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Les Ateliers et Chantiers de la Seine Maritime (1916-1921), une entreprise issue de la guerre
Mathieu Bidaux1
Cet article s'appuie sur les recherches réalisées pour les besoins de l'ouvrage 50 ans de construction navale en bord de Seine: les ACSM et leur cité-jardin (1917-1966) que la Maison Worms a publié sur www.wormsetcie.com à l'occasion du centenaire de la fondation de la cité-jardin et du chantier naval du Trait. Elle en a confié la rédaction à Christian Lebailly, historien de la Maison Worms et à moi-même, doctorant de la Banque de France et de l'Université de Rouen. Soulignons la richesse documentaire du site où sont mis en ligne régulièrement de nouvelles archives relatives aux quatre branches d'activités que la Maison Worms a exploitées en son nom (commerce international de combustibles, armementmaritime, construction navale et finance), ainsi qu'aux diverses entreprises qu'elle a développées en lien avec ses métiers d'origine.
Les Ateliers et Chantiers de la Seine Maritime furent une entreprise emblématique de la ville du Trait. Elle est l'équivalent de Badin à Barentin, de la Matmut à Saint-Pierre-deVarengeville ou de Mustad à Duclair.
Les archives numérisées et disponibles sur le site www.wormsetcie.com sont un gisement de sources important pouvant susciter l'intérêt des chercheurs. On y trouve de la correspondance autour de la création des ateliers entre Worms & C'• et les entrepreneurs, de la correspondance sur tout ce qui renvoie aux ACSM et des articles de presse autour des premiers lancements de navires, des documents sur les questions que se posait Worms & C'• au moment de la création de l'entreprise : loger les ouvriers, faire venir du personnel, aménager la ville, la cité-jardin et lui donner vie.
Des données chiffrées ont été produites sur la crise des années 1930, il existe des traces des événements de 1936, documents extraordinaires où l'on se rend un peu plus compte de ce qui se passait au chantier, ce qu'on ne voit pas très bien dans les ouvrages existants même si ce sont des points de départ indispensables. La documentation sur la période troublée de la seconde guerre mondiale répond à la question de l'attitude de la direction en face de ce problème posé à tous les entrepreneurs : comment continuer à vivre malgré les difficiles circonstances?
Les sources sont moins prolifiques pour la période qui suit le conflit. Ceci s'explique par la constitution des ACSM en une société anonyme, plus indépendante de la maisonmère puis par sa fusion avec les chantiers navals de La Ciotat en 1966.
Mais recouper les archives de la Maison Worms (brochures sur les navires, coupures de presse, etc.) avec le Bulletin du Comité d'entreprise des ACSM (Le Calfat du Trait) permet de reconstituer le fil de l'histoire et l'on se rend compte de l'importance de cette épopée industrielle, de ces sources pour écrire l'histoire de la construction navale en France dont la synthèse reste à faire.
1. Doctorant contractuel Banque de France - Normandie Université (Rouen), Laboratoire GRHIS, EA 3831. L'auteur remercie Christian Lebailly pour son utile relecture, Serge Lepême etl'association « Le Traitnaval d'hier" ainsi que M. et Mme Hébert pour l'autorisation de publication des photographies.
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Carte du dessinateur Luc Moyon entré aux ACSM en 1925 © M et Mme Hébert
Dans ces documents d'archives, le chercheur rencontre aussi des personnages connus de l'histoire au xxe siècle : Hypolite Worms, André Marie , Robert Thoumyre. Parmi les personnages importants de l'histoire de la construction navale, il faut compter Pierre Abbat, ingénieur puis directeur des ACSM, membre de la Société libre d'émulation de la Seine-Maritime, Henri Nitot, directeur des ACSM proche de Raoul Dautry et de Georges Benoît-Lévy, penseurs de cités-jardins en France.
Hypolite Worms fait figure de personnalité influente du monde industriel de la vallée de la Seine, par l'ampleur des ACSM d'une part et par leurs initiatives d'autre part. Mentionnons la création ou la participation à la constitution d'entreprises comme la Société d'habitations à bon marché de la Seine-Inférieure, la Société normande de distribution d'eau, de gaz et d'électricité, la centrale électrique de Yainville, la savonnerie de Yainville. Évoquons également certains témoignages qui avancent que les salaires de la région (basse vallée de Seine, vallée de !'Austreberthe) étaient indexés sur ceux des ACSM. Le patronat surveillait les salaires pratiqués aux ACSM pour ne pas perdre son personnel. C'est dire le poids des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime.
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La puissante Maison Worms
En 1916, quand la Maison Worms décide d'implanter son chantier en Normandie, elle est déjà un empire immense. L'histoire de l'entreprise est étroitement liée à la Normandie. Christian Lebailly en fait le fief de la société puisque le fondateur de la Maison, Hypolite Worms, a dirigé à Rouen l'entreprise Worms Heuzé & C'• entre 1829 et 1837 où il faisait du commerce en gros de draperies, rouenneries, toiles peintes. Cette société est répertoriée dans /'Almanach du commerce au 4 rue de la Croix-de-fer à Rouen 2 La Maison Worms proprement dite est fondée en 1841, elle se lance dans le commerce du plâtre de 1842 aux années 1850. Maison très active, elle se lance aussi dans la production de houille en Belgique de 1842 à 1844. De 1842 à 1846, elle pratique successivement ou parallèlement le commerce de coton en Floride, de fonte en Écosse et en Belgique, d'indigo en Inde, de café à Haïti et à Java, d'étain, d'avoine. Les produits sont stockés au Havre et à Rouen 3
Elle doit son développement ensuite et surtout au commerce d'exportation de charbon anglais et à son activité d'armateur. Elle est amenée à ouvrir des comptoirs, des succursales dans le monde, de Port-Saïd en Égypte à Hambourg. Comme elle est un important fournisseur de charbon depuis le milieu du xIxe siècle, elle tisse des liens assez forts avec les pouvoirs publics. Elle fournit la Marine nationale en charbon pendant la guerre de Crimée par exemple. Depuis lors, ses marchés passent par des adjudications et elle a pour clients le ministère de la Marine ou encore les messageries maritimes.
Enfin, elle décide de fonder un chantier naval qui devient le troisième département de ses activités après le commerce de charbon et le transport maritime. L'emplacement du chantier se serait joué entre Le Trait et Saint-Martin-de-Boscherville qui avaient, chacun, environ 400 habitants au début du xx• siècle. On imagine la foule de bouleversements que l'implantation d'une entreprise si puissante implique dans un petit village. Le Trait est choisi pour la largeur de la Seine, pour la présence d'une gare mais aussi en grande partie parce que la cité est située non loin du Havre où se trouve la compagnie maritime Worms et de l'Angleterre qui est étroitement liée aux activités du groupe et où il est possible de se ravitailler en charbon notamment.
Ceci posé, il s'agit de montrer que les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime -c'est le nom de l'entreprise dès le début, même si on peut rencontrer des noms un peu différents parfois4 -, sont une entreprise issue de la Première Guerre mondiale pour plusieurs raisons. Et cette origine n'est pas sans poser de problèmes pour la suite de la vie de l'entreprise. Elle peut être à la fois un atout et un handicap.
La naissance d'un besoin : améliorer les conditions des réparations et anticiper une perte de navires
1) Maintenir à flot les navires de la Maison Worms transportant du charbon
La date des prospections pour choisir l'emplacement du chantier avec la venue d'experts ingénieur, architecte, militaire (courant 1916, au plus tard en septembre5), la mention d'un « projet primitif » par l'associé de la Maison Worms Georges Majoux
2. G. Albertini, Cent ans boulevard Haussmann, Paris, Worms & c•, 1978. Et www.wormsetcie.com.
3. C. Lebailly, La Maison Worms. Un siècle et demi d'histoire, Paris, Le Messager, 1993, p. 7-8.
4. Le nom ACSM apparaît très vite et s'impose dans la correspondance et c'est l'usage même du temps de la Seine-Inférieure. On trouve dans le fonds Bétons armés Hennebique, à la cité de l'architecture et du patrimoine, un projet de silo pour les Ateliers et Chantiers de la Seine, à Duclair en 1916 dont Gustave Majou est l'auteur. Le même projet est aussi référencé pour le commanditaire « Ateliers de forges et chantiers de la Seine » pour une « Compagnie maritime » de « Monsieur Worms ». Curieusement, on trouve également un projet porté par l'ingénieur Spangberg pour le chantier naval du " Mesnil près de Rouen » en 1918 et 1919.
5. Paul Bonmartel mentionne des prospections en septembre 1916. P. Bonmartel, Les pionniers traitons. La citéjardin (1916-1936), 2006, p. 29.
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:4août1921) et par un essayiste Roger Mennevée (dans les années 1940), la date des 2chats de terrain (dont le premier remonte au 13 décembre 1916), le projet de silo conçu Jar l'architecte Gustave Majou en 1916, montrent que la Maison Worms avait pour projet je fonder son propre chantier naval assez tôt.
La donnée principale qui permet de comprendre ce projet de chantier naval est la xésence d'accords avec les administrations et avec l'État depuis la mi-décembre 1914. ~omme les navires de la Maison Worms ne peuvent plus assurer les lignes habituelles, celles d'avant-guerre pour des raisons évidentes (la rupture des relations avec le nord de l'Europe), ils sont utilisés pour le transport de marchandises destinées aux troupes entre Bordeaux et Dunkerque (deux navires affectés), pour le transport de charbon de Cardiff à Bordeaux (deux navires), et reçoivent des ordres et des commandes de l'administration entre Dunkerque, Brest, Le Havre, Bordeaux. En 1915, les navires sont tous employés et on comprend leur importance dans le contexte de la guerre. Mi-janvier 1916, la Marine souhaite constituer un stock mensuel de 8 000 tonnes de charbon à Port-Saïd. Le 26 septembre 1916, au moment même où les experts inspectent notre région pour la création du chantier naval, un contrat est conclu entre Worms et le ministère de la Marine pour la livraison de 8 000 tonnes de charbon par mois. Le 25 octobre 1917, la quantité est ramenée à 6 000 tonnes. En janvier 1917 toujours, une convention est établie avec l'État : c'est alors treize navires que Worms affecte aux liaisons entre Dunkerque et Bordeaux et à des services entre les ports de France.
On comprend bien à quel point la régularité de ces liaisons sont vitales pour la France en guerre. Le futur chantier naval du Trait doit parer aux avaries, aux accidents et à la destruction des navires sous contrat avec l'État.
Le chantier naît en partie parce que les risques d'accident ont énormément augmenté. Le trafic est plus dense dans les ports, toujours à cause de l'activité liée à la Guerre mondiale (On trouve d'ailleurs le même problème avec le transport par chemin de fer, l'accident de Foucart-Alvimare le 22 février 1915 avec le déraillement de dix-sept wagons est dû aussi au trafic dense du matériel de guerre6). L'établissement d'une base militaire anglaise à Rouen 7 , le transport de ravitaillement, de matériel, le transport vers le port de Rouen entraînent un trafic dense. Rouen devient le premier port français pendant la guerre et jusque dans les années 1930. Les navires sont donc fortement gênés par le trafic mais aussi par la menace des mines et des Uboote allemands.
Pour donner quelques chiffres mentionnés dans l'édition établie par Guy Pessiot sur Rouen pendant la Première Guerre mondiale : le trafic du port de Rouen représenterait dix millions de tonnes en 1917 et plus de 7 000 navires y transitent 8 Ces données montrent les mutations économiques et industrielles profondes qui se déroulent dans la région de Rouen.
2) Suppléer les chantiers navals transformés en usine d'armement militaire
Si la Maison Worms ne fait pas appel aux chantiers navals déjà existant, c'est qu'en fait, un certain nombre de ces chantiers se sont vus modifier leur finalité. Le nord-est de la France est soit détruit, soit occupé par les Allemands ou par les combats. Or, ce territoire est très industrialisé. Pour fournir l'armée en obus, en armes, en munitions, il faut des usines et un certain nombre ont été détruites ou sont occupées dans cette partie
6. M. Decarpentry et J.-P. Ferrer, « De l'arrivée du chemin de fer en Seine-Inférieure au projet de ligne à grande vitesse (1843-2016) », Bulletin de la Société libre d'émulation de la Seine-Maritime, 2016, p. 51.
7. Voir J.-P. Chaline, « Rouen, base britannique 1914-1919 », Études normandes, PURH, 2014/2. Et G. Dubosc et C. Yver, Rouen 1914-1918, Rouen, Editions des Falaises, 2014, 144 p.
8. Voir aussi J. Delécluse, « Le port de Rouen pendant la guerre de 1914-1918 », Études normandes, PURH, 2014/2.
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du nord-est 9 • Ainsi, au lieu de réparer et de construire des navires, certains chantiers navals ont-ils alors été transformés en usines d'armement militaire. Rappelons le parcours de ces femmes fabriquant les obus aux Ateliers et Chantiers de la Loire 10 • Ces modifications entraînent une diminution du nombre de chantiers navals, et de plus, retardent les réparations et les Iivraisons de navires 11
Deuxième point qui retarde aussi les réparations et les livraisons d'unités : au sein de l'État-major militaire français, la priorité a été donnée à l'armée de terre. Les militaires avaient foi dans la capacité de l'armée à vaincre l'Allemagne au front. Les militaires ou les autorités ont mobilisé le gros de la main-d'œuvre de la construction navale soient 31 000 hommes que comptait cette industrie en 1914 12 À titre de comparaison, à la fabrication des billets, la Banque de France ne fait pas l'erreur de laisser partir ses imprimeurs pour diminuer l'effet d'une crise monétaire. Le pays vit alors un défaut de constructeurs de navires.
3) L'appel pressant du gouvernement
Un élément de l'histoire des ACSM qui sera souvent répété dans les ouvrages à son sujet mais aussi dans la presse tout au long de ses combats pour sa survie mérite d'être abordé: l'appel pressant du gouvernement de 1917. Paul Bonmartel évoque des discussions au Sénat en juin 1917 dans ce sens. Il y a même, le 12 juillet 1917, un arrêté qui créa un Comité consultatif de l'armement dans lequel on retrouve Georges Majoux de Worms & C;• et Hypolite Worms. Mais comme nous l'avons montré, cet appel n'est pas le point de départ de la naissance des ACSM au Trait. Cet appel va finir par le devenir a posteriori et va servir, parfois, aux ACSM afin de faire des demandes auprès de l'État pour obtenir des contrats de construction de navires au moment où ils connaissent des difficultés à remplir le carnet de commandes. Il s'agit là d'un autre résultat de l'étude publiée : on détecte une utilisation de l'histoire de la naissance des ACSM.
L'appel pressant intervient puisque, pendant cette Première Guerre mondiale, les Allemands lancent leur guerre sous-marine à outrance en 1917 comme chacun sait. La Marine marchande et la marine militaire françaises perdent un nombre croissant de navires. Worms perd lui-même onze unités en quatre ans de conflit. Mais on remarque que seulement deux navires ont été perdus entre le 1°' août 1914 et mars 1917, c'est-à-dire avant l'implantation du chantier naval et puis les pertes s'accélèrent ensuite alors que les ACSM sont en cours de construction.
Le tonnage français s'amenuise dangereusement. Entre le 1°' août 1914 et le 1°' juin 1917, la flotte française a perdu 550000 tonnes de navires dont 460000 dues à la guerre sous-marine13 Durant le conflit, 25 % de la flotte mondiale a été détruite soient treize millions de tonnes 14
Au moment de l'appel, le gouvernement anticipe les pertes en 1917. Le projet de la Maison Worms rencontre celui de l'État. Les armateurs pouvaient bénéficier d'un dispositif de l'État à partir d'avril 1917. Des avances de l'ordre de 160 millions de francs étaient accordées à condition que les armateurs commandent leurs navires à des chantiers français (le coût de construction des ACSM était évalué en 1917 à 4460000F) 15
9. Fridenson Patrick et Griset Pascal (Dir.), L'industrie dans la Grande Guerre, Paris, CHEFF, 2018, 554 p. 1O. P. Bonmartel, Les pionniers traitons, p. 16. Paul Bonmartel rappelle que les Ateliers et Chantiers de la Loire ont employé des femmes à la fabrication d'obus.
11 C. Lebailly et M. Bidaux, Cinquante ans de construction navale en bord de Seine : les ACSM et leur cité-jardin (1917-1966), Luxembourg, www.wormsetcie.com, p. 27.
12. Ibid., p. 27.
13. Ibid., p. 41.
14. M. Croguennec, Les Chantiers de Normandie op. cit., p. 60.
15. C. Lebailly et M. Bidaux, Cinquante ans de construction navale en bord de Seine op. cit., p. 46 et p. 57.
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L'État, dans le cadre de la guerre mondiale, souhaite reconstituer la flotte en boostant les armateurs français. Les armateurs, eux, peuvent plus facilement faire construire des navires. La Maison Worms a une position particulière. À la fois armateur et bientôt constructeur naval, son projet de chantier répond à un besoin vital. D'autant plus que depuis le mois de janvier 1917, les autorités françaises imposent l'escorte permanente et le regroupement des convois de charbonniers.
D'autres se lancent dans l'aventure comme Schneider à Harfleur et la Banque de Paris et des Pays-Bas à Blainville-sur-Orne pour les mêmes raisons. Ce n'est pas un hasard de retrouver Schneider ici. Au Havre, Schneider fabrique des obus 16
Du point de vue de l'État, cette mesure apparaît comme une réponse française à la guerre sous-marine à outrance. Et finalement, on voit poindre ici la même stratégie que pendant la Seconde Guerre mondiale, laquelle permet aux Alliés de construire plus vite les navires que ne peuvent les couler les Allemands.
Les chantiers navals français accumulent ainsi énormément de travail, ce qui explique que le chantier du Trait voit le jour en même temps que sept autres chantiers en France 17 dont deux autres en Normandie.
Construction des ateliers du chantier naval en octobre 1919 (Collection Leblond, photographies de Douillet)
Des conditions économiques instables.
1) La hausse des prix
Les ouvrages et articles concernant les ACSM soulignent tous l'exploit qu'a constitué la construction des Ateliers un peu comme si, entre 1917 et 1921, année du premier lancement de navire, tout s'était déroulé sans accroc et surtout rapidement. On trouve notamment que « Les ateliers ne tardent pas à sortir de terre 10 », ou encore : « En quelques mois, là où naguère on ne voyait qu'une plaine parfois marécageuse, des cales de construction se sont dressées 19 ». Aucun article ne soulève les difficultés énormes nées du contexte de la guerre mondiale. Il y a bien un exploit dans la construction des ACSM mais pas pour des raisons de rapidité, c'est parce qu'il a fallu surmonter de nombreuses difficultés.
16. Ibid., p. 50.
17. Voir M Croguennec, Les Chantiers de Normandie , 1893-1987. Un siècle de construction et de réparation navale en Seine-Maritime , Rouen, Gecko/Petit à petit, 2008, p. 72.
18 J. Goubè, " Le Trait, village en 1916, ville en 1926 » , Actes du Congrès national des sociétés savantes, volume 100, Paris, Imprimerie nationale, 1976.
19. C. Pinchon, Havre-Eclair, 29 novembre 1921.
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Le contexte de la Première Guerre mondiale a pesé énormément dans la création des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime dont l'édification des bâtiments devait se réaliser en un an d'après les premiers contrats avec le constructeur Hottat. Il faut imaginer une foule d'entrepreneurs qui se succèdent ou qui interviennent parallèlement sur la construction du chantier et de la cité-jardin entre 1916 et 1921 : Hottat, Duchereau, Gohier, Sainrapt et Brice, Compagnie générale des travaux publics et privés, Sollier et Groc, Péqueur, Gilardi, Ringot, Blondel, Posth et C'•.
Mais les prix augmentent considérablement à tous points de vue pendant leurs travaux, ce qui impose aux entrepreneurs chargés de la construction des ateliers d'augmenter leurs frais, ce qui n'est pas sans créer de fortes tensions entre Worms & C'• et les constructeurs. Parfois, ces conditions obligent à revoir les détails de l'exécution du contrat et les tarifs.
L'entrepreneur Gohier est chargé de la construction de maisons pour les ouvriers. Témoin intéressant, il se plaint de l'augmentation du prix des matières premières mais aussi des tentatives de débauchage sur son personnel. Il se voit dans l'obligation d'augmenter le salaire de ses ouvriers de 0,30 F par heure pour éviter qu'ils ne partent. Certains ouvriers semblent tentés de rejoindre Worms & C'• puisque les salaires y sont plus élevés. Comme les hommes sont au front, la main-d'œuvre est plus rare et elle est en position de force pour réclamer des augmentations de salaire.
Gohier, encore lui, donne des chiffres éloquents sur l'augmentation des prix. Le prix du ciment est passé de 60 F à 120 F puis 140 Fen février 1918 et 185 F en août 1919, soit une augmentation de 200 % depuis le début de ses travaux. Le plâtre passe de 35 F 50 à 65 F soit 90 % de plus. Le fer valait 48 F au début et vaut 145 F quand il écrit à Worms&C'• en 1919. Pour le bois, l'augmentation est aussi spectaculaire : en 1917, il valait 200 F le mètre cube et atteint 450 F le mètre cube depuis 1918.
Pour la main-d'œuvre, elle passe de 90 centimes de l'heure à 1 F 20, 1 F 50, 2 F et 2 F 50 en deux ans. Les sous-traitants de Gohier, quant à eux, réclament une augmentation de 60 % sur les travaux en cours en 1919.
2) La pénurie de matériaux et de matières premières
Ces augmentations de prix s'expliquent facilement : il y a une pénurie de matériaux et de matières premières puisque nous sommes en guerre.
Tout besoin des entrepreneurs est sujet à des discussions pour la répartition des matériaux et des matières premières, entraînant des tensions très fortes là encore.
En mars 1917, un premier contrat est signé avec l'entrepreneur Hottat originaire de Paris. Aux débuts des travaux, il a pratiquement à sa charge la construction des ACSM à lui tout seul : ateliers de chaudronnerie, atelier des coques, le magasin, salle de traçage, etc. Des pénalités de l'ordre de 2 000 à 3 000 F par jour de retard sur le calendrier lui sont comptées. Les travaux concernant le ralliement du chemin de fer au chantier prennent du retard, de même pour l'appontement. Or, ces deux équipements permettent d'acheminer des matériaux pour Hottat dont le travail est entravé par ces difficultés.
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L'essence est aussi un point de friction entre Worms & o• et Hottat qui fait part du manque d'essence pour l'alimentation des camions qui desservent les travaux de construction. Mais l'essence, depuis 1917, fait l'objet d'une réglementation quant à son accès tout comme le charbon (les cartes de charbon sont instituées, mesure de rationnement). Selon Hottat, les autorités ont attribué une quantité d'essence pour la construction des chantiers navals. Selon l'entreprise, 30 % de l'essence que détient la Maison Worms devrait revenir aux constructeurs d'ateliers. Et selon cette dernière, cette essence lui est destinée.
À la suite de ce désaccord, les deux entreprises décident que les demandes d'essence auprès des autorités se feront chacune de leur côté2°. Des pertes de temps apparaissent.
L'édification des maisons pour loger les ouvriers révèlent bien ce contexte de guerre mondiale. Les travaux prennent là aussi du retard puisqu'il manque des matériaux et qu'il y a des problèmes d'acheminement, d'où la présence de baraquements en bois provisoires. Le sable est utilisé sur place pour les maisons. L'exploitation de ce sable du Trait est mise en valeur dans un reportage de 1921 mais il semble être, en fait, une réponse à la pénurie de matières premières dont les coûts sont en constante augmentation. De plus, avec le sable, il n'y a pas d'acheminement. Les entrepreneurs le transforment sur place en fabriquant des agglomérés composés de ciment et de sable avec six presses.
Enfin, parmi les difficultés nées de la guerre, la pénurie d'acier nécessaire à la construction des navires peut encore être citée. Les fournisseurs d'aciers à Denain et Anzin sont en pays envahi tandis que les minerais de la région de Caen ne peuvent pas être utilisés avant un délai assez long durant cette période. Il reste Le Creusot, la BasseLoire et Montluçon mais la production est restreinte et presqu'entièrement absorbée par la Guerre et la Marine 21
La solution est alors de se tourner vers les Alliés: l'Angleterre où la Maison Worms a des liens très forts et surtout les États-Unis qui livrent des tonnes de tôle en 1917 et après-guerre.
3) La faillite des entreprises de construction
Les augmentations de prix ont pour effet de conduire un certain nombre d'entreprises de construction à la faillite. C'est le cas de Hottat à la fin de 1918 qui pourtant devait
20. C. Lebailly et M. Bidaux, op. cit., p. 58-59.
21. Journal de la Marine marchande et des pêches maritimes, juillet 1917.
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Vue de la voie ferrée (Coll. Leblond, photo Douillet) et de l'appontement construits (© Panier)
supporter la majeure partie des constructions des ateliers. Worms & C'• change alors de stratégie. Au lieu de faire supporter la construction de l'usine proprement dite à un seul principal entrepreneur, la Maison Worms choisit de diviser les travaux en plusieurs constructeurs. Quatre entreprises se partagent les risques, les tâches et les contrats de Hottat dont Duchereau qui finit par abandonner ses contrats à son tour en juillet 1919.
L'ossature du bâtiment du petit ajustage est terminée seulement en janvier 1919. Ainsi les constructions ne sont-elles absolument pas rapides, elles sont au contraire extrêmement compliquées à mettre en œuvre.
Sunnonter les problèmes sociaux hérités de la guerre
1) La pénurie de main-d'œuvre: une lutte patronale pour s'attirer des ouvriers.
L'une des causes de retard est le manque de main-d'œuvre. Les ouvriers qualifiés manquent cruellement. Il est imputé à la première guerre mondiale la disparition de plus de 10 % des actifs au lendemain de la guerre. Les problèmes se répercutent sur la construction de l'usine des ACSM et sur celle de la cité-jardin du Trait mais aussi sur la mise en marche de la construction navale. En reprenant le chiffre de 31 000 ouvriers du secteur mobilisés en 1914 auquel on soustrait environ 10%, le déficit est important.
Aussi, des soldats sont-ils mobilisés jusqu'en 1919. C'est le cas des employés de Cohier qui se démène pour obtenir la démobilisation de son personnel. Il réussit à faire revenir un homme en février 1918 puis un autre en mai de la même année mais son commis principal reste mobilisé jusqu'en février 1919, ce qui handicape l'entreprise dans l'avancement des travaux.
Pour les ouvriers de la construction navale, le problème est identique. Rappelons que les ACSM ne sont qu'un chantier panni les sept qui naissent pendant la guerre. Les Chantiers navals français à Blainville-sur-Orne se battent aussi pour faire venir du personnel. Là encore, des tensions, des craintes de débauchage surgissent. Les ACSM et les Chantiers navals français enquêtent sur l'origine de la provenance de certains ouvriers pour se disculper de toute tentative de débauchage l'un envers l'autre. Le 9décembre 1918, un courrier envoyé de Blainville explique qu'aucun de ses sept nouveaux ouvriers ne vient des ACSM. Après l'armistice, l'ambiance de la guerre est toujours là.
Les ACSM emploient des ouvriers des Ateliers et Chantiers de France qui viennent de Dunkerque et qui sont probablement intéressés par des salaires plus élevés et par une mise un peu à l'abri du front en 1917 et 1918.
Le futur directeur des ACSM Henri Nitot mentionne, dans ses mémoires, la technique de son prédécesseur pour convaincre du personnel de se rendre dans un village en plein bouleversement, au lieu de rester à Dunkerque : « M. Achard qui était l'agent à Dunkerque du bureau Veritas sut habilement profiter des menaces et dangers que faisait peser en 1917 sur cette ville la proximité des lignes allemandes et les Chantiers de France lui fournirent un recrutement abondant en cadres et ouvriers de gens qui préféraient s'installer dans une région plus tranquille. »
2) La réquisition de prisonniers
La main-d'œuvre faisant défaut, les entreprises de construction des ateliers ont recours à la réquisition de prisonniers allemands et russes23 Sous la surveillance de
23. Pour expliquer la présence des Russes en Seine-Inférieure, on peut se rapporter à O. Abbal, " Les prisonniers de la Grande Guerre •, Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 147, 1987, p. 5-30. « Les prisonniers russes aux mains des Allemands et des Austro-Hongrois ne sont pas concernés par les termes de l'armistice •. Certains sont livrés à eux-mêmes et fuient pour rentrer en Russie. Qu'en est-il des autres? La situation en Russie en révolution complique le retour des anciens prisonniers russes. « 2 000 Russes environ refusent de retourner dans leur patrie ». explique O. Abbal.
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soldats belges, des prisonniers allemands sont chargés d'abattre des arbres en forêt qui sont transportés ensuite par des bœufs de Jumièges jusqu'à Yainville. Le chemin de fer prend le relais et le bois arrive au Trait ensuite.
Les entrepreneurs font appel aux autorités pour bénéficier de cette main-d'œuvre étrangère. Par exemple, avant que Duchereau ne se dessaisisse de ses contrats, il avait fait une demande et avait obtenu effectivement vingt-cinq ressortissants russes au mois de juillet 1918 pour l'aider. Il en demande encore cent en novembre 1918. Il est même question de faire venir cinq cents prisonniers de guerre qu'on installerait dans un camp sur les chantiers des ACSM. Tout, d'un point de vue logistique, était prévu pour leur installation : lavabos, toilettes, etc. Les baraquements devaient être livrés par wagons à partir de Paris.
3) Les grèves et les difficultés d'application de la « loi de 8 heures »
Avec ces problèmes d'augmentation des prix et de pénurie de main-d'œuvre s'ajoutent les grèves et la difficulté d'application de la loi de 8 heures qui est promulguée le 23 avril 1919. En France, l'année 1919 est une année qui connaît des troubles sociaux dans le bâtiment, le textile, les chemins de fer et la construction navale. Comment appliquer la loi de 8 heures alors que les ouvriers de la construction des bâtiments et ceux du chantier sont obligés de travailler 60 heures par semaine?
Gohier nous apporte encore son témoignage et confirme ces problèmes de grèves. Les ACSM envoient un courrier à l'entreprise Sainrapt et Brice qui se charge de bâtir des ateliers et prend des mesures au Trait à partir d'avril 1920 : « En raison de la grève qui vient d'éclater, nous avons décidé la fermeture complète de nos usines », écrivent-ils. Les ACSM prennent alors la décision de résilier le contrat du 26 décembre 1918 et d'inviter Sainrapt et Brice à licencier son personnel. Les autres entreprises sont informées de cette décision. Des entrevues entre les syndicats et les ouvriers sont organisées et finalement le travail reprend à condition que des augmentations de salaire surviennent. Les ouvriers réclament à être payés à partir des mêmes tarifs qu'à Rouen.
De plus, au printemps 1920, le mauvais temps et les inondations ruinent le moral du personnel. Le terrain de l'atelier de menuiserie et du petit ajustage est inondé cette même année. En mars 1920, la compagnie générale des travaux publics et privés alerte Worms & Ci• que les défaillances des chemins de fer entraînent encore des défauts d'approvisionnement. La période 1920-1921 est celle où le domaine industriel est encore en cours de construction et en même temps celle où le chantier naval commence la réalisation de navires.
4) L'appel à de la main-d'œuvre étrangère
Yannick Marec avait déjà démontré que la Normandie de la fin du xIX" rencontrait un problème démographique : la région se dépeuple23 Avec le nombre de victimes de la guerre mondiale conjugué au décollage de l'activité des ACSM après 1921, le manque de main-d'œuvre se fait plus pressant. Les ACSM font venir des Polonais, des Tchèques, des Yougoslaves, des Arméniens pour travailler dans la construction navale au Trait. La migration intervient plutôt à la fin des années 1920 mais c'est encore une conséquence de la terrible guerre mondiale.
Y.
Rennes, Éditions Ouest-France, 2015.
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23.
Marec, J. Quellien, J. Laspougeas, B. Garnier et J.-P. Daviet, La Normandie au x,xe siècle. Entre tradition et modernité.
Conclusion
Les ACSM sont nés d'un besoin lié au défaut de chantiers navals alors que la demande de réparations et de constructions augmente à cause du trafic intense et de la guerre sous-marine. Les pénuries de navires sont anticipées également. La multiplication des chantiers a pour résultat un trop grand nombre de chantiers navals alors que les besoins diminuent et seront stoppés net par la crise des années 1930.
Au cours de ces années de crise, les moins solides ferment leurs portes ou sont rachetés. C'est le cas de cinq des sept chantiers. Les ACSM tiennent bon certainement grâce au réseau de la Maison-mère Worms qui est un armateur solide et à ses filiales maritimes (Société française de transports pétroliers, Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire) qui lui permettent d'obtenir de nouvelles commandes. L'État et la Maison Worms et ses filiales représentent près de 50 % des navires construits au Trait au cours de son histoire.
Les conséquences de la guerre et son atmosphère durent longtemps. Mentionnons le représentant des ACSM, le commandant Pradeau, ancien officier de marine qui parcourt l'Europe de l'est et les nouveaux États nés des conséquences de la guerre (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, etc.) à la recherche de commandes. Il devient Président de l'association amicale des anciens militaires du Trait. Il noue des relations avec de hauts responsables étrangers. Mentionnons encore les lancements de navires accompagnés de la Marseillaise mais aussi de la venue de ministres et d'officiers. Le premier navire est baptisé du nom du " Capitaine Bonelli », Bonelli étant un héros du conflit ayant sombré avec son navire tout en ayant sauvé les passagers.
Enfin, à la fin de la guerre, une sorte de malaise s'empare des constructeurs pendant leur lutte pour remplir le carnet de commandes. Comme les Alliés sortent vainqueurs du conflit, ils réclament des réparations de guerre. Des navires pour le compte des Alliés sont donc fabriqués en Allemagne au titre des réparations de guerre, c'est-à-dire autant de commandes qui échappent aux chantiers français. Les constructeurs peuvent quand même vivre sur les commandes déjà passées mais cet événement laisse présager des difficultés puisque la construction navale est une activité cyclique et dépendante des
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Cale de lancement des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime (Coll. Leblond)
conditions géopolitiques. Les armateurs privés ne font pas construire si les conditions de navigation sont modifiées ou incertaines (crise de Suez, guerre de Corée). Entre la demande et la livraison, un délai important laisse de la place à une crise chamboulant les conditions d'exploitation du navire.
Au cours des années 1960, l'émergence de nouveaux concurrents moins chers (les chantiers japonais par exemple} assombrissent l'horizon des ACSM dont la position géographique, autrefois un atout, devient un handicap alors que les progrès techniques autorisent la construction de navires aux dimensions inégalées. La largeur de la Seine et le tirant d'eau ne permettent plus aux ACSM de rivaliser ni de s'adapter.
Ce type d'étude prouve que la construction navale est un secteur très stratégique et très dépendant de la politique de l'État. Aujourd'hui, le cas du constructeur STX France l'illustre encore. Avec la Première Guerre mondiale et l'exemple des ACSM, il apparaît vital de bénéficier de ce type de savoir-faire.
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MEMOIRES
de la protection sociale en Normandie
Comité d'Histoire de la Sécurité sociale Région Normand,r
N°14 - années 2017-2018
COLLOQUE
,c Hommage à Charles Nicolle, un savant entre la Normandie et la Tunisie»
Le 26 novembre 2016 à /'Hôtel des Sociétés Savantes à Rouen.
LES ATELIERS ET CHANTIERS DE LA SEINE
MARITIME1 WORMS & Cie AU TRAIT : UNE POLITIQUE SOCIALE POUR ENRACINER ET FIDÉLISER LA MAIN-D'ŒUVRE
ParMathieu BIDAUX2
Cet article s'appuie sur les recherches réalisées pour les besoins de l'ouvrage 50 ans de construction navale en bord de Seine: les ACSM et leur cité-jardin (19171966) que la Maison Worms a publié, à partir de l'exploitation exhaustive de son fonds d'archives, sur www.wormsetcie.com à l'occasion de l'anniversaire de la fondation du chantier naval. Elle en a confié la rédaction à Christian Lebailly, historien de la Maison Worms et à moi-même, doctorant de la Banque de France et de l'Université de Rouen. Soulignons la richesse documentaire du site où sont mis en ligne régulièrement de nouvellesarchives des diverses entreprises du groupeWorms.
En écoutant attentivement les témoins du passé des chantiers navals du Trait, il se dégage une nostalgie pour cet univers ouvrier, pour ces années passées à l'usine, pour ce« monde de production3 » dans lequel a évolué dans les années 1950 et 1960 toute une génération née au sortir de la Seconde Guerre mondiale : celle du baby-boom ouvrier qui a appris le métier auprès des pionniers du chantier. Le dernier témoignage recueilli, celui de !'écrivain Claude Soloy et ancien professeur du centre d'apprentissage des ACSM rencontré aux journées littéraires organisées par le Cercle d'études du patrimoine cauchois à Yvetot, corrobore les déclarations des retraités du chantier rassemblés au sein de l'association « Le Trait naval d'hier » présidée par Serge Lepême. Claude Soloy décrivait de jeunes apprentis qui se levaient très tôt, arrivaient au centre d'apprentissage à 7 h, portaient du charbon ou encore du bois sec pour chauffer la salle de classe. L'écrivain et jeune professeur, alors seulement un peu plus âgé que ses élèves, évoque une vie dynamique, pleine de vitalité au Trait, une population agréable, des enfants respectueux de leur environnement scolaire. Une vie où tout semblait plus simple en somme. Un temps où une réglementation moins stricte qu'aujourd'hui règne dans l'usine, où on semble se poser moins de questions comme lorsque les jeunes apprentis, parce que certains mesuraient une taille inférieure aux autres, étaient affectés, sans qu'on leur demande leur avis, aux ateliers de traçage des coques.
Pourquoi cette nostalgie chez lesTraitons ayant connu lesAteliers et Chantiers de la Seine-Maritime ? L'histoire sociale de cette entreprise emblématique du
Mémoires de laprotection sociale en Normandie, n° 14, années2017-2018
1)Ils'agitdunomdel'entreprisedèsledébutdesafondation. OntrouvedanslefondsBétonsarmésHennebique, à la cité de l'architecture et du patrimoine, un projet de silo pour les Ateliers et Chantiers de la Seine, à Duclair en 1916 dont Gustave Majou est l'auteur. Le même projet est aussi référencé pour le commanditaire« Ateliers deforges etchantiers dela Seine»pour une« Compagniemaritime» de« MonsieurWorms». Curieusement, on trouve également un projet porté par l'ingénieur Spangberg pour le chantier naval du « Mesnil près de Rouen » en 1918 et 1919.
2) Doctorant contractuel à la Banque de France et Normandie Université (sous la direction d'Olivier Feiertag) laboratoire GRHisEA3831, Rouen).
3) R. Salais et M. Storper, Les mondes de production. Enquête sur l'identité économique de la France, Paris, EHESS, 1993.
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territoire situé entre Duclair et Caudebec comporte, à n'en pas douter, des éléments de réponse.
Origine de la fondation de l'entreprise (1916-1917)
Les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime naissent, d'après l'historiographie, d'un appel de l'Etat aux entrepreneurs pour construire des chantiers navals en vue de reconstituer la flotte nationale après les dégâts de la guerre sousmarine lancée par les Allemands 4 • Ce point de départ, pour l'histoire des ACSM, n'est pas tout à fait exact.
Comme l'a souligné Christian Lebailly5 dès 1916, Worms & Cie a repéré un besoin avant l'appel de l'Etat (1917) et avant la déclaration de la guerre sous-marine à outrance (janvier 1917).
Le besoin d'ateliers de construction navale apparaît évident lorsque l'on s'intéresse au trafic maritime dans le département de la Seine-Inférieure pendant la Première Guerre mondiale. Les ports du Havre et de Rouen deviennent les plus importants du pays en termes de trafic6 , si bien que les collisions ne sont pas rares entre navires, lesquels demandent d'urgentes réparations. D'autre part, un certain nombre de chantiers navals se voient transformés en usines de munitions pour les besoins du conflit. Le ministre de la marine marchande Chappedelaine évalue à 3 millions le nombre d'obus fabriqués pendant la guerre par les chantiers, sans compter les locomotives, les affûts de canon et les chars d'assaut7.
Pour cette raison, les chantiers sont surchargés de travail entre 1914 et 1918. Les constructions de navires prennent du retard. Le manque de structures capables de remettre les unités à flot et de remplacer celles qui ont été coulées ou endommagées entraîne donc une industrialisation dans la vallée de la Seine, au Trait.
Quand les Allemands déclarent que les U-Boote engagent une guerre sousmarine totale, les experts de Worms & ci• ont une longueur d'avance sur l'Etat français et ont déjà choisi un lieu pour leur chantier : Le Trait où des achats de terrain ont déjà eu lieu (décembre 1916).
Finalement, l'appel de l'Etat et la mise en place d'une aide financière de 160 millions de francs destinée aux armateurs en 1917, à condition que ceux-ci commandent leurs navires aux chantiers français, incitent d'autres investisseurs, comme Schneider à Harfleur et la Banque de Paris et des Pays-Bas à Blainvillesur-Orne, à fonder leurs propres chantiers navals. En tout, sept nouveaux chantiers8
4) J. Goube, « Le Trait, village en 1916, ville en 1926 », Actes du Congrès national des sociétés savantes, Vol. 100, Paris, Imprimerie nationale, 1976. Voir aussi P. Bonmartel, Histoire des chantiers du Trait, Luneray, Bertout, 1997.
5) De concernant la genèse des ACSM, voir le chapitre de C Lebailly, « 1914-1917 Nécessités présentes et nécessités d'avenir » dans 50 ans de construction navale en bord de Seine (1917-1966) : les ACSM et leur cité-jardin, www.wormsetcie.com, 2017, p. 16-52.
6) Voir le numéro d'Etudes normandes de 2014: J.-P. Chaline, « Rouen, base britannique 1914-1919 », Etudes normandes, PURH, 2014/2; J. Delecluse, « Le port de Rouen pendant la guerre de 1914-1918 », Etudes normandes, PURH, 2014/2. On peut se reporter aussi à l'ouvrage de G. Dubosc et C. Yver, Rouen 1914-1918, Rouen, Editions des Falaises, 2014, 144 p.
7) Le Matin, 22 mars 1936 et 50 ans de construction navale en bord de Seine op. oit., p. 27.
8) M. Croguennec, Les Chantiers de Normandie (1893-1987). Un siècle de construction et de réparation navale en Seine-Maritime, Rouen, Gecko/Petit à petit, 2008, p. 72.
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ouvrent leurs portes, industries issues de la guerre mondiale 9 Ainsi les ACSM naissent-ils en même temps que six autres entreprises de construction navale.
Pendant la Première Guerre mondiale, trois chantiers navals sont fondés en même temps que ceux de Worms & Cie, au Trait: les Chantiers navals français à Blainville-sur-Orne, près de Caen par la Banque de Paris et des Pays-Bas et les chantiers Schneider à Harfleur, près du Havre.
Les défis à relever
Plusieurs problématiques se présentent à la direction de Worms & Ci• avant de parvenir à lancer et à pérenniser l'activité de leurs usines du Trait. Outre les défis purement techniques - construire l'usine et les maisons ouvrières, la question sociale est primordiale.
Si le village est bien situé géographiquement, entre Rouen et Le Havre, il se trouve dans une région qui se dépeuple 10 En 1911, le site ne compte que 366 habitants. Il s'agit bien d'un handicap pour disposer d'une main-d'œuvre sur place, qualifiée spécifiquement pour la construction navale. Le Trait, qui est alors constitué de plusieurs hameaux, ne dispose pas de logements en nombre suffisant. La population se constitue de cultivateurs, de journaliers, de quelques employés des chemins de fer, de domestiques. Les services nécessaires et les structures apportant un certain confort (alimentation, soins médicaux, loisirs) sont quasiment absents. Pour preuve, seuls un boulanger et un boucher venant de Caudebec et de La Mailleraye passent uniquement deux ou trois fois par semaine.
Dans ces conditions, comment attirer de la main-d'œuvre spécialisée et, une fois le personnel rassemblé, comment le fixer, le conserver ? Se pose également le problème des fluctuations du niveau d'activité. Au cas où des licenciements devaient survenir, les ouvriers doivent bénéficier de solutions de repli : se faire engager par des
9) Voir la conférence de M. Bidaux, " Les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime - Worms & o• (1916-1921) : une entreprise issue de la guerre», Société libre d'émulation de la Seine-Maritime, 27 septembre 2017.
10) Y. Marec, J. Quellien, J. Laspougeas, B. Garnier J.-P. Daviet, La Normandie au XIX• siécle. Entre tradition et modernité, Editions Ouest-France, 2016. Voir l'illustration sur l'évolution démographique de la Normandie.
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entreprises voisines. Or, celles-ci sont peu nombreuses. Il existe la clouterie Mustad à Duclair, et depuis 1916, une entreprise de fabrication d'avions - Latham - s'est implantée à Caudebec 11
Ces questions, Worms & oe, notamment à travers Georges Majoux, un de ses dirigeants principaux, se les pose et y répond avec méthode en mettant en place un système social inspiré d'un certain paternalisme, issu notamment des usines de l'est de la France tel que l'exemple de Pierrepont en Meurthe-et-Moselle, étudié par Henri Nitot, au début des années 1920, pour une thèse de droit 12 Le modèle de société conçu par Henri Nitot, futur directeur du chantier naval, connaît alors le succès et l'adhésion du personnel.
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Avec l'arrivée des ACSM au Trait en 1916-1917, la population augmente considérablement jusqu'à 6400 Traitons dans les années 1960. Quand les ACSM ferment leurs portes en 1972, la ville perd un certain nombre de ses habitants qui s'installent à La Ciotat où se trouve un autre chantier naval. La population s'est depuis stabilisée autour de 5300 personnes.
Fonder une cité-jardin pour enraciner le personnel
La direction de Worms & Cie s'implique pleinement dans la réflexion du logement. En mars 1919, Georges Majoux donne une conférence devant une centaine de personnes, dont Henri Lafosse, issues du patronat normand à la Société industrielle de Rouen et expose son projet 13 L'ouvrier doit gagner suffisamment pour payer son loyer. Aussi, la société Worms & oe crée-t-elle un organisme capable de faire construire des habitations et de gérer le parc des logements : la Société immobilière du Trait, interface entre Worms & oe et les ACSM, d'une part et les ouvriers. Les Chantiers navals français, nés en même temps que ceux du Trait et fondés par la Banque de Paris et des Pays-Bas, optent d'ailleurs pour une stratégie identique.
Au Trait, les maisons sont dessinées par Gustave Majou, architecte bien connu puisque, dans le cadre d'un concours lancé par la Fondation Rothschild, il s'est déjà illustré lors de projets d'habitats sociaux au début du xxe siècle en région parisienne comme, par exemple, dans la réalisation de 321 logements en faveur de « l'amélioration des conditions d'existence matérielle des travailleurs 14 ». Le choix de recruter cet architecte souligne bien le souci de la Maison Worms de donner la priorité à la question sociale.
11) P. Bonmartel, Histoire du patrimoine industriel de Duclair-Yainville-Le Trait, Luneray, Bertaut, 1998 et P. Bonmartel, Histoire des chantiers navals du Trait, Luneray, Bertaut, 1997.
12) H. Nitot, Les cités-jardins. Etude sur le mouvement des cités jardins suivie d'une monographie de la citéjardin du Trait (Seine-Inférieure), Paris, PUF, 1924.
13) Signalons la thèse de P. Lecouteux: La Société industrielle de Rouen (1872-1939), une sociabilité spécifique?, sous la direction de Serge Chassagne, Université Lyon Il, Lyon, 1996. Voir aussi l'intervention de Georges Majoux dans Bulletin de la Société industrielle de Rouen, Rouen, 1919, séances des 12 et 14 mars 1919, p. 115-126.
14) 50 ans de construction navale en bord de Seine op. cit., p. 33.
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Evolution de la population au Trait (Seine- Maritime)
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Les travaux de Gérard Noiriel 15 ont déjà souligné le soin donné par le patronat à l'enracinement de son personnel pour les besoins de l'entreprise. Ceux d'André Gueslin 16 ou de Michelle Perrot 17 n'oublient pas que cette politique peut être aussi une demande des ouvriers, une demande de repères d'où leur adhésion. L'histoire des ACSM illustre bien ce cas de figure. La construction navale réclame un personnel qualifié et nombreux, habitué à un certain confort de vie. Pour constituer sa maind'œuvre, la direction, à l'image de Louis Achard, propose des postes à des ouvriers des chantiers de Dunkerque qui acceptent de s'installer en Normandie, notamment pour fuir le front entre 1917 et 1918. D'autres, comme l'ingénieur Alexandre Vince, sont originaires de la région de Nantes ou de la Brière. Les témoins de cette époque racontent alors qu'au moment de l'emménagement au Trait, « la mère reproche au père de les avoir entraînés dans une pareille aventure et parle de repartir », certains s'exclament : « Quand on est arrivés il n'y avait rien, absolument rien. 18 » Des baraquements en bois servaient d'ateliers ou de logements provisoires si bien que des habitants comparaient la ville au far west pour traduire la brutalité du passage du monde rural à la grande industrie 19 , termes d'ailleurs employés également en Lorraine sidérurgique par les ouvriers20 A une époque où la main-d'œuvre manque, notamment à cause des pertes dues à la Première Guerre mondiale, il convient de fidéliser un personnel trop souvent la cible de débauchage par des entreprises concurrentes.
La diffusion des belles cartes postales de la cité-jardin dans les années 1920 et 1930 prend tout son sens et offre ainsi un témoignage des efforts fournis par Worms & Ci• pour rendre agréable le cadre de vie des ouvriers et de la maîtrise. Le vocabulaire désignant les habitations révèle l'application avec laquelle les ACSM essaient de montrer leur œuvre sous son meilleur jour : on parle de « villas » destinées aux cadres de l'entreprise, on montre un beau kiosque au milieu des cerisiers en fleurs. Les habitants se souviennent des nombreux rosiers ornant la ville du Trait.
L'image des corons et de l'usine oppressante n'apparaît nullement.
L'architecte qui conçoit la cité du Trait a en effet eu conscience que la construction de la ville a son importance pour le bien-être des habitants. Gustave Majou s'est efforcé de tenir compte du tracé des routes qui « épouse à peu près exactement les ondulations du sol » ; Nitot relève que « les rues sont toutes d'un accès facile et les maisons ne s'obstruent point la vue les unes des autres, ce qui représente évidemment pour l'habitant un avantage fort appréciable21 ».
La Société immobilière du Trait s'applique à exercer un certain contrôle sur la cohérence d'ensemble de la cité-jardin. Des concours incitent les ouvriers à embellir leurs logements et leurs potagers. Mais attention, il est défendu aux Traitons d'aménager les terrains qu'ils louent dans le désordre. Par exemple, l'installation de clapiers ou de poulaillers près des clôtures est proscrite.
15) G. Noirie!, Les ouvriers dans la société française XIX•-xx• siècles, Paris, Le Seuil, 2002 (1 ••• èd., 1986).
16) A. Gueslin, « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIX' siècle, début du XX' siècle}, Genèses, 7, 1992. Lieux de travail, p. 201-211.
17) M. Levey-Leboyer (Dir.), Le Patronat de la seconde industrialisation, cahiers du Mouvement social, 1979.
18) 50 ans de construction navale en bord de Seine op. cit., p. 71 et 72.
19) P. Bonmartel, Les pionniers traitons 1916-1936, 2006.
20) G. Noirie!, Les ouvriers dans la société française XIX•-xx• siècles op. cit., p. 124.
21) H. Nitot, Les cités-jardins op. cit., p. 97.
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Ce fonctionnement avait été théorisé en grande partie par Henri Nitot dans sa thèse de droit publiée en 1924 aux Presses Universitaires de France : Les citésjardins. Etude sur le mouvement des cités-jardins suivie d'une monographie de la citéjardin du Trait (Seine-Inférieure). Ce travail, pour lequel il rencontre les personnalités du monde des cités-jardins en France comme Georges Benoît-Lévy et Raoul Dautry, père de la cité-jardin de Tergnier dans l'Aisne, démontre qu'une réflexion poussée a eu lieu à la tête des ACSM dès les débuts de l'existence de l'entreprise.
Le Trait reçoit la visite d'associations comme celle des cités-jardins de France dont le président est Georges Benoît-Lévy ou encore du ministre de l'hygiène Paul Strauss en 1922, ce qui montre l'intégration de ces réseaux au sein de l'entourage des ACSM et de son directeur Henri Nitot. La ville est érigée en exemple dans des reportages ou mise à l'honneur lors de discours 22 Et pour cause. Pour chaque individu, les concepteurs des habitations avaient calculé jusqu'au volume d'air nécessaire à chacun et l'exposition de la salle commune dans le but de limiter la propagation des maladies 23 « Il est éminemment recommandable de mettre à la disposition d'une famille ouvrière au moins quatre pièces. », ajoute Henri Nitot. Il précise : « Ces exigences sont scrupuleusement réalisées dans les maisons de la cité-jardin du Trait qui toutes comprennent au minimum une salle commune, une chambre à coucher pour les parents, un dortoir pour les garçons et un dortoir pour les filles, étant entendu que si le nombre d'enfants de la famille nécessite un cube d'air plus grand, il est attribué à cette dernière en supplément gratuit autant de pièces qu'il convient24 »
L'action de Worms & Ci• ne s'arrête pas aux frontières du Trait. La société fonde également la Société d'habitation à bon marché de la Seine-Maritime dont le président est Hypolite Worms qui, par sa stature et le poids de sa société, entraîne dans ce projet d'autres entrepreneurs de la région comme les établissements Lecoeur à Yvetot, Caron Delion, la Société havraise d'énergie électrique de Yainville ou la Société agricole de Bolbec-Nointot. Le travail de cette entreprise touche tout le département : Duclair, Bolbec, Caudebec, Yvetot, etc. La cité-jardin de PortJérôme, conçue par les architectes de la SHBM de la Seine-Maritime Pierre Chirol et Georges Peulevey, figure parmi les plus belles réussites de leurs œuvres 25 Ainsi Worms & Cie apparaît-il comme un acteur majeur de l'industrie en vallée de Seine, comme un meneur du mouvement d'industrialisation comme le montre son action : encourager l'implantation d'usines sur le territoire (savonnerie et centrale de Yainville 26 , établissements de couture Laporte au Trait27) pour donner une autre source d'emploi aux ouvriers lors de baisses d'activités ou pour attribuer du travail
22) Voir G. Benoit-Levy dans L'hygiène sociale, 26 avril 1931.
23) 50 ans de construction navale en bord de Seine op. cit., p. 75.
24) H. Nitot, Les cités-jardins op. cit., p. 75.
25) Patrimoine du XX• siècle. Espaces urbains. Habitations et jardins. Edifices religieux, DRAC Haute-Normandie, 21 juin 2001, p. 1O.
26) Comme l'indiquent Jean Lootvoet et Maurice Quemin lors de la Conférence du 16 septembre 1989 au musée de la Marine de Caudebec-en-Caux : " Un autre souci du chantier était aussi de procurer du travail aux femmes qui n'avaient que les usines de tissage de la vallée de !'Austreberthe. Une maison de confection accepta dans les années 30 - d'installer un atelier dans des locaux préparés en cette intention. Plus tard, en prenant une participation dans la société, la Maison favorisait l'implantation de la savonnerie d'Yainville. Déjà en 1925, la Maison Worms en investissant dans la construction de la centrale électrique d'Yainville, avait également favorisé son implantation qui avait ainsi soulagé la centrale en courant continu du chantier et permis l'électrification des logements. ,,
27) P. Bonmartel, Le Trait ville nouvelle, Luneray, Bertout, 1995.
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aux femmes dont les débouchés se bornaient aux usines textiles de la vallée de l'Austreberthe 28 Le profil de Worms & Ci• correspond, à ce propos, assez bien au modèle exposé par André Gueslin : « Le paternalisme, et tous les travaux recensés le démontrent, concerne ou des entreprises naissantes ou des grandes entreprises ; les petites et moyennes entreprises n'ont pas les mêmes besoins et surtout pas les moyens29 » Et en effet, rien qu'aux ACSM, plus de 1 000 personnes travaillent à la construction des navires avant les années 1930 puis environ 2 000 ouvriers après la Seconde Guerre mondiale, ce qui la classe définitivement parmi les plus grandes entreprises de France si l'on en croit les travaux de Ruhlmann 30
28) Conférence du 16 septembre 1989 au musée de la Marine de Caudebec-en-Caux.
29) A. Gueslin, « Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIX• siècle, début du XX• siècle), Genèses, 7, 1992. Lieux de travail, p. 201-211.
30) A. Aglan, O. Fiertag et Y. Marec, Les Français et l'argent. Entre fantasmes et réalités, Rennes, PUR, 2011, p. 74. Voir l'article de J. Ruhlmann, « Argent et identité sociale. L'a(r)gent double. La défense, l'identité sociale des classes moyennes et l'argent dans la première moitié du xx• siècle ». Dans son analyse, l'auteur évoque " 406 entreprises employant plus de 1 000 personnes » vers 1936.
31) Effectifs obtenus en croisant diverses sources : nos recherches aux archives Worms, les travaux de Jacqueline Goubé, de Béatrice Maheut, de Paul Bon martel, les bulletins du CE des ACSM Le Calfat du Trait, de Christian Lebailly et www.wormsetcie.com (en particulier l'audition de Pierre Abbat devant le juge d'instruction au Tribunal de la Seine Georges Thirion le 24 octobre 1944). Avant 1928, l'activité est soutenue avec 11 navires à la pose de la quille en 1924 et 11 lancements la même année. En 1926, on comptait encore 11 navires à la pose de la quille et 8 lancements un an plus tard. Les chiffres utilisés comprennent aussi les ouvriers étrangers, toujours comptabilisés à part aux ACSM avant la Seconde guerre mondiale.
32) Voir 50 ans de construction navale en bord de Seine op. cit., p. 120.
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2500 2000 l 1500 .!l o. .nu 111lh1I E lb ... ,:, 1[00 ! -" e (J z 500 0 1925 1927 1929 193'1 1936 1940 lS43 19ID 1952 1954 1964 19€9 1921 1926 1928 1!133 1935 1939 1944 1949 1951 1953 1963 1967 1970 A-lnNo Evolution du nombre d'employés aux Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime 3 ' Années Effectif total Etrangers 1925 889 21 1926 970 28 1927 1 229 43 1928 1 098 39 1929 1 274 167 Effectif dont personnel étranger 32
Des loisirs et des œuvres sociales : apporter les commodités de la ville à la campagne
Pour qu'une ville industrielle toute neuve puisse vivre, il lui faut une animation, notamment culturelle. La direction du chantier lui insuffle une âme. Les ACSM prévoient la fondation d'une bibliothèque mais également la mise en place d'associations : la Lyre des chantiers, le Cercle symphonique, la Société de mandolinistes, le Cercle artistique, le Bouchon (une sorte de club ouvrier où les membres jouent au jeu normand du bouchon 33 et qui organise un banquet populaire lors de la Saint-Eloi, ce qui permet d'intégrer les nouveaux venus), le Club sportif, le Club de gymnastique, le « Blé qui lève ». Comptons encore l'édification d'un cinéma prévue dès 1919 ou le lancement du marché du Trait en 1923, inauguré et présenté comme un événement important et attirant les populations de Maromme, de Bolbec, de Rouen, de Sotteville et même de Paris 34 La mise en place, en 1919, d'une société de secours mutuels, « La Fraternelle », constitue une autre pièce maîtresse du dispositif conçu par la direction des chantiers.
Les plans pour un dispensaire, pour un centre d'examen médical, pour un centre de dépistage de la tuberculose près de la gare, pour un celibatorium afin d'accueillir et de loger les ouvriers non mariés et le personnel éloigné de son foyer sont dressés juste après la Première Guerre mondiale. Le recrutement d'un médecin originaire de Dunkerque complète les services de santé. Une société coopérative « L'Avenir du Trait » est également créée. La ville se distingue de ses voisines encore très rurales et dépourvues de tels équipements modernes et récents.
Ce programme de construction suit un modèle déjà expérimenté dans le cadre de projets de cités-jardins en France. « On retrouve d'une façon quasi systématique ces structures ailleurs», écrit André Gueslin 35 Ce mode de vie fait son effet au Trait : le personnel est attaché à son entreprise et apparaît très soudé. A tel point que les ouvriers traitons de la Standard Oil (ESSO) peuvent apparaître quelque peu exclus de la vie municipale.
Il faut indiquer également les voyages organisés par le chantier lors des vacances scolaires ou la mise à disposition d'un car pour les rencontres de football du club sportif (UST).
Les structures éducatives
La conception de la cité-jardin comporte un autre volet : celui de l'éducation du personnel ouvrier. Par ailleurs, une école ménagère voit le jour. Un groupe scolaire, dont le besoin se fait cruellement sentir car la population croît en même temps que l'activité du chantier, naît finalement en 1930 sur un terrain donné par Hypolite Worms. Henri Nitot expose très bien son projet de société : « Toutes ces mesures engendrent une société très ordonnée avec les ouvriers au plus près de l'usine, la maîtrise de l'autre côté de la route et les cadres dans les villas, sur la côte, au milieu des bois. [ ] La cité-jardin, par l'agrément qu'elle peut présenter, par son hygiène,
33) J.-J. Bertaux, "Traditions populaires de la Normandie. Jeux traditionnels: le jeu de Bouchon ou de Palets», Annales de Normandie, 16° année, n°2, 1966, p. 165-179.
34) Journal du Trait, 11 janvier 1923.
35) A. Gueslin, " Le paternalisme revisité en Europe occidentale (seconde moitié du XIX• siècle, début du XX• siècle)», Genèses, 7, 1992. Lieux de travail, p. 201-211.
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par son pittoresque, par toutes ses commodités est éminemment susceptible de retenir d'une façon à peu près définitive les ouvriers qui s'y sont installés. Par ses œuvres sociales, elle favorise le développement de la vie familiale, et par ses œuvres d'éducation, elle facilite aux jeunes gens l'accès d'un métier spécialisé et tout le monde bénéficie de la combinaison, depuis le salarié qui vit dans des conditions plus confortables qu'ailleurs, jusqu'au patron pour lequel le problème du recrutement de la main-d'œuvre se trouve considérablement facilité et qui se trouve mieux armé pour lutter contre la concurrence36 »
L'objectif de Nitot suscite réactions ou critiques de la part des industriels euxmêmes. Le député dieppois Robert Thoumyre remarque que, dans ces conditions, « l'ouvrier est, comme autrefois, le serf, attaché à la terre du seigneur37 • » Le futur directeur des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime réplique alors qu'« il s'agit d'abord de savoir s'il vaut mieux pour assurer vis-à-vis d'un patron l'indépendance de ses ouvriers que ceux-ci soient propriétaires de leurs maisons ou simplement locataires. Nous penchons pour la seconde solution qui leur permet de se déplacer plus facilement d'un endroit à un autre, soit que les conditions du travail deviennent plus rémunératrices ailleurs, soit que des difficultés quelconques s'élèvent38 »
Quoi qu'il en soit, la philosophie qui sous-tend la création de l'école ménagère peut se rapprocher de celle évoquée par d'autres concepteurs de cités ouvrières. Nitot se montre soucieux de promouvoir de bonnes mœurs à l'usine mais aussi dans la cité-jardin, toujours pour maintenir un certain cachet au Trait. Il montre son attachement aux « valeurs justes » transmises notamment par l'école ménagère où les jeunes filles apprennent la couture, la broderie, la gestion d'un foyer y compris du point de vue économique. Le but est la formation de mères de famille et de ménagères exemplaires. Les enseignements contribuent à maintenir l'ordre chez l'ouvrier ou le contremaître. Ils permettraient en outre de contenir d'éventuelles demandes d'augmentation de salaires de femmes d'ouvriers qui s'aperçoivent, parfois, des disparités de rémunération d'une usine à l'autre, phénomène observé dans les centres industriels de l'Est de la France.
Henri Nitot considère aussi que le voisinage de la maîtrise et des cadres permettra à l'ouvrier de s'élever. N'évoque-t-il pas le « progrès moral » que cette situation est supposée apporter3 9 ? « En mêlant ainsi davantage la vie des chefs à celle de leurs subordonnés, il semble bien que la formule de la cité-jardin soit susceptible de réaliser un progrès moral dont l'importance ne doit pas être négligée 40 », avance-Hl.
Dans les faits, outre Thoumyre, les ouvriers ne semblent pas tous adhérer à cette continuité entre le travail à l'usine et la vie en en sortant, à la fin de la journée de travail. Au Trait, ne parle-t-on pas du quartier des « bas de soie », comme par mépris, pour désigner les lieux où vivent la maîtrise et la direction des ACSM ?
C'est que la direction des chantiers navals s'immisce beaucoup dans la vie de la population. Au cours des débuts de la construction du domaine industriel et
36) H. Nitot, Les cités-jardins op. cit., p. 56.
37) Ibid., p. 66.
38) Ibid. p. 119.
39) Ibid., p. 106.
40) Ibid., p. 106.
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de la cité-jardin, la municipalité, native du Trait, apporte son soutien, dans la mesure de ses moyens, à Worms & o•. Mais très vite, elle est dépassée par l'ampleur des bouleversements et se montre incapable de remplir les services que les habitants en constante augmentation attendent de la mairie. Worms & O•, par exemple, avait prévu d'installer l'éclairage dans toute la ville mais les autorisations tardent à être attribuées. En 1924, Le Trait est encore dépourvu d'éclairage. Comme les difficultés s'accumulent et entraînent un ralentissement de la progression des travaux nécessaires au chantier naval à cause des administrations publiques, Worms & o• prend en charge un certain nombre de services et va finir par présenter l'un de ses représentants aux élections municipales : « La municipalité n'avait pas à l'époque des possibilités financières suffisantes pour faire face aux services publics de notre nouvelle cité. Il fallut donc nous substituer à elle pour des services essentiels, comme l'eau, l'enlèvement des ordures ménagères, et même la voirie, et cela par les moyens du bord qui étaient maigres. Il fallut installer l'électricité, tant pour la clientèle privée que pour l'éclairage public et je n'oublie pas que pendant des années nous fûmes à la maison sous le régime de la lampe à pétrole41 », témoigne Henri Nitot.
C'est alors qu'Achille Dupuich, directeur de la Société immobilière du Trait, devient maire de la ville en 1933, ce qui facilitera ensuite les démarches pour que le chantier naval progresse.
Dès lors, les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime et Le Trait se confondent tout à fait. Directeurs, administrateurs municipaux et présidents d'association proviennent des diverses filiales de Worms & O• : Achille Dupuich (Société immobilière du Trait), déjà cité, est maire. Après-guerre, l'ingénieur et directeur Pierre Abbat est président de la mutuelle « Amicale d'action solidaire des ACSM » dont le financement est assuré à 50 % par le chantier naval mais une différence s'opère au niveau de l'administration de la ville après 1945: alors qu'Achille Dupuich représentait le patronat, Raymond Brétéché, syndicaliste et membre de la SFIO le remplace à la tête de la ville. Les habitants se souviennent également de Jean Roy ou de Beaussaut qui attribuaient les maisons de la Société immobilière aprèsguerre.
Soulignons que Pierre Abbat, surnommé parfois « petit Pierre » par les Traitons du chantier, charismatique personnage de la direction des ACSM, apparaît comme une figure paternelle. Chacun le rencontre dans les ateliers. Il est celui qui, par sa recherche de contrats, qu'il remporte et sur lesquels le chantier travaille bien des années après sa mort, permet à tous de vivre.
Conclusion
Une telle organisation sociale enracine et fidélise effectivement les ouvriers mais crée également un certain microcosme, au point que le rédacteur du bulletin du Comité d'entreprise s'exclame un jour que Le Trait devrait être la capitale du département, comme si chaque Traiton avait alors conscience d'appartenir à une grande épopée industrielle, l'auteur oubliant l'histoire des entreprises voisines42
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41) H. Nitot, Les cités-jardins op. cit., p. 129-131.
42) Le Calfat du Trait.
C'est qu'au Trait, la population a vécu et respiré le chantier naval pendant environ cinquante ans. Chacun possède un proche ou davantage ayant travaillé aux ACSM. Deux générations qui ont formé une société homogène se sont succédées autour d'un projet commun : construire des navires. De ce modèle de société, une grande solidarité est née. La crise de 1936 l'illustre parfaitement quand toute l'usine, sauf un individu qui finit par céder sous la pression de ses camarades, se met en grève ; comme les événements de 1968 le confirment avec l'occupation des ateliers et le ravitaillement jour et nuit des ouvriers par leurs épouses. Cette solidarité, formée par la vie en commun, les épreuves et le travail partagés, a perduré après la fermeture de l'entreprise en 1972 comme en témoigne l'élection du communiste Roland Paris de 1977 à 2001.
Ces éléments doivent expliquer la formation d'une forte nostalgie chez les retraités du chantier, un peu comme si, privée de son lieu de rassemblement, c'està-dire le chantier lui-même qui permettait une certaine communion collective dont le point d'orgue est le spectaculaire lancement de navire, toute une génération s'était réfugiée dans la contemplation de son passé industriel qui constitue, en fait, toute sa jeunesse. Ainsi, Worms & Cie, en 1917, paraît-il avoir réussi son projet de cité-jardin dont les effets se font sentir jusqu'à nos jours, cent ans plus tard.
Budget du O. E.
Les sommes d~après indiquées sont aUou'èes a sociétés ou œuvres pour l'année 1950 : diver9es
l'nion Sportive du Trait ................... .
Jardins. mn·rJers ........................... .
{} rê:t (1 e " "' ,., ,. ,. } , , i, "" " i •
Vacances des jeun,es ........................ .
. . : (é!erituellement 60.000)
Lo1s11-s ScoL.,11res .......................... .
Calfat du Trait ... , ................. , ..... . Bibliofhèqllf . f t,.. •,'. a ,l ,it. (" t. + "'"" " ••••• f * •
)futualité Enfantine .. ·, ._ .. ., .......... ., ,. ., Arbre de Noël .......... , ................. , : Noël d,cs vieux travailleurs ............. , .. , .
Distribution des Prix ....................... . Gardon Trailnn .............. , .... , ........ . Assodulion des Famill.es Nombrt'nSt•s (pour l'or~ani~ation d'unie kermesse} ....... .
Sti• Canine du Trait, éventuellrment participation ùe mist• t•n route et d'installation.
•~lai Iris(• St r-C<iC'i le, la (le man tir l'1'f rt'jrtée
20ô.OOO fr.
40.000 rr.
30.000 fr.
50.000 fr.
100.000 fr.
.C50.00O fr.
55.000 fr.
20.000 fr.
•50.000 fr.
50.000 fr.
60.000 fr.
8.ilOO fr.
Hl.000 fr. llll:'!i. frais
Budget du Comité d'entreprise des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime en 1950 concernant les aides financières accordées aux associations de la vile/, voir Le Calfat du Trait.
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Tarifs de la mutuelle dont pouvaient bénéficier les ouvriers des chantiers navals dans les années 1950.
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LA VALLEE DE LA SEINE
ET LA SECONDE
Sous la direction d'Olivier Feiertag et Marine Simon
,
:TIIPURH
La politique de la construction navale de l'État et les Ateliers et chantiers de la Seine-Maritime-Worms & Cie (1917-1966): entre interventionnisme et libéralisme?
MATHIEU BIDAUX
Introduction
La question de l'interventionnisme de l' État dans la conduite d'une entreprise est une problématique qui se rencontre assez souvent dans les travaux des historiens - ceux de l'industrie chimique, par exemple (Escudier et Langlinay, zo10). La question s'avère éclairante ici dans le cas des Ateliers et chantiers de la Seine-Maritime (ACSMJ au Trait , chantier naval fondé par la société en commandite Worms & Cie. Pour comprendre l'histoire, la vie et la fermeture de l'entreprise, s' intéresser à la politique de la construction navale de l'État permet de prendre la mesure des répercussions qu'elle peut impliquer au Trait.
Notre travail s'a pparente à celui de Laurent Warlouzet sur les chantiers navals de Dunkerque de 1973 à 1987, pour la période qui suit la nôtre (Warlouzet, 2015 ; Richard, 20061). Les mêmes phases, les mêmes aspects, les mêmes tergiversations se retrouvent . Comme pour les chantiers navals de Dunkerque, les ACSM vivent une phase de fusion avec d 'autres chantiers, de dépendance aux aides publiques puis de fermeture. La construction navale est une activité stratégique au sein d'une économie nationale. C'est un secteur hybride1 à la fois privé et soumis à un interventionn isme très fort de la part de l'État .
Au cours de la première guerre mondiale, la puissante Maison Worms, fournisseur de charbon et société de transport maritime, souhaite disposer de son propre chantier naval. Le projet naît courant 1916, quelques mois avant que l½Ilemagne
1. Le trava il de Da mien Richa r d démontre encore une fois le poids du contexte mondial et national : selon lui , « le chantier n'aurait pu survivre sans l'appui de puissants acteurs extérieurs , à la fois publics et privé s» .
Chapitre]
de la seconde r évolut ion industrielle dans la Basse-s . Le tournant eine .11 d l'Atlantique et sa guerre à outrance sur et sous les mer d entame sa bata1 e e l ' 1•· s u l'E ' t t de son côté adresse un« appe pressant» a mdustrie priv • globe En 1917, a , ' d • l fl ee • . d ateliers car il est urgent e reconsutuer a one national pour construire es • . , . . e et l •resz. La Banque de Paris et des Pays-Bas a Blamville-sur-Orn de réparer es navt • . l' ' d'fi e, h ' d , Harfleur et Worms & c te au Trait entament e 1 canon d'usines. Sc ne1 er a . • , 1· I ' ·
La t ction navale est aussi une acnv1te cyc 1que, a eatmre, dépendant cons ru h , ,.. I . e d 1 conJ·oncture géopolitique, ce n'est pas un marc e sur a ors qu'il mobilise un e a ·1 . d • fi l Ombreux soumis à un crava1 rigoureux et es m rastructures calos personne n , . , _ sales : des grues ou encore plusieurs grands ateliers (Léonard, 1960 et 1961). Tout au long de son existence, le chantier du Trait frôle la ferm~ture e: la catastrophe sociale à plusieurs reprises . Partant de ce constat, le channer e~ l'Etat vont sceller une sorte d'accord tacite, valable d 'ailleurs pour d'autres chantiers français. Petit à petit, Worms & Cie apparaîtra de plus en plus comme l'entreprise qui a répondu à l'appel de l'État, et celui-ci se fournit auprès d'elle, comme s'il existait une dette à l'égard de la société d'Hypolite Worms Dès lors, la part des contrats concernant des navire s destinés à l'État va atteindre 25 %des commandes des clients du chantier (Bidaux et Lebailly, 2017).
CÉtat a donné une dimension nationale au projet initial, et, consécutivement, a contribué à l'industrialisation au Trait, car du trafic maritime modifié est né un besoin qui a été perturbé par la première guerre mondiale et ses effets. Mais ce besoin, préalablement perçu par Worms & Cie, armateur qui souhaitait fonder sa propre entreprise de construction navale, entraîne la création d'une entreprise que Worms & ce souhaite conduire comme n'importe quelle-autre activité.
Les ACSM luttent ainsi avec les prix des chantiers français et mondiaux pour remporter des contrats, pratiquement comme n'importe quel marché. Mais parallèlement une interdépendance avec l'État s'est nouée, puisque ce dernier dispose d'un moyen de press ion : il attribue des commandes dans le cadre d'importants contrats (aspect qui se retrouve pour l'histoire des chantiers de Dunkerque, voir Warlouzet, 2015). Enfin, cette dépendance des ACSM à l'État pèse lourd et coûte cher à l'État, qui essaie d'orienter la gestion et le destin de l'entreprise : il s'agira d'abord d'un interventionnisme servant à assouvir ses besoins (après les deux guerres mondiales, notamment), puis à mieux préparer l'entreprise à la compéti ~ tion sur le marché de la construction navale au niveau mondial , et ce pour mieux.se retirer du secteur, puisque les besoins étatiques diminuent. I.:État na plus intérêt à maintenir une capacité de production aussi élevée au niveau national.
2 • Georg~s ~ajoux , as socié d'Hypolite Worms, chef de la société qui porte so n nom, évoque les « solhc1tat1ons press c d 6 an es u gouvernement» en 1921. Voi r Bidaux et Leba1lly, 2017 , P· 3
•
La naissance d'un besoin : une industrialisation soutenue par l'État (1916-1921)
D'après l'historiographie, les ACSM naissent d'un appel de l' État aux entrepreneurs pour la construction de chantiers navals en vue de reconstituer la flotte nationale après les dégâts de la guerre sous-marine lancée par les Allemands (Goube, 1976 ; Bonmartel, 1997) Du point de vue de l'histoire du chantier, ce point de départ n'est pas tout à fait exact. En réalité, dès 1916 , Worms & Cie a repéré l'existence d'une demande avant l'appel de l' État (en 1917) et avant la déclaration de la guerre sous-marine à outrance (en janvier 1917). La flotte de Worms a conclu un contrat avec l'État pour la livraison de charbon. La société doit ainsi maintenir un certain nombre de navires en capacité de livrer Le charbon, d'où. le projet de fonder son propre chantier. Conformément aux résultats des travaux de Jean- Philippe Dumas qui montrent que l'État fait office de moteur du progrès entre 1870 et 1914, l'État interventionniste s'affirme dès la période de la première guerre mondiale (Dumas, 2011). Au Trait, son rôle est de donner une impulsion à l'activité.
Ce besoin de chantier naval apparaît évident, puisque le trafic maritime augmente considérablement pendant la guerre dans les ports de Rouen et du Havre , si bien que les collisions qui interviennent couramment entre des navires exigent d'urgentes réparations (Chaline, 2014 ; Delécluse, 2014 ; Dubosc et Yver, 2014), Par ailleurs, un certain nombre de chantiers navals sont transformés en usines de munitions pour les nécessités du conflit. Le manque de structures capables de remettre les navires à flot et de remplacer des unités coulées entraîne l'appel de l'État.
!:État encourage fortement les entrepreneurs et sept nouveaux chantiers navals surgiront de terre durant la première guerre mondiale (Croguennec, 2008 , p . 72) . Première intervention importante des autorités publiques, il leur attribue aussi des avances de l'ordre de 160 millions de francs à partir d'avril 1917, à condition que les armateurs commandent leurs navires à des chantiers français (Bidaux et Lebailly, 2017, p. 15-52). Ces nouveaux chantiers navals disposeront d'une clientèle assurée Le marché de la construction navale se trouve, en quelque sorte, gonflé par les aides de l'État . Se lancer dans la construction navale apparaît rentable Cette naissance issue d'une entreprise privée et de l' État servira aux ACSM à revendiquer des commandes. Dans la mesure où Worms & Ci~ a redi ~ mensionné son chantier pour répondre à l'appel de l'État, l'entreprise en attend un soutien solide.
La politique de la constructi.on navale 25
Les ACSM et l'État : une interdépendance vitale
La capacité de l'État à répartir les commandes pour les flottes civil d . . d . es et rnT taires représente un autre aspect e son mtervennon ans la vte des ACSM I Ides contrats pour la construction de navires destinés à l'État sous toutes se~~ Part (chemins de fer, Marine nationale, Ponts et chaussées, ministère de la Ma . r1nemarormes chande , etc.) atteint environ 25 %du carnet de commandes entre 1917 et 196 •
À cet égard, l'une des manifestations les plus frappantes se produit a 6 ' d 1 , . . d d u cours des années 1930, au moment e a repart1tton es comman es publiques c· de . tnq s sept chantiers nés pendant la guerre ferment leurs portes ou sont repris. Les ACS se battent véritablement pour disposer de ces contrats. Henri Nitot, directeur: chantier, écrit aux services publics et fustige l'inégalité de la répartition des co mandes du début de l'année 1930. Il montre bien que l'État essaie de faire survi: un certain nombre de chantiers et en favorise d'autres. e
En même temps, l'État met en place des mesures permettant de conserver cette industrie : politique des primes à la construction votée à l:Assemblée en 191..7, projets d'exonération d'impôts et d'exemption des droits de douane temporaires débat sur le crédit maritime en 19z8 (Bidaux et Lebailly, 2017). '
l!État agit ainsi, car il a besoin de cette industrie : il faut des navires pour relier tous les points de l'empire colonial, mais aussi pour faire la guerre . La construction navale est un secteur d'une nature un peu particulière,« semi-économie mixte», écrit Hubert Bonin (2006). Les ACSM montrent deux visages. D'un côté, ils s'affichent comme une entreprise classique, en essayant de proposer des prix bas: il obtient des commandes de clients privés. De l'autre côté, une partie de son activité est presque réservée par l'État qui lui ne passe pas de commandes très régulières, mais comble les trous du carnet de commandes quand il le faut, et essaie de maintenir un certain volume d'activité, car il rencontre parfois d'importants besoins soudains.
Après la crise des années 1930, l'activité reprend au Trait en grande partie grâce aux commandes de plusieurs sous-marins, de chasseurs de sous-marins et de pétroliers, le tout en vue de préparer la guerre entre 1938 et 1940
La mondialisation du secteur de la construction navale: l1 État organisateur du marché
De 1917 à 1966, dates de fondation et de fusion des ACSM avec les cha ntier~ de La Ciotar, l'interventionnisme de l'État est omniprésent tout comme le so ut d'être compétitif au point de vue mondial. Seulement, dans le contexte de a
26 Le tournant de la seconde révolution industrielle dans la B asse-se·lfle
construction européenne et de la montée de la concurrence des chantiers japonais, puis coréens du Sud (beaucoup mo i ns chers, selon le constat de Damien Richard, Jean Domenichino et Laurent Warlouzet), l' État subventionne beaucoup, so it les constructeurs, soit les armateurs - à l'image du plan de financement pour la reconstruction en 1944 (Richard, 2006 ; Domenichino, 1989, p 249). Il permet une remise à flot de la construction navale au Trait, ainsi qu' une modernisation liée aux destructions de la deuxième guerre mondiale (mise en place de la préfabrication, optimisation de l'espace, chronométrage) parce qu' il existe de fort s besoins après les dégâts infligés lors du conflit. L'État, par les financements qu'il acco rde, apparaît ici comme un élément accélérateur de la modernisati on3 •
En revanche, la loi Defferre du 24 mai 1951 ralentit cet élan, car elle entend contrôler le développement du secteur. Elle accorde des aides , mais demande aus s i des contreparties : limitation des effectifs et me s ures pour la réduction des profits et la modernisation de la comptabilité. Les pouvoirs publics prélèvent 50 % sur les bénéfices dépassant 3 % du chiffre d 'affaires et jusqu'à 75 % sur ceux qui dépassent 75 %(Domenichino, 1989, p. 250). Après-guerre, l'État se rend compte qu'il ne peur plus accepter des coûts élevés . Il ne peut plus maintenir autant de chantiers navals alors qu'un problème structurel mine le secteur (Léonard, 1960 et 1961). Curieusement, le plan Truptil, adopté le 6 novembre 1951, apporte un signal contradictoire, car il apporte de s aménagements financiers aux armateurs privés.
Après la phase de reconstruction, les ouvriers et la direction des ACSM vivent déjà plus ou moins dans l'inquiétude à cause de la press ion de l'État. Gaston Defferre est ac cueilli au Trait dans les année s 1950. Il est assailli de questions. Que compte faire l'État? Va-t-il supprimer les aides? (Le Calfo.tdu Trait, 1950 et 1951) Ces incertitudes sur l'avenir du sec teur poussent la direction à entamer une réflexion sur la reconversion des ouvriers et à augmenter les capacités des ACSM d 'où, déjà en 1956, le partenariat technique et commercial avec les Forges et Chantiers de la Méditerranée, prés ents à La Seyne-sur-Mer et au Havre.
!:événement probablement le plus marquant pour le chantier du Trait survient avec la parution du Livre blan c de la construction navale en 1959, qui prévoit la limitation du nombre de chantiers en France. Il en résulte des efforts importants de modernisation pour survivre et la recherche de débouchés (construction de réservoirs à pétrole, création de nouvelles entreprises dont les travaux sont compatibles avec les activités du chantier comme Botalam, Euro Moteurs,
3 Soulignons bien sûr l'important travail des ACSM et du directeur Pierre Abbat qui visite les chantiers scandinaves et américains les plus modernes pour s'en inspirer lor s de la reconstruction du chantier naval
La politique de la construction navale 27
t delaseconderévolutionindustrielledans1
, ni·ques du Trait, MéthaneTransport) l'ori· t•ons meca , ' entaf Construc 1 . spécifiquescomme celle de metharliers (leJ 1 tonvers d strucnons l . u es Vi escon �marins(le Morse en 1958 pour aMannenational ) erne en 1964) etdesous chédelaconstructionmilitairesefermeeteste•Maiheu. usement, e mar d1 . . , confi, re d l'E't tàpartirde 1963 quan aDirecc10ngc!néraledel' eaux arsenaux e a • 1 fi • arrnelll ,, 'd etLebailly, 2017). AuTrait, a us1onavecleschanf ent estcreee(B1 aux 1 , . d . tersna.v1 . c l'aboutissementde astrateg1e esurviequivise, , . as deLaCiotates c , aeviterd b. 1 tdeschantiersdePort-de�Bouc,1ermesen 1966. L'ob,·ect·f e su ir esor . , d , 1 estde d . chantierd'unecapac1te e 300 ooo tonnes, c est-à-dire1, evemrun ... . undes chantierslesplusimportantsdeFrance,alorsaumememveauqueleschantiersdeSaint-Nazaire.
Conclusion
Tout au long desonexistence, la politique appliquée auxACSM oscille entreunelogiquelibéraleetuninterventionnismedel'Étatpouvantprendre laformed'unencouragementàlaconstructionnavale quandlesecteursert sesintérêtset a contraria lefreinelorsqu1ilsedéveloppetrop,laissantentrevoir l'apparitiond'unecrisesociale(tropdechômage)oubudgétaire(tropd'aides financières attribuées pour un marché structurellernent problématique).
FrançoisCaron, dont leconstatsemble être valable dèslapremièreguerre mondialepourlaconstructionnavaleen France,remarquepourlesannées d'après 1945 quelesystèmeéconomiqueinternationals,estreconstruitsurdes basestrèsJibérales,maisquelespolitiqueséconomiquesinternesc<intègrent unedoseplusoumoinsforted'interventionnisme» (1985, p. 172). Àl'échelon français, Pierre Rosanvallonn'évoque-t-ilpas « l'État]keynésienmodernisateur» (1990, p. 243)?
Pardeuxfois,lapolitiquedel'Étatorganiselesecteurselondescritères pluslibéraux (1951 et 1959) : laconcurrencedoitpermettred'éliminerleschantierslesplusfaiblesetlafusionentrechantiersdoitfavoriserl'émergencede championsdedimensioneuropéenne. Ils'agit d'une préparationàlacompétitionmondiale,carlesentreprisesétrangères(japonaisesetbritanniques, notamme�t) offrent aux armateurs des prix beauco1up plus faibles q�en France.L'Etatdonnedesimpulsionsàl'activité,l'orienteetforceladirecu�n d�sACSMàaméliorersacompétitivité.Parsoninterventionnisme,ilorganise bienlemarchéselonunelogiquelibérale.
L' l d • dela exempe esACSM peutêtretransposé àl'actualité. La quesuon constructionnavalen'estpasclose.LechantierSTXdeSaint-Nazairelarernet
Lerournan aBasse-se·lrte
au goût du jour et la prise de position de l'État en faveur d'une nationalisation partielle indique bien que ce secteur est , décidément, éminemment stratégique• .
4- Cette contribution s 'appuie sur les recherches réalisées pour les besoins de l'ouvrage 50 an! de construction navale en bord de Seine: les ACSM et leur cité-jardin (1917-1966) que la maison Worms a publié sur www.wormsetcie.com à l'occasion de l'anniversaire de la fondation du chantier naval. Elle en a confié la rédaction - fondée sur l'exploitation exhaustive des fonds d'archives qu'elle conserve - à Christian Lebailly, historien de la maison Worms, et à Mathi e u Bîdaux, doctorant de la Banque de France et de l'université de Rouen Normandie.
La politique de la construction navale 29
Études
Environnemen t
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O,rma
les bureaux des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime reconstruits à la fin des années 1940 après les destructions de la Seconde Guerre mondiale.
Les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime (ACSM) ont été pendant un demi-siècle l'une des entreprises les plus emblématiques du territoire entre Rouen et Le Havre.
C'est la Maison Worms qui fut la fondatrice du domaine industriel mais aussi de la citéjardin ayant transformé la physionomie du petit village du Trait en une ville de plusieurs milliers d'habitants.
Une gamme très variée de production de navires
Bien des innovations techniques ont été mises au point dans les ateliers et les huit cales érigées en bord de Seine. Outre de nombreux brevets déposés (dispositif de suspension des toits flottants de réservoirs à liquides en 1934; procédé de découpage au chalumeau de grandes tôles en 1947; procédé et dispositif pour le stockage de gaz liquéfiés, et en particulier du méthane ou autres hydrocarbures volatils, dès 1959; perfectionnements aux aménagements de silos en 1966; etc.), les ACSM ont mené des travaux marquants pour l'histoire de la construction navale : la fabrication en 1933 du PrésidentThéodore-Tissier, premier navire océanographique français; la réalisation en 1935 du Shéhérazade, qui fut pendant quelques semaines le plus grand pétrolier au monde avec ses 18 000 tonnes; l'installation précoce d'un
circuit de préfabrication inspiré des équipements américains les plus modernes au sortir de la Seconde Guerre mondiale; la conception du Jules-Verne, premier méthanier français à transporter du gaz naturel liquéfié à moins 160 °C; le lancement de plusieurs sous-marins perfectionnés (Armide, Andromaque, Morse). En tout, ce sont 203 unités qui sortirent de cales entre le 29 novembre 1921 et le 11 mai 1971. Bien que la dernière commande corresponde au germe 199, ce total de 203 lancements tient compte, d'une part, de 12 numéros de construction qui n'ont pas été attribués ainsi que de 9 commandes résiliées, et d'autre part, du fait que plusieurs bâtiments ont été réalisés sous le même numéro (ex.: le germe 178 attribué à dix barges et le 196 à 20 crevettiers). Les savoir-faire et l'expertise des ACSM se sont exercés sur une gamme très étendue de navires pour le compte d'une clientèle privée française
Christian LEBAILLY, historien de la Maison Worms
Mathieu BIDAUX, doctorant en histoire à ["université de Rouen Normandie
(dont Worms & Cie et les compagnies maritimes de son groupe : Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire et Société françai se des transports pétroliers, notamment) et étrangère (Norvège, Canada, Pays-Bas, Algérie , Grèce, Chili, GrandeBretagne, Bénin , etc.) de mêm e que pour la Marine nationale et celles du Pakistan , de Russ ie ou du gouvernement cubain. La liste comprend des cargos charbonniers, chalands à déblais , ponton-grue , remorqueurs, pontons d'accostage, pétroliers, paquebots, morutiers, automoteurs-citernes, chalands-filtres, torpilleurs, sous-marins, bacs, remorqueurs, navire de recherches océanographiques, chasseurs de sous-marins, dragueurs de mines, gabares , minéraliers, bateaux-portes, vraquiers, bâtiments de débarquement de chars, patrouilleurs, butaniers, méthaniers , car-ferries , pousseurs , bananiers polythermes, semi-porteconteneurs, chalutiers congélateurs, dock flottant, colonne de distillation, ravitailleurs de plates-formes, etc.
Des dirigeants d'envergure porteurs d'un projet de cité-jardin
Parmi les personnalités de cette saga industrielle se détachent celles d' Hypolite Worms, chef de la société, petit-fils homonyme du fondateur, qui , en tant qu'armateur, s'est soucié très tôt du développement de la construction navale dans l'économie nationale d'a bord , mondiale ensuite; de Georges Majoux, associé du premier et engagé dans la solution du problème du logement du personnel ; d ' Henri Nitot, directeur des ACSM et auteur d ' une remarquable thèse de droit sur les cités-jardins en France dont il appliqua les enseignements au Trait ; ou encore de l'ingénieur, promu directeur, Pierre Abbat, dont la renommée et les travaux dépassèrent les frontières de la Normandie.
Conçu dès 1916 (année durant laquelle les premiers terrains sont acquis), le projet de chantier naval a pour objectif initial de permettre à la Maison Worms de réparer et de remplacer ses propres navires, dont la plupart sont sous contrat avec les pouvoirs publics. La notoriété dont la société jouit dans le secteur maritime (elle y est active depuis sa fondation en 1848)
en fait l'un des interlocuteurs privilégiés de LancementauxACSMdusous-marinVénusdestinéàlaMarinenationalele6avril1935.
Regards variés BI
Lancement aux ACSM du premier navire océanographique français, le PrésidentTh éodore-Tissier, le 23 septembre 1933.
Études Normandes n ° 11
Lancement du buta nier Co p ernico le 1 1 avril 1 9 63 Ce navire étai t destiné à l'armateu r ch ilien Na vi era l nterocean Gos SA.
nécessité de reconstituer la flotte marchande à l'heure où l'Allemagne engage ses U-Boote dans une guerre totale co ntre l es flottes alliées, et où les chantiers navals français sont requis par le ministère de !'Armement pour produire des canon s, des locomotiv es, etc. L'urgence pour le présent et pour l' avenir est donc de créer de nouveau x chantiers. L'appe l est lancé par le Sénat et de Monzie en juin 1917. Il est entendu par Hypolite Worms, qui décide de redimensionner le projet initial des ACSM à la mesure d'une œuvre d' intérêt général.
L ' entreprise, connue sous le nom des Ateliers et Chantiers de la Seine-Mar itime, est opérationnelle vers 1919 même si le domaine industriel e st encore en cours de construction. Huit cales ont été érigées en bord de Seine, à environ 40 kilomètres de Rouen La main - d'œuvre est originaire du nord de la France et de la région nantaise, territoires pourvus d' ouvriers formés à la construction navale Pour l'enraciner au milieu des pommiers et des prés de Normandie, la Maison décide de créer une cité -jardin qui donne son v isage si caractéristique au Trait
Le s premières commandes aux ACSM v iennent du Bureau national des charbons.
Ouvriers des chantier s n a vals du Tra i t au m oment d u la ncemen t d'un n a vir e dans les années 60.
l'administration pour toutes les questions qui relèvent de la marine marchande. C'est ainsi qu'Hypolite Worms et Georges Majoux contribuent, aux côtés d'autres représentants de la profession, à l' organisation du ravitaillement du pays par mer et à la répartition la plus adéquate de l'effort de guerre. Cette mission, ils l' exercent au sein du « Comité des cinq » placé sous l'égide d'Anatole de Monzie, sous-secrétaire d'État à la Marine marchande. Aux nombreux problèmes que pose l'utilisation rationnelle du tonnage disponible s' ajoute l' impérative
À païtir de 1925, lês pouvoirs publics ont concouru au dynamisme des ACSM en leur confiant des commande s régulières pour le compte de la Marine nationale Le député André Marie (futur ministre de la Justice puis de !' Éducation nationale), renseigné sur l'état du marché de la construction navale par Henri Nitot (et probablement par Jean Marie, son frèr e et futur directeur de la Compagnie générale transatlantique) , défendait les ACSM auprès des ministres de la Marine marchande et apportait son concours à la bonne marche de l'entreprise comme intermédiaire entre les ouvriers et le patronat, notamment durant les grèves de 1936.
Un effet d'entraînement sur la vallée de la Seine
L'entreprise Worms & Cie occupe une place très particulière au sein du monde industriel en vallée de Se i ne. Hypolite Worms et les siens apparaissent en effet comme des capitaines d ' industrie, de s acteurs de premier p lan qu i entra î nent dans leurs initiatives d ' autres entrepreneurs de la région comme les établissements
-
Lecœur, Caron Delion, la Société havraise d'énergie électrique de Yainville, qui prennent part à la fondation de l a Société d' habitations à bon marché (SHBM) de la Seine - Maritime dont le prési dent n' est autre qu ' Hypolite Worms et dont les œuvres touchent tout le département La cité -jardin de Port-Jérôme, conçue par les architectes Pierre Chirol et Georges Peulevey, n'est pas la moindre des réussites de la SHBM de la Seine-Maritime. Worms & Cie a créé de nombreuses entreprises (Société i mmobilière du Trait, Soc iété d ' habitation s à bon marché de la Seine - Maritime, Société normande d ' eau , de gaz et d ' électricité) , et a au ssi favo -
Le chantier naval et ses savoir-faire ont perduré au travers
les fa i re exé cuter par les arsenaux (devenus Naval Group), et en o rgan isant la fusion entre petits et moyens chantiers dans le but de créer des d'autres entreprises .
de plusieurs façons Des entreprises ont été créée s comme les Con stru ction s mécaniques du Trait, qui fabriquent du gros matériel indu stri el ; Botalam , qu i confectionne des mach i nes à botteler ; Euro moteurs, qui a pour objet de rechercher et de mettre au point des procédé s applicables aux moteurs; Praia, société fondée dans le but de procéder à des études prospectives et de prospection commerciale. Si les pouvoirs publics avaient contribué, à l' origi ne, à donner une autre dimension aux chantiers naval s du Trait, ils ont auss i décidé de leur disparition en leur retirant les contrat s de la Mari ne nationale à partir de 1962-1963 pour r isé l' implantation d ' autres usines (comme les établissements Laporte in stallés au Tra it en 1928, atelier de confection pour permettre au x femme s des ouvriers de travailler, ou
encore la savonnerie et l' huilerie de Yainville, la Société havraise d 'énergi e électrique) , ce qui offrait la possibilité de retrouver du travai l à proximité du Trait en cas de baisse de l 'activité du chantier.
le temps des difficultés
Après la fusion en 1966 avec les Chantiers navals de La Ciotat, la con struction de navires est condamnée à brève échéance mai s les savoirfaire se développent au travers de Méthane Transport, notamment, fondé par Worm s & Cie et Gaz de France et dont la naissance a été permise par la technologie conçue au Tra it . Ainsi, l'histoire industrielle se prolonge+ elle au-delà de 1966 ou de 1972 (année de la fermeture définitive). Les Ateliers et Chantiers de la Seine- Maritime ont dû se réinventer
unités de production capables d' être compétitives au niveau mondia l (comme les Chantiers navals de La Ciotat avec leur super cale de 300 000 tonne s). Unités qui deviennent de plus en plus grandes jusqu ' à ce qu'il ne re ste plus qu'un seul chantier en France : les Chantiers de l'Atl antique
L'étude du chantier naval du Trait permet de prendre la mesure de la stature des hommes qui ont fait cette histoire et de l' ampleur des travaux qui ont été accomplis aux Atel iers et Chantiers de la Seine- Maritime par Worms & Cie entre 1917 et 1966 .
Pour en savoir plus...
50 ans de construct,on navale en bord de Seine: les ACSM et leur ci té-Jardin (1917- 7966). un ouvrage à consulter et à télécharger librement sur www.wormsetc1e.com. rubrique« publications» et également sur la plate-forme d'édition numérique lssuu www.wormsetcIe.corn/!r/pu blicat1ons/a ll/50-a ns-de-construction-nava le-en- bord -de-sei ne-les-acsm-et-leu r-cIte-1a rd in- 1917 Rédigé par les deux auteurs de cet article. cet ouvrage de 372 pages, abondamment illustrées, s'appuie sur l'exploitation, pour la première fois, du fonds d'archives et de l'1conograph1e conservés par la Maison Worms et sur les archives de la ville du Trait.
Regards varié s -
: coca., c. 1-- ~s:: ,:;rc-_____..,
WORMS & CIE AU TRAIT (SEINE-MARITIME)
OU COMMENT UN VILLAGE NORMAND
A ÉTÉ TRANSFORMÉ EN UN CENTRE
INDUSTRIEL COSMOPOLITE (1917-1939)
Lorsqu'en 1841 , Hypolite Worms, fondateur de Worms & Cie, s'installe comme marchand banquier au 46 , rue Laffitte à Paris, il est, à 40 ans, rompu au monde des affaires1 Pendant huit années ( 1829-1837), il a été associé de Worms, Heuzé & Cie, entreprise rouennaise spécialisée dans le commerce en gros de draperies, rouenneries el toiles. À la suite de son mariage avec Séphora Goudchaux en 1837, il est entré dans l'agence parisienne de la banque formée par les oncles de son épouse. L'établissement est dissout e 1n 1841 et reformé en 1842. Hypolite Worms y demeure actionnaire mais cesse d'en être gérant. Agissant désormai s en toute indépendance, il se constitue un portefeuille de titres ferroviaires et multiplie les opérations sur marchandises pour son compte personnel ou avec de s tiers (coton. trèfle, avoine, tissus, étain, fonte, café, i ndigo ). Entre 1842 et 1844, il tente sa cha nce dans l'exploitation d ' une houillère en Belgique, puis il se lance dans la distribution du plâtre extrait aux Buttes-Chaumont , à Paris. li développe so n réseau commercial vers l' Ouest et atteint Le Havre et Dieppe . C'est là que ll'aven ir de sa Maison se joue: ayant appris que le plâtre fait l'objet d ' une forte demande à Londres, il décide d 'en exporter. Germe alo r s l' idée de re courir au charbon comme fret de retour en France des navires expédiés en Angleterre. Produit en masse au Royaume-Uni (34,2 millions de tonn es en 1840), ce combustible est d 'autant plus convoité par les Français de la Manche et du littoral atlantique qu ' ils sont éloignés des bassin s houillers du Nord et de l' Est. La première livraison est organisée en novembre 1848. De son s uccès procède l'extraordinaire développement de l'entrepr ise.
Les négociations directes avec les propriétaires de mines assorties de l'engagement de commandes importantes et régulières permettent de vend re le charbon en France IO % moins cber que la concurrence et d'assurer à la clientèle que les prix resteront bas. Dès 1849, Hypo lite Worms s ' implante à Newcastle-on-Tyne. El conjointement prend pos ition au Havre, à Dieppe et à Rouen. Plutôt que de se nuire, il propose à ses rivaux les p ll us dangereux de s ' unir. li dev ient ainsi , en 1851, commandi taire de la Mai so n Hantier Mallet & Cie dan s le premier de ces ports, et, en 1853 , de la Maison A Gra nd champ Fils dans les deux autres.
L'engouement pour les charbons de Cardiff particulièrement rec herchés pour alimenter les chaudières des vapeurs des compagnies maritime s l'amène à s'ins taller dans ce port en 1851. D ès l'o rigine, il fonde l'esso r de sa Maison sur les adjud icat ions ouvertes régulièrement par l'État. En 1850, il décroche celle concernant la livraison de 2 000 tonJDes de charbon pour les bâtiments d e la Marine et fonderies à Cherbourg. L'année d'aprè s, il remporte un marché des plus convoités par les plus gros négociants
1 C et ar11 cle se fond e s ur les arcb1ves des ACSM et de Worms & Cie accessi bl es sur www.wormsetc1e.com Ce fo nd s documenta ire a été analysé dans le cadr e de la rédaction d u li vre 50 ans de cons tru ction nal'(J/e e n bord de Seine les ACSM er leur â1ë-jardi11 (/917- /966) Ce site internet dédi e à l'hi stoire de la Mai son Worms propose 11 500 médias dont l 300 images et photos. p rès d e 4 200 PDF et plus de 6 000 arttcles (archives, publications )
337
de la place· : il devient le fournisse ur des Messageries impériales (dites « Messageries maritimes » à partir de 1871) pour Lou Les leurs stations de charbonnage en Méd iterranée (Marseille mise à part) et en mer Noire. La compag n ie lu i renouve ll e sa co n si dérat ion en lui co nfiant en 1860 l'a ppro v isionnement des dépôts où v iennent « so uler » les stea mers cile sa li gne tran satlantique et, en 1861 , ce ux de son r éseau d 'Ext rême- Orient Uu squ'à Yokohama e n 1865-1 866). A u tre victoire et gage d 'expa nsio n : i l s' impose comme le principal fourn isseur de la Mari n e nationale durant la gue rre de Cr imée2 (1854- 1855). Ses ap p rovis ionnements aux escadres s tationnées dans la Baltique et en Méditerranée s'élève nt à plus de 100 000 ton n es de charbo n p ar année de guerre !
Ce d yrna mi s me s'accompagne d'un renforcement de l' infras t ruc t ure commerciale. Des agences so nt ouvertes à Grimsby (1856). Bordeaux (1857), Marse ille. Swansea ( 1858), Gê1r1es (1859). O utre les négociation s avec les propriétaires de mines, les s ucc ursa les britanniques ont pour vocation de trouver d es navires en vue de transporter le fre t à tra vers la Manche. la mer du No rd et l'Atlantique De fait, les affa ires de navigation (affrète ment, dédouanement , co n s ig na t ion , transit, gesùon des éq uipa ges, etc.) n 'o nt pas d e secire t pour Hypolite Worms e t ses partenaire s, Hantier-Mallet et Grandcha mp qui, dès 18:56, franchissent un pas décisif et deviennent a rm ate urs. Le u r flotte . dédié e en mo indn~ part au transport du cha rb on, est consac rée à l'expédition en Angleterre d e produits agricoles (dont le royaume manque en raison de la prio rité donnée à l ' indu strie) e t s urtout, d es vi n s du Bordelais a ins i que des spi ri t ueux d e C h a r ente dans les ports d e Be lgique, d 'A llemag ne.jusqu 'à C ronstadt. Ou tre la de sse rte ouverte en 1856 entre Rouen , Dieppe et Gr im sby, les se r vices m a ritim es Worms s'artic ulent a ut our de la ligne Bordeau x-Le Ha v re-Hambourg in augu rée e n 1859 ( les intérê ts dan s le port hanséatiquie so nt défendus par la Maison Ce llier) et de la ligne Bordeaux-Anvers la ncée en 1869-1 870 ( le consignatai re dan s le port belge est Adolf D eppe).
Ad epte du saint-simonisme, H y polite Wo rms fait montre d ' une croya n ce inébranlab le d a ns la ré u ssite du cana l d e S ue z (a u percement duqu el il participe e n alimen ta nt en charbon les excavatrices à vapeur), adhésion qui le co ndui t à ê tre l'un des premie rs à s' ins ta lle:r à Port-Saïd, a u lend emai n de l'inaug uration de ce t te nouvelle voie maritime (1869') qu i va ré vo lutionner les éc ha n ges commercia ux en tre la Méditerranée et l'As ie. PoUlr ê tre mieu x à m ê me de sa ti sfaire les d e mand es de ses cli e nts, il s ' assoc ie e n 187 1 avec un co n frè re d e Londres , J ames Burness & Sons, don t les impla ntati ons so nt co mp llémentaires de s siennes. Trois ans avant sa mort en 1877, afin que sa maison de co mm e rce lui s urvive, il la tr ansfor me e n société sous le n om d ' H yp" Wo rms & C ie. L' entreprise es t rebaptis ée Worm s, J osse & C ie e n 188 1, pu is Worms & C ie en 1895. Avec de s ven tes a tte ignant en moyenne 1/JO• du vo lume ex p o rté d 'A ng leterre dan s les an nées 1870 , elle s'affi rm e comme l' une de s sociétés les plus p u issantes du s e c te ur. En 1890, elle ex porte 1 574 25 1 ton nes d e minerais, total sans d o ut e j a mai s dépa ssé par aucune autre en treprise E lle complète ses bases commerc ia les en s'é tabli ssa nt à Pasaje s e n Espagne ( 1884), Zanzibar ( 1885), Bayo nn e (1887 ). Alger ( 1891 ), Buenos A ires ( 1892).
Au dé but du xx• sièc le . s on rayonn e me nt s'étend de Cardiff à Yokohama, de SaintPéters b o urg à R io de Janeiro, de Dunkerque à Port-Saïd Soucieuse d 'exe rcer c haqu e métier d a n s ses moi ndres prolonge ments. ell e n'a cessé de se réinventer: e lle a ajouté a u co mm e rce d e c ha rbon la vente d e produits pétroliers (accords avec Shel l e n 1898), elle est devenue a rm a teu r et agent marit ime, e lle a c réé un e ent re prise p roduisa nt d es
2 G CACIIER- R EY 2000 p. 67 1- 686
338 CHRJSTIAN LE BAILLY & MATH IEU BID AUX
Worms
traverses de chemin de fer et de s poteaux de mines. et. depuis 1881, propose même des ser v ices bancaires à sa c li entèle en Égypte \ Elle va bientôt assumer un nouveau rôle auquel s es ac t iv ités maritimes semblent l' a voir destinée narurellement : ce lui de constructeur· nav al.
ORIGINES DU PROJET DE CHANTIER AVAL
Avant d'acquérir une portée nationale, la création des Ateliers et Chantiers de la Seine-Marit1i me répond à un bes oin personne l4 • Conçue en 1916 , alors que la guerre s'éternise, l' idée est de di sposer d ' un site sur lequel la Ma ison Worms pourra réparer ses propres navires et en construire de nouveaux pour remplacer ceux qui auron t été torpillés. Conserver in tact son potentiel de tran s port s'impose à la société comme une condition sine qua non pour honorer les contrats conclus avec l ' État5 Les chantiers navals, occupés à produire pour l' industrie de guerre, fabriquent obus et ca nons. Les rares qui maintiennent leur activité originelle sont submergés par les commandes et accumulen t un retard que la pénurie de main-d'œuvre leur interdit de combler. Face à cette situation, Worms & Cie décide d'avoir son propre chantier.
Les premières prospections de terrain s sont menées à l'automne 1916 entre Rouen et Le Havre. Ce territoire présente l'avantage d ' être à l a fois éloigné du front et proche de l'Angleterre d 'où les matériaux et équipements peuvent être ex pédiés. Deux endroits sont sélectionnés : Le Trait et Saint-Martin de Boscherville en Seine-Inférieure. Le premier v illage, qui comp te 350 habitants (essentiellement des cu ltivateurs) en 1917. est finalement choisi : la Seine y est suffisamment large pour permettre le lancement des plus grands navires et la proximité de la gare de La Mailleraye, sur l 'axe Barentin-Caudebec. autorise un raccordemen t à la gran d e rad ia le Pa r i - Le Hav re . Les fournitures peuvent ainsi être acheminées par le rail ou par voie fluviale. De plus , les succursales Worms du Havre et de Rouen s ont vois ines du Trait. Leurs techniciens peuvent apporter un soutien aux ACSM (sig le sou s lequel l' entrep r ise se fait connaître dans la région et au-delà).
Au débull de 1917. a lors que les trav aux de percement des cales et de construction de s ate l iers commencen t , le conflit connaît une nouvelle e sca lade : en réponse au blocus dont elle es t l'objet. !"Allemagne décide de jeter ses U- b o ote dans une guerre s ous-ma r ine à outrance . Devant l'hécatombe qui me nace. le sous-secrétaire d'État à la Marine marchande, Anatole de Monzie, lance un cri d ' alarme: il est impératif que des entreprene ur s inves ti s sent d ans la recon s titution de l'armement mar itime françai s en créant des chantiers navals. Hypolite Worms , le petit-fils du fondateur, est d'autant plus sens ible à cet appe l qu ' il assiste le gouverneme nt, v ia le Comité de s Cinq , dans « tou t t: s les que~ t iuns se rapporta nt direc te ment ou in di rec te ment a u x t rans por ts par mer»' Dès lors , il redimensionne le projet originel et engage s a Maison dans la réalisation d ' un, chantier qui va b ientôt figurer parmi les plus vastes e t les plus modernes
3 C LΥll LY 1993 Sur la Ma ison Worms le lecte ur pe ut se repon er a la publ icauon de Chnst 1an Le bailly accessible sur "''"''w.worms~ tcie.com .
4 C. L EBAlll LI' et M BroALX. 201 7. La mo nographie com plè te sur l' h istoire des ACSM e st disp on ible su r w w w, wo rm setc1e. com
5 Le 26 se p1embre 19 16. Wo rms & Cie s'engage a upr ès de la Man ne à 1ra ns poner 10u s tes mo rs 8 000 lonn es de cha rbon d u Pays de G all es à Brest e t le 30 janvi er 191 7 à affecter 13 de ses 20 navi res à de s voyages entre Bord ea ux et Dun kerque ain si q u'à des se r vice • de ca bo1age en 1re ports fra nça is De puis 19 14, u ne part ie de sa fl ot te assure le ravt ta1 1lement des solda ts et la liHa rson de ma ti ères pre mi ères aux se rvices pu bl ics
6 C/ A rrélé du 12 jui lle t 1917
& Cie a,~ Trait (Se i11 e- Ma rit1111 e) o u comm ent 1111 1•i/lage nor1110 11d a été m msformé 339
de France. À Blain vi lle- s ur-Orne, près de Caen. la Banque de Paris et de s Pays-Ba s fonde. quant à e lle, les C hantiers navals français7
ATTIRER LE PERSONNEL
Parmi les défi s initiaux à relever, le moindre n·est pas d e recruter de la maind'œuvre spécia lis ée en pleine guerre et s ur un territoire qui en est dépou rv u Le s habitations sont pour la plupart privées de confort. Le village ne compte ni se rvices, ni commerces, pas mêm e d'éclai rage public. Les infrastructures manquent. Po ur le rav itaillement, les habitants doi vent se rendre à Ca udebec o u à Duclair, toutes deu x situées à environ huit kilomètres Un e mployé de la Société lyonnaise de s ea u x et de l 'écla irage, ve nu en repérage au Trait, estime que la région est « vide» mais qu 'elle paraît << heure us eme nt d es tinée à se peupler ». Pour la Mai son Worms, l'objectif est double : il lui faut attirer la main-d'œuvre et la fixer sur place.
La réponse qu 'elle apporte va changer définiti ve ment la ph ysio no mie du petit vi llage normand. Elle décide de bâtir une c ité-jardin et, ce faisam, de mettre en œuvre une po lit iq1ue urbanist e moderne dont la vi lle actuelle du Trait est largement héritière .
Déjà formé
Pour constituer so n p erso nnel. Worms & Cie ne peut s'ap puyer s ur les tra vailleurs locaux , essentiellement des << ramas seux de pommes », selon l'expression d ' Henri N itot. le d,euxième direc te ur du chantier. Les Traito n s s ont cultivateurs, journaliers, employés de s c hemin s de fer , douaniers, pêcheurs ou domestiques ainsi que le révèlent les regi s tre s d 'é tat civil ou les recherch es de G ilbert Fromager8. La région , de plu s, se dép e uple depui s la fin du x1x• s iècle. Worms & Cie ne pe ut pas no n plus compter sur le d é bauchage s pontané. Les ouvriers d es chantiers na vals du Ha vre ou d e Ro uen , en proie à une activité fébrile, sont assuré s d'y avoir du travail9.
Dans ce contexte, la Maison Worms d o it séduire en offrant des salaires co mpétitifs, si non s up érie urs. Le premier directeur de s ACSM, Lou is Ac hard, fait va loir aux ouvriers et ca dres d es Ateliers et Chantiers de France à Dunkerque qu'ils sero nt éloignés dlU front e t pour ro nt mettre leur famille à l'abri e n s'installant au Trait. C et arg umentaire profite de la politique parfois sévère adoptée par les c hanti e rs dunkerqu o is. Quand un o uvr ier en pa rt p o ur s' installer au Trait, tou s les membres de sa famille so nt licenc iés e n m ê me temp s. En dépit de ces repré sai lles, de s traceurs d e coques , dessinateurs. menuisiers, chauffeurs de rivet s, teneur s de ta s, r iveurs ... migrent avec femme et enfants en Normandie. Ils sont Dunkerquo is (d 'o ù les noms qui se retrouvent aujourd ' hui encore : Lootvoë t, Dobbelaere, Dekei s ter, Verkoucke , etc.), Nazairiens , Nantai s (d ' où les quartiers du Trait baptisés« Le Petit Nantes» et « Le camp breton ») Les ingé ni e ur s Rialland et Vince , notamment , forment du personnel. Des co urs profess ionnels sont créés le 2 1 mars 1921 '° Le pè re. les fil s, les oncles renforc e nt les e ffec ti fs. De s o u v rier s - Aoustin. Quintrec , Quilan , par exe mp le - rejoignent
7 AD Cahndos. 1 Ji 311. Cha m ier , 11uml$ français. 22 novembre 1918. « La Société Cha ntiers naval s français a été fondèe le 27 octobre 1917 pour par11c1per è la reconstruction et au dé,elqppement de la flotte marcha nde française. Ln g uerre sous-marine fo1sa11 à ee moment-là des ravages terribles et on pouva11 entrevoir que noire tonnage déjà s 1 i nsuffisant sera,it rédui , considérab lement après la guerre». es t-i l indiqué dans la présen10tion de rcntreprise.
8 G. fRo·,wm1.10l4. p. 143.
Q J D FLEnr<E, 1014. p. 91-98. Rou en s·amrme comme le premier port français.
10 AN. 1977 1230'43.
340 C HRI TIAN LEBALLLY & MATHlEU BfDAUX
les« Ch ' tis au sein du chantier qui devient le cen tr e de la ville en lieu et place du Vieux Trait.
Étranger
Le deuxième apport important de personnel provient de l'étranger. A u début des années 1920., un petit contingent d 'Arméniens. ayant sans doute fui les persécutions et le génocide perpétrés en Turquie en 1915-19 16 est recensé parmi les nouvelles recrues11 •
L'arrivée d"étrangers est patente à la veille de la crise de 1929. L'activité du chantier bat alors son plein À cette époque, la construct ion navale peut se flatter d'être une industrie sans chômeurs Onze navires sont lancés en 1931, preuve d'une recrudescence de main-d'œuvre dès 1928. Au 31 décembre 1929, les ACSM comptent 167 étrangers12 • Pour les faine venir, la direction s'est adressée au ministère du Travail et à la Société générale d'immigration. entreprise disposant d'antennes de recrutement dans le monde. Paul Bon martel c ite un dénommé Florentin chargé par le cha nt ier de se rendre à Toul où se trou ve un bureau spécialisé dans l'embauche de personnels étrangers. La direction dispose égal,ement d ' un repré sentant ayant noué des co nt acts en Yougoslavie. De fait , en 1929, des Yougoslaves. mais aussi des ouvriers d'Europe central e, arrivent dans la val lée de lia Seine: des Tchécoslovaques et des Polonais essent iellemen t. Hypolite Worms indique que la région autour du Trait connaît. dans les années 1920, une croissance indu str ielle forte. si bien que les travailleurs manquent :
«lia donc fallu trou ver un palliatif en faisa nt appel à l'ouvrier étranger. Qu e de nouve:aux problèmes se sont posés ! Choix de la source. d 'abord : où trouver, en Europe. d es ouvriers sinon déjà spécia l isés , du moins susceptibles de fournir, asse:z vite, un rendement s atisfaisant dans un art si particulier. Moyens de réaliser, aussi rapidement que possible, l'assimilation des nouveaux aux anciens, malgré la diversité des langages ! Maintien de la proportion désirable du nombre des manœuvres à celu i des spécialistes ! Enfin et surtout, manière d 'exerce r sur les é tr angers le patronage moral essentiel. La tâche était d élicate et ardue ; mais grâce - je ne saurais trop le dire - au dévouement des cadres à tous les échelons de la hiérarchie, l'assimilation heureuse de 183 ouvriers é trangers a été accomp l ie en quelqllles mois !13 >>.
Des témoignages rapportent la réaction des Traitons face aux nouvelles populations dont le s« mœ ur s [étaient] tellement différents des nôt res», se souv ient-o n « Nous n'osions plus so rtir le soir ». témoigne Jean Lootvoët qui s'empresse de préciser:« En fait, je ne croi s pas qu ' il y eut beaucoup de problèmes Ces gens participaient à la vie de la cité [.. .]. Je crois pouvoir dire qu ' en trois ans , leur intégrat ion fut à peu près totale >>1". Se- Ion Paul Bonrnartel , quelques « rixes » dressent des Croates contre des Dalmatiens dans les années 1930 15 Les tensions semblent s 'exercer entre les peuples d'Europe de l'Est et non entre Français et étrangers
La coha bit ation pac ifique est favorisée par la pratique d'une re lig ion commune. La municipalité autorise l 'édification d'une nouvelle ég li se pour répondre à la demande des catholiques , sous l'œil bienveillant de la di rection des ACSM qui y voit un moyen
I l C. Lrn. ttl\ et M. BIDAl \,2 017,p 116.
11 A rch ives Wonru;, Co urrier des ACS M à Wo rm s & Cie 25 octobre 1930.
13 C. LC8Att.l\ et M B10,ux 2017 p. 132 Disco urs d'H ypo lite Wor ms 16 ma rs 1930.
14 Con fé rence d e Jean Loo1voët au mu sêc de la Ma nne d e Seine d e Ca ud ebec-en- Caux, 16 se pte mbre 1989
15 P B 0'-'1AR1El. 1995 p. 106 -1 07. Le voca bula ire choisi mont re q ue les Fra nç a is ne deva ient pas mai1 riscr les d iffére nces em re peupl es yougo slaves.
Worms & Cie ar, Trait (S eine-Mamlme) u11 c:omm enr 1111 villag e 11arm a11d a é té 1ram fi1 mw 341
d 'assurer la paix socia le Autre facteur de cohésion : l a participation de tous aux commémorat ions nat ionales du 14 juillet 1789 et du 11 novembre 1918 où Polonais. Tchèques et Yougoslaves défi lent dan s leur costume national aux côtés de s Anciens combattarnts français . Les activités a ssocia ti ves. culturelles et sportives. les d ivertiss ements co m me le « j eu du bouchon16 » con t r ibuent à former une communauté soudée avec la langue française et le chantier naval en partage 17
ENRACINER LA MAfN-D'ŒUVRE AU TRAIT
Avant de réussir à unifier ces population s venues d ' ailleurs, encore a-t-il fallu les persuader de re s ter. À l'ou verture des Ate l iers et Chantiers de La Seine-Maritime, de s fami lle s so nt tentées de repartir Pour la direction, perdre les ouvriers e s t un danger que la corncur re n ce entre entreprises exacerbe. Elle redoute notamment les emplois offerts au>; c ha n ti ers Schneider d ' Harfleur ou aux Chantiers navals français de Blainv ille-s ur-Orne.
Des teinsions a pparais s ent dans les foyers Les mères de fami ll e se plaignent du manque de commodités e t d ' a t traits d ans cet enviro n nement de baraquements en bois et de terraiins en construction. Certains témo ignages recueillis en 1989 sont é loq uents à ce propo:s: « Quand on est arr ivés , i l n ' y avait rien, absolument rien! », rapporte une fe mm e qui é tait âgée de 12 ans en 1918. « La mère reproche au père d ' a voir emmené la fami lle dan s une pareille aventu r e ». li n ' y a pas d 'école suffis amment grande pour accueillir tous les enfants; il n' y a nj divertissements ni ramas s age d 'ordures Worm s & Cie s e d oit d 'organise r la v ie de la commune.
En même temps que le s huit ca les so nt percées et que s'é lè vent , sur un terrain de 24 hectares. les bur eaux d'études techniques, la scierie et le s a teliers (coques, fo rges, gros se cha udronnerie et grand ajustage), une cité-jardi n vo it le jour Henr i N itot e s t un s p éciali s te de l'hab itat socia l : il y a consac ré s a thèse de droit 18 L'arc hi tecte G us t ave Majou , co nn u pour sa collaboration avec la Fondation Rothschild. t ravaill e à la conception de ma ·isons d 'ouvr iers et de cadres. li conçoit un ensemble néo-régionaliste dan s le style des stations balnéa i res de la côte no r mande. De s logeme nt s à colombages po11ent d es noms qu i emprun tent à ce t imaginaire: la direction s 'installe dans des « v illas >>. L' idéologie sur laquelle se fonde le projet e s t marquée par l' hygiénisme dont se pare la modern ité a u début du xx' siècle, et sur l ' id ée que la mixité soc ia le favorise le prog rè s moral. Uni~ politique pa ternaliste est mise e n œ u vre par Worm s & Cie à l ' instar des entrepri ses de ce temp s L'at tentio n est portée au b ie n-être du pe rsonne l. La gamme des logemt!nts es t prévue pou r s'a d apte r au n ombre d ' occupants Les habitations pour ouv r iers , pour con tremaî tre s, pour ingénieurs , ou pour la direction, s ont conç u es en ayant soin de réserve r le vol um e d ' air et la surface nécessa ires à chaque indi vi du. Des puits artésiens s on t cre usés Worms & Cie, à travers la Société immobilière qu 'elle a fo ndée, fa it planter de s ce r isiers et survei lle la cohérence d 'e nse m b le de la c ité-jardin Da n s les rues , de s c ro is illons sur le squel s des ros iers fleurissent. sont disposés régulièrement. Un kiosque à m u s ique e s t érigé dans le jard in public. L a v ille est pourvue
16 J -J B•ERIAL/i, 1966. p 165- 179. Le jeu d u bouchon co nsis1e à, iscr u n ,, bouchon» c·es1-à-d1 re un mo rcea u de liège o u de bo i s. su r leque l sem p1le n1 les e njeu x - de s pieces de monn a ie - à l'aide de disques métal li q ues lancés â la main Le bu1 co nsis l e â re nve rser le bo uchon pour empocher !"enjeu
17 P. B oNMART1'L 1995. p. 106-107. Bon mar h:l memionne les c n fanis d'i m migrés qu , a ll aient a l"écolc a u Trait. Ils parlaie nt ai n si ra p1 demen1 le franç ais et l 'appre naien1 à leur s pa rents.
18 H NiroT. 1924
342 CHRJ STIAN LEBAIL LY & MATH IEU BIDAUX
d'un cinéma. d'une bibliothèque , d ' un dispensaire , d ' un centre d 'examen médical et d'un centre de dépistage de la tuberculose.
La Maison Worms s'efforce également d'insuffler une âme à la v ille ouvrière en proposa nt aux habitants de participer à des associations ou à des organis mes culturel s tels que la société de musique l'estudiamina . Le Journal du Trait paraît , tandis que le jeudi devi1ent jour d e marc hé . Des fêtes sont régulièrement organisées : les corsos fleuris enthousiasment la foule. Une mutuelle santé est mise sur pied tandis que des consultations sont dispensées par un médecin dunkerquois. Une coopé rati ve permet à chacun de St! ravitailler. Le Trait acquiert le statut de v ille la plus moderne du canton de Duclair
Très vite, le personnel et les familles nouvellement arrivés s'enracinent et supplantent les Normands d 'origine. La population augmente pour atteindre 3 000 âmes à la veille de la Deu xième Guer re mondiale. Cette croissance démographique soudaine nourrit une lutte politique intense entre la municipalité autochtone e t la direction du chantier. Le:s préoccupations des « anciens» ne so nt pas en adéquation avec ce lle s des nouveaux ven u s. Le problème est résolu en 1933 avec l'accession à la mairie du Trait d'Achille Dupuich , qui n 'es t autre que le directeur de la Société immobilière du Trait, l'e ntrepri se fondée par Worm s & Cie pour gérer la cité -jardin . Dès lors, la destinée de s ACSM ,et le destin de la ville vont se confondre. Les re sponsables associatifs et municipaux se recrutent dans les directions de s différentes entreprises contr ôlées par la Maison Worms. Les difficultés administratives s'estompent et les se rv ices municipaux concourent à rendre la vie agréab le au Trait. Une vie rythmée par les lanceme nts des navires don1t la réussite est partagée par tous, el au gré des quels les Traitons affirment leur sentiment d'appartenir à une même com mun auté.
Le Trait , simple village normand, devient une ville à part entière grâce à l'action de Worms & Cie. Son histoire se rapproche de celle du Creusot , fief des Schneider. L'induslria l isat ion de la commune s'inscrit dans un mouvement plus gén éral qui concerne la va ll ée de la Seine dans so n ensemble. À Caudebe c-en-Caux, l'usine Latham de constructio n aéronautique s'installe en 1916. À Yainville, la Société havraise d ' énergie élect rique (IEDF) é lève sa centrale e n 1917. À La Mailleraye, ce qui deviendra la Standard Oil (Esso) s'implante en 191 7 19 Au cours de cette phase , Worms & C ie apparait comme un acteur majeur C haque employe ur s urveille les s alaires qui son t versés aux ACSM et la Maison Worms associe des partenaires à ses projets. La Société d'habitation à bon marché de la Seine-Ma rit ime, qu'elle a fondée, compte d es s ociétés locales dans son capital. Pour fournir du travail a ux ouv rier s , en cas de baisse de l'activité du chantier. des e ntreprises so nt incitées à s' installer aux environs du Trait (comme la centra le éle,ctriq ue e t la savonne ri e de Yainville ou encore le s établissements L a.po rte s pécialisés ,dans la confection de chemises pour hommes).
Après I945 , les ACSM , presqu 'entièrement détruits par les bombardements alliés, so nt re le vés de leu r s ruine s e t modernisés. L' adaptation au x techniques de soudure et de préfabrication importées de s sites les plus modernes dans le monde garantit l'afflux des commandes. Aux Européens de l' E st d 'avant-guerre s uccède une importante vague
19 M SIW1' el l. SERO~. 2017
Wurm s & Cie au Trait (Seine -Maritune) 0 11 comment 1111 village no rmand a é1é 1ransformé... 343
d'immigration italienne. Le chantier inscrit encore quelques belles réalisations à son palmarès, mais il est pris dans la politique de réorganisation du secteur décidée par le gouvernement. Et ce d'autant plus que la faiblesse du tirant d'eau de la Seine l'handicape dans la course à la production de navires toujours plus gigantesques.
En 1966, les ACSM sont fusionnés avec les Chantiers de La Ciotat. Cette opération marque le retrait de Worms & Cie de la construction navale. Le 31 décembre 1972, les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime ferment leurs portes définitivement. Le site sera repris par l'entreprise Technip. fournisseur de flexibles de haute technologie. Le fabricant de produits pharmaceutiques Sanofi s'y installe également.
La ville, quant à elle, a survécu à la fin de cette saga industrielle, dont elle conserve la mémoire dans son urbanisme et son architecture autant que par les origines cosmopolites de sa population qui réunit des descendants de « Ch'tis » avec ceux de Saint-Nazaire et d'autres d'origine slave, arménienne ou italienne. Ils sont les témoins involontaires de la capacité de la Normandie à intégrer des populations venues d'ailleurs.
CHRISTIAN LEBAILLY Maison Worms/Phoramm Sari
MATHIEU BIDAUX
Société libre d'Émulation de la Seine-Maritime
Bibliographie
www.wormsetcie.com
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344 CHRISTIAN LEBAILLY & MATHIEU BIDAUX
2021
LE ROLE DE L'ETAT DANS LA CREATION ET LA
FERMETURE DES ATELIERS ET CHANTIERS DE LA SEINE-MARITIME (WORMS & CIE) AU TRAIT
DE LA SOLLICITATION À LA PLANIFICATION
Comme nombre de régions côtières, la Normandie est une terre de construction navale. De très grands chantiers s'y sont développés: les Constructions mécaniques de Normandie à Cherbourg, les Ateliers et Chantiers du Havre, les Chantiers Augustin Normand au Havre également, les Chantiers de Normandie à Grand-Quevilly, près de Rouen, les Ateliers et Chantiers de la Manche à Dieppe. Autre exemple parmi les plus notables, les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime (ACSM), qui, fondés en 1917 par Worms & Cie, entreprise spécialisée dans l'armement maritime et le négoce de charbon anglais, ont été actifs jusqu'au 31 décembre 1972. Pendant un demi-siècle, ils ont construit 204 bâtiments et engins de mer. Ils ont ainsi pris part à la reconstitution et à la modernisation des flottes militaires et marchandes françaises et à l'étranger1
Le chantier implanté au Trait trouve son origine dans la nécessité pour la Maison Worms d'honorer ses engagements envers l'État. Depuis le début de la Première Guerre mondiale, certains navires de la flotte de Worms & Cie ravitaillent les armées et livrent matières premières et marchandises à différents services de l'administration: charbon pour la municipalité du Havre2 , houille, briquettes et autres fournitures pour les Poudreries nationales (Toulouse, Bergerac, Saint-Médard-en-Jalles, Angoulême, Pont-de-Buis 3), mais aussi pour l'Inspection des forges de Paris dépendant des services de l'artillerie, pour les parcs d'artillerie (Alger, Épinal, Toul) ou encore pour le port de Bayonne 4 Courant janvier 1916, lorsque la Marine nationale envisage de constituer un stock mensuel de 8 000 tonnes de charbon à Port-Saïd, c'est à la succursale Worms dans le port égyptien qu'elle s'adresse. Le 26 septembre 1916, Worms & Cie conclut un contrat avec la Marine portant sur la livraison mensuelle à Brest de 8 000 tonnes de charbon extrait au Pays de Galles. Enfin et surtout, le 30 janvier 1917, Worms signe une convention avec l'État en vue d'affecter treize navires à la desserte des ports entre Bordeaux et Dunkerque. Les flottes commerciales deviennent des auxiliaires de marine de guerre.
Or, l'intensité du trafic et des mouvements portuaires occasionnés par le conflit aggravent les avaries subies par les navires 5 Les réparations que les bâtiments nécessitent se trouvent retardées par la forte demande à laquelle les chantiers navals doivent répondre dans un contexte de pénurie de main-d'œuvre, leur personnel étant
1 Cet article se fonde sur les archives des ACSM et de Worms & Cie accessibles sur www.wormsetcie.com. Le site est enrichi régulièrement de nouvelles arc h ives. Une édition rev u e et augmentée de l'ouvrage 50 an s de construction navale en bord de Seine (191 7- 19 72) les A CSM et leur cité -jardin a été mise en ligne en j anvier 2021.
2 Le Petit Havre, 13 mars, l " avril et 27 mai 1915
3 Centre des archives économiques et financières (CAEF), B-0030 788
4 CAEF, B-0030801.
5 J.-P. C HA LI NE , 2014 et J Ü ELEC LUS E , 2014.
93 ,..
, ,
mobilisé. La plupart sont en outre affectés à la fabrication de guerre: production de canons, d'obus, de matériel ferroviaire (wagons) et réparation de locomotives. Les constructions de navires en cours à l'automne 1914 sont pour la plupart stoppées et les commandes différées.
Cette situation place la Maison Worms devant un dilemme: en cas de besoin, comment faire réparer ou remplacer ses navires, et particulièrement ceux sous contrat avec l'État? Pour y répondre, elle décide de créer son propre chantier. Dans ce but, elle prospecte des terrains entre Rouen et Le Havre, et acquiert en dix-huit mois (décembre 1916-juin 1918) plusieurs centaines d'hectares au Trait, dans la vallée de la Seine, à l'abri du front. La largeur et la profondeur du fleuve y sont suffisantes pour lancer des navires de 170 mètres de long et jaugeant jusqu'à 18 000 tonnes. La commune voisine de La Mailleraye dispose d'une gare utile au déchargement des matières premières, des machines et de l'outillage dont Worms & Cie se fournit en Angleterre où elle est implantée depuis 1848. Ce fret est livré au Havre où la société a établi sa base maritime et d'où des techniciens sont dépêchés vers le nouveau chantier.
Alors que les ACSM sont en train de naître, la guerre sous-marine à outrance engagée par l'Allemagne inquiète fortement au sommet de l'État français par les ravages qu'elle inflige à la Marine nationale et aux compagnies marchandes. Entre le Jer août 1914 et le I•' juin 1917, la France perd 550 000 tonnes de navires dont 460 000 sont détruites par les U-boote allemands 6 Le gouvernement lance alors un appel à l'industrie privée, qui s'inscrit dans une série de sollicitations en direction des armateurs7, en vue de fonder des chantiers navals et de reconstituer la flotte nationale. Worms & Cie fait partie des entreprises qui s'engagent dans cette voie. Son chef, Hypolite Worms, est pénétré de l'urgence et de l'ampleur de cette question en tant qu'armateur et en tant que membre, aux côtés d'Anatole de Monzie, sous-secrétaire d'État à la Marine marchande, des comités chargés de rationaliser et de planifier l'utilisation de la flotte commerciale en vue de garantir le ravitaillement permanent du pays.
Quelques mois à peine après son lancement, le projet mené au Trait est donc redimensionné: il ne s'agit plus de remettre en état les cargos Worms accidentés ou de remplacer les naufragés, mais de prendre part à la reconstitution des forces navales nationales pendant et surtout après le conflit (à la fin de la guerre, la France aura perdu 36,1 % de son tonnage par rapport à 1914). Initiatives privées et intérêts publics convergent: l'objectif de Worms & Cie, comme de toute entreprise, est de conquérir des parts de marché et de faire des bénéfices. Celui de l'État, en l'occurrence, est de conserver, voire d'améliorer, la place de la France dans le commerce maritime mondial et équilibrer sa balance commerciale. Disposer d'une flotte sert à la défense du pays, constitue un outil de puissance, de sécurité collective, autrement dit, c'est une question de souveraineté. De nombreux théoriciens, de l'Antiquité (Thémistocle) à nos jours, des Français (De Razilly) et des Britanniques (Sir Walter Raleigh) notamment, soutiennent que « celui qui commande sur mer possède un grand pouvoir sur terre 8 ».
Pour satisfaire ses ambitions, l'État se donne les moyens. À partir d'avril 1917, il accorde des aides financières de l'ordre de 160 millions de francs aux armateurs à la
6 Ch. LEBAILLY et M. BmAux, 2020. B. BERNERON-COUVEHNES (2018) indique la perte de 300 000 tonnes entre le début de la guerre et début 1916.
7 8. BERN ERON-COUVEHNES, 20]8.
8 Cité par F. CAR ON, 2008.
94 CHRISTIAN LEBAILLY et MATHIE U BIDAU X
Le rôle de l'État dans la cré ation et la fermeture des atelie rs et chantiers d e la Seine-Maritime 95 condition que ces derniers passent leurs commandes à des chantiers français. La loi du 25 mars 1918 ouvre un compte spécial de 850 millions de francs destiné aux achats de navires et à la construction navale 9 Pour Worms & Cie, et plus généralement le secteur naval, ces garanties constituent la preuve de l'engagement des pouvoirs publics. Le 27 décembre 1917, le journaliste Pierre Varenne rend compte de l'état d'esprit qui règne au Trait: « Le gouvernement, écrit-il, ne pouvait se désintéresser d'une telle entreprise. Aussi a-t-il adressé, ces jours-ci, par la voix [ ] de la Commission de la marine marchande, ses félicitations et ses encouragements à la compagnie [Worms], qui témoigne d'un superbe acte de foi en la prospérité future de notre France »10 C'est qu'en plus de créer une industrie dans« un coin abandonné »11 de Normandie, la Maison Worms fonde une ville pour loger, nourrir, soigner, mais aussi distraire, former la main-d'œuvre qui arrive de Nantes, de Saint-Nazaire, d'Italie Son modèle est celui de la cité-jardin. Tout un écosystème s'organise de façon à subvenir aux besoins des habitants et à garantir la pérennité de l'entreprise: commerces, services, associations, cinéma, usines s'implantent. Le Trait devient le pôle d'attraction et de distraction de la région.
Des années durant, l'engagement des pouvoirs publics reste de mise. L'État aide les industriels par les commandes qu'il leur passe et par les subventions qu'il leur alloue. Si variantes il y a, elles sont conjoncturelles et ressortent de la situation géopolitique mondiale et de la concurrence internationale. La cassure se produit à la fin des années 1950. La surproduction est telle que des mesures sont à prendre. Le Livre blanc de la construction navale, paru en 1959, préconise la concentration de l'activité sur un nombre réduit d'entreprises, armées pour résister à la rivalité des pays traditionnellement actifs dans le secteur, mais aussi à celle imposée par de nouveaux protagonistes, tel le Japon en passe de devenir le leader du marché.
Vue des ACSM du Trait, années 1960 9
B. B ERNERON-CO UVEHNES, 201 8 JO P VARENNE , ]9 ]7
C PINCHON, 1921.
Il
Co ll. www.wormset ci e.com
Pour les chantiers français qui ont compté avec les pouvoirs publics pour se développer, et particulièrement pour les ACSM qui, par leur taille (huit cales), sinon par leur naissance, sont la réponse apportée par Worms & Cie à l'appel lancé aux entrepreneurs par l'État en 1917, le désengagement de celui-ci est perçu comme un abandon, et pour les ouvriers comme une trahison. Sur les sites menacés de fermeture autoritaire, l'incompréhension et la colère alimentent les luttes syndicales. Brutalement, le système de« semi-économie mixte »12 né de la Première Guerre mondiale, qui alliait soutien de l'État et initiative privée, cède la place à une économie dirigée par les gouvernements successifs à travers une série de plans quinquennaux visant à définir des objectifs quantitatifs de croissance, à inciter, soutenir et guider l'investissement privé vers des programmes de développement jugés prioritaires pour le pays, et à orienter le marché en fonction d'enjeux supranationaux et /ou communautaires (cl traités européens).
LE SOUTIEN INDÉFECTIBLE DE L'ÉTAT?
Le 29 novembre 1921, le premier navire achevé par les ACSM est mis à l'eau. Il s'agit du « Capitaine Bonelli », charbonnier de 4 700 tonnes dont la commande a été passée, avec cinq autres cargos similaires, le 19 juillet 1919, par le Bureau national des charbons (BNC) au ministère de la Reconstitution industrielle. Ces unités seront livrées à des compagnies privées au titre des réparations de guerre. Les représentants de l'État (le gouvernement comme les élus locaux) sont invités à suivre la cérémonie de lancement, une consécration pour le chantier. Le sénateur de la Seine-Inférieure, Louis Brindeau, assure aux dirigeants de Worms & Cie que les parlementaires du département apporteront leur « appui le plus absolu lorsqu'ils auront en vue le développement de la Marine marchande et des constructions navales. Notre concours, insiste-t-il, vous sera toujours acquis, soit sous forme d'encouragements directs, soit par mesures douanières »13 Le sous-secrétaire d'État à la Marine marchande, Alphonse Rio, est d'avis que les constructeurs français ne pourront soutenir la concurrence avec les entreprises étrangères que si l'État continue à leur commander des navires. « Il faut songer à assurer la sécurité de l'avenir», prophétise-t-il14, dans un contexte géopolitique encore tendu au lendemain du conflit mondial.
Pour Hypolite Worms (1889-1962), petit-fils homonyme du fondateur de la Maison et bâtisseur des ACSM, l'engagement doit être tenu par les élus d'aujourd'hui, mais aussi par ceux de demain. C'est ce qu'il ne cesse de rappeler au fil des ans et de ses discours. Ainsi, le 4 avril 1927, lors du lancement du pétrolier «Le Loing» pour le compte de la Marine nationale, il déclare : « Un point semble dès maintenant bien acquis, c'est qu'une industrie des constructions navales ne peut subsister en France sans le concours attentif et bienveillant des pouvoirs publics». Constat d'autant plus péremptoire que, déjà, des divergences apparaissent entre le diagnostic posé par la profession et celui de l'Administration sur« la forme et le quantum» des aides à apporter au secteur. Si Hypolite Worms sait que l'Assemblée « se prononce nettement en faveur du rétablissement des primes à la construction», il n'ignore pas que «par suite de la difficulté des temps, l'éventualité d'un certain nombre de mesures provisoires [reste admise]; exonération d'impôts, exonération de droits de douane et organisation du crédit
12 H. BoNIN, 2006.
13 Ch. LEBAILLY el M. BIDAUX, 2020, p. 90.
14 Ibid., p. 91.
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L e rôle de l'État dans la création et la fermeture des ateliers et chantiers de la Seine-Maritim e 97 maritime. Or, laissez-moi vous dire franchement, assène-t-il à son auditoire, que dans l'état critique où elle se trouve, notre industrie ne pourra peut-être pas attendre aussi longtemps que semble le désirer le gouvernement, la substitution des mesures définitives aux mesures temporaires. Chacun sait quels lourds sacrifices les chantiers ont dû faire ces dernières années pour s'assurer un minimum de travail et il nous serait vraiment impossible de continuer plus longtemps un pareil effort. Aussi, Messieurs, nous vous demandons avec insistance de porter très rapidement le problème de la protection de notre industrie devant les pouvoirs publics, devant le Parlement et devant le pays »15
Mais ce soutien coûte cher, alors que les dommages de guerre permettent à la France de bénéficier, en gérance, de 800 000 tonneaux de navires ex-allemands, et que, par l'accord Maclay-Clémentel en vigueur depuis juin 1919, l'Angleterre autorise la vente aux armateurs français de 500 000 tonneaux de navires britanniques. Autant de bâtiments que les chantiers français ne construiront pas.
Le 12 juin 1929, devant les membres de l'Association des grands ports français, Hypolite Worms enfonce le clou: « L'industrie des constructions navales n'est pas comme la plupart des autres: [ ];elle compte parmi celles dont l'existence est une nécessité vitale pour le pays!» Autrement dit pour la métropole et pour l'empire colonial, qui, avec ses 12 millions de km 2 et ses 64 millions d'habitants, couvre les cinq continents et rayonne à partir de l'Hexagone au long des routes maritimes. « L'industrie française tout entière n'aurait-elle pas à souffrir moralement et, partant, matériellement, de la carence de celle des constructions navales qui doit être sa plus vivante publicité?», interroge le chef de la Maison Worms.
La sortie des ouvriers et des cadres des Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime janvier 1930
12 Le Tratt (\ Jnf - Chnnlltrs de 11' ~cine :'-lnrlliru~ Sortir tlu P('ounn I
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15 Ch. L EBAILLY et M. BmAu x, p 98.
Dès les années 1920 , hommes d'État, élus, administrateurs, entrepreneurs considèrent qu'il y a trop de chantiers en France. Le pays serait en surcapacité industrielle. Pourtant, «ce n'était l'avis de personne au lendemain des heures tragiques et, s'il en est autrement aujourd'hui, c'est qu'on ne songe pas à la multitude des petits navires nécessaires pour la défense de nos côtes, torpilleurs, sous-marins, dragueurs, chasseurs », objecte Hypolite Worms qui, dans son rôle de capitaine d'industrie, conclut: « Je dis que notre industrie ne peut pas, ne doit pas disparaître: elle est indispensable à notre sécurité »16
Il réitère ses arguments le 16 mars 1930, lors du lancement du cargo « Charles Schiaffino » tandis que la crise mondiale fait rage et que l'État se laisse de plus en plus difficilement convaincre Le pays, insiste-t-il devant les élus locaux et nationaux, a besoin de ses chantiers navals pour son prestige et sa défense . C 'est une question de « sécurité industrielle »17 , martèle-t-il.
Une décennie aura donc suffi pour que des divergences éclatent. Jugée indispensable en 1917-1920, la construction navale n'est plus une priorité pour le gouvernement dans un contexte où l'économie, impactée par la Grande Dépression de 1929-1933, se rétracte. Pour les firmes du secteur, l'objectif est de planifier leur développement sur les cinq, les dix prochaines années . Comment y parvenir si l'aide publique se tarit? Et s i les engagements de l'État fluctuent au gré des changements à la tête des ministères et des inversions de conjonctures ?« Les chantiers , déplore Hypolite Worms , peuvent être trop nombreux un jour (et) il n'y en a pas assez le lendemain , même du point de vue de la défense nationale »18
LES COMMANDES PUBLIQUES: UNE MANNE OU U NE CONDITION DE SURVIE?
La crise mondiale qui frappe les ACSM et les entreprises de construction navale à partir de 1931, met en lumière l'immense problème social qui naît de l'existence d ' une industrie lourde, réclamant un personnel aussi nombreux , lorsque le carnet de commande se vide. Pour parer à l 'effondrement de la demande , les constructeurs en appellent à l' État. Chacun essaie d'obtenir des ordres Le problème est urgent : de s centaines d'emplois sont dé truits et autant de travailleurs condamnés au chômage . Le directeur des ACSM , Henri Nitot, manifeste son indignation lorsqu ' il constate l'inégalité dans la répartition des marchés conclus par l' État avec les ACSM et ceux avec leurs confrères. Le 23 septembre 1933, Hypolite Worms , lors du lancement du navire océanographique «Président Théodore Tissiern pour le compte de la marine marchande, souligne l'absence de coordination et les incohérences entre les services administratifs: « Les chantiers français reçoivent des commandes de cinq ministères différents: Air, Colonies, Marine marchande, Marine militaire et Travaux publics. Or, aucune liaison ne semble exister au sujet de ces commandes , dont nous avons fréquemment à déplorer l'inégalité de répartition territoriale ». Pour obtenir des contrats , les entreprises jettent dans la bataille qui les oppose leurs appuis politiques, leurs argumentaires publicitaires, leurs références. Chacune appelle à l'aide . Les rendez-
16 Ch L EB AILLY et M B rnAux, p 110-111.
17 Ibid., p. 134.
18 Jb,d., p. 150.
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vous entre patrons et élus se multiplient. Les plus forts et les plus influents dominent. Les chantiers tentent également de se rapprocher ou de se spécialiser dans des travaux connexes ou annexes pour résister à la faillite et trouver des débouchés (remise en état de barges, allongement de remorqueurs , vente de toits flottants, construction de chaudières, de réservoirs à pétrole ). Les ACSM prospectent à l'étranger (en Norvège surtout) et font jouer les relations du Groupe auquel ils appartiennent: aux côtés de l'armement Worms, la Compagnie havraise péninsulaire devient un client régulier une fois que la Maison Worms en a organisé le sauvetage et l'intégration à son pôle maritime. Durant les années 1950, les ACSM construiront cinq tankers pour la Société française de transports pétroliers à la fondation de laquelle les Services bancaires Worms concourent en 1938 en s'inspirant du modèle des sociétés d'économie-mixte. Présidée par Hypolite Worms à sa création, la SFTP le restera jusqu'en 1962, date du décès du chef de la Maison.
Entre 1927 et 1937, douze bâtiments sont sortis des cales des ACSM et livrés à la Marine: un pétrolier, deux chalands filtre, trois torpilleurs, six sous-marins. À ces unités s'ajoutent diverses constructions pour les chemins de fer de l'État, les Chambres de commerce, les Ponts et Chaussées (bac du Hode-Berville en 1931, bac n° 7 à Caudebec-en-Caux en 1934) ... La liste comprend également des cargos destinés à la marine marchande, tel le «Malgache», dernier lancé au Trait en temps de paix, le 19 juillet 1939, qui, comme le souligne Hypolite Worms dans son discours 19, «offre, parmi d'autres, la caractéristique d'avoir été commandé par l'État et d'avoir été construit pour lui. L'État propriétaire de navire! Est-ce un bien, est-ce un mal? s'interroge le patron des ACSM. Qu'il me suffise de constater le fait et de souligner qu'il est dû, sans aucun doute, à l'impossibilité, pour bien des armements, de procéder au renouvellement de leur flotte. Dans ce cas, n'est-ce pas un bien puisqu'il en résulte l'attribution en gérance, pour vingt ans, à un armement privé, la Nouvelle Compagnie havraise péninsulaire de navigation, de cette belle unité, qui lui permettra d'exploiter, dans des conditions meilleures, sa ligne de l'océan Indien». Plus loin dans son allocution, Hypolite Worms relève: «L'activité des chantiers est absorbée par la prompte réalisation des programmes navals, qu'impose le trouble actuel. Leurs cales, occupées par des unités de guerre, ne peuvent recevoir que peu de navires de commerce, mais cette situation ne sera que momentanée. L'effort demandé aux peuples ne saurait être prolongé indéfiniment. Ou bien ce sera le conflit, et je mesure, non sans angoisse, l'ampleur de l'effort à faire pour que la partie de la flotte mondiale qui restera à la disposition des Alliés soit suffisante pour la tâche à remplir. Ou bien, amis et adversaires étant à bout de souffle, une période de calme succèdera à la fièvre et les chantiers pourront se livrer à l'œuvre de rajeunissement du tonnage». L'alternative est tranchée le 3 septembre 1939.
Les constructeurs navals au service de la Nation À l'instar de la Première Guerre mondiale, la suivante démontre le caractère absolument vital des transports maritimes pour le ravitaillement du pays et la supériorité des belligérants disposant de la maîtrise des mers. Au Trait, en juin 1940, le carnet de commandes comprend quinze bâtiments destinés à la Marine nationale: huit sous-marins de 2e classe dont quatre en cours de construction, quatre chasseurs
19 Ch. LEBAILLY el M. BIDAUX, p. 173.
de sous-marins et trois pétroliers pour le ravitaillement en mer. Sur ces unités, trois seulement seront lancées durant le conflit avec des retards de plus de deux ans sur les dates initialement prévues (le pétrolier « Ostfriesland » ex- « La Charente» séjourne sur cale pendant quatre ans avant sa mise à l'eau). Ces ajournements procèdent de la recherche systématique auprès de l'administration française de contre-ordres à opposer aux injonctions de l'administration allemande. Encouragée par l'amiral de la Flotte François Darlan 20 , cette résistance passive des chantiers - qui n'est d'ailleurs pas sans risques de représailles pour ces derniers, est utilisée par le chef du gouvernement pour faire pression sur !'Occupant, en vue de « freiner ses prétentions et obtenir pour la France 30% de la capacité»21 de production navale (cf accord du 16 septembre 1941). Par la suite, la pénurie de tôles et de fournitures, les prélèvements de main-d'œuvre et les raids successifs des bombardiers alliés constituent les raisons suffisantes de la sous-production des ACSM.
Au retour de la paix, tout est à reconstruire. Le Trait est l'un des chantiers les plus sinistrés de France d'après son directeur, Pierre Abbat. Dès 1944, Worms & Cie a projeté de relever le site industriel de ses ruines et de le moderniser. Le plan de financement est accepté par le ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme. Les nouvelles installations et le circuit de fabrication s'inspirent des techniques les plus en pointe aux États-Unis et en Scandinavie (préfabrication, oxycoupage, soudure).
L'activité redémarre progressivement avec les mises sur cales d'unités destinées à la Marine nationale, opérations qui donnent au personnel le sentiment de contribuer à la relève du pays. La remise en état et la reconstitution des flottes commerciales garantissent des commandes en nombre suffisant pour faire travailler les chantiers à plein régime. La rationalisation des procédés de production et la construction en série de navires standardisés raccourcissent les délais de livraison. Entre 1950 et 1960, quatorze pétroliers (type de navires particulièrement adaptés à la standardisation) sont lancés, en plus de cargos, de chalutiers et de dragueurs de mines, de gabarres pour le mouillage de filets anti-sous-marins, de sous-marins d'escadre, de bâtiments de débarquement de chars
Cette effervescence ne doit cependant pas faire illusion. Les années 1950 sont marquées par un phénomène, non pas nouveau, mais dont la brutalité impacte fortement le marché: les renversements rapides de conjoncture entre des cycles de surproduction dues aux crises internationales (guerre de Corée, fermeture du canal de Suez ), et des phases de désarmement massif de navires, une fois que les tensions retombent. Ainsi, en quelques années, les carnets de commande des chantiers navals peuvent alterner entre surcharge et tarissement. Les effets dévastateurs de cette versatilité sont accrus par la concurrence redoublée des chantiers japonais et d'une nouvelle génération de constructeurs (Espagne, Pologne, Brésil, Argentine, Irlande, Israël. .. ) ainsi que par le développement des transports par air, rail et route au détriment de la mer. Ces facteurs de récession sont encore aggravés en France par la décolonisation qui retire au pays son emprise sur de nombreux territoires et se traduit par la perte pour les compagnies de navigation hexagonales du « privilège du pavillon» qui leur assurait le quasi-monopole de la desserte maritime des anciennes colonies.
20 Ministre de la Marine en j uin 1940 puis chef du gouvernement en février 1941.
2] C. H UA N et f. BRE CHAT 1990-1991.
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Vue de la ville du Trait dans les années 1950
RECONVERSION OU FERMETURES DES CHANTIERS NAVALS: L'ÉTAT À LA MANŒUVRE
La construction navale, une nouvelle fois, apparaît comme trop dépendante des deniers publics. Ses prix de revient sont trop élevés pour soutenir la concurrence britannique et japonaise. Plusieurs politiques menées à partir de la loi Defferre du 24 mai 1951, puis de la parution du Livre blanc de 1959, s'efforcent de corriger cette distorsion. La première loi accorde des aides financières en contrepartie d'une diminution des effectifs. Elle a pour « fonction [...] de compenser en permanence la différence existant entre le coût moyen de production en France et le prix du marché international. La nécessité de cette intervention de l'État a résulté du fait qu'il s'avérait impossible [... ] de donner au marché du travail un rôle de régulateur pour des entreprises situées dans des villes, sinon des régions, où la construction navale est l'activité dominante. D'autre part, l'intégration des chantiers français était[ ] d'une efficacité insuffisante»22 , à l'exception des ACSM intégrés dans le Groupe Worms et du chantier de Bordeaux dans le Groupe Schneider.
Le Livre blanc prévoit de réorganiser cette industrie en imposant de ne conserver que quatre ou cinq sites sur les quatorze grands chantiers que compte la France. Les ACSM, les Chantiers et Ateliers de Provence à Port-de-Bouc, les Forges et Chantiers de la Méditerranée à La Seyne (avec qui les ACSM mettent en place un partenariat technique et commercial en 1956) comptent parmi les entreprises menacées de fermeture. La fusion entre entreprises offre, cependant, une alternative ou, plus précisément, un sursis.
22 P. LEONARD, ] 961.
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La direction des ACSM étudie toutes les issues possibles pour sauver l'entreprise et conserver les emplois dont dépendent les 6 400 habitants du Trait (en 1965) et des familles des communes environnantes: Duclair, Barentin, Yvetot , Caudebec, Yainville, Jumièges, etc. La sauvegarde du chantier et les luttes politiques qu'elle suscite, mobilisent la population et les élus aux côtés des ouvriers: commerçants, retraités, maires, députés, sénateurs, et le préfet qui exerce plutôt un rôle d'arbitre entre la volonté de l'État et celle du tissu social local.
Conscient que la fusion est inéluctable, Worms & Cie recapitalise le Chantier pour lui éviter de disparaître par voie d'absorption et s'associe à des partenaires pour créer des filiales spécialisées dans des activités de reconversion procurant à une partie du personnel une solution de reclassement professionnel. Conjointement, la direction fait le choix de maintenir l'entreprise au plus haut niveau de la technologie et démontrer ainsi l'excellence des équipes.
Le méthanier «Jules Verne», lancé au Trait le 8 septembre 1964
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Le rôl e de l'Etat dans la création et la fermeture des ateliers el chantiers de la Seine -Maritime 103
La pose de la quille le 17 avril 1963 dans la cale n° 2 du méthanier« Jules Verne», premier navire français capable de transporter le gaz liquéfié à moins 160 ° Celsius, signe le couronnement de plus de deux ans d'expérimentation et de rivalités avec les autres chantiers engagés dans ce projet. Le lancement du navire le 8 septembre 1964 pour le compte de Gaz Marine (entreprise appartenant à Gaz de France, et donc à l'État), est salué comme une prouesse de portée mondiale. Ouvriers et représentants locaux nourrissent l'espoir que la spécialisation dans la production de ce type de bâtiments pourra sauver le chantier. À juste titre d'ailleurs: des méthaniers de dimensions comparables à celles du « Jules Verne» (25 000 m 3 et 200 m de long) seront construits jusque dans les années 1990 (le chantier japonais NKK lancera «Aman Bintutu» en 1993, «Aman Sendai» en 1997, «Aman Hakata» en 1998 tous les trois de 18 900 m 3 ainsi que« Surya Satsuma» de 22 500 m 3 en 2000). Mais au Trait, innovation et performances techniques ne riment pas avec promesses d'avenir. Les heures supplémentaires, l'emploi d'une main-d'œuvre extérieure ultra-qualifiée ont aggravé les pertes. L'entreprise doit multiplier les emprunts. Les pouvoirs publics préconisent de transférer le plus possible de personnel dans les filiales annexes: Botalam, Euro moteurs, Constructions mécaniques du Trait. .. spécialisées dans la construction de châteaux d'eau, de réservoirs de pétrole, de préfabrication de maisons, etc. Les effectifs doivent être réduits: les ouvriers les plus âgés sont mis à la retraite anticipée, d'autres sont licenciés. Alors que ces mesures exacerbent les tensions sociales et provoquent arrêts de travail et manifestations au Trait et à Rouen, la fusion des ACSM avec les Chantiers navals de La Ciotat est engagée. Au cœur de cette opération : la Grande Forme dont les CNC ont repris le projet en 1962. Si les pouvoirs publics acceptent de financer l'édification de cette cale géante (212 460 m 3) par l'octroi d'un prêt de 50 millions de francs, ils attendent en contrepartie que Le Trait cesse son activité de constructeur. De fait, l'absorption des ACSM par les CNC assure le transfert à ces derniers des quotas de production subventionnée dont disposent les premiers.
L'acte de fusion est signé le 6 avril 1966; les Ateliers et Chantiers de la Seine-Maritime tiennent leur dernière assemblée générale un mois plus tard, le 13 mai. Worms & Cie, dès lors, se retire de la construction navale cinquante ans après avoir répondu à l'appel du gouvernement et transformé ce qui devait être un chantier pour son seul usage en l'un des fleurons de cette branche industrielle.
Le terme de l'activité est fixé par le gouvernement au Trait le 1er janvier 1969. Au-delà de cette date, plus aucun navire subventionné ne doit sortir des cales. Cette sanction menace toute la région d'un désastre économique. Or, dans le même temps, l'annonce d'une probable participation de l'État de sept milliards de francs au financement de la grande cale de La Ciotat aiguise le sentiment d'injustice. Pour retarder l'échéance et apaiser les tensions, l'État négocie des commandes à l'étranger par la voie diplomatique: sous-marins pour la Marine nationale pakistanaise, crevettiers pour Cuba, navires frigorifiques pour l'URSS. Conjointement, un commissaire du gouvernement est chargé d'inciter les sociétés à s'implanter dans la nouvelle zone industrielle du Trait et à embaucher les salariés licenciés des ACSM.
Si le personnel est conscient que le tirant d'eau de la Seine rend le Chantier inadapté à la construction des supertankers et des porte-conteneurs de plusieurs dizaines,
et bientôt centaines, de milliers de tonnes, il ne peut admettre que la fabrication des petites unités militaires (sous-marins, corvettes ) dans laquelle il excelle, soit réservée aux seuls arsenaux français depuis la création en 1963 de la Direction générale de !'armement. D'ailleurs, à la même période (1965-1972), les Constructions mécaniques de Normandie, le chantier cherbourgeois de Félix Amiot, ne reçoivent-ils pas de nombreuses commandes de chalands de transport de matériel pour la Marine nationale et de divers bâtiments pour les marines marocaines, israéliennes, allemandes, malaisiennes, grecques 23 ? Autre sujet d'incompréhension: le fait que la fusion ait été décrétée avec un chantier situé à La Ciotat, à l'autre bout de la France. « Les concentrations, estime Henri Nitot, auraient dû, en bonne logique, et pour être efficaces, se faire par région; par exemple, fusionner les chantiers sur la Manche entre eux exclusivement».
Le dernier navire est lancé au Trait le 11 mai 1971. Un an et demi plus tard, le site est définitivement fermé.
Quand la Communauté économique européenne bat les cartes
Dès 1965, le député-maire de Rouen, Jean Lecanuet, inquiet de l'avenir des ACSM, avait interrogé le gouvernement sur la politique de soutien à la construction navale et reçu cette réponse: « L'aide ne peut [ ] être indéfiniment prolongée. Au surplus, sa réduction nous est imposée en application de l'article 93 du traité de Rome. C'est précisément dans le cadre du Marché commun [ ] que le Gouvernement français entend poursuivre les efforts actuellement en cours en vue d'une harmonisation des régimes nationaux d'aide et de l'institution d'une politique communautaire de la construction navale »24
De fait, la CEE apparaîtra de plus en plus dans le discours des politiques comme l'arbitre, voire le décideur, des directives publiques appliquées ou suivies dans les différentes branches de l'économie. En matière de construction navale, c'est Bruxelles qui imposera - semble-t-il - la limitation de plus en plus drastique des subventions et la domination du secteur par un nombre de plus en plus restreint de chantiers. Orientation que les deux chocs pétroliers accélèreront ou amplifieront. En 1982, les CNC, la CNIM, les Ateliers et Chantiers de France-Dunkerque (ex-Ateliers et chantiers de Dunkerque et Bordeaux) seront rassemblés au sein de la Normed- Chantiers du Nord et de la Méditerranée. Sept ans plus tard, le 27 février 1989, la liquidation judiciaire de ce groupe sera prononcée. Et ùne page d'histoire que des industriels éclairés et audacieux auront commencé à écrire dès le début du x1xe siècle, sera définitivement tournée.
CHRISTIAN LEBAILLY
Maison Worms/Phoramm Sari
MATHIEU BIDAUX
Maison Worms/Phoramm Sari
Société libre d'Émulation de la Seine-Maritime
23 J. LE CA RPEN TIE R, 2020, p. 427-429.
24 AN, 19830293/5, Question de Jean Lecanuet à l'Assemblée nationale, 20 mars 1965.
104 CHRISTIAN LEBAILLY et MATHIEU BIDAUX
Le rôle de l 'État dans la création et lafermeture des ateliers et chantiers de la Seine-Maritime 105
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