Articles & entretiens

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Articles et entretiens revue PASTEL, COMDT-Conservatoire Occitan

par Alem Alquier

I. de septembre 2003 Ă octobre 2011


Ceci est un recueil d’articles de la revue Pastel, publication du COMDT ( Centre Occitan des Musiques et Danses Traditionnelles – Midi-Pyrénées – Conservatoire Occitan ) de septembre 2003 à octobre 2011. Cette revue est devenue entièrement numérique depuis mai 2012 : www.pastel-revue-musique.org.

• La rubrique De luènh, d’aicí (de loin, d’ici en occitan) a été créée en septembre 2003 et est consacrée à des artistes issus d’autres traditions, vivant et pratiquant à côté de nous. Elle prend le plus souvent la forme d’entretiens. • La facture instrumentale est une question essentielle dans le domaine des musiques traditionnelles ; rencontre avec quelques acteurs de cette sphère.

Je suis aussi graphiste et je travaille également sur du documentaire avec Les Zooms Verts, collectif de production cinématographique sur Toulouse. Musicalement je fais partie de Gadalzen Alem Alquier www.alemalquier.net

janvier 2013


sommaire De luènh, d’aicí Azadî, un Kurdistan en Midi-Pyrénées Ümit Ceyhan : duygu & fusion Salvador Paterna : « Il n’y a qu’une seule musique » Fouad Didi Patrick Mac Cionnaith : “Good craic!” (en collaboration avec J. Fournel) Nikolas Syros, le rebetiko en héritage (en collaboration avec P.-M. Blaja) Lakhdar Hanou, fusionneur d’identités Voyages dans la ville double (petit carnet de notes d’Istanbul)

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Facture instrumentale le bağ lama, un être vivant Marc Serafini, inventeur Comment Darwin mit fin à la guerre des boutons La prose du Transpyrénéen Robert Matta, le courant évolutionniste

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transversales Une vague de ciné-concerts : nouvelle forme ou effet de mode ?

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création Soliloque, désordres & singularités ordinaires Triporteur Sonata : Jean-François Vrod, l’interrogation du lieu

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histoire de… Les pionniers du folk (en collaboration avec X. Vidal)

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au concert Martin Hayes & Dennis Cahill

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Pastel n°52 · septembre 2003

Deux frères, exilés en France, sont à la base d’un groupe de musique vivante inédite à Toulouse. Rencontre avec l’ensemble du groupe.

Azadî photo Missbam

Alem Alquier: Jouez-vous uniquement de la musique kurde? Yüksel Akyüz: Nous jouons quatre-vingt pour cent de musique du Kurdistan du nord (grand Kurdistan), mais les instruments que nous jouons, on les retrouve dans le reste de l’Anatolie bien sûr, mais aussi en Grèce ou en Arménie. Il faut souligner que Attatürk a pris des morceaux du répertoire kurde, les a traduits, adaptés, et en a fait des morceaux du répertoire turc! Le problème s’est aussi posé avec le répertoire arménien… Peut-on parler de musique kurde d’Aantolie? Pierre Blanchut: La musique kurde est au carrefour des musiques arabe, turque, persane, azérie… Beaucoup de rythmes, par exemple, sont communs à toutes ces cultures. Notre répertoire, qui est celui de Yüksel et d’Erdal à la base, est effectivement celui d’Anatolie, mais avec notre instrumentation (comme le santour, qui est persan), on arrive à une couleur qui est parfois plus «à l’Est». En Occident, et en France en particulier, le public non averti ne fait pas a priori de différence entre toutes ces musiques dites «orientales». Pour schématiser, c’est un ensemble compact qualifié de «musique arabe». Pourriez-vous spécifier votre identité musicale? P. B.: Il y a déjà un problème ene amont, c’est que la plupart des gens ne savent pas où se trouve le Kurdistan, l’Iran… Ça fait partie d’un monde extraeuropéen qui est très flou… Et pour la musique, c’est encore plus compliqué, parce qu’effectivement dès qu’il y a des «quarts de ton», dès que ça sonne

Azadî :

«faux», on pense «musique arabe»! Chacune de ces musiques a sa spécificité, mais elles obéissent à un système qui leur est commun, à savoir le système des maqâm1, ou dastgâh pour la musique perse, qu’on pourrait traduire (rapidement) par «modes»… Ce sont des musiques modales. Ces modes comportent souvent des intervalles situés entre le demi-ton et le ton, ce qui donne à cette musique son ethos et sa couleur particuliers. La musique orientale se décline également en musique savante et musique populaire. Beaucoup de de points communs, donc, mais des répertoires et des fonctions bien différents. La musique que nous pratiquons avec Azadî n’est pas de la musique savante. C’est de la musique «trad», en quelque sorte. Y. A.: Une spécificité de la musique kurde d’Anatolie, c’est le dengbej. C’est très important: c’est une tradition orale, qui nous vient des montagnes. Les chanteurs racontent des événements (la guerre, ou des choses plus personnelles…) P. B.: Ce sont des «bardes», des chanteurs itinérants… Y. A.: Il y a aussi la musique «folklorique», très rythmée, et très présente chez nous. Mais cette musique des montagnes, le dengbej, est un chant intérieur, avec beaucoup de sentiment. Quand j’étais en Turquie, nous avions monté un groupe de musique moderne avec des amis (batterie, guitares, synthétiseur…) mais depuis que je suis en France, c’est important pour moi de jouer cette musique traditionnelle, que je juge plus «authentique»…

“Back to the roots!” Y. A.: C’est un peu ça… Chantez-vous des auteurs récents? Les textes sont-ils politiques? Y. A.: Pas seulement: nous avons un morcau d’un auteur du XVIe siècle, Ay Dîlberê, qui parle d’amour, mais il y a aussi Welat, qui est contemporain, et qui raconte effectivement le génocide commis par Attatürk en 1938 dans la région de Dersim, peuplée par les Alevi, où environ cinquante mille Kurdes ont été exterminés. Mais nous jouons également un morceau de deng-

1. Le maqâm est le système modal commun aux musiques arabe, persane,

apparaître des points de repère, le tout évoquant un sentiment. Il existe bien

turque… L’échelle musicale évolue selon une structure mélodique faisant

sûr de nombreux maqâms, et l’improvisation (taqsim) y est importante.

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de de luènh, luènh, d’aicí d’aicí

un Kurdistan en Midi-Pyrénées entretien réalisé par Alem Alquier

bej du Kurdistan irakien… À ce propos, je peux citer un auteur emblématique: Kawîs Axa, qui est né au Kurdistan Nord, mais qui a émigré en Irak. À travers lui, on peut dire que c’est le peuple kurde dans son ensemble qui chante… C’est inimaginable pour vous, mais on peut dire que ce peuple est un peuple de réfugiés dans son propre pays! J’ai moi-même des parents au Kurdistan du sud, que je ne connais pas. Alors généralement et de manière très logique, la musique s’en ressent… Mais grâce à toutes ces cultures (turque, arabe, perse, etc.) on peut dire aussi que nous sommes très riches! À ce propos, le daf2 qui est utilisé par les derviches (donc pour une fonction mystique) partout dans ces pays, trouve son origine en Mésopotamie. P. B.: Les textes peuvent être politiques, mais aussi le nom du groupe «Azadî», qui signifie «liberté». Je pense que tout le monde aime bien ce mot! La sonorité nous plaît, et puis le sens paraît évident pour les Kurdes… C’est le même mot qu’en iranien, et dans toutes les villes d’Iran, il y a une «rue Azadî», c’est un peu la méthode Coué… [rires] Erdal, tu chantais déjà en Turquie, comme ton frère? Eral. Akyuz: Oui, dans un groupe à Izmir, au sein d’une association culturelle, nous jouions pour des familles défavorisées, pour des mariages, par exemple. Quelles sont les différences que vous avez rencontrées dans la pratique de la musique entre votre pays et ici? Y. A.: Là-bas, tu chantes avec le peuple, au milieu du peuple, et c’est magnifique. Imagine cinq cents personnes qui dansent en même temps dans un mariage… Ici tu joues dans des concerts pour un public qui ne connaît pas cette musique, mais qui est plus réceptif. C’est très différent. D’autre part, ici nous n’avons pas de problème pour trouver des sonos, des studios, de la technique en général… Quelle est votre formation musicale? Y. A.: C’est la tradition orale! J’entendais ma mère chanter, j’ai reproduit, etc. Mais je joue du bağlama depuis que je suis en France. E. A.: La tradition pour moi aussi, mais je suis moins expérimenté que mon frère… Judith Lorach: J’ai fait le conservatoire en piano. Je pratique le chant classique, et par ailleurs, la musique arabo-andalouse depuis cinq ans.En ce qui concerne la musique kurde, c’est

Yüksel qui m’apprend leur répertoire. Ce sont des enseignements très différents… P. B.: J’ai une formation classique puis j’ai appris la musique persane depuis pas mal d’années, avec le zarb, puis plus récemment avec le santour. Pierre et Judith, quelle a été votre motivation pour pratiquer ce genre de musique? J. L.: Pour moi c’est un coup de cœur très spontané, quand j’ai entendu Yüksel pour la première fois. P. B.: Pour moi c’est pareil, j’ai été véritablement séduit… Il faut dire que ça fait quand même partie de nos goûts à la base, mais ce que j’aime bien chez Erdal et Yüksel, c’est qu’ils sont vraiment authentiques dans ce qu’ils proposent sur scène. Rien n’est artificiel, ils sont entiers. Ça peut poser parfois quelques problèmes en répétition: pour jouer ensemble nous essayons de «cadrer», car nous sommes condammnés à une certaine rationalité pour rentrer là-dedans, ce qui fait qu’on peut être «chiants» avec eux… J. L.: Cela dit, à Istanbul, j’ai vu des Kurdes en répétition: ils sont pires que nous! Ils peuvent discuter trois heures sur un arrangement! P. B.: Ce que j’apprécie dans ce groupe, c’est qu’il y a déjà une expression, une musicalité dès le départ (ce qui est le plus difficile à trouver en général). On pourrait dire qu’ils offrent une expression «clé en main»! Et ce n’est pas souvent qu’on rencontre ça…

Azadî: Yüksel Akyüz: chant, ba lama Erdal Akyüz: chant, daf Judith Lorach: chant Pierre Blanchut: zarb, daf, santour Album en préparation, sortie prévue en avril 2004 Concet au Bijou (Toulouse) les 5 & 6 février 2004 Concert au Mans le 2 avril 2004 Concert à La Mounède (Toulouse) le 30 avril 2004 Festival de Sylvanès (Aveyron) en été 2004 http://idaza.free.fr idaza@free.fr

2. Le daf est une percussion de la famille des bendirs.

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de luènh, d’aicí

Ümit Ceyhan : Ümit Ceyhan est originaire d’Arménie et du Daghestan. Il réside à Toulouse depuis peu. Jeune chanteur, polyinstrumentiste déjà très expérimenté, luthier, il a préparé en automne 2003 un album solo au style très personnel, et cependant fortement influencé par les différentes cultures migrantes de Turquie qu’on peut croiser quotidiennement à Istanbul, où je l’ai rencontré pour la première fois.

Alem Alquier : Comment peut-on définir la musique que tu pratiques ? Ümit Ceyhan : Peut-être pourrait-on la résumer par le mot kopuz2 ou bağlama : en fait il s’agit d’un instrument à cordes, très répandu en Anatolie, dont l’origine remonte à l’Asie Centrale. Dès le XIIe siècle, cet instrument a subi des transformations (son nom, l’accordage…). Mais aujourd’hui il permet de nombreuses techniques, notamment par la grande variété de sa « famille », grâce à la lutherie. On peut même jouer du flamenco avec ! Je sais que tu côtoies de nombreux genres de musique d’Anatolie, en as-tu un que tu mettrais en évidence ? Question embarrassante… Je ne crois pas : la musique kurde, les musiques traditionnelles turque, arménienne… Tout m’intéresse. J’ai même envie de m’initier à la musique tzigane3… Bien que je ressente plus avec la musique kurde une authenticité, proche de ce qu’on ressent au contact de la musique soufie. La musique kurde est multiple : on s’en sert d’une part pour la danse, mais il y a aussi le dengbej, musique authentiquement kurde, qui est une improvisation exclusivement à la voix, et dont la source se trouve dans le milieu rural. Par des histoires chantées, le dengbej exprime l’amour, la vie en général, quelquefois avec des accents polémiques. On pourrait comparer sans doute ce genre avec l’art de vos troubadours occitans, dans l’esprit, mais je ne connais pas assez les troubadours. Ce qui est sûr, c’est que les chanteurs de dengbej envoient par le chant des messages qu’ils ne peuvent pas envoyer autrement, à cause de la censure, par exemple. Je dois absolument citer Derweșe Ewde (XIIe siècle), Echmede Xani (XVIIe siècle), ou encore șakiro (contemporain), tous de grands poètes et philosophes, des références dans cet art. Et les gens qui chantent le dengbej aujourd’hui ont une voix incroyable, qu’ils maîtrisent à la perfection. Mais c’est un chant que je ne pratique pas, et je suis à peu près sûr que je ne le prati-

querai jamais, tout simplement pour des raisons physiques. Je me sens plus adapté pour le chant traditionnel turc ! Mais pour en revenir aux musiques kurdes, on trouve aussi, mais moins répandu, les lori, sortes d’élégies chantées et improvisées, lors de funérailles. Y a-t-il une musique « classique » que tu joues avec le kopuz ? Oui ! le deyiș ! C’est la musique des Alevi. Ça se joue sans plectre, avec les doigts. La philosophie alevi est issue de l’islam, comme le soufisme, et sa musique se pratique d’habitude lors de cérémonies, de rituels qui mènent souvent à la transe… J’aime beaucoup cette musique : elle est complexe, poétique… et séculaire. Elle fait appel à la philosophie… C’est une musique savante, normative : les commas et les cellules rythmiques y sont très codifiés… Pour les Alevi la musique c’est la vie ! Je suis même persuadé que c’est l’origine de la musique turque en général. Tu es d’origine arménienne. La musique arménienne, j’imagine, fait partie de ta vie ? Bien sûr, mais à l’heure actuelle je serais bien incapable de dire « je préfère telle ou telle musique arménienne, kurde… » En fait je les aime toutes également. Toutes m’ont « adopté » ! Ma patrie est la musique. Mais d’un point de vue purement technique, je suis sûr de mon fait quant aux musiques kurde et turque, car j’ai suivi des formations pour ça. Ce que je ne peux pas dire de la musique arménienne, j’y ai encore des lacunes. As-tu un maître, ou plusieurs ? Je peux dire sans hésiter que l’ensemble du dengbej est mon « maître » ! Mais du côté turc, je peux citer aussi mon « père spirituel » : Erkan Oǧur. C’est un immense artiste, il joue de la guitare fretless, de la guitare électroacoustique (fretless également), du kopuz, du oud, etc. S’il n’a pas exac-

1. Désolé, hormis «sentiment», «duygu» ne peut se traduire en bon français

Europe occidentale sous le nom de saz. Mais le mot «saz»en turc signifie

que par feeling…

instrument de musique en général.

2. Autre appellation: «homuz»… mais nous connaissons l’instrument en

3. Il s’agit bien sûr de la musique tzigane d’Istanbul.

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Pastel n°52 · septembre 2003

duygu & fusion 1

entretien réalisé par Alem Alquier

tement été mon professeur, je le porte très haut dans mon cœur. J’ai entendu dire qu’il donnerait peut-être un concert sur Toulouse, prochaînement. Parfait ! Parfait ! Tu joues du oud, de la guitare, du bağlama… mais aussi de certains instruments à vent, comme le mey, le duduk… Exprimes-tu des choses avec les anches que tu ne pourrais pas exprimer avec des cordes ou à la voix? Je ne m’arrête pas à l’instrument : quand je joue du mey, c’est comme si je jouais du oud, etc. Je ne me représente pas un instrument quand je fais de la musique. J’aimerais dire qu’en général je joue du duygu1…! Pour un joueur de quantité d’instruments, et pour un luthier, de surcroît, l’instrument, paradoxalement, est secondaire… Par exemple (il montre un de ses instruments) ceci porte un sentiment (duygu) en soi, mais ce qui est important, c’est ce que tu arrives à trouver et comment développer ce feeling quand tu en joues. À partir de là, je crois que « bien jouer » ou « mal jouer » est relégué au second plan… Quelquefois, quand je travaille sur des compositions, j’écris des phrases, et au bout de quelques mesures, je détruis mon travail. Quand j’en suis là, ça signifie que ce que j’ai créé m’appartient, et que je suis sûr de le retrouver plus tard, comme du vin vieux ! À ce stade de ton parcours, penses-tu avoir beaucoup de choses à apprendre? Bien sûr ! Mais je m’aperçois que j’ai différents feelings : arménien, kurde, etc. Récemment j’ai rejoint un ensemble de chant byzantin sur Toulouse. C’est passionnant, mais j’ai parfois du mal avec la rectitude de ces préceptes musicaux, le phrasé, etc. Je ne suis pas un puriste. Je pourrais dire que je préfère la fusion, la liberté… Ne le vis-tu pas comme une contradiction? On pourrait croire qu’il

est incompatible d’être un spécialiste du deyiș, très codifié, et en même temps de préférer la fusion… C’est vrai, mais je voudrais préciser que la « fusion » dont je parle n’est pas un simple collage ou une accumulation : la notion d’esthétique est absolument primordiale ! Prenons le système des maqâms, par exemple le kürdili hijazkar4 : je le considère comme un chemin à parcourir, avec ses méandres, ses rencontres… Grâce au maqâm, je sors de la Règle, justement ! Je mets cet outil au service de la « fusion ». Un peu comme le jazz modal, rappelant finalement le dengbej, qui est une improvisation… La différence étant que les chanteurs de dengbej ont le maqâm ancré dans l’oreille, de manière spontanée… C’est de la création pure. Mais pour moi, le principal moteur de la musique est le duygu. Il n’est pas important d’être un virtuose, sans cette base.

Album en préparation, sortie prévue début 2004 Disque compact « Sir » (5 titres) disponible chez jannhewi@hotmail.com

4. L’un des deux maqâms typiquement kurdes.

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Ümit Ceyhan croquis A. Alquier


Salvador Paterna

photo Virginia Cruz

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de de luènh, luènh, d’aicí d’aicí

Pastel n°54 · septembre 2004

entretien réalisé

Salvador

Paterna

par Alem Alquier

« Il n’y a qu’une seule musique… »

S

alvador Paterna est originaire de Cartagena (province de Murcia). Enfant de l’émigration, il passe sa petite enfance à Casseneuil (Lot & Garonne), puis ses parents déménagent une seconde fois pour s’installer à Toulouse… Par cette «fabuleuse» décision de s’installer dans la ville rose, Salvador a grandi dans la fibre des jeunes de sa génération qui se «cherchaient», comme lui, imprégnés d’une double culture. Il a joué avec Bernardo Sandoval, Sege Lopez, Antonio Ruiz, Julia Miguenez, Vicente Pradal, Isabelle Soler, mais aussi avec des musiciens et artistes étrangers au flamenco. À dix-neuf ans, il s’installe à Madrid pour deux années, puis Barcelone, puis referme la boucle en revisitant Toulouse… Il crée peu à peu son propre langage, à partir d’expériences toutes plus riches les unes que les autres. Il est intarissable sur des sujets aussi variés que le monde gitan, la dictature franquiste, la Movida, l’amitié entre les peuples, Paco de Lucia, la polémique autour de la tauromachie, l’enfant-roi, etc. Tout est lié pour lui, et après quatorze cafés et deux paquets de cigarettes… nous avons fini par parler de musique.

A.A. : Tu es « guitariste et luthiste flamenco ». Viens-tu d’une famille où l’on pratique la guitare ? S. P. : Ma famille n’avait pas la fibre musicienne à proprement parler. Mes parents ne m’ont jamais poussé à étudier l’instrument, mais ils m’ont épaulé et ont respecté mes choix et ma passion. Je peux dire qu’ils ont contribué en quelque sorte à m’aiguiser les tympans et à me faire indirectement aimer la musique… Tous les week-ends ma famille se réunissait autour d’une paella dominicale, et à la fin du repas ou à l’apéro mes oncles, mes tantes avec mes parents et leurs amis présents se réunissaient systématiquement en chorale pour chanter des chansons mexicaines de Mariachis, à plusieurs voix… Ces réunions familiales m’ont assurément influencé, mais le personnage le plus déterminant pour moi fut un nommé Anselmo Flores, un ami de mes parents, lui aussi présent lors de ces réunions. Il

était maçon, comme mon père. On se voyait tous les dimanches ; j’ai aussi des souvenirs d’enfance où je me retrouve sur des chantiers, où les femmes faisaient à manger sur des feux de bois, et il y avait toujours une guitare qui traînait. Mon enfance s’est beaucoup résumée à écouter cet homme chanter les malagueñas, les fandango, tous les styles de Malaga. Ici on connaît le fandango comme danse basque. Quel rapport y a-t-il avec le flamenco ? C’est le même mot pour exprimer deux choses différentes. Le fandango dans le flamenco est une forme chantée de couplets « phare », qui est interprété sous des formes différentes dans des styles différents, qui n’ont rien à voir au niveau du tempérament les uns avec les autres. Mais ce qui les lie, c’est la forme fandanguera de les chanter.

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Finalement, le flamenco est une question de styles… Le flamenco est une forme d’expression liée à la vie, une poésie populaire. On peut tout mettre dedans. C’est effectivement un ensemble de styles qui se sont développés au fil des générations, tout en gardant un fonds propre et particulier à chacun. Chaque style expose une philosophie populaire, la vie d’une corporation, un art de vivre, une joie ou une peine intime, et la façon dont elle est exposée respecte une structure rythmique, et tonale, autrement dit un parcours de tons en fonction des styles… Il y a un ton de base, on passe par des accords intermédiaires, pour arriver à un accord de « chute », etc. En bref, c’est comparable à une histoire, comme le blues… Dans le jazz, les morceaux sont des standards musicaux écrits et chantés avec une « plage » qui permet aux musiciens de s’exprimer dans un second temps lors de « chorus »… Dans le flamenco, les standards sont des styles et des tempéraments créés et construits au fil des interprétations de chacun. Ces styles ou ses formes d’interprétations issues de grandes figures du flamenco ont traversé le temps parce qu’elles ont été adoptées de génération en génération de flamencos qui à leur tour les perpétuent en leur donnant leur propre personnalité. L’interprète est seul maître de son expression et de sa personnalisation du style, seuls comptent sa connaissance et son engagement dans son expression. À partir de ces structures, tout est possible. De grands artistes s’expriment dans le flamenco, comme de grands musiciens ou des plasticiens peuvent s’exprimer dans d’autres genres, mais il reste ouvert à l’inventivité de n’importe quel artiste dans la vie. C’est cette poésie populaire qui fait qu’on rencontre tel ou tel chanteur qui parle par exemple d’une anecdote racontée au café, ou d’une bonne bouffe, etc. Le quotidien immédiat mais en maîtrisant les structures des différents styles. C’est cette expression individuelle d’une émotion intériorisée qui lie tout le monde, mais avec connaissance de ces structures. Le chant tient apparemment une place prépondérante… Dans l’arbre généalogique du flamenco, le tronc est constitué principalement de chants a cappella. Au tout début, le flamenco n’était qu’une expression orale dans laquelle la

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guitare intervenait très succintement. Les instruments que l’on connaît aujourd’hui dans le flamenco ne sont intervenus que très récemment et la guitare ne s’est révélée qu’au début du XXe siècle. Tout a pris forme dans les années 1920 grâce à Manuel de Falla et à son compère Federico Garcia Lorca… Ensemble, ils ont été les premiers à collecter et à recenser les chanteurs et les instrumentistes en créant les premiers festivals et, dans la continuité, d’autres ont suivi… La transmission orale dans les traditions culturelles andalouses et gitanes a fait le reste… Comme pour toute tradition, finalement ; n’est-ce pas le même phénomène qui existe partout, plus ou moins ? Oui, je pense… Tel chanteur a exprimé pour la première fois une solea de Triana devant un auditoire qui ne connaissait que la solea de Cordoue, et aussitôt un autre chanteur dans le public va adopter cette forme d’interprétation et donc enrichir son « vocabulaire ». Puis ça fait boule de neige car tout un peuple, au final, s’est approprié la naissance d’un style. Et ça, ce n’est absolument pas intellectuel. Au contraire c’est très viscéral et, à l’aboutissement, magique… Et je repense toujours à ce fameux Anselmo, simple aficionado, qui lui, avec juste sa condition de maçon, avec ses doigts rognés par le ciment… sans être un monstre de guitare, il exprimait sa culture à sa façon et réveillait en toi des émotions… C’est ça en fait le flamenco… Ce sont les aficionados qui le perpétuent au quotidien, non pas seulement l’artiste sur scène. Les artistes (professionnels) apportent tout de même une esthétique… Les artistes « stylisent », ou subliment cet art à leur manière, tout en respectant les structures que les aficionados, le « peuple flamenco » perpétuent. Ils « parlent » et « phrasent » sur un langage qui existe déjà. C’est ça : ils le stylisent. Mais la magie de faire rêver n’appartient pas seulement aux artistes dits « professionnels »… Des foules d’aficionados peuvent faire rêver…


Salvador Paterna

Tu as passé deux ans dans une école de flamenco à Madrid, et tu as été « adopté » par une famille gitane, on pourrait croire que tu as une culture exclusivement flamenca, mais tu es aussi ouvert à d’autres genres… jusqu’au théâtre ! C’est le paradoxe que j’ai mis longtemps à comprendre : j’ai souffert un temps de ma double culture, car en Espagne j’étais Français, et en France Espagnol, avec les réactions de rejet de part et d’autre que cet état peut impliquer. Puis, par la suite, j’ai réalisé que c’était un super avantage pour la compréhension de ces deux mondes en m’extrayant de l’un ou de l’autre avec aisance. J’ai vécu aussi une énorme pression dans cet apprentissage qui demande une exigence très forte, celle de ne pas avoir droit à l’erreur, ni de casser le feeling… L’essentiel, c’est de garder et de contenir l’énergie… Quant à l’accueil dans cette famille gitane, ça a été extraordinaire (peut-être parce que j’étais déjà guitariste) mais je sais qu’une des « clés » pour être accepté est d’adopter une attitude sans ambiguïté : soit tu t’exprimes, et, dans ce cas, c’est pour dire quelque chose, soit tu ne t’exprimes pas du tout. Mais les deux sont valables. Un bon auditeur permet à l’autre de s’ouvrir à son Art… Un personnage comme Paco de Lucia te fait comprendre non seulement qu’il n’y a pas de barrières dans la musicalité du flamenco, comme ces gitans qui m’ont accueilli, mais en plus qu’il n’y a pas que le flamenco dans la vie, qu’il y a aussi toutes les autres musiques. Je pense en fait qu’il n’y a qu’une musique dans le monde et le flamenco en est une variation parce qu’il est devenu aujourd’hui un art universel. Et c’est justement en côtoyant des gens fabuleux dans le théâtre par exemple que j’ai pu comprendre comment savoir être, commeent me comporter, marcher, parler… Des choses finalement déjà inscrites dans le flamenco… Quand j’ai fait mes débuts à Toulouse, je me suis aperçu que cette ville était le carrefour d’une multitude de cultures. J’ai eu la chance de côtoyer le milieu du cirque, du théâtre, des musiciens issus du blues, du rythm and blues, du funk, du jazz, du jazz-rock, de la musique africaine, gitane, latinoaméricaine, contemporaine… C’était le même partage, la même écoute. On se considérait tous aussi bien les uns que les autres, comme une seule et même famille… Aujourd’hui, Media Luna est une rencontre entre musiciens venus d’horizons aussi divers tels que Lakhdar Hanou, Aldo

Guinart, Cecilia Briavoine, Claire Menguy… Quelle est la genèse de ce collectif ? Au départ j’ai créé ce qui était pour moi un nouveau répertoire solo pour guitare et luth arabe. Par la suite j’ai eu le bonheur de rencontrer la violoncelliste montpellieraine Claire Menguy… J’ai pu ainsi (presque) réaliser un vieux fantasme, qui était de vivre cet instrument qui me passionne (si je n’avais pas fair de guitare, je me serais sûrement mis au violoncelle)… Je me suis « payé » ce bonheur en étant proche de cet instrument au point de l’éprouver comme si je le jouais. Il m’est arrivé de l’écouter sous tous les angles, de face, sur les côtés, proche de la caisse, de la volute, etc. Je mettais même ma tête au niveau de l’angle d’écoute de Claire, proche de la tête… Durant trois années, nous avons réalisé un travail colossal, ensemble, pour la formation de Claire à mon répertoire et au flamenco qu’elle avait déjà abordé dans ses études, autant que pour notre création commune. Claire est devenue (malgré elle et malgré moi) une muse qui a stimulé mon inspiration et mon esprit pour concevoir ce répertoire en duo. Finalement « mon solo » s’était métamorphosé en « notre duo »… Malheureusement, on n’a pas tourné comme on aurait voulu, et à force d’essoufflement dû au temps et aux distances, la réalité qui motivait notre duo n’était plus d’actualité et nous avons décidé d’arrêter notre collaboration en avril 2003… De plus Claire se réalisait au sein d’un trio à cordes, aux côtés de deux amies et complices musiciennes, qui lu demandait de retenir une concentration totale1… Mais un collectif est né… … Et un champ musical immense ! Ce duo m’a permis d’acquérir une personnalité et un répertoire, de concevoir que je pouvais ouvrir ce répertoire à d’autres personnalités artistiques. Aux côtés de Claire Menguy, j’ai pu réunir tour à tour des musiciens tels que Lakhdar Hanou, Chouraïb Ezzerki, Cecilia Briavoine, Diego Deleria, Justo Eleria, Jose Antonio Deleria, Aldo Guinart, Pepe Martinez, Eraldo Gomes Miranda, Jose Montealegre, la danseuse Cathia Poza… Quand on a joué au Mirail, par exemple, c’était un autre fantasme réalisé : faire comprendre aux petits Arabes et aux petits Gitans que c’était des conneries que de se

1. Il s’agit du Trio Zéphyr.

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de de luènh, luènh, d’aicí d’aicí


battre entre communautés, simplement en réunissant sur scène un chanteur gitan et un chanteur marocain dialoguant chacun dans sa langue d’origine, mais sur des textes et des fonds musicaux communs… Après toutes ces expériences, en juin dernier, j’ai reconsidéré mon actualité en prenant un peu de distance, en créant un concert spetacle solo… J’ai été un peu « vampire » par rapport à tout ce beau monde : ça m’a beaucoup inspiré pour concevoir et construire ce solo… J’ai également créé un trio aux côtés du chanteur gitan Diego Deleria et son fils percussionniste Antonio Deleria… Ce solo, c’est quoi, au juste ? C’est aussi bien un récital qu’un vrai spectacle. La notion forte de ce spectacle est la sobriété mesurée au service d’une perpétuelle asymétrie dans l’écriture des éclairages… Une subtile scénographie de mises en situatons, avec plusieurs postes dans lesquels je joue de la guitare flamenca, classique, du luth arabe, je chante, je danse… Je me fais même un « bœuf » percussion solo, le tout avec simplement deux micros, un statique pour le luth et la guitare, et un autre, dynamique, par terre pour la percussion des pieds… Et ce solo s’appelle… Media Luna. Tu as quand même une particularité, il me semble, par rapport aux autres guitaristes flamencos : c’est que tu joues aussi du luth arabe (oud). Ça aussi, c’est magique ! C’est une rencontre de hasard, il y a une quinzaine d’années, qui m’a permis de jouer du oud et je l’ai exploré comme un guitariste, finalement, sans me poser de questions. Il fut un temps où je jouais avec le guitariste Antonio Ruiz « Kiko ». Ce musicien m’a beaucoup apporté au niveau de l’inspiration. À la suite d’un accident d’enfance (à la main gauche), la guitare lui a servi de support de rééducation de sa main et par adaptation, il s’est créé une personnalité de jeu remarquable. Il avait un jeu mélodique dans les basses, frappé par le pouce, très intéressant. Alors, connaissant bien son jeu, ça m’a inspiré pour monter les cordes de mon luth de façon à ce que ses trois basses correspondent à mes trois

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aiguës. Mon but fut dès lors de communiquer avec lui dans un principe d’unisson mais à l’octave supérieure… Nous étions liés par le « compas », qui est léquivalent en flamenco de la « pulse » ou du swing, de la mesure flamenca. Le système d’accordage que j’ai créé a fait le reste… Au fil de mes expériences de partage avec d’autres musiciens, j’ai pu construire des mélodies et des boucles (l’équivalent des riffs) et finalement composer des morceaux. Et tu as inventé un style ! Oui, je le crois, depuis peu ! Jusqu’à présent le luth était juste utilisé comme un instrument d’agrément dans le flamenco. Moi je l’utilise comme un vrai moyen d’expression. À tel point – ce qui m’a touché – qu’un jeune guitariste de Nîmes m’a demandé la permission de jouer un morceau de lui qui était directement inspiré d’un de mes thèmes… Il m’a joué son morceau que j’ai trouvé magnifique… Je lui ai donné ma bénédiction… Nous sommes devenus amis… Tu vois, je fais même école ! Le luth n’a jamais été pour moi un choix commercial ou autre… Encore une fois, je tiens à le dire, même si je suis conscient de ma spécificité, ma technique de luth est très personnelle… Je le joue comme un guitariste, il m’inspire, il s’adapte à ma musicalité sans problèmes, mais mon jeu est incomparable à celui des luthiste arabes, qui ont un jeu complètement différent. Eux pratiquent une vraie discipline, une culture aussi riche et spécifique que le flamenco.


Salvador Paterna

Tu travailles aussi avec Terras des Ponent. Ça, c’est de la musique occitane, si je ne m’abuse ? Tu as entretenu très tôt des relations avec la musique de ta « terre d’accueil » ? Effectivement, à mes débuts dans les années soixante-dix, Renat Jurié, par exemple, a été très sympa avec moi pour m’encourager en me laissant répéter dans les salles du Conservatoire Occitan. Quant à Terras des Ponent, je l’ai vécu au départ comme un collectif de recherche, pourrait-on dire, qui se voulait très ancré dans la tradition. Je salue Guillaume Lopez au passage, qui est le créateur de ce groupe, car grâce à ce jeune musicien en puissance, je me suis aperçu que la culture occitane était non pas figée dans un déclin, mais qu’elle existait déjà, à l’aube d’une renaissance… Je crois que notre planète trouvera un jour son salut grâce à nos cultures populaires vivantes parce qu’elles garantissent l’universalité et l’échange entre les peuples. La culture occitane révèle en moi cet effet. La vielle à roue est un autre instrument qui me fait fanteasmer… Le jeu ouvert de Romain Baudouin avec sa vielle électroacoustique m’a donné envie d’explorer et de côtoyer ce son.

conscience qu’il n’est pas une apparence, que ses fondations sont profondes. Si tu t’imprègnes de la mémoire de tes pères, tu prends obligatoirement conscience de l’humanité qu’il contient et cela guide forcément ta conscience pour t’exprimer sans retenue et te désinhiber avec respect… Si tu vas à Jerez pour accompagner un vieux chanteur, il te faut rentrer par la porte de la modestie. Car c’est en exprimant du pas-grand-chose que tu dis beaucoup… Effectivement c’est aussi par le « non-agir » dans le fait d’être là que tu peux t’ouvrir aux autres, pour qu’ils t’ouvrent les portes de la source qui alimentent leur inspiration, de leur vie. L’écoute est primordiale : parfois après un récital, on me demande si le public n’a pas été un peu froid… Auquel cas, je réponds sans hésiter qu’il a été parfait, au contraire. Ce que me renvoient les gens par leur écoute c’est une part de leur modestie, de leur ouverture, ce fameux silence, « écrin » qui fait que je peux voyager avec nuances. Ce silence est pour moi comme le son continu d’un bourdon, une sorte de « vide de fond », un véritable moteur d’inspiration ! Bon, après, bien sûr, le public espagnol est un peu différent : non seulement il a l’écoute, mais en plus il te pousse avec du jaleo (chahut), mais c’est un chahut qui va dans ton sens… Comme s’il disait « amen » ! (le côté religieux de l’écoute). Là aussi l’expression se sublime… Bon, tu veux un café ? OK.

Discographie Nacimiento - Flagrants Désirs FDC 465

Tu as dit que dans le flamenco, « soit tu t’exprimes, soit tu ne t’exprimes pas, mais les deux sont valables… ». Serait-ce comparable au « non-agir » du taoïsme ? Comme toute chose, je crois… Que tu t’exprimes ou pas dans le flamenco, il est préférable de se comporter avec la

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de luènh, d’aicí

Salvador Paterna avec Claire menguy

photo Virginia Cruz


Pastel n°55 · avril 2005

Fouad entretien réalisé par Alem Alquier

F

ouad Didi vient de Tlemcen (Algérie). Il vit à Marseille depuis 1995 et est titulaire du Diplôme d’État de musique traditionnelle. Il vient périodiquement à Toulouse pour des concerts et surtout pour animer des stages d’initiation à la Nouba (forme principale de la musique arabo-andalouse, créée par le légendaire Ziryab au IXe siècle), sur l’invitation du Conservatoire Occitan. Ses concerts sont aussi émaillés de Hawzi, qui est un répertoire intermédiaire entre la musique arabo-andalouse et la musique populaire. Musicien multi-instrumentiste, il brille aussi bien au violon qu’au oud, et se révèle un excellent pédagogue.

A.A. : Quels sont ton parcours et ta formation ? Quelles rencontres ont été décisives pour ta carrière ? F. D. : Je suis né en 1964 à Tlemcen, ville d’art et d’histoire où la musique tient une place importante dans la vie et parmi les activités qui existent dans la société. J’ai commencé en 1976 à Gharnata, une association culturelle sous la direction du Cheikh Bouhcina, en apprenant tout d’abord le chant, la percussion, et ensuite j’ai entamé l’apprentissage de la mandoline. La pratique de la mandoline m’a permis d’accéder au monde du violon qui m’a complètement séduit. Et depuis, je n’arrive plus à m’en séparer, je suis en perpétuelle découverte de cet univers. Par la suite j’ai fréquenté d’autres associations culturelles musicales comme Ryad El-Andalus, sous la direction de

Ahmed Malti, et une autre association, Mustapha Belkhodja, sous la direction de Salah Boukli- Hacene. Les rencontres qui ont été décisives pour ma carrière ont été celles occasionnées par les invitations à assurer différents types de représentations, en tant que meneur et chef de groupe1 : festivals, mariages, concerts… Peux-tu décrire les différentes dimensions du travail artistique que tu entreprends ? les sources qui ont nourri ton travail et ton inspiration ? Mon travail artistique a commencé à prendre différentes dimensions dès lors que j’ai décidé de travailler d’autres styles, à savoir le répertoire d’autres écoles, comme l’École de Fès et l’École d’Alger, qui sont tout de même très diffé-

1. Notamment l’orcheste Tarab, qui a été créé à Marseille en 1996 à l’initia-

la tradition de l’Andalousie ancestrale transmise oralement par la « Silsilet

tive de Fouad Didi qui en assume la direction. Composé de musiciens mar-

Echouyoukh », chaîne des maîtres qui a pour référence contemporaine le

seillais qui représentent les Écoles de Tlemcen et d’Alger, cet orchestre

grand Cheikh Larbi Ben Sari.

s’est spécialisé dans l’exécution du répertoire classique dans le respect de

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de de luènh, luènh, d’aicí d’aicí

Didi rentes de l’École de Tlemcen. Mes sources, c’est l’écoute du répertoire arabo-andalou dans tous ses aspects, c’est-àdire également celui des différentes écoles qui existent dans le Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie). Les sources musicales qui ont nourri mon travail au niveau de l’École de Tlemcen ont été Cheikh Larbi Ben Sari, Cheikh Redouane Sari, Cheikh Abdelkrim Dali, Cheikh Salah, Cheikh BoukliHacene Salah et Maître Yahia El-Ghoul. Peux-tu me parler de ta rencontre avec le public français, et plus largement, européen ? Comment se comportent ces publics par rapport à la musique arabo-andalouse ? La rencontre avec le public occidental s’est très bien passée car c’est un public qui aime découvrir et qui est curieux de connaître d’autres musiques et les instruments traditionnels caractéristiques de celles-ci. La plupart du public, quand il vient pour la première fois, ne connaît pas assez ou pas du tout cette musique dite « arabo-andalouse », en se disant : « est-ce du flamenco ? », et finalement, à l’écoute, ils se disent que c’est autre chose. Par contre, il y a des liens. Comment as-tu rencontré tes collaborateurs ? Comment travaillez-vous ensemble ? J’imagine que les rencontres ne sont pas rares à Marseille avec des gens comme Manu Théron ou d’autres musiciens occitans… Penses-tu que vous crééz de véritables carrefours méditerranéens lorsque vous vous rencontrez musicalement ? Mes collègues sont des personnes que j’ai rencontrées sur le terrain, lors de festivals ou d’autres événements culturels. À partir du moment où les projets sont clairs, alors les carrefours et les chemins se croisent pour former une seule « voie » avec plusieurs « voix ». Les rencontres avec d’autres artistes qui font d’autres musiques sont toujours enrichissantes, c’est vraiment un plus dans tous les ens du terme. Dans certains styles de musique, le croisement musical se

fait de manière spontanée et on commence à travailler et à développer2. Il faut qu’il y ait un déclic, il faut aimer sinon ça ne passe pas ! Effectivement Marseille est une ville cosmopolite qui permet aux différents artistes de se rencontrer et de partager des moments, voire des projets ensemble.

Discographie • Musique arabo-andalouse Vol. 1, 1997 • De l’Andalou au Hawzi Vol. 2, 2001 dist. Digital Illusion

2. Fouad Didi vient d’intégrer en 2005 Ta Limania Xena, groupe de

répertoire de Ta Limania Xena, la musique dite « laïque » en Grèce, est à

musique traditionnelle grecque et de rebetiko à Toulouse. La musique

tempérament égal, tout comme la musique arabo-andalouse.

grecque vient de la musique byzantine, dans laquelle l’interaction modale avec les musiques arabes n’est plus à démontrer. De plus, une partie du

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photo Mélanie Gribinski


Patrick

Patrick Mac Cionnaith

photo A. Alquier

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de de luènh, luènh, d’aicí d’aicí

Pastel n°56 · octobre 2005

Mac Cionnaith “Good Craic!”

entretien réalisé par Jacob Fournel & Alem Alquier

V

ioloniste et danseur originaire de Monaghan (nord de l’Irlande) et Occitan d’adoption, il a largement contribué à la mise en place d’une véritable culture musicale « irlandophile » dans la région de Toulouse. Depuis maintenant une dizaine d’années, le répertoire irlandais (qui est colossal) est joué dans les pubs ou autres endroits en Misi-Pyrénées, avec cette énergie qu’on peut rencontrer dans les pubs irlandais et qui fait ce lien social si renommé. Son plus grand plaisir est de voir ses anciens élèves voler de leurs propres ailes et initier à leur tour d’autres histoires…

J. F. : Lorsque tu es arrivé en France en novembre 1992, envisageais-tu de faire de la musique irlandaise ici, et de l’enseigner ? Patrick MacCionnaith1 : Pas du tout. Je savais bien qu’il existait des musiques traditionnelles en France, mais je n’avais jamais été dans le sud. J’étais déjà venu à Paris dans les années 72-75 et j’ai un peu vécu cette fameuse « renaissance » de la musique traditionnelle : j’ai rencontré John Wright et sa femme, Catherine Perrier ; j’ai écouté des enregistrements, il y avait aussi leur folk-club, « Le Bourdon », où j’ai rencontré notamment Derroll Adams (banjo)… J. F. : Comment es-tu arrivé dans la région toulousaine ?

En fait ma femme est de Colomiers, nous nous sommes rencontrés en Irlande, puis nous sommes venus ici. À l’époque les conditions de vie nous semblaient meilleures ici qu’en Irlande. J. F. : Quelle a été ta première rencontre ici, relative à la musique traditionnelle occitane ? Le premier souvenir que j’en ai, c’est lors d’un week-end de « battage à l’ancienne » à Colomiers. J’entendais une musique qui m’attirait, il y avait beaucoup de monde, je suivais ces musiciens qui déambulaient tranquillement jusqu’au Hall Comminges, et je revois Jérôme Potier, le groupe Arpalhands, qui animait la fête… je ne sais plus si je leur ai

1. Le nom Mac Cionnaith est orthographié en gaélique et se prononce Mac Kenna.

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parlé ce jour-là, mais peu de temps après j’ai rencontré Pierre vieussens, et à partir de là plein de choses ont démarré.

Fournel à la flûte. Nous avons monté le groupe Aisling Gheal… J. F. : Parallèlement, les cours ont commencé…

J. F. : Et parmi ces choses, les premiers cours de violon que tu as dispensés dans l’association Arpalhands ? Oui, les cours ont commencé en 1994. Pas avant, car durant deux ans ça a été pour moi une période d’installation, je ne connaissais personne à part la famille de ma femme. J’ai eu la chance de rencontrer peu à peu des gens qui savaient que j’étais Irlandais, des gens qui avaient des contacts avec

En Irlande, plein de gens jouent du violon. Résultat, il n’y a plus d’arbres en Irlande ! Alors on prend ce qu’on trouve et on fait de la musique avec. C’est ça la tradition, ça évolue, ça « absorbe » !

la culture irlandaise ; par exemple Jacques Devert, qui vivait non loin de chez moi : c’est une personne qui m’a véritablement stimulé pour faire quelque chose avec ma musique. Jusque-là, je jouais pour moi, c’est tout. A. A. : Àcette époque il n’y avait pas grand monde qu jouait de la musique irlandaise par ici… Il y en avait, mais tous ces musiciens n’avaient pas un répertoire assez étendu pour pouvoir faire des rencontres assidues, comme on fait en Irlande. J’ai tout de même rencontré une association franco-irlandaise et surtout Anne-Marie O’Connell qui m’a présenté à certains pubs comme le Killarney : Roger Rooney a eu la gentillesse de m’inviter à jouer très souvent dans son bar au début. C’était quasi hebdomadaire pendant une année ou plus… A. A. : Tu jouais en solo, ou accompagné ? Souvent en solo, mais parfois je rencontrais des gens très intéressants, comme le pianiste Frédéric Schadoroff, avec qui j’ai joué en duo pendant longtemps. Puis Marc Serafini nous a rejoints à l’accordéon diatonique, ainsi que Jacob

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Pendant toute cette période il y a eu un développement des cours de danses irlandaises grâce à Anne-Marie O’Connell dans le cadre de l’association franco-irlandaise puis les cours sont devenus des stages avec l’association Arpalhands, ceci grâce à l’initiative de Pierre Vieussens. Il a toujours eu avec cette association une volonté de réunir autour de la musique et de la danse, une vision « sociale », en quelque sorte… En fait il avait eu l’idée d’intégrer chez Arpalhands la musique et la danse irlandaises bien avant que nous nous rencontrions, par des bals, des concerts, des stages… Il a réussi à toujours compter un nombre important de stagiaires, c’était étonnant : cinquante personnes lors du premier stage de danses irlandaises à la MJC du Pont des Demoiselles… l’espace était saturé ! Il faut saluer au passage Pierre Corbefin et le Conservatoire Occitan qui nous ont beaucoup aidés. Mais très vite il y a eu une demande pour des cours de violon. J’avais trois élèves au début : Francis Galène, Jacques Devert, et Pierre Vieussens, puis s’est rajouté Jean-Michel Le Duigou et d’autres encore… À l’époque, Pierre Corbefin, alors directeur du Conservatoire Occitan, et Jean-Marc Apiou, du centre culturel de Colomiers, m’ont encouragé à passer le Diplôme d’État. Tous ces gens ont une vision globale et généreuse de la musique traditionnelle : elle doit se partager, évoluer, se confronter avec d’autres traditions… En Irlande, plein de gens jouent du violon. Résultat, il n’y a plus d’arbres en Irlande ! Alors on prend ce qu’on trouve et on fait de la musique avec. C’est ça la tradition, ça évolue, ça « absorbe » ! J. F. : Comment se sont mises en place les premières sessions au pub le Dubliners ? Tout a commencé par l’envie de certains musiciens d’Arpalhands d’aller faire le « bœuf » au Dubliners après la répétition. Une sorte de session ponctuelle et informelle s’est mise en place le mardi soir avec un nombre croissant de musiciens et un répertoire majoritairement irlandais, mais pas seulement. Puis Simon Oliver, le patron du pub à l’époque, a souhaité organiser une session plus formelle, plus « irlandaise » et il a demandé à Marc Serafini et à moimême d’en assurer le déroulement, le deuxième vendredi de chaque mois. Aujourd’hui, la session du Dubliners est revenue au mardi, de manière hebdomadaire et elle rencontre un vif succès.


Patrick Mac Cionnaith

Depuis les premiers balbutiements, le niveau de ces sessions a beaucoup changé, le répertoire s’est élargi, le style est mieux maîtrisé, il y a plus de musiciens aussi. Au début, je voyais des musiciens qui venaient du classique, du baroque, des musiques traditionnelles en général, mais qui soit n’étaient absolument pas spécialisés dans la musique irlandaise, soit ne la connaissaient pas du tout. Le problème était que chacun avait trois morceaux au plus, qu’il jouait à sa façon, et c’était difficile dès lors de faire une session de qualité comme on le fait en Irlande. Alors Jacques Devert et moi avons mis en place des rencontres deux ou trois fois par mois le dimanche après-midi à Plaisance du Touch. Le succès a été immédiat : des dizaines de personnes sont venues pour jouer de la musique irlandaise. J’ai senti que pour bien jouer une musique, il ne faut jouer que celle-là, se focaliser dessus. Et j’ai bien vu que d’autres personnes aussi sentaient qu’il fallait se rencontrer pour acquérir une technique d’une part, et développer et élargir un répertoire d’autre part. Mais, bien que ces gens aient un bon niveau, je constatais qu’ils n’avaient pas le « style ». C’est là que mes cours ont commencé. Et de mes trois élèves du début, le nombre est monté à vingt-cinq. Aujourd’hui ce nombre est constant en général, et c’est Serge Navarra qui me remplace depuis que j’ai arrêté de donner des cours il y a trois ans, pour des raisons de déplacements professionnels. A. A. : Les soirées de musique irlandaise ont donc débuté comme ça à Toulouse ? Oui. La première soirée, il y avait dix-sept musiciens. La deuxième, trois seulement ! La troisième, peut-être trois ou quatre… Puis ça a commencé à augmenter, et pendant qualques années lors de ces soirées, tu ne pouvais pas même entrer dans le pub si tu n’étais pas à l’heure ! Là ont eu lieu des soirées extraordinaires… C’était même un événement régulier attendu et renommé hors de la région ! Et qui a fait boule de neige ! Mais je suis sûr que c’était beaucoup grâce à Simon, pesonne cultivée et dynamique, qui a su initier cette manifestation au bon endroit et au bon moment… Quant au bon niveau des musiciens, c’est bien sûr grâce à

de de luènh, luènh, d’aicí d’aicí

ces rencontres entre autres, car je crois que les cours ne sont là que pour donner un enseignement basique. C’est la pratique individuelle rigoureuse pendant des années, les sessions, les concerts, etc., qui donnent la haute qualité musicale. J. F. : Ta condition d’expatrié a-t-elle été un obstacle pour jouer de la musique de ton pays en France ?

Disons qu’en Irlande, tous les prétextes sont bons pour jouer de la musique : un ami ou une amie qui débarque, un coup de fil et hop, on joue, que ce soit au pub ou à la maison. Pendant mes premiers mois passés ici à Colomiers, je jouais pour moi-même, jusqu’à ma rencontre avec Arpalhands. Par la suite, avec les ateliers de danse ou les sessions, je jouais carrément trop ! Là où je ressens un certain manque, c’est au niveau du répertoire. L’un de mes regrets est de ne pas avoir (ou très peu) de rencontres qui permettent de rentrer dans un répertoire plus profond, plus caché, avec des airs plus rares et plus complexes, qui permettent aussi de prendre le temps de s’échanger des idées, musicales ou autres, de faire des blagues entre les morceaux… chez moi on apelle ça le craic. J. F. : Tu ressens donc le besoin de te ressourcer, de rencontrer

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photo A. Alquier


de luènh, d’aicí

Patrick Mac Cionnaith

des musiciens du même style que toi… Effectivement, et maintenant avec mon travail je retourne plus souvent en Irlande, j’ai pu satisfaire ce besoin depuis les trois dernières années. Cependant, la question n’est pas de l’ordre du pays, mais plutôt des personnes. J’ai des amis irlandais qui vivent en Espagne, avec qui je m’entends très bien sur le plan musical, nous nous rencontrons en France et jouons avec des Français que je considère comme des « musiciens irlandais », nous prenons beaucoup de plaisir dans le jeu et avec un good craic. Malheureusement, ces occasions sont rares. Aujourd’hui, j’éprouve le besoin de m’améliorer du point de vue tecnique, d’acquérir des outils qui m’aideraient dans ma propre musique, de cibler un peu plus mes rencontres, etc. Ça vient peut-être avec l’âge… A. A. : As-tu des projets ? comme par exemple des enregistrements ? Non, je n’ai même jamais envisagé d’enregistrer. Je n’ai même quasiment jamais pensé gagner ma vie avec la musique. En revanche des projets d’échanges se font entre des musiciens d’ici et des musiciens irlandais. On développe des liens très solides, grâce à Arpalhands et à Josephine Keegan : nous avons organisé une rencontre avec Frédéric Bordois dans la région Armagh (Irlande du Nord) : les Irlandais se sont initiés à la musique occitane. Voilà pour moi un véritable sens de la musique traditionnelle… J’espère que des projets comme ça continueront. Mais Josephine Keegan m’a récemment demandé : « Où en es-tu avec ta musique ? Est-ce que tu joues enfin en solo ?… » Ça a dû faire un déclic car depuis je me rends compte que je travaille beaucoup plus sur mon propre style, peut-être estce un genre d’introspection… J. F. : Tu joues dans le groupe Hector Boyaux ; tu peux nous parler de ta relation à la musique occitane ? J’ai beaucoup de respect pour la musique occitane, je la considère sur le même plan que la musique irlandaise. Mais j’ai hésité beaucoup à en jouer au début, car je n’ai pas envie de mal la jouer… Alors ça m’a pris pas mal de temps pour l’absorber, la sentir… Je l’aime beaucoup, mais je trouve qu’il faut du temps pour bien la jouer, avoir une certaine distance qui permet d’être à l’aise… En fait c’est une musique difficile, et j’y ai les mêmes exigences qu’avec la musique irlandaise. On croit que c’est facile, mais si tu n’y mets pas le swing approprié, ça tombe à plat. Et malheureusement l’Occitanie compte moins d’excellents joueurs de musique traditionnelle qu’en Irlande, il n’y a tout simple-

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ment pas le même « volume » : il me semble qu’ici on joue la musique occitane le plus souvent dans les concerts ou dans les bals. Je crois que ça ne suffit pas pour populariser une pratique. En Irlande la musique résonne aussi à la maison et dans les pubs… Ce que je vois ici c’est qu’il y a bien sûr une renaissance de la musique trad., mais cette renaissance semble être gérée essentiellement par des associations, qui soutiennent des groupes, et des groupes qui jouent dans les bals. Ce sont les seuls moyens de rencontrer le public. Certes il y a des cours, et aussi pour les enfants, mais je pense qu’il faudra plusieurs années encore pour que ça « explose »vraiment, pour que le « volume » soit comme en Irlande…

A. A. : Tu penses que l’enseignement est une condition essentielle pour cette « explosion » ? Ah oui ! primordiale, même. La transmission de la musique est essentielle. Il faut être inspiré par des gens qu jouent, le père, la mère, un voisin, etc. : ça résonne en soi, alors on veut jouer de la cornemuse, du violon, etc., on veut faire quelque chose, on veut être inspiré, passionné… c’est comme ça que ça marche. Chez nous ça se faisait beaucoup à la maison. Mais ça dépend des familles : il y a des familles pour la musique, il y a des familles pour les jeux de cartes… Chez ma grand-mère c’était la musique et les visites pour la conversation… Chez nous moins, mais grâce à mon oncle j’ai démarré le violon, puis, avec sa femme et quelques connaissances, nous avons passé de très bonnes soirées, qui sont fortement ancrées dans mes souvenirs… Je me souviens du début des années soixante, quand les musiciens enregistraient parfois jusqu’à deux heures sur une bande (i n’y avait pas de cassettes à l’époque) pour les envoyer à des parents ou à des amis qui avaient émigré aux États-Unis ou ailleurs ! Dessus il y avait de la musique, des chants, de la poésie, et même le son des pas de danse ! J. F. : Pour finir, une question anecdotique : quel a été le premier morceau occitan que tu as appris ? J’ai le souvenir d’une valse, avec un nombre de mesures irrégulier, je crois que c’est la Valse à Bargoin. Mais aujourd’hui j’ai grand plaisir à jouer les superbes compositions de Pierre Vieussens ou de Frédéric Bordois : je vois bien qu’ici les gens sont stimulés pour composer, ce qui donne un résultat très riche. Entre tradition et composition, vous avez là une culture vivante. Il faut juste trouver plus de gens pour jouer ; mais ça va arriver. C’est la même histoire qu’en Irlande il y a cinquante ans…



Pastel n°59 · avril 2007

Nikolas Syros « Les rébètes sont entrés dans le panthéon de la grécité, et dans presque toutes les chansons grecques flotte maintenant comme un parfum général de rébétiko ; mais ce n’est plus du rébétiko, c’est du patrimoine. Des musiciens actuels comme Babis Goles ou Nikolas Syros reprennent pieusement l’ancien répertoire pour nous restituer un rébétiko des plus purs, le transmettant aux jeunes générations comme un véritable héritage ». (Eleni Cohen - http://rébétikobiblio.blogspot.com)

é à Athènes en 1955, sa famille est composée de musiciens ; son père a un diplôme de violon classique du conservatoire national d’Athènes ; son frère est guitariste populaire et violon classique du conservatoire ; il a un oncle accordéoniste et un autre guitariste populaire. Très tôt Nikolas Syros est attiré par le bouzouki (seul instrument traditionnel national typiquement grec avec le baglama) : il s’initie à cet instrument (en cachette de son père). Compte tenu du fait que cet instrument n’est pas enseigné dans les conservatoires, il fait son apprentissage en tant qu’autodidacte auprès du célèbre Vassilis Tsitsanis à partir de 1967. Pour vivre il travaille dans le bâtiment et dort dans une pièce de huit occupants. À l’époque de la dictature des colonels commence le temps des cabarets « où l’on casse les assiettes de manière systématique et mesurée pour les touristes »… En 1975 il fait son service militaire (trois ans !) comme conducteur de char, à Lemnos. Des alarmes chaque nuit à cause de troubles avec les Turcs l’empêchent de jouer du rébétiko. De toute façon, même sans alarmes le rébétiko ne plaît pas aux officiers. Il se contente de jouer des airs plus « légers ». Après la dictature, le rébétiko commence peu à peu à être redécouvert. À partir des années 76-78, des musiciens se rencontrent et c’est ainsi qu’ont été ouverts les premiers cabarets « post-modernes » de rébétiko, aussi

bien à Athènes que sur son île, Skopelos. Succès immédiat. Après quelques mois d’autres cabarets se montent, et c’est ce qu’on pourrait appeler le « revival » rébétique. On redécouvre ici et là le système des trois chœurs (six cordes) du bouzouki, qui était remplacé depuis les années 60 par le bouzouki à quatre chœurs (huit cordes)1. Nikolas Syros fait partie de ces nouveaux pionniers, avec ses amis et sa famille. Aujourd’hui, ses enfants jouent du bouzouki (six cordes) ou du baglama. Il aime à dire qu’à Skopelos, île où le rébétiko est très prisé, « on joue du six cordes ! ». Après le grave tremblement de terre de 1981, il a été obligé de partir d’Athènes ; il n’y avait plus de travail, les cabarets étaient détruits. Par des connaissances il atterrit à Paris et trouve un établissement grec pour jouer. Mais à cette époque il n’est pas question de jouer du rébétiko, le terme même est inconnu à Paris. Les Français (et les touristes) ne souhaitent entendre que ce qu’ils connaissent déjà, le sirtaki, invention de Théodorakis pour le film Zorba le Grec, très populaire en France. Nikolas est étranger à cela, et recherche désespérément des musiciens de rébétiko. Il finit par en rencontrer un et de fil en aiguille se retrouve dans le plus ancien café-théâtre de Paris, la Vieille Grille. Là il rencontre Elias Petropoulos, spécialiste du rébétiko2, Vassilis Alexakis, Jacques Lacarrière… Ce dernier lui propose de travailler avec lui pour une tournée avec le spectacle de théâtre musical Le Chant profond de la Grèce. En réalité Nikolas n’était en France que pour une courte durée, et il se retrouva à annuler son billet de retour, pour jouer pendant deux semaines à raison de deux spectacles par jour au festival Europalia à Bruxelles, puis dans toute la France.

1. La « tetrachordisation » du bouzouki se produisit dans les années

des marginaux grecs et Le Manuel du bon voleur, qui dénonce la

cinquante par l’intermédiaire de Manolis Hiotis, bouzoukiste de

justice et la prison en Grèce et qui lui valut une nouvelle condam-

talent mais aussi guitariste. L’accord en fut changé : là où le système

nation à dix-huit mois de prison ferme, par contumace car il était

à trois chœurs donnait ré-la-ré, le système à quatre donna do-fa-la-ré.

réfugié en France, depuis 1975 (Il avait connu la prison à trois

photo

2. Elias Petropoulos a publié près de quatre-vingt livres, dont une

reprises sous les colonels).

A. Alquier

Anthologie rébétique avec plus de 1500 rébétika, chants du milieu et

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de de luènh, luènh, d’aicí d’aicí

Le rebetiko en héritage par Alem Alquier

Où se procurer les disques de rébétiko ?

En 1981, la Grèce a changé de gouvernement et a adhéré à la Communauté européenne. Après quelques années de concerts (à l’ambassade de Grèce il rencontre Melina Mercouri, alors ministre de la culture grecque, qui est agréablement étonnée de rencontrer des praticiens du rébétiko en France) et quelques enregistrements, il retourne dans son pays puis revient en 1987 pour un spectacle avec Vassilis Alexakis au Café de la Danse à Paris, puis de nouveau avec Jacques Lacarrière à l’Institut Français à Athènes… Depuis lors il est sollicité dans les manifestations sérieuses autour du rébétiko. « J’ai connu les rébètes, j’ai discuté avec eux, j’ai mangé avec eux, j’ai appris beaucoup de choses, ce sont eux qui m’ont construit… ». Il aura même travaillé avec Sotiria Bellou, l’une des dernières représentantes du genre, en 1985. Depuis 2002 il vit en France, à Millau (Aveyron) avec sa famille. Il retourne néanmoins chaque année à Skopelos, entre autres pour donner des stages de bouzouki durant l’été. Mais il en donne également à Toulouse, à Montpellier et à Aix-en-Provence. Il aime la France, pour lui pays de culture dans lequel il a pu créer une double racine. Il apprécie notamment cette ouverture qu’il n’a pas connue en Grèce – la découverte du blues et du jazz, par exemple.

Question fondamentale. Chez les disquaires, n’espérez pas trouver grand-chose. Il y a toutefois au moins un incontournable disponible tant chez Harmonia Mundi qu’à la FNAC, c’est l’album Hommage à Tsitsanis de chez Ocora, et c’est la plus belle introduction qu’on puisse rêver à l’œuvre de ce pur génie. Sinon, allumez votre ordinateur et allez visiter les sites suivants (l’un et l’autre font de la vente en ligne) : • En France : Info-Grèce (boutique.info-grece.com). La boutique d’Info-Grèce propose un choix d’une cinquantaine de disques de rébétiko. Concernant Vamvakaris, on peut y trouver un double CD à environ 15 euros qui est une compilation intéressante si l’on n’a pas déjà de disques de lui. Dans la même série (I Synthethes – Les Compositeurs) figurent aussi Tsitsanis et Hiotis. Tant pis pour les puristes, je conseillerai aussi le double album de Yorgos Dalaras Afieroma ston Marko Vamvakari, enregistré en 2002 avec ses amis d’enfance Stelios et Domenikos Vamvakaris (fils de Markos, donc, musiciens professionnels eux-mêmes et, on s’en doute, connaisseurs s’il en est de l’œuvre de leur père) et une belle brochette de « pointures ». • En Grèce : Photis Fokas (www.musical.gr). Là, c’est Byzance, avec quelque 700 CDs de rébétiko référenciés ! Du choix, donc, des prix plutôt sympa, du sérieux et des délais de livraison très courts. Je suis un fidèle client.

• Enfin, si vous habitez Toulouse, allez faire un tour à la médiathèque. Il n’y a pas grand-chose, mais c’est du bon : outre le Tsitsanis de chez Ocora, vous pourrez trouver deux albums de la grande Sotiria

Discographie

Bellou et une excellente compilation allemande d’enregistrements des années 30 et 40, sous le titre Rembetika et le label Trikont. Ah, et

• 14 chansons populaires grecques 1937-1950 • To Palio Mas Spiti (1987) • Rébétiko, chansons des fumeries et des prisons Radio France - Ocora, Harmonia Mundi (1984) • 17 chansons de rebetika en hommage à Elias Petropoulos éditions Nefeli, Caen, 2005

j’oubliais deux autres compilations de premier choix, américaines, celles-là : Mourmourika, songs of the greek underworld (Rounder) et Greek-Oriental Rebetica (Arhoolie- Folklyric). Pierre-Marie Blaja

photos coll. N. Syros

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de luènh, d’aicí

Pastel n°60 · octobre 2007

Lakhdar

« fusionneur » d’identités entretien réalisé par Alem Alquier

L

akhdar Hanou est devenu en quelques années un musicien recherché ; sa passion pour la musique orientale en a fait un des joueurs d’oud (luth oriental) les plus sérieux de la région toulousaine, et il est aussi un des rares musiciens issus de l’immigration maghrébine à avoir partagé la « vague » occitane de la fin des années quatre-vingt dix. Point de vue sur son parcours et sur sa façon de considérer la musique…

A. A. : Comment es-tu venu à cet instrument, l’oud ?

L. H. : En fait j’ai commencé par la guitare, j’étais animateur à Graulhet, c’était au début des années 1990… mais de temps en temps dans les mariages, ou dans les bars d’immigrés maghrébins (aux soirées avec luth), j’ai remarqué cet instrument, je le voyais, je l’écoutais sans pouvoir y toucher… puis j’ai commencé à prendre des cours sommaires, alors j’ai éprouvé très vite le besoin d’aller là où ça se pratique le mieux pour apprendre ; je suis allé en Égypte et en Syrie, où je suis resté quelques mois, puis de manière plus sporadique, dans les pays du Maghreb… mais je reste tout de même un autodidacte. J’ai beaucoup

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appris en jouant avec des musiciens, en écoutant des enregistrements… Ma grande sœur, Fatma, aujourd’hui décédée, est la première à m’avoir ouvert les portes sut l’art à travers la musique et la peinture. Mon autre sœur, Djamila, danseuse orientale professionnele, m’a permis à l’époque de faire mes premiers pas vers la musique orientale.

Tu as tout de même une prédilection pour la musique orientale, pour que pour la musique du Maghreb… C’est vrai, étant donné que j’ai commencé par le MoyenOrient, j’ai plus appris le versant « oriental ». Mais par la


Hanou

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suite je me suis attaché à travailler un peu tous les styles, pour être le plus complet possible ; les attaques andalouses sont différentes des attaques orientales par exemple. Le luth classique commun à tout le monde arabe est « particularisé » par de grands noms comme Saïd Chraïbi ou Alla ; on sent bien qu’ils sont influencés par les particularismes locaux : la musique arabo-andalouse marocaine pour l’un, les musiques du Sahara algérien pour l’autre… Mais on trouve toujours un « fond » commun (quand il est question de luth solo). À propos de solo, t’arrive-t-il d’en jouer, ou de te produire seul ? Je commence à peine ! J’ai voulu, avant de m’attaquer à ça, toucher à plusieurs styles, explorer les formes, voir un peu tout ce qu’on pouvait faire de cet instrument… Je ne dis pas que j’en ai fait le tour, mais je considère avoir suffisamment de bagage maintenant pour commencer à m’y mettre vraiment. Tu dois avoir de nombreuses influences, auxquelles tu te réfères… Bien sûr, mais je voudrais faire une remarque : le phénomène d’uniformisation qui frappe la guitare (flamenca) n’est pas encore arrivé dans le monde du luth : une fois que Paco de Lucia est passé, les diversités se sont estompées peu à peu… Avec le luth c’est encore « multiple » (les Turcs jouent d’une certaine manière, les Marocains d’une autre… les Algériens c’est encore autre chose, etc.). Et ça, ça m’a beaucoup plu pour mon apprentissage et effectivement j’ai appris de beaucoup de luthistes très différents : Nasseer Shamma, Mounir Bashir pour l’Irak, Alla et Saïd Chraïbi pour le Maghreb, les frères Joubran pour la Palestine… on sent bien les différences de chacun. Tu as créé (ou tu as joué dans) plusieurs groupes. On commence à bien connaître Kafila… En fait il n’y a guère que Kafila que j’ai créé, groupe que j’ai considéré comme une « école » et que je considère

toujours comme un terrain de rencontres et d’inspiration. C’est un groupe qui voit passer de bons musiciens. Par exemple le clarinettiste Florin Gugulika nous a beaucoup apporté pour la technique et pour les musiques d’Europe de l’Est… Je peux citer aussi Chouraïb Ezzerki, Bona Akoto… Avec Bona c’est un peu particulier : nous avons grandi ensemble, nous avons créé ce groupe, et nous l’avons plus ou moins porté à deux… Je t’ai vu aussi dans plusieurs groupes de musique occitane… Au début j’ai gravité autour de pas mal de groupes, et notamment dans le milieu occitan en effet. Mais je dois dire quand même que je trouve ce milieu très hétéroclite, surtout en ce qui concerne l’ouverture aux autres cultures. On y trouve des gens qui se ferment complètement, aussi bien que d’autres à l’opposé, comme JeanPierre Lafitte, qui s’inspire des musiques d’Amérique du Sud, ou ceux qui revendiquent leurs racines rock… De toute façon je reste persuadé qu’une musique qui ne s’alimente plus est une musique qui peut mourir à tout instant… La musique orientale est ce qu’elle est devenue parce qu’elle s’est nourrie de la musique byzantine, de la musique indienne… Ceci dit, même si certains puristes me tombent dessus parfois, je suis très content qu’il en existe ! Par exemple Fouad Didi est un bon représentant de l’arabo-andalou parce qu’il se cantonne à un seul style et ce qu’il produit est très important pour le devenir de la musique. Moi qui suis un « fusionneur », je me nourris à plusieurs sources… Pour la fusion, on pourrait parler de Mosaïca… Qu’en gardestu comme souvenir ? Excellent ! Ça a été ma première expérience de groupe. Dominique Barès et Claire Bonnard m’ont beaucoup apporté, chacun avec sa sensibilité. Et là encore, des rencontres d’artistes… et puis ils cultivaient déjà ce « pont » entre la musique que je voulais faire et la leur… Quel est ton sentiment par rapport à l’identité occitane justement ? Je me permets un parallèle avec l’Algérie : le raï est né entre autres de l’apport (un des rares positifs !) de la colonisation française : la musique, les instruments, les partitions, etc. : tout ça a contribué à créer un nouveau style… Ici la musique occitane a perdu une grande part de son âme (et de son patrimoine) à cause du centralisme français. Mais ce n’est pas foutu ! Il faut que les occi-

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Lakhdar Hanou

tanistes voient le problème en face : il faut la « rhabiller », s’ouvrir aux autres cultures qu’on côtoie tous les jours (j’ai aussi le souvenir d’un oncle en Algérie qui regrettait ses amis français après le rapatriement : les échanges avaient été riches, et d’autant plus dans ces milieux populaires…). Ce que j’ai appris de la culture orientale c’est qu’elle ne se retient pas de revendiquer ses influences diverses. Au départ la musique orientale vient des chants religieux, puis elle s’est « habillée »peu à peu. Les modes eux-mêmes, qui sont les fondements de notre musique, portent des noms aux origines multiples. En fait, pour moi une identité ça ne s’arrête jamais. Ça se construit tout le temps. Et moi-même, étonnamment, en opérant un « retour aux sources », je ne me suis jamais autant senti « Français » que depuis que je suis revenu à mes sources arabes… C’est quand même bizarre ! Le fait d’aller fouiller, de récupérer ce qui m’appartient, de laisser de côté ce qui ne m’appartient pas…

Le oud a été le tronc commun à toutes mes rencontres. Aujourd’hui je veux lui donner une place centrale. Oui, le prof de luth que j’ai rencontré à Sfax en Tunisie m’a dit que tous les élèves de son école de musique (sans exception) passent par le luth ! Ah ? Cela ne m’étonne pas ! C’est comme ici avec le piano pour la composition ! Il est vrai que les plus grands compositeurs moyen-orientaux se sont servis du oud… Mais ce solo, ce sera un ensemble de compositions personnelles ? Oui, mais j’ai aussi envie de jouer des grandes pièces de luth, composées par de grands luthistes, je vais arranger ça de manière à ce que ce soit cohérent. C’est très difficile d’aborder un solo… Ça va bien m’occuper, je crois…

Tu as plus de discernement… Exactement ! Quand on est Maghrébin né en Francen on naît avec le conflit obligé… Alors maintenant, culturellement, chez moi, c’est de la « strate » : j’ai quelque chose de kabyle, quelque chose d’arabe, quelque chose de français…

Contact du groupe Kafila : 06 60 81 51 74 www.myspace.com/kafilanet

Tu es amené à jouer avec des gens d’horizons très différents… plusieurs styles, plusieurs écoles… autant d’expériences de groupes. Des projets se dégagent de tout ce creuset ? Bien sûr, je suis par exemple en train de monter quelque chose avec la chanteuse Hayet Ayad ; on ne sait pas encore ce que ça va donner… Nous avons fait juste un concert ensemble. Elle a travaillé sur les trois cultures (cantigas de Santa Maria, chants séfarades, arabo-andalou, sans compter son apport kabyle…). Mais sur les « expériences de groupes » je dirais que ce sont plus des « expériences » tout court. Il y a eu Salvador Paterna, Mosaïca, puis la chanteuse Sapho pour l’association EuroPalestine… Kafila, aussi, pour le nombre e musiciens qui se succèdent dans ce groupe : à chaque fois ce sont des expériences différentes ! Mais il demeure toujours dans ce groupe une « pâte »sonore reconnaissable. Qu’aimerais-tu faire maintenant ou dans un avenir plus ou moins proche ? Un récital oud solo. C’est ce qui me motive le plus.

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de luènh, d’aicí


Pastel n°63 · spécial Turquie · mai 2009

Voyages dans la ville petit carnet de notes par Alem Alquier

Istanbul la musique est partout. Bien que la Turquie soit un pays laïque, la vie est rythmée par une musique liturgique, les cinq appels quotidiens à la prière. Le muezzin est en général un virtuose hautement formé et c’est un véritable régal que d’écouter les hauts-parleurs du haut des minarets qui répandent des maqâms dans la ville en flot ininterrompu pendant quelques minutes… Et évidemment, si on a le goût du collage et de la superposition aléatoire (ce qui est mon cas), on est comblé quand on se trouve au barycentre d’au moins trois mosquées (la ville en compte environ deux mille…). Là on touche à l’expérimentation vocale électroacoustique et périodique, et à échelle urbaine… phénomène inconnu dans les villes occidentales.

· Le drapeau est arboré sur tous les balcons lors de la fête nationale…

· Joueur de qanun

Un pays laïque, certes, mais qui supporte mal qu’on malmène les images hiératiques du bien-aimé président fondateur de la république, Attatürk : j’y ai vu (à plusieurs reprises) des affiches électorales qui faisaient référence au « Père des Turcs » au visage intact, cotoyant son poulain actuel au visage lacéré sur la même affiche… Le moindre vandale épargne le grand homme, qui fait partie des armoiries inaltérables…

dans un ensemble mevlevi

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Turquie en miniature Le pays tout entier serait-il schizophrène ? En tout cas ce qu’est devenu Constantinople en présente les symptômes, avec un pied en Thrace (Europe) et l’autre en Anatolie (Asie). Le plus remarquable se passe autour des femmes : voilées pour beaucoup (en six ans, la proportion des jeunes femmes portant le voile a significativement augmenté),

les mêmes affichant sur le reste du corps une mode aux formes parlantes – et parfois provocantes. Et la musique n’est pas en reste, car, comme la Grèce (son pendant occidental), la Turquie d’un côté rassemble un nombre considérable de modes musicaux, et fait aussi bien tranquillement d’un autre côté sa révolution tonale.


de de luènh, d’aicí luènh,

double d’Istanbul

Plus de soixante-dix cultures différentes se côtoient, ce qui fait cohabiter le R&B/Hip-Hop et la liturgie arménienne ou grecque orthodoxe, le heavy metal (il faut voir dans tous ces magasins de musique juxtaposés de la rue Gallip Dede, dans le quartier de Tünel, la déferlante d’amplis, de batteries, etc.) et l’arabesk ou la musique « pontique » ou encore tzigane… Restons dans les musiques modales1, et je me limiterai à quelques approches…

1. Il serait assez illusoire de parler de tous les genres de musique prati-

Musicothérapie Dans le quartier de Gülhane (non loin de SainteSophie), Yaşar Güvenç organise le mardi soir une rencontre publique, appelée « répétition » : il s’agit de faire connaître les musiques traditionnelles au public ; la salle est remplie d’instruments, un véritable musée. Le discours dominant dit que toutes les musiques turques viennent d’Asie centrale. De toute façon, tous les instruments (ou presque) viennent d’Asie centrale. À l’image de cette vision idéalisée représentée sur cette peinture des années cinquante, on aimerait voir se recréer une immense rencontre interethnique de tous ces çümbüş, bağlamas, kemançes, et autres bendirs, et tant pis si les qanuns ne s’entendent pas à cause de la proximité des percussions ou des zurnas, l’image suffit pour restituer un son enthousiaste, anarchique et désinhibé…

et, même s’il est loin d’être exhaustif, il laisse un fabuleux document : c’est

qués à Istanbul, cette « Turquie en miniature », tellement la richesse y

Crossing the bridge, The sound of Istanbul, un film de Fatih Akın (2005), où

avoisine l’infini… De toute façon un travail dans ce sens a déjà été abordé

l’on découvre un spectre très étendu des années 2000.

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Image d’une sorte de jam-session improbable…

(Turkestan chinois Xinjiang, tribu Ouïgoures)


Ya ar Güvenç dans son bureau photo A. Alquier

Derviches tourneurs en cérémonie publique photo Lucie Alquier-Campagnet

Rahmi Oruç Güvenç

Au cours d’une de ces soirées, j’ai eu l’occasion de m’initier à quelques chants ouïghours, d’Ouzbekistan ou de Kazakhstan en chœur, les paroles (retranscrites en turc, donc en graphie latine) sur papier volant circulant dans l’assemblée. Yaşar Güvenç lui-même chante (entre autres) à la manière des Tuva, avec la gorge, en infrabasses ; en un instant, une harmonique aiguë apparaît, et constitue le vrai chant. Un vieil homme s’est approché du centre, avec visiblement de la peine à marcher. Puis, étonnamment, il a commencé à tourner sur lui-même, de plus en plus vite et avec une maîtrise évidente. Apparemment j’étais le seul étonné… Les mevlevi (derviches tourneurs) ne sont pas toujours là où on les attend… C’est qu’ici on y a l’ambition de soigner : ces ethnomusicologues sont aussi musicothérapeutes. Le groupe Tümata, mené par le Dr Rahmi Oruç Güvenç, se produit aussi bien en salle de concert que dans les hôpitaux, en particulier pour des autistes. Oruç Güvenç est psychologue clinicien, spécialisé en musicothérapie ; il officie aussi bien à l’université de Marmara qu’à celle de Vienne en Autriche. Il a lancé le projet pilote « musicothérapie par les musiques turques » au conservatoire de Munich et a initié des classes dans ce domaine à Berlin, Manheim, Zürich, Barcelone, Madrid… Fondé en 1976, le groupe Tümata se produit dans de nombreux concerts et anime des ateliers dans le monde entier. La thérapie en question est largement fondée sur la mélopée dispensée par les modes musicaux. Chaque mode exprime un sentiment

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différent et aurait une influence considérable sur le comportement. L’harmonie avec la nature y est essentielle et on n’est pas loin du chamanisme…

Mevlevi L’ordre mevlevi est un ordre musulman soufi datant du XIXe siècle. Les mevlevi se produisent régulièrement à heures fixes dans plusieurs lieux à Istanbul, et généralement ils pratiquent leur cérémonie ouverte au public. La gare de Sirkeci (où se trouvait le terminus du mythique Orient-Express) ouvre une salle spécialement pour ce genre de manifestation.


Voyages dans la ville double, petit carnet de notes d’Istanbul

luènh,d’aicí d’aicí luènh, dede

Sinan Cem Eroǧ lu à la guitare double manche (frettée et non-frettée)

L’autre côté

photo A. Alquier

Pamuk2

En parlant de thérapie, Orhan décrit le Bosphore comme étant lié dans son enfance au traitement de la coqueluche – le nom turc du Bosphore est Boğaz, ce qui signifie « gorge » – puisque le docteur prescrivait une longue promenade quotidienne sur la rive du détroit. Pour se rendre sur la partie asiatique d’Istanbul, il faut soit emprunter le pont suspendu quand on est en voiture, soit prendre le vapur quand on est à pied. À chaque demi-heure environ se pressent une foule de voyageurs dans ces bateaux qui vont de Eminönü à Kadiköy (et retour). La traversée est relativement rapide. Arrivés sur la rive asiatique, un train de banlieue – et c’est vraiment la banlieue, cette partie n’a rien à voir avec l’autre, elle donne une impression d’immense cité-dortoir (avec quelques commerces, tout de même…) – met trois quarts d’heure pour aboutir dans le quartier de l’atelier de Kemal Eroğlu (voir article page suivante). Je suis en retard au rendez-vous (j’ai mal estimé les distances), néanmoins l’accueil est immédiat et amical, le thé est servi et nous pouvons commencer à discuter… Kemal ne parle pas anglais, c’est son fils Sinan Cem qui traduit. Kemal Eroğlu est un luthier renommé, il est spécialisé dans le bağ lama3 : « Je commence par chercher des arbres considérés comme morts, je choisis ceux qui me sourient, et je les emmène à mon atelier. Là je les façonne, puis je sens qu’ils ressuscitent quand je pose des cordes dessus. » Là encore il est question d’harmonie avec la nature, de « proportion dorée » appliquée à la lutherie… Son fils Sinan est musicien, il joue du kaval, du kopuz, de la guitare, de la guitare fretless… avec une pléiade de musiciens très différents (Erkan Oğur, Cenk Erdoğan, Muharrem Temiz, Yinon Muallem…) et on peut dire que pour moi à sa manière il pourrait symboliser cette ville double4 par sa culture modale et son travail en harmonie jazz…

Quant à une probable relation linguistique qui unirait les peuples occitan et turc, je n’en retiendrai que le mot kestane, qui signifie « châtaigne », car la similarité avec castanha me paraît évidente… à moins qu’il ne s’agisse d’un lointain vestige laissé par les Almogavres5 (qui eux étaient catalans)…

croquis : A. Alquier

2. PAMUK, Orhan. Istanbul. Paris : éd. Gallimard, 2007

ment par Nicolas Bouvier), celui où les musiques modales remplacent

3. bağlama, kopuz, divan, etc. sont les tailles différentes d’un

peu à peu les harmonies européennes. J’ai bien senti que ça se passe à

même instrument, que nous appelons « saz ».

Istanbul (ou pas très loin de là)…

4. Merci à Serge Bouzouki et à Paddy Le Mercier, qui m’ont

5. MUNTANER, Ramon. Les Almogavres, l’expédition des Catalans en Orient.

initié à ce « point de non-retour » (évoqué magnifique-

Toulouse : Anacharsis Éditions, 2002. 31


ê

Pastel n°63 · spécial Turquie · mai 2009

par Alem Alquier

Le baglama,

«

L

es anciens prétendent que pour être luthier ce sont les trente premières années les plus dures. Et comme mon « voyage » dans l’art a débuté il y a trente-cinq ans, j’en suis donc au début… » L’humilité est la marque de fabrique de ce luthier. Tout ici est discret, respectueux, en ordre… On y fait confiance au temps qui passe. Le baǧlama est plus connu en France sous l’appellation générique de « saz », mais c’est un instrument multiple, et à en croire l’artisan, il possède une personnalité rare…

Né en 1953 à Ankara, Kemal Eroğlu est titulaire d’un BTS de tourneur-fraiseur dans la métallurgie. Dans les années 60, il a appris à jouer du bağ lama au centre culturel Mehmet Cihan Müzik Evi. Son oncle en possédait un, et il a voulu en perfectionner le son. Il a donc commencé à travailler comme apprenti dans un atelier de ce centre culturel.

Durant sa formation de tourneur, il a eu d’occasion d’observer des modèles d’instruments et a commencé à se poser des questions sur un plan esthétique. À la fin de ses études, il n’a pas pu trouver de travail en tant que tourneur ; il est donc revenu travailler au centre culturel, mais avec un niveau supérieur. L’apprentissage avec les maîtres Yusuf Yeniay, Halil Yeniay et Yaşar Külekçi a été très important pour lui. Devenu maître à son tour, il a eu l’occasion de fabriquer des instruments pour de grands noms de la musique (notamment Ahmet Gazi Ayhan, Yaşar Aydaş, Emin Aldemir, Hacı Taşan, Zekeriya Bozdağ, Muharrem Ertaş, Yıldıray Çınar, Şinasi Cihan, Rıfat Balaban…) en jouant avec eux. Après son service militaire, il crée son atelier, puis en 1980 il s’installe à Istanbul. Il travaille dans de petites structures où il rencontre Arif Sağ et Yusuf Toraman. L’année suivante, il travaille avec eux dans l’atelier Arif Sağ Müzik Evi. En 1983 il crée à Istanbul son propre atelier, Kopuz Müzik Evi. Là, il commence à faire des recherches qui seront déterminantes pour la suite, comme sa rencontre avec Erkan Oğur.

« Je fabrique le bağ lama traditionnel, et de manière traditionnelleI. Le bağ lama est un instrument très répandu ici. Il y en a plusieurs types : bağ lama, divan sazı, bozuk, cöğür, kopuz, ırızva, cura, tambura, tambura curası… Photos

1. L’influence d’Erkan Oğur provoquera une modification essentielle dans

Eroğlu a su capter l’harmonique d’octave grâce à un travail de modifica-

A. Alquier

les proportions du saz, surtout dans la longueur du diapason : Kemal

tion des proportions…

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de luènh, d’aicí facture instrumentale

un être vivant ê

Visite à l’atelier de Kemal Eroglu

Kemal et son fils Sinan Cem

Dans cette famille, le cura2 est le plus petit (et donc le plus aigu). Le tambura a une octave de plus, le divan est le plus grave, lui-même ayant une octave de plus que le précédent. Mais, pour fabriquer de nouveaux bağ lamas, j’accueille aussi les nouvelles idées qui peuvent faire évoluer l’instrument. Des gens viennent dans mon atelier avec leurs idées concernant la forme, le son, le nombre de cordes… Nous étudions ensemble comment réaliser ces instruments. » L’engouement pour le bağ lama moderne est intimement lié à Aşık Veysel. Dans l’atelier trône en bonne place la

reproduction d’une photo d’Ara Güler prise dans les années quarante dans le village de Sivrialan. Aşık Veysel était un poète populaire à l’ampleur exceptionnelle ; hormis ses talents littéraires, il a inventé tout un style (phrases mélodiques, trilles, emphases…) qui a fait école. En France on connait peu cet instrument, mais en Turquie, comme il est très répandu, nous trouvons beaucoup de styles de musique différents adaptés au bağ lama. Et comme la musique que l’on y joue ne prend pas exclusivement en compte le tempérament égal, le manche est naturellement fretté en quarts de ton.

2. Cura se prononce [djoura], et les Grecs ont emprunté ce nom pour un

même taille, ce qui n’est pas le cas pour le bağlama, devenu baglama en

autre instrument de la famille des bouzoukis (mais sensiblement de la

grec, et qui désigne le plus petit instrument de la famille des bouzoukis).

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L’atelier Kopuz Müzik Evi

« Par rapport aux autres instruments, le bağ lama n’a pas de « standard » (à cause de la grande variété de sa famille), mais à part dans la musique traditionnelle, il y a aussi la possibilité de jouer en « concerto »3 – ce que fait la jeune génération – ou bien encore le saz a la possibilité de s’intégrer dans la world music… »

page de droite :

· A ı k Veysel, dans son village d’Anatolie

J’ai vu des Kurdes jouer du bağ lama sur une place à Istanbul, et comme ils tenaient vraiment à être entendus, ils utilisaient des instruments amplifiés. L’effet est surprenant : il faut s’imaginer un jour de la fête de la musique à Toulouse, mais en plus saturé… Ce qui me fait lui demander ce qu’il pense des instruments électrifiés… « Si vous me posez cette question, personnellement je préfère jouer en acoustique, c’est plus authentique, l’expression en est plus sincère. Mais actuellement, comme il y a de grandes salles, l’électrification des instruments peut nous aider. Ce qui est important c’est d’utiliser l’électrification à bon escient, sans déformer le son. » Cela dit, son épouse exhume un vieux saz électroacoustique de sa fabrication pour me le montrer, nous sourions tous, mais je comprends qu’il s’agit là d’une autre époque et je n’insiste pas plus.

Kemal Eroğlu est un luthier recherché, et de grands musiciens lui font confiance. « Depuis quarante ans j’ai effectivement travaillé avec des musiciens connus, mais ce qui est important pour moi c’est qu’ils soient authentiques. Je devine leurs désirs quand je parle avec eux. Je crois qu’un instrumentiste peut enseigner des choses à un luthier. Il y a à mon sens une relation dialectique entre ces deux univers… Et comme il y a plusieurs régions très différentes dans ce pays, on a plusieurs styles de jeu. Je suis heureux de cet apprentissage mutuel. Certains disent que mes instruments ne sont pas bons, mais je réponds que chaque instrument doit être adapté au musicien : je construis des bağlamas pour des musiciens aussi différents que Arif Sağ, Orhan Gencebay, Erdal Erzincan, Erkan Oğur4, İsmail H. Demircioğlu, Nida Ateş, Ulaş Özdemir, Murat Kaya… » Le luthier tire son talent de l’observation de la nature. Tout y est harmonie, et le tracé régulateur est une des bases de son travail : le nombre d’or est certainement pour beaucoup à l’origine de ses innovations dans cet instrument… Erkan Oğur prétend lui-même que le son n’est jamais parfait, mais que l’utilisation de la section dorée dans la facture

(photo Ara Güler)

3. Traditionnellement un instrument unique accompagne le chant, mais on

4. Kemal confesse volontiers qu’il y a dans sa vie d’artisan (et de musi-

· les frettes du saz,

assiste effectivement à l’apparition d’ensembles de bağlamas aux ambitus

cien) un « avant » et un « après » Erkan. Erkan Oğur a le même âge que

(illustration

différents, comme pour une formation classique à l’occidentale.

Kemal et, bien que Frank Zappa soit connu (entre autres) pour avoir

A. Alquier,

D’ailleurs, des ensembles comme celui d’Erol Parlak (cinq bağlamas) font

été pionnier dans l’utilisation de la guitare fretless, Erkan Oğur est

source

des clins d’œil amusés à notre musique classique en jouant en concert La

surtout connu en Occident pour en avoir conçu le premier exem-

turkuler.com)

marche turque de Mozart…

plaire en guitare classique !

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ê

ê

Le baglama, un être vivant - visite à l’atelier de Kemal Eroglu

d’instruments peut ouvrir une porte vers la perfection… La part de rationnel est difficile à établir, et quelquefois la recherche rigoureuse du son peut mener à la tragédie : « Parfois les arbres se retournent contre vous quand vous les travaillez… Certains jours je les façonne dans une mauvaise direction, je les travaille sans les comprendre… puis, essayant enfin de les comprendre, je finis par me rendre et dire « d’accord, c’est toi qui as raison ! », alors nous nous retrouvons à un stade intermédiaire, d’une façon ou d’une autre. Mais au bout du compte je n’y crois pas vraiment, car si je décide quelque chose, ce doit être comme ça. La seule manière dont l’arbre peut gagner, c’est en ne me donnant pas le son que je désire. Alors je casse l’instrument et je le jette. » La caisse du bağ lama est en mûrier (mais peut aussi bien être en genévrier, châtaignier, noyer, charme). La table est en sapin et le manche en hêtre ou en charme. Cet instrument a la particularité d’avoir un tempérament (au sens musical, cette fois) multiple, par la disposition des frettes (voir schéma ci-contre) … ce qui est très intéressant, car en l’occurence le tempérament n’est plus en liberté (comme sur un oud ou sur un violon) mais véritablement fixé, comme notre tempérament égal, à ceci près qu’il offre beaucoup plus de possibilités, toute cette richesse modale qui fait le panel des musiques d’Anatolie…

Propos recueillis en octobre 2008 par Alem Alquier, par l’intermédiaire de Sinan Cem Eroğlu - traduction du turc par Ümit Ceyhan et Özlem Meric, et adaptation de propos tirés du film sur Kemal Eroğ lu Yüzüme gülen ağaç de Didem Pekün.

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de luènh, d’aicí facture instrumentale


Marc Serafini,

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de luènh, d’aicí facture instrumentale

Pastel n°61 · avril 2008

Le « Corona » de Hohner : Comment un petit instrument aura

inventeur

conditionné des générations

de musiciens et

L’

tout un patrimoine… « Tout le monde en France

accordéon diatonique est un acteur de premier plan dans l’histoire de la musique traditionnelle occidentale. Cet instrument est récent : il correspond exactement à la révolution industrielle, tant par la période que par son caractère mécanique et standardisé. Marc Serafini est un chercheur (il a une formation d’ingénieur généticien) et il y a fort à parier qu’il sera pour beaucoup dans les formes futures des « nouvelles musiques traditionnelles » : sa perpétuelle curiosité mise au service de l’invention donne des résultats inattendus dans le domaine de la facture d’accordéons.

A. A. : L’accordéon diatonique : de par son nom même on croit comprendre que c’est un instrument limité… M. S. : On dit « diatonique » mais on devrait plutôt dire (pour les derniers modèles) « chromatique bi-sonore »… Dans le trad, l’accordéon est l’instrument de l’ère industrielle. À la base, dans les années 1850, il était réservé à la noblesse ou à la grande bourgeoisie. À partir du moment où les Allemands ont commencé à en produire de façon industrielle, il est devenu « populaire ». Qui dit populaire dit standardisé. Mais le standard sur un diatonique pendant des décennies aura été de produire des incongruités comme les tierces majeures sur les basses (main gauche) ne correspondant pas au clavier de la main droite (par exemple sur un modèle sol/do : mi majeur, avec un clavier en sol (sans sol# donc, alors qu’il est évident dans l’accord de mi majeur)… Aujourd’hui en France on joue beaucoup moins en sol majeur sur un sol/do : c’est le la mineur qui l’a remplacé. Mais traîne toujours ce fa# produit par la main gauche, avec l’accord de ré majeur… Or, avec tout ce qui se joue depuis quelques années (par exemple tout ce qu’on

joue du “douze basses” à cause de la cumbia colombienne… »

Entretien réalisé par Alem Alquier

rapporte d’Europe de l’Est), il est évident qu’il faut supprimer les tierces sur les basses dans les modèles standardisés ! Mais dans l’idée du standard, on est passé de deux rangées à trois, et tout le monde joue aujourd’hui du « trois rangées douze basses ». C’est ça maintenant le « standard » en France, pour avoir plus de notes à gauche. Donc à droite il y a toutes les notes, mais à gauche… presque : il manque toujours le do# et le fa#. Hohner a été le premier à fabriquer un standard douze basses pour l’Amérique latine, le Corona, que les Italiens Castagnari ont repris plus tard pour des Français comme Marc Perrone. Mais, trente ans après, on a commencé à faire des « dix-huit basses » alors que c’était nécessaire dès le départ !… Donc le caractère industriel de l’instrument provoque une grande inertie… Le diatonique est en train de se standardiser pour longtemps : en gros il ne va subsister d’ici dix ans que le « deux rangs/huit basses » et le « trois rangs/dix-huit basses ». Ce dernier modèle vient finalement (de manière très indirecte) du bandonéon, dont le dernier avatar est 37

Page de gauche : Caisses réalisées par Marc Serafini Photo A. Alquier


Sommiers en bois réalisés par Marc Serafini Photo A. Alquier

justement un chromatique bi-sonore. Il y a bien toutes les notes, mais c’est plus compliqué d’aller les chercher que sur un gros chromatique. Ce qui est excitant pour moi, c’est de travailler dans un domaine où rien n’est abouti, par opposition au violon, par exemple (on sait que depuis Stradivarius il n’y a plus grand-chose à améliorer…) ou même à l’accordéon chromatique, dont l’évolution est terminée ! En 1987, quand je suis arrivé à Toulouse, seuls deux ou trois diatonistes jouaient sur autre chose que sur un « deux rangs/huit basses ». La musique trad a évolué, le répertoire a suivi, et bien sûr les instruments ont fait de même. Quelles sont les particularités d’un accordéon Serafini ? Vu de l’extérieur, il n’y a pas grande différence avec un autre diato (sauf peut-être la taille : je fais de petits accordéons en général). Mais à l’intérieur, les différences sont nombreuses : par exemple je suis le seul à faire des tables en bois (d’ailleurs dedans tout est en bois sauf les mécaniques et les anches). Je préfère cette solution à celle des tables en aluminium industrielles à cause du son acide qu’elles produisent. Je recherche toujours un son plus chaud, plus organique. Tu es vraiment le seul… en Europe ? Frans Van Der Aa le faisait aussi, mais il a déménagé en Colombie… Il y a aussi Tania Rutkowski. Oui mais c’est toi qui l’as formée… Effectivement, elle a fabriqué son premier accordéon chez moi. Il y a Emmanuel Pariselle (qui m’a beaucoup soutenu à mes débuts), je lui ai montré également comment adapter le système de registre italien (qui marche bien) sur des tables bois. Le son est si différent ? Non seulement le son mais aussi l’expression ! Avec une « table bois » on peut jouer piano aussi bien que forte, alors qu’avec la « table alu » tu as de la puissance… mais tout de suite ! L’idéal serait du bois massif mais c’est trop fragile : une table est percée en moyenne de soixante trous ; or, le

bois fend entre deux trous… Alors j’emploie du contreplaqué de hêtre, quasiment sans colle, qui est le plus proche du massif. Tes accordéons ont-ils d’autres spécificités ? Les sommiers sont en red cedar, toujours pour un même but : le son. Et ça je l’ai vu auparavant sur des chromatiques de concert (haut de gamme) Borsini, uniquement. Par la suite j’en ai trouvé sur des Bayan (russes) : j’étais content de constater quand j’en ai ouvert un que le facteur avait eu la même idée : forcément, il n’y a rien de mystérieux, puisque c’est le bois qu’on utilise pour les tables de guitare ! Alors pourquoi « couper » les harmoniques avec une autre essence ? Sinon, j’organise des placements spéciaux des anches en rapport avec les caisses de résonance, je crée des formes de sommier différentes, selon l’octave de la lame… Je suis en train de mettre au point un prototype à cinq octaves qui consiste à créer des sons les plus différents possibles selon les voix (basson, médium, piccolo). Et ceci même sur les basses (on peut donc jouer aigu sur les basses et viceversa) ! En fait c’est le système cassotto, qui existe sur les chromatiques, que j’ai adapté aux diatoniques : le but était d’avoir ce système sur une petite taille… Il y a aussi le fait de monter les mécaniques de façon à obtenir le son le plus homogène possible entre toutes les notes. Enfin, et cette spécificité n’est pas des moindres… je fabrique sur mesure. Par exemple je suis en train de fabriquer un petit diato à vingt-quatre basses pour un client qui joue « irlandais ». Tu es un inventeur… Peut-être, mais pas pour le dernier que je viens d’évoquer : là il s’agit d’adaptation ; mais j’aime bien qu’on me dise « tu devrais essayer ça ou ça, monté sur ceci ou cela, etc. » Mais effectivement le cassotto monté sur un

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Marc Serafini, inventeur

diatonique, c’est véritablement une première… Je vais aussi fabriquer des chromatiques de petite taille, toujours avec système cassotto… Dernièrement, j’ai fabriqué pour un monsieur de quatre-vingts ans, frais comme un gardon, un tout petit chromatique de la taille d’un diatonique, sur mesure, évidemment, puisque c’est un modèle qui n’existait pas avant ! (il était ravi…). Il m’arrive sans cesse ce genre d’aventure, mais toujours je suis fidèle à la recherche du « beau » son, et pour ma part j’ai fait le deuil du « son puissant »… du moins comme priorité. La priorité du son puissant (provoqué par le vibrato, caractéristique du musette) dans l’accordéon aurait dû d’après moi s’arrêter à l’apparition de la sonorisation. Mais, en progressant, je me rends compte que mon son est quand même puissant, grâce notamment aux essences de bois. L’équilibre de l’instrument est aussi essentiel : moi-même je joue beaucoup en « tiré-poussé », donc ça entraîne pour moi au niveau lutherie une partie « basses » plus légère que l’autre, car elle est plus sollicitée (je fais souvent des rythmiques en tiré-poussé, j’adore ça…). Et les soupapes d’air sont énormes, pour récupérer de l’air très vite. J’utilise aussi des aimants surpuissants (pour les registres, pour fixer les micros, etc.).

de luènh, d’aicí facture instrumentale

il faut dire que c’est un phénomène bien français, ces toutes petites fabriques qui font de la recherche sur l’accordéon… Il y a aussi Bertrand Gaillard, Tania Rutkowski, Éric Martin… À part Van Der Aa (Pays-Bas, puis Colombie), ou quelques facteurs de mélodéon que je connais au Québec… nous sommes une poignée. Et les Italiens ? Alors les Italiens, justement, c’est la tradition industrielle (au mieux manufacturière). C’est très dissocié, les rôles sont très spécialisés : il y a ceux qui fabriquent des mécaniques de main gauche, d’autres qui ne font que de l’accordage, il y a des gens qui montent les lames sur les sommiers et c’est tout ! Chez Castagnari j’ai vu un employé qui découpe des grilles – et uniquement ça – depuis cinquante ans ! En revanche, les deux frères Castagnari connaissent bien l’ensemble de l’accordéon. Mais ils ont besoin de musiciens pour créer des modèles. Mais moi aussi, et je trouve ça bien : j’ai besoin qu’on me demande des choses pour avoir de nouvelles idées !

Penses-tu que tes accordéons soient « mieux » que les autres ? Bon, je pense que mes accordéons sont « mieux » suivant mes propres critères, et forcément ils vont plaire à quelques personnes qui ont les mêmes critères. Le but n’est pas de fabriquer des accordéons qui vont « plaire à tout le monde » : tel ou tel accordéon a sa propre personnalité, et il y a des gens à qui il fera plaisir. À certains clients je dis clairement : prenez un Castagnari, ou un Mengascini, ou prenez un Gaillard, etc., c’est ça qu’il vous faut. Alors oui, je pense que mes accordéons sont mieux car ils « me » correspondent. Tes accordéons ont-ils un son reconnaissable ? Non. Justement, bien qu’étant « timbrés » de la même manière, il se trouve que la combinaison des registres, ce qui se passe à l’intérieur, comment le tout se mélange, fait que j’obtiens des sons différents. Et même, la quantité de sons existante met souvent mes clients dans l’embarras du choix…

Marc Serafini La Boite à frissons 3bis route de la Clé 31120 Portet-sur-Garonne <http://www.la-baf.com>

En fait, le fruit de la révolution industrielle se retrouve cent cinquante ans plus tard dans une situation de produit artisanal… c’est original et paradoxal, non ?

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Pastel n°66 · octobre 2010

Comment Darwin mit fin à la guerre par Alem Alquier

propos recueillis de Marc Serafini

Une inflation de basses

Page suivante:

En fait tout part d’une constatation bête: en 1829, Cyril Demian, l’inventeur de l’accordéon, donna le nom «accordéon» à cet instrument car pour lui ce n’était qu’un guide-chant (cinq boutons à droite en tiré-poussé, donc dix accords). Demian étant par ailleurs fabricant d’harmonicas, il ne lui serait pas venue l’idée de jouer une mélodie à l’accordéon… puis le système d’accords est passé à gauche, et un système mélodique (sur le modèle de l’harmonica) a été créé à droite. Jusqu’à la fin du XIXe siècle le «mélodéon» était prépondérant: une rangée à droite et juste deux boutons à gauche. Ce sont les Italiens qui ont commencé à vraiment enrichir cet instrument en augmentant progressivement le nombre de boutons à la main gauche. Au début du XXe siècle le nombre de basses passa vite à vingt-quatre (puisque entre-temps la main droite se trouvait dotée de deux rangées et demie, voire trois), mais l’accordéoniste se trouva confronté à la difficulté de manipuler un véritable meuble… Paolo Soprani eut donc l’idée en 1900 de réduire le nombre

de lames tout en créant des accords par son système de «basses à rouleaux». Exit le meuble, le chromatique était né. Peu après, Émile Vacher, inventeur du musette, jouait sur un accordéon mixte: diatonique trois rangées à la main droite, et chromatique quatre-vingt basses à la main gauche, voire cent vingt! Guerre froide et revivalisme Mais jouer en tiré-poussé sur des instruments qui, bien qu’ils fussent allégés, restaient des monstres de huit ou dix kilos, devenait impossible1… Il y eut donc très vite une séparation radicale: absolument personne n’a parié sur l’avenir de l’accordéon mixte; deux instruments aussi différents que Cro-Magnon et Néanderthal pouvaient l’être se sont développés, deux mondes se sont opposés pendant près d’un siècle: ceux qui font dix kilos (les chromatiques) et ceux qui font trois ou quatre kilos (les diatoniques) avec tout un cheptel de suspicion, d’espionnage industriel, de prisonniers à échanger au bout d’un pont hivernal sous des

modèle «Darwin compact

1. Même si Raúl Barboza ou Richard Galliano affectionnent parfois le tiré-

2010», 4,8 kg

poussé, ils en jouent pendant quelques secondes, il s’agit d’un effet. On imagine mal les bals musette qui duraient deux heures et demie entièrement avec cette technique… (au diatonique en revanche, pas de problème).

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de luènh, d’aicí facture instrumentale

Bref rappel historique pour comprendre une théorie de l’évolution

des boutons arc Serafini présente son « Darwin », dont le nom est tiré certainement de son passé de scientifique ; Darwin, à part le célèbre naturaliste (qui aurait eu deux cents ans en 2009), une ville d’Australie ou une version de noyau du système Mac OS X, est aussi un modèle déposé d’accordéon mixte… Où l’on constate comme les neurobiologistes (mais ce n’est pas nouveau) que la main droite est cognitive et la main gauche intuitive, mais surtout que l’histoire du diatonique et celle du chromatique ne sont qu’une seule et même Histoire… tout comme celle des hominidés.

années de plomb d’ignorance mutuelle volontaire… les chromatistes disant qu’avec un diatonique on ne pouvait rien jouer, et les diatonistes déplorant la perte d’une tradition orale pour accéder au chromatique2, outre son prix rédhibitoire: qui pouvait raisonnablement s’offrir le luxe d’un chromatique? Cet instrument restera l’apanage des pays riches jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, ce qui fait que nombre de cultures qui font actuellement la richesse des musiques du monde ne sont jamais passées par la case «chroma»; elles sont toujours restées au système dix-neuvièmiste du tiré-poussé avec, à gauche, de deux à huit basses, point. Grâce à elles le diatonique n’a pas disparu. Car ça a bien failli arriver en Occident. Puis vint le folk revival. Marc Perrone et sa génération de diatonistes ont beaucoup fait pour le renouveau de ce petit instrument. Les «folkeux» (comme on les appelait dans les années 70) avaient une culture musicale très élargie car les Trente Glorieuses avaient offert à ces baby-boomers un début de révolution technologique (le transistor, le 33t, la K7…et ce qui allait 2. Il est vrai qu’un jeu instinctif (propre à la tradition orale) est fortement encouragé par la structure même du diatonique : tiré / poussé = do / sol7 ou ré / la7, etc.

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avec, comme le jazz et le rock n’roll). Il fallait tirer de ce soufflet diabolique des possibilités accrues, ne pas s’arrêter à huit basses… Or ce bijou de révolution industrielle avait les limites… de l’industrie, précisément: longtemps les fabricants sont restés à douze basses, trop peu pour contenir la déferlante des expérimentations de ces années-là… Mais Castagnari et Gaillard dans les années 80 ont commencé à fabriquer des modèles à dix-huit basses. Le problème, c’est que quand on y réfléchit, il est objective-

Le labo L’idée était donc le chromatisme à la main gauche (avec exactement vingt-quatre boutons) dans une structure légère. Marc Serafini est donc parti de l’hypothèse du poids maximal de l’accordéon diatonique: cinq kilos (n’importe qui peut jouer en tiré-poussé à la main droite sur un instrument de ce poids; au-delà, on a vu que ça devient très problématique). Une autre hypothèse qui en découle: il y a environ trois kilos et demi à droite et un kilo et demi à gauche. Comment faire contenir vingt-quatre basses dans une structure en bois d’un kilo et demi? Mis à part le côté purement technologique (comment disposer de manière optimale les anches et les mécaniques à l’intérieur), l’essentiel était de concevoir un plan plus intéressant que celui du chromatique, celui-ci imposant un grand nombre de boutons, à cause des mineurs, majeurs, septièmes… Donc avec vingt-quatre basses, que fait-on? Douze demi-tons en monosonore, et douze accords neutres (juste la fondamentale et la quinte) toujours en monosonore, le tout avec une logique diatonique. Voilà le cahier des charges. Il s’agissait maintenant de trouver la meilleure organisation de ces notes, compte tenu d’une position de main gauche de diatoniste. MS: «Avec Antoine Errotaberea, mon collaborateur, nous avons passé quasiment deux ans à élaborer des tonnes de plans… On est passé par exemple par un diato pour François Thibaut, qui se retrouve avec un prototype de vingt-quatre basses, mais il faut changer de doigté pour changer d’accord…» L’idée simple et universelle

Plan de basses et basses du Darwin en regard

ment impossible de faire un plan logique sur dix-huit boutons en tiré-poussé… Marc Serafini: «En tant que fabricant, (… et on m’a demandé un nombre incalculable de combinaisons…!) j’ai constaté qu’il fallait toujours enlever un accord (ou une note) pour en ajouter un autre; on peut faire tous les plans qu’on veut, ça ne marchera jamais mathématiquement de faire contenir les douze notes de la musique occidentale sur un clavier main gauche dix-huit basses-accords en tiré-poussé.»

Enfin l’idée géniale vint: il fallait tout simplement (pour notamment faciliter un jeu mélodique à la main gauche) faire deux rangées de basses, et plus loin, deux rangées d’accords! (voir plan ci-contre) Ce système nouveau permet d’être sur deux rangées pour faire toutes les mélodies qu’on veut. En plus de ça il était question d’un clavier transpositeur (pour que le joueur ne soit pas obligé de changer de doigté quand il change de tonalité). Marc Serafini et Antoine Errotaberea ont essayé toutes les combinaisons (gammes par tierces, par quintes, par quartes, etc.) et il apparaît au final que c’est la gamme par tons, décalée d’une quinte, qui permet un jeu optimal: le fa est à côté du do, etc. Peu importe d’où on part, c’est juste un décalage qui s’ensuit. Et sur sept boutons contigus, il y a toujours la gamme diatonique. Le clavier transpositeur facilitant la vie, la main gauche retrouve sa nature intuitive (induite par le cerveau droit, rappelons-le!) qu’elle avait longtemps perdue… MS: «Maintenant, si je me retrouve par exemple à jouer une mélodie en la mineur à la main droite, je peux à tout moment jouer en mi mineur, et ce sans changer de doigté à gauche. Intuitivement tu vas trouver la quinte ou l’arpège (si tu joues 42


Comment Darwin mit fin à la guerre des boutons

vient au dessus avec une « cheminée » d’air, ce qui rend le tout très compact. Avec le jeu de registres il y a sept sons de basses et trois sons aux accords.

de luènh, d’aicí instrumentale facture

Système de sommiers à cheminée, permettant

Les Irlandais vont-ils faire confiance à Darwin ?

d’inclure trois voix de basses dans

Il y a vingt ans, Mairtin O’Connor avait avoué à Marc Serafini que si les Irlandais utilisaient très peu (ou pas du tout) la main gauche, c’est parce qu’ils n’avaient pas de possibilité de faire correspondre leur jeu de main droite (qui est spécial) aux basses proposées par les fabricants. O’Connor fait partie de tous ces gens qui lui ont fait part du problème de la main gauche depuis vingt ans… en arpèges), et à partir de la même note de base, le mineur va toujours avoir le même doigté, pareil pour le majeur, etc.» Ce plan de clavier basses permet un jeu universel, il n’y a plus aucune limitation pour développer un jeu complet et varié (irlandais, italien, basque, latino, etc.) ; il paraît compliqué au premier abord, mais il est très simple, c’est même dans le but de la simplification du jeu qu’il a été créé (les informations de tiré-poussé n’ont plus lieu d’être, ce qui est considérable). MS : « Les gens ont un peu peur de vingt-quatre basses monosonores, mais ce que je leur dis, c’est qu’ils sont moins effrayés par un dix-huit basses en tiré-poussé, ce qui en réalité leur soumet trente-six informations ! (pour au final être plus limité)… en fait on passe de trente-six à douze informations à mémoriser, puisqu’il ne faut retenir qu’un seul type de doigté par formation d’accord. »

un petit volume…

Attendre… Le système des basses « Darwin » convient aussi bien à un chromatique : Marc Serafini a construit dernièrement un tel instrument pour Bruno Sentou, et le résultat est plus que probant… Mais Marc Serafini et Antoine Errotaberea estiment qu’il faut attendre environ deux ans pour pouvoir juger par une pratique sérieuse de résultats généraux, à partir du petit nombre de Darwin qu’ils ont fabriqués depuis l’an dernier. Rendez-vous dans deux ans ?

On peut trouver les modèles du Darwin, plans de basses, etc. sur le site de la Boîte à frissons de Marc Serafini : http://www.la-baf.com

Une inflation de rangées Le DarwinTM est un modèle déposé. De plus il apparaît que, dans l’histoire récente, à cause du système tiré-poussé couplé à la recherche d’une certaine richesse musicale, le diatoniste utilise à la main droite un doigté croisé. Ce qui a entraîné des plans incroyables de main droite, et une inflation de rangées un siècle plus tard, à droite, cette fois-ci, à cause des basses car on ne pouvait pas mettre l’harmonie qu’on voulait. Marc Perrone est allé jusqu’à faire fabriquer quatre rangées ! MS : « Ma démarche est inverse : la main droite n’est pas le problème ! Dans tous les pays du monde où le diatonique est utilisé, ça marche. Par contre, harmoniquement, tout le monde constate que c’est loin d’être idéal… changeons la main gauche ! Pourtant tout le monde veut changer le plan de la main droite… on voit bien que le problème n’est pas là. » Aujourd’hui Serafini prouve qu’il est possible, grâce à son système de sommiers à cheminée, d’inclure douze basses et douze accords trois voix dans un kilo et demi d’un volume en bois (qui reste léger et sonore). Explication : deux basses sont horizontales, et une troisième basse

Prototype du Darwin construit en 2009, 5,0 kg

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facture instrumentale

Pastel n°62 · octobre 2008

La prose du entretien réalisé par Alem Alquier

à la bodèga dans l’atelier Photos A. Alquier

A

dolescent il a failli devenir champion de golf quand, tel Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, il a tout abandonné et a eu la révélation de la cause environnementale: musicien enraciné, son activité de facteur de cornemuses et de hautbois traditionnels lui permet de sortir du fond des âges des instruments oubliés ; il a participé à la création d’un écomusée dans les Pyrénées, accessoirement il a créé le groupe Gadalzen avec Jacob Fournel et, prune sur le gâteau, il est aussi distillateur ambulant.

d’instruments anciens dans les musées. Puis je me suis pris de passion pour le clarí : cet instrument n’était quasiment plus joué, et l’aire de jeu de ce « hautbois de Bigorre » se situe non loin de chez moi, alors…

A. A. : Pour exercer ces multiples activités, quel a été ton parcours ? On connait ta filiation avec Michel Rouch (ton oncle) pour la musique, mais pour le reste ? P. R. : Il s’agit d’un parcours relativement commun : lycée agricole, puis fac de droit jusqu’à la licence (droit et économie rurale) jusqu’au moment où j’ai eu l’opportunité de participer à la création de l’écomusée d’Alzen en Ariège (une ferme-conservatoire comprenant notamment les races d’animaux domestiques des Pyrénées en voie d’extinction, avec un volet environnemental, un volet culturel, un espace de restauration, le tout formant un complexe sur un hameau). Puis vint le moment où j’ai eu envie de m’essayer à la facture instrumentale… Effectivement, avant de jouer de la cornemuse (landaise, que j’ai découverte notamment grâce à Bernard Desblancs au Conservatoire Occitan) j’ai baigné en gros de huit à seize ans dans le monde spécifique du folklore… Michel Rouch était le président des Biroussans et mon premier instrument a été l’accordéon diatonique.

J’imagine que les rencontres autour du clarí ont été déterminantes… Oui, un certain José Latre par exemple : c’est lui qui avait fait les premières recherches dans les années 80. Après plusieurs mois de recherche, avec Robert, nous avons abouti aux premiers clarís « nouvelle génération », puis il m’a laissé voler de mes propres ailes, et aujourd’hui je continue, selon les commandes particulières, à le faire évoluer.

Mais l’idée de fabriquer n’était pas neuve, l’envie ne t’est pas venue d’un coup… Non, bien sûr: déjà en tant que simple musicien, j’avais «mon» facteur, Robert Matta, et il a finalement accepté de me former (formation sur mesure ADEPFO: Aide au Développement des Pyrénées par la Formation). Il m’a transmis son savoirfaire et aidé à acquérir l’outillage (tournage, perçage, finition, anchage…), nous sommes allés ensemble relever des cotes

Tu fabriques également l’aboès : était-ce aussi un instrument tombé en désuétude ? Non, le Conservatoire Occitan s’y est intéressé, en fabrique depuis à peu près trente ans et l’enseigne toujours. Depuis environ deux ans j’ai tendance à délaisser un peu mes cornemuses pour les hautbois, car ce sont des instruments qui me passionnent. J’ai choisi de reconstruire le hautbois du Couserans que jouait

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Alors maintenant combien y a-t-il de joueurs de clarí ? Il y a dix ans on pouvait les compter sur les doigts d’une seule main, et aujourd’hui je dirais, entre l’Ariège, le Comminges, la Bigorre et le Béarn, nous sommes à peu près quatre-vingt…


de luènh, d’aicí

Transpyrénéen Pierre Rouch, bouilleur de sons

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Gravure au couteau

personne n’a pu à ce jour véritablement attester l’authenticité… Mais elle fonctionne si bien… Pourquoi ne pas y croire ?

sur un boîtier de cornemuse

François Souques dit Pigalhe (1873 - 1936), dont l’original est exposé au Musée Pyrénéen de Lourdes. Aujourd’hui, plus d’une centaine de personnes jouent de cet instrument. On peut dire qu’il a encore de beaux jours devant lui.

Finition d’un clarí

… Et la cornemuse au milieu de ces hautbois ? J’ai décidé de fabriquer des bodègas, la bodèga (ou craba) est la cornemuse du Haut-Languedoc. J’aime cette cornemuse : pour paraphraser Luc Charles-Dominique, son jeu est totalement fusionnel pour le sonneur… J’ai aussi appris à fabriquer la poche, à partir d’une chèvre entière. C’est Antonio Lissera qui m’avait enseigné ces techniques : tuer l’animal, le dépecer en gardant intacte la peau entière… Faut pas être végétarien comme toi ! [rires] Malheureusement Antonio est décédé l’an dernier (c’est lui qui fournissait tout le monde en peaux), les facteurs de bodèga sont maintenant obligés de mettre eux aussi la main à la pâte… Je regrette cette personne qui était absolument adorable, qui se mettait en quatre pour tout le monde, et qui n’hésitait pas à transmettre son savoir-faire… Mais en parlant de cornemuse, j’ai d’autres projets. J’aimerais à terme établir une sorte de pont entre les deux côtés des Pyrénées : la gaita de boto m’attire énormément (c’est la cornemuse aragonaise), je suis en train de l’explorer sous tous ses aspects pour pouvoir en fabriquer, ainsi que le sac de gemecs (cornemuse catalane). Je sens qu’une spécialisation sur les cornemuses pyrénéennes m’attend… Je vais à Boltaña régulièrement,c’est une extraordinaire rencontre de luthiers en Aragon. Je prétends qu’il y a un avenir au moins aussi fort à relier les deux versants des Pyrénées que d’essayer d’unifier cette grande Occitanie! Les points communs entre ces cultures (aragonaise et catalane, et de l’autre côté gasconne et languedocienne) m’apparaissent de plus en plus évidents, ne serait-ce que dans l’ethnographie et dans l’organologie… On peut aussi parler des « cornemuses imaginaires » : le bot du Val d’Aran et la samphona, cornemuse polyphonique des Pyrénées, dont 46

Tu parlais tout à l’heure d’« acquérir l’outillage » : pourquoi est-ce si important ? On ne trouve pas l’outillage pour la facture dans les grandes surfaces… Il faut se le fabriquer ! En fait c’est l’échange entre facteurs qui est primordial : c’est un élément d’enrichissement inestimable… Que ce soit Bernard Desblancs, Claude Romero, mais surtout Robert Matta dans mon cas, qui a toujours un œil bienveillant sur ce que je produis, tous ces gens ont travaillé dur dans les années 70 et 80 pour ce que j’appelle « acquérir des outils » (réfléchir à l’outil adéquat pour faire telle chose, faire des erreurs, ne plus faire les mêmes erreurs par la suite, etc.), expérience dont nous (la jeune génération) bénéficions grandement aujourd’hui… on gagne du temps, en somme, pour aller plus loin. Et à notre tour on trouve toujours de nouveaux matériaux, de nouveaux procédés de perçage… C’est sans fin ! Moi-même je continue la recherche, en allant mesurer les cotes des instruments anciens dans les musées, notamment en ce qui concerne la gaita de boto et le sac de gemecs. Il y a toujours des améliorations à apporter, et c’est ce travail de recherche qui fait l’intérêt de notre activité. Tu es plutôt pour la conservation de l’instrument, ou pour une évolution ? Les deux bien sûr ! La recherche pour retrouver l’instrument originel est passionnante, mais pas forcément adaptée aux musiques actuelles. Par exemple avec Robert nous jouons en duo, nous proposons un voyage musical où l’on montre une dizaine de hautbois et de cornemuses que nous avons fabriqués et fait évoluer. Quand on joue sur sa propre production on a toujours envie de lui faire « dire » plus… Alors voilà : je fais des clarís dans des tonalités différentes, il s’agit de créations. Le clarí traditionnel se rapproche de la tonalité de la, j’en fabrique d’autres en sol, en sib, en fa… j’ai extrapolé les cotes ; je fabrique aussi des hautbois du Couserans dits « traditionnels » (modèle Pigalhe) et d’autres avec une clé pour la sous-tonique : ça marche très bien ! En fait on ne sait pas exactement l’origine de cet instrument.Alain Servant et Luc Charles-Dominique ont fait beaucoup de recherches là-dessus, et on ne sait toujours pas comment et quand il a atterri dans le Couserans, s’il est lié au hautbois baroque, qui fabriquait ces exemplaires, etc. Beaucoup de questions demeurent sans réponse. Ce qui est sûr, c’est que quand on rajoute la sous-tonique avec une clé, on fournit à la gamme une note de passage tout à fait intéressante. J’ai également percé un trou à l’arrière pour obtenir une plus grande justesse afin de bien stabiliser l’instrument sur l’octave et au delà.


Pierre Rouch, bouilleur de sons

Bouilleur de Sons est le nom de ta structure. Quel est le rapport entre la facture instrumentale et l’aigardent (l’eau-de-vie)? C’est plus un rapport entre musique et distillation que je vois : d’abord il y a le côté « ambulant » : quand on est musicien traditionnel on part jouer d’un village à l’autre, or je suis « bouilleur ambulant » (c’est la dénomination exacte) : je distille la production des habitants de villages que je parcours. Il y a aussi bien sûr le côté festif qui n’échappe à personne… Qu’on anime un bal dans une fête de village ou qu’on arrive en tant que distillateur, on est toujours attendu depuis des mois ! les habitants viennent manger autour de l’alambic, ils apportent leur meilleur saucisson, leur meilleur fromage… ça plaisante en occitan, il y a toujours une sacrée ambiance… Je crois que les deux sont un solide facteur de lien social (du moins dans la réalité rurale pyrénéenne que je connais). Ceci dit, jouer de la musique tout en distillant et bien gérer son taux de cholestérol n’est pas chose aisée !!! Depuis quelques années, nous organisons à Arbas (HauteGaronne) en février la Fête du hautbois et de l’eau-de-vie avec bals, petits concerts, distillations, stages d’instruments… C’est notamment une occasion importante d’émulation dans l’apprentissage de ces hautbois. À part Matta-Rouch, tu joues aussi dans d’autres groupes… Oui, Gadalzen, Trencavel, Mosaíca, Veziana, Bouilleurs de Sons encore une fois, c’est également le nom d’un duo avec mon ami Philippe Fernandez, lui aussi bouilleur ambulant… Je joue en plus en duo avec Christiane Van Gorp (cornemuse et orgue)… Je travaille également sur une création autour des principales cornemuses d’Occitanie

de luènh, d’aicí facture instrumentale

avec Guillaume Roussilhe, Nicolas Rouzier et Antoine Charpentier, et un spectacle devrait voir le jour en 2009. Où trouves-tu tout ce temps ? Plus on fait de choses… plus on fait de choses. Allez, à l’aveugle ! goûte-moi cette prune… celle-là est de 2004. Grande année à fruits…

Pierre Rouch La Tour. 31160 Herran - 05 61 98 51 95 www.bouilleurdesons.com Discographie: • Gadalzen · Le Tourment des lunes (Discoïdale, L’Autre Distribution 2005) · Chromatophonies (Discoïdale, L’Autre Distribution 2001) · Musique Traditionnelle d’aujourd’hui (single, épuisé) • Mosaíca Òc - Chaabi (sortie décembre 2008) • Matta Rouch Hautbois & Cornemuses (sortie décembre 2008) • Bodega, bodegaires! Anthologie de la bodèga avec la Confrérie des Souffleurs (CLRMDT, Conservatoire Occitan, CORDAE-La Talvera, ADDMD 11 - 2004) • Veziana (sortie en 2009) à l’alambic en montagne à la fin de l’hiver


Pastel n°67 · spécial hautbois & cornemuses · avril 2011

Robert Matta omment es-tu arrivé à la facture de cornemuses ? Est-ce dès le début que tu as souhaité faire évoluer l’instrument ? J’ai commencé la lutherie par la guitare, en fait. C’était au milieu des années soixante-dix. Mais je me suis très vite rendu compte de la richesse des instruments à vent qu’offrait l’aire occitane : à partir de 1976, on peut dire que j’ai débuté cette activité avec une prédilection pour la chabrette limousine. J’étais attiré par la beauté de l’objet… et comme j’étais en contact permanent avec Éric Montbel, musicien et collecteur, il m’a appris à fabriquer les anches, à jouer, etc. Mais devant la difficulté de trouver un instrument traditionnel, je me suis dit que le mieux était encore d’en fabriquer… Or les premiers plans de chabrettes ont été effectués par le luthier Bernard Blanc, sur des chabrettes retrouvées par Éric Montbel. Et à partir de ces plans-là, il a fallu que j’apprenne tout. J’ai fait un stage,

Chabrette limousine photo R. Matta

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de luènh, d’aicí dossier

entretien réalisé par Alem Alquier

le tournant évolutionniste Robert Matta

La Confrérie des Souffleurs a pour but, outre le travail de recherche et de collectage au niveau du patrimoine populaire, de promouvoir la cornemuse dans l’espace musical contemporain. Robert Matta, au moment de créer cette association, ne se doutait peut-être pas de l’ampleur de son objet d’étude : les pays d’Oc regroupent à eux seuls sept types de cornemuse ! Et ce n’est pas fini… il n’est pas seulement l’inventeur de la bohassa polyphonique, avatar multi-pihets de la boha, mais il a reconstitué une samponha (après un article de Jacques Baudoin paru dans Pastel !) ainsi qu’une piva d’Estròp (vallées occitanes d’Italie), avec Sergio Berardo. Il aura également fait évoluer l’anchage, grâce notamment à l’utilisation de matériaux de synthèse. Et il nous rend la technique de tournage passionnante, car c’est un passionné…

de gauche à droite : boha en sol, bohassa standard, bohassa polyphonique photos R. Matta

j’ai trouvé un tour, je me suis installé dans un garage… je me suis rapidement rendu compte que je n’avais pas choisi la facilité ! Mais il me semble que j’ai eu très peu de déchets au début, j’ai vite rectifié . Ce qui m’intéressait à l’époque c’était surtout les décorations de la chabrette : tout le travail d’assemblage… il y a bien sûr le tournage du bois, mais aussi le tournage d’assemblages de diverses matières : pression, collage, couleur… un choix artistique s’impose ; on ne peut décemment pas mélanger n’importe quel bois avec n’importe quelle matière ; la corne, par exemple, a un spectre très riche : jaune, marron, vert, rouge, jaspé, noir… tout ne va pas avec le bois utilisé ; et puis chaque exemplaire est vraiment unique. C’est à peu près à cette époque que j’ai rencontré Bernard Desblancs, par l’intermédiaire d’Éric Montbel, qui était souvent au Conservatoire Occitan ; Bernard lui, travaillait déjà sur la boha, la cornemuse gasconne. Là, ce fut aussi une découverte. J’étais très intéressé par cette petite cornemuse inédite à l’époque ; mais je suis arrivé au moins cinq ou six ans après tout le travail effectué par Alain Cadeillan (dit « Kachtoun ») et Bernard Desblancs, c’est-à-dire tout le défrichage. Je suis arrivé sur leurs traces, et j’ai donc fabriqué aussi quelques

bohas (cinq trous, traditionnelles) pour moi et pour quelques amis, jusqu’en 1982 environ. Avec Bernard, j’ai fabriqué des aboès, hautbois du Couserans, également sur ses plans. C’est là qu’on se rend compte qu’un hautbois n’est pas une cornemuse, et inversement ! Tu jouais avec Freta-Monilh à cette époque… Oui, et d’ailleurs le premier disque de ce groupe a été enregistré avec mes premiers instruments. Tu as donc arrêté vers 1982. Tu ressens comme moi le grand creux du folk des années quatre-vingt ? Un creux ??? Mais j’ai même carrément arrêté de jouer ! Je me suis dirigé vers la chanson française, et même le jazz-rock ! Jusqu’à ce jour mémorable de 1989 à la Fête du Rondeau où j’ai rencontré Kachtoun (qui, lui, n’avait pas arrêté…) et qui me dit : « tiens, regarde et écoute, Robert : … » Alors là, j’ai pris une vraie claque ! Ses recherches de plusieurs années avaient abouti à une sorte de cornemuse des Landes « revisitée », avec le gros bourdon, le « bourdon-camembert », des pihets entièrement revus… une vraie recherche sur le son…

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ci-dessus : photo Catherine Gernigon


perçage cylindrique: les copeaux sont réduits en miettes… ci-dessous: fraisage à l’horizontale du pihet de la boha photo R. Matta

Là, je me suis dit : bon, je m’y remets. Mais je ne ferai pas de la copie d’instruments traditionnels, et j’attaque la fabrication d’instruments fiables, modernes, évolués, et qui permettent surtout de jouer en ensembles. Je me suis remis à jouer, et tout mon travail s’est orienté dans cette direction-là. D’ailleurs, depuis, je n’ai plus jamais refait de boha à cinq trous. Toujours six. Et même Bernard Desblancs, qui est le dépositaire avec le Conservatoire Occitan de la tradition populaire (notamment en bois tourné), a été obligé de fabriquer, sous la pression de joueurs, quelques bohas à six trous ! Tout ceci m’a conduit à étendre ces instruments dans toutes les tonalités : j’en ai construit en sib, et je suis allé jusqu’au do grave. … Ce qui a entraîné naturellement la création de la bohassa, j’imagine ? Eh bien non, figure-toi que paradoxalement, c’est la bohassa polyphonique qui est apparue avant la bohassa. C’était en 2002, à peu près… J’ai voulu faire un instrument nouveau, j’ai vu que ça marchait, alors pourquoi ne pas faire une grande boha à partir de la polyphonique ? Quant aux décorations, j’ai emprunté l’esthétique de la chabrette limousine, que je connais bien… Je ne me suis jamais arrêté aux instruments traditionnels. J’en ai toujours saisi l’esprit, pour systématiquement le faire évoluer vers quelque chose qui s’intègre au mieux dans la musique actuelle, parce que j’ai estimé que nous faisons de la musique actuelle, et que les instruments qui avaient été fabriqués à l’époque n’avaient aucune contingence d’accordage ou de jeu d’ensembles… Donc mes instruments sont à mon sens actuels, et doivent être actualisés. Et je suis prêt à leur faire subir d’autres transformations… je ne m’interdis rien en lutherie. Mais je ne suis pas le seul : par exemple, Gaëtan Polteau, luthier en Gironde, n’hésite pas à faire évoluer la chabrette, il trouve ses propres cotes, il n’est pas resté lui non plus fixé sur

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les cotes traditionnelles. Ceci dit, moi-même, je ne fabrique que des chabrettes limousines en la et c’est tout. En revanche, j’ai extrapolé les cotes des perces de la chabrette périgourdine pour pouvoir la faire jouer en do au lieu de do#. Voilà donc un instrument qui n’a jamais existé… et qui sonne ! À propos de perces, peux-tu me parler, pour ce Pastel spécial, de l’activité de tourneur, précisément ? Le tourneur sur bois utilise un « tour à bois ». Et il tient ses outils à la main. Moi je ne travaille pas comme ça, je ne suis pas un tourneur sur bois, bien que je ne tourne que du bois… (bon, d’accord, je tourne aussi de l’os, du plastique, de la corne, de l’étain, du laiton…) ; mais j’utilise un tour mécanique, comme Bernard Desblancs, Bernard Blanc, Claude Romero… nous utilisons tous des tours à métaux ! Tout simplement parce que ce sont des tours lourds, précis, mais qui impliquent une technique de tournage totalement différente de celle du tourneur sur bois, qui lui, pose ses gouges sur un support, et donne la forme très rapidement. Mais ce qui motive la technique du tour à métaux, c’est le perçage. On travaille de manière beaucoup plus précise, plus calibrée. Autrefois, on perçait avec des outils qu’il vaut mieux avoir oubliés… Au moment où j’ai repris le travail de lutherie (début des années quatre-vingt-dix), j’ai racheté un tour, et j’ai rencontré un luthier breton, Jean-Luc Olivier, qui m’a initié à de nouvelles techniques de perçage, que j’ai transmises par la suite à Bernard Desblancs et à Claude Romero ; désormais ils percent comme moi, avec des forets de trois-quarts, pneumatiques, où de l’air traverse le foret. Une entreprise du nord-est de la France fournit un impressionnant catalogue de forets de tous diamètres, au millième près, pour l’industrie de métaux de pointe (pour de la très haute précision), mais dans ce cas on envoie non pas de l’air mais de l’huile sous pression ; alors que pour le bois, l’air suffit… et là on sent que le bois se régale ! L’air rentre dans le foret, traverse son corps tout entier et sort à l’extrémité, à la pointe coupante. Ce qui provoque un refroidissement de cette extrémité (par l’air), le copeau étant évacué après une quasi-désintégration… ce ne sont plus que des miettes. Voilà pour les perces cylindriques. En ce qui concerne les perces coniques, le facteur de biniou-bombarde dont je te parle plus haut m’a appris à utiliser des lames coniques plates, issues de lames de scies mécaniques usagées, afin d’approcher la conicité. Puis on utilise l’alésoir à mors-fil qui enlève un copeau général sur toute la longueur de la perce. Et au fur et à mesure, la conicité s’établit. Non seulement la perce est à la cote voulue, mais elle est aussi bien lustrée… Par contre, pour faire les aplats sur


Robert Matta

la cornemuse landaise, je n’utilise plus le tour, mais la fraiseuse. Ici la fraiseuse est horizontale, et j’ai tout de suite un fini de mes quatre échancrures. Et ces fameuses anches révolutionnaires ? Avec Bernard Desblancs, j’ai travaillé pendant un an (vers 1994) sur les anches. Il a bien voulu que je lui montre comment fabriquer ces anches « à languettes rapportées » (languette roseau sur plexiglas), et depuis il les utilise (uniquement pour la mélodie de ses bohas). Pour ma part, je suis passé à la languette en fibre de carbone. Toujours pour les mêmes raisons, la justesse, la précision… Mais il est bon que la boha dite « traditionnelle » perdure sans trop de changements, elle se fabrique exclusivement en sol et en la.

de luènh, d’aicí dossier

je m’explique : on n’a jamais retrouvé d’exemplaire de la samponha. Donc tout est permis a priori ; à partir du travail effectué par Blanc et Baudoin, je la fais évoluer en sol, alors que jusqu’à présent elle n’existe qu’en la. Tout simplement parce que ça permettrait de la faire jouer avec la flûte gasconne, et non plus la flûte béarnaise (n’oublions pas que c’est un instrument dont l’aire de jeu est à cheval entre Béarn et Bigorre). Or il existe des représentations de cet instrument, joué avec le ton-ton et la flûte gasconne, et un hautbois grave (certainement quelque chose qui s’apparenterait au claron). Mon but est donc de faire jouer le trio à nouveau, mais avec un hautbois du Couserans, qui naturellement joue en ré / sol…

Robert Matta à la samponha et Pierre Rouch au clarí coll. R. Matta

Reproduction d’une gravure représentant un cortège mené par le « trio pyrénéen » (Béarn): Retour de la

En ce qui concerne la samponha, est-ce une invention ou une restitution, sachant que personne vivant aujourd’hui ne l’a entendue ni même vue, sauf en reproduction, son jeu remontant au début du XIXe siècle… ? Alors, bien sûr, la samponha, ce n’est pas une invention, c’est une reconstitution, et ce n’est pas moi qui l’ai reconstituée : tout le travail a été fait par Bernard Blanc, sur un cahier des charges fourni par Jacques Baudoin. J’ai découvert cet instrument dans un article de ce dernier dans le numéro 19 de Pastel (1er trimestre 1994), que j’ai trouvé passionnant ! À tel point que même si cet instrument n’avait jamais existé, je trouvais néanmoins la démarche pour le moins originale. Et depuis, je l’ai entendue, et… c’est un instrument superbe, qui fonctionne bien ! Et l’organologie même, revue par Jacques Baudoin est très intéressante. Mais je trouve que trop de gens ont dénigré (et trop vite) cette cornemuse. Ce n’est pas rendre service à la musique traditionnelle que de déprécier un tel instrument ; ça reste une cornemuse malgré tout, mais une cornemuse polyphonique, donc adaptée à un répertoire béarnais… Le bot, qui est également une cornemuse des Pyrénées reconstituée, est, elle aussi, magnifique. Pierre Rouch, musicien et luthier du Couserans, en fabrique actuellement, mais qui peut dire comment elle était jouée ? Et quel son avait-elle ? Mais pour ce qui est de la samponha, en fait mon désir serait de faire revivre le « trio pyrénéen »…

moisson, dessin de Marie-Alexandre Adolphe, 1842

C’est intéressant, c’est tout simplement le trio archétypal… … des Pyrénées centrales, oui. Je suis en train de fabriquer la samponha en sol (elle sera prête pour les Rencontres de luthiers & maîtres sonneurs de 2011) et le trio sera dans le prochain album de Matta-Rouch ! Ça c’est de l’actualité, merci !

http://www.cornemusesoccitanes.com

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Pastel n°68 · octobre 2011

Une vague de ciné-concerts :

KFX

Orchestra en

ciné-concert sur un film de Daisuke Itô

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de luènh, d’aicí transversales

D

dernières ulièrement ces ic rt pa us pl et premier ance – sse d’arriver au pa en epuis 1976 en Fr t es e cl ta de spec : années – un type des formes culturelles vivantes traditionnelles l ue ne iq s plan dans le pa monde et mus du s ue iq us m t E . le ciné-concert ésentées. pr re en bi y sont

nouvelle forme ou effet de mode ?

Contrairement à un mythe très vivace, ce ne sont pas des pianistes qui accompagnaient les films aux temps héroïques du cinéma muet, mais de véritables orchestres. Soit les salles étaient beaucoup plus grandes qu’aujourd’hui, dotées d’une fosse, soit, plus tôt, lorsque le cinéma était encore un phénomène de foire itinérant, les « salles de cinéma » n’étaient que des tentes… où des musiciens aux instruments légers (surtout pas des pianos !) pouvaient se produire1.

Chaplin, Keaton, Lang, Murnau, Dziga Vertov… ce sont les films libres de droits qui bien sûr suscitent nombre d’adaptations. En général, les musiciens vont puiser dans le cheptel européen ou russe de l’époque soviétique mais il existe une immense cinémathèque mondiale peu explorée jusque-là. KFX Orchestra, se définissant comme un « groupe de musique à l’écran » (ce qui pourrait être un abus de langage puisque le terme de « musique d’écran » s’applique à la bande son ; dans le cas d’une musique en live accompagnant le cinéma on parle de « musique de fosse »… mais ici il s’agirait plutôt d’un habile glissement de sens), exploite le cinéma muet japonais, par exemple, avec des instruments classiques et rock (Yukoku de Yukio Mishima, Jirokichi de Daisuke Itô, années vingt et trente) mais aussi, et ce qui est assez inédit, des courts-métrages contemporains, pas forcément muets, comme L’astronaute, film québécois de Christian Laurence (2007). Le compositeur de ce groupe, Amaury Chabauty, n’hésite pas à explorer diverses formes pour travailler la matière sonore de ces films ; guitariste, il joue également du thérémine2 mais aussi du koto pour illustrer en particulier un film d’animation de Kihachiro

par Alem Alquier

Kawamoto : les « musiques du monde » ne sont pas très loin quand il s’agit de couvrir l’image, notamment dans l’immense creuset du cinéma d’animation : le son produit par des instruments traditionnels (fortes harmoniques des cordophones, variété des percussions, puissance émotionnelle des aérophones, « plainte » des accordéons, etc.) trouverait parfaitement son écho dans l’image animée et ses procédés narratifs, qu’elle soit artisanale ou manuelle (dessin, encre, écran d’épingles, pixillation…) ou encore numérique (vectoriel, 3-D…).

À Toulouse, Didier Labbé, avec un sax, une clarinette basse, une contrebasse et une batterie, exploite cette veine, jusqu’à remplacer des bandes originales, comme par exemple Tango, un chef-d’œuvre de pixillation de Zbigniew Rybczynski (1980). L’ensemble de ce ciné-concert, Nuit blanche (sept courts-métrages) est non seulement très homogène mais donne parfois l’impression que les films ont été montés sur cette musique. Il semble néanmoins, à quelques rares exceptions près, que le cinéma d’animation (même contemporain) ne réveille pas vraiment l’inspiration des musiciens de ciné-concert, alors qu’une vraie création peut éclore, justement avec la diversité sonore dont nous disposons actuellement… L’improvisation « Imparfait du subjectif », dit Perrone en parlant du cinéconcert ; cette formule pourrait aussi bien s’appliquer à toute forme d’improvisation… « Le cinéma muet renvoie au

1. Le compositeur Baudime Jam rend compte magistralement de cet état

De toute façon la musique électronique, même la plus récente, fait bon

de fait sur le site http://quatuorprimavista.online.fr.

ménage avec le cinéma muet d’une autre époque : on l’a vu, ce n’est pas

2. Le thérémine est un instrument électronique dit « primitif », à travers

forcément la nature du son qui fait l’adéquation avec la nature de l’image.

lequel l’exécutant crée le son par ses gestes dans l’air à l’aide d’antennes.

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langage des sourdsmuets… au dialogue qui s’instaure parfois avec les petits enfants juste avant qu’ils ne commencent à parler. C’est un langage qui donne à connaître le sens de manière intuitive et immédiate, à l’appréhender par la seule sensibilité… Comme la musique. » Marc Perrone a beaucoup exploré le patrimoine muet, et son seul accordéon aide énormément à exprimer notamment les grands thèmes de Jean Renoir (dans sa période muette, bien sûr) que sont par exemple la vitesse mécanique (la révolution industrielle a également produit l’accordéon, ne l’oublions pas !), les rapports de classes sociales, les drames passionnels, mais surtout les scènes oniriques… ces dernières formant particulièrement, au-delà de Renoir et de Perrone, une merveilleuse rencontre du cinéma et de la musique… et en particulier dans le catalyseur du ciné-concert. Il y aurait beaucoup à faire avec l’improvisation dans le cas de ce type de spectacle. Certains font déjà intervenir l’improvisation dirigée (Surnatural Orchestra) dans les courts-métrages dadaïstes de Francis Picabia, et en plus avec des comédiens. Il faut préciser que le cinéconcert a été remis au

goût du jour par l’orchestre Un Drame Musical Instantané, en 1976, et ce en prônant l’improvisation depuis le début. L’homme à la caméra (Celovek S Kinoaparatom) de Dziga Vertov (1929) est l’un des premiers films à avoir été « concertisés » par ce collectif, et n’a pas cessé depuis lors d’être exploité dans les salles par bien d’autres, jusqu’à la musique « électro » : ce film est en effet si en avance sur son temps (du point de vue du montage, des effets spéciaux, de la volonté d’une narration quasi-inexistante…) qu’il ne peut que susciter l’enthousiasme pour le « sonoriser » (il y a d’ailleurs une référence explicite à la musique et à l’accompagnement d’orchestre de fosse dès les premières secondes de ce film muet). La musique qui accompagnait le film Intolerance (1916) de David Griffith à sa sortie fut composée par JosephCarl Breil. Murnau a fait appel à Hans Erdmann pour son Nosferatu (1922) : les réalisateurs de cette époque tenaient à ce que soit présentée une musique d’accompagnement lors du visionnage par le public. Et le compositeur contemporain Baudime Jam estime que si aujourd’hui on fait appel à l’improvisation pour accompagner des films muets, c’est par manque de moyens ou par manque de savoir-faire. Même s’il y a beaucoup de vrai dans cette assertion, apparemment il goûte peu la dimension créative et (par définition) inattendue que peut entraîner l’improvisation… Bien sûr le cinéma produit toujours une œuvre finie, montée, vérifiée, empaquetée, etc., mais ici il est question de spectacle vivant. Et aujourd’hui le public désire explorer des terræ incognitæ… Remplacer la bande-son Dans le cas des films sonores (ou muets avec une partition originale), la question peut se poser sur le fait de remplacer une musique d’origine par une autre, et en live. Est-ce bien nécessaire au fond ? Ne voit-on pas là un prétexte supplémentaire pour jouer en public, amener une nouvelle forme, qui offre une diversité dans la diversité ? Au-delà du débat «improvisation ou pas», il est toujours intéressant de «revisiter» des œuvres, pour des raisons aussi bien esthétiques que politiques… Le ciné-concert peut aussi bien devenir un élément de commémoration, comme a pu l’être à Figeac en 2009 (pour le soixante-dixième anniversaire de la Retirada des républicains espagnols) le documentaire3 de Frédéric Rossif Mourir à Madrid (1963) : Xavier Vidal (violon, accordéon), Rémi Vidal (percussions) et Guillaume Lopez (flûtes, voix) ont monté une création musicale autour d’extraits de ce film, sujet d’autant plus marquant qu’il concerne directement leur famille…

3. Mourir à Madrid ne date pas de la guerre d’Espagne (comme L’espoir -

l’époque de sa sortie, ce film a très vite été censuré (même en France,

Sierra de Teruel d’André Malraux) mais de 1963, ce qui n’en réduit pas

pays qui tenait à avoir de bons rapports diplomatiques avec son voisin

pour autant sa légitimité historique car les réfugiés espagnols se sont tou-

franquiste).

jours considérés en guerre contre Franco jusqu’à sa mort. De plus, à

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de luènh, d’aicí transversales

une vague de ciné-concerts

page précédente, de haut en bas : Marc Perrone, image de son site web www.marcperrone.net /cine-concerts.html; affiche du film Mourir à Madrid, (1963), d’après la célèbre photo de Robert Capa The Falling Soldier, 5 sept. 1936 ; premère version de l’affiche du film L’homme à la caméra, 1929 (lithographie de G. & V. Stenberg, 1926)

Site web

En Midi-Pyrénées, d’ailleurs, concernant la pratique du cinéconcert, la situation paraît particulièrement dynamique, que ce soit sur le Quercy grâce aux Vidal-Lopez, ou en Rouergue avec l’expérience originale de vidéo-collectage de Christophe Rulhes et d’Amic Bedel (Singularités ordinaires), à Toulouse avec Didier Labbé, avec également le groupe Doolin’ (qui a recomposé la bande originale du documentaire Man Of Aran de Robert Flaherty, 1935) ou bien Gadalzen avec un travail autour de Chaplin et Buster Keaton, ou encore Jean- Luc Amestoy avec Frank Capra… de plus, sur Toulouse, l’association Terres Nomades propose depuis 1998 une série annuelle de ciné-concerts (Hallu Ciné), avec une volonté de privilégier les musiques du monde. Sans parler de la cinémathèque… En Ariège, Olivier Capelle et Jean-Paul Raffit ont travaillé sur le documentaire Grass de Cooper & Schoedsack (une immense migration humaine et animale en Perse en 1925). Mais le plus remarquable dans la durée et dans la régularité se trouve peut-être dans les HautesPyrénées, à Anères, où non seulement une programmation (Cinéma muet & piano parlant) existe depuis 1999, mais en plus toute l’actualité nationale dans le domaine du cinéconcert y est centralisée et régulièrement mise à jour ! La fiction est largement exploitée par la musique, et ce depuis les débuts du cinéma. Mais ce qui est nouveau avec cette vague de ciné-concerts, c’est une place de plus en plus accordée au documentaire : il est vrai que ce genre n’a

vraiment vu le jour qu’à partir des années vingt – on pourrait dire néanmoins que les tout premiers films de l’histoire du cinéma, L’arrivée du train en gare de La Ciotat ou La sortie des usines Lumière à Lyon, sont à eux seuls des documentaires, bien sûr… mais on parlerait plutôt de reportage. Le genre cinématographique viendra notamment avec Flaherty. Il y a certainement un avenir (on peut le pressentir actuellement de manière évidente) dans cette nouvelle jeunesse du ciné-concert4 : le collectif Un Drame Musical Instantané s’est dissout en 2008, mais nous voyons apparaître de nombreuses formations depuis la décennie 2000 ; et la restauration du patrimoine muet aidant, il est probable que cette forme devienne de plus en plus courante. Ou ne soit qu’un effet de mode… ? S’il s’avère que c’est un phénomène durable, pour l’instant il est peu concevable de créer une bande-son entière en musique de fosse (voire une musique à la fois de fosse et diégétique,pourquoi pas…), mais qui sait ? Tout est possible… Peut-être dans un futur proche verrons-nous éclore du «néo-muet», un goût certain pour une nostalgie d’expressionnisme ayant pris le pas sur le « parlant » omniprésent – il y a de rares exemples contemporains comme le Juha d’Aki Kaurismäki (1999), où la bande son fait largement la part belle à l’accordéon, notamment… (inutile de préciser que, non seulement muet, le film est en noir et blanc) mais pour l’instant cet «objet filmique non identifié » semble ne pas avoir vraiment fait école5…

4.Le terme même de ciné-concert est récent, puisque cette forme de

5. Aux dernières nouvelles, le dernier Hazanavicius (The Artist, 2011)

spectacle était la règle au cinéma d’avant l’apparition du sonore (1929).

s’ajouterait à cette liste confidentielle…

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www.cineconcert.fr « le site de référence sur les cinéconcerts », piloté depuis Anères (Hautes-Pyrénées)


Pastel n°57 · avril 2006

Soliloque, Désordres & Singularités Alem Alquier : J’ai entendu dire que vous [Loule Sabronde] prépariez plusieurs créations… Christophe Rulhes : Oui, et actuellement Loule Sabronde se structure de plus en plus en terme de compagnie, ouverte sur l’interdisciplinarité. Une des créations en gestation va consister en un solo musical que je vais fabriquer à partir de collectages d’Amic Bedel, vidéaste, réalisateur, des images de personnes occitanophones en milieu rural, qui se racontent. Puis nous avons un projet avec Novel Optic, duo de plasticiens (René Durand & Papillion), et enfin un projet qui s’appelle Nos Autres et qui donne lieu à une résidence à La Villette à Paris, avec encore Amic Bedel, Sébastien Barrié (comédien) et Julien Cassié (circassien-danseur). Interdisciplinarité donc, mais surtout (et ce depuis que Loule existe) un souci majeur de diversité culturelle, avec une position relativiste par rapport à cette diversité. Sans hiérarchie. Ça ne signifie pas que tous les points de vue se valent, mais le principe est de travailler toutes les traductions possibles entre les différents points de vue. Si tu parles de Loule Sabronde, quelle est alors sa relation avec la musique traditionnelle ? Alors là, tout de suite sans hésiter : notre rapport avec la tradition se fait autour de l’oralité et de l’improvisation. Mais ça n’empêche pas les traductions des points de vue : ces points de vue sont souvent construits par le discours, notamment par l’idéologie moderne… justement entre savant et populaire, tradition et modernité, oralité et écriture, rural et urbain, etc. Autant de points de vue que Loule Sabronde a envie de questionner et de poser à plat de façon symétrique. C’est tout le travail que je mène depuis longtemps en anthropologie et en musique. Alors ça peut donner le trio Loule Sabronde qui est une espèce de punkjazz chanté en occitan, avec des samples… dans lequel on sent quand même l’influence de l’oralité, de la ruralité, mais avec un caractère très urbain aussi… Et ça peut donner la future création, qui va utiliser des images de collectage vrai56

ment puisées en milieu rural, avec des machines électroniques, de la cornemuse, et finalement pour une espèce d’hybride dans lequel on va trouver des références à la fois à la tradition, à la modernité, à la ruralité, à l’urbanité… et surtout qui va les questionner et les « mettre à mal », ces catégories. Parce que ces catégories, en fait, elles me fatiguent ! Pour moi l’idée de « musique traditionnelle » n’existe pas. L’idée de modernité n’est qu’un discours tenu par les élites « modernes »sur le reste du monde. D’ailleurs, souvent, la catégorie « traditionnelle » est très peu employée de façon endogène, par les musiciens. Par exemple, parmi les chanteurs rouergats que nous collectons en milieu rural, je n’entends jamais dire « je suis un chanteur traditionnel ». Ceux qui disent ça d’eux-mêmes sont en général des intellectuels, en ville, qui ont une pratique ; d’ailleurs, c’est devenu une catégorie et une pratique, paradoxalement très moderne, que la catégorie « musique traditionnelle » ! Catégorie engendrée par la modernité, par la pensée des Lumières, une pensée rationnelle. Alors la « tradition » ça serait cette espèce de musique, un peu orale, mais qu’en même temps on fait rentrer dans des cases en pratiquant l’« ethnomusicoogie », que l’on commence à écrire, et qui maintenant se transmet aussi de façon écrite… Oui, il y a même un diplôme d’État ! Bien sûr ! Alors tout ça m’intéresse, d’un point de vue anthropologique, à observer ; par contre du point de vue de ma pratique musicale, ça me fait vraiment rigoler ! Ce sont des choses qui ne m’intéressent pas. Je suis moi-même d’origine rurale, mon père était paysan et chanteur, et tout ce qui est fixation, notation musicale, pour nous c’était dans l’oralité. Cependant j’adore l’écriture, bien que je ne la pratique pas, et justement il y a beaucoup d’œuvres que j’admire et qui n’existent que grâce à l’écriture, que ce soit dans la musique classique ou dans la musique contemporaine. Ma pratique étant orale, ce qui me plaît, c’est de question-


Loule Sabronde

création de luènh, d’aicí

En 2006 Loule Sabronde devient une compagnie. Christophe Rulhes, musicien et chanteur, en est le moteur. Il est aussi ethnologue, et sa présentation des créations de Loule est de fait constituée de réflexion sociologique : références à l’anthropologue Bruno Latour sur l’idée de modernité, évocation de la pensée sauvage héritée de Lévi-Strauss… son parcours et ses projets oscillent entre ruralité, identités, mises en symétrie… Christophe Rulhes dit avoir une position « relativiste » par rapport à la diversité culturelle. Ceci est la retranscription d’un dialogue à bâtons rompus autour d’un feu de cheminée et d’une bonne soupe…

Ordinaires entretien réalisé par Alem Alquier

ner une espèce d’« écriture orale », qui n’empêchent pas certaines formes complexes, mais qui s’inscrit dans l’oralité, dans le geste et dans l’échange avec les musiciens. C’est ça la démarche de Loule Sabronde. C’est ce qui préside un peu à cet hybride qui fait que parfois certains musiciens dits traditionnels disent qu’on est des martiens, mais moi je trouve que ce sont eux, les martiens ! Pareil pour certains musiciens de jazz qui disent : « tiens, ils utilisent de la cabrette… », etc. Il s’avère qu’on a créé cette forme hybride qui est ce qu’elle est, une petite « bande passante », très fragile… mais qui existe telle quelle, et qui, je pense, à son humble façon, questionne ces grands partages entre tradition, modernité, entre savant, populaire, etc., et qui les questionne de fait car les porteurs du trio sont très hybrides, justement. Tu chantes en occitan, mais tu parles parfois de « langue des origines rurales », de « rouergat », de « patois », même… Effectivement, j’aime parfois appeler la langue occitane « patois »parce qu’il y a beaucoup de locuteurs qui appelent cette langue patois, et que moije ne trouve pas ça péjoratif. Parce que ces locuteurs (en milieu rural) disent ça avec beaucoup de fierté. Et le grand discours du « stigmate patoisant » vient souvent aussi de la culture occitane intellectuelle… Je côtoie pas mal de gens, toujours en milieu rural, qui disent Ieu parli patoès, et qui sont très fiers d’employer le mot « patois ». Ça aussi ça me plaît de le relativiser : pour moi, « patois », ce n’est pas un drame, puisqu’il ya des porteurs de cette identité patoisante. C’est comme ces gens qui dramatisent dans les quartiers le langage des banlieues… Je ne trouve pas ça dramatique, on a une forme d’adaptation, une forme de survie… de création linguistique, même.

On sent que les questionnements à propos de la modernité sont très présents dans ta démarche… Tu pourrais préciser quand tu dis sur ton site « Nous n’avons jamais été modernes » ? Je reprends le titre d’un livre de Bruno Latour1. Je me pose beaucoup de questions par rapport à l’« idée » de modernité : qu’est-ce que c’est que cette « idée » qui est venue s’imbriquer à tous les niveaux dans la culture, en musique ?… La musique qui s’écrit, la musique moderne, qu’est-ce que c’est que cette forme de pensée très occidentale de la « modernité », qui a elle-même créé une pensée qui se voudrait LA pensée des Lumières, la pensée rationnelle, la seule pensée ayant accès à une vérité de la nature… en produisant une science qui aurait raison, par rapport à toutes les autres sciences, qu’est-ce que c’est tout ça ? Je trouve – toujours en milieu rural – des gens qui croient à une certaine forme de sorcellerie, pour moi ce n’est pas de la superstition, c’est un savoir, une connaissance à mettre en valeur. Des gens qui croient à certaines formes de guérison, pour moi c’est une connaissance (et c’est efficace !), ce n’est pas du tout de l’ordre du folklore… Je vois aussi des gens qui chantent et qui pratiuent de la musique en mettant une cuillère dans une bouteille… je trouve ça très intéressant. C’est un peu embêtant toutes ces catégories qui en même temps servent à penser le réel et qui nous servent, à nous, à « nous » penser (tradition, modernité, etc.), ça crée des étiquettes et ça ne favorise pas toujours les traductions et les échanges entre les êtres humains. Ça favorise souvent au contraire des identités clivées, qui font que par exemple un joueur de vielle à roue aura des difficultés à rencontrer un électroacousticien… Alors qu’avec diplomatie et symétrie, et un intérêt commun, une telle rencontre peut être possible.

1. Lire Nous n’avons jamais été modernes de Bruno Latour (Paris, édition La

existé de tous temps, ainsi que la transmission par rajout ou par omis-

Découverte, 1991) : cet ouvrage remet en question l’idée même de tradi-

sion…

tion, de modernité, d’exotisme, et tend à montrer que la novation a

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création

Loule Sabronde

C’est ça la diversité. Finalement c’est ça qui intéresse Loule sabronde, c’est la confrontation des diversités, sans faire une espèce de melting pot post-moderne, dans lequel tout va être aseptisé, et tout va être brassé, et tout va être finalement une fois de plus récupéré par les marchés, qui nous parlent de world music, et qui fabriquent une fois de plus une catégorie facile à vendre… Non. Nous recherchons la diversité culturelle avec des identités fortes, qui se mettent en symétrie, en danger de rencontre, et avec diplomatie (sans vouloir forcément écraser l’autre). À ce titre, la rencontre que Loule Sabronde a faite l’an dernier avec les chanteurs de Alba, chanteurs polyphoniques corses, ça m’a ravi ! Je ne suis pas sûr qu’esthétiquement ou formellement c’était réussi, mais à vivre, dans la diplomatie que ça a suscité des deux parties, pour moi c’était le bonheur… D’ailleurs nous allons rejouer avec eux. À partir de là, ce qui m’intéresse c’est ton regard sur la création contemporaine occitane (d’un point de vue identitaire) : existe-telle vraiment, est-ce qu’il se prépare quelque chose ? Je crois que tant qu’il y aura un seul individu qui se dit musicien et qui se dit occitan et qui a la sensation et la ferme intention de proposer une création « occitane », la création occitane existe. J’ai une approche très qualitative des choses : tant qu’il y a des porteurs d’une identité, et qui se réclament comme tels, de façon endogène, pour moi ça existe. Tant qu’il y aura un seul squat de musique punk à Bruxelles, la musique punk existe… J’attache une grande importance aux qualités, aux petits détails… On dit aussi que la création occitane est « fragile », pour moi ce n’est pas un problème, je le vis bien. Ceci dit, pour compléter ma réponse, je pense qu’il n’y a pas une si grande diversité… Je reviens sur le sujet de la Belgique et je trouve qu’il y a une énorme créativité de la scène flamande actuelle, notamment en danse contemporaine ou en théâtre… On ne peut pas dire que des gens se disant Occitans proposent la même novation… Mais ce n’est qu’un jugement de valeur, et moi j’aime bien les suspendre, les jugements de valeur ! Tant qu’une personne me dit : « Je suis Occitan et j’ai l’impression d’être un créateur », j’aime la prendre au sérieux, toujours cette position relativiste… Mais j’aime beaucoup Novel Optic : ça c’est de la création contemporaine occitane magnifique ! René Durand et Papillion (se revendiquant occitans) te déstabilisent littéralement dans tes rapports esthétiques… Bon, mais quand même, à part quelques petits trésors, on peut être surpris par le manque d’énergie créatrice de cette identité ! J’ai m’impression qu’il faut déployer des moyens surhumains pour sortir de l’image béret-cassoulet-rugby ! (ou carnaval)…

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Je suis tout-à-fait d’accord avec toi, on a l’impression que les labellisations offertes aux identités minoritaires, si elles ne sont pas légitimées par le marché, par un intérêt exotique (que peut éprouver le centre pour les périphéries, par exemple), ne fonctionnent pas. L’imagerie « SudOuest » avec son foie gras fonctionne très bien au niveau du tourisme vert actuellement. Bon, ça ne me gêne pas trop, mais effectivement il n’y a pas que ça dans la vie ! Je me rappele quand France Culture était venu interroger les différents musiciens participant au festival Occitania : c’était vraiment le village des Schtroumps ! Tu étais là, d’ailleurs, il y avait Gadalzen, Mosaïca, Guillaume Lopez… Alors cette journaliste – adorable par ailleurs – nous a questionnés du genre « Qu’est-ce que c’est, être chanteur occitan ? », etc. C’était vraiment une forme d’exotisme facile… moi je jouais le rôle du Schtroumpf grincheux… [rires] « Alors voilà : je descends de Paris, je vais voir les Occitans », ou « Je vais voir les Corses, ils chantent bien, les Corses… ». Moi je pense que les choses sont beaucoup plus complexes ! En fait c’est la création (tout court) qui m’intéresse avant tout. Mais pas que ça, je suis souvent très touché par des gens qui reproduisent par filiation un savoir musical, mais de toute façon je ne crois pas qu’on connaisse au cours de l’histoiredes reproductions exactes de ce qui se faisait dans la passé. Il y a, on le sait, toujours des rajouts, des inventions… Les modernes n’ont pas inventé l’invention ! Et puis aussi l’idée de singularité, de créativité, serait le privilège des modernes ? Mais il y a cent ans dans les villages en Rouergue il y avait des gens fantasques ! Il y avait des singularités ordinaires ! J’ai moimême collecté des histoires vraies qui parlent de familles de poètes ! C’est comme l’histoire de Quesalid le chaman dans Lévi-Strauss, qui s’invente une condition de chaman en « truquant », il se met littéralement en scène ! Il a un recul formidable par rapport à la croyance… (autre grand concept des modernes, manipulé pour mettre à raison les peuples dits superstitieux, les ruraux, les exotiques…). L’anthropologie, si elle était à refaire, et si elle était moins régie par la pensée moderniste, trouverait tout un tas de singularités ordinaires chez l’Autre. Il y a aussi, dans ce qui a été qualifié de traditionnel, une conscience esthétique qui est à reprendre en considération.

On peut écouter Loule Sabronde sur http://loulesabronde.free.fr



Pastel n°59 · avril 2007

TRIPORTEUR Jean-François Vrod,

Création dans le cadre d’une commande d’état, présentée par Thierry Besche, directeur du GMEA (Groupe de Musique Électroacoustique d’Albi)

La phonographie - l’improvisation

Des contextes pour l’expression

Quelle peut être la relation entre un tel centre et un violoniste du domaine dit « traditionnel » comme JeanFrançois Vrod ? En fait, depuis une bonne décennie le GMEA s’est questionné sur la relation artistique au réel, ce qui a donné lieu à la manifestation annuelle Musique Quotidien - Sonore, qui a permis d’inviter des artistes qui portent une attention à cette relation. Ça peut être de la radiophonie, de la musique électroacoustique, de la « phonographie » au sens « photographie sonore », qui devient un courant esthétique à part entière : le couple micro / haut-parleur est défini comme un instrument. Pour cela il ne s’agit plus d’enregistrer au sens traditionnel, c’est-à-dire restituer une image précise d’une situation, mais d’utiliser ce fameux couple comme vecteur d’une relation d’invention musicale. C’est dans ces contextes d’exploration qu’un compositeur comme Alain Savouret1 a pu travailler avec l’AMTA (Agence des Musiques Traditionnelles en Auvergne) car il s’est toujours intéressé aux musiques traditionnelles : il a déjà travaillé avec Jean-François Vrod sur un questionnement autour d’une actualité de la musique traditionnelle, et notamment autour de l’improvisation, puisqu’il a constaté que c’est au moins un point commun entre musique contemporaine et musique traditionnelle. Un autre élément de réponse réside dans la phonographie, justement, où l’on joue de ce micro et de ce haut-parleur comme outil d’invention, tout du moins de relation à l’écoute, et si l’on veut aller un peu plus loin, de relation musicale possible, artistique. Faire entendre en quelque sorte la musique qui peut se cacher dans le réel (ou du moins dans le quotidien).

Le GMEA a invité Jean-François Vrod pour présenter son travail car il a toujours interrogé la problématique de « jouer de la musique traditionnelle » d’une autre façon, et on lui a proposé des situations, des contextes, lui permettant d’expérimenter plus loin ce qu’il avait commencé dans sa propre démarche, et même expérimenté. C’est la genèse de la commande, qui a commencé en mai 2004. Il a donc choisi des « contextes », par exemple le château du Cayla dans le Tarn. Nous avons proposé à Jean-François d’inventer une musique en fonction des lieux de ce château et en particulier d’une salle, qu’il a choisie pour les qualités acoustiques et de jeu qu’il pouvait en tirer. Il y a eu trois concerts sur ce lieu au terme d’une semaine de résidence, et on peut dire qu’il a véritablement inventé la musique du lieu… Pour ce lieu, pour ce jour-là, et pour ce public-là… Ça a vraiment été le ferment de quelque chose de nouveau, et cette expérience a relié des questions qu’Alain Savouret ou Jean Pallandre2 posent, comme par exemple « pourquoi inventer de la musique alors que nous en sommes inondés » ? Une réponse pourrait être l’invention d’une musique particulière pour un public précis, dans un lieu donné, à cet instant-là. C’est en somme le même questionnement qui existe dans la musique traditionnelle : cette musique existe pour un moment précis (le travail, l’endormissement, le mariage, le bal, etc.), dans des contextes et des lieux donnés, et c’est ce contexte qui génère la musique. En ce sens elle remplit une vraie fonction et on peut parler d’un « geste musical » qui serait lié à du quotidien.

1. Alain Savouret, compositeur contemporain, travaille dans le domaine

2. Jean Pallandre est compositeur dans le domaine de la musique élec-

de la musique électroacoustique, et est aussi professeur au

troacoustique, et le directeur artistique des rencontres Musique -

Conservatoire National Supérieur de Paris.

Quotidien - Sonore.

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création de luènh, d’aicí

SONATA

l’interrogation du lieu Le GMEA est un centre de création musicale basé à Albi, dans le Tarn. Depuis peu, il fait partie d’un réseau de centres nationaux de création (le septième en France). Il se donne pour missions la recherche appliquée, la production, la création, mettant en œuvre ces recherches et explorant les territoires nouveaux de la création contemporaine, la formation professionnelle, et la diffusion des œuvres créées. Propos recueillis par Alem Alquier

La multimicrophonie La commande d’État passée à Jean-François Vrod a été une conséquence toute naturelle d’un tel travail. Nous avons eu envie d’aller plus loin, notre rôle étant de provoquer, d’accompagner, de « pousser », pour explorer ce travail dans la durée. Nous ne passons pas une commande pour passer une commande, mais nous faisons en sorte d’interroger un ou deux sujets précis, qui peuvent être esthétiques, artistiques, entraînant parfois de nouveaux besoins techniques nécessaires pour répondre au désir artistique. Les commandes s’étirent sur deux ans pour donner le temps entre le faire et la réflexion, ça donne aussi l’occasion de faire des séminaires de réflexion, précisément. Alain Savouret par exemple utilise la multimicrophonie, système consistant à placer cinq micros en étoile pour recréer un vrai volume et non un plan comme dans la simple stéréo. Il interroge donc bien là un contexte, et une manière de faire entendre ce contexte qui devient pour lui une valeur d’écriture musicale particulière, dans laquelle on plonge le public. En ce sens il a une démarche de musique dite traditionnelle… puisque lui aussi interroge un contexte d’une autre manière. Et qui entraîne du coup une nouvelle écriture du champ sonore, et du champ musical (c’est bien fini dans ce cas-là de jouer avec un haut-parleur de part et d’autre, par exemple…). Jean-François Vrod est donc arrivé riche de cette situation, il n’arrive pas en terrain vierge : durant les séminaires de réflexion de la résidence d’Alain Savouret les thèmes ont été abordés sur l’invention et le rapport au lieu, avec Alain Savouret, Jean Pallandre et Jean-François Vrod. Ça a pris plusieurs mois et nous sommes allés dans d’autres lieux, des chais dans le Gers, les églises de Saint-Bertrand de Comminges.

Dès lors Laurent Sassi3 va accompagner Jean-François Vrod dans ces lieux pour une prise de son « volumétrique » (ou « contextuelle »). « Pour peu qu’on laisse parler le lieu dans toutes ses dimensions, dans toute sa poétique, le voilà parfois qui désigne en nous, par un curieux effet de rebond, un espace intime et inconnu, qui ne demandait qu’à exister et à s’exprimer. Tout se passe comme si deux espaces différents entraient en résonance ou « raisonance » pour finir par se confondre et n’en faire qu’un. L’expérience se résume alors à un corps qui s’accepte pleinement dans un espace qui l’accueille. Si j’évoque cette expérience forte, c’est que pour moi comme pour de nombreux autres musiciens elle fut riche d’enseignement. La commande Triporteur Sonata sera l’occasion d’approfondir et mieux comprendre cette relation entre espaces matériels et composition musicale, et d’en rendre compte musicalement. » (Jean-François Vrod)

Pour en savoir plus : <http://www.gmea.net> NB : À l’occasion de cette résidence, des stages sont prévus en juin et en octobre 2007 dans le Gers, organisés par le festival Trad’Envie et le Conservatoire Occitan.

3. Laurent Sassi est ingénieur du son au GMEA mais aussi compositeur et créateur de dispositifs de diffusion sonore.

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Les du Table ronde John Wright,

1er février 2009

Marc Perrone, Xavier Vidal

i

nfluencé par le mouvement folk américain des années 40 et 50 et par la beat generation, le mouvement folk français est en partie à l’origine du renouveau musical des années 70 et 80. Bien que le mouvement folk ait incontestablement débuté à Paris, au Centre Américain et au Bourdon, installé au Café de La Gare de Romain Bouteille et de Coluche, il s’est rapidement développé en province, dans des foyers très actifs comme ceux du Lot, de la Bretagne (festival de Kertalg en 1972), de la Provence (premier festival folk en France, à Lambesc en 1970) et du Berry.

Exister par soi-même

Il y a eu dans le Lot à la fin de la décennie 1970 une grande fête champêtre annuelle, la Fête du Miladiou, à Concots exactement, où la musique folk, rock, jazz, le théâtre, la chanson, le cirque, mais aussi le naturisme, etc. étaient joyeusement mêlés dans une liturgie anarchisante et macrobiotique… Concots, le Woodstock occitan… Avec son voisin Limogne, c’est précisément là que se trouvent actuellement un foisonnement de musiciens (Serge Bouzouki, Colombe Frezin, Marcel Lasson, Lili Benhaïm…) et de groupes de musique, de théâtre de rue, de cirque… Certains participants de ces groupes ont grandement participé au Miladiou Philarmonic (déjà l’appellation miladiou – « mille dieux » en occitan

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phonétique – trahit pour l’époque un certain iconoclasme par rapport au mouvement occitaniste renaissant, et il apparaît que la plupart de ces acteurs n’étaient pas occitans, mais bien des « néo-ruraux » post 68). Cette table ronde, outre un simple apport de témoignages individuels, a montré entre autres comment des néo-ruraux (Jacques Benaïm dit « Ben », notamment, avec son groupe mythique Grand-mère Funibus Folk) ont influencé de manière irréversible les groupes et les musiciens majeurs de la planète folk, et en particulier Alain « Kachtoun » Cadeillan (Perlinpinpin Fòlc) et Dominique Regef… et il est intéressant de constater que l’un et l’autre, partageant aujourd’hui une créativité hors du commun, sont issus de milieux très différents… Cadeillan est de souche paysanne, et Regef est parisien. Son témoignage, d’ailleurs, est atypique : à la question « quels sont parmi vous ceux qui ont appris le solfège avant les années 70 », seule une minuscule poignée de participants – dont Dominique Regef – ont levé le doigt : effectivement, enfant (étudiant la musique classique, donc), il ne connaissait le mot « bourdon » que comme appellation d’une des cloches de Notre-Dame. C’est lorsqu’il tomba, adolescent, sur un autre « Bourdon », celui créé par John Wright et Catherine Perrier, que sa vie de musicien bascula. Catherine Perrier elle-même fait partie des premiers


de luènh, histoire ded’aicí ...

Pastel n°64 · octobre 2009

pionniers folk

« Ce n’est pas de folklore que folk est l’abréviation, mais de folk-song et de folk-music. » (Roland Pécout, La musique folk des peuples de France,1978)

à Varaire ( Lot )

par Xavier Vidal & Alem Alquier

« collecteurs » de cette période. Elle affirme avoir toujours œuvré pour une image populaire de la musique (aussi bien rurale qu’urbaine, d’ailleurs…). Marc Perrone la rejoint pour son intérêt démocratique de la musique folk (et pour le retour à ses origines italiennes)… C’est là qu’on se rend compte que le folk n’est pas seulement un mouvement musical, mais aussi social… et pourquoi pas politique ? Le fait de vouloir collecter à tout prix l’ensemble du patrimoine régional français traduit bien, au début des années 70, une réaction au jacobinisme plus que centenaire, politique évidemment magnifiée par les Trente Glorieuses. N’oublions pas que De Gaulle lui-même, symbole du centralisme politique s’il en fut1, a échoué en 1969 sur un référendum qu’il a lancé au prétexte officiel de la régionalisation… Alain « Kachtoun » Cadeillan

1. … bien qu’il ait prononcé un discours entièrement en breton à photos

Quimper (fait exceptionnel pour un président de la république), mais ce

Michel Lacombe

n’était sûrement pas pour les mêmes raisons que pour « libérer » le Québec de l’emprise britannique…

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John Wright et Catherine Perrier

De plus il s’agit désormais de participer, de fuir les « vedettes » et le show business, d’organiser des rencontres – qui ne s’appellent pas encore festivals – sous une forme autogérée (le PSU connaît son heure de gloire à cette époque, et les salariés de Lip à Besançon vivent une « révolution » dont le précédent en France remonte à Jaurès avec la verrerie ouvrière de Carmaux)… et responsable : chacun peut désormais apporter sa pierre à l’édifice, philosophie à l’appui, que ce soit dans le domaine musical, celui de la danse, de la lutherie, etc. Marcel Lasson (comme Kachtoun et Coco Le Meur) a commencé à fabriquer ses propres instruments pour gagner une certaine autonomie par rapport à ce qui est alors proposé en lutherie: un académisme bien-pensant, fondé sur les seuls instruments du quatuor, point final. Il fait partie aujourd’hui des plus célèbres luthiers de vielle à roue…Et dans ce domaine aussi, la créativité, le besoin d’exister par soi-même (et non par une conduite dictée et tracée comme un destin) trouve un écho : le luthier fabrique ce qui va devenir son propre son et peut même exprimer son propre tempérament. S’enraciner Au contact des traditions, des cultures régionales et des acteurs locaux (souvent liés à l’occitanisme), le mouvement folk français, transporté vers les campagnes par l’implantation d’une population néo-rurale (la vague du « retour à la terre») a su créer toute une dynamique culturelle qui est à

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l’origine de l’intérêt actuel du public pour les musiques traditionnelles et les musiques du monde. Le Lot possède de nombreux exemples de ces musiciens venus s’y installer, dans les années 70. Les valeurs qui les caractérisent sont celles des années 60 et 70 (partage et démocratisation de la musique, création musicale, connaissance des cultures du monde et des langues et cultures des régions)… L’activité musicale y est très riche et les pratiques très diversifiées, de la musique classique au jazz, en passant par les musiques actuelles. Certains musiciens ont réussi, depuis de nombreuses années, à créer une activité professionnelle musicale dans le département. C’est le cas de Ben, qui travaille dans plusieurs groupes et différentes formules2. Table ronde & concert L’association La Granja, basée à Soulomès, qui travaille pour la valorisation des cultures et des musiques de l’oralité, s’est associée avec l’ADDA du Lot – représentée par Marc Philipon – pour donner carte blanche à Ben, qui peut être considéré comme un des initiateurs principaux du mouvement folk français, afin 2. Actuellement, son travail trouve sa place plus particulièrement dans le domaine du conte accompagné musicalement. Il faut dire que Ben a plus d’une corde à son arc puisqu’il pratique plusieurs instruments. Dans son style musical, il est proche de plusieurs « folkeux » de sa génération. Dès le début des années 60, il organise des concerts de folk au Centre Américain à Paris.


Les pionniers du folk

de luènh, histoire ded’aicí ...

d’organiser une table ronde sur l’histoire de ce mouvement. Plusieurs personnalités marquantes du mouvement folk français ont bien voulu participer à cette réunion et au magnifique concert qui ont eu lieu le dimanche 1er février 2009 à Varaire : Ben, Marc Perrone, Marie-Odile Chantrand, Catherine Perrier, John Wright, Alain Cadeillan, Dominique Regef, Maryse Brumas, Colombe Frézin, Marcel Lasson, Lili Benhaïm, Serge « Bouzouki » Renard, Gilles Rougeyrolles, Coco Le Meur, Jacques Martrès, Jean-Michel Ribeyrolles, Michel Lacombe…

Xavier Vidal, Marc Philipon,

Cette rencontre a débuté par la présentation générale du renouveau des musiques traditionnelles, au travers de l’exemple gascon, par Bénédicte Bonnemason, doctorante en ethnologie. À la suite de cette présentation, chaque intervenant musicien est venu présenter son expérience, à partir des années 60, dans le cadre de ce mouvement musical et culturel. La rencontre a été filmée en vidéo, afin de laisser une trace. Ce document pourra être exploité ultérieurement.

Serge Bouzouki, Bénédicte Bonnemason.

Patrick Le Mercier

Ben (Jacques Benhaïm)

La journée a été très riche, mais le temps a manqué pour débattre de différences d’approche, comme par exemple parler du collectage, de ce qu’on en fait… Mais l’humour reste peut-être la meilleure réponse… Comment restituer le timbre inimitable d’une chanson chantée par un vieillard édenté ? Ben a proposé une solution toute simple au problème lors du concert qui a suivi : il aurait pu se faire arracher les dents, mais non, il a choisi de chanter avec une guimbarde coincée dans la bouche… effet garanti !

photos Michel Lacombe

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au concert

Pastel n°59 · avril 2007

Martin Hayes + Doolin’ & Dennis Cahill Il est toujours jubilatoire d’aller à un concert de musique traditionnelle irlandaise, car cette musique porte en elle depuis toujours les symptomes d’une fièvre, sorte d’euphorie tranquille… Celle-ci a été organisée par l’association Arpalhands, de Colomiers, dans le cadre du festival Fous d’archet

C

oncert exceptionel s’il en fut, car Martin Hayes et Dennis Cahill ne viennent que rarement en France (incompréhensible: le public existe, et est très « accro » !). Il faut dire que ce duo fait partie de la crème de cette musique, avec Altan, Frankie Gavin, et autres Davy Spillane… Dès l’installation (assise), la posture est péremptoire (Martin Hayes est une armoire à glace), et le beat s’impose dès le début, juste à la fin du premier slow air. Comme le dit mon collègue Olivier Arnaud, ce fiddler a l’art de « faire monter la sauce ». Dennis Cahill a les yeux rivés sur le violoniste jusqu’à la fin du concert, et on a l’impression que chaque note, chaque nanoseconde vécue par le

duo est la dernière. Je n’exagère pas vraiment : la précision fournie par le guitariste, couplée à son économie de moyens et à son apparente nonchalance est une leçon de chaque instant, et ce bien entendu sans parler du coup d’archet du maître, qui m’a rappelé à maintes reprises le fameux « coup d’archet de Sligo », dont René Werneer m’affirmait que le légendaire Michael Coleman était l’inventeur… Le public, paraît-il, a eu de la chance ce soir-là car comme Martin Hayes maîtrise mal le français, il a joué au lieu de parler… Ce fut en tout cas un concert magnifique, un savant mélange de virtuosité et d’humilité… La première partie était assurée par le groupe local Doolin’. Il est évident que ce jeune groupe va faire une car66

le 23 mars 2007 au Hall Comminges à Colomiers

rière internationale dans les années à venir, tant le mot énergie appliqué à ses membres est un euphémisme. Un Jacob Fournel au mieux de sa forme, son frère Josselin dans un festival d’inventivité, les « Gartloney Rats » Nicolas & Wifried Besse, et Sébastien Saunié d’une efficacité redoutable… et bien sûr le retour attendu (après convalescence) et fort apprécié de Guilhem Cavaillé au violon… ont contribué à faire de cette soirée un moment d’exception. Merci encore à Pierre Vieussens et à Arpalhands pour cette suspension dans le temps. A. A.

<http://www.martinhayes.com> <http://www.doolin.fr> <http://www.arpalhands.org>


– Fin du premier recueil de Articles & entretiens parus sur Pastel support « papier » – Le prochain sera une compilation d’articles parus sur la version en ligne www.pastel-revue-musique.org.


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