, les croisades ont introduit de nouveaux fruits et légumes comme l’orange, l’abricot ou l’échalote. La route des Indes nous a ouvert la porte des épices venues d’Orient. La découverte de l’Amérique a apporté le cacao, le maïs, l’ananas, le poivron...4 Mais ce n’est que vers la fin du 18e siècle qu’on voit émerger une série de cuisiniers avant-gardistes, soucieux d’élever la cuisine à un tout autre niveau. Cette révolution s’est faite autant sur le plan des techniques culinaires, organisationnelle qu’intellectuelle. Opérée par Marie-Antoine Carême, dit Antonin Carême, surnommé « le roi de chefs et le chef des rois » ; il est l’un des premiers à codifier la cuisine dans son ouvrage « L’art de la cuisine »5 et à clamer que celle-ci est à la fois un art et une science, jetant ainsi les bases de ce qu’on appelle la haute cuisine. On aura l’occasion de revenir un peu plus tard sur cette icône de la gastronomie française dans l’état de l’art. Auguste Escoffier est un autre grand nom de la cuisine ; dans son livre « Le guide culinaire », outre les recettes et autres règles, il codifiera la cuisine sur le plan organisationnel, notamment sur les éléments requis pour le bon fonctionnement d’une « brigade ». Son approche sur la gestion de la cuisine et du service a été 4. Extrait de Wikipédia : Histoire de l’art culinaire. 5. CARÊME Antonin, Le cuisinier parisien, ou l’art de la cuisine française au XIXe siècle - Traité élémentaire et pratique des entrées froides, des socles et de l’entremets de sucre, suivi d’observations utiles aux progrès de ces deux parties de la cuisine moderne. 1828.

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une contribution capitale pour le monde de la restauration durant ces deux derniers siècles ; son système est d’ailleurs toujours d’application. Ces deux monuments de la cuisine sont considérés comme les pères fondateurs de la haute cuisine, certainement le premier mouvement révolutionnaire dans le domaine de l’art culinaire. Après la Seconde Guerre, un nouveau courant verra le jour en réponse à la codification imposée par la haute cuisine jugée trop stricte ; la nouvelle cuisine. Cette conception novatrice de la gastronomie a été amorcée et propagée par de grands cuisiniers comme Fernand Point, Michel Guérard, André Guillot, Paul Bocuse ... Elle se caractérise par l’abandon des recettes classiques et les limites imposées par la haute cuisine, ainsi que celui des longues préparations destinées à être réchauffées avant d’être servies, telles que les fonds, sauces et autres mets préparés à l’avance. Cette nouvelle cuisine se tourne vers un travail des produits frais et un respect des saveurs naturelles de ceux-ci. Après ce très bref historique, passons au deuxième point ; la cuisine considérée comme un domaine à mi-chemin entre art et science. On peut admettre qu’aujourd’hui, la cuisine ait dépassé sa fonction originelle qui est de permettre de s’alimenter et se nourrir. C’est devenu un moyen d’expression par lequel on peut communiquer des sentiments et des émotions. D’ailleurs, on emploie souvent le terme d’« art culinaire » pour parler de la cuisine, mais sa définition dépasse le cadre la cuisine au sens strict. L’art culinaire regroupe en réalité l’ensemble des principes appliqués à la cuisine. La présentation, le choix d’aliments particuliers ou bien la sélection

C’est à Henri Gault et Christian Millaut que l’on doit le terme de « Nouvelle Cuisine » lancée en 1973. Dans un article paru la même année, ils rédigèrent les « 10 commandements de la Nouvelle Cuisine » : 1 « Tu ne cuiras pas trop. » 2 « Tu utiliseras des produits frais et de qualité. » 3 « Tu allégeras ta carte. » 4 « Tu ne seras pas systématiquement moderniste. » 5 « Tu rechercheras cependant ce que t’apportes les nouvelles techniques. » 6 « Tu éviteras marinades, faisandages, fermentations, etc. » 7 « Tu élimineras les sauces riches. » 8 « Tu n’ignoreras pas la diététique. » 9 « Tu ne truqueras pas tes présentations. » 10 « Tu seras inventif. »

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de couverts stylisés sont tous des éléments qui définissent l’art culinaire6. J’ai également utilisé le terme de « science », car la cuisine à l’heure actuelle, en est bel et bien devenue une ; obéissant à un ensemble de codes et de règles, plus ou moins strictes, propres à son domaine. Les avancées scientifiques du 20e siècle, 6. Extrait de Wikipédia : Art culinaire.

Lorsque l’art et l’art culinaire se rencontrent... Voici quelques travaux de Hong Yi, surnommé RED, une jeune architecte et artiste malaisienne, d’origine chinoise. Outre sa formation d’architecte, elle est surtout réputée pour ses compositions à base d’aliments, comme cette peinture réalisée à partir de café.

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en particulier au niveau de la biologie et de la chimie, ont fait faire un bond en avant incroyable à la cuisine depuis ces dernières décennies, introduisant de nouvelles techniques, de nouveaux outils ainsi que des connaissances jusqu’alors méconnues sur des aliments qui ont amené à reconsidérer et à travailler ces produits différemment. Cette mutation de la cuisine, aidée par ces avancées scientifiques, a conduit de nouvelles générations de chefs à une remise en question de leur art et de la manière dont ils allaient pouvoir intégrer et exploiter ces nouvelles connaissances, tant techniques que théoriques. J’ai parlé précédemment de la nouvelle cuisine ; bien qu’il soit utilisé au singulier, ce terme englobe une variété de styles de cuisine très différents. Parmi eux, certains peuvent être qualifiés d’avant-gardistes comme par exemple la cuisine « fusion » ou la très en vogue cuisine « moléculaire ». Cela dit, la cuisine moléculaire reste un « mouvement culinaire » qui fait encore débat au sein de la communauté gastronomique. Jusque peu, j’étais moimême assez sceptique par rapport à cette nouvelle approche de la cuisine. Azote liquide, siphons, gélifiants, thermomètres électroniques, pompes à vide... Autant de nouveaux instruments me semblant si « artificiels », inutiles, voire gadgets. De grands chefs ont très bien pu s’en passer en leurs temps, alors que peuvent-ils apporter en plus ? Puis, au fil du temps, des lectures, des recherches et des réflexions, mon opinion à son sujet évolua peu à peu. En lisant et en écoutant des pionniers en la matière comme Hervé This, Ferran Adrià ou Heston Blumenthal, une philosophie commune à ces chefs semblait se détacher. Ceux-ci considérant la science et la technologie comme des outils supplémentaires venant enrichir le répertoire de la cuisine. Toutefois, le fait d’en disposer n’implique pas qu’il faille impérativement en faire usage.

Qu’est-ce que la cuisine moléculaire ? Petite définition « Aux origines de ce mouvement culinaire particulier, on trouve la gastronomie moléculaire. La gastronomie moléculaire naît de la rencontre, dans les années 1980, de deux hommes de sciences passionnés de cuisine : le physico-chimiste français Hervé This et le physicien anglais, Nicholas Kurti. Ils définissent la gastronomie moléculaire comme l’étude scientifique des phénomènes culinaires ou, plus précisément, des «processus physicochimiques mis en œuvre par les méthodes empiriques de l’art culinaire».

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Ces images montrent des radiographies et des scanners effectués sur des aliments par le chef Thierry Marx afin de mieux les connaître. Par exemple, la lamproie est un poisson qui, durant des siècles, était préparé 48 h à l’avance. Mais grâce à ses examens, on a découvert qu’il suffisait de retirer certains nerfs pour préparer cette lamproie de manière à préserver sa fraîcheur et tout son goût.

«...good scientists, like good chefs, are people who ask questions, who experiment, who like to try new things... There are people who determinedly resist the use in the kitchen of things like liquid nitrogen and evaporators, seeing them as somehow inappropriate and «not cooking.» Yet many of the technologies and tools we rely on every day in the kitchen - our fridges, freezers, and food processors, and even our non-stick pans and super-sharp carbon steel knives - are products of equally complex science. Where do you draw the line? The logical end result of this kind of purist thinking would have us all cooking with sharpened sticks over an open fire! There are other people who see science and technology as somehow taking the passion and emotion out of cooking, when in fact they’re just more tools for the creative chef to work with- part of the batterie 18


de cuisine alongside knives and non-stick pans and freezers and food mixers. And there are young chefs who see science and technology as the end rather than the means – a way of producing a culinary spectacle. I’ve been to demos where the techniques used to create a new dish are extremely impressive, but the end result is inedible. The excitement of discovering new concepts or technology mustn’t blind us to the fact that what we cook should, first and foremost, be delicious. That’s the bottom line. » Heston Blumenthal7

Les interviews et témoignages de chefs contemporains cités précédemment, mais ceux de bien d’autres encore comme Alain Passard, AnneSophie Pic, Marc Haeberlin... me confortent dans l’idée que ce domaine n’est pas uniquement composé d’exécutants, mais également de créateurs et de penseurs, ayant une réelle et profonde conscience professionnelle concernant leur art, et 7. Extrait de Modernist Cuisine – The Art and Science of Cooking. Volume 1 – History and fundamentals, préface ix. Traduction personnelle : « ... les bons scientifiques, comme les bons chefs, sont des gens qui posent des questions, qui expérimentent, qui aiment essayer de nouvelles choses... Il existent certaines personnes qui sont déterminées à résister à l’utilisation dans une cuisine d’éléments comme l’azote liquide et les évaporateurs, voyant en eux quelque chose d’inapproprié et de « non-cuisine ». Mais de nombreux outils et technologies sur lesquels on compte tout les jours dans notre cuisine – nos réfrigérateurs, nos congélateurs, nos robots de cuisines et même nos poêles antiadhésives et couteaux en acier super-tranchants – sont des produits de la science tout aussi complexes. Où place-t-on la limite ? Le résultat logique issue d’une pensée aussi puriste nous conduirait à cuisiner avec des bouts de bois pointus et des feux ouverts ! Certaines personnes voient en la science et la technologie une certaine manière d’enlever toute passion et émotion à la cuisine, alors qu’en fait, ils ne représentent que plus d’outils de travail pour le chef créatif – ils font partie de la batterie de cuisine aux côtés des couteaux, des poêles antiadhésives, des frigos et des robots mixeurs. Et il y a les jeunes chefs qui voient en la science et la technologie une fin justifiant les moyens – un moyen de produire un spectacle culinaire. J’ai été à des démonstrations où les techniques utilisées pour créer un nouveau plat étaient impressionnantes, mais le résultat final était immangeable. L’excitation de découvrir de nouveaux concepts ou technologies ne doit ne pas nous aveugler sur le fait que ce que nous cuisinons doit, en premier lieu et avant tout, être délicieux. C’est ça l’essentiel »

Ferran Adrià

Heston Blumenthal 19


«Lorsque j’ai une nouvelle idée, je ne vais pas juste cuisiner, disposer les ingrédients sur l’assiette et goûter. Pour moi, le goût est lié à l’aspect cérébral de la cuisine; je cherche à raconter une histoire, à susciter une émotion. Je veux que la personne s’étonne, qu’elle découvre . Ce n’est pas un simple poisson bien cuisiné, bcp de gens savent le faire, moi je veux aller plus loin. Je ne cherche pas non plus à le rendre méconnaissable, mais à faire naître une émotion avec l’accompagnement, la texture d’un ingrédient, les nuances présentent sur l’assiette. Je veux que la dégustation soit une expérience sensorielle complète.» Paul Liebrandt

dont la réflexion est portée bien au-delà du goût ou de l’esthétique. Lorsque Ferran Adrià parle d’un plat, il prime avant tout l’émotion, le voyage sensoriel qu’il procure, le concept ou l’idée cachée derrière celui-ci...8 Lorsque Alain Passard parle de sa cuisine, il parle d’amour, de respect des produits, de la matière, de ne pas maquiller la vérité... 9 « L’architecture n’est pas le seul domaine d’activité qui sollicite ce type d’expérience. Le design, les arts, les sciences appliquées ou théoriques invitent à une réflexion sur la pensée créatrice dans un cadre le plus large que celui offert par la seule observation de la pratique architecturale » Michel Conan 10 En suivant cette citation de M. Conan, on peut donc légitimement déduire que les réflexions sur la pensée créatrice dans d’autres domaines, l’art culinaire y compris, de par leurs champs d’action spécifiques, peuvent nourrir nos réflexions concernant l’architecture en offrant des perspectives plus larges qu’on ne saurait avoir si on restait cantonné à notre domaine. Des réflexions en cuisine comme le « respect des produits et de leurs saveurs » pourraient donc être extrapolées et appliquées à l’architecture pour alimenter des réflexions existantes comme le « respect des matériaux et de leurs propriétés ».

8. Extrait du film El Bulli : Cooking in progress. 9. Extrait de la vidéo Les chefs cuisiniers : Alain Passard. 10. CONAN, Michel. Concervoir un projet d’architecture. 1990. Paris : L’Harmattan. 8p

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La question : son contexte et ses limites Je pense qu’il n’est pas nécessaire de mentionner ma passion pour l’art culinaire, mais cela dit, ce n’est sans doute pas un argument suffisant pour justifier le sujet d’un mémoire. Alors la vraie question à se poser serait « Pourquoi ? Pourquoi s’intéresser à l’art culinaire? Et pourquoi maintenant ? » Ma réponse est assez simple : parce qu’on ne l’avait pas encore fait avant. L’art culinaire n’a jamais été aussi accessible qu’à notre époque (chaînes de télévision culinaires, concours de cuisines, livres, magazines, blogs, etc.), ce n’est que très récemment que cet art est devenu aussi populaire grâce notamment à la télévision et à internet qui ont non seulement permis de transmettre cette forme de culture au grand public, de la même manière qu’ils ont véhiculé la culture musicale ou cinématographique auparavant, mais ils ont également réussi à démystifier cet art dont les secrets étaient soit gardés par une élite de professionnels, soit transmis de génération en génération au sein d’une famille. Et quelque part, cette mystification, privatisation ou élitisme des connaissances culinaires a conditionné notre alimentation au quotidien. Si on regarde cinquante ou soixante ans en arrière, on se rendra compte que les mœurs en matière de cuisine ont pas mal évolué. Avant, la cuisine de tous les jours, dites la cuisine ménagère, était relativement simple, à la vue et à la réalisation. Pour avoir une assiette bien dressée, des saveurs plus raffinées, plus subtiles ou plus exotiques, il fallait se rendre au restaurant. Aujourd’hui, cette facilité d’accès à l’information permet à tout un chacun de savoir comment réaliser une recette digne d’un grand restaurant et surtout de comprendre pourquoi la recette est construite ainsi. D’une certaine manière, on a un accès inédit au savoir-faire et aux secrets auxquels des générations avant nous ont été privées, ce qui explique le foisonnement créatif culinaire de notre époque 21


et un intérêt grandissant pour ce domaine sans précédent. Et c’est sans aucun doute pour cette raison que la question n’a pas été soulevée avant, le contexte temporel, culturel et social, combinés à un faible intérêt vis-àvis de l’art culinaire, n’ont pas dû susciter l’attention de ce sujet. A contrario, la place qu’occupe actuellement l’art culinaire dans notre société n’a jamais été aussi importante et je pense qu’elle ne peut faire que croître dans les années avenir. Et à partir du moment où cet art devient un domaine d’intérêt commun et d’actualité, que les connaissances à son sujet sont ouvertes à tous et que le contexte n’ait jamais semblé plus opportun, ces conditions réunies donnent alors tout son crédit et sa légitimité quant à la question à traiter. Maintenant, est-ce qu’une étude sur le rapport entre l’art culinaire et l’architecture a du sens ? J’imagine qu’il est impossible de répondre à cette question sans avoir tenté l’expérience. Qu’a-t-on pu dire à ceux qui ont tenté pour la première fois d’allier la musique et architecture ? Il faut donc rappeler qu’il s’agit ici d’une étude, pour le moins inédite, dont la question principale est « Existe-il un lien entre l’architecture et l’art culinaire ? » ; une question, dont la réponse peut-être positive comme négative. Mais je pense, en toute humilité, que l’importance de cette exploration ne réside pas tant dans la réponse finale qui sera apportée, mais plutôt dans cette démarche d’attirer l’attention sur un domaine qui jusqu’alors n’intéressait que trop peu d’architectes par vis-à-vis de son potentiel exploitable en architecture. Et j’espère que mon travail à ce sujet ne sera pas le dernier, mais bien la prémisse qui permettra d’ouvrir la porte à d’autres futures études, qu’elles soient dans sa continuité thématique ou dans un champ voisin. Pour en revenir à la question, je voudrai aussi mettre en lumière le mot «lien» qui est à la fois ambigu et complexe, car il possède plusieurs significations, 22


élargissant de ce fait le champ de recherche ; s’agit-il d’un lien historique, culturel, esthétique, conceptuel, etc. Devant un champ si vaste, il est impératif de circonscrire la question en posant des limites à cette étude dans le but de ne pas s’y perdre. Dans mon cas, je me suis tout d’abord demandé sous quel angle je pourrai aborder cette question afin que le résultat soit le plus enrichissant pour l’architecture : qu’est-ce que l’art culinaire peut-il bien apporter à l’architecture ? Mais au fil de l’exploration, je me suis rendu compte que la réciproque est tout aussi valable ; en quoi l’architecture peut-elle nourrir l’art culinaire ? Dès lors, d’autres interrogations se sont mêlées à ma réflexion : le lien existet-il réellement ? L’art culinaire a-t-il plus à apporter à l’architecture ou est-ce l’inverse ? Faut-il absolument prouver un lien ? Ce genre de questions instaure donc une sorte de doute perpétuel qui m’a poussé à prendre du recul vis-à-vis de mon mémoire et à le remettre en question. Ce travail est avant tout une étude et de ce fait, elle se doit d’être objective, on ne peut donc pas l’aborder en ayant des idées préconçues. Et même si au final mon intention est de parvenir à démontrer tangiblement ce lien, je me dois de garder cette objectivité en tête en me posant des questions dont la réponse pourrait éventuellement ne pas être celle escomptée. En dernier lieu, il me reste à expliquer ce choix personnel de comparer l’art culinaire et l’architecture par rapport à leur processus de conception respectif : pourquoi avoir choisi le processus de conception ? Il est vrai que j’aurais pu aborder cette étude d’un point de vue esthétique, comme par exemple comparer des plats avec des bâtiments, de par leurs physionomies, leurs constructions, leurs proportions, leurs textures, leurs couleurs ... Mais d’après moi, une comparaison esthétique était facilement critiquable, voire contestable, en apportant simplement un contre-exemple. De plus, l’architecture 23


et l’art culinaire sont deux univers qui se composent de multiples courants et de styles, chacun influencé par des figures emblématiques en la matière ou une culture propre à une région ou à un pays. Il n’est déjà pas évident de comparer des éléments provenant de domaines différents, alors si on devait rajouter des paramètres comme l’époque, le style, les influences ou le contexte géographie, la tâche aurait été presque impossible. D’un autre côté, je trouvais que le sujet pouvait être exploité plus judicieusement en établissant un lien qui laisserait envisager de possibles applications pratiques. Je m’explique, l’analyse d’un processus de conception permet de décortiquer chaque étape de la conception. Or, mon hypothèse est qu’une comparaison entre deux processus différents, à savoir le processus architectural et culinaire, révélera les similitudes et les différences entre eux. Ce qui est intéressant ici, c’est que les similitudes créditeront la thèse d’un possible lien existant ; quant aux différences, elles caractérisent les singularités des processus de conception. Je veux également mettre l’accent sur cesdites singularités, car si on arrive à bien comprendre les spécificités du processus de conception culinaire, que son analyse mette en lumière une ou des étapes propres à celui-ci et absentes du processus de conception architectural, on peut dès lors manipuler cette donnée et essayer de la transposer à ce dernier. C’est là où je voulais en venir quand je parlais de possibles applications pratiques, c’est-à-dire aller chercher une étape de la conception appartenant au processus d’un domaine étranger à l’architecture, tel que l’art culinaire, et parvenir à les appliquer à notre activité, pouvant apporter de nouveaux points de vue et de nouvelles perspectives de recherches lors de la conception d’un projet, ne donnant que plus de profondeur à notre réflexion. J’évoquerai d’ailleurs différentes hypothèses d’applications tout au long de ce mémoire et en particulier à la fin, dans la partie « Pour continuer... ». 24



ETAT DE L’ART En commençant mon étude, je me suis très vite rendu compte que j’allais m’aventurer sur des sentiers encore inexplorés. Les débuts des recherches entreprises pour mon sujet m’ont alors confronté à un double problème. D’une part, les livres de cuisine que je consultais, contenaient essentiellement des recettes toutes faites, des fiches techniques pour les réaliser ou autres descriptions de produits. Certains ouvrages contemporains se démarquent néanmoins, comme le « Traité élémentaire de cuisine »11 ou « The Modernist Cuisine », en proposant des réflexions plus profondes sur la cuisine actuelle. Mais aucun d’entre eux n’abordait explicitement l’existence d’un quelconque « processus de conception culinaire », il semblerait que ce ne soit pas un thème que les cuisiniers ou théoriciens aient considéré jusqu’à maintenant. Pour nourrir mon travail, j’ai donc eu recours à des ouvrages sur le processus de conception de manière général (Michel Conan, Mario Borillo), mais également d’autres, plus ciblés sur le domaine architectural (Robert Prost). D’autre part, la comparaison entre l’architecture et l’art culinaire reste un sujet qui, à ma connaissance, n’a été qu’effleuré jusqu’à maintenant. N’ayant aucune référence directe pour m’inspirer, il fut dès lors intéressant de consulter des ouvrages traitant de l’architecture en rapport avec l’art, le cinéma ou encore la musique, dans le but de comprendre les méthodes appliquées pour les comparer.

11. THIS, Hervé. Traité élémentaire de cuisine. 2002. Paris : Belin.

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L’art culinaire Parmi les ouvrages culinaires consultés, j’ai choisi de retenir les deux œuvres citées précédemment comme étant des références, et ce pour différentes raisons. Le premier ouvrage, « Traité élémentaire de cuisine », a été écrit par Hervé This, qui n’est non pas cuisinier de formation, mais chercheur en physique et en chimie. This et son défunt comfrère, Nicholas Kurthi, sont les pères fondateurs de la gastronomie moléculaire. Comme il le dit lui même, son ouvrage est directement inspiré par le « Traité élémentaire de chimie » d’Antoine-Laurent Lavoisier qui visait à donner une structure à sa discipline. Dans le même esprit, This a voulu faire pareil avec l’art culinaire qui, jusqu’alors donnait, l’impression d’être fondée sur des connaissances empiriques, voire erronées. Le second, « The Modernist Cuisine », est l’œuvre de Nathan Myhrvold et Chris Young, deux scientifiques (la liste de leurs diplômes était trop longue à détailler), ainsi que Maxime Billet, cuisinier de formation. Ils y « condensent » toutes les connaissances sur la cuisine, ainsi que les innovations majeures de ces trente dernières années, je dis bien « condensent », car cette œuvre compte pas moins de six volumes. Elle s’apparente beaucoup plus à une encyclopédie de la cuisine moderne, rédiger avec une indubitable rigueur scientifique. Comme expliqué dans le premier volume :

Hervé This

« Many Modernist chefs have written their own books, and these generally do a great job of elucidating aspects of each chef’s personal culinary style. Chefs don’t usually aspire to write a book that is more comprehensive than their own vision-after all, a chef operating a restaurant probably doesn’t have the time to produce a lengthy 27


reference text like those that exist for French cuisine. Chefs are too busy running their kitchens and creating new dishes... For context, consider that the production of these five volumes required the combined efforts of several dozen people over the span of three years. That level of effort is the norm for a major reference work or college textbook. Resources on this scale are generally not available to independent food writers, however. »12

L’architecture et l’art culinaire Concernant le rapport entre l’architecture et l’art culinaire, en consultant les archives de la faculté d’architecture, j’ai trouvé deux mémoires dont les sujets s’apparentaient au mien bien que traités différemment. Le premier écrit par F. Van Keymeulen en 1996 s’intitule « Architecture et art culinaire... Une relation inattendue ». Il y propose une balade architecturale et paysagère, en racontant l’histoire de la cuisine typique de la ville ou de la région dans laquelle il se trouve. On y trouve également des associations entre différents 12. Extrait de The Modernist Cuisine – The Art and Science of Cooking. Volume 1 – History and fundamentals, préface ix. Traduction personnelle : De nombreux chefs modernistes ont écrit leurs propres livres, et ils ont généralement fait un bon boulot en élucidant les aspects des styles personnels de chaque chef. Habituellement, les chefs n’aspirent pas à écrire un livre étant plus compréhensif que leur propre vision après tout, un chef opérant dans un restaurant n’a probablement pas le temps de produire un long texte de référence comme ceux qui existent pour la cuisine française. Les chefs sont trop occupés à leurs fourneaux et à créer de nouveaux plats... Pour le contexte, considérez que la production de ces cinq volumes a requis les efforts combinés de plusieurs douzaines de personnes durant trois ans. Ce niveau d’effort est la norme d’un travail de référence majeur ou d’un écrit universitaire. Les ressources à cette échelle ne sont généralement pas disponibles pour un écrivain culinaire indépendant.

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courants culinaires et des styles architecturaux caractéristiques de ces époques respectives. L’approche du sujet de la part de l’étudiant est assez personnelle et plutôt sensible, on pourrait parfois lui reprocher un manque de rigueur ou de justifications dans certains passages, mais on ne peut lui enlever le mérite d’être l’un des premiers et rares à aborder ce thème. Le second mémoire consulté date de 2006, il a été écrit par Sebastien Verniers et a pour titre « L’archi et la bouffe : Du Territoire à l’assiette ». Celuici traite des lieux en rapport direct avec l’art culinaire comme la cuisine et le restaurant, en proposant une approche sensitive de ces lieux (l’odorat, l’ouïe, la vue, les goûts et les couleurs) ; à ça viennent s’ajouter des interviews de cuisiniers ainsi qu’un livre de recettes sous forme d’une comparaison photographique entre des plats et des éléments architecturaux ou paysagers. Ce mémoire-ci m’a beaucoup plus aidé que le premier, en particulier les témoignages de chefs qui forment une partie de la méthodologie structurante du mémoire assez similaire à la mienne.

Marie-Antoine Carême, un architecte culinaire J’avais déjà évoqué le nom de Marie-Antoine Carême (1784-1833) dans l’introduction, connu aussi sous le nom de Antonin Carême, cette figure emblématique de la gastronomie française. Mis à part sa renommée internationale dans le domaine de l’art culinaire, ce qui m’a surtout captivé chez lui, c’est sa réelle passion pour l’architecture et les applications qu’il a pu en tirer à son époque, il y a près de deux siècles de ça. « Antonin Carême, le prince des cuisiniers et le cuisinier des rois, aurait mérité également le titre de prince des pâtissiers tant son travail et

Antonin Carême 29


ses réalisations dans ce domaine étaient tout à la fois remarquables et uniques. Il fut en effet, le maître de ces desserts absolument époustouflants, de véritables architectures en biscuits, pastillages, sucres et crèmes de toutes les couleurs. Ces desserts sont avant tout l’expression d’une manière de manger à la française, un temps pré-Révolution Française où les plats posés au milieu des tables rivalisaient de somptuosité et d’originalité pour se faire remarquer. Mais pourquoi de telles constructions ? On peut imaginer un héritage des tables d’antan, des repas princiers, certes. Mais ce serait méconnaitre la passion dévorante de Carême pour l’architecture. S’il avait pu, cet éminent cuisinier aurait été architecte dans une autre vie. Il passait ses heures de liberté à la Bibliothèque Royale à lire et recopier des traités d’architecture. Et s’il savait par cœur son Taillevent et le traité des confitures de Nostradamus, il pratiquait un compagnonnage régulier avec Vitruve, Mansart et Vignole. »13 D’ailleurs, il est l’auteur d’un ouvrage intitulé « Projets d’architectures destinés à l’embellissement de Paris », dont sont extraites les deux illustrations figurant sur la page de droite. On pourrait presque le qualifier d’architecte puisqu’en France, la profession n’a pas été protégée avant 1977. Citons également « Le pâtissier pittoresque », une de ses œuvres majeures, dans laquelle y figurent pas moins de 128 planches dessinées par l’auteur et inspirées de pavillons, ermitages, cascades, ruines, tours... provenant de cultures et pays plus exotiques les uns que les autres (Angleterre, Irlande, 13. Extrait de http://segolene.ampelogos.com/news/le-patissier-pittoresque-de-careme.

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Grande Colonne à la gloire littéraire, scientifique et des Beaux-Arts en France

Grand Trophée Militaire Concascré à la Gloire de la Grande Armée 31


Grèce, Turquie, Égypte, Chine, etc.). Par le biais de ce livre, il sensibilise les cuisiniers de son temps à l’architecture et leurs donne les clés pour associer l’architecture à une pâtisserie époustouflante. « Carême explique comment fabriquer les pâtes et autres biscuits, indispensables appareils sucrés qui servent de squelettes à ces gâteaux. Suivant une douzaine de réalisations avec dessins à l’appui et explication techniques, une cascade de Rome antique côtoie un ermitage russe, un pavillon chinois ou un grand pavillon gothique de 44 colonnes »

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Il réitérera son geste dans « Le cuisinier parisien, ou l’art de la cuisine française au XIXe siècle - Traité élémentaire et pratique des entrées froides, des socles et de l’entremets de sucre, suivi d’observations utiles aux progrès de ces deux parties de la cuisine moderne » qui restera sans doute son œuvre la plus aboutie, une véritable encyclopédie qui regroupe le travail de toute une vie. Sans vouloir me répéter ni m’étendre dans le sujet, j’ai tiens juste montrer encore une fois tout l’intérêt que Câreme portait à l’architecture et que l’on retrouve naturellement dans sa cuisine. Les images sont parfois beaucoup plus parlantes que les mots, je vous laisse donc observer les dessins de ce pâtissier de légende. Elles représentent tout le savoirfaire, le style et la minutie qu’il appliquait dans ses dressages d’assiettes, ses décorations, les ornementations ainsi que la confection des socles sur lesquels reposaient ses mets. Vous remarquerez d’ailleurs que les documents ont un langage quasi architectural puisqu’on a un travail à la fois en plan et en élévation.

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Un air de ressemblance?

Croquis d’Antonin Carême

Raviolis de radis à l’huître, Heston Blumenthal

Cité des Arts et Sciences de Valence, Santiago Calatrava 36


L’architecture et les arts Dans mon introduction, j’avais évoqué le fait que l’architecture ait souvent été mise en relation avec d’autres arts comme la peinture, la sculpture, le cinéma ou encore la musique. C’est ce qui m’a poussé à vouloir comprendre un peu plus cesdites relations. Les ouvrages traitant du rapport entre l’architecture et un art, quel qu’il soit, sont intéressants non seulement au niveau du contenu, mais également du point de vue de la méthodologie mise en place pour comparer deux domaines différents. Dans « Ville et cinéma »14 par exemple, on y analyse la place de la ville et la vision urbaine de certains cinéastes dans leurs films. « Peut-être serait-il temps, pour eux15, d’apprendre à voir le cinéma autrement que comme un pur délassement, et à y découvrir l’ébauche de nouvelles pistes de recherche. N’oublions pas que le travail théorique et l’élaboration esthétique se rejoignent au moins sur un point : la recherche d’une solution inédite, qu’il s’agisse de la construction d’un objet ou de la création d’une image » Le livre tend à faire prendre conscience du potentiel que décèlent les visions urbaines présentes dans certains produits du cinéma, tel que Métropolis de Fritz Lang. Sans entrer dans les détails, le lecteur est invité à porter son regard au-delà du simple produit de l’ingénierie cinématographique et à se concentrer sur la substance idéologique habitée par ce film. Il existe un ouvrage similaire qui se nomme « Villes écrites »16, faisant partie 14. Espaces et sociétés, Ville et cinéma. 1996. Paris : L’Harmattan. 15. Sous-entendu les chercheurs en architecture à qui s’adresse l’ouvrage, 13 p. 16. Espaces et sociétés, Villes écrites. 1998. Paris : L’Harmattan.

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de la même collection, et portant cette fois-ci sur les visions urbaines dans la littérature. Au travers des grands auteurs français (Baudelaire, Flaubert, Hugo, Proust, Zola...) et d’autres (Dickens, Dreiser, Durkheim...), le thème traite de la complexité urbaine d’un point de vue anthropologique et social. J’ai également trouvé de nombreux essais alliant l’architecture avec la musique, ce sont pour la plupart des mémoires d’anciens étudiants comme « Architecture et Musique » de Murielle Bosman (1982) ou « Musique et architecture : les espaces de la musique au XXe siècle » de Bruno Corbisier (1988) qui parle des espaces où vit la musique (opéra, salle de concert...) ; plus récemment on a « Architecture musicale – musique architecturale » de Samira Idrissi (2007) et « Rencontre : musique, architecture » de Sébastien Pérignon (2011). Ce dernier m’a paru fort intéressant, car dans celui-ci, il y présente son projet de fin d’étude en décortiquant et en développant l’intégralité de son processus de conception architectural. Et parallèlement à ce projet, il a composé un morceau en appliquant le même processus. Cette démarche nous rappelle les travaux du célèbre Iannis Xenakis, compositeur, ingénieur et architecte. On peut rapidement citer ses oeuvres les plus connus, comme «Methastasis» qui est la première oeuvre musicale entièrement composée à partir de procédés mathématiques, ou le pavillon Philips réalisé en collaboration avec Le Corbusier et le compositeur Edgard Varèse, pour l’exposition universelle de 1958. Et pendant qu’on parle d’« art », j’aimerai introduire un nouveau-né dans cette grande famille, j’ai nommé le design culinaire ; union étrange entre l’art culinaire, le design et sous certains aspects, l’architecture.

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Le design culinaire Le design culinaire, également appelé food design, a été inventé par l’artiste et designer Marc Bretillot dans les années 90. Cette discipline est encore très jeune puisqu’elle n’est enseignée que depuis 1999 par Bretillot lui-même à l’École Supérieure d’Art et de Design de Reims. Définir le design culinaire n’est pas une mince affaire, car il recoupe tellement de disciplines différentes. Prenons par exemple la photo qui figure à la page suivante, le simple fait de lui donner une appellation sont déjà compliqués. S’agit-il d’une œuvre artistique, d’un plat, d’une installation, d’un élément de décoration ou d’une façon originale de présenter des aliments ? Les créateurs, Marc Brétillot et le cuisinier Éric Trochon, eux, en parlent en utilisant le mot « projet ». « Projet : magnifier les splendides cuisines Boffi en proposant des mets suspendus comme en apesanteur au-dessus des vastes plans de travail aux matériaux nobles. Inviter les visiteurs mangeurs à déambuler dans les pièces de l’appartement pour découvrir les cuisines présentées dans le showroom. » Marc Brétillot17 Avec cet exemple, on comprend aisément que le design culinaire ne fait pas uniquement intervenir l’art avec l’art culinaire, l’espace et la scénographie y jouent également un rôle essentiel. Mais revenons-en à la définition qu’il reste à éclaircir. Marc Bretillot 17. Extrait de Culinaire design/Marc Bretillot. Lu sur Booksnfood.wordpress.com.

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Biscuit vitrail de parmesan

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« Dans le domaine de la restauration haut de gamme, on assiste à une évolution de la tradition gastronomique, le travail du chef avec un designer dépasse largement le contenu de l’assiette, en créant de nouveaux environnements de dégustation. Mais la définition du design culinaire la plus actuelle reste : l’art de marier les métiers de la bouche, les chefs de cuisine le plus souvent, et ceux du design. Le designer intervient à plusieurs niveaux : contenant, contenu, lumière, espace, déambulation, etc. autant d’éléments au service de ce qui va être dégusté et non en tant que décor. Fort de cette échelle et des champs d’application (artisanat ou industrie) enjeux et propos sont bien évidemment très variés. Le designer doit s’attacher à trouver et exprimer toute la cohérence qui existe entre un aliment et ses attributs. »18 Depuis septembre 2012, un master Food Design a été créé à l’Académie Royale des Beaux-Arts, j’ai donc pris contact avec la coordinatrice de l’atelier, Françoise Laskar, pour pouvoir suivre plusieurs séances en vue de mieux comprendre le fonctionnement d’un atelier de design culinaire, ainsi que leur méthode de travail. En m’y rendant, j’imaginais une salle remplie de casseroles, de taques de cuissons, de couteaux, d’épices, etc. À ma grande surprise, en entrant dans la pièce, je découvre tous les étudiants assis autour d’une grande table sur laquelle reposent des croquis, des carnets, des livres, des aquarelles, des crayons et même des ordinateurs allumés avec des powerpoints préparées pour être présentés. Je ne peux pas vraiment dire que je fus dépaysé par cette atmosphère familière à 18. Extrait de l’article de Konkrete Mag : http://www.konkretemagazine.com.

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Food Design Masterclass 2012-2013

celle de nos ateliers à la faculté d’architecture. Concrètement, l’étudiant présentait son concept aux enseigants et aux autres étudiants, à partir d’un support libre (croquis, ordinateurs, paroles, photos...), et de ça, démarrait la conversation, les critiques, les pistes à creuser, etc. La dynamique d’un atelier de design culinaire est donc somme toute assez similaire à celle de nos propres ateliers. Mais deux éléments en particulier méritent notre attention. Le premier est la temporalité du projet, car il faut savoir que cette année, l’atelier a un projet unique répartie sur une année académique entière dont le thème est : la pomme de terre. Ils étudient l’histoire de cet aliment, ses origines, l’impact qu’il a pu avoir sur notre société au cours du temps, ces différentes variétés... Le projet s’articule autour de ce légume, en élaborant une recette le mettant en avant, tout en pensant à un lieu, un événement, un contenant, une présentation, etc. Cette approche est 42


pour le moins originale puisque d’une part, on ne s’intéresse pas seulement à ce qu’on mange, mais aussi à comment on mange, où on mange, au message et à l’émotion à faire passer lorsqu’on mange ; et d’autre part, l’aliment est traité avec une échelle de temps totalement différente de celle des cuisiniers, ce qui permet d’explorer en profondeur le sujet, la réflexion sur l’aliment, la recette, l’environnement et la mise en scène du plat. Il faut bien se rendre compte qu’une année de conception est extrêmement longue, même en architecture. La deuxième chose qui m’a interpellé fut les outils utilisés par ces étudiants pour s’exprimer et concevoir leurs projets. Je développerai ce thème dans le prochain point.

Lorsque l’art culinaire s’inspire de l’art ... Depuis plusieurs années, Caitlin Freeman crée des pâtisseries pour le « Blue Bottle Cafe » du MoMA de San Francisco en s’inspirant des œuvres d’art du musée.

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Les outils de conceptions Avant découvrir ce qu’était le design culinaire, j’avais déjà vu des cuisiniers utiliser des notes ou des croquis pour concevoir un plat, mais j’étais loin de me douter qu’on puisse avoir recours à des peintures, des powerpoints ou encore des programmes informatiques dans le domaine culinaire. C’est ce qui m’a amené à me poser des questions sur les outils de conception en général : sont-ils spécifiques à une fonction ou une profession ? Les outils dictentils la fonction ou est-ce la fonction et ses besoins qui requièrent l’élaboration d’un outil adapté ? Pour reprendre l’exemple du croquis, on le retrouve dans bien des domaines dits « créatifs » ; l’architecture, la sculpture, la bande dessinée, le stylisme, etc. Mais qu’est-ce qui fait sa spécificité ? Pourquoi l’utilise-t-on dans différentes professions ? Quelles sont les qualités qui font le succès de cet outil ? Ce sont toutes des questions qui m’ont poussé à m’intéresser aux outils de conceptions, à la fois en architecture et en art culinaire, de manière à dégager les outils communs des outils spécifiques à chaque discipline, pour ensuite pouvoir les étudier cas par cas. De cette réflexion, j’ai dégagé les 5 outils communs suivants : - le langage - les interactions et le brainstorming - le croquis - les nouvelles technologies - les essais et les expérimentations Bien entendu, tous ces outils ne sont ni présentés ni utilisés de la même manière qu’on soit dans le domaine architectural ou culinaire ; certains 44


sont privilégiés, d’autres utilisés inconsciemment comme une sorte de réflexe procédurale. Je consacrerai donc le premier chapitre de mon mémoire à développer ce thème des outils de conception, car d’après moi, pour comprendre ce que l’on conçoit, il faut avant tout comprendre comment on le conçoit.

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METHODOLOGIE En commançant ce mémoire, je me suis entretenu avec de nombreux professeurs et collègues qui me demandaient le sujet de mon travail. En leurs expliquant mon propos, une des réactions récurrentes fut que la mise en rapport de l’architecture avec l’art culinaire sortait de l’ordinaire, mais demeurait une question dont le champ ne restait que trop peu exploré. Dès lors qu’il n’existait pas d’écrit en la matière, une grande interrogation fut non pas de trouver une méthodologie pour développer ce sujet, mais d’en choisir une. En effet, de multiples options s’offraient à moi, mais j’ai dû faire un choix. J’aurais très bien pu concevoir un projet architectural parallèlement à un plat en appliquant un processus commun en m’inspirant du travail de Sébastien Pérignon19, parler des lieux qui touchent à l’art culinaire (la cuisine, la salle à manger, les restaurants, les fast-foods, les espaces publics...) ou avoir une approche purement esthétique au travers de comparaisons photographiques par exemple. Mais comme expliqué précédemment dans mon introduction, mon choix de comparer l’architecture et l’art culinaire du point de vue du processus de conception, à mon sens, permet d’établir une base de réflexion sur une possible interdisciplinarité entre ces domaines. Car si on arrive à mettre en relation des phases de conception similaires, voire communes entre ces domaines, il serait alors tout à fait envisageable de passer par une étape du processus culinaire pour résoudre un problème architectural, et vice versa. Ce choix de cibler mon sujet sur la conception implique naturellement que je ne pourrais aborder 19. PERIGNON Sébastien. Rencontre : architecture, musique. 2011. Mémoire Horta-LaCambre

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toutes les facettes qu’il serait possible de traiter avec un thème aussi vaste que « l’architecture et l’art culinaire ».

Le processus de conception Au début du point sur l’état de l’art, j’avais expliqué que l’art culinaire n’avait pas encore fait l’objet d’une étude concernant le processus de conception et que pour nourrir mon propos, j’ai dû avoir recours à des ouvrages sur le processus de conception général et architectural. Un livre en particulier a capté mon attention : « Conception architecturale, une investigation méthodologique » de Robert Prost. Il aborde le processus de conception architectural comme un ensemble de plusieurs processus de formulation/résolution de problèmes pouvant se décomposer en quatre phases distinctes : 1) les processus de formulation de problème 2) les processus de formulation de solution 3) les processus de concrétisation de solution conçue 4) les processus d’appropriation/transformation d’une solution existante On pourrait faire un parallèle entre les trois premiers points avec des notions très familières que l’on retrouve tous les jours dans nos ateliers d’architecture ; j’entends par là : - L’analyse : comme son nom l’indique, c’est l’analyse du contexte pour en comprendre les interactions, relations et contraintes qui le régissent - L’esquisse : c’est une phase de conceptualisation au cours de laquelle on dicte les grandes lignes du projet, la programmation, les intentions. - La proposition de projet : on concrétise formellement les idées du projet 47


émises durant l’esquisse. Il va sans dire que la quatrième phase de Prost, assimilable à la réalisation et la vie d’une œuvre architecturale, n’est que trop rarement rencontrée durant le cursus académique, à l’exception peut-être de certains workshops ou autres projets construits à petite échelle. Initialement, j’avais choisi l’ouvrage de Robert Prost, comme base pour organiser la structure de mon mémoire, notamment en réutilisant les processus de conception décomposés par Prost. Toutefois, il me semblait inapproprié de recycler des termes sortis de leur contexte pour venir les greffer à un autre sujet. Dans un souci de clarté et de compréhension, j’ai donc reformulé les trois premiers processus afin que les titres puissent aussi bien être valides pour l’architecture que pour l’art culinaire : - Les contraintes - La conceptualisation - La concrétisation Un des points qui m’a semblé compliqué à développer fut de mettre en relation deux domaines différents, tout en respectant le jargon respectif de chacun d’entre eux. Vous vous apercevrez donc que j’ai tantôt délibérément usé de termes emprunts à l’architecture pour désigner des notions utilisées en cuisine, et ce dans le but de permettre au lecteur ciblé, c’est-à-dire l’architecte ou l’étudiant en architecture, de faire instantanément le lien que je tente d’expliquer par le biais d’un jargon qui lui semblera sans doute plus familier. En outre, je serai amené de temps à autre à user du terme « concepteur » plutôt que « cuisinier » qui, dans certains passages, peut s’avérer réducteur ; le lecteur pouvant croire par erreur que le propos explicité ne s’applique qu’à une 48


profession. Mais lorsque j’use du mot « concepteur », j’entends bien la personne qui conçoit, aussi bien en architecture qu’en cuisine. Si dans notre domaine, il était jusqu’à maintenant admis que l’architecte soit bien considéré comme un concepteur, je pense qu’il en va de même pour le professionnel en cuisine qui « conçoit » et réfléchit son plat comme une œuvre. En résumé la structure de cet ouvrage peut-être décomposé en cinq parties distinctes. Dans la première, j’aborde le thème des outils de conception communs à l’architecture et ‘art culinaire. D’une certaine manière, les outils de conception représentent la base de la conception elle-même puisque leur langage singulier influencera, consciemment ou inconsciemment, le processus du concepteur ainsi que l’expression communiquée par le projet. Prenons par exemple un concepteur dont l’outil ou le moyen d’expression de prédilection est, admettons, le croquis ; et que par la suite, on lui impose de concevoir exclusivement avec un outil qui lui est étranger, comme un programme de CAO (Conception Assistée par Ordinateur), le rendu final risque de ne pas être fidèle à la pensée du concepteur, car il aura eu recours à un outil de conception qui ne lui est pas familier, venant interférer avec un processus déjà établi. Pour comparer les processus de conception architectural et culinaire, il fallait donc avant tout commencer par la base, à savoir les outils de conception utilisés. Bien entendu, j’expliciterai les spécificités de ces outils, certains n’étant pas utilisés de la même manière selon le domaine, d’autres pouvant se présenter sous différentes formes. La deuxième est consacrée aux contraintes bien connues en architecture, ainsi qu’une mise en lumière de leurs influences en cuisine. Si celles-ci sont conscientisées en architecture, elles peuvent parfois agir de manière inconsciente sur le concepteur culinaire ; il fut dès lors important de révéler leurs présences 49


parfois ignorées. Le lieu, le contexte, le temps ou encore le budget ne sont là que quelques exemples de contraintes existantes. La troisième partie est dédiée à la phase de conceptualisation. En me basant sur des ouvrages spécialisés sur la conception (Bonnardel, Borillo, Prost,...), j’y aborde des éléments jouant un rôle déterminant dans la conception comme les notions de parti, de concept, la créativité, la mémoire ou les références. Je tenterai de vous montrer que malgré les différences existant entre l’architecture et l’art culinaire, aussi grandes puissent-elles être, les notions citées précédemment, pouvant presque être qualifiées d’« universelles » à toutes activités de conception, permettent de faire la jonction entre ces deux domaines qui paraissent être aux antipodes l’un de l’autre. Pour illustrer, il est courant qu’un concepteur ait recours à des analogies pour puiser son inspiration ; depuis la nuit des temps, les courbes de la femme ont toujours été un moteur d’inspiration en architecture, en design, en sculpture, en art, en stylisme... et en art culinaire bien entendu. La quatrième partie traite de la concrétisation des idées du concepteur. La phase de concrétisation est composée essentiellement d’essais, d’expérimentations, des choix du concepteur vis-à-vis de ces idées, de techniques à utiliser ou des produits à travailler. Dans les livres que j’ai consultés, je n’ai pu trouver que très peu de réflexions de cuisiniers à ce sujet. La méthodologie de recherche pour ce chapitre-ci est donc assez particulière puisqu’elle se base essentiellement sur des interviews et des reportages permettant d’avoir des témoignages variés de pratiquants qui viennent apporter des réflexions supplémentaires sur l’art culinaire. 50

Dans la dernière partie figure la conclusion de ce mémoire ainsi que des


pistes de réflexions et de recherches possibles. Au risque de me répéter, j’avais déjà mentionné qu’il m’était impossible d’aborder tous les aspects d’un sujet si vaste. Néanmoins, je tenais à réunir de nombreuses idées qui me sont survenues tout au long de mon travail, même si j’avais conscience qu’il me serait impossible de toutes les développer. Je pense qu’elles peuvent servir de base, du moins une partie d’entre elles, pour un travail futur sur un sujet similaire.

Les courbes de la femme, une source d’inspiration ...

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ARCHITECTURE ET ART CULINAIRE MIS EN PARALLÈLE

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CHAPITRE I – Les outils de conception Chaque outil est singulier, possédant sa propre dialectique ; son propre langage. Selon l’usage qu’en fait le concepteur, ils peuvent déjà nous donner des indices sur la sensibilité, la méthodologie ou le processus propres à ces derniers. Vous aurez peut-être remarqué que le titre est bien « outils de conception » et non pas « outils de conception culinaire ». Pour ce chapitre, j’ai choisi ce titre généraliste pour la simple raison que les outils dont je vais parler ne sont pas spécifiques à la cuisine ; ils sont universellement communs à toutes formes de conception. Certains domaines requièrent évidemment des outils bien spécifiques, comme le dessin géométral ou la CAO en l’architecture, mais que l’on soit architecte, musicien, peintre ou cuisinier, les outils suivants remplissent essentiellement la même fonction.

Le langage « Ce qui existe simultanément dans la pensée se développe successivement dans le langage » Lev Vygotski20 La pensée est donc un ensemble d’idées plus étendu et volumineux que la simple expression d’un mot isolé. On ne peut réduire toute la complexité d’une idée à un simple mot.

« Aucun terme n’est inutile, car chacun contient une précision ... chaque mot désigne un objet de leur art qui n’a pas toujours la même signification dans la langue commune » Hervé This

« Le passage de la pensée au langage constitue un processus com20. Extrait de Pensée et langage. Lu dans Exploration cognitive et sensible de la conception.14p

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«I you can’t explain your ideas to your grandmother in terms that she understands, you don’t know your subject well enough. Some architects, instructors, and students use overly complex (and often meaningless!) language in an ttempt to gain recognition and respect. You might have to let some of them get away with it, but don’t imitate them. Professionals who know their subject area well know how to communicate their knowledge to tohers in everyday language.» Traduction personnelle : Si tu ne sais pas expliquer tes idées à ta grand-mère avec des termes qu’elle comprend, tu ne connais pas assez bien ton sujet. Certains architectes, enseignants ou étudiants utilisent un langage excessivement complexe (et souvent dépourvu de sens!) dans le but de gagner la reconnaissance et le respect. Tu peux les laisser faire, mais ne les imites pas. Les professionnels qui connaissent bien leur sujet savent comment communiquer leurs propos aux autres dans un langage de tous les jours. 54

plexe de décomposition de la pensée et de reconstitution dans les mots. » Leen D’Hondt 21 Toute construction écrite ou verbale pour exprimer une idée induit donc une décomposition et une clarification de celle-ci. Ce passage de la pensée au langage permet de structurer sa pensée afin de mieux la comprendre, de mettre en évidence certaines facettes de la pensée au détriment d’autres et tantôt surprendre le discoureur lui-même, en ça il représente un réel outil pour se comprendre soi-même. Le langage sous forme écrite constitue également un aide mémoire utile. Les mots peuvent être utilisés soit en complément de schémas ou d’un croquis, soit de manière autonome, auquel cas, ils peuvent agir comme un véritable moteur de la conception22. En ça, les carnets de concepteurs rédigés périodiquement, contenant les croquis, phrases et réflexions, constituent des sortes journaux de bords ; c’est-à-dire une inscription dans le temps du processus de conception. « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément. »23 Nicolas Boileau

Les interactions et le brainstorming Le recours à des avis extérieurs apporte une multitude d’idées et de regards différents sur le projet. Que ce soient des critiques ou des compliments, ils amèneront indéniablement le concepteur à se remettre en question, à ne 21. D’HONDT, Leen. Exploration cognitive et sensible de la conception. 2007. Mémoire LaCambre. 22. HUSSAIN, Inam, Processus de conceptions architecturales... 2011. Mémoire LaCambre-Horta, 9 p. 23. Extrait de L’Art poétique. Lu sur Evene.Fr.


pas conclure prématurément sa réflexion et à prendre en considération des paramètres n’ayant pas été envisagés jusque là. Chaque échange contribue donc à alimenter, faire évoluer et à renouveler le processus. « Lorsque la conception est collective, les discussions de groupe peuvent être considérées comme outils des co-concepteurs, elles sont en effet de véritables moteurs de la conception : ces interactions verbales ne représentent pas uniquement les traces d’activités mentales individuelles, mais constituent une part importante de l’activité de conception qui se fait réellement à travers elles. » Leen D’Hondt24 L’exemple sans doute le plus marquant est celui du brainstorming25 lors d’un projet en groupe. Cette technique de résolution créative de problèmes très efficace consiste à émettre un maximum d’idées au sein d’une équipe en faisant abstraction du jugement et de la critique. C’est en quelque sorte un catalyseur créativité.

Le croquis « Dessiner permet la visualisation instantanée de sa pensée, un grand nombre d’informations volontairement ou involontairement y sont décrites. De l’observation du dessin et de la découverte de ces idées et informations sous-jacentes va apparaître une réaction qui conduit à la 24. Op. cit. 13p. 25. Brainstorming peut se traduire en français par : remue-méninges

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naissance d’idées nouvelles » Inam Hussain26 Le croquis est une forme de dessins simplifiée qui n’a en général pas de réel intérêt au niveau de la forme dessinée, mais constitue plus la trace d’une ébauche conceptuelle de la pensée visuelle. Ils interviennent régulièrement au début du processus de conception. Ce ne sont pas des dessins finis, mais bien schématiques ou abstraits pouvant avoir différents desseins : - souligner des détails existants du monde réel et retranscrire une interprétation de ceux-ci - mettre en lumière un lien formel entre des éléments de statuts différents, telle une analogie - ébaucher une réponse formelle à une intention - synthétiser partiellement des idées ou des intentions en vue de leurs intégrations futures au projet « Les concepts ébauchés dans les croquis le sont pour être critiqués et non admirés ; et ils font partie du travail de découverte et d’exploration qui constitue l’activité de la conception. » Mario Borillo27 Ces premières ébauches induisent forcément un « flou » qui, cependant, est conscientisé ; des indéterminations propres aux prémices du projet qui seront résolues plus tardivement. Ce flou s’avère souvent être un allier du concepteur en permettant à son processus de rester ouvert, laissant ainsi une marge de manœuvre assez libre. Souvent complémentaires aux textes, ils sont également présents à toutes les étapes du projet, constituant de ce fait une trace 26. Op. cit. 10 p. 27. BORILLO, Mario, Jean-Pierre GOULETTE. Cognition et création - Explorations cognitives des processus de conception. 2002. Mardaga.

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indispensable des diverses options envisagées et sont donc à juste titre des outils à la fois d’expression et de recherche. « La représentation dans le dessin exprime des hypothèses «malléables», c’est un moyen de simulation, mais qui n’extériorise qu’une partie de la pensée de l’architecte. Une fois tracé, le dessin devient une perception visuelle doublée d’une image mentale plus large. » Wilfried Laugero28

Croquis du Corbusier pour Chandigarh 28. LAUGERO, Wilfried. Les processus de conception en architecture, Analyse d’une tâche concrète de conception architecturale. 1992. École d’Architecture de Paris-la-Villette. 3 p.

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Baba infiniment citron de Pierre HermĂŠ

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« Il existe plusieurs manières d’élaborer un plat. Même si le travail « à l instinct » représente le mien, certaines fois la création demande quelques essais sur papiers » Jérémy Girvan 59


Les nouvelles technologies En architecture La technologie qui a significativement bouleversé la conception en architecture au cours des vingt dernières années est vraisemblablement l’ordinateur. Il a amené avec lui son bagage de programmes de retouches d’images (Photoshop ou Gimp), de vidéos (Sony vega, iMovie ou AfterEffects) de conception de site internet (Dreamweaver), de présentations (PowerPoint) et ceux les plus utilisés par les architectes, je veux bien entendu parler des programmes de conception assistée par ordinateur (CAO) ; inutile de citer leurs noms, la liste serait interminable. La CAO comprend le dessin géométral (plans, coupes, élévations) et la réalisation de maquettes dites numériques, c’est-à-dire un modèle précis et aussi fidèle que possible au projet réel. En effet, un des avantages de la CAO est de pouvoir monter et visualiser un modèle en trois dimensions assez rapidement. Toutefois, son utilisation en tant que moyen de conception peut être remise en question pour différentes raisons : - Elle ne peut substituer une maquette tangible et manipulable. - Les vues capturées ne sont que des zooms ciblés et ne laissent pas la liberté au spectateur d’observer le projet à son gré. - Elle ne laisse que peu de place à l’erreur, l’interprétation ou le doute qui peuvent également être des moteurs de la conception. - La facilité ou la complexité à exécuter une opération peut brider la liberté créatrice du concepteur en l’amenant à raisonner machinalement comme un robot.29 29. HUSSAIN, Inam. op. cit. 11 p.

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Selon moi, la CAO ne peut pas être considérée comme un outil de conception, car il n’offre pas la même liberté qu’un crayon flottant sur une feuille de calque, un bout de carton mal collé ouvrant une nouvelle perspective jusqu’alors inenvisagée, les couleurs et les ombres d’une maquette exposé à la lumière naturelle... Je considère plus cet outil comme un moyen de concrétisation ou de communication, plus qu’un réel outil de conception.

En cuisine Il est évident qu’on ne passe pas des heures sur un ordinateur à modéliser un plat ou faire des plans d’exécutions de ce dernier. La technologie ici revêt des apparences bien différentes. J’avais déjà abordé le rôle de la science et des nouvelles technologies dans l’introduction, ainsi que la place qu’elles peuvent prendre dans la cuisine moléculaire. Mais la technologie peut prendre d’autres formes par exemple celle du « food pairing ». Le food pairing est une technique culinaire qui se base sur des analyses aromatiques scientifiques30 ; cette méthode consiste à analyser, d’un point de vue moléculaire, les aliments afin de déceler les composantes de saveurs similaires. Le food pairing est un véritable outil de conception culinaire puisqu’il permet de suggérer des associations d’aliments et de saveurs auxquelles on n’aurait pas songé, des combinaisons innovantes et originales, non influencées ou limitées par la culture ou les traditions ; par exemple des endives en dessert, du chocolat blanc avec du caviar, du chocolat et du chou-fleur31. Cette nouvelle méthode est également un outil de recherche puisqu’elle permet de mieux comprendre le succès et le fonctionnement des grands classiques de 30. Extrait de Food pairing : http://www.foodpairing.com. 31. Extrait de Wikipédia : Foodpairing.

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la cuisine. Cet outil est une aide réelle à la conception culinaire, mais il n’en reste pas moins un outil théorique. La créativité du concepteur, son expérience et sa technique restent bien entendu indispensables pour assurer l’élaboration et la bonne exécution d’un plat.

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Conclusion En résumé, s’il fallait retenir une chose de ce premier chapitre, c’est que les outils de conception utilisés en architecture et en art culinaire ne sont pas si différents. Dans les deux cas, le langage, les échanges (interactions et brainstorming) et le croquis se présentent sous les mêmes formes et offrent les mêmes possibilités aux concepteurs. Les outils technologiques se manifestent différemment, mais c’est assez compréhensible puisqu’un programme de conception se doit d’être adapté aux besoins de l’activité de conception. L’utilisation d’outils communs dénote donc bien une similitude procédurale dans la conception. Le but de ce premier chapitre était simplement de mettre en lumière cette relation entre ces différents outils, même s’il pourrait s’agir d’une évidence pour certains.

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CHAPITRE II – La cuisine, des contraintes d’architectes « Un énoncé de problème en architecture est le résultat d’un processus de formulation plus ou moins complexe mettant en jeu des situations factuelles faisant « problème », de multiples acteurs qui suivant les rationalités et les références leurs sont propres, cherchent à définir leurs intentions et les moyens qu’ils sont prêts à mettre en œuvre pour trouver des solutions. En ce sens, un problème formulé contient déjà des éléments qui orienteront de manière significative la recherche d’une solution et, pour cette raison, les processus de formulation de problème en architecture (mais aussi dans d’autres disciplines) sont partie intégrante du problème de la conception. » Robert Prost 32 Quel que soit la discipline dans laquelle ont opère, tout concepteur sera confronté à des « problèmes » qui se présenteront à lui sous différentes formes. Bien que l’on puisse trouver des similitudes entre certains cas, on ne pourra jamais parler de cas en tout point identiques ; chaque problème étant singulier et caractérisé par des composantes qui lui sont propres. Toutefois, le concepteur sera amené à manipuler des composantes récurrentes influençant ses décisions. Ces multiples composantes peuvent être considérées comme des aides à l’exploration et la conception puisqu’ils guideront le concepteur tantôt à clarifier la formulation de l’énoncé du problème, tantôt à définir la direction dans laquelle il souhaite amener son projet. Cependant, elles s’avéreront bien souvent être des contraintes pouvant brider le 32. Op. cit. 25 p.

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concepteur au niveau de son travail, l’obligeant à réduire le champ des solutions qui s’offrent à lui pour diverses raisons (budget, temps, faisabilité, volonté du client, etc.). Si un énoncé de problème posé à l’architecte est habituellement considéré comme étant l’amorce de son travail de concepteur de solutions architecturales, il en va de même pour le cuisinier. Un problème ? En cuisine ? On a du mal à l’imaginer n’est-ce pas ? On considère communément la cuisine comme un domaine libre de toutes contraintes, mais détrompez-vous, elles existent bel et bien et ne sont d’ailleurs pas si différentes de celles rencontrées en architecture. Les contraintes sont des composantes inhérentes au problème posé à tout concepteur, et ce n’est qu’en ayant conscience de ces contraintes que celui-ci pourra formuler sa solution. La cuisine n’échappe pas à cette règle. Les chefs ne sont certes pas confrontés à des problèmes à proprement parler, mais ils doivent concevoir leurs plats en fonction de plusieurs contraintes, qu’elles soient explicites ou implicites, de manière consciente ou inconsciente. Pour déceler ces différentes contraintes, nous, architectes, nous posons souvent les questions : Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Combien ? Comment ? Pourquoi ? Pour quoi ? Pour qui ? Afin de parvenir à distinguer les contraintes intervenant dans le processus conception culinaire, je me suis donc posé les mêmes questions. De cette réflexion, j’ai pu dégager trois groupes de contraintes distincts qui influeront différemment sur le cuisinier lors de sa conception : - le contexte - les produits et techniques - la réalisation 65


J’aimerais préalablement pouvoir répondre à la question du « Qui ? », désignant le « cuisinier » ou ce que j’appellerai plutôt le « cuisinier-concepteur » ou « concepteur culinaire » pour être plus précis, car un cuisinier peut très bien exécuter une recette sans en être le concepteur. Par cuisinier-concepteur et concepteur culinaire, j’entends bien la personne qui créer un plat, que ce soit le chef professionnel comme le cuisinier ou la cuisinière domestiques qui cuisinent pour sa famille ; n’oublions pas que ces cuisiniers domestiques cuisinent tous les jours33. Ces deux termes se rapportent donc à celui qui exerce l’activité créatrice à l’origine d’un plat ; cela n’implique pas forcément qu’il doit en assurer personnellement la réalisation. Cette tâche peut être déléguée à celui qu’on peut appeler l’« exécutant » ; son activité est limitée à la réalisation, excluant la partie créative. Il peut s’agir par exemple d’un commis de cuisine qui exécute la recette conçue par son chef, comme d’une mère de famille qui réalise un plat à partir d’une recette trouvée dans un livre de cuisine ou une émission culinaire. Toutefois, on remarquera que dans la pratique professionnelle, le concepteur culinaire aura tendance à endosser le rôle d’exécutant afin de concrétiser son idée. Certains chefs font malgré tout exceptions, citons (encore) comme exemple Ferran Adrià qui gère son atelier culinaire un peu à la manière de la plupart des grands bureaux d’architecture. En effet, la structure organisationnelle de la plupart des grands bureaux (Portzamparc, Nouvel, BIG...) fonctionne avec un ou plusieurs concepteurs à la tête de sa hiérarchie ; ceux-ci énonçant les lignes de force, le concept et les intentions du projet. Le reste du travail comme le tracé des plans, la modélisation 3D ou les présentations dédiées à vendre le projet au client est bien entendu délégué. 33. THIS, Hervé. op. cit. 10 p.

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De la même manière dans son atelier, Adrià énonce les lignes directrices et les idées maîtresses d’un plat qu’il imagine. Derrière, ses sous-chefs et son équipe font de multiples tests et lui soumettent différentes propositions pour qu’ils puissent choisir la ou les plus intéressantes, donner son avis, émettre des remarques et donner ses instructions pour y apporter des améliorations. On voit bien par cet exemple que les rôles de cuisinier-concepteur et d’exécutant peuvent être dissociables. Le but de ce chapitre est donc de mettre en lumière les contraintes perceptibles ou imperceptibles qui régissent tous processus de conception culinaire ; et par la même occasion, démystifier l’idée reçue que l’art culinaire est un domaine libre de toutes contraintes.

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Le contexte Le contexte, au sens très large, est assurément un terme bien connu et employé en architecture. Il englobe une multitude d’éléments qui influenceront considérablement le projet dans sa conception, dans sa réalisation et dans son usage. Géographie, histoire, politique, culture, économie, climat, écologie, population, bâti et fonctions aux alentours ne sont là que quelques fragments constituant le contexte ; ces différentes notions interagissent entre elles et caractérisent un milieu bien spécifique où l’architecte opérera. Ainsi, l’étude d’un contexte favorise la compréhension des règles non écrites qui en régissent la configuration. Il en résulte des systématiques, des rapports de dépendance et des relations entre les éléments constitutifs du lieu34. « Mais quel est le rapport avec la cuisine ? » me direz-vous. Selon moi, le contexte dans le monde de la cuisine est une composante à l’état latente, agissant inconsciemment sur le processus de conception du cuisinier. Reprenons le bref exemple du père ou de la mère de famille cité brièvement auparavant ; il ou elle devra concevoir son repas en gardant à l’esprit une quantité insoupçonnée de contraintes : - veiller à respecter un certain budget pour le repas - penser au temps qu’elle souhaite consacrer pour cuisiner - organiser la préparation du repas - le repas est-il équilibré pour ses enfants - tenir compte du goût de ces derniers etc. 34. HUSSAIN, Inam. op. cit. 17 p

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Les éléments qui seront traités ci-dessous ne constituent nullement une liste exhaustive des contraintes liées au contexte et survenant dans le processus de conception architectural ou culinaire. Je rappelle que ce ne sont là qu’une partie de ces contraintes que j’ai choisi de développer, car elles sont d’après moi les plus déterminantes au niveau du processus de conception.

Le client – le convive En fonction des diverses situations qui se présenteront à un concepteur, celui-ci abordera inéluctablement chaque énoncé avec une attitude et une approche singulière, les préoccupations et les contraintes étant sensiblement différentes. Si l’attitude du concepteur s’adapte au contexte de l’énoncé, il en sera de même avec le ou les clients. Bien connaître son client permet au concepteur de démarrer son travail de conception en ayant conscience des attentes à satisfaire. Une certaine flexibilité et adaptabilité est donc indispensable afin de pouvoir être attentif et réceptif à ces attentes. En architecture, le client peut prendre des formes bien variables, il peut s’agir d’un particulier, un promoteur immobilier, un comité de concours composé d’architectes, une instance publique... En cuisine, le « client » peut lui aussi prendre différentes formes. Au sens propre du terme, il peut s’agir simplement du client d’un restaurant, mais au figuré, on peut étendre ce sens à la famille, ses amis, ses enfants, etc. Le concepteur culinaire, qu’il soit professionnel ou domestique, doit toujours garder en tête la personne à qui il s’adresse lorsqu’il conçoit son plat. Il ne peut pas se baser uniquement sur sa propre conception de la cuisine ou ses goûts personnels ; il sera amené à travailler avec des produits qu’il ne connaît pas ou 69


qu’il n’affectionne pas dans le but de répondre et satisfaire les attentes de chacun. Que l’on soit chez soi, en famille, chez des amis ou dans les cuisines d’un restaurant, on ne cuisinera sans doute pas de la même manière, car les attentes de ceux pour qui on cuisine sont différentes. Le lieu et la « clientèle » sont donc étroitement liés et influenceront dans une certaine mesure notre approche de la conception culinaire.

Le lieu En tant qu’architectes, nous connaissons tous l’influence qu’un milieu peut jouer dans la conception d’un projet. Comme expliqué plus haut, un lieu est souvent associé à son contexte ; il peut être caractérisé par son histoire, sa topologie, sa population, sa politique, son économie ou encore sa culture. Une analyse du lieu permet de mieux le comprendre afin de formuler une réponse architecturale aussi pertinente et adaptée que possible à son contexte. En cuisine, cette composante du lieu peut être développée selon deux points de vue : micro ou macro. Le micro se rapporte au lieu comme l’endroit où on cuisine et où on mange. Comme cité précédemment, ça peut être dans le cadre professionnel de l’horeca ou dans un cadre domestique, c’est-à-dire pour des amis ou la famille. La macro, elle, concerne plutôt les facteurs caractéristiques d’un milieu qu’on a l’habitude d’aborder en architecture (situation géographique, population, culture, etc.). Du point de vue du micro, si on prend le cas d’un restaurant, le concepteur culinaire sera bien souvent confronté à des attentes et des exigences plus élevées ou plus précises. Étant donné que le client paie un service, il est bien naturel qu’il 70


en ait pour son argent. Outre le goût des plats, il tiendra généralement compte de l’aspect esthétique du plat, c’est-à-dire le dressage. D’autres facteurs tels que l’ambiance du lieu, la décoration intérieure ou la qualité du service peuvent entrer en ligne de compte, mais ils auront une influence quasi nulle vis-à-vis de la conception culinaire35. Un autre critère primordial qui fait la bonne réputation d’un établissement est sa régularité ; le client cherchant la plupart du temps à retrouver la même qualité à laquelle il a pu être habitué. La simplicité ou la complexité à réaliser un plat doit donc être prise en compte lors de sa conception afin d’assurer ce dernier critère. D’autre part, le lieu implique habituellement des moyens différents. La cuisine d’un restaurant disposant généralement d’outils et de machines plus variées, elle offrira de ce fait une plus grande liberté créatrice au concepteur ; celui-ci pouvant profiter d’un plus grand choix de solutions pour concrétiser ses idées. Considérons à présent l’échelle macro d’un lieu, il peut être définit par son contexte géographique, son histoire, sa population locale, sa culture ou encore son climat. Ces différents éléments peuvent tous influer sur le processus de conception culinaire d’un cuisinier. La population et la culture locale nous renvoient au thème du « client » développé précédemment ; en effet, une bonne connaissance de la clientèle ciblée, de sa culture et de ses habitudes culinaires est indispensable afin de vérifier la pertinence du type de cuisine que l’on propose. De même, le contexte géographique et le climat jouent un rôle important lors de la conception d’un plat. Il est évident qu’on ne cuisine pas de la même manière 35. Je dis bien quasi nulle, car évidemment, quelques exceptions ne sont pas à exclure ; la manière de servir et de déguster un plat peut parfois être codifiée et intégrée à la conception d’un plat. De même, un détail comme l’éclairage de la salle par exemple, peut influer sur l’esthétique d’un plat ; un mauvais éclairage risque de dénaturer les couleurs du plat et celui-ci ne sera pas présenté fidèlement à la pensée de son concepteur

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dans les pays nordiques, méditerranéens, africains ou asiatiques. Les cuisines du monde sont les fruits de traditions et de préceptes ancestraux. Dans les pays chauds par exemple, on utilise énormément les épices bien que la plupart des gens ont l’idée reçue que la nourriture épicée donne encore plus chaud. Poivre, piment, gingembre et coriandre. Et aussi cannelle, cardamome, cumin et curcuma. Ce sont les épices diaphorétiques, plus communément appelées sudorifères. En stimulant la transpiration, elles aident l’organisme à faire baisser la température du corps en cas de nécessité. Pour cette raison, elles sont largement utilisées par les peuples vivant dans les climats chauds pour adapter l’organisme aux hautes températures. Les vertus transpiratoires des épices diaphorétiques sont exploitées depuis des siècles par la médecine populaire pour traiter les états grippaux et les fièvres36.

Le contexte géographique amène également le cuisinier à composer avec des produits locaux et typiques d’une région. Cela dit, je laisserai ce thème des produits et de la matérialité en suspens pour mieux le développer au chapitre IV.

Les lignes directrices et les intentions Intentions, desseins ou volontés autant de synonymes destinés à aiguiller le concepteur sur les traces des lignes directrices ayant été préalablement définies. Cette composante est d’une certaine manière la colonne vertébrale du problème, c’est-à-dire une ligne de conduite à respecter ou du moins à considérer soigneusement, car elles expriment effectivement les attentes qu’ont 36. Extrait de http://www.mesacosan.com/dietetique/les-epices-de-printemps-a1627.html.

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les acteurs qui les ont formulés envers le concepteur à qui elles sont destinées (le concepteur peut également être à l’origine de la formulation du problème). Malgré un aspect qui peut sembler figé et défini, elle recèle une fébrilité et une confusion souvent liée à la complexité inhérente à l’énoncé du problème. En effet, la clarté de la définition des intentions initiales dépend de trois facteurs : la capacité des acteurs à justifier le pourquoi de leurs choix, de la nature du problème et du contexte dans lequel il a été énoncé37. En fonction de la situation, le concepteur sera alors amené soit à faire une libre proposition personnelle, soit composer avec des volontés soumises en amont. Pour revenir à cette échelle micro du lieu dont je parlais précédemment, il faut savoir que tout établissement possède sa propre philosophie ou son concept de la cuisine (attention à ne pas confondre le concept d’un restaurant avec le concept d’un plat). Que ce soit un établissement proposant une cuisine italienne, chinoise, française, grecque, gastronomique, de brasserie ou même fast-food, chaque restaurant possède sa propre ligne directrice, ce trait de caractère particulier qui fait que le client sait pourquoi il s’y rend et ce à quoi il s’attend. Le concepteur culinaire n’aura donc pas la même liberté créatrice qu’il soit propriétaire de son propre restaurant ou simple employé. Dans le second cas, il sera tantôt libre de créer en ayant carte blanche, tantôt contraint de se plier à la philosophie de l’établissement et à la volonté du patron pour lequel il travaille. En outre, le concept d’un restaurant peut se communiquer d’une part dans l’architecture de celui-ci, la décoration et son cadre global, mais d’un point de vue purement culinaire, la preuve la plus évidente reste sans nul doute la 37. PROST, Robert. Conception architecturale - Une investigation méthodologique. 1990. Paris : L’Harmattan

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Traduction personnelle : Un menu est aussi bon que la capacité d’un chef à écrire une recette. Une équipe prépare le nombre de plats présents sur un menu; le succès de l’effort d’une équipe commence avec des recettes claires. Quand vous rédigez des recettes, n’y incluez pas seulement les ingrédients, mais l’équipement, la méthode, la température, le temps, la quantité, la garniture, la vaisselle, la présentation, le vin recommandé, le stockage et la réutilisation des restes. Si un chef a des difficultés pour traduire un plat en une recette que les cuisiniers peuvent suivre, il ne devrait pas être au menu. Faites en sorte que les ingrédients de chaque plat soient disponibles pour la durée du menu. Contactez les fournisseurs pour vérifier les prix, la disponibilité et la qualité. La source la plus fiable serait un compromis de ces trois facteurs. Finalement, partagez le nouveau plat avec votre brigade au restaurant. Donnez à tous l’opportunité de goûter, questionner et évaluer.

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« carte ». Si on comparait la carte d’un restaurant à un projet d’architecture ; le plat représentant une pièce du bâtiment, alors la carte, elle, représenterait l’organigramme ; chaque plat étant une entité indépendante formant un tout harmonieux. Lorsqu’il conçoit un nouveau plat, le chef veillera donc bien souvent à en vérifier la cohérence avec l’ensemble de la carte des plats, ainsi qu’avec la carte des vins. Ce réflexe s’opère souvent inconsciemment et instinctivement. « A menu in only as good as a chef’s ability to write a recipe. A team prepares the many dishes offered on a menu; a succesful team effort begins with clear recipes. When writing recipes, don’t include only ingredients, but equipment, method, temperature, time, yield, garnish, dishes, presentation, win recommendation, and storage and reuse of leftovers. If a chef has difficulty translating a dish into recipe that cooks can fellow, it shouldn’t be on the menu. Make sure the ingredients in every dish will be available for the duration of the menu. Contact suppliers to verify prices, availability, and quality. The most reliable source may be a compromise of the three factors. Finally, share the new dish with everyone involved in food service at the restaurant. Give all an opportunity to taste, question, and evaluate.» Louis Egaras38

38. EGARAS, Louis, Matthew Frederick. 101 Things I Learned in Culinary School. 2010. New York : Hachette Book Group. 49 p.


Le budget C’est probablement une des composantes les plus décisives au niveau professionnel puisqu’elle est la principale contrainte du concepteur, lui dictant ce qu’il peut ou ne peut faire avant même de l’avoir conçu, et ce pour des raisons purement économiques. Le seul piège à éviter serait de ne pas exclure prématurément une option envisagée en se basant sur une simple intuition et de veiller à vérifier sa faisabilité et son prix, quitte à l’écarter par la suite. J’imagine que je n’ai pas besoin d’approfondir ce sujet si bien connu dans le domaine de l’architecture. En cuisine, comme dans toutes professions, cette composante économique dicte les mêmes règles au cuisinier-concepteur. Le lieu, le type de cuisine, le concept culinaire et la clientèle sont des paramètres qui vont concourir à définir le budget. D’autres facteurs vont bien sûr intervenir comme la nature, la « noblesse » et le prix des produits, le personnel à payer, la complexité de la réalisation du plat, etc. Évidemment, le budget ne doit pas dicter à lui tout seul les choix du concepteur, le prix allant de pair avec la qualité du produit et de sa transformation. Comme le disait Guccio Gucci : « On se souvient de la qualité bien plus longtemps que du prix »

Le temps Le temps est une autre composante commune à l’architecture et la cuisine. Au même titre que le budget, elle est sans nul doute l’un des plus grands ennemis de tout concepteur, quel que soit le domaine auquel il appartient. C’est 75


lui qui va rythmer le processus de conception dans son entièreté et même au-delà de la conception, il ne cessera d’être déterminant jusqu’à la fin de la réalisation. Même si les architectes tentent sans cesse de le maîtriser, ils n’y arrivent que trop rarement, pour ne pas dire quasiment jamais. Toutefois, l’approximation n’a pas lieu d’être dans une cuisine. Justesse et précision sont indispensables afin de maîtriser à la perfection l’exécution d’un plat. L’imprécision n’a pas sa place lors de la réalisation ; car si on l’habitude des retards sur les chantiers, en cuisine, quelques minutes, voire secondes, peuvent suffire pour nous faire rater un plat. La mise en place, la préparation des produits, le temps des cuissons, le dressage... Tout est pris en compte pour calculer le temps d’exécution totale et ainsi, pouvoir rédiger une recette précise et maîtrisée lors d’un service. Une sorte de cahier des charges dont la rigueur ferait envier les architectes sur leurs chantiers.

Les produits et les techniques Dans chaque profession, la matière et les produits sont étroitement liés à la technique. Le charpentier peut reconnaître une essence de bois, le chocolatier sait distinguer deux cacaos différents, un tanneur verra la différence entre un faux et un vrai cuir, etc. Un professionnel doit donc savoir sur le bout des doigts les propriétés de son matériau et les différents moyens pour le mettre en œuvre. À chaque produit correspond un vocabulaire précis et une palette d’outils spécifiques pour le travailler. 76


Ainsi, en cuisine, on dira par exemple du poisson qu’on en lève les filets, qu’on l’écaille ou qu’on le désarete ; on peut braiser, rôtir ou encore poêler une viande ; brouiller des œufs, blanchir des légumes, réduire un fond, etc. Les techniques actuelles nous offre la liberté de transformer et de sublimer les produits à notre bon vouloir, il ne faut donc pas les considérer comme des obstacles ou des contraintes, mais comme une source de liberté. Malgré tout, il ne suffit pas de connaître les propriétés de son produit pour pouvoir le travailler, il faut aussi être conscient de « pourquoi » ce produit fonctionne ainsi. Un professionnel, digne de ce nom, ne se limitera donc pas à s’intéresser uniquement au produit comme un simple élément isolé, issu de la production, mais à l’ensemble des conditions ayant façonné ce produit. De nombreux chefs sont en collaborations directes avec les producteurs et suivent par la même occasion, toutes les étapes de la production ; les saisons, la récolte, le traitement des aliments, etc. En somme, le produit fini n’est que le fruit de ce long processus. Ce n’est qu’avec une bonne connaissance de son produit et des techniques fondamentales que le cuisinier-concepteur (mais également tout concepteur en général) sera à même de pouvoir en tirer le meilleur parti. « A cook knows how to make something ; a chef knows why to make it that way » Louis Egaras 39 En dernière année, mon professeur d’atelier, Victor Lévy, ne cessait de nous répéter de vérifier toutes les décisions qu’on prenait, de téléphoner aux 39. EGARAS Louis, Matthew FREDERICK Matthew. op. cit. 99 p. Traduction personnelle : Un cuisinier sait comment faire quelque chose ; un chef sait pourquoi il le fait comme ça.

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experts si on sentait que nos connaissances dans un domaine étaient limitées. Il pouvait s’agir de choses banales que j’avais l’habitude de vérifier comme des détails de conception, l’adaptabilité de certains matériaux, leurs coûts, etc. Mais en poussant la vérification plus loin, je suis parfois tombé nez à nez avec des réalités du terrain jusqu’alors méconnues, comme la périodicité de l’entretien de certains matériaux, le prix de la main-d’œuvre, le délai de livraison, le recours à un convoi exceptionnel pour le transport de structures de grande envergure, le prix de location des appareils de chantiers, le coût d’un chantier en retard ... Et de temps à autre, le fait de vérifier quelque chose peut nous faire déboucher sur une piste inattendue et forte intéressante, pouvant devenir une force centrale pour un projet. Projet en Master 2 : Dans le cadre d’un projet de relogement, on a dû penser à un moyen pour faire déménager des familles, d’une tour d’habitation à rénover vers des habitations temporaires, le tout en leur évitant un maximum de désagrément. En cherchant des ascenseurs conçus pour les chantiers de bâtiments hauts, on est tombé sur un système d’ascenseur pouvant transporter des volumes et des masses très importantes. D’où, nous est venu l’idée de convertir ce simple volume de déménagement en un volume utile dans l’habitation temporaire. On a alors conçu des modules qui, une fois le déménagement terminé, se transformeraient en des espaces extérieurs.

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Les idées et la réalité Pour reprendre Platon, il existe un décalage manifeste entre le monde sensible, c’est-à-dire le monde réel et matériel, avec le monde des Idées. Le cas des utilités et des usages en architecture est un exemple parfait pour illustrer ce propos. Par « utilités », on entend la fonction ou l’espace utiles à l’usage d’une fonction. Ils forment la base de la programmation du projet, représentant elle-même le corps central au niveau de la conception formelle. Cela dit, croire qu’on peut dicter l’usage d’un espace par son utilité est une illusion d’architectes. On peut souhaiter, soutenir, influencer ou favoriser une manière d’utiliser ou de vivre l’espace conçu par son architecture, mais il faut bien garder à l’esprit ce décalage quasi inévitable entre son usage imaginé et son usage réel. Détérioration, climat, population, détournement de fonction, réaffectation ou dégradation ne sont que quelques facteurs pouvant influer sensiblement l’usage d’un espace. « L’espace agi n’est pas l’espace conçu et il y a donc un décalage entre réalité imaginée et usage » Philippe Bourdon 40 Le décalage entre le monde des Idées de Platon et le monde sensible est une composante qu’on retrouve et qu’on tente tous de maîtriser dans chaque aspect de notre vie. Si en architecture cette composante est lourde de conséquences pour la finalisation d’un projet, en cuisine, on a la chance d’avoir droit à « l’erreur ». En effet, avant de présenter un plat fini, le chef a la chance d’avoir droit à de multiples essais. Il peut concrétiser une idée de diverses façons ; en utilisant des 40. BOUDON, Philippe, Philippe DESHAYES, Frédéric Pousin et Françoise Schatz. Enseigner la conception architecturale. 2001. Paris : Editions la Villette.

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produits différents pour parvenir à un résultat quasi identique du point de vue du goût, de la texture ou des couleurs ; tester différents méthodes de cuisson afin de choisir celle qu’il jugera la plus adéquate, essayer différents assaisonnements et les rectifier si besoin est, etc. Tous ces essais sont un droit à l’erreur précieux pour le cuisinier afin de se rapprocher toujours plus près de son idée initiale. Cependant, je réserve ce thème des essais que je développerai plus loin.

La pluridisciplinarité Chef de chantier, ouvriers, charpentier, ingénieur, acousticien, électricien, plombier, peintre... Autant de corps de métier avec lesquels l’architecte doit collaborer au long d’un projet. La pluridisciplinarité peut être considérée comme une contrainte puisque dans les faits, elle peut poser pas mal de problèmes, notamment lorsqu’il s’agira de composer avec les honoraires de chaque intervenant, les disponibilités de chacun, leurs exigences sur le plan personnel et technique... Mais il ne faut pas voir que le côté négatif, la richesse, elle aussi, est réelle étant donné que cette pluridisciplinarité offre un éventail de connaissances et de ressources colossales. Nos bâtiments tiendraient-ils sans l’aide de nos précieux ingénieurs ? Serions-nous réellement capables de concevoir des détails aussi pointus que ceux délégués à nos acousticiens ou électriciens ? De la même manière, la pluridisciplinarité se retrouve également en cuisine sous de multiples formes. Dans un grand restaurant, on a généralement une brigade qui se compose du sous-chef, des chefs de partis, des commis, d’un pâtissier, un sommelier, des serveurs, etc. Ensemble, ils constituent un véritable orchestre dirigé par le chef. 80


La conception culinaire est donc aussi une activité dynamique dans le sens où elle fait collaborer différents corps de métier. Lors de la conception d’un plat par exemple, il est courant que le chef consulte son sommelier pour savoir quels vins s’accorderaient bien avec celui-ci. Citons également le travail effectué en amont par les agriculteurs, artisans et autres fournisseurs, sans qui rien ne serait possible. En outre, dans la restauration contemporaine, on assiste de plus en plus à l’intervention de consultants externes qui viennent parfois d’horizons lointains à l’art culinaire, tels que des chimistes, biologistes ou autres scientifiques, qui viennent apporter des connaissances théoriques nouvelles sur les produits, des nutritionnistes pour l’équilibre des plats, des designers pour la présentation et le mode de dégustation innovant ou encore des artistes, musiciens, architectes et architectes d’intérieurs qui influeront sur l’ambiance et l’environnement.

Hiérarchie d’une brigade de restaurant 81


Conclusion Pour clore ce chapitre, il faut préciser qu’une composante ou une contrainte, peu importe le domaine de conception, ne peut être considérée comme une notion indépendante, mais bien comme faisant partie d’un système dont les composantes sont en perpétuelles interactions les unes avec les autres ; entretenant des rapports de dépendances entrent-elles. La forme d’un bâtiment par exemple ne peut être conçue sans penser parallèlement aux intentions initiales, à l’impact sur son environnement, sa faisabilité ou encore son coût. Tout comme un chef doit simultanément prendre en compte le budget, le temps d’exécution, l’équilibre des goûts et l’aspect esthétique de son plat lorsqu’il le conçoit. On touche ici selon moi au point le plus crucial qui fait toute la complexité de la conception, c’est-à-dire être capable dans un premier temps, de faire l’inventaire des composantes qui interviennent ou interviendront hypothétiquement dans le processus de conception, dans un second temps, comprendre les relations qu’entretiennent ces différentes composantes entre elles et dans un troisième temps, sans doute l’étape la plus délicate, parvenir à anticiper les perturbations qu’entraîneront nos gestes de concepteur sur lesdites relations. Par exemple, si on décide de rajouter un ingrédient dans un plat, ce simple geste peut en modifier la physionomie ou la physiologie globale. Outre l’incidence sur le budget, il faudra comptabiliser le temps pour travailler ce nouvel ingrédient au temps de préparation totale ; prévoir la transformation au niveau du goût, de la cohérence du plat, du dressage, de l’harmonie des couleurs et des textures, etc. 82


Étant donné que les composantes du système entretiennent des rapports de dépendances entre elles, on peut donc constater que l’incidence d’un seul geste n’aura pas de conséquences isolées, mais bien des répercussions étendues à d’autres aspects de la conception. « Quel que soit leur degré de complexité, les énoncés de problème ne peuvent contenir l’ensemble des éléments opératoires capables de définir une solution ... concevoir une solution architecturale (ou tout autre type de solution) impose d’introduire des références externes au problème. La relation entre un problème et une solution n’est jamais de type linéaire et bien que l’énoncé du problème soit partie intégrante du processus de conception, il ne peut le déterminer entièrement. Un énoncé de problème demeure un système ouvert, et c’est seulement dans une dynamique avec les énoncés de solution qu’il peut trouver sa cohérence et sa pertinence. » Robert Prost41 L’énoncé d’un problème, aussi complet puisse-t-il être, ne peut contenir tous les éléments nécessaires à la conception d’une solution, qu’elle soit architecturale ou culinaire. Les nombreux points que j’ai pu développer dans ce chapitre ne forment pas une liste exhaustive des composantes qui caractérisent un énoncé problème. De plus, des éléments externes au problème, absents de l’énoncé, peuvent surgir de manière inattendue ; c’est le cas des références qu’on verra dans le chapitre suivant. Leur absence s’explique simplement par le fait qu’elles sont propres à chaque concepteur et à son expérience personnelle ; il est dès lors impossible de prévoir quelle référence le concepteur utilisera lorsqu’on 41. Op. cit. 31 p.

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formule un énoncé de problème, le concepteur l’ignorant sous doute lui-même, mais nous verrons cela en détail plus loin. D’un autre côté, un énoncé et sa solution forment un système ouvert dans lequel ils sont constamment sujets à des interactions. Il est parfois nécessaire de remettre en question ou de reformuler un énoncé si on juge une solution intéressante, afin qu’elle puisse trouver sa pertinence. Tout architecte a déjà dû vivre ça au moins une fois, trouver une idée ou un parti qui s’écarte des intentions initiales du projet, mais qui au finale, s’avère être plus riche que les précédentes tentatives. À ce moment-là, on choisit dans la plupart des cas de garder cette idée, mais de revoir notre position en reformulant nos intentions et en réorientant le projet.

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CHAPITRE III – La conceptualisation Les deux premiers chapitres sont à considérer comme des préliminaires visant à familiariser le lecteur aux différents outils et paramètres intervenant dans le processus de conception, architectural ou culinaire, et l’aider à avoir une meilleure compréhension de leurs mécanismes. Bien que la formulation de l’énoncé du problème puisse être considérer comme partie intégrante de ce processus, je tiens à la dissocier clairement de la phase de conception qui, pour pour ma part, débute avec le premier geste du concepteur. Au long de ma dernière année d’étude, j’ai pu me rendre compte de toute la confusion que nous, étudiants d’architectures, pouvions avoir à propos de notions relativement basiques utilisées quotidiennement. Par exemple, des amalgames étaient faits entre parti et concept ou entre intentions et moyens. Cette confusion ne se limite pas uniquement à la nuance des termes, mais s’étend également sur la méthode de travail et le processus lui-même. Les imprécisions qu’on peut avoir sur le sens d’un mot nous limite dans son utilisation et peut malencontreusement induire notre discours, voire parfois notre pensée, dans une direction non désirée. Mon but n’est évidemment pas de rédiger un lexique assommant de l’ensemble des termes associés à la conception, mais bien de dissocier les nuances d’étapes et d’éléments clés participant au processus de conception ainsi que les rôles respectifs qu’ils endossent dans celui-ci. C’est la raison pour laquelle j’ai jugé judicieux de scinder clairement ce thème complexe qu’est la conception en deux phases distinctes : la conceptualisation d’une part et la concrétisation d’autre part. La conceptualisation, c’est l’émergence des intentions et idées 86


maîtresses du projet. Il s’agit du point de départ où le concepteur énoncera les grandes lignes de son travail. Pour se faire, il usera des outils et s’appuiera sur les contraintes que j’ai pu citer précédemment, mais d’autres notions apparaîtront évidemment. La concrétisation en revanche représente l’aboutissement formel du projet, c’est-à-dire une traduction physique des idées et du concept qui l’ont engendré. Cette partie sera développée au chapitre IV.

«Limitations encourage créativité. Never rue de limitations of a design probelm a too small site, an inconveniant topography, an overlong space, an unfamiliar palate of materials, contractiory requests from the client... Within those limitations lies the solution to the problem!» Matthew Frederick

La créativité

Traduction personnelle : Les limites encouragent la créativité. Ne jamais regretter les limites d’un problème de conception - un site trop petit, une topographie gênante, un espace trop long, une palette de matériaux méconnues, des requêtes contradictoires du client... Dans ses limites réside la solution du problème!

Comment définir la créativité ? D’où vient l’inspiration ? Comment expliquer le génie créatif de certains concepteurs ? La créativité a toujours été enveloppée d’un caractère mystérieux, voire mystique. « Ainsi, le dictionnaire websters (1880) rattache la définition de la créativité à celle du mot « créer » qui est défini comme « rendre existant, former quelque chose à ne partir de rien ». En outre, certains termes véhiculent l’idée d’un « lieu privilégié », indépendant de la personne qui créer, et qu’il suffirait d’atteindre pour assurer une découverte ; par exemple « inventer » (venir-dans, marcher sur) ou « découvrir ». Créer n’est donc pas perçu comme produire ou construire, mais plutôt comme rencontrer ou dévoiler. »42 Nathalie Bonnardel

42. BONNARDEL, Nathalie. Créativité et conception. 2006. Solal. 17 p.

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Le mythe de l’inspiration ne fait que renforcer cette perception ; l’expression « être inspiré » signifiant recevoir une instance mystérieuse, chargée de toute l’opacité caractéristique de l’acte créateur, le secret d’une découverte. L’inventeur n’est ici que le médiateur, l’instrument par quoi le Réel ou le Beau, la Nature ou l’Esprit, se manifestent à l’homme.43 Dans la mythologie grecque par exemple, les Muses étaient considérées comme des médiatrices entre le dieu et le créateur. Au fil du temps, des changements points de vue sont lentement apparus débouchant sur une nouvelle théorie : le « modèle économique de la production créative » Dans celui-ci, le créateur est vu comme un « producteur » d’idées et la créativité 43. ROUQUETTE, Michel-Louis. La créativité. 1973. Que sais-je.10 p.

Dans un reportage tourné en 2002, le chef cuisinière étoilé Anne-Sophie Pic nous explique son processus à elle. En voici un extrait : « Où est-ce que je puise mon inspiration ? L’inspiration, je crois qu’elle est partout tout le temps. C’est pas forcément quand on se concentre à se dire « Qu’est-ce que je vais faire comme plat ? » qu’on trouve. En fait, l’inspiration elle peut venir devant le fourneau parce qu’on a fait un truc différemment et qu’on se dit « Tiens, ça pourrait peut-être mieux coller comme ça ». Et puis c’est vraiment les associations de saveurs, c’est dans la tête... C’est d’abord un travail mental, puis il y a la partie où on affine les choses... On fait les essais, on goûte si ça va bien, ça va bien ; et puis des fois, il y a des choses qui n’aboutissent pas. Mais l’inspiration, il n’y a pas vraiment (d’explications), si seulement on pouvait savoir comment s’inspirer ce serait formidable. Mais d’abord c’est dans la tête, ça, c’est sûr. Ce sont les associations dans la tête, puis on fixe les choses ; moi je fixe les choses sur papier, j’essaye de mettre en forme un petit peu mes idées, puis après j’en parle avec mon équipe, on en parle tous ensemble... Et puis, là commence la période des essais, donc c’est un peu la période la plus angoissante on va dire, et aussi la plus intéressante, plus excitante. Parce que quelques fois on aboutit à quelque chose, alors ça, c’est une joie extraordinaire ; et puis quelques fois il y a des choses qu’ont est obligé de revoir ou d’abandonner parce que ça marche pas. » 88


comme un « objet » sur lequel on peut intervenir30 ; la créativité y est conçue comme une capacité mesurable et les productions créatives sont évaluables et qualifiables. Ce modèle a eu pour effet de démystifier l’idée que la créativité était réservée à de rares « élues », si bien que des techniques, comme le brainstorming, et des programmes informatiques visant à stimuler la créativité furent proposés. Il y a eu de nombreuses tentatives pour définir la créativité, si bien qu’elles sont, encore aujourd’hui, sujettes à débats. Selon Csikszentmihalyi, il s’agit de la capacité à exprimer des pensées inhabituelles, à générer des jugements perspicaces, à introduire des changements fondamentaux dans notre culture, à réaliser des découvertes importantes, et à expérimenter le monde de façon « fraîche et originale ». Franken, lui, soutient que la créativité renvoie au fait de générer ou de reconnaître des idées nouvelles, des alternatives, ou des possibilités susceptibles de contribuer à la résolution des problèmes.44 Il existe malgré tout des points communs aux différentes définitions proposées, on s’entend qu’il s’agisse bien de la capacité à avoir une idée ou à réaliser une production à la fois nouvelle et adaptée au contexte32. Les critères de « nouveauté » et d’« adaptabilité » sont donc des qualités récurrentes chez les personnes dites créatives. Toutefois, il n’existe pas de norme absolue pour juger de la créativité d’une production45. Tout jugement sur la créativité d’une production sera relatif par rapport à d’autres productions, qu’elles soient contemporaines ou antérieures. Il en va de même pour le « niveau » de créativité d’une personne ou d’un groupe d’individus, celui-ci sera évalué et par rapport au niveau d’autres individus faisant office de points de comparaisons. 44. BONNARDEL, Nathalie, op. cit. 21 p. 45. LUBART, Todd, Christophe MOUCHIROUD, Sylvie TORDJAM, Franck ZENASNI. Psychologie de la créativité. 2003. Paris : Armand Colin. 11 p.

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Échanges, défis et stimulation créative mutuelle... Depuis 2008, le peintre bruxellois Florimond Dufoor et le chef du restaurant Le Coriandre à Watermael-Boitsfort, Damien Vanderhoeven, se prêtent à une série de défis entre eux. La règle est simple, réalisez une oeuvre à partir de celle de l’autre. Cette joute artistique et culinaire permet de stimuler la créativité des deux partis et le résultat est assez intéressant . Défi 1 Cher Damien, J’ai constaté que dans leurs aventures culinaires, Pierre Gagnaire et Hervé This s’intéressent à la couleur, aux formes, aux textures et bien sûr, surtout aux goûts, mais jamais ma principale préoccupation de peintre : l’espace. Tu le sais, mon obsession (enfin l’une de mes obsessions) est de créer un espace tridimensionnel sur une surface plane en deux dimensions. Pour y parvenir, j’oppose les masses et les traits ( masse = surface plane à l’encre ou acrylique). À ce jeu-là, il apparaît que la masse a tendance à être perçue après le trait. Je peux aussi combiner les couleurs pour produire des espaces puisque certaines couleurs plus vives ou plus foncées ont tendance à « avancer » par rapport à des couleurs plus douces, plus ternes ou plus claires… Penses-tu, cher ami chef, pouvoir recréer un espace en bouche à partir de cette peinture par un de tes procédés culinaires dont tu as le secret? Peut-on imaginer de faire ressentir un goût qui avancerait par rapport à un autre en créant une sensation d’espace ? 90

Bonjour Florimond, Voici la recette de notre premier défi. Tu peux voir sur la photo les idées que nous avons eues en cuisine en voyant les couleurs et les formes. Nous étions d’abord partis sur un plat de viande avec des asperges vertes et blanches, mais la partie brune nous inspirait surtout plus avec du chocolat. Donc nous avons réalisé une soupe que nous avons légèrement épaissie pour pouvoir lui donner du « mouvement » dans l’assiette. Pour l’espace nous avons déposé quelques fraises au basilic(pour le vert)sur une gelée de fraise. Nous avons ici du relief, des formes. Nous avons aussi « avancé » un goût en disposant une soupe fraise et une soupe chocolat dans un verre en les superposant. Sans les mélanger. Donc lorsqu’on boit, nous goûtons d’abord le chocolat qui est ensuite réveillé par l’acidité du jus de fraises (jus de fraise et un peu de citron). La glace aux épices vient couronner la partie plus claire, donner de la fraîcheur. Lorsqu’elle est servie de quelques minutes, elle fond légèrement et donne les parties plus claires autour de la glace et donc du relief. La feuille de basilic en plus du vert, nous apporte une note poivrée pour souligner les épices. En haut à droite, nous avons apporté du croquant avec de la meringue à la fraise


Défi 4 Réaliser deux peintures à partir de deux plats.

Défi 6 Travail sur le thème du «monochrome»

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Défi 7 Composer une toile à partir d’un plat existant en jouant sur les trois couleurs dominantes de celui-ci : le blanc, le noir et le vert

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Défi 9 À partir des ingrédients communs suivants choisis par le sous-chef Pierre : - Fraises - Pistaches - Gelée de fraise - Coulis de fraise - huile de pistache verte - Sorbet fraise - Menthe Chacun doit réaliser une composition dans son domaine respectif.

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Parti et concept « Le passage relativement récent de la notion de « parti » à la notion de « concept » vient traduire, selon moi, un glissement des manières de penser l’architecture. Le « parti » se rapporte plutôt au terme fondateur de l’objet qui résultera de la solution (concrète) alors que le « concept » renvoie à la pensée de l’objet (abstrait) et pourrions nous dire qu’il contient implicitement le problème de la conception » Robert Prost46 En lisant cette citation, j’ai pu véritablement prendre conscience, au travers de discussions avec certains camarades et enseignants, de ce « glissement des manières de penser l’architecture » dont parle Prost. Il s’agit ici d’un exemple évident des amalgames dont je parlais précédemment. Parti et concept sont des notions élémentaires dans le processus de conception et pourtant si différentes, dès lors il est, à mes yeux, essentiel de bien expliciter cette distinction, d’autant plus que ce sont des termes utilisés dans la vie de tous les jours, pas seulement par les architectes, mais par tous les concepteurs. On définit souvent le parti comme étant l’idée-force ou la matrice du projet, c’est à mon sens une erreur. J’ai la conviction que la position centrale dans un projet est occupée par le concept, c’est véritablement le cœur du projet ; le parti n’étant qu’une expression formelle du concept, ce que l’on voit, ce que l’on peut dessiner ou décrire, mais il ne reste qu’un choix de concepteur parmi tant d’autres pour concrétiser le concept. Je ne tiens nullement à minimiser l’impact du parti sur un projet ; parti et concept 46. Op. cit. 75 p.

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vont de pair, ils occupent des statuts différents, mais d’importances égales dans un projet. Un bon concept sans un bon parti ne communiquera pas fidèlement les intentions du concepteur, comme un bon parti avec un mauvais concept peut desservir le projet en soulignant les faiblesses, le manque de réflexion ou l’inconsistance d’un projet pour un œil un tant soit peu averti. Mais prenons un exemple emprunt à la cuisine pour illustrer un propos qui à priori, concerne plutôt l’architecture. Si je prends un concept banal comme : un « poisson cuit ». Par définition, il s’oppose à deux autres concepts qui sont le « poisson mi-cuit » et le « poisson cru ». L’énoncé de ce postulat de base assez simple réduit donc déjà la marge de manœuvre du cuisinier et oriente son choix quant à sa concrétisation. De ce concept initialement formulé, se distinguera alors un ensemble de « moyens » pour le concrétiser dans lequel le concepteur devra en choisir un seul ; le parti étant ce moyen précisément choisi. Au concept « poisson cuit », on peut donc dégager des moyens comme : cuit sur peau, sur arrêtes, en papillote, au four, grillé, etc.

Un autre exemple : prenons 1 concept pouvant se décliner en plusieurs partis Le concept : revisiter la salade de fruits classique Les 3 partis proposés : - en carpaccio - en rubik’s cube - en brochettes 95


1 concept - 6 partis différents Prenons ici un concept assez simple qui est «ouvrir un îlot». En dessous, vous pouvez voir 6 propositions différentes, chacune constituant un parti et une expression particulière.

Un des enseignements que j’ai appris en architecture est qu’avant de faire une croix définitive sur une idée, il faut se demander s’il s’agit d’un concept ou d’un parti. Car parfois, on peut renoncer à un concept très fort à cause d’une mauvaise concrétisation de ce dernier, alors qu’il suffirait de repartir du concept de base, prendre du recul, envisager d’autres points de vue ou d’autres configurations pour que le concept soit mis en valeur. Bien qu’on soit amené à développer de nombreuses idées ou de nombreuses facettes dans un projet, parti et concept restent, dans la plupart des cas, des termes utilisés au singulier. On parle « du » concept ou « du » parti, très rarement « des » concepts ou « des » partis. Cette singularisation (ou singularité) peut s’expliquer par une volonté de synthétiser les idées principales en une seule phrase ou un seul mot pour avoir une meilleure compréhension et lisibilité du projet en focalisant l’attention du client sur un seul point. En outre, le concepteur peut être amené à laisser de côté une idée potentiellement intéressante s’il juge que celle-ci n’est pas pertinente par rapport au concept. Le fait d’écarter une idée dans un projet ne signifie pas forcément qu’elle soit mauvaise ou complètement perdue, il la laisse simplement en suspens et peut choisir de la réintroduire plus tard dans le projet s’il le juge approprié. Elle pourra également être stockée dans la mémoire du concepteur et peut-être « recyclée » pour un autre projet ou juste nourrir le concepteur dans sa réflexion. Ce dernier point me conduit à vous introduire le thème de la mémoire et des références ainsi que l’implication essentielle qu’elles jouent dans la conception.

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La mémoire et les références Quelques notions sur la mémoire... Dans ce point-ci, je ne compte pas vous expliquer le fonctionnement complet de la mémoire ; ce serait une vaine entreprise de résumer en quelques lignes tout un pan aussi colossal appartenant au monde de la psychologie. Je me concentrerai uniquement sur des notions particulières qui nous seront utiles pour comprendre la suite.

Lorsqu’on parle de la mémoire, on en distingue souvent deux types :

- la mémoire à court terme pouvant stocker un nombre limité d’informations sur un laps de temps très court (quelques secondes). Dans le jargon psychologique, cette mémoire à court terme est dite « de travail » pour faire référence à son aspect actif 47. C’est notamment elle qui est le plus sollicitée lors d’une activité de conception. - la mémoire à long terme qui ne connaît pas en pratique de limites de capacité ou de durée de mémorisation. Pour Atkinson et Schiffrin, la probabilité de mémorisation en mémoire à long terme (c’est-à-dire d’un apprentissage durable) dépend uniquement de la durée de présence en mémoire à court terme48. 47. DEGIORGIO C., VAN DEN BERGE D., WATELET A., Comprendre la mémoire de travail, publication du C.R.F.N. (Centre de Réadaptation Fonctionnelle Neurologique), l’Hôpital Erasme - ULB 48. Extrait de Wikipédia : Mémoire (psychologie).

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On peut également distinguer quatre types de mémoire différents.

La mémoire implicite dans laquelle le sujet ne sait pas qu’il est inconsciemment en train de retenir une information. Par opposition, on a la mémoire explicite dont les informations sont mémorisées consciemment et volontairement. Il existe également la mémoire sémantique, par lequel l’individu stocke ses connaissances du monde, des faits et des concepts, par exemple le nom des jours de la semaine, la définition d’un mot, le code de sa carte bancaire, etc. En revanche, la mémoire épisodique désigne le processus par lequel on se souvient des événements vécus avec leur contexte49, comme la vue

d’un paysage lors d’un voyage ainsi que l’émotion ressentie en l’admirant. « L’accès fréquent à certaines connaissances aura tendance à les rendre plus accessibles, ce qui facilite les interprétations concernées, qui progressent alors plus vite, ce qui augmente leur fréquence d’accès, etc. »50

C’est ce que l’on appelle le rappel de l’information. Le fait d’avoir fréquemment recours à une information en particulier facilite l’accès à cette connaissance dans notre mémoire. 49. Extrait de Wikipédia : Mémoire épisodique. 50. D’HONDT Leen, op. cit.

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Ces quelques notions sur la mémoire vont maintenant vous permettre de mieux comprendre le fonctionnement des références et leurs influences lors d’une activité de conception.

Les références Nous reprenons ici la notion de référence qui avait été introduite à la fin du chapitre précédent. Le recours à des références fait appel à des connaissances stockées dans notre mémoire qu’on accumule progressivement tout au long de notre vie, autant privée que professionnelle. Elles peuvent prendre des formes très variées et ne se limitent pas à la spécificité du domaine auquel appartient le concepteur. En architecture, il s’agit par exemple : - du détail technique d’un élément d’architecture (porte, poutre, parement...) - un bâtiment remarquable - le style d’un architecte célèbre - un organigramme - une exigence du client - une peinture - une image aperçue dans une revue - un livre - une photo de voyage - un film - une œuvre d’art - le souvenir d’un moment passé avec des amis - ou des concepts plus abstraits comme le temps, la transparence, la symétrie ou l’asymétrie, l’ombre et la lumière, la trace de l’homme, etc. 99


Citons le célèbre exemple du Musée Guggenheim Bilbao réalisé par Frank Owen Gehry, dont le revêtement extérieur rappelle étrangement les écailles d’un poisson. Cependant, cette référence au poisson n’est pas un cas isolé chez Gehry, elle est récurrente dans nombreux de ses projets depuis le début des années 80. Il attribue cette fascination à un souvenir d’enfance : quand il était petit, il accompagnait sa grand-mère au marché tous les jeudis : « Nous allions au marché juif, nous achetions une carpe vivante, nous la ramenions à la maison à Toronto, nous la mettions dans la baignoire, et je jouais avec ce maudit poisson pendant toute une journée jusqu’à ce que ma grand-mère le tue pour en faire des boulettes. »51 Écailles d’un poisson rouge

On peut retrouver les mêmes références citées ci-dessus dans le monde de la cuisine. Par exemple, l’île flottante ou la forêt noire sont des desserts dont les noms sont empreints à un lexique de l’ordre du paysage. Les références peuvent donc prendre de formes abstraites et nourrissent le concepteur dans sa réflexion. Comme expliquée précédemment, la mémorisation d’une information peut se faire implicitement ou explicitement ; en d’autres mots consciemment ou inconsciemment. Leurs usages préalables sont peu souvent prémédités ou définis ; il est effectivement difficile de juger de la qualité ou l’utilité d’une information.

Revêtement du Guggenheim de Bilbao

En 2010 Oriol Castro, le bras droit de Ferran Adria au restaurant El Bulli, imagine un plat baptisé « vinaigrette glacé accompagné de tangerines et d’olives vertes ». Il explique que l’idée d’incorporer de petits morceaux de glaçons à son plat lui est venue en repensant à un repas qu’il avait partagé avec des amis lors d’un voyage au Brésil. En faisant tomber quelques morceaux de glaçons dans son 51. VAN BRUGGEN Coosje, Frank O. Gehry Musée Guggneheim Bilbao, La Martinière, 1999

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plat lors du dîner, il eut une surprise intéressante en bouche et prit une photo de son assiette. Cette photo et le souvenir marquant de ce repas lui ont sans doute semblé anodins sur le moment même, mais lui furent utiles des années plus tard et lui permirent d’inventer son nouveau plat. Comme pour l’exemple de Frank O. Gehry cité plus haut, il s’agit d’une information issue de la mémoire implicite et épisodique52.

52. Cf. Quelques notions sur la mémoire.

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Conclusion On a passé en revue les différentes composantes intervenant au cours de la conceptualisation. La créativité demeurant, encore aujourd’hui, une notion relativement insaisissable ; la naissance d’un concept se traduit par la suite sous forme d’un parti concret ; les références pouvant s’immiscer dans une conception sous différents aspects, implicitement ou explicitement... J’espère que ce chapitre sur la conceptualisation, ainsi que les exemples donnés, aura pu mettre en évidence des similitudes entre architecture et art culinaire du point de vue conceptuel. Mais concrètement, est-ce que la pratique l’art culinaire peut-elle faire de nous de meilleurs architectes ? Ou est-ce qu’un bon cuisinier peut-il être un bon architecte, et vice versa ? On ne pourrait répondre à cette question qu’en faisant l’expérience avec un groupe d’architectes qui se prêteraient au jeu, mais cette question serait évidemment un sujet d’étude très intéressant à approfondir. Ce qui est sûr par contre, c’est que la pratique régulière d’une discipline créative va immanquablement exercer une influence sur toute autre activité de conception, de manière incontrôlée et inconsciente53. D’où, la pratique et la connaissance de branches externes à l’architecture ne seront jamais inutiles puisqu’elles nous influenceront d’une manière ou d’une autre ; que ce soit dans notre style, notre réflexion, notre méthode de travail, notre sensibilité, nos inspirations ...

53. D’HONDT Leen, op.cit.

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Chapitre IV – La concrétisation Voici une note d’Alain Passard, chef du restaurant « l’Arpège » triplement étoilé à Paris, destinée à son ami, l’architecte Dominique Perrault : « Antonin Carême, cuisinier des rois et roi des cuisiniers, disait : « Les Beaux-Arts sont au nombre de cinq, à savoir : la Peinture, la Sculpture, la Poésie, la Musique, l’Architecture, laquelle a pour branche principale la Pâtisserie ». Le confort et le bien-être d’un chef c’est l’interprétation d’une cuisine d’atelier où la table de travail se transforme en établi ; couteaux et ciseaux deviennent alors d’authentiques outils. La cuisine c’est le feu, véritable partenaire du rôtisseur ; cuire c’est sculpter le produit avec la flamme, véritable conjugaison entre l’émotion du cuisinier et la puissance du feu. L’architecture d’un plat c’est la différence et la superposition des textures de ses tissus ; en cuisine savoir donner une architecture à une sauce c’est tout un art. Le cuisinier, comme l’architecte, choisit ses matières et ses volumes. Construire un plat, c’est lui donner avant tout de solides fondations à travers la qualité et la provenance des produits. Un grand plat c’est aussi une ligne, un dessin avec des formes, de la hauteur, de la transparence et de la lumière. Voilà mon cher Dominique, en vous voyant sur vos chantiers, nul doute on vous imagine aussi dans une cuisine et, dans l’ombre du grand architecte que vous êtes, se devine un très bon cuisinier. »54

54. PERRAULT, Danielle. Dominique Perrault Architecte. 2005. Bâle : Birkhauser. 212 p.

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Le passage d’un concept du monde des idées vers le monde réel s’opère par le biais de la matière. Cette transition n’est pas un voyage à sens unique, elle se compose de tentatives, d’échecs, de choix, de remises en question, qui font que, parfois, la solution finale est tout autre que celle imaginée initialement. Dans la note ci-dessus, Alain Passard parle de la qualité et la provenance des produits comme étant les bases d’un plat, et on ne saurait lui donner tord. En tant qu’architectes, nous connaissons toute l’importance d’avoir de bonnes fondations pour un bâtiment ; connaître la nature du sol nous aiguille également sur le choix du système constructif le plus adapté ainsi que sur les matériaux à mettre en œuvre ; et d’une certaine manière, cette connaissance nous guide malgré nous dans une certaine direction à suivre lors de la conception. Mais la nature du sol est une contrainte qui ne dépend pas de l’homme, l’architecte ne fait que s’adapter à cette contrainte. Alors est-ce que de ce côtélà, l’art culinaire n’est-il pas avantagé par l’absence de cette contrainte dans ça démarche créative ? Ça n’est pas si sur, vous verrez d’ailleurs dans le point suivant qu’elle est tout aussi présente en cuisine.

La matérialité « Que représente le produit pour le cuisinier ? », c’est une des questions que j’ai posées à plusieurs cuisiniers lors de mes interviews. Selon Nicolas Rivière, chef du « News » et de « L’atelier de Nicolas » à Bruxelles, un bon produit représente un point de départ indispensable pour élaborer un bon plat. « Le produit c’est la base. C’est la saison ; c’est ta matière première qui va faire que le client va être satisfait, ou pas. Ducasse, il dit toujours qu’il vaut mieux un bon produit sans talent que du talent avec un 105


« Si on goutte une pomme de terre ou une carotte comma ça, on se dit que c’est bon, ce n’est pas confortable à déguster, ce n’est pas forcément agréable à manger. Donc mon but est de déstructurer le produit, avec beaucoup de minutie, pour le ramener à un confort de dégustation au plus près de son goût originel » Thierry Marx

mauvais produit, et c’est vrai, c’est quatre-vingts pour cent du travail. Quand on démarre dans le métier, on veut toujours tout prouver aux autres, montrer tout ce qu’on sait faire et le mettre dans une assiette. Mais un bon produit travaillé le plus simplement du monde, c’est ce qu’il y a de meilleur. » Nicolas Rivière55 Cette citation d’Alain Ducasse, mentionnée par Nicolas, m’a amené à aller chercher d’autres témoignages de cette icône de la cuisine gastronomique contemporaine, aussi bien française qu’internationale. « Il (le cuisinier) est juste l’interprète de la générosité de la nature, de la passion de ses fournisseurs. Et nous on va amener cette expertise qui doit permettre de préserver la saveur originelle de chaque produit qui compose un plat » Alain Ducasse56 L’art culinaire n’a jamais été aussi accessible qu’à notre époque ; chaînes de télévision culinaires, concours de cuisines, livres, magazines, blogs,etc. Lorsqu’on s’intéresse au sujet, on voit apparaître une notion récurrente véhiculée chez les cuisiniers, le « respect du produit ». Ce qu’il est intéressant de remarquer dans la citation de Ducasse, c’est qu’elle suit ce précepte en donnant au cuisinier un rôle très particulier. Lui-même choisit minutieusement ses fournisseurs afin de sélectionner les meilleurs produits qui soient, mais en toute humilité, il se considère comme un « interprète » ; le cuisinier apporte son savoir-faire au service de ces produits pour en révéler les saveurs. Mais respecter un produit, ça signifie également que celui-ci prime sur tout le reste et que les choix en tant que concepteur culinaire sont dictés par le produit. 55. Extrait de la rencontre avec Nicolas Rivière, voir annexe B. 56. Extrait de la vidéo « Louis XV – Alain Ducasse, 25 ans ». 2012. Alain Ducasse Entreprise.

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Qu’il s’agisse de la technique de découpe, le type de cuisson, de la présentation ou des associations, ces choix sont subordonnés au produit de base. Par ailleurs, respecter un produit sous-entend qu’il ait été bien choisi à la base ; au-delà du fournisseur et sa provenance, on peut également citer la période, d’où la notion de « saisonnalité ». Travailler avec des produits de saison est un choix de cuisinier qui s’explique très facilement puisqu’il permet de tirer profit du meilleur que peut offrir ces produits durant une époque de l’année bien précise. « C’est souvent le produit qui dicte la technique. Et c’est là où en tant que chef de cuisine, on va insister sur la saisonnalité et la qualité du produit. Par exemple, un bon foie gras, un bon lobe de foie gras que je vais trancher, qui aura une super tenue, avec je pourrais faire du foie gras poêlé. Si je le casse, qu’il commence à se désagréger et qu’il a une mauvaise tenue, je ne pourrais pas le poêler. Peut-être que j’en ferai une terrine ou que je le travaillerai différemment parce que cette qualité-là, ce morceau-là, ne convient pas pour un foie gras poêlé et vice versa. » Nicolas Rivière57 Si un produit est indisponible chez nous durant une saison précise ou que la qualité à laquelle il est proposé à cette période est insatisfaisante, il est facile aujourd’hui de se le procurer en l’important d’un autre pays. Toutefois, cette importation, comme dans tous secteurs économiques, aura des répercussions sur l’économie locale. Pour illustrer ce problème qui n’est pas propre à la cuisine, on peut tout simplement citer l’exemple de la pierre bleue chinoise qui coûte effectivement moins cher, mais qui est de moins bonne qualité que la pierre bleue belge extraite 57. Op. cit.

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dans nos régions. Dès lors, le problème qui se pose se résume à un problème économique d’une part, mais également de positions personnelles et d’éthique d’autre part, sans même parler de l’impact écologique due à l’importation. Est-il donc acceptable d’utiliser des produits importés, et indirectement cautionner cette pratique, pour des raisons purement économiques, alors qu’il existe des artisans et des producteurs locaux qui peuvent proposer ces mêmes produits avec une qualité égale, si pas supérieure ? Pour moi, cette question est aussi valide en architecture qu’en cuisine.

Paper Log Houses, Shigeru Ban Abris de survis conçu à partir de matériaux de récupération (tubes en carton, bacs de bières et bâches en plastique). En travaillant exclusivement avec des matériaux recyclés, la forme architecturale des abris de S. Ban est induite presque naturellement, elle est dictée par les matériaux eux-mêmes.

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Ce point sur la matérialité, en cuisine et en architecture, m’a fait prendre conscience d’une divergence très intéressante entre ces deux domaines. En cuisine, le choix de la matière à travailler est habituellement antérieur à la phase de conception et c’est logique puisqu’il faut savoir ce que l’on travaille avant de pouvoir répondre à la question « comment le travailler » En revanche, en architecture, on a la liberté de postposer ce choix à une étape plus avancée de la conception. Le choix d’un matériau peut être motivé par de nombreuses raisons ; techniques (nature du sol, portée, facilité de mise en œuvre), économique (budget à respecter), esthétiques (prescriptions urbanistiques, volonté du client ou de l’architecte), écologiques (performance énergétique, matériaux locaux)... Il est donc normal d’attendre d’être plus avancée dans le projet pour faire un choix des matériaux réfléchi. La matérialité en art culinaire est donc abordée différemment puisqu’on part de la matière pour lui donner une expression. En règle générale, les architectes conçoivent des volumes, des espaces, des formes, etc. Et ce n’est que pendant ou après la conception de ceux-ci qu’ils cherchent les matériaux capables de concrétiser leurs idées, même si on peut bien entendu citer de nombreuses exceptions (Paper Log Houses de Shigeru Ban, architecture container), il est assez


rare de voir un projet dont la conception se base exclusivement sur un matériau choisi préalablement. Le matériau est au service du concept et est souvent choisi pour ses propriétés (thermique, résistance, couleur, texture, prix...).

Cette approche de la matière repose sur une connaissance des propriétés physiques et chimiques de celle-ci et permet en outre de développer chez ses acteurs un esprit analytique et sensible au langage inhérent à la matière. Connaître une matière c’est connaître ses qualités, ses défauts et ses limites afin de pouvoir la mettre en œuvre en lui conférant l’expression la plus juste possible. Bien souvent, on cherche à donner à nos projets un certain langage, et les matériaux d’aujourd’hui nous offrent un choix quasi illimité pour les concrétiser. Toutefois, cette quête d’un langage architectural, ne peut-elle pas être résolue par le choix préalable de matériaux possédant leurs propres expressions? Construire un projet en partant d’un matériau choisi ce n’est pas la même chose que de choisir un matériau pour construire un projet. En ça, il me semble que l’art culinaire est en avance sur l’architecture dans cette démarche de partir de la matière première pour créer. Dès lors, on aurait tout à gagner en tirant des enseignements de cette philosophie conception adoptée

L’architecture container est un type d’architecture dont la forme est directement liée au matériau de base. En effet, les dimensions, le volume et la structure sont tous régis par le container initialement choisi pour être transformé par la suite. Bien que les combinaisons possibles soient extrêmement variées, le fait de travailler avec un volume de base, ayant ses propres contraintes, va induire d’autres contraintes au niveau de l’agencement intérieur, de la superposition des volumes, etc. 109


depuis longtemps par les cuisiniers. Toutefois, cette approche n’est pas exclusive à l’art culinaire ; elle est d’ailleurs abordée au sein de la faculté d’architecture de l’ULB sous différentes formes comme le cours « Laboratoire des formes et matières » ou l’option « Design Process ». Laboratoire des formes et matières, travaux réalisés par les étudiants de Bac 1 sur le thème du tressage

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Design Process, installations réalisées par les étudiants de l’option à partir d’un matériau choisi


Les essais « On apprend de nos erreurs », ce proverbe m’a accompagné depuis mon enfance et je pense qu’il ne cessera jamais de suivre. Les gens n’en ont peut-être pas conscience, mais notre quotidien est parsemé d’erreurs ; lorsqu’on met un peu trop de sucre dans son café, lorsqu’on oublie son parapluie chez soi alors qu’il pleut, lorsqu’on arrive quelques minutes en retard à un rendez-vous, etc. Mais quand est-ce qu’elles se manifestent le plus souvent ? C’est lorsqu’on essaye, qu’on tente, qu’on ose, qu’on teste ou qu’on expérimente quelque chose de nouveau. Combien de fois ne vous est-il pas arrivé d’essayer deux, trois, cinq ou dix configurations différentes sur un plan avant de trouver « la » solution qui vous semble idéale ? Est-ce que ça signifie pour autant que les configurations précédentes soient fondamentalement mauvaises ? Bien sûr que non. Tous ces essais et ces tests antérieurs concourent à l’émergence de cette solution finale et de ce fait, ils sont loin d’être inutiles. Nos multiples essais durant une phase d’esquisse en architecture sont donc un droit à l’erreur qui ne doit pas être perçu comme un échec, mais comme un véritable moteur à la création (sinon, nos charrettes que nous affectionnons tant n’existeraient pas !). Les essais et les expérimentations en cuisine sont au même titre tout aussi important. Avant qu’un plat fini ne soit présenté à un client, il passe inéluctablement par une ou plusieurs phases intermédiaires. On cherche à savoir si ce qu’on a pensé, réfléchi, dessiné ou écrit de manière théorique fonctionne réellement ; si le mariage des saveurs, des couleurs et des formes est tel qu’on l’avait imaginé ou si au contraire, il existe un écart entre nos idées et la réalité qu’il faut corriger. 111


En cuisine, les essais permettent de vérifier nos idées, mais en prenant une dimension bien supérieure à celle offerte en architecture. Pouvoir vérifier ses idées à l’échelle 1/1, avec les produits qui seront réellement utilisés pour réaliser le plat final et avoir la chance de pouvoir rectifier la recette, le dressage ou l’assaisonnement à notre gré. On peut voir, toucher, sentir et goûter une version du plat fini avant qu’il ne soit présenté au client. C’est comme si vous aviez la possibilité de construire un projet à échelle humaine, d’en apprendre les erreurs de conception et de construction pour ensuite pouvoir construire le bâtiment final en gommant toutes ses imperfections. En soi, les essais représentent à la fois un outil de conception et un outil d’exploration, et à ce titre, j’aurais très bien pu aborder ce sujet en début de mémoire, dans la partie «outils de conception». Mais personnellement, aussi précis ou détaillés soient-ils, les outils et documents utilisés pour produire une esquisse en architecture (plans, coupe, perspective, croquis, 3D ou maquette) ne m’ont jamais permis d’égaler le niveau de vérification qu’offrent les essais en cuisine. Une des grandes différences qu’on peut sans aucun doute retenir, entre l’architecture et l’art culinaire, est ce caractère figé et immuable que peuvent avoir les oeuvres architecturales, car celles-ci sont le plus souvent construites pour durer. Alors qu’une recette est sans cesse sujette à des modifications, des rectifications ou encore des réinterprétations. On pourrait prendre le contre-exemple en parlant des réaffectations ou des rénovations architecturales, mais de manière globale, je pense que vous conviendrez qu’il est plus aisé de modifier une recette existante qu’un bâtiment construit, que ce soit en terme de liberté créatrice ou de temps d’exécution. La rénovation ou la restauration d’un bâtiment existant prend parfois autant de temps que d’en construire un nouveau. La physiologie et l’équilibre général d’un plat sont des choses d’extrêmement 112


fragiles, pouvant être radicalement changés par un simple geste, en une fraction de seconde ; elle peut tenir à une minute de cuisson près ou dépendre d’une pincée de sel, d’un tour de moulin à poivre, de quelques gouttes de ci ou de ça, d’une herbe aromatique en plus ou en moins, etc.

La concrétisation du concept J’avais précédemment expliqué la différence entre le concept et le parti, qu’ils soient architecturaux ou culinaires. Mais comment passe-t-on du concept qui appartient à priori au domaine de l’abstrait à un parti concret ? En d’autres termes, comment concrétise-t-on nos idées ? Avant toute chose, ce passage s’opère en choisissant un moyen d’exprimer ses idées. Un de mes professeurs58 m’a dit un jour : « Choisir, c’est renoncer » . Choisir un moyen d’expression, c’est choisir un langage pour traduire ses idées ; un langage parmi tant d’autres, auxquels on renonce implicitement. Un croquis, par exemple, n’aura pas la même expression qu’un texte descriptif, qu’une photo ou qu’une maquette ; même si tous tentent d’exprimer une seule idée, le message communiqué sera sensiblement différent. Cependant, il n’existe pas de méthode universelle pour choisir son moyen d’expression, chacun choisit de traduire et d’exprimer ses idées en utilisant les outils avec lesquels il est le plus à l’aise ou qu’il juge les plus adaptés. L’exemple le plus explicite selon moi est de prendre un atelier d’étudiants, vous remarquerez qu’en partant d’un énoncé commun, les étudiants choisiront d’explorer la question avec des outils très variés. Certains se lanceront 58. Christine Godefroid, professeur en BAC 2 à la faculté d’architecture Horta-LaCambre. 2009.

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directement dans les plans sur ordinateur, d’autres privilégieront le support papier ou le calque ; ceux qui préfèrent visualiser les choses en trois dimensions auront également le choix entre développer un modèle 3D informatique ou construire une maquette plus aisément manipulable. Qu’en est-il pour les cuisiniers ? Le point précédent a pu mettre en lumière les qualités et l’importance qu’offrent les essais. Dès lors, on peut aisément comprendre qu’ils soient considérés comme un « outil ». Nombreux sont les cuisiniers à se lancer directement dans la pratique, à tester une idée qu’ils ont uniquement en tête et à improviser sur le moment même. Certains auront tendance à gribouiller préalablement quelques croquis pour avoir un petit repère, pour visualiser les choses avant de l’exécuter ou pour donner une ligne directrice à leur travail. D’autres rédigeront une fiche technique plus ou moins méthodique et complète de manière à structurer le plat en vue d’une exécution de celui-ci la plus précise possible. Mais que ce soit en architecture ou en cuisine, la concrétisation d’un concept est une étape qui ne peut être synthétisée en un schéma unique ; chacun ayant une méthodologie qui lui est propre.

La réalisation

Quand est-ce que le processus de conception se termine-t-il réellement ?

En architecture, la fin du processus de conception est communément déterminée lorsque la construction, elle, commence. Toutefois, celui-ci n’est jamais définitivement clôturé, ça reste un système ouvert auquel l’architecte devra revenir de temps à autre. Par exemple lorsqu’il y a un imprévu sur le chantier 114


et qu’il faut retravailler des détails de conception ou lorsque des éléments ont été volontairement mis de côté pour être travailler ultérieurement comme le mobilier, les finitions ou autres détails d’architecture (poignées de portes, gardecorps, type d’éclairage...). En cuisine, la fin d’un processus est un concept très évasif, car un cuisinierconcepteur a la liberté de revenir indéfiniment sur sa recette pour l’améliorer ou la modifier. Il n’est pas soumis à la même contrainte de temps que celle imposée aux architectes devant respecter des délais très stricts. En effet, contrairement à l’architecture, une œuvre culinaire peut être qualifiée d’immatérielle, car au-delà de l’assiette, ce qui fait avant tout le corps d’un plat, c’est sa recette ; c’est-à-dire les ingrédients qui la composent et les étapes de sa construction. On peut réaliser mille assiettes différentes, le processus de conception, lui, ne sera jamais bouclé avant que la recette ne soit clairement définie par le cuisinier. La contrainte temporelle n’a donc pas la même emprise sur le processus de conception du cuisinier que sur celui de l’architecte. Pour l’architecte, un bâtiment est construit selon les documents fournis, même si ceuxci, lors du dépôt, ne sont pas fidèles à ce qu’il avait pu imaginer au départ, par faute de temps ou autres contraintes. Alors que si un cuisinier doit concevoir un plat et que le jour même, la réalisation n’est pas parfaite, il a encore la possibilité de rectifier ses erreurs par la suite puisqu’une œuvre culinaire n’est pas aussi figée qu’une œuvre architecturale. De nombreux chefs se mettent également à réinterpréter de grands classiques culinaires qui pourtant, passent pour être des monuments inviolables de la cuisine. D’une certaine manière, cette pratique pourrait être considérée comme étant une continuité d’un processus déjà existant qui a juste été mis en suspens. Toutefois, le fait de réinterpréter un plat implique qu’on lui donne 115


une nouvelle esthétique, une nouvelle construction voire de nouvelles saveurs, même si les traceurs de la recette initiale sont toujours présents, on ne peut pas affirmer que la réinterprétation d’un plat existant respecte fidèlement la pensée de son concepteur originel. Réinterpréter un plat c’est un peu comme faire une rénovation en architecture, c’est-à-dire transformer une œuvre existante dans le but de lui donner une touche à la fois personnelle et contemporaine. Le cuisinier qui choisit de réinterpréter un plat s’approprie donc sa recette pour créer un nouveau plat inspiré de ce premier, mais au final, il s’agira d’une œuvre nouvelle et originale.

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Conclusion En fin de compte, que faut-il retenir de ce chapitre ? La concrétisation d’un projet culinaire est-elle une étape singulière ? Si oui, que peut-elle nous apporter à nous, architectes ? La particularité de cette phase de conception réside, me semble-t-il, dans un de paradoxe poussé à l’extrême qui est la matérialité et l’immatérialité du projet. J’ai expliqué à maintes reprises toute l’importance en cuisine de la matière, des bons produits et de leurs provenances. La matière, c’est la base d’une bonne cuisine, d’un bon plat ; c’est elle qui prime et qui dicte ce qui est faisable ou pas. Partir de la matière pour concevoir un projet est un processus qui caractérise l’art culinaire et c’est sans doute le premier enseignement qu’on peut en tirer. Ce qui est intéressant dans cette démarche, c’est qu’on laisse la matière s’exprimer par elle-même, en faisant abstraction des idées préfaites sur la forme finale, la couleur, la texture... On est véritablement à l’écoute de la matière et du langage qui lui est propre ; un peu comme un sculpteur, on pourrait presque dire que le cuisinier sculpte l’aliment pour en révéler les meilleures saveurs. Comme dit précédemment, cette approche d’un projet qui met en avant la matière se retrouve également dans notre cursus universitaire en architecture (laboratoire des formes et matières,Design Process), et au même titre, il serait légitime d’envisager l’art culinaire ou le design culinaire comme de nouveaux terrains d’explorations dans cette démarche. L’immatérialité du projet, elle, vient donner tout son sens au paradoxe cité plus haut. Car si la matérialité est une composante primordiale dans tout projet de conception, son immatérialité l’est tout autant ; et d’autant plus en art culinaire. D’ailleurs, la cuisine n’est-elle pas considérée comme un patrimoine 117


immatériel, tandis que le patrimoine architectural appartient au domaine matériel, visible et palpable. Ce qui fait qu’un plat fasse partie du patrimoine immatériel, c’est sa recette ainsi que ses traceurs gustatifs, mais également l’histoire et la philosophie qui la caractérisent. Étonnamment, je pense que sur ce thème de l’immatérialité, l’architecture et l’art culinaire sont à la croisée des chemins. Car même si on se réfère au patrimoine matériel en parlant d’architecture, celle-ci comporte néanmoins une part d’immatérialité ; ce que l’architecture peut transmettre, en dehors de ses bâtiments, ses murs et ses vestiges, ce sont avant tout des idées. Par exemple, le Parthénon est un des symboles de l’architecture de la Grèce Antique basée sur le nombre d’or ; en Angleterre, la ville de Lechtworth représente le prototype du concept des cités jardin d’Ebenezer Howard ; on pourrait également citer le célèbre pavillon allemand de Mies van der Rohe présenté à l’exposition universelle de Barcelone de 1929, qui lui, incarne bien une application du principe du plan libre énoncé par Le Corbusier. On voit donc que derrière des œuvres architecturales, matérielles, se cachent en réalité des philosophies, des idées et des concepts qui, eux, sont de l’ordre de l’immatériel. Au fond, les grandes théories en architecture ne sont-elles pas comparables aux recettes des grands classiques de la gastronomie ?

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CONCLUSION DE L’ETUDE Ce mémoire repose sur une question initiale relativement simple : Existe-il un lien entre le processus de conception architectural et culinaire? Le premier chapitre a permis de mettre en évidence une relation méconnue entre architecture et art culinaire, à savoir l’utilisation d’outils de conception communs. Si jusqu’alors on avait conscience de ses outils en architecture ainsi que de leurs qualités respectives, on ignorait qu’ils étaient également utilisés en art culinaire ou qu’ils étaient présents, mais sous des formes différentes. De la même manière, le deuxième chapitre peut également être considéré comme une mise en lumière, ayant pour but de démystifier cette idée reçue qu’une oeuvre culinaire soit le fruit d’une activité totalement libre de toutes contraintes. La juxtaposition des contraintes architecturales à l’art culinaire révèle l’impact de celles-ci sur le processus conception culinaire ainsi que les limites qu’elles posent au concepteur dans ses choix. Dès lors, on se rend compte que la conception culinaire répond aux mêmes contraintes qui se présentent à la conception architecturale, bien qu’elles aient certaines spécificités selon le type d’activité, comme l’échelle de temps ou le rapport à la pluridisciplinarité souvent moins conflictuelle en cuisine. À juste titre, j’aurai pu nommer ce chapitre « Les contraintes communes à la conception». Dans le troisième chapitre, outre le passage sur la créativité, on peut retenir trois notions qui ont été introduites et qui, jusqu’à maintenant, n’étaient pas spécialement reliées au lexique culinaire : parti, concept et références. 120


Si parti, concept et références étaient des termes bien connus en architecture, je pense qu’avec les explications et les exemples apportés, on peut aujourd’hui mieux comprendre et visualiser comment ils se traduisent en art culinaire, et dès lors les associés au lexique culinaire. Le dernier chapitre est un peu plus particulier puisqu’il démontre de nombreuses différences dans le processus, alors que les trois précédents avaient plus tendance à pointer leurs similitudes. D’une part, le rapport à la matière propre aux cuisiniers est quasiment à l’opposé de celui des architectes. Pour rappel, on avait mis en évidence que le concepteur culinaire partait de la matière première comme base de travail et que la technique ou la forme finale découlaient des caractéristiques de cette matière, alors que l’architecte a l’habitude de se concentrer sur la forme, les espaces et les volumes en premier lieu, avant de choisir les matériaux qui permettront de les concrétiser. Ce qui est intéressant dans ce constat, c’est qu’il montre une méthode de travail différente, mais pas incompatible à l’architecture. De ce fait, sa transposition à l’architecture est tout à fait envisageable et peut s’avérer être une expérience des plus enrichissantes. D’autre part, le fait de mettre en parallèle l’art culinaire, dont le patrimoine est défini comme immatériel, à l’architecture qui en revanche, possède un patrimoine qualifié de matériel, a permis de mettre en relief ce qui constitue l’immatérialité de l’architecture, à savoir les théories, idées, et philosophies que dissimulent les simples murs et façades; ceux-ci pourraient légitimement prétendre au titre de patrimoine immatériel.

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Pour continuer... Toute étude ou exploration, aussi simple ou complexe soit-elle, n’est limitée que par le cadre dans lequel elle s’inscrit et par le temps qui lui est imparti ; mon travail n’y échappe pas. Comme expliqué dans l’introduction, j’ai été obligé de poser des limites à mon étude afin de ne pas me perdre mon propos. Bien entendu, j’aurai pu ou voulu aborder d’autres questions qui auraient été dans la même lignée que celles présentent dans ce travail, mais il a bien fallu que je pose des limites à cette étude pour ne pas me perdre dans mon mémoire et pour sa construction reste cohérente. Toutefois, comme son nom l’indique, je tiens à réunir, dans ce dernier point, l’ensemble des réflexions que je n’ai pas pu développer, mais qui me semblent étroitement liées à mon propos et pouvant offrir d’intéressantes perspectives de recherche pour une étude ayant un thème similaire.

Les sens et le goût en architecture Vous aurez peut-être remarqué que je ne me suis pas beaucoup exprimé sur les sens ou leur impact en architecture comme en art culinaire, alors qu’ils jouent pourtant un rôle primordial. La raison de l’absence de ce sujet est qu’à mes yeux, il mérite et nécessite une étude bien plus poussée, plus longue et plus rigoureuse que celle que j’aurai pu lui offrir. Parler des cinq sens, de leurs utilisations et perceptions dans deux activités de conception différentes, sous-entend qu’outres de bonnes connaissances dans 122


ces deux activités, il aurait également fallu être possession d’un bagage très pointu dans le domaine de la psychologie. J’ai donc préféré faire l’impasse sur un sujet que je n’aurai pas pu développer et aboutir en lui rendant justice. Malgré tout, s’il y a bien un point qui mériterait clairement d’être étudié lorsqu’on parle d’architecture et d’art culinaire, ce sont les sens. Si l’architecture fait intervenir quatre de nos cinq sens, que dire de l’art culinaire ? On peut véritablement définir l’art culinaire comme l’activité créative la plus sensuelle puisque tous nos sens sont en éveil lorsqu’on cuisine. La vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat et bien entendu le goût. Parmi les quelques recherches que j’ai entreprises sur le sujet, ce qui m’a troublé, c’est qu’on associe rarement, pour ne pas dire jamais, le goût et l’architecture. Dans « La ville des sens »59, travail de Marc Crunelle, ancien professeur à la faculté d’architecture, on y retrouve des descriptions sensorielles de différentes villes d’Europe à travers les siècles, mais le goût, lui, n’y figurait pas. Cette absence est assez compréhensible en soi étant donné que l’architecture n’est pas un élément comestible. Toutefois, il serait tout à fait normal de se demander ce que le goût pourrait représenter en architecture. Existe-t-il en architecture? Que ce soit au sens propre ou au figuré. Quoi qu’il en soit, il me semble que goût peut-être intimement lié à l’architecture puisqu’on a l’habitude d’associer ce que l’on mange à un environnement, un lieu, une ambiance, une compagnie, un moment ... le tout formant un souvenir. Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’expliciter la célèbre Madeleine de Proust pour mieux illustrer mon propos.

59. Extrait de http://www.lavilledessens.net/.

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D’un autre côté, si l’architecture est dépourvue de goût, on pourrait se demander si le goût ne peut-il pas être lui-même porteur d’architecture. Un goût est une sensation très complexe qui peut se composer d’une multitude de nuances. On peut citer les cinq goûts scientifiquement reconnus, c’est-à-dire le sucré, le salé, l’acidité, l’amertume et l’umami. Mais à ceux-ci, viennent s’ajouter les différentes textures comme la croquant, le fondant, le crémeux, le moelleux, mais également les sensations de chaud, de froid, de piquant, de rafraîchissant, etc. Les parfums et les arômes détectés par l’odorat, ainsi que le visuel et le jeu des couleurs, viennent compléter notre perception du goût. Le goût est donc une combinaison d’éléments; je dirai même qu’un goût est le résultat d’une construction, chaque goût ayant sa propre logique de construction. Dès lors, il serait intéressant d’étudier cette logique pour voir ce qu’il peut en ressortir. Je ne vais pas m’attarder plus que ça à développer cette question, mais j’espère que les illustrations suivantes pourront apporter matière à réflexions pour celui ou celle qui serait tenté de l’approfondir.

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Un air de ressemblance?

... encore un autre?

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L’analogie à l’art culinaire et aux aliments Dans le chapitre traitant de la conceptualisation, j’avais abordé les références et leurs influences sur une conception. L’analogie désigne une similitude entre des choses ou des idées de natures différentes ; elle peut-être considérée comme une forme de référence. Ici, j’aimerai avancer l’hypothèse, à vérifier bien entendu, selon laquelle l’art culinaire et les aliments pourraient être utilisés comme des sources d’analogies potentielles. Car si on y réfléchit bien, parmi les caractéristiques d’un plat, on peut citer les couleurs qui le composent(harmonieuses ou contrastées), les textures, sa forme, ses volumes, l’agencement des différents éléments qui le compose ... Autant de critères qu’on peut facilement retrouver en architecture. Les aliments, à mon sens, peuvent eux aussi représenter une réelle source d’inspiration. Prenez une orange par exemple, si on la coupe, on se rend compte que son écorce est en réalité une double peau, composée de l’épicarpe et du mésocarpe ou plus communément appelés le zeste et le ziste. À l’intérieur de cette double peau, on voit également une certaine structure qui se profile. En effet, une orange se divise en quartiers, compartimentés entre eux par de fines pellicules appelées cloisons. Les cloisons se rejoignent au centre de l’orange et se raccrochent au réceptacle de celui-ci, formant ainsi une sorte de colonne vertébrale, venant par après, se raccrocher à une des branches de l’oranger. Double peau, cloisons ou compartiments, n’est-ce donc pas là des mots bien familiers au langage des architectes ?

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Le dressage d’une assiette, une microarchitecture? Si j’ai pu citer plus haut le goût comme étant un potentiel porteur d’architecture, que dire du dressage d’une assiette? Le dictionnaire Larousse définit l’architecture comme étant l’Art de concevoir et de construire un bâtiment selon des partis esthétiques et des règles techniques déterminées60. Or, si on fait abstraction du mot bâtiment, la composition d’une assiette ne peut-elle pas être considérée comme étant une forme d’architecture? On y retrouve pourtant des notions très familières : - le plein et le vide - le contraste (des couleurs, des matières) - la transparence - le jeu de lumière - la hiérarchie des éléments - les proportions - les volumes ... Dresser une assiette, ce n’est pas juste agencer des éléments les uns avec les autres, c’est avant tout donner une identité et une construction au plat. Car sans le dressage, tous les éléments qui ont été cuisinés resteraient dans les poêles et les casseroles. C’est un peu comme si on avait les matériaux pour un chantier qui ne demandent qu’à être mis en oeuvre.

60. Le petit Larousse illustré. 2000. Paris : Larousse

«The proportions of a building are an aesthetic statement of how it was built.» Matthew Frederick

Traduction personnelle : Les proportions d’une construction sont l’expression esthétique de la manière dont il a été construit. 129


Le dressage, c’est également une ligne; une esthétique. Toutefois, nous ne devons pas oublier que l’esthétisme n’est là que pour servir et rendre justice aux saveurs d’un plat, le mettre en valeur et non pour camoufler ou maquiller ses défauts. Lorsqu’on compose un plat, on choisit des produits qui se marient bien entre eux ; le travail de ces produits et leur relation dans l’assiette sont donc pensés avec cette idée d’harmonie et d’équilibre des goûts. Il ne faut donc jamais privilégier l’esthétique au détriment du but premier de l’art culinaire, c’est-à-dire procurer un plaisir gustatif avant tout. Une règle qui existe tout autant en l’architecture... «Beauty is due more to harmonious relationships among the elements of a composition than to the elements themselves... It’s the dialogue of the pieces, not the pieces themselves, that creates aesthetic success» Matthew Frederick61 Et pour clôturer ce mémoire, je terminerai sur une note de fin illustrant ce dernier point, au travers de laquelle, j’espère pouvoir stimuler votre imagination pour qu’elle vous fasse voyager parmi la myriade de possibilités que peut offrir une alliance entre architecture et art culinaire ne demandant qu’à être découvertes.

61. FREDERICK, Matthew. 101 Things I learned in Architecture School. 2007. Cambridge, MA : THE MIT PRESS. 51 p.

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ANNEXE A : Rencontre avec Jamil Daghrir Lundi 10 décembre 2012, rencontre avec Jamil Daghrir, patron du restaurant l’Intemporelle, situé au 114 avenue Louis Lepoutre, 1050 Ixelles. Cette rencontre avec Jamil s’est faite en trois fois. La première fois, je suis passé au restaurant en tant que simple client pour déguster sa cuisine et faire connaissance avec lui. La seconde fois, je lui ai expliqué le sujet de mon mémoire qui l’a intéressé et je lui ai posé quelques questions sur lui, son parcours et cette double casquette qu’il portait, à la fois architecte et cuisinier. La troisième et dernière fois, on je lui ai posé des questions pouvant nourrir les recherches de mon mémoire. Voici le compte rendu de mes deux dernières rencontres avec ce personnage atypique. La discussion avec Jamil commence donc par une brève explication du sujet de mon mémoire au cours de laquelle je passe en revue les différents points de ma table des matières. En parlant des outils de conception, je lui cite comme exemple le croquis, les schémas, le langage, etc. J : Je te le dis et je peux te l’assurer, il y a un rapport étroit entre la créativité architecturale et culinaire, avec 144

une petite nuance, il y a à rajouter à la cuisine, une saveur du nez et du goût, à ce qu’on veut concevoir. Mais au niveau volume, aspect ou esthétique, c’est exactement la même chose. Lorsque tu crées une assiette, tu essaies de donner un volume comme tu crées un volume d’architecture. Et tu la construis, une assiette, tu la construis comme on construit une œuvre d’architecture. C’est exactement la même chose, on utilise la latte, le crayon ou le pc dans la cuisine. Pour créer une assiette, on prend une latte, on mesure et on regarde. H : Est-ce que tu le fais aussi ? J : Mais absolument ! Les grands étoilés, eux, ils le font toujours. Nous, la première assiette, on la fait au mesurage et ensuite ça devient un réflexe. Pour les grands étoilés, le bout de carotte, il a une position dans l’assiette au millimètre près. Comme celui qui va positionner la pierre (en parlant d’architecture). Je lui explique ensuite la partie relative aux contraintes, notamment l’exemple du client. J : Une commande donnée à un architecte doit répondre aux besoins d’un client, avec ce qu’il peut apporter en plus. C’est exactement la même chose (dans un restaurant), tu ne vas pas faire manger quelque


chose à un client dont il ne veut pas. Par exemple, s’il te dit j’aime le poisson, tu te dis : « Voilà, je vais te proposer un met avec du poisson à ma manière ». H : Et inversement ? Est-ce que tu travailles avec un produit que toi tu n’aimes pas par exemple, mais que le client aime bien ? J : On se force ; mais c’est comme en architecture, des fois pour survivre, on est parfois obligé de faire une architecture qu’on n’aime pas. La cuisine c’est pareil, c’est pareil dans le sens ou un chef, il le fait, mais il ne peut pas exceller dans quelque chose qu’il n’aime pas, mais il est obligé de le faire. Il est obligé de le faire parce qu’il y a de la demande pour tel ou tel produit. Mais beaucoup moins qu’en architecture, parce que là-dedans (en cuisine), il y a le goût. Le chef ne peut détecter si un plat est bon ou pas que si lui-même aime le produit. Tu ne peux pas juger d’un produit s’il est bon ou pas si tu ne l’aimes pas. H : Ça, c’est sûr... Je parlais des contraintes, donc le client, le budget, le temps de réalisation, tout ça, ça rentrent en compte. J : Forcément. Le temps... La charrette en architecture, on l’a, elle exactement pareille. Pendant les coups de feu, les préparations, le timing... Avec la cuisine, le

temps est plus court. On n’a pas une éternité. H : Du coup, des fois, est-ce que tu fais des plats en te disant « Tiens, je veux faire ça », mais qu’après, tu te rends compte que tu n’auras pas le temps de le faire ? J : Absolument, absolument, absolument ! Et tu l’enlèves de ta carte... Soit ça va devenir hors budget, soit ça te prendra beaucoup de temps par rapport au temps qu’on t’accorde, donc voilà. Tu ne peux pas proposer à un client, en architecture, un bâtiment qu’il ne peut pas se payer. C’est là même chose dans la cuisine, tu ne peux pas proposer des produits aux gens qu’ils ne pourront pas payer. Je passe ensuite au chapitre de la conceptualisation, en lui parlant de l’émergence des premières idées. J : On fait des esquisses. En architecture, on fait des croquis et on met nos idées sur papier. En cuisine, on fait des esquisses, mais d’abord dans la tête, puis on fait les essais ; à la fois pour chercher les volumes et la présentation. Il y a deux types d’essais, gustatif et visuel. En architecture, le visuelle prend naturellement plus de place. H : Je trouve que la mémoire et les références, tout ce qu’on emmagasine dans notre vie, ça peut nous aider 145


à un moment donné. Quand tu crées un truc, tu te dis : « Tiens, je pense à ça, parce que j’ai vécu ça et je vais essayer de le transposer ça ». J : C’est exactement la même chose en cuisine. La mémoire du goût ou de l’odeur ... Dans tel voyage j’ai vu telle ou telle chose ; comment puis-je la transformer à ma manière ? Et tu en crées autre chose par rapport à ta mémoire, par rapport aux souvenirs. H : Est-ce que tu as déjà fait des plats par rapport à un voyage, un souvenir ou une image ? J : Mais très souvent ! Ça, ça peut me donner une idée... Ça, ça peut me donner une idée d’un plat... Cette matière... Et tu commences à imaginer... Imaginer, je ne sais pas, peut-être un produit, qui est l’assiette presque finale. H : Mais ce n’est pas nécessairement un aliment. J : Oui, absolument. Ça peut-être une fleur. Je passe alors au dernier chapitre concernant la concrétisation, en citant par exemple le choix des matériaux sur lequel il s’arrête. J : On peut décider du choix des matériaux au début 146

et au fil du temps, on peut revenir en arrière pour en choisir un autre parce qu’à un moment, l’harmonie ou les couleurs des matériaux iraient mieux que le premier choix. H : Je ne sais pas, pour toi, mais quand moi je travaillais, je dessinais plus ou moins la forme ; donc on fait les plans, on fait les esquisses, et puis seulement on choisit le matériau en architecture. Et ici en cuisine, j’ai l’impression que c’est l’inverse. On part du matériau, du produit, et on le transforme pour en donner la forme. J : C’est exact. Le point de départ c’est la matière. Après comment visionner une forme ? Dans la cuisine moléculaire, la transformation de la matière est extrêmement importante et très très développée : On te propose une crevette et on te dit voilà, c’est du poulet. J’extrapole, mais c’est pour dire que ce que tu vois n’est pas nécessairement ce que tu vas manger. Il rajoute ensuite, sans pouvoir me donner de noms précis : J : Beaucoup d’architectes se sont reconvertissent en cuisiniers célèbres. Mais pas le sens inverse, parce qu’il est beaucoup plus complexe. La notoriété d’un archi-


tecte n’est pas facile à acquérir par un chef de cuisine, sans faire des études de cinq ans en architecture. Un architecte peut facilement devenir un chef de cuisine. Il y en a beaucoup, des très connus, des étoilés, des gens qui ont un grand palmarès. Mais je n’ai pas de noms en tête comme ça, mais il y en a beaucoup. Il y a un rapport étrange entre l’architecte et la cuisine.

J : C’est possible. Je me suis inscrit au jury d’État, j’ai fait regrouper les trois années en six mois. J’ai fait ma première session au mois de juin, j’ai raté, et ma deuxième session au mois de septembre, j’ai réussi. Donc j’ai été diplômé en six mois. J’ai ouvert le restaurant il y a dix-huit ans, en 94, c’était possible.

Je commence ensuite mon questionnaire proprement dit.

H : Et l’architecture, tu as fini ça en quelle année ?

H : Peu te présenter brièvement et me raconter ton parcours ? J : Mon parcours... Pour faire mes études d’architecture, il fallait travailler pour payer mes études. Je me suis rendu compte, en tant qu’étudiant, quand j’entrais dans un restaurant, l’endroit qui m’intéressait le plus c’était la cuisine, sans le savoir. J’ai terminé mes études d’architecture, j’ai commencé à travailler dans le bureau et je m’y plaisais très très bien, mais je me suis dit : « J’ai un rêve, le rêve d’ouvrir un restaurant ». Un jour, la situation familiale et financière m’a permis de réaliser ce rêve. Pour ouvrir un restaurant, il faut avoir un accès à la profession, donc j’ai fait le programme de trois années du CERIA en six mois. H : C’est possible ça ?

J : Je suis sorti de la cambre en 85. Pratiquement 13 ans plus tard (à partir du moment où il en a rêvé), j’ai réalisé ce rêve. Donc voilà mon parcours en ce qui concerne l’architecture. Naturellement, c’est assez dénudé de tout le reste parce que ça nécessite beaucoup de travail. Entre la théorie, et arrivée à mettre en équilibre une petite entreprise qui soit rentable, il ne suffit pas de savoir plus ou moins faire la cuisine, il faut savoir la gérer. H : Est-ce que c’est toi qui créer les plats ? J : C’est là où est ma force. Aujourd’hui, je ne cuisine plus, moi je crée. Dans des cas extrêmes, j’aide dans la composition. Un plat, il est fait de plusieurs éléments. Le chef, il travaille ces éléments et au bout de la chaîne, moi, je suis celui qui compose avec ces éléments. Mais tous les plats qui sont ici sont mes créations. 147


H : Donc tu donnes des idées, il l’exécute, puis tu composes avec et tu dis ce qu’il faut modifier ? J : Absolument. On fait des essais, on goûte, on demande les avis de tout le monde et on apporte des modifications. H : Comment décrirais-tu ton style de cuisine ? J: La cuisine, elle est exactement l’identité de la personne, exactement. Que ce soit ta culture d’origine, ta culture que tu as acquise par après, ta personnalité, tes goûts de couleurs, ta générosité, ta médiocrité... tout sort dans une assiette. Un psychanalyste, tu lui donnes dix assiettes et tu lui mets dix personnes ; un excellent psychanalyste, il te mettra chaque assiette devant chaque personne. En goûtant les assiettes et en posant certaines questions pour connaître les personnalités... La réponse elle est claire, une assiette, c’est la copie conforme de la personne qui l’a crée ; dans ses couleurs, dans sa générosité , dans ses goûts, dans sa chaleur, dans ses formes, dans tout. H : Et c’est pareil en architecture, si tu prends les grands architectes, tu reconnais leurs styles. J : Mais bien sûr. Tu vas à Liège, tu prends la gare de 148

Liège, il n’y pas trois ou quatre architectes qui font ce type d’architecture par exemple. Là je suis clair, si je définis mon type de cuisine, c’est une cuisine de base orientale, mais transformée à ma manière. Je n’ai pas un acquis culinaire orientale, ou orientaliste, car j’ai quitté la Tunisie à quatorze ans ; je ne savais même pas cuire un oeuf, c’est après que j’ai appris. En finalité, j’ai une cuisine d’arrière-arrière souvenir orientaliste, mais avec des formes méditerranéenne et européenne. H : Mais c’est le reflet du mixage culturel et du mixage culinaire. J : Mais absolument. H : Lorsque tu crées un plat, tu suis plus ou moins la même méthode travail ou le même processus ? Ou tu travailles différemment selon les cas ? J : Il y a toujours un fil rouge à suivre. Un bâtiment, tu dois le commencer par des fondations et tu montes jusqu’à’ à la toiture. C’est exactement la même chose. La création d’un plat, tu pars l’esquisse au début, pour le réaliser jusqu’à la fin. C’est ça ce que tu voulais dire par processus ?


H : Oui et non, je sais que certains chefs ont leur méthode. Par exemple, ils choisissent un produit, ensuite ils dessinent, puis ils commencent à faire des tests... J : Ah d’accord. Logiquement oui, on ne peut pas avoir l’idée d’un produit fini sans avoir vu un objet ou un produit qui te donne l’inspiration. L’inspiration elle vient d’abord d’un produit, et à partir de ce moment-là, il faut généralement lui rajouter un produit de base. Par exemple, si au marché tu as vu un super beau fruit, tu te dis : « À travers ce fruit-là, je vais crée un dessert ». Ce n’est pas nécessairement le fruit qui va rester, c’est la base. Donc je pense qu’il y a un processus qui est toujours le même. Il y a un produit qui va donner l’inspiration, et après comment le transformer pour arriver au produit fini. H : On parlait précédemment de la manière de concevoir et tu disais que tu utilisais quelques fois la latte et le crayon comme outils... J : Mes outils, alors... Feuille de papier, crayon, choix de l’assiette, donc le support ou autrement dit, le terrain. En fonction du produit et de l’idée de l’assiette (sous entendus l’idée du dressage ou de l’esthétique finale), tu choisis le type d’assiette. Comme pour un bâtiment, mais à une petite différence, généralement tu as le ter-

rain et tu construis le bâtiment dessus. Là on le choix, on a l’idée du produit et on choisit le terrain. H : C’est une liberté en plus ? J : Entre guillemets. H : C’est une liberté, mais également un risque ? J : Absolument, risque de se louper si on ne fait pas des choix judicieux... Donc tu prends une feuille de papier et tu esquisses en te disant : « Ce produit-là, je vais le présenter dans une assiette triangulaire » par exemple. Tu prends ta feuille et tu commences à composer, avec des couleurs, et tu fais plusieurs configurations. Tu dessines trois ou quatre croquis et à un moment, tu te dis : « Celui-là me semble le meilleur » et tu mets le reste de côté. Là, tu vas commencer à produire, et tu cherches la position du produit avec une latte ; la position par rapport au bord de l’assiette, par rapport au reste, pour chercher un juste équilibre. Et cet équilibre-là, il devient automatique une fois qu’on a fait les premières assiettes, on sait plus ou moins le contrôler ; on a plus besoin de la latte. La latte c’est uniquement dans la première composition, quand on regarde l’assiette au niveau volume, au niveau position et au niveau couleur. 149


Par exemple, un bout de carotte il a une couleur orange, on le place là ou là, au-dessus du rouge ou au-dessus du vert, et on cherche cette harmonie-là. Jusqu’à ce qu’on l’ait décidé, et une fois décidé, toutes les assiettes sortent les mêmes. Pour ton information, dans les restaurants étoilés, il y a le chef, sa brigade fabrique les assiettes, et lui il est bout de la chaîne, et lorsqu’une assiette vient, il l’accepte ou il la refuse. S’il la refuse, il la repousse parce qu’elle n’est pas conforme à ce qu’il a demandé. Il suffit de quelques millimètres par rapport à la position d’un produit...Il voit si c’est équilibré ou pas.

rentes ; elles peuvent être différentes, mais ni dans la taille, ni dans les formes, ni dans les couleurs. La taille c’est très très important... Tu ne vas pas sortir une assiette à 300gr et une autre 500, ce ne serait pas normal.

H : C’est par l’expérience qu’on voit ça.

J : Les quatre saisons.

J : L’expérience bien sûr et le visuelle. Tu photographies dans ta mémoire la dernière configuration que tu as décidée. Une fois que cette photo elle est là, toutes celles qui ne sont pas conformes à cette photo-là, il les détecte ; comme une machine qui refuse un fruit qui n’est pas au même calibre que les autres.

H : Tu travailles avec les produits de saison.

H : C’est aussi une question de rigueur. Dans les étoilés, il faut présenter la même chose à chaque client. J : Mais absolument, on parle là de restaurants étoilés. Les restaurants comme nous, il y a une ligne globale et il ne faut pas que deux assiettes soient tout à fait diffé150

H : Est-ce que tu passes beaucoup de temps à faire des essais avant de présenter un plat final au client ? J : Chaque saison on change de carte. H : Toutes les saisons tu changes ?

J : Exactement. Alors, pendant le changement de cartes, effectivement on passe énormément de temps à faire des recherches. Sinon, les suggestions du jour, en vérité, il n’y a pas beaucoup de perte de temps ; tu as l’inspiration, l’idée et tu sais où tu vas arriver. Quand tu fais une nouvelle carte de saison, tu n’as pas beaucoup de repères. Donc tu vas crées des produits, tu vas faire des recherches. On vit ces recherches quatre fois par an. H : Ça te prend beaucoup de temps ?


J : Ça prend quand même une semaine. Pour t’informer, dans la cuisine moléculaire, le plus grand génie de la cuisine moléculaire, Ferran Adrià, il passe six mois à faire de la recherche pour travailler six mois. Six mois de recherches pour six mois de travail. Mais ça, c’est l’extrême, c’est de la cuisine moléculaire. Moi je fais de la cuisine traditionnelle, pour créer une carte, il faut quand même une petite semaine d’essais et de recherches. H : Mais toi, tu fais ça tout seul ? J : Il est vrai que je suis un solitaire dans les recherches, mais je n’impose pas. Je fais, puis je demande l’avis de mes cuisiniers et on goûte. On est une petite structure ; généralement, dans les grandes équipes, ils le font en groupe. Pour les recherches, généralement, le chef prend son second, une ou deux personnes avec eux, et ils commencent les recherches ; c’est quand même un travail de groupe. La première partie de notre entrevue s’arrête sur cette dernière question. Quelques jours plus tard, je repasse le voir pour terminer ce que j’avais commencé. H : Pour toi, que représentent le produit et la matière ?

J : La matière représente l’élément essentiel d’un plat. Sans une bonne matière, tu ne peux rien faire. Tu peux être le génie des génies, avec une mauvaise matière, tu ne peux pas créer un bon plat. Un bon produit, c’est la base essentielle d’un bon plat. H : Quand tu travailles un produit, à quoi fais-tu attention ? J : Tu dois d’abord le respecter. Tu dois le sublimer, mais pas l’abîmer. Si tu le respectes dans sa texture, dans sa forme, etc. Le produit te donnera son meilleur goût par lui-même. H : Lorsque tu choisis un produit, est-ce que tu fais attention à son origine, à la manière dont il est produit, aux producteurs, etc. ? J : Absolument, on fait très attention. Chez nous, on a beaucoup de produits bio, donc c’est déjà un choix bien clair. Entre un produit industriel et bio, mon choix il est tout fait. Je vais rarement vers un produit issu de la grosse chaîne de production, rarement, seulement si je n’ai pas le choix. Je fais souvent les marchés et je choisis souvent les petits producteurs qui ont des produits originaux, que ce soit d’origine animale ou végétale. Une volaille d’une petite production aura une quali151


té nettement meilleure, le bœuf c’est pareil et les légumes, n’en parlons même pas. H : En ce qui concerne la technique, on l’a choisi avant ou après avoir choisi le produit ? J : C’est toujours en présence du produit qu’on va choisir comment on va le couper, le tailler, le préparer, le présenter... C’est en voyant et en touchant le produit que les idées viennent, la technique elle vient après. Le visuel détermine beaucoup de choses. H : On avait parlé du dressage la dernière fois, tu le détermines plutôt avant, après ou pendant ? J : Tout à fait avant, comme je te l’ai dit, le dressage découle de plusieurs croquis et schémas. Donc on prend une feuille, on fait des schémas, etc. Et après, on fait un dressage type. Donc on dit : « Voilà ce qu’il faut ». Et à partir de ce dressage type, c’est une production qui doit conforme à ce dressage . Mais le dressage, il est né suite à des dessins, des croquis. H : Lorsque tu termines un plat et que tu le présentes au client, quel sentiment est-ce que tu en retires ? J : Déjà, à tous les coups, à partir du moment où on présente un plat, ça doit être une fierté, sinon il ne sor152

tira pas de la cuisine. Même si on n’est pas satisfait à 100%, lorsqu’on présente un plat, on le fait avec une certaine fierté, une forme de jouissance. Exactement comme celui qui présente un projet en architecture. H : Certains chefs disent qu’ils ne présenteraient pas une assiette qu’ils ne mangeraient pas eux-mêmes. En architecture, ça pourrait être « Je ne construirai pas une maison dans laquelle je ne pourrai pas habiter ». J : Absolument. Jamais on ne présentera une assiette qui ne nous fait pas plaisir personnellement ; dans sa composition ou dans son contenu. H : Lorsque tu finis un plat, tu considères ton œuvre comme finie ou ouverte ? En d’autres termes, est-ce que tu modifies beaucoup tes plats ou très rarement ? J : Alors... Cette question elle est subtile, mais intéressante par rapport à l’architecture. La moindre erreur dans un projet d’architecture, tu la regrettes. Nous, notre regret, il est dans la première assiette, rien ne nous empêche de la modifier dans la deuxième. En architecture, quand tu fais ton œuvre, tu ne peux pas aller la démolir. C’est là qu’est la nuance entre une œuvre architecturale et une œuvre culinaire. H : Les essais sont donc importants pour trouver le


juste équilibre dans l’assiette. J : Absolument. On le voit directement quand il manque quelque chose dans une assiette. H : Dans mon cas, moi je parle de relation entre architecture et cuisine... J : Absolument, une relation indiscutable, incontestable. Une forme artistique, une forme psychologique, une forme culturelle... Tout est lié. Il y a une différence, l’une on la déguste, l’autre on la savoure autrement, mais c’est la seule différence. La méthode de recherche, les approches... Ce sont les mêmes. Le résultat est le reflet d’une personnalité bien précise. C’est sur cette dernière question que se termine l’interview.

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ANNEXE B : Rencontre avec Nicolas Rivière Jeudi 13 décembre 2012, rencontre avec Nicolas Rivière, chef du restaurant « l’Atelier de Nicolas », situé au151-153 rue Washington, à 1050 Ixelles. En cherchant des cuisiniers créatifs à interviewer, je suis parti, sur les recommandations de mon frère, à la rencontre de Nicolas Rivière ; un jeune chef français installé depuis plusieurs années à Bruxelles. Son second restaurant « l’Atelier de Nicolas » a ouvert en septembre 2012, et c’est dans ce cadre chaleureux que j’ai pu avoir cet échange avec lui. H : Est-ce que tu peux te présenter brièvement ? N : En deux mots, moi j’ai commencé la cuisine à l’âge de 14 ans en apprentissage, en Alsace, en France. Et voilà, je suis tombé sur le maître d’apprentissage qui formait encore à l’ancienne, comme on dit, et qui accompagnait les jeunes. Donc voilà, ils m’ont donné l’opportunité de voyager un petit peu, de faire mes 154

classes chez Ducasse à Monaco, de me faire voyager sur l’international. Avec toujours l’idée de dire : « Va apprendre d’autres cultures, va apprendre d’autres méthodes de travailler, va apprendre d’autres techniques de travail, va t’enrichir... Fais tes bagages. Et voilà, exploite ça plus tard ». H : Est-ce qu’il y a eu des étapes clés dans ton parcours qui fait que tu es là où tu es aujourd’hui ? N : Oui, donc déjà l’apprentissage, le début de mon apprentissage en Alsace ; les premiers pas dans une cuisine, ça a été décisif. Ou bien ça passe ou bien ça casse. Et voilà, c’est eux qui m’ont appris l’amour du métier, le professionnalisme, l’implication... La deuxième étape, ça a été mon entrée chez Ducasse, où c’était « LA » grande maison, à Monaco, à 18 ans... Et c’est quelqu’un qui m’a accompagné durant une petite dizaine d’années, donc oui ça m’a forcément marqué que ce soit dans mes choix de produits ou mon orientation culinaire. H : Et tu es resté combien de temps chez Ducasse ? N : À Monaco, je suis resté deux ans. Après j’ai été à Marrakech, j’ai travaillé dans un restaurant à lui et je suis resté plus ou moins autant de temps.


H : Et si en quelques mots personnels tu devais décrire ce métier, ce serait quoi ? N : C’est un métier de passion, c’est un métier qui est dur et c’est un métier qui demande beaucoup d’exigence. H : Et ce choix de carrière a été dicté comme ça ? N : Oui, je n’avais personne dans ma famille qui était dans le métier. J’avais juste en vie de le faire. H : Pour le type de cuisine que tu crées ici, quel type ce serait s’il fallait mettre un nom dessus ou une description ? N : On va dire une cuisine de brasserie moderne... D’actualité.

formule la plus appropriée, et pour les clients et pour moi, pour que ce soit facile a exécuté et d’un point de vue débit/qualitatif, il faut faire une petite carte qui change souvent. H : Est-ce que c’est contraignant du point de vue de la création de toujours changer ? N : C’est contraignant au début, oui. Après ça devient un jeu. Là aujourd’hui comme j’ai une carte en place, si j’ai des amis qui viennent je vais toujours improviser quelque chose. J’ai dix produits devant moi, je les ai mis d’une façon à la carte, mais je peux les travailler de trois ou quatre façons. Donc voilà, en fonction des goûts personnels des gens, j’aime bien varier... C’est un plaisir.

H : Et j’ai lu sur ton site internet que tu renouvelais ta carte toutes les deux semaines plus ou moins.

H : Est-ce que dans ta cuisine, tu as une sorte de processus récurrent qui revient ? Ou à chaque fois c’est différent quand tu crées.

N : Oui. Pour rester plus proche de la saison, parce que tu en parlais tout à l’heure des facteurs dont il faut tenir compte au niveau de création et de ton roulement ; j’ai une clientèle d’habitués, je n’ai pas une très grande cuisine, je n’ai pas un espace énorme pour stocker, donc voilà j’ai plein de paramètres qui font que la

N : Figure-toi que c’est la question que je me pose en ce moment. Avec deux établissements, quand tu commences à avoir deux équipes à qui tu dois transmettre et que tu dois canaliser, c’est le genre de questions que tu te poses et je ne me l’étais jamais posé avant. Et oui forcément, il y a certains produits que j’utilise 155


tout le temps, il y a des choses que j’aime et des choses que je n’aime pas, mais maintenant c’est plus les collaborateurs qui me le renvoient en fait. C’est eux qui me renvoient l’identité vraiment profonde que je peux avoir ou les petites touches personnelles. H : Mais pour en revenir à la méthode... N : Dans la création d’une recette ? H : Oui, est-ce qu’il y a une méthode récurrente, avec ses étapes ? N : Oui, moi je pars du produit. Et d’abord... : « Voilà, on est à telle saison ». Moi, le meilleur processus quand je dois changer toute une carte ou quand j’ai une composition importante, je vais marché. Je travaille avec les produits de saison, ce sont des produits qui me parlent. À partir de là, par rapport à l’expérience que j’ai d’avoir travaillé certains produits et des centaines de compositions différentes, il y a des choses qui vont me parler, des choses qui vont me venir... Mais ça commence par aller au marché et repérer les produits de saison. H : C’est une sorte de processus mental ? 156

N : Oui, oui. C’est comme les associations, les associations je les fais en tête avant de les coucher sur papier. Hier soir, j’avais un événement au « Niouz » justement, on avait des potirons et des champignons, j’ai totalement réinterprété, pour des raisons pratiques qui étaient 45 couverts, tu ne pouvais pas un velouté de potirons avec des champignons des bois, etc. comme je voulais le faire;j’ai transformé mon velouté dans une royale de champignons, donc qui est pris un petit peu comme dans un flan, j’ai mis mes champignons par dessus, donc ça pouvait partir, c’était régulier, c’était nickel pour tout le monde. Mais donc voilà, je reste dans des produits de saison, je fais en sorte que ce soit adapté pour sortir pour 45 couverts comme je veux, avec des accords champignons des bois, noisettes, potiron... Qui reste dans des accords que j’aime. H : Dans cet exemple-là, c’est partir d’une contrainte pour la transformer en force< N : Exactement, tout à fait. H : Est-ce que tu utilises d’autres outils que culinaire pour créer ? N : Oui. Je ne dessine pas beaucoup, par contre j’écris et je détaille bien mes recettes. J’ai mes cahiers de re-


cettes qui me suivent depuis que j’ai commencé. Je griffonne beaucoup, j’ai des classeurs où dès que j’ai un moment, je vais à librairie, j’achète tout ce qu’il y a en magazines culinaires, je déchire ce qui m’inspire ; je me suis fait des classeurs d’inspirations visuelles par exemple. H : Et quand tu crées, tu es tout seul ou tu fais ça en équipe ? N : Ce n’est pas sur commande... Ça peut être sur une terrasse avec des amis alors que je bois un chocolat chaud, là je prends une feuille... Ou lorsque je me mets en contact avec la saison, si je regarde une couleur ou autre chose, ça va me faire partir. Et puis même bien souvent c’est quand je me pose devant ma feuille que ça vient le moins. H : Mais donc quand tu conçois une carte, tu ne te concertes pas autour d’une table avec ton équipe ? N : Non non. Moi, pour vraiment concevoir une carte et de la mettre en place, ça peut me prendre une semaine. Et si je sais qu’à telle date il faut que la carte soit faite, pendant une semaine avant je vais me faire un petit canvas, je vais l’imprimer et je vais toujours l’avoir sur moi. Et chaque jour, trois fois, quatre fois, dix fois ou quinze fois par jour, je vais griffonner des-

sus. Et tous les deux jours, je le remets un petit peu en page. H : Donc tu es vraiment tout seul dans la création ? N : Dans le processus oui, mais après, il y a plein de choses qui m’orientent. Mais dans l’exécution et l’évolution, oui. H : Tu m’avais dit que c’était avant tout un processus mental, mais est-ce que tu fais beaucoup d’essais en cuisine avant de présenter un plat fini ? N : Très peu. Très peu du fait de travailler avec des suggestions du jour et de l’improvisation, je le fais plus comme ça au feeling. À moins que ce soit dans une recette où il y a un élément en particulier qu’il faudra mettre au point pour l’avoir de façon régulière. H : C’est plus de l’improvisation donc ? N : Oui... C’est bien verrouillé au niveau des intitulés, du descriptif ; on va faire une fois l’assiette avec les cuisiniers évidemment pour qu’on soit tous d’accord, en général je prends une petite photo pour qu’on soit tous d’accord sur le dressage, et après ça part. Et puis quand ça démarre, selon les retours des clients, je fais des petits réglages. Et en général, ce n’est que 157


quelques jours après le lancement d’une carte que je valide ou que je verrouille vraiment, et que là, je vais sceller la recette. H : L’inspiration, j’imagine que tu la puises partout, il n’y pas... N : Non, il n’y pas de freins et heureusement. H : Non, je ne dis pas de freins... Mais est-ce qu’il y a chez toi des déclencheurs ? N : Un parfum ; un parfum ou une odeur. Je suis beaucoup dans le rappel des souvenirs au niveau du nez. Quand je vais au marché encore une fois, je ne vais pas forcément voir quelque chose sur une étable, mais si j’ai une odeur qui me vient au nez, je vais aller la chercher. Ça, ça peut beaucoup m’inspirer. Les couleurs, ça m’inspire beaucoup aussi. H : Est-ce que t’as un exemple où tu as eu recours à une référence externe, c’est-à-dire hors du domaine de la cuisine, que ce soit comme tu disais un parfum ou de l’art, un sculpture ou autre ? N : Et bien j’ai un super exemple. J’ai un ami qui est parfumeur un peu dans l’esprit de ceux qui font des diffuseurs, des bougies d’intérieurs, etc. Il m’a demandé de créer pour lui une gamme de douceurs. À la base 158

lorsqu’il est venu vers moi, il m’a dit un peu dans l’esprit des macarons, quelque chose qui soit en lien avec ce qu’il fait, donc les parfums d’intérieurs, les bougies, les fragrances. Pour m’orienter un peu, j’ai pris son catalogue pour voir ce qu’il faisait comme types de parfums. Et j’ai créé une gamme de dix financiers, donc j’ai retravaillé la recette du financier que j’ai parfumé de dix saveurs différentes, dix couleurs différentes. Donc là j’avais un point de départ à part, je suis parti des parfums.


H : En dehors de la cuisine, est-ce qu’il y a des domaines qui t’intéressent et qui t’aident aussi à concevoir ? N : J’en avais, mais là j’ai de moins en moins de temps. Mais tout cas m’évader, aller me balader, m’oxygéner et évacuer tout ce qu’il y a à l’intérieur. H : Peux-tu me parler du produit, de la matière ? D’après ta conception, qu’est-ce que ça doit être pour un cuisinier ? N : Le produit c’est la base. C’est la saison, c’est... C’est ta matière première qui va faire que le client va être satisfait, ou pas. Ducasse, il dit toujours qu’il vaut mieux un bon produit sans talent que du talent avec un mauvais produit, et c’est vrai, c’est quatre-vingts pour cent du travail. Quand on démarre dans le métier, on veut toujours tout prouver aux autres, montrer tout ce qu’on sait faire et le mettre dans une assiette. Mais un bon produit travaillé le plus simplement du monde, c’est ce qu’il y a de meilleur. H : On a parlé de la saisonnalité. Certains chefs vont au contact avec les fournisseurs ou les producteurs, car ils trouvent que c’est important de savoir comment grandit, comment fonctionne un produit pour pouvoir le

travailler. Est-ce que c’est ton cas ? N : Je n’ai malheureusement pas suffisamment de temps, mais je l’ai fait. J’ai travaillé en Suisse, au bord du lac Léman à Montreux. J’allais à la pêche au lac avec le pêcheur et on ramenait des ombres, des brochets ou autres, et c’est fabuleux parce que tu as un accompagnement ... de l’eau à l’assiette. Tu passes toutes les étapes, tu sais d’où vient le produit, tu sais comment ça a été pêché et c’est ce qui est fabuleux. Et c’est ce qu’on promet au client. Si c’est pour aller au restaurant et manger ce que tu peux te faire à la maison, moi ça ne m’intéresse pas. Tu te rends compte qu’aujourd’hui je ramène dans une assiette un pavé d’omble chevalier qui a été pêché quelques heures avant, je peux aller voir le client et lui dire : « Ce matin c’était encore dans l’eau et maintenant vous l’avez dans votre assiette ». Là, il y a une sensation qui est différente. H : C’est différent parce que tu auras travaillé un produit « noble » ou frais ? N : Oui, et là je parle forcément pour le cuisinier de base, c’est qu’on ressent de la fierté ; de la fierté et du plaisir de travailler un bon produit frais et de la faire découvrir à un client. H : Ça me rappelle un interview d’Alain Passard où il dit 159


qu’un produit, une fois qu’on arrêtera de le maquiller, ce sera quoi ? Ce sera un trait de couteau, quelques goûtes de ci ou de ça, et il se suffit à lui même. N : Bien sûr. Aujourd’hui, même dans ma clientèle, je me surprends à refaire découvrir le goût du salsifis à un client, ou même du céleri. Encore hier, j’ai pris du céleri rave que j’ai taillé en grosses tranches et que j’ai simplement braisé avec un peu de curcuma ou autre, mais dans la texture, dans la mâche, dans le goût, on est dans du céleri rave et les gens te pose la question : « Mais qu’est-ce que c’est ? ». Ça a tellement été maquillé, ça a tellement été industrialisé ou autre... Même les salsifis, la plupart des gens ne connaissent que les salsifis en boîte. Maintenant quand tu leur présentes des salsifis à la carte, ils n’en veulent pas. Mais quand tu leur fais goûter, neuf clients sur dix me disent que c’est délicieux. H : Quand tu travailles un produit, tu songes à la technique avant, pendant ou est-ce que c’est le produit qui te dicte la technique ? N : C’est souvent le produit qui dicte la technique. Et c’est là où en tant que chef de cuisine, on va insister sur la saisonnalité et la qualité du produit ? Par exemple, un bon foie gras, un bon lobe de foie gras que je vais trancher, qui aura une super tenue, avec 160

je pourrais faire du foie gras poêlé. Si je le casse, qu’il commence à se désagréger et qu’il a une mauvaise tenue, je ne pourrais pas le poêler. Peut-être que j’en ferai une terrine ou que je le travaillerai différemment parce que cette qualité-là, ce morceau-là, ne convient pas pour un foie gras poêlé et vice versa. H : La technique, est-ce que c’est la base de la cuisine ou juste un outil ? N : C’est important. Quand on parle de techniques, par rapport au respect du produit, la moindre opération préliminaire que ce soit sur un poisson, un légume ou autre ; il y a un minimum de techniques et de connaissances à avoir pour pouvoir bien travailler un produit, même travaillé simplement. Mais ça doit être au service du produit. H : Au niveau du dressage, comment fais-tu pour le concevoir ? N : Sur ça part contre, je ne fais pas beaucoup de tests. Quand j’ai tous les éléments devant moi, je peux faire cinq ou six fois l’assiette avant de trouver le bon dressage. Tout est dans la répartition des couleurs et dans les formes. J’ai mis à la carte depuis deux jours un magret de canard avec une croûte de nougat, et normalement, le magret de canard j’aime bien le tailler en fines


tranches, les gens trouvent ça plus agréable à manger. Et là, avec le nougat, on voit que ce n’est pas facile à tailler comme ça, quand on le sort, le nougat est chaud, ça fond, ça coule, ça brûle... Donc on a retaillé le magret de canard, mais on l’a taillé dans la longueur cette fois-ci, et ça donne un cachet, au niveau de la présentation, qui est totalement différent. On est une belle tranche, on peut voir la cuisson, il y a la croûte de nougat qui est là, donc voilà, on s’est dit : « Super, on va le tailler dans la longueur ». Ce sont des essais, puis encore une fois, il y a le côté pratique, le côté visuel... Si par contre, je décide de faire un dressage parce que je pense que c’est joli, il faut que même si le restaurant est complet, toutes les assiettes sortent les mêmes. Donc des fois, je vais peut-être prendre un cran en dessous au niveau du dressage, mais il faut que ce soit toujours de la même façon. H : Retires-tu une sensation particulière lorsque tu termines un plat ? N : Ça passe par différentes phases. Ça dépend du temps que j’ai mis pour faire la recette, ça dépend de pas mal de choses. Je peux être assez satisfait, parce que je suis assez gourmand, parce qu’il y a des associations qui me parlent tout de suite. Donc je peux finir une assiette et la goûter, me dire que c’est sympa...

Puis revenir deux heures après et me dire que je dois enlever ça, refaire ceci ou refaire cela. Je suis un éternel insatisfait, mais par contre je suis content quand les choses avancent et que les retours des clients sont positifs. H : Considères-tu tes plats comme des réalisations finies ou plutôt des processus ouverts ? N : Moi j’archive tout, c’est-à-dire que je garde mes cartes, je fais des photos... J’ai à peu près six années en arrière de photos de plat que j’ai créé. Aujourd’hui je fais le travail inverse, c’est-à-dire que j’utilise toute la base des recettes qui ont marché et que je vais peaufiner. Donc je ne repars plus dans la création pure, à part ponctuellement pour certains produits qui vont me parler ; mais maintenant je pars vraiment avec comme base une recette qui a fonctionné, et aujourd’hui avec la maturité et l’expérience que j’ai acquise , comment cette recette-là je vais pouvoir la faire évoluer. Ça peut être d’enlever quelque chose, ça peut être rectifié l’assaisonnement, ça peut être de cuire différemment, de l’accorder avec un autre légume... Mais une recette, elle n’est jamais finie. H : Selon toi, y a-t-il un autre domaine qui présente des points communs avec la cuisine ? 161


N : Pour n’avoir connu que ça entre guillemets, je ne saurai pas vraiment le dire. Mais de par les discussions que je peux avoir avec des amis, avec des contacts, c’est exactement comme tu le fais aujourd’hui dans ton domaine, ça peut être l’architecture, ça peut être l’art dans la peinture, dans la sculpture et d’autres choses comme ça. J’ai des amis qui ont des galeries au Sablon, avec lesquels je suis en lien, on travaille ensemble au niveau des tableaux qu’on expose au News ou autre, et souvent quand on en vient à parler dans la phase de création, dans l’expression, la façon d’interpréter les commentaires des gens qui viennent te voir ou qui viennent déguster dans le restaurant, tu t’aperçois qu’il y a des similitudes. Mais encore une fois ce sont les autres qui me le font prendre conscience et qui qualifient mon côté artistique. Ce côté artistique, je le développe peut-être plus maintenant par ces liens et par ces discussions. H : C’est dernier temps, je réalise petit à petit que la cuisine suit un processus inverse à celui de l’architecture. En cuisine, tu pars du produit pour trouver ta forme finale, même si tu peux en avoir une vague idée. Et en architecture c’est plutôt l’inverse, tu essaies de créer ta forme et tu trouves des matériaux pour le réaliser. À la base, je ne m’attendais pas à découvrir cela, mais c’est une différence qui est intéressante à étudier, car étu162

dier un domaine qui fait le processus inverse au tien, ça peut t’aider à te nourrir dans ton propre domaine ; de mieux connaître la matière, de mieux le travailler et de plus respecter les formes dictées par cette matière. N : Mais après, je connais des chefs qui sont plus dans cette approche-là, à faire des croquis, des dessins très précis et de définir très clairement sur papier, avant d’aller à la recherche du produit. Mais là, je pense que ce sont juste des schémas et des approches différentes. Je n’en suis pas encore là, mais c’est vrai qu’il serait intéressant d’explorer cette approche-là. L’interview se termine là. Après quoi Nicolas me fait faire le tour de son établissement et me montre ses nombreux classeurs «d’inspirations visuelles» comme il les nomme lui-même.



ANNEXE C : Expérimentations culinaires et recettes Au cours de cette année, afin de m’immerger dans le monde de l’art culinaire et de nourrir ma réflexion, je me suis prêté à une série d’expérimentations, certains sous la forme de défis lancés par mes amis ou mes proches. Ces expérimentations m’ont permis de mieux comprendre l’influence des contraintes sur un processus de conception culinaire. Par exemple, je devais composer avec des aliments imposés, un budget imposé, revisiter un classique, travailler sur la présentation ou encore jouer des couleurs imposées. Voici une petite sélection de ces travaux...

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Expérimentation 1 : Le premier défi m’a été lancé par mère, l’énoncé était relativement simple : Revisiter la présentation du Phở ( une soupe de nouilles traditionnelle vietnamienne). L’idée fut de dresser les ingrédients séparément du bouillon et de venir le verser au dernier moment.


Expérimentation 3 : Défi lancé par mes amies : Sophie Hazebrouck, Lena Desfossez, Anne-Sophie Péron et Johann Saint Léger. Le but était de réaliser une assiette totalement verte à l’occasion de la Saint-Patrick. Comme je suis contre l’utilisation de colorant, j’ai privilégié l’utilisation de légumes et d’herbes naturellement verts. Mon plat : Escalope de poulet aux haricots verts, quinoa cuit dans un jus d’épinards, mousseline de petit pois aux basiliques, citron vert et wasabi.

Expérimentation 2 : Inspiré par mon ami Tiên, j’ai voulu retravailler la présentation du traditionnel petit déjeuné «oeuf-bacon et toast». Pour ce faire, j’ai surtout travaillé l’oeuf en le mettant dans un cellophane et cuit dans de l’eau bouillante pendant 3min. En le sortant, le jaune se détache facilement du blanc, ce qui permet d’avoir cet aspect perlé. 165


Expérimentation 4 : Dans cet exercice-ci, j’ai reçu un défi de mon ami Baptiste Bridelance. Après une assez mauvaise expérience culinaire, il m’ a envoyé une photo de son plat en me demandant de le rendre à la fois bon et esthétique. Les ingrédients de base étaient : un steak de boeuf, des lentilles, du beurre salé et du ketchup.

À partir de ça, j’ai travaillé les lentilles en deux façons, en purée et en tuile. Avec le beurre salé, j’ai rajouté du sucre pour le transformé en un caramel beurre au salé auquel j’ai incorporé le ketchup pour obtenir une sauce «aigre-douce».

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Expérimentation 5 : Celui-ci est un défi que je me suis lancé personnellement. Inspiré par l’expérimentation 3 qui portait sur le travail de la couleur, j’ai voulu pousser la contrainte encore plus loin en introduisant une couleur qu’on n’a pas l’habitude de voir dans nos assiettes : le violet. Pour se faire, j’ai décidé de revisiter un classique de la cuisine asiatique : la soupe wantan (soupe de raviolis). Mon astuce réside dans l’utilisation du chou rouge, qui une fois cuit dans de l’eau, la colore naturellement. J’ai ensuite réutilisé cette eau de cuisson comme base pour le bouillon de ma soupe violette. Le chou m’a également servi de farce pour les ravioles et elle aura le même effet sur celles-ci une fois plongé dans l’eau bouillante, c’est-à-dire qu’elle colorera les ravioles de l’intérieur. J’ai aussi poussé mon idée en cuisant un ognon rouge dans le bouillon qui en est ressorti totalement violet. 167


Expérimentation 6 : «Les pâtes au thon», un plat très répandu chez les étudiants parce qu’il ne coûte pas grand-chose. Mais malheureusement, pour la même raison, beaucoup ne le trouvent pas très appétissant, car il passe pour être le dernier recours lorsqu’on n’a plus grand-chose dans son frigo. J’ai donc voulu changer cette image négative en le revisitant. Ingrédients (pour 2 personnes) : - 2 steaks de thon - 200 gr de spaghetti - 150gr de passata - 75 gr de ricotta - 2 tomates - une dizaine d’olives noires - une dizaine de feuilles basilic - 6 cl de jus d’orange - 6 cl de lait - thym ou herbes de provence - huile d’olive, sel, poivre, sucre

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1) Faites cuire les spaghettis dans de l’eau salée bouillante pendant 5 min de manière à ce qu’elles soient al dente. Les égoutter dans une passoire et les rincer avec de l’eau froide pour stopper la cuisson. 2) Assaisonnez vos steaks de sel, de thym ou d’herbes de provence. Snackez les dans une poêle à feu doux avec un filet d’huile d’olive, 3 min de chaque côté. 3) Pendant que les steaks cuisent, préparez la sauce. Coupez vos tomates en petits dés. Dans une casserole, faites revenir la moitié de vos dés de tomates avec un peu d’huile d’olive, ajoutez ensuite la passata, la ricotta et le lait en remuant, puis laissez mijoter pendant 3 min à feu moyen. Ajoutez le jus d’orange et remuez pour avoir une sauce homogène. Rectifiez l’assaisonnement comme bon vous semble (sel, poivre, sucre, huile piquante, herbes,etc.). 4) Versez les spaghettis dans la casserole et mélangez pendant 1 min. Attention à ne pas laisser les pâtes trop longtemps dans la casserole sinon elles ne seront plus al dente, il faut juste les mélanger pour qu’elle se réchauffe avec la sauce et les servir directement lorsqu’elles sont chaudes. 5) Dressez dans l’assiette le steak, les pâtes, des dés de tomates fraîches, quelques olives et feuilles de basilique.

Expérimentation 7 :

Un défi lancé par un autre ami, Guillaume Campion, dont l’énoncé était, je cite « Rendre le cassoulet sexy ». Ingrédients (pour 2 personnes) : - 1 Boîte de cassoulet - 1 bol de cornflakes nature - 1 oeuf - 4 cuillères à soupe de farine - huile de friture - un peu de persil 169


Facultatif : - un morceau de pain - un verre de lait - ketchup - 5cl de vin blanc 1) Ouvrez la boîte de cassoulet et séparez la viande des haricots. 2) Mixez grossièrement la viande ou hachez-la au couteau. Dans un bol, cassez l’oeuf et battez-le en y ajoutant une pincée de sel. Concassez les cornflakes de manière à obtenir de tout petit morceau, voir de la poudre, qui nous servira de chapelure. (Facultatif, vous pouvez incorporer un peu de pain à la préparation qui permettra de lier la boulette de viande. Déchirez le pain en petit morceau, trempez-le légèrement dans le lait et ajoutez-le à la viande, puis mélangez) Avec la viande, réalisez des petites boulettes que vous passerez dans la farine, puis dans l’oeuf et ensuite dans la chapelure de cornflakes. Dans une poêle ou une casserole, faites chauffer l’huile à feu doux et faites frire les boulettes de viande jusqu’à obtenir une croûte croustillante. 2) Réchauffez les haricots dans une casserole avec un peu de vin blanc. 3) (Facultatif : Récupez 3 cuillères à soupe du fond de cassoulet, mélangez-le dans un bol avec 1 cuillère 170

à café de ketchup, une pincée de sel et un peu de poivre. Cela permet de faire les petits points de sauce qui auront un goût un peu différent). 4) Hachez le persil et dressez l’assiette


Expérimentation 8 : Cette recette m’a été inspirée par ma très chère amie, Camille Vande Putte. Elle m’a demandé de lui composer un plat à partir de ce qu’elle disposait chez elle, avec la liberté d’incorporer un aliment en plus. J’ai donc réalisé une entrée en ajoutant des encornets. Mon plat : Calamar en deux couleurs, sauce au poivron et yaourt vanillé, poudre d’amande et basilic. Ingrédients pour 2 personnes : - 2 encornets - 1 poivron rouge - 1 yaourt à la vanille - amandes effilées ou poudre d’amandes - 12 feuilles de basilic - 5cl de sauce soja - sel, poivre, huile d’olive

pier alu et découpez-le en 2. Enlevez les pépins et la peau. Mettez-le dans un mixeur et rajoutez 6 cuillères à café de yaourt vanillé. Mixez le tout et réservez la sauce au frais. Sortez-la avant de servir. 4) Si vous avez des amandes effilées, concassez-les. 5) Dans une poêle légèrement huilée, faites revenir séparément les calamars pendant 1min en commençant par les calamars blancs. 5) Dressez en alternant les calamars, rajoutez le basilic, les points de sauce et saupoudrez les calamars avec les amandes concassées (ou la poudre d’amandes).

1) Emballez le poivron dans un papier aluminium et mettez-le au four pendant 30min à 150°C. 2) Découpez les encornets en fines lamelles, pour en faire comme des tagliatelles. Faites mariner la moitié dans la sauce soja avec un peu de poivre. Pour l’autre moitié, assaisonnée avec un peu de sel, de poivre et d’huile d’olive. 3) Lorsque le poivron est prêt, sortez-le de son pa171


Expérimentation 9 : Vous l’aurez peut-être remarqué, il s’agit du plat présent sur la couverture. J’avais envie que la couverture de mon mémoire soit inspirée d’un plat à la fois coloré et contrasté, en jouant avec des textures différentes. Mais comme à mon habitude, j’ai du composer avec les produits disponibles dans mon frigo, c’est-à-dire pas grand-chose. Je suis parti sur un dessert à base de fraises, de kiwi, de citron, un peu de poudre d’amande, quelques feuilles de basilic et une tranche de pain aux céréales. La fraise a été déclinée en deux façons : un sorbet fraise-citron et un coulis à la fraise. La tranche de pain a été emporte-piècée, légèrement sucrée, puis toastée. Enfin, j’ai grillé la poudre d’amande à la poêle que j’ai parsemée sur l’assiette avec du zeste de citron.

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