Les tribulations du "Séphora" en mer Rouge ou comment la Maison Worms a tenté de créer la première ligne de navigation sous pavillon français entre Suez et Hodeïdah (1873-1874) www.wormsetcie.com
Les tribulations du "Séphora" en mer Rouge ou comment la Maison Worms a tenté de créer la première ligne de navigation sous pavillon français entre Suez et Hodeïdah (1873-1874)
Texte de Christian Lebailly D’après les archives de Worms & Cie © www.wormsetcie.com - décembre 2017 ISBN 978-2-9199525-2-6
De la mer du Nord à la mer Rouge Le vapeur "Séphora", doyen de la flotte Worms « Les affaires turques »
Édouard Rosseeuw, le “missi dominici” « Le grand passage de l’Inde » « Rendre l’agence de Suez plus productive » « Je suis convaincu qu’un steamer, portant 500 à 600 tonnes de marchandises, laisserait des bénéfices considérables » « Laissons donc de côté ce marché pour le moment ! »
« Je veux avaler la mer Rouge, l’amirauté et encore plus »
Hte Worms Port-Saïd rachète le "Séphora" Contrats perdus, contrats conclus « Il me faut faire l’affaire de la mer Rouge, il y a là des trésors à exploiter » 21 août 1873, go !
« Jugez sur quel lit de roses nous allons nous trouver ! » « Un état-major composé de fous et de crétins » 500 pèlerins par voyage « Il n’est pas possible de compter sur des hommes du Nord pour notre navigation ; le climat les tue » « Nos agents n’ont aucune moralité » Le sort s’acharne Les exigences du pavillon tricolore « Bruits de peste dans la mer Rouge et sur la côte d’Arabie » « Le gouvernement français nous impose des conditions impossibles » Dernière semonce avant... …le coup de grâce « L’affaire déplorable » du "Séphora"
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Portrait du “Séphora” par Frédéric Roux, 1862
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De la mer du Nord à la mer Rouge
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Le 21 août 1873, est lancé en mer Rouge l’aîné de la flotte Worms, le vapeur "Séphora" qui n’a connu jusqu’alors que les eaux – assurément plus froides – de l’Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord. Ce départ en augure d’autres. L’objectif est d’établir la première ligne régulière de navigation sous pavillon français : appareillant tous les 20-22 jours de Suez, à l’extrémité méridionale du Canal du même nom, le steamer "Séphora" doit transporter des passagers (notamment des pèlerins à la période du “Hajj1”) ainsi que du charbon, des articles manufacturés et autres marchandises dans les ports arabiques de Djeddah (actuelle Arabie saoudite) et d’Hodeïdah (Yémen), puis, au retour, faire le plein de café, de bétail et de produits collectés à Massaouah (Érythrée) et à Souakim (Soudan) sur la côte d’Abyssinie (voir carte en page 9).
1 Pèlerinage des musulmans à La Mecque au cours du 12ème mois du calendrier lunaire hégirien.
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L’entreprise, bien que conçue et conduite par des hommes d’expérience, ne manque pas d’être aventureuse, pour ne pas dire risquée. Certes, la Maison Worms connaît l’Égypte autant que l’Égypte connaît la Maison Worms. Sa position « comme estime et considération y est tout ce qu’on peut désirer », se félicite-t-on2 en octobre 1872. Le pays, la manière d’y mener des affaires, les principaux acteurs économiques et personnages influents… n’ont pas de secret pour Hypolite Worms, négociant en charbon anglais depuis 1848 et armateur depuis 1856, qui y traite des marchés depuis qu’en août 1851, il s’est engagé à fournir à Alexandrie du charbon pour les navires postaux des Messageries impériales. Dès 1865, il a approvisionné en combustible les machines à vapeur qui ont servi à creuser le Canal, dont il a anticipé de cinq mois l’inauguration en fondant, à la mi-juin 1869, une succursale à Port-Saïd. Avec onze vapeurs à hélice et en fer, dont dix en copropriété avec ses associés3, Hypolite Worms assure la desserte régulière de deux lignes importantes, l’une créée en février 1859 entre Bordeaux, Le Havre et Hambourg,
et l’autre qui, depuis avril 1870, relie Bordeaux à Anvers. Oui, mais voilà, entre le cabotage en mer du Nord et la navigation en mer Rouge, les différences ne se mesurent ni ne se résument aux seuls écarts de température. Et si, dans ces parages, le pavillon tricolore n’est visible que sur les navires français transitant par le Canal, la raison en est peut-être que les risques commerciaux inhérents à l’exploitation d’un service régulier y sont nettement supérieurs aux espoirs de bénéfice et qu’aucun armateur – du moins européen – n’a été assez hardi ou imprudent pour tenter l’aventure. L’explication pourrait tenir également au fait que croisent dans ces eaux les paquebots postaux de la compagnie Khédivié4, laquelle – bien que incapable d’assurer la périodicité de ses dessertes – tire de la puissance de son fondateur, le khédive Ismaïl Pacha, des armes propres à tuer dans l’œuf toute tentative de concurrence. Quoi qu’il en soit, le doute sera levé et la parenthèse refermée le 16 décembre 1874, soit seize mois après l’ouverture de la ligne, seize mois au cours desquels le "Séphora" aura effectué une quinzaine de traversées et affronté nombre d’épreuves et de péripéties : mort du capitaine, puis de son successeur, rapatriement du chef mécanicien, rébellion des hommes d’équipage, bras de fer avec le ministère de la Marine, concurrence déloyale, épidémies (fictives) de peste, mises (réelles) en quarantaine, avaries...
2 Courrier d’Henri Goudchaux, cousin et successeur d’Hypolite Worms, en date du 8 octobre 1872. Les documents Worms cités dans cet article sont signalés dans les notes de bas de page par l’utilisation de la couleur ocre jaune et un trait de soulignement (le plus souvent sous la date). Ils sont consultables sur le site www. wormsetcie.com – onglet “ Archives ” – en se reportant au recueil annuel d’informations et/ou au fichier distinct auxquels correspond leur date d’émission. 3 Sept de ces navires appartiennent aux deux tiers à Hypolite Worms et pour un tiers aux actionnaires de la Maison havraise, F. Mallet & Cie, dont il est le commanditaire fondateur, (60 % à Frédéric Mallet, 30 % à Hypolite Worms et 10 % à Jacques Hantier), à savoir : "Séphora" (1856-1894), "Lucien" (1858-1891), "Gabrielle" (1858-1874), "Isabelle" (1865-1891), "Marguerite" (18671873), "Blanche" (1869-1897) et "Président" (1871-1899). Attachés au Havre et affectés à la ligne Bordeaux-Le Havre-Hambourg, ces unités sont gérées par F. Mallet & Cie (voir page 10). Il en va de même du "Emma" (18691892), détenu entièrement par Hypolite Worms. Les trois autres cargos sont attachés à Bordeaux et gérés par la succursale girondine : "Suzanne" (1869-1873), "Marie" (1869-1897) et "Commandant-Franchetti" (1872-1901). Les deux derniers sont en copropriété entre Hypolite Worms et le directeur de la succursale de Bordeaux, Georges Schacher, (respectivement 5/8e et 3/8e des parts). Tous trois sont plus spécialement affectés à la ligne Bordeaux-Anvers.
© Collection French Lines
4 Voir au sujet de la Khédivié les pages 19 et 22.
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Le port de Souakim est orthographié Sawâkin sur la carte ; le port d’Hodeïdah se situe au sud de l’île de Kamarân
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Le vapeur "Séphora", doyen de la flotte Worms Construit par les chantiers Martin Samuelson & Co., de Hull, le “screw-steamer” "Séphora" a été livré le 30 août 1856. Premier navire de la flotte Worms, il porte le prénom de l’épouse d’Hypolite Worms et inaugure une tradition qui voit chaque unité baptiser du prénom d’un membre de la famille du fondateur : sa fille, Emma ; son fils, Lucien ; sa petite-fille, Marguerite ; son gendre, le commandant Franchetti… Ou le prénom d’un membre de la famille de ses principaux collaborateurs. Avec l’entrée dans le 20e siècle, l’usage sera adopté d’attribuer aux cargos Worms le nom d’un grand cru du Bordelais. Si la mise en service du "Séphora" constitue l’acte de naissance de la Compagnie maritime Worms, l’intérêt d’Hypolite Worms pour les « affaires de navigation » est plus ancien ; il date de son engagement dans le commerce d’importation du charbon de Grande-Bretagne en France. « Ma position en Angleterre, avec des succursales établies l’une à Newcastle et l’autre à Cardiff, écrit-il en janvier 1854 à l’un de ses clients de Marseille, me donne sur tout autre fournisseur des avantages réels, au point de vue surtout des affrètements. Cette partie, la plus importante du commerce des charbons, est abandonnée, ou à des agents secondaires et mal placés, ou à des courtiers, ou à des propriétaires de mines [...] qui ne se soucient guère de payer tel ou tel prix de fret, pourvu qu’ils chargent leur charbon. Aussi ces affrètements sont-ils faits sans discernement et [les] navires sont souvent procurés par mes maisons qui y trouvent leur profit. » En ce milieu du 19ème siècle, lesdits navires sont dans leur majorité des voiliers. Toutefois, un nouveau type de bâtiment apporte constamment la preuve de sa supériorité : les vapeurs à hélice ou “screw-steamers” dont la rapidité et la solidité suscitent l’engouement général et l’attention particulière d’Hypolite Worms et de ses partenaires, les Maisons F. Mallet & Cie (Le Havre) et
A. Grandchamp Fils (Rouen) dont il est le commanditaire. « La lutte, écrit-il à son représentant de Bordeaux en août 1854, n’est plus possible sans hélice pour Cardiff et bientôt pour le nord. Il faut donc en construire ; cela est facile à dire mais chaque coûte 300 000 F. Je m’en occupe et j’y arriverai. » De fait, après enquête, les trois associés (Worms, Mallet et Grandchamp) décident, le 14 août 1854, de commander aux chantiers Martin Samuelson & Co. deux “screw-steamers” de 700 tonneaux et de 80 chevaux de force. Mais, à peine achevées, ces unités sont revendues avec un fort bénéfice dans un contexte où le conflit avec la Russie (guerre de Crimée – 1853-1856), l’essor économique général et la grande faveur pour ce mode de transport rendent ces navires introuvables et la demande effrénée. Moins d’un an plus tard, le 4 juin 1855, Hypolite Worms, porté par cette effervescence, passe en son nom personnel commande à Samuelson d’un premier vapeur, suivi quatre mois après (21-22 octobre 1855), d’un second navire. Ces deux “hélices” sont livrés en 1856 ; il s’agit du "Séphora" et du "Emma", lequel est mis en service en octobre 1856. En mars 1866, afin de renforcer ses liens avec la maison Mallet, Hypolite Worms lui cède un tiers de la propriété du "Séphora" en échange d’un sixième de chacun des "Gabrielle" et "Lucien". "Séphora", tout d’abord attaché à Bordeaux, est transféré au Havre.
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À gauche sur la photo, le steamer “Blanche”, “sister-ship” du “Séphora”
Caractéristiques techniques* (1 pied = 0,3048 m) Longueur entre les perpendiculaires : 170 pieds (51,82 m) ; largeur sur le pont : 24,6 pieds (7,50 m) ; largeur à fleur d’eau : 26 pieds (7,93 m) ; largeur au-dessus de la flottaison : 27 pieds (8,23 m) ; profondeur de la cale : 16 pieds (4,88 m) ; capacité : 24 140 pieds cube ; propulsion : machine de 80 chevaux de force nominale, « pouvant développer une force trois fois supérieure » ; vitesse : 7 à 8 nœuds en commune régulière et 9 nœuds en pointe, voire plus ; machines directes - diagonales ; consommation « en bon charbon anglais » : 15 à 16 tonnes maximum par 24 heures ; soutes : entre 60 et 90 tonnes ; 4 compartiments ; cale divisée en deux parties ; grandeur de la cale : 27 à 28 000 pieds cubes, soit 500 à 550 tonnes en cubage de marchandises diverses. Le navire chargé tire environ 12 pieds anglais. « Il est équipé d’une petite machine à vapeur pour aider en cas de besoin au déchargement », lequel peut aller de paire avec le chargement.
* D’après un courrier adressé à Bruno Rostand, le 5 décembre 1855, à Marseille, et selon une note du 3 mai 1859 relative aux « quatre steamers proposés soit à la location, soit à la vente, par M. Hte Worms, à l’administration de la Marine : "Gabrielle", "Lucien", "Séphora" et "Blanche" ».
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«Les affaires turques » Édouard Rosseeuw, 14 juin 1871
Édouard Rosseeuw, le “ missi dominici ” Comme à chaque fois qu’il est question d’innover, le maître d’œuvre des « opérations de la mer Rouge » est Édouard Rosseeuw. C’est lui qui s’interroge et enquête, lui qui sensibilise et persuade, lui qui organise et planifie, mais aussi lui qui s’enthousiasme et se désespère. Les relations qu’il a nouées avec Hypolite Worms remontent à 1844, au plus tard5. « Homme intelligent et probe, aux moyens [financiers] très restreints, il s’occupe [alors] de représenter des maisons de l’étranger qui font des affaires en marchandises avec la France6. » Il est propriétaire de fours à chaux à Château-Landon, en juillet 1848, quand Hypolite Worms, qu’il appelle « mon ami », lui propose de gérer l’agence qu’il envisage d’ouvrir à Dieppe pour la distribution du plâtre parisien dont il fait le commerce depuis – au moins – avril 18467. Ce projet n’aura pas de suite. Par contre, à compter de mars 1849, une fois qu’Hypolite Worms s’oriente définitivement dans le négoce d’importation de charbon anglais, Édouard Rosseeuw devient son chargé d’affaires ; il est investi des missions délicates, en France, en Angleterre, partout et chaque fois que l’expansion de la Maison requiert les qualités d’une personne de confiance et les compétences d’un expert. Ismaïl Pasha (1830-1895), khédive d’Égypte de 1867 à 1879, année de son abdication en faveur de son fils, Tawfiq
Depuis la fin de la campagne napoléonienne (17981801) et l’occupation par la Grande-Bretagne (1805), l’Égypte jouit d’une autonomie relative vis-à-vis de Constantinople. L’artisan de cette émanciation est le stratège, Méhémet Ali, qui a su imposer son pouvoir à la Sublime Porte. Le titre de khédive (vice-roi) accordé, en 1867, à son petit-fils, Ismaïl Pacha, par le sultan de l’Empire ottoman, est le symbole de cette semi-indépendance.
5 Édouard Rosseeuw apparaît pour la première fois dans la correspondance commerciale d’Hypolite Worms, le 5 janvier 1844. À cette date, ce dernier intervient en tant que banquier dans un achat d’étain que Rosseeuw effectue auprès d’un tiers. 6 Courrier d’Hypolite Worms du 18 janvier 1844. Le 15 avril 1844, Édouard Rosseeuw conclut un marché de fontes belges dont Hypolite Worms se porte garant. Son nom réapparaît le 27 mai 1847 sur un connaissement de la Compagnie des remorqueurs de la Seine relatif au transport par bateaux à vapeur de barils de farine livrables à Paris, dont le paiement du fret lui revient. 7 Date du volume le plus ancien – mais peut-être pas le premier – de la série des chronos de correspondance relatifs aux affaires de plâtre.
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Ainsi, après avoir établi, en avril 1849, la toute première succursale Worms dans l’Hexagone, au Havre précisément8, il installe à Port-Saïd, le 5 juin 1869, et, ultérieurement à Suez, « des maisons qui [selon les vœux d’Hypolite Worms] prendront une grande importance en raison du grand développement commercial qu’apportera l’ouverture du Canal9 ». « Le grand passage de l’Inde » Hypolite Worms, 8 décembre 1869 C’est dans le contexte psychologique particulier des semaines qui suivent l’inauguration de cette voie maritime le 17 novembre 1869, contexte où les promesses de prospérité économique vacillent et où la désillusion assaille les esprits, que naît l’idée de faire naviguer le "Séphora" en Égypte. « Je ne sais absolument rien de ce qu’on peut faire ici, se morfond Édouard Rosseeuw en décembre 1869. Ma première impression n’est pas bonne. Le Canal est raté, bien raté ! Il y a ici un calme mort. Je ferai tout ce que vous me direz de faire mais je n’ai pas confiance10. » Perplexité et démoralisation qu’Hypolite Worms combat vigoureusement11 : « J’ai besoin de relever votre courage, vous semblez désespérer de l’avenir du Canal. Je suis loin de partager vos craintes. Soyez bien certain qu’avant peu la plus grande activité régnera dans cette partie de l’Égypte, ce sera le grand passage de l’Inde, chaque jour vous verrez arriver des steamers. » Et le chef de la Maison d’ajouter abruptement : « Quant au "Séphora", il ne peut entrer dans mes vues de créer une ligne semblable. » Ce refus se rapporte à une suggestion dont Rosseeuw s’est fait le tiède porte-parole dans une lettre du 25 novembre 1869.
8 Quelques mois plus tard, Rosseeuw devait confier le management de la succursale au jeune Mallet, qu'il venait de recruter, tandis que lui-même était appelé par une mission urgente en Grande-Bretagne. En prenant la tête de la société issue de la fusion entre cet établissement et celui aux mains du plus redoutable concurrent d'Hypolite Worms sur la place du Havre, Mallet allait devenir l’un des plus proches collaborateurs-associés de ce dernier. 9 Courrier d’Hypolite Worms du 5 juin 1869. 10 Propos cité en janvier 1950 par Hypolite Worms, petitfils homonyme du fondateur de la Maison. 11 Courrier du 8 décembre 1869.
Extrait d’un document commercial publié par la succursale de Port-Saïd vers 1900
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« Herring12, reparti pour Bombay, y expose-t-il, nous pousse vivement à créer une ligne de petits vapeurs en attendant que les gros puissent passer pratiquement et facilement dans le Canal. Je crois cette combinaison impossible. Cependant elle mérite d’être examinée et, dans ce but, je vous prie de me répondre à cette seule question : Quelle est la somme nécessaire pour couvrir toutes les dépenses du "Séphora" par exemple, comme si vous vouliez me le louer au mois sans bénéfice aucun ? » Si Hypolite Worms refuse de pousser l’idée plus avant, en revanche, une autre suggestion, formulée dans le même courrier, retient son attention : celle d’utiliser « un ou deux petits vapeurs de 6 à 800 tonnes de charge pour trafiquer entre Bombay, Marseille et Barcelone ». En mars 1870, il avise, en effet, l’un de ses correspondants qu’il « fait des départs réguliers de Bordeaux à Bombay par voiliers, mais, [que] par suite de l’ouverture du canal de Suez, [il] désire continuer ce service par des steamers passant le Canal. Voyez donc, requiert-il, si parmi vos armateurs, il n’y en a pas un qui veuille m’affréter son
steamer pour charger à Newcastle ou Sunderland en charbon pour Bordeaux. Là, je déchargerais le charbon en le remplaçant par des marchandises pour Bombay. II me faut un vapeur de 600 à 1 000 tonnes de portée... Cette combinaison doit bien sourire à vos armateurs ! » Et le 22 avril 1870, il déclare à des confrères marseillais13 que ses « expéditions par voiliers pour Bombay sont d’ancienne date ». « Rendre l’agence de Suez plus productive » Hte Worms Port-Saïd, 1er juillet 1871 Entre-temps, Édouard Rosseeuw a repris confiance. Le nombre des navires qui empruntent la voie de l’Isthme est en constante augmentation. L’accroissement de la clientèle de la succursale s’en trouve stimulé d’autant plus vivement qu’Hypolite Worms n’a pas « hésité à autoriser [ses agents en Angleterre] à informer tous les armateurs qui [lui] consigneraient leurs steamers à Port-Saïd, qu’[il leur fera] les avances pour les droits de passages contre une simple commission de 1 % sans aucun frais14 ». À l’instar des marchés conclus avec les Messageries maritimes, dont il est le fournisseur exclusif, il garantit aux compagnies de navigation des contrats annuels à prix fixes et des charbons extraits des meilleures mines. « La Maison d’Égypte, se réjouit-il en juin 187115, a déjà rendu des résultats satisfaisants et dans de bonnes mains est susceptible de développements considérables et d’un grand avenir. » Intuition confirmée l’année suivante : la succursale de Port-Saïd livre 75 % du charbon chargé par les vapeurs en escales. Aussi patent soit-il, ce succès n’est cependant pas complet. L’agence de Suez peine à décoller. Annoncée en juin 1869, sa création a pris du retard. En février 1870, Édouard Rosseeuw s’est rendu sur place « avec l’intention d’y faire un dépôt et de faire un peu de place dans le magasin, mais, prévenait-il16, je ne voudrais pas exposer des frais et du charbon sans certitude de le placer promptement… »
12 Herring est membre de la Maison Geo & A. Herring, basée à Londres. Les relations d’affaires avec celle-ci débutent en 1861, lors de l’obtention par Hypolite Worms du contrat d’approvisionnement des stations de charbonnage des Messageries impériales entre Marseille et Calcutta (service mensuel établi par la convention du 22 avril 1861) via Alexandrie et Suez (par chemin de fer), Aden et Pointe de Galle. Le besoin régulier de navires en nombre suffisant pour alimenter ces dépôts éloignés des ports d’embarquement (Newcastle et Cardiff), d’une part, et d’autre part, la nécessité de maîtriser le cours des frets, incitent Hypolite Worms à s’unir à Geo & A. Herring qui, en tant que fournisseurs (non attitrés) de la Peninsular & Oriental (P&O, voir note 21) et grâce à leurs attaches à Bombay, traitent des affaires pour ces mêmes destinations. Cette association est formalisée par un compte à demi alimenté par les marchés contractés par les deux partenaires pour la route des Indes, l’Extrême-Orient jusqu’en Australie. Bien que Geo & A. Herring permettent à Hypolite Worms d’approcher la P&O (avril 1864 et surtout fin novembre 1867) et la Compagnie de Bombay et du Bengale (août 1866), la taille et le dynamisme commercial de cette Maison s’avèrent par trop limités pour assurer la clientèle indispensable à la défense et à la pérennité de la succursale de Port-Saïd qui voit se dresser devant elle une concurrence acharnée, objectif que servira l’entente conclue en juillet-août 1871 avec James Burness & Sons, de Londres.
13 Fraissinet Père & Fils qui entretiennent un service régulier sur les Indes. 14 Courrier à Hte Worms Port-Saïd du 21 janvier 1870. 15 Courrier à Hte Worms Newcastle du 19 juin 1871. 16 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 17 février 1870.
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Suez – les bureaux Worms en 1913
Il a demandé aux Messageries, qui ont choisi d’abandonner ce port, de l’autoriser à entreposer gratuitement sur leur terrain des charbons à titre d’essai. Et, puisque les compagnies maritimes préfèrent à cette station celles de Port-Saïd, de Djibouti ou d’Aden, il a décidé de s’orienter vers le marché local des charbons industriels et domestiques tout en assoyant « des idées de magasinage » sur un mouvement de marchandises avec Constantinople. Il est épaulé pour développer l’« affaire turque », comme il l’appelle, par Lucien Labosse qui l’a rejoint, en mai 1871, en qualité de codirecteur. Un mois plus tard, alors que ce dernier se trouve à Paris, il lui « conseille fortement de pousser [son] voyage de retour jusqu’à Constantinople [où] il y a certainement des affaires à faire pour Djeddah. Jusqu’à présent, précise-t-il17, elles se traitent au hasard et passent par des mains ignobles. Je pense qu’on
peut mieux faire et que, appuyé comme vous l’êtes à Constantinople, vous devez réussir à régulariser le gâchis où le gouvernement turc patauge. Voici ce que je désire obtenir : vendre et livrer à Djeddah, régulièrement par mois, 1 000 tonnes de charbon sous palan. Tandis que maintenant, ou on manque de charbon, ou il en arrive trop à la fois. L’envoyé turc avec lequel je me débats, cherche de tous les côtés à conclure un marché régulier, mais jusqu’à présent, il n’a pas réussi. Mon ambition serait de vendre à 4 £ la tonne. Ce prix est très beau. Je ne compte rien en notre faveur comme retour de Djeddah à Suez, où certainement nous aurions du fret, sans compter les pèlerins, du moment que nous aurions une ligne régulière bien servie. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à cette opération de charbon se rattacheraient les opérations de la mer Rouge dont nous avons causé souvent ensemble. »
17 Courrier à Lucien Labosse, Hte Worms Paris, le 17/18 juin 1871.
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minoritaire du "Séphora"19, en dirige l’exploitation, et, à ce titre, a son mot à dire. Dans l’immédiat, Édouard Rosseeuw se renseigne auprès de la succursale Worms de Newcastle qui l’a assuré « qu’avec un ordre ferme en main, [elle] trouverait des steamers pour Djeddah20 ». Conscient qu’« avec les pauvres ressources de [ce port], la condition de débarquer 250 tonnes par jour serait un nid à procès, surtout avec des vapeurs de gros tonnage […] arrivant tout à coup, […], avec mon petit steamer, anticipe-t-il, je pourrai délivrer régulièrement tous les quinze jours, une petite quantité de 500 tonnes, à raison de 175 à 200 tonneaux par jour. » Début juillet 1871, tandis qu’il voit « beaucoup de voiliers arriver d’Angleterre avec du charbon et du fret direct pour Suez, les uns pour la Péninsulaire, les autres pour Mitrovitch21 », il apprend que « le gouvernement turc a fait avec le Lloyd autrichien22 des arrangements pour le transport de ses troupes et des approvisionnements nécessaires. Il se trame certainement quelque chose pour la fourniture du charbon à Djeddah, soupçonnet-il, mais ne [voit] rien que de très vague. [Son] idée est toujours qu’il y a quelque chose d’important à faire à Constantinople. »
« Je suis convaincu qu’un steamer, portant 5 à 600 tonnes de marchandises, laisserait des bénéfices considérables » Édouard Rosseeuw, 14 juin 1871 De ces échanges nourris, Paris n’est instruit que depuis peu. Rosseeuw a dévoilé pour la première fois ses intentions concernant le "Séphora", le 14 juin 1871, dans un courrier adressé à Hypolite Worms en ces termes : « Plus je vais, et surtout depuis que je me suis mêlé des affaires turques, plus je suis convaincu qu’un steamer, portant 5 à 600 tonnes de marchandises, laisserait des bénéfices considérables au bout de l’année. Le commerce des charbons avec Djeddah nous assurerait les dépenses du steamer. En outre, nous trouverions à Djeddah et surtout en face, sur la côte d’Abyssinie, une grande quantité de café et autres produits et des bestiaux à vils prix. M. Stapledon18 approuve tout à fait l’idée et se réserve d’avance de prendre la moitié du café que l’on ferait ramasser. C’est une affaire à examiner et je lui appelle toute votre attention. » Revenant à l’assaut le 18 juin, il interroge sans ambages Hypolite Worms : « 1°- Si dans un délai d’un à trois mois, je vous demande de m’expédier le "Séphora" pour rester ici à ma disposition, êtes-vous décidé à me l’adresser ? 2°- À quelles conditions me loueriez-vous ce navire par mois, tous frais d’entretien, nourriture de l’équipage, assurances, etc., à votre charge – moi n’ayant à payer que le charbon, les droits de port et de phare, le pilotage en mer Rouge…, usant, en un mot, du navire comme chose à moi appartenant, et vous me donnant tous vos droits d’armateur sur le capitaine et l’équipage ? » Pour être directe et claire, cette double question n’en est pas moins délicate à trancher. Sa réponse, en effet, appartient certes à Hypolite Worms, mais implique également la Maison Mallet, qui, bien que propriétaire
« Laissons donc de côté ce marché pour le moment ! » Édouard Rosseeuw, 14 août 1871 La décision concernant la location du "Séphora" lui parvient vers le 15 juillet. « Nous sommes un peu loin du compte, fait-il remarquer23 à Hypolite Worms. Je ne puis payer que 9 000 F par mois. Et, à ces conditions, je trouverai mon affaire en Angleterre. Seulement je ne puis opérer qu’avec un navire français. Vous gagnez
19 Voir la note n° 3 et la page 10. 20 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 29 juin 1871. 21 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 5 juillet 1871. La Péninsulaire, ou Péninsulaire & Orientale, ou P&O, est la puissante compagnie postale anglaise qui assure le transport de la malle des Indes. Mitrovitch est l’un des concurrents de la Maison Worms à Port-Saïd et à Suez où il approvisionne notamment l’Amirauté britannique et la Compagnie de l’isthme de Suez. 22 Cette importante compagnie maritime, dont le siège est situé à Trieste, est à la fois cliente de la Maison Worms dans certaines stations de charbonnage, et rivale dans d’autres, où elle entretient ses propres dépôts de charbon et où ses agents proposent leurs services aux autres armements. Pratique courante qui est également le fait de la P&O (entre autres). 23 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 15/16 juillet 1871.
18 Le 4 janvier 1871, Hte Worms Port-Saïd transmet à Paris l’information suivante : « Le dernier steamer d’Alfred Holt [armateur parmi les plus importants de Liverpool] nous a amené un Monsieur Stapledon, accrédité par Holt comme son agent ici où il va fonder une maison dans 3 ou 4 mois… », renseignement développé le 31 janvier 1871 : « Stapledon retourne en Europe dans quelques jours et reviendra dans trois mois fonder ici sa position comme agent de Holt et d’autres grands armateurs pour faire le nécessaire à leurs steamers, sauf le charbon, et distribuer les envois de thé sur l’Europe et surtout sur la Russie par Odessa. C’est une affaire énorme et Stapledon et ses amis en ont assez à faire sans songer au Canal… »
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Caravane de chameaux chargés de sacs de café
Depuis le début du 19e siècle, Djeddah s’est imposé au détriment de Mocha (ou Moka), au Yemen, comme épicentre du commerce de café dans la mer Rouge et au-delà. Grâce au canal de Suez, « la voie de l’Égypte […] ne va cesser de s’affirmer et remplacer la redistribution par le Cap ». Voir Jean-Louis Miege, Le café de l’océan Indien au XIXe siècle et la Méditerranée, 1980.
plus, je le comprends, en ce moment, mais vous devez considérer que vous auriez 50 % dans les bénéfices du bateau en Égypte [et] que ce sera pour la Maison de Port-Saïd un moyen de développement. » Arguments bien tournés qui n’adoucissent cependant pas les exigences des sieurs Mallet & Cie. Le plus sage pour Édouard Rosseeuw est donc de renoncer provisoirement à son projet24. Et, lorsque la proposition lui est faite trois semaines plus tard d’acheter le "Séphora", il rétorque25 avec un réalisme teinté d’ironie : « Je souhaite que M. Mallet trouve à le vendre 250 000 F mais, si je
me décidais à acheter un vapeur, je suis bien sûr que pour 10 000 £ je trouverais en Angleterre un bateau tout à fait neuf et construit dans les meilleures conditions comme machine. Laissons donc de côté ce marché pour le moment ! » Cette temporisation surprend de la part d’un homme dont la correspondance et, partant, le caractère sont gouvernés par l’impétuosité. Pondération subite ? Simulation tactique ? Ce que l’on sait – et qu’il ignore encore – c’est qu’il va devoir s’armer de patience pendant les longs mois que va durer cette mise « de côté ».
24 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 23/24 juillet 1871. 25 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 14 août 1871.
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«Je veux avaler la mer Rouge, l’amirauté et encore plus » Édouard Rosseeuw, 19 juillet 1873
Si l’affaire vous convient, dites-le-nous ces joursci ! » L’injonction s’adresse certainement à Édouard Rosseeuw qui se trouve à cette époque en France et dont on regrette qu’il soit « alité » tout en souhaitant que « cela [sic] n’aura pas de suite27 ». La vente est réalisée le 23 mai 1873 dans les termes et conditions fixés par F. Mallet & Cie. Ainsi, n’aura-t-il fallu que quelques semaines pour boucler l’opération à laquelle d’âpres négociations n’avaient pas permis d’aboutir un an et demi plus tôt. Non seulement Édouard Rosseeuw consent à payer le "Séphora" 20 000 F plus cher qu’en 1871, mais surtout Hypolite Worms, lui-même, autorise cette transaction alors qu’il la juge comme une « cause d’ennuis » dans la mesure où « M. Mallet insiste pour le remplacement du steamer par un autre de plus fort tonnage. Je
Hte Worms Port-Saïd rachète le "Séphora" L’affaire resurgit le 5 avril 1873, sous la plume de F. Mallet & Cie. « M. Rosseeuw, rapportent ces derniers à Hypolite Worms, nous a dit que vous étiez disposé à vendre à votre Maison de Port-Saïd un de nos steamers, si nous y consentions, avec faculté pour nous d’en racheter un autre, ledit steamer prenant la place du "Séphora" dans la participation entre nous. Nous sommes disposés à vendre le "Séphora" 270 000 F, soit 180 000 F pour vos deux parts et 90 000 F pour notre tiers26. » Une lettre jointe à ce pli et destinée à Hte Worms Port-Saïd, à Paris, précise : « Ce prix de 270 000 F comprend la mise à bord de la chaudière neuve et une dépense de 20 000 F pour mettre le navire en bon état et l’acquisition d’objets de rechange. Le navire serait livré au plus tard fin juin prochain... Port-Saïd – avitaillement d’un navire en charbon
26 Sur cette répartition, voir la page 10.
27 Courrier de F. Mallet & Cie, Le Havre, le 8 avril 1873.
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vais avoir de fortes sommes à débourser, se plaint-il à Rosseeuw28, si je suis obligé d’en passer par les exigences de M. Mallet, et vous, de votre côté, allez me devoir des sommes très fortes, car outre la part du "Séphora" qui appartient à Mallet, j’aurai à lui payer toutes les pièces de rechange et toutes les fournitures... » Alors ? Que s’est-il passé au cours des dix-huit derniers mois, qui explique un tel revirement ?
fabrique à Barsac, en Gironde, et auxquelles elle affecte l’un de ses vapeurs, le "Commandant-Franchetti"31. De fait, l’évolution de la situation depuis août 1871, tout en montrant combien sont devenues âpres les luttes qui dressent les uns contre les autres les concurrents sur les bords du Canal, ne permet pas de saisir pourquoi l’arrivée du "Séphora" en Égypte est devenue subitement impérative.
Contrats conclus, contrats perdus Septembre 1871, Hte Worms Port-Saïd mise sur un important contrat de charbon à Djeddah. Toutefois « l’espèce d’effendi » que le sultan envoie à la succursale exige une part qui l’oblige « à des opérations par trop répugnantes ». Aussi, après avoir honoré une première livraison de 1 200 tonnes, celle-ci lui règle « définitivement son compte29 ». Septembre 71 encore, la Russie décide d’entreprendre le commerce du thé entre l’Inde et Odessa. L’affaire est d’importance, mais elle « ne passera jamais par nos mains, déplore Port-Saïd. Elle est dévolue à l’avance à Brown (c’est-à-dire Coste & Cie30) qui est à la fois consul de la confédération de l’Allemagne du Nord, agent par intérim du vice-consul de Russie et de plusieurs agents de la Compagnie russe de navigation à vapeur et de commerce. C’est vous dire que toutes les chances sont pour lui. » 28 octobre 1871, Rosseeuw s’enflamme : « Je charge aujourd’hui un vaisseau turc qui prend 500 tonnes de charbon ; c’est le commencement d’exécution d’un marché dont je n’ai pas encore la rédaction en main et qui doit s’élever à 12 000 tonnes, et probablement au double, livraisons à faire à Port-Saïd et à Djeddah. [C’est] le début d’un mouvement considérable ! » 27 septembre 1872, Hypolite Worms rachète à l’un de ses confrères divers contrats avec Omar Pacha, ministre des Finances égyptiennes, pour compte de la Marine et de la Compagnie postale de navigation, Khédivié. L’assise de la Maison s’en trouve confortée. Cette même année, des marchés sont conclus avec Stapledon, les administrations ferroviaires de la Daïra pour des livraisons à Alexandrie de charbon et de traverses de chemins de fer que la Maison
Créée par Ismail Pacha, auquel les navires semblent appartenir personnellement, la Compagnie des paquebots-poste Khédivié assure la liaison entre Alexandrie et Constantinople, via les principaux ports sur cette route, et entre Suez et les ports de la mer Rouge. Le peu d’informations disponibles concernant cet armement ne permet pas de saisir comment il a été formé ni comment il est exploité.
28 Courrier à Édouard Rosseeuw, Cauterets, le 30 juin 1873. 29 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 19 septembre 1871. 30 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 23/24 septembre 1871. Coste et ses agents sont les plus puissants rivaux de la Maison Worms en Égypte.
31 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 24 janvier 1873.
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troupes et de provisions. Ce contrat expiré, les bateaux du Lloyd ne s’arrêteront plus à Djeddah et Hodeïdah. J’ai fait prendre sur la côte de Syrie des renseignements sur le mouvement des marchandises pour la mer Rouge. Il en résulte que de Smyrne à Port-Saïd principalement, ce mouvement déjà assez important, tend à s’accroître journellement et que toute préférence serait assurée à vos bateaux au détriment du Lloyd autrichien, et même de la Compagnie russe, si votre compagnie offrait aux chargeurs le transport de leurs marchandises du point de départ aux divers ports de la mer Rouge à un prix
« Il faut faire l’affaire de la mer Rouge, il y a là des trésors à exploiter » Édouard Rosseeuw, 6 juin 1873 L’explication réside moins dans le passé que dans l’avenir. Elle tient dans les espoirs démesurés que vont insuffler Rosseeuw et Labosse à cette opération. Dans un courrier du 6 juin 1873, ce dernier, persuadé d’avoir toute l’année du fret de Djeddah pour Suez, proclame à Hypolite Worms : « Il faut faire l’affaire de la mer Rouge, il y a là des trésors à exploiter et personne ne peut mieux que nous être bien placé pour tirer bon parti de tout cela. Je sais aussi que l’affaire du pèlerinage est un vol organisé par les capitaines qui tous gardent pour eux plusieurs centaines de livres que les armateurs perdent sans s’en douter et que nous, nous ne perdrons pas, nous qui aurons un agent au lieu de départ et au lieu d’arrivée... Tout cela fait déjà du bruit dans la mer Rouge où le nom de Worms est aussi connu que celui du khédive. Le consul de Massaouah nous attend comme le messie… Il a beaucoup été parlé de la question des charbons, nous aurons un bon bénéfice avec un maximum de 2 000 tonnes à répandre sur Souakim, Massaouah, Hodeïdah, Djeddah. » Et Édouard Rosseeuw de surenchérir32 : « Notre exploitation de la mer Rouge doit être la source de gros profits ! » Il voit grand, très grand ! Le 26 septembre 1873, quatre jours après le départ du "Séphora" pour son deuxième voyage, il écrira à l’un des directeurs des Messageries maritimes : « À mon passage à Marseille, j’ai eu l’honneur de vous entretenir, très sommairement, des projets de notre Maison de commencer un service régulier de bateaux à vapeur dans la mer Rouge. Ce projet a reçu un commencement d’exécution… Les éléments de sortie de Suez se composent des produits manufacturés d’Europe transportés par voie ferrée d’Alexandrie ou du Canal par steamers anglais et italiens jusqu’à Suez ; de produits et de marchandises recueillis dans les ports de la Méditerranée, depuis Constantinople jusqu’à PortSaïd, transportés par votre Compagnie, par les steamers du Lloyd autrichien jusqu’à Djeddah et Hodeïdah seulement (rien sur la côte d’Afrique), enfin par la Compagnie russe de navigation jusqu’à Port-Saïd seulement. Le service du Lloyd autrichien pour Djeddah et Hodeïdah n’est que temporaire ; il résulte d’un contrat passé avec la Porte ottomane pour les transports de
32 Courrier d’Édouard Rosseeuw, Cauterets, à Hypolite Worms, Paris, le 19 juin 1873.
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de fret déterminé. Mon but est de vous demander si vous jugeriez convenable de rechercher des marchandises de la Syrie à destination de la mer Rouge en vous entendant avec moi pour un prix de fret combiné. Je recevrais les marchandises de vous à Port-Saïd et les transporterais d’ici aux ports principaux de la mer Rouge. » Voici donc l’idée maîtresse : inscrire la ligne Worms dans la continuation du réseau de navigation des Messageries – ou d’autres compagnies aussi puissantes – et charger les cales du "Séphora" avec les marchandises en circulation entre la mer Rouge, la Méditerranée et l’Europe.
Programme ambitieux s’il en est ! – auquel le transport de pèlerins vers La Mecque via le port de Djeddah doit fournir des garanties de succès supplémentaires. 21 août 1873, go ! Douze semaines sont nécessaires pour préparer le vapeur et l’expédier à Port-Saïd. Selon les prévisions, Mallet devrait « avoir complètement terminé les réparations et les travaux supplémentaires pour approprier le navire à sa nouvelle navigation » à la fin juin 1873. Après quoi, le steamer « pourrait être chargé avec du plâtre du Havre pour Bordeaux », puis faire « le voyage de
Le port de Suez – crédit : duncan1890
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Londres et de là se [rendre] à Cardiff prendre du charbon pour Bordeaux33 », où il recevrait un chargement de 6 000 traverses de chemin de fer pour Alexandrie. Le 12 juillet, alors que le Lloyd autrichien annonce la création de son service – fort heureusement temporaire – entre Constantinople, Djeddah et Hodeïdah, Rosseeuw avise Hypolite Worms qu’il « compte sur "Séphora" pour le 15-20 août à Port-Saïd pour commencer immédiatement un voyage Djeddah-Massaouah-Hodeïdah, de façon à être de retour à Suez pour le début du pèlerinage ». Mais deux jours plus tard, le même exige que le navire lui soit envoyé sans délai. Le capitaine E. Vanhout est alors informé que le "Séphora", tout juste arrivé de Bordeaux à Londres, doit, « aussitôt terminé le débarquement, [se] rendre à Cardiff où vont lui être expédiés « tout le matériel de rechange et objets divers [qu’il a] laissés au Havre ainsi que la femme et l’enfant du mécanicien » et où « l’agent de la Maison [lui] donnera un plein et entier chargement de charbon à destination de Port-Saïd », port pour lequel « [il] devra partir directement34 ». Édouard Rosseeuw, toujours en France, embarque, de son côté, le 19 juillet, à Marseille. « Je pars en bonne santé, lance-t-il35, et plein d’une belle ardeur. Je veux avaler la mer Rouge, l’amirauté, et encore plus. » Décidément, son enthousiasme n’a pas de bornes. Le "Séphora" arrive à Port-Saïd le 13 août 1873 à 6 heures du matin. Il était temps : le pèlerinage est sur le point de commencer. « La marche du steamer a été satisfaisante, note-t-on sur place36. [Toutefois,] à une première inspection, l’armement et les réparations laissent beaucoup à désirer. » Le cargo repart le 16 pour Suez avec « un peu de charbon et une cinquantaine de tonnes de fret37 ». Le gouvernement égyptien, préalablement informé, « voit la ligne d’un œil défavorable, souligne la succursale. La Khédivié mal organisée, malmenée, sera probablement obligée de cesser son service38. » D’autant que l’agent Worms à Suez a attaché « la plus
grande importance à la faculté d’assurer les expéditions », ce qui représente « une supériorité énorme sur la Khédivié qui, elle, n’assure jamais39 » tout comme elle n’applique aucun tarif, mais fait payer à destination ce qu’elle veut. Le 21 août 1873, enfin, "Séphora", « portant 600 tonnes de lourd40 », débute son premier voyage. Le courtier en assurances maritimes est prévenu : « Les deux points extrêmes de notre navigation, lui écrit la succursale d’Égypte, sont Port-Saïd et Aden. Notre port de départ régulier est Suez. Il nous arrivera souvent d’expédier de Port-Saïd à Suez par le canal maritime des marchandises destinées à être embarquées pour un des points de la mer Rouge41 » : Djeddah, Hodeïdah, Massaouah et Souakim. Le 15 septembre, "Séphora" est de retour. Et déjà des problèmes surgissent.
33 Courrier à Édouard Rosseeuw, Cauterets, le 13 juin 1873. 34 Courrier à E. Wanhout, aux soins de Batten & Edwards, Londres, le 14 juillet 1873. 35 Courrier d’Édouard Rosseeuw, Marseille, le 19 juillet 1873. 36 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 13 août 1873. 37 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 16 août 1873. 38 Idem.
Soutiers approvisionnant en charbon la chaudière d’un steamer
39 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 27 juillet 1873. 40 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 26 septembre 1873. 41 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd à M. Mautin, courtier d’assurances maritimes, le 6 septembre 1873.
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« Jugez sur quel lit de roses nous allons nous trouver ! » L L ,H W P -S , 19 1873 ucien
abosse
te
orms
La saison, d’abord envisagée comme « propice », se révèle « mauvaise ». « Massaouah est presque complètement abandonné par les indigènes qui se retirent dans les montagnes à l’époque des grandes chaleurs… » « Nous sommes les premiers à aller dans les ports de la mer Rouge avec un vapeur de commerce. Tout est donc à créer dans les ports où nous voulons toucher : correspondants, agents…, semble-t-on découvrir subitement ou s’excuser d’avance42. » « Excepté à Djeddah où toutes les nations sont représentées par six personnes, nous sommes forcés de confier nos affaires à des indigènes que nous ne pouvons laisser sans surveillance. » Mais il y a plus grave et de beaucoup !
ort
aïd
octobre
« Un état-major composé de fous et de crétins » Lucien L abosse, 19 octobre 1873 Le capitaine Vanhout est mort d’insolation pendant la traversée : il a été emporté en trois heures43. Paris est prévenu de l’« horrible nouvelle » le 13 septembre 1873. La perte est douloureuse : cet officier, très apprécié, « était le seul convenable avec le chef mécanicien44 ». Le reste de « l’état-major qui avait [pourtant] été donné pour être de tout premier choix » a été, en fait, « très mal choisi ». Le second s’est montré « d’une brutalité révoltante pendant qu’il avait le commandement du vapeur par intérim ; il s’est battu avec le lieutenant et a brutalisé les hommes au point que tous ont demandé leur débarquement si le second devait être conservé comme capitaine. Le lieutenant [est] une rosse, paresseux, grommeleur, poussant l’équipage à l’insubordination ; le deuxième mécanicien, un bon à rien, mou, paresseux. » Tous deux, « incapables et paresseux à l’excès », ont été débarqués, ainsi que « le maître d’hôtel, père de M. Vanhout, et un chauffeur déjà âgé et
trop faible pour une pareille navigation ». En outre, de « nombreuses maladresses et fautes » ont été commises en plus « des gaspillages coupables ». « Ce que nous redoutons le plus, appréhende Port-Saïd, ce sont les réclamations qui pourront nous arriver par la suite de confusions dans la destination des marchandises [89 colis pour Massaouah ont été débarqués à Djeddah45], confusions résultant de l’incurie du second et de son ignorance crasse en pareille matière. » Malgré tout, « les négociants arabes sont contents du "Séphora" qui n’a pas perdu de temps et n’a pas plus mal travaillé que la Khédivié ». Consolation dont la minceur n’altère pas l’optimisme de Rosseeuw. « Mon opinion sur l’ensemble de l’opération, affirme-t-il à Hypolite Worms, est bien arrêtée : ce sera une grande et belle affaire qui devra se développer avant longtemps. » Le "Séphora" reprend la mer, le 22 septembre, pour son deuxième voyage. Cette fois, avec « un fret satisfaisant, plus de 100 tonnes de charbon pour Djeddah et 73 pèlerins46 », dont la prise en charge a été arrêtée dès le 7 septembre. L’expédition devrait dégager un léger bénéfice alors que la première s’est soldée par une perte47. Les choses iraient donc mieux, n’était le cassetête posé par le second : « un braillard, léger comme un moineau, grisé par la nouvelle position qu’il croit avoir, un homme dangereux et brutal ». Au retour du vapeur, le 18 octobre, Lucien Labosse se rend à son bord : « Quatre matelots du pont sur six, rapporte-t-il, m’ont demandé à être débarqués ; le chef mécanicien m’a fait la même demande, tout cela à cause du capitaine [qui] est venu, à son tour, me faire des plaintes et a fini en me donnant sa démission. Je l’ai acceptée parce que j’espère par ce moyen conserver l’équipage [et] parce que j’aurais été à la merci de cet homme qui se serait cru indispensable.
42 Courriers d’Hte Worms Port-Saïd des 6 et 24 septembre 1873. 43 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 4 octobre 1873. 44 Tous les extraits cités dans ce paragraphe proviennent des courriers d’Hte Worms Port-Saïd des 24, 26 septembre et 4 octobre 1873.
45 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 25 octobre 1873. 46 Cet extrait et le suivant proviennent d’un courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 7 septembre 1873 et d’un courrier de Lucien Labosse du 26 septembre 1873. 47 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 6 novembre 1873.
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Me voilà dans un grand embarras ! Pensez seulement que je n’ai pas de manifeste de Hodeïdah, c’est-à-dire que je ne sais pas à quel prix a été prise la marchandise, si le fret est payable à destination ou a été payé d’avance. Jamais homme ne s’est trouvé dans un pareil pétrin. Heureusement que les Arabes sont de braves gens ! » Le lendemain, le « grand embarras » engendre une « anxiété terrible ». « À chaque instant, se tourmente Lucien Labosse, nous trouvons de nouvelles bévues faites pendant le dernier voyage. La plus sérieuse, après l’oubli du manifeste à Hodeïdah, est l’oubli de la passe à Djeddah. Les Arabes n’ont pas de connaissements et ne peuvent pas retirer leurs marchandises. [Les erreurs de destination portent sur 157 colis48.] Vous jugez sur quel lit de roses nous allons nous trouver. Oh ! M. Mallet nous a bien fait du tort en nous donnant un équipage dont l’état-major était composé de fous et de crétins… La perte morale que nous avons faite est énorme et sera difficile à réparer. » En effet, se lamente-t-il au sujet du voyage n °3 : « Nous avons très peu de marchandises. On nous en a promis beaucoup, mais avec tout ce qui s’est passé, les Arabes voudront-ils continuer à nous donner des marchandises ? » Pressé par la nécessité, Labosse accepte le salaire élevé exigé par le futur commandant qu’il recrute sur place en même temps qu’« un second, un deuxième mécanicien, deux chauffeurs, deux soutiers et un matelot pour remplacer les sept personnes qui avaient demandé à débarquer ; ce serait un jeu au Havre ou à Bordeaux, regrette-t-il, mais c’est un tour de force à Suez !49 » Les comptes s’en ressentent. « Cela n’est pas encore brillant, déplore-t-on à Port-Saïd. Jusqu’à présent nous avons eu de grandes peines sans bénéfices sérieux. »
rapporte une vingtaine de milliers de francs. « C’est un assez bon résultat, se félicite Port-Saïd. Nous allons bientôt retrouver des pèlerins en sens inverse52. » La fin du “hajj” est fixée au 5 février 1874 et les responsables escomptent « pendant les deux à trois mois qui vont suivre, gagner encore quelques sous en ramenant les pèlerins à Suez53 ». Mais après ? « Vers le milieu d’avril, une question se posera nettement, anticipentils : trouverons-nous, à défaut des pèlerins, des retours de la mer Rouge à Suez suffisants pour couvrir nos dépenses et laisser peut-être un bénéfice. Nous ne pouvons rien entrevoir de net à ce sujet : il y a du fret, mais il est à peu près monopolisé par la Khédivié. Nous avons décidé de ne brusquer nullement cette affaire "Séphora" et de ne pas jeter le manche après la cognée. Si, après avril ou mai écoulé, nous voyons clairement qu’il y a péril à continuer, nous liquiderons. Le gouverneur de Massaouah a été changé et remplacé par un ami sûr à nous. Nous devons enfin de concert avec lui nous occuper de guano, ce que personne encore n’a fait jusqu’à ce jour. » De guano, jusqu’alors, il n’a été fait allusion que dans deux lettres dont l’une datée du 24 septembre 1873, où il est question de Garcias y Garcias dont c’est « la grosse affaire ». Les envoyés de cette Maison, qui devaient « prendre passage sur "Séphora" n° 3 pour Massaouah », avaient avisé Lucien Labosse que leur siège de Paris « voulait en faire de grandes expéditions en Abyssinie », ce qui « promettait beaucoup de fret de retour ». Mais, concluait Lucien Labosse : « Nous ne pouvons pas vous parler de ce produit. Il a été impossible d’en prendre au dernier voyage de "Séphora" et même nous ne pouvons guère compter en avoir pour le retour du voyage n° 2. » En fait, il n’en sera jamais question ; ce marché ne sera pas conclu.
500 pèlerins par voyage Le transport des pèlerins – au nombre de 500 en moyenne par voyage – permet d’organiser, entre le 23 octobre 1873 et la fin janvier 1874, cinq dessertes de Yanbu50 et Djeddah. La rotation (aller-retour Suez) se trouve ainsi ramenée à douze jours au lieu de 20 à 22 jours pour un tour complet de la mer Rouge51. Outre ces passagers, les marchandises abondent et chaque sortie
48 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 25 octobre 1873. 49 Idem. 50 Yanbu se site à 370 km par la route au nord de Djeddah. 51 Courriers d’Hte Worms Port-Saïd des 26 septembre et 3 décembre 1873.
52 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 25 décembre 1873. 53 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 3 février 1874.
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Arrivée des pélerins à Djeddah – crédit : Cl. Clemow, Royal Geographical Society – 1906
un nouveau voyage de pèlerins » quand tombe « une très mauvaise nouvelle » : le chef mécanicien, revenu gravement malade de la dernière traversée56, est « forcé de renoncer à naviguer dans ces parages ». Or, selon le code des assurances, il ne peut être remplacé que « par un mécanicien français et diplômé ». Facile à dire ! Suez n’en compte aucun. La succursale de Port-Saïd que la perte de cet homme de valeur affecte, est donc obligée de solliciter Paris qui lui transfère « le mécanicien du "Hypolite-Worms", un Autrichien, [en espérant] que le consul de France à Suez ne fera pas de difficultés pour l’embarquer comme chef par intérim57 ».
« Il n’est pas possible de compter sur des hommes du Nord pour notre navigation ; le climat les tue » Hte Worms & Cie Port-Saïd, 25 mars 187454 Le 21 février 1874, le "Séphora" mouille à Suez après avoir « touché tous les ports de la mer Rouge55 » ; le fret embarqué à Djeddah atteint 21 000 F – « ce qui est très bon ». Il est prévu de le renvoyer aussitôt « pour faire
54 Le 16 mars 1874, la Maison Worms est constituée en société sous le nom Hte Worms & Cie. Une circulaire du 30 mars 1874 informe la clientèle que la raison sociale de toutes les succursales est devenue Hte Worms & Cie. 55 Cette citation et les suivantes sont extraites des courriers d’Hte Worms Port-Saïd en date des 14 et 22 février 1874.
56 Un courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 10 avril 1874 précise qu’il est atteint d’un abcès au foie. 57 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 26 février 1874.
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Le port de Souakim
Quelque temps plus tard, alors qu’il est question de dépêcher de France un mécanicien en second, la succursale change de position. « Nous vous prions, écrit-elle58, de ne nous envoyer personne. Il n’est pas possible de compter sur des hommes du Nord pour notre navigation ; le climat les tue. » « Tout l’ancien équipage de "Séphora", matelots et officiers, est parti. L’atmosphère de feu et le manque d’air respirable déterminent des maladies auxquelles les constitutions les plus robustes ne peuvent pas résister. » « Nous trouverons des Siciliens ou des Grecs déjà acclimatés et avec lesquels nous aurons moins de responsabilité. »
desserte de Souakim59 donne de belles espérances tandis que Djeddah et Hodeïdah « rendront toujours assez bien ». « Si, peu à peu, nous détrônons la Khédivié en Abyssinie, suppute-t-on, nous ne regretterons pas trop cette entreprise si hasardeuse jusqu’à ce jour. Les transports de charbon du gouvernement ottoman nous rendraient un énorme service...60 » Mais le ministre compétent qui a promis de donner à la succursale toute préférence, lui conseille dans le même temps « d’attendre des jours meilleurs pour les finances turques ». Le 1er mai 1874, le "Séphora" qui depuis le 26 mars a repris ses voyages pour tous les ports de la mer Rouge61, « est à Suez. Son fret total est d’environ 25 000 F. Cette fois sans pèlerins et rien qu’en marchandises ; c’est une grande amélioration sur les voyages précédents62. »
« Nos agents n’ont aucune moralité » Hte Worms & Cie Port-Saïd, 1er mai 1874 Ces nouvelles déprimantes sont quelque peu amorties par le maintien du fret à un bon niveau. Le trafic de pèlerins se poursuit « assez fructueusement »… La
59 Port soudanais situé à 45 km au sud de Port-Soudan. 60 Courrier d’Hte Worms Port-Saïd du 4-6 mars 1874. 61 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 26 mars 1874. 62 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 1er mai 1874.
58 Courriers d’Hte Worms & Cie Port-Saïd des 25 mars et 10 avril 1874.
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Une question obnubile cependant les responsables : la représentation dans les ports de la mer Rouge. « Nos agents n’ont aucune moralité, s’affligent-ils, celui de Djeddah entre autres est une canaille parfaitement connue, mais nous sommes forcés de nous adresser à lui. C’est encore pire dans les autres ports où nous sommes obligés de consigner notre "Séphora" à des gens qui, pour s’être décidés à aller vivre dans la mer Rouge, ont dû reconnaître l’impossibilité pour eux de vivre dans des pays où il y a des agents de police et des tribunaux. » Lucien Labosse, en tournée d’inspection dans le pays63, décide d’embarquer sur le "Séphora" « pour voir par [lui]-même ce qu’il y a à faire et redresser quelques irrégularités ». Il n’en aura pas le temps.
Le sort s’acharne 8 mai 1874, nouvelle catastrophe : le deuxième capitaine du "Séphora", « qui avait pourtant acquis l’habitude des chaleurs par un séjour de plusieurs années en Égypte64 », fatigué par le dernier voyage, est « frappé par une attaque d’apoplexie foudroyante et meurt subitement à Suez ». Comme il faut que le steamer reparte sans tarder, il est demandé au consul de France qu’il autorise d’intégrer des étrangers dans l’équipage du "Séphora", l’engagement étant pris d’avoir un capitaine français et autant de Français que possible à bord (condition sine qua non pour conserver le pavillon tricolore). Paris est prié « de faire accélérer la solution » et d’obtenir du ministre la permission, en cas d’urgence, de confier le commandement à un étranger pour un ou deux voyages. « La Marine ne nous refusera pas, se persuade Port-Saïd, car il y a au ministère des hommes qui savent que la navigation sur les côtes de la mer Rouge est terrible et qu’elle ne peut pas être faite régulièrement par des hommes du Nord… Les Autrichiens, capitaine au long cours, sont assez nombreux ici. Nous en avons un très bon qui fait les fonctions de second à bord du "Séphora" depuis le deuxième voyage et qui tient bon. Comme nous avons toute confiance en lui, nous serions très satisfaits de pouvoir lui confier, en l’absence d’un capitaine, le commandement pour un ou deux voyages. Nous vous prions de faire cette demande à la Marine en même temps qu’à nos assureurs. » Et les mêmes de s’énerver deux jours plus tard : « Si le ministre savait toutes les difficultés que nous avons pour trouver des hommes, il serait très coulant. Ainsi, il manque un lieutenant. Il y a en Égypte beaucoup d’hommes capables de remplir ce poste, mais aussitôt que nous parlons de la mer Rouge, personne ne veut plus y aller. La mort du dernier capitaine éloigne encore ceux qui auraient été disposés à se présenter65. » On a tôt fait de croire aux malédictions sur la terre des pharaons !
Souakim - 1884
64 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 8 mai 1874. 65 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 10 mai 1874.
63 Courrier d’H Worms Port-Saïd du 4-6 mars 1874. te
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Le 25 mai 1874, Port-Saïd s’adresse au ministre de la Marine : « Nous avons commencé [en août 1873] un service de navigation à vapeur entre Suez et les ports de la mer Rouge, est-il rappelé en préambule. Notre vapeur, le "Séphora", y a été affecté. Ce service avait jusquelà été fait par les navires de la Compagnie égyptienne, la Khédivié. Nous avons les premiers fait connaître le pavillon français dans cette navigation des côtes de la mer Rouge… Le premier capitaine que nous avions envoyé est, en septembre, mort d’une insolation ; [il a été] remplacé par un homme qui vient de mourir d’une attaque d’apoplexie... Nous lui avons immédiatement fait venir un successeur de France, mais notre vapeur a dû l’attendre et subir de ce fait un retard de 10 à 12 jours… Il n’est pas d’homme de notre pays qui puisse résister longtemps… Depuis [le deuxième voyage], nous avons comme second à bord de notre vapeur un
Autrichien qui n’a jamais été arrêté un instant ; c’est un des rares hommes qui puissent tenir dans ces parages et nous avons en même temps été assez heureux pour rencontrer en lui l’intelligence et l’activité que nous en attendions. Nous venons donc vous demander, non pas de consentir à ce que le commandement de ce navire soit confié d’une façon permanente à cet Autrichien ou à tout autre étranger, mais de nous autoriser, en cas de mort subite, à confier exceptionnellement et provisoirement pour un ou deux voyages le commandement à un capitaine étranger. » Hypolite Worms, qui a tenté d’appuyer cette requête auprès du ministère, ne se fait pas d’illusion. « Il y a une chose qu’on ne vous accordera jamais, a-t-il prévenu66, c’est d’avoir pour commandant un autre qu’un Français. C’est à cause du pavillon que l’on ne veut confier à nul autre qu’un Français. »
Place et rue de Djeddah par Winckelsen Charles (actif au 20e siècle) – crédit : Médiathèque de l’archictecture du patrimoine
66 Courrier à Hte Worms & Cie Port-Saïd du 22 mai 1874.
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Khédivié, auxquelles la correspondance fait ici ou là allusion, laissent entrevoir que s’active en mer Rouge une lutte féroce contre la Maison pour le contrôle de la navigation. Et dans cette bataille, la Khédivié va utiliser une arme singulière et particulièrement efficace : les menaces d’épidémie et la mise en quarantaine des navires étrangers.
Les exigences du pavillon tricolore Le ministre, dont la position est arrêtée deux mois plus tard, le 23 juillet 1874, lui donne amplement raison. S’appuyant sur le fait que « le climat de la mer Rouge ne paraît pas plus dangereux que celui d’autres régions tropicales, à la condition toutefois que les capitaines sachent entourer leurs hommes de sages précautions hygiéniques, en évitant surtout l’usage des boissons alcooliques et les corvées au soleil », il répond qu’il lui est impossible de « consentir à une dérogation aux prescriptions de la loi du 21 septembre 1793, qui exige que Ies officiers et les trois-quarts au moins de l’équipage soient français, à bord de tout bâtiment portant le pavillon national. En ce qui concerne le service des machines des navires à vapeur, le décret du 22 avril 1872 laisse toute latitude pour n’employer que des étrangers, pourvu que l’effectif du bâtiment, considéré dans son ensemble, reste composé conformément à la règle. » La réponse est accueillie en Égypte comme une condamnation. « Si un consul à Suez voulait exécuter l’ordre à la lettre, il ne nous resterait plus qu’à désarmer le navire [ou] à naviguer sous pavillon étranger67 », alternative à laquelle on se refuse. Tandis qu’Édouard Rosseeuw prend la mer pour suivre l’affaire à Paris, Hypolite Worms est prié de retourner voir le ministre pour lui « expliquer qu’il est absolument impossible de naviguer comme il le dit ». Aux tourments de l’administration française s’ajoutent les tracas de la douane égyptienne qui refuse de laisser embarquer le charbon à moins de lui payer un droit de 8 %. « Heureusement, il y avait à bord du charbon suffisant pour un court voyage, et le "Séphora" est parti de Suez le 14 [juillet] pour Hodeïdah directement, pour revenir de ce port à Djeddah et à Suez. Ce brusque départ et la suppression de l’escale aller de Djeddah, expliquent les responsables68, ont pour but de dérouter la concurrence du Lloyd autrichien [dont le service temporaire s’éternise]. Nous comptons que "Séphora" doit arriver à Hodeïdah avec quatre jours d’avance et enlever le fret pour Djeddah et Suez que l’Autrichien compte nous enlever. » Sans jamais être l’objet d’un exposé circonstancié, les menées du Lloyd autrichien et surtout les manœuvres de la
« Bruits de peste dans la mer Rouge et sur la côte d’Arabie » Hte Worms & Cie Port-Saïd, 9 septembre 1874 Le 9 septembre 1874, Port-Saïd alerte Paris : « Depuis près d’un mois, des bruits de peste dans la mer Rouge et sur la côte d’Arabie se sont répandus en Égypte et immédiatement le gouvernement a imposé une quarantaine de 21 jours à tous navires ayant touché à Djeddah. » Ces rumeurs « n’ont été inventées, croit-on généralement, que pour éloigner les vapeurs anglais à l’époque du pèlerinage et, lorsque les pèlerins seront à Suez en quantité suffisante, le gouvernement lèvera tout simplement la quarantaine pour favoriser les bateaux de la Khédivié, qui seront seuls pour transporter les pèlerins », exception faite de ceux originaires de l’Inde et de la Chine dont la venue est pour l’heure interdite à Djeddah et à Suez69. Le "Séphora" tombe sous le coup de cette mesure le 11 septembre, dans le port d’Elwigh70. « Il est probable, relève Port-Saïd, que nos bons amis de la Khédivié lui feront faire la quarantaine la plus longue possible71. » Le sarcasme n’atténue pas la dureté de la situation. « Persister à naviguer avec l’obligation d’avoir un équipage français et exposés aux effrayantes quarantaines qui nous menacent, conclut la succursale, c’est vouloir perdre beaucoup d’argent72. » L’idée de se « débarrasser du "Séphora" » germe dans les esprits.
69 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 17 septembre 1874. 70 Vraisemblablement Al Wajh sur la côte d’Arabie saoudite au nord de Yanbu. 71 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 11 septembre 1874. 72 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 17 septembre 1874.
67 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 1er août 1874. 68 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 15 juillet 1874.
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Salle d’hôpital du Lazaret de Tor – photo publiée dans Établissements quarantenaires, Dr René Briend, Société de publications égyptiennes – source : site ema.revues.org
La quarantaine se termine le 1er octobre73 ; le "Séphora" aura ainsi été retenu 21 jours alors que son capitaine a confirmé dès le 20 septembre « qu’il n’y [avait] aucune maladie à Hodeïdah pas plus qu’à Djeddah ». Le 4, le vapeur arrive à Suez et enregistre un nouveau record : 32 000 F de fret aller et retour ! « Mais tous les bénéfices et bien davantage [sont] dépensés par ces 21 jours de détention74. » Le steamer doit repartir le 10 ou le 11 avec « un fret de sortie comme jamais nous n’en avons eu de pareil ! s’enthousiasme la Maison d’Égypte75. Nous aurons plus de 300 tonnes de marchandises et probablement un bon nombre de pèlerins. » Les quarantaines ont eu, en effet, pour conséquence « d’éloigner beaucoup de vapeurs » – comme quoi, à tout malheur quelque chose est bon – et la succursale escompte bien faire le plein pendant plusieurs mois. Elle fonde ses espoirs sur le fait que « les bateaux anglais venant de l’Extrême-Orient, avec
les marchandises pour la mer Rouge, ne peuvent s’arrêter à Hodeïdah et Djeddah pour des parties de 10 à 50 tonneaux [et qu’]ils laissent ces petites quantités à Aden où [il n’y a plus qu’à] les récolter et [à] en faire un fret de retour suffisant pour charger le retour du "Séphora" ». L’opportunité est belle mais rien n’est permis tant que le problème de l’équipage n’est pas réglé. « Le gouvernement français nous impose des conditions impossibles » Lucien Lobosse, 10 octobre 1874 Le "Séphora" ne peut repartir sans le feu vert du viceconsul de France à Suez qui se montre « très observateur de la consigne » donnée par le ministère de la Marine. Et, même en admettant qu’il accepte d’expédier le vapeur « encore une ou deux fois aux anciennes conditions », la succursale sait pertinemment qu’elle ne pourra « faire traîner la chose bien longtemps ». Au reste le choix qui s’offre à elle est des plus limités. Il ne lui est pas permis de faire naviguer son vapeur et il ne lui est pas non plus possible de le vendre. Car tout acheteur – telle la Khédivié qui, selon les on-dit, aurait l’intention de reprendre le "Séphora" et la position Worms en mer Rouge – renoncera à ses intentions aussitôt connues « les difficultés faites par le ministre ».
73 Courriers d’Hte Worms & Cie Port-Saïd des 18, 21 septembre et 1er octobre 1874. 74 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 20 septembre 1874. 75 Courriers d’Hte Worms & Cie Port-Saïd des 1er et 8 octobre 1874.
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Que celui-ci s’entête à ignorer l’absolue impossibilité d’avoir un équipage français, et la seule alternative sera, « malgré tout le désir de faire connaître le pavillon [français] dans la mer Rouge, d’arborer soit le pavillon anglais, soit le pavillon de Jérusalem76 ». Dans ce bras de fer avec les pouvoirs publics, la succursale d’Égypte mise sur Hypolite Worms. Elle l’assaille de courriers, de télégrammes et de recommandations. Le 8 octobre : « Nous vous prions d’insister auprès de la Marine, non pas pour supprimer en notre faveur la loi relative aux équipages, mais pour nous donner un délai d’au moins six mois pour nous retourner. Dans cet intervalle, nous pourrons faire le nécessaire pour naviguer sous un pavillon autre que celui de France. Veuillez bien faire ressortir que le "Séphora" est le seul bâtiment français qui touche Djeddah et Hodeïdah et qu’il serait fâcheux de supprimer cette apparition mensuelle de notre pavillon dans ces ports où il est inconnu. » Le 9 octobre : « Voyez Affaires étrangères et Marine. Pressez réponse. "Séphora" entièrement chargé de marchandises et pèlerins. Nécessité absolue partir 13 courant. Conséquences désastreuses si autorisation refusée. » Le 10 octobre, Lucien Labosse, que la gravité de la situation a poussé à quitter Port-Saïd pour s’installer momentanément à Suez, avertit Hypolite Worms : « Si l’autorisation que demande le consul au ministre était refusée, ce serait un véritable désastre, car nous avons un complet chargement… et, parmi les marchandises, nous avons 300 tonnes données en transbordement par le "Timsah" de la British venant de l’Inde. Je ne peux pas croire que le ministre nous refusera, ce serait nous ruiner sans raison… » Et il termine avec un fatalisme teinté de menace : « Puisque le gouvernement français nous impose des conditions impossibles, il nous reste à changer notre pavillon. »
que les comptes imposent des décisions sans appel. Depuis des mois, en effet, la correspondance d’Égypte ressasse le même refrain. Annoncés d’abord comme « satisfaisants », « heureux », « remarquables » ou « prometteurs »… immanquablement, les résultats des voyages du "Séphora" se révèlent « décevants », « infructueux » et « catastrophiques ». Les recettes mirobolantes de 20 000, 18 000 ou 15 000 F comme les moins ambitieuses de 1 500 ou 1 000 F fondent au soleil. « Dès aujourd’hui, avoue Lucien Labosse le 11 octobre, j’entrevois de fortes pertes au prochain bilan. » Tandis qu’« une dernière concession » de la Marine permet au "Séphora", chargé d’« un très gros fret78 », de quitter Suez, une démarche est tentée « à Jérusalem pour emprunter ce pavillon79 ». La somme qu’il en coûterait est marginale : 240 F. Mais à quoi bon la payer « si le vapeur ne doit pas rester chez vous, se demande Paris. Il nous semble inutile et même préjudiciable de changer le pavillon. La Marine pourrait nous en savoir mauvais gré et même nous retirer sa fourniture. Il nous semble que le mieux à faire est de prendre une décision radicale et, si le "Séphora" doit revenir, c’est de le faire au plus vite80 ! » … le coup de grâce Si hésitations il y a, elles sont balayées au début novembre 1874 par l’annonce d’une nouvelle quarantaine. « Malgré les rapports de la commission sanitaire, qui affirment qu’il n’y a jamais eu de peste en Arabie, s’indigne Port-Saïd81, non seulement le gouvernement égyptien maintient la quarantaine mais encore nous sommes informés que de 21 jours, [elle] va être portée à 40 pour le retour du pèlerinage. » Plus de tergiversations ! « Nous sommes bien décidés, décrète la succursale, à renvoyer le "Séphora" en France ! » Jouant de toutes les malchances, le vapeur termine sa dernière tournée en mer Rouge par une avarie. L’accident survient entre Hodeïdah, où le navire a embarqué une assez forte quantité de marchandises, et Djeddah, dans la baie de Kamarân, par mer très grosse. En tanguant
Dernière semonce avant… Hors de question ! – répond Paris. « Si vous êtes arrivés à la conviction que vous ne pouvez pas utiliser ce steamer ni le faire naviguer sans perte, il faudra le renvoyer. Vous devrez le faire aller à Alexandrie prendre un chargement pour Le Havre ou Rouen77. » Le « si » équivaut à un “ puisque ” et le conditionnel à un impératif. C’est
78 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 16 octobre 1874. 79 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 26 octobre 1874. 80 Courrier d’Hte Worms & Cie Paris du 6 novembre 1874. 81 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 15 novembre 1874.
76 Courrier d’Hte Worms & Cie Port-Saïd du 1er octobre 1874. 77 Courrier à Hte Worms & Cie Port-Saïd du 11 octobre 1874.
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le navire touche un bas-fond. Déchargé complètement à Djeddah, il est entièrement vérifié et le trou dans une tôle réparé. « Après vérification de sa coque82 », il quitte définitivement Suez au début de décembre 1874. On projette de « l’expédier à Marseille avec un chargement de graines de coton, ce qui lui procurera un fret d’environ 9 000 F, à moins que le hasard [permette de] trouver un meilleur fret pour d’autres marchandises ». Mais “Az-zahr83”, pas plus cette fois que les précédentes, ne sourira au "Séphora". Le 14 décembre 1874, la succursale d’Égypte prévient Paris : « Impossible de trouver un fret quelconque. » Le vapeur est renvoyé en France les cales vides. Parti le 16 de Port-Saïd, il entre, le 31 décembre 1874, à 2 heures de l’après-midi, dans le port phocéen, d’où il repart dans la nuit du 18 au 19 janvier 1875 pour Bordeaux et Le Havre.
« L’affaire déplorable » du "Séphora" Hypolite Worms, 29 janvier 1875 La conclusion de cette épopée de dix-huit mois est tirée par Hypolite Worms, le 29 janvier 1875, dans une lettre qu’il adresse à Édouard Rosseeuw et Lucien Labosse : « J’étais loin de m’attendre à une catastrophe de l’importance qui résulte des comptes établis de concert avec vous. L’affaire "Séphora" est déplorable, ce steamer a perdu 150 000 F depuis son départ du Havre jusqu’au jour où vous l’avez renvoyé de Port-Saïd (ajouter le rapatriement de l’équipage, les réparations qui devront être faites à son arrivée...). Voilà ce que va me coûter cette belle conception de la navigation en mer Rouge qui devait, d’après vos calculs, donner des bénéfices magnifiques. Ce n’est pas tout. J’ai pu décider M. Mallet à le mettre sur la ligne de Bordeaux à Rouen. Je n’ai pu obtenir cette faveur qu’après de longs débats
Port-Saïd – bateaux stationnés dans le port par suite de l’échouage d’une drague – source : Gallica
82 Courriers d’Hte Worms & Cie Port-Saïd des 20 novembre et 5 décembre 1874. 83 Le “ dé ”, en arabe, origine du mot “ hasard ”.
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et seulement pour une année. » En fait Mallet se montrera plus conciliant : le "Séphora" assurera les liaisons régulières entre les ports girondin et normand jusqu’en 1881, date à laquelle la Maison Mallet sera absorbée par la Maison Worms. Par la suite le steamer sera affecté à la succursale de Bordeaux pour des navettes sur Pasagès, en Espagne. Vendu à une compagnie de Bilbao en mars 1894, il terminera sa carrière chez Worms après trentehuit années de bons et loyaux services. Édouard Rosseeuw assumera la codirection avec Lucien Labosse des établissements de Port-Saïd et de Suez jusqu’au 14 juillet 1876, date à laquelle son grand âge et sa santé l’amèneront à prendre sa retraite. Il décédera le 8 mars 187984. La Maison Worms, quant à elle, a continué à développer ses activités en Égypte : au commerce du charbon, elle a ajouté celui du pétrole et les opérations bancaires aux prestations pour les compagnies de navigation, prestations que Worms Services maritimes apporte toujours aujourd’hui. L’infortune du "Séphora" en mer Rouge est restée longtemps dans les mémoires. Peut-être pour rappeler que la vitalité d’une entreprise se mesure à l’aune de ses ambitions, et donc des paris qu’elle relève ou se fixe, fussent-ils récompensés ou manqués.
Également liée aux activités déployées par la Maison Worms en Égypte et en mer Rouge, la relation de Lucien Labosse avec Arthur Rimbaud est attestée par deux lettres conservées dans la correspondance du poète. Il se peut que le directeur de la succursale de Port-Saïd ait connu « l’homme aux semelles de vent » en 1880, lorsque celui-ci errait à la recherche d’un travail sur les rives du canal de Suez et dans les ports de Djeddah, Souakim, Massaouah et Hodeïdah. À moins que l’occasion ne lui en fût donnée quand Rimbaud devint, entre 1881 et 1885, l’employé, puis, le second d’Alfred Bardey, de la maison Mazeran, Vianney, Bardey & Cie, spécialisée dans le commerce du café à Aden (Yémen), et, plus aléatoirement, dans celui des peaux, de l’ivoire, des parfums… au Harar (Éthiopie). Le 15 novembre 1887, Labosse cite Rimbaud parmi les « hommes d’une grande valeur et d’une grande honorabilité qui représentent la France au Choa ». Également connu sous le nom de Shewa, ce royaume abyssin est le fief du négus Menelik II, futur empereur d’Éthiopie, avec lequel Rimbaud a conclu, fin 1885, avec l’aval de la France, un contrat de vente d’armes et de munitions. Le 22 avril 1888, tandis que Rimbaud, en route pour Harar où il a l’intention d’ouvrir son propre comptoir, vient de quitter Zeliah, Lucien Labosse, qui occupe la fonction de consul de France par intérim dans ce port somalien situé au sud-est de Djibouti, l’assure que « tous ont gardé un bon souvenir » de son passage. Arthur Rimbaud est décédé à Marseille le 10 novembre 1891, à l’âge de 37 ans.
84 En février 1898, le journal Le Constitutionnel annoncera « la vente de la flotte de la Khédivié avec tout le matériel, les docks, ateliers, terrains et dépendances pour la somme de 150 000 livres égyptiennes ». « Les anciens navires, précisera l’article, navigueront désormais sous pavillon britannique. » L’information sera reprise dans un article intitulé « La pénétration anglaise en Égypte », paru en janvier 1901 dans la revue Questions diplomatiques et coloniales : « La Khédivié, la seule compagnie de navigation égyptienne, qui portait le titre officiel d’Administration des paquebots-poste Khédivié, est devenue depuis 1898 une compagnie anglaise, la Khedivial Mail Line, par suite d’une opération plus que douteuse. On a vendu à un Anglais pour la somme dérisoire de 150 000 livres cette compagnie tout entière, qui était fort bien outillée et qui possédait de très beaux paquebots dont plusieurs valaient presque chacun le prix total de la vente ! À qui incombent les responsabilités d’un marché que l’on a fait échapper à la publicité et aux garanties de l’adjudication et qui a été conclu subrepticement et secrètement comme une mauvaise action ? » La question reste posée.
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