PRÉFACE
L
ou encore objets d’étude scientifique. À mesure
à propos des lions et des tigres aperçus au zoo :
négatifs couleur viennent compléter la panoplie
artistique vouée à la photographie argentique,
parfait, celui où l’osmose entre l’animal et son
qu’ils devenaient familiers et accessibles, on se
« Combien il est nécessaire de se secouer de
du photographe naturaliste. En parallèle des
il revendique la prise de vues en noir et blanc,
environnement confère à la scène un caractère
préoccupa de leurs conditions d’existence. Le
temps en temps, de mettre la tête dehors, de
progrès techniques, la photographie animalière
qui demande non seulement une technique
intemporel. Enfin, un temps de latence est
discours de préservation des espèces menacées
chercher à lire dans la création, qui n’a rien de
est légitimée au sein des sociétés de géographie
confirmée, mais aussi un œil exercé à percevoir
nécessaire avant la sélection finale des épreuves
et la reconnaissance de l’animal en tant qu’être
commun avec nos villes et avec les ouvrages
et d’histoire naturelle, qui soutiennent les
dans leurs variations les plus fines contrastes
suivant des critères esthétiques — cadrage,
doué de sensibilité allaient de pair avec cette
des hommes 3! »
expéditions de photographes afin d’étoffer la do-
et gradations de lumière. Cette parfaite
composition, lumière —, ultime manifestation
attention nouvelle. Ce plaidoyer, qui sous-tend
Lorsqu’il en appelle à l’étude de la création,
cumentation sur les espèces exotiques et lancent
maîtrise lui permet d’atteindre la richesse de
de la subjectivité du photographe.
aujourd’hui beaucoup de représentations
c’est-à-dire de l’ensemble des êtres vivants
les premières campagnes pour la préservation
la gamme tonale, le velouté des contours et le
C’est donc une succession de rencontres
animalières, se retrouve dans les portraits de
peuplant le monde, Delacroix semble vouloir
de celles qui sont menacées. Grâce à la photo-
savant clair-obscur que l’on observe dans ses
fortuites, tantôt drôles, tantôt émouvantes,
bêtes sauvages de Laurent Baheux. Ainsi, le
revenir au lien originel unissant humanité
graphie, il est désormais possible d’approcher de
images. Dans les photographies d’Afrique de
mais toujours intenses et touchant parfois
choix de représenter la faune africaine est-il
et animalité, lien qui s’apparente pour lui
très près l’animal et de le saisir dans son habitat
Sebastião Salgado et de Peter Beard, consacrées
au sublime, que nous livre Laurent Baheux à
chez lui l’expression d’un parti pris idéologique
à un rapport de forces. Les bêtes sauvages
naturel, libre, spontané, d’où une nouvelle façon
respectivement à la misère des populations
travers ses œuvres. Son message de préserva-
e t e s t h é t i q u e . L e s f é l i n s e t l e s g ra n d s
peuplant le monde primitif seraient un danger
de le percevoir. Ainsi naît la photographie de
et à l’extermination des espèces menacées,
tion des espèces animales se passe d’images
mammifères d’Afrique constituent en effet un
qu’il appartient à l’homme de subjuguer. Les
nature, qui suppose de figurer les occupants
la force symbolique des motifs et l’impact du
choquantes ou de symboles ; il réside tout
inépuisable répertoire de formes où l’élégance
nombreuses chasses au lion qu’il représente
d’un espace sauvage d’où l’homme est absent.
message de dénonciation sont en grande partie
entier dans l’éclat d’un regard et la simplicité
des silhouettes et la majesté des attitudes le
dans ses tableaux témoignent ainsi d’une
Si Laurent Baheux se place dans cette lignée,
redevables à l’usage classique du noir et blanc.
charmante d’une attitude. En Afrique, Laurent
disputent à la rudesse des mouvements. Il y
osmose entre l’homme et la nature, même si
il ne se reconnaît pas dans le qualificatif de
À l’instar de ces prédécesseurs, Laurent Baheux
Baheux a été saisi par la splendeur et l’authen-
orsque Laurent Baheux arrive
a chez Laurent Baheux le souhait de préserver
elle se résout dans la mort. Delacroix percevait
photographe naturaliste. Serait-ce parce que la
privilégie l’usage du noir et blanc, qui permet
ticité de la vie sauvage. Il poursuit aujourd’hui
en Afrique, il devient l’un de ces « errants sur
le spectacle de cette nature primitive et de
certes le lion comme un prédateur animé de
pratique de la photographie de nature s’est vue
de focaliser le regard sur l’essentiel de la scène
son entreprise créatrice, avec pour quête ultime
la terre préhistorique, sur une terre qui avait
contribuer à la conservation de ces animaux,
passions mauvaises — lorsqu’il le représente au
trop souvent enfermée dans les limites étroites
au lieu de le disperser par les effets d’attirance
l’absolue magnificence d’un règne animal qu’il se
l’aspect d’une planète inconnue », comme la
auxquels il insuffle une âme et une individualité.
repos, il traduit la fureur contenue du félin par
d’un genre considéré comme mineur par les
et de répulsion de certaines couleurs, et qui
refuse à voir disparaître.
l’œil luisant et la tension des muscles —, mais
milieux artistiques ? Des concours spécialisés,
confère grandeur et élégance aux compositions.
décrit Joseph Conrad 1. L’Afrique qu’il découvre, au paysage brut et barbare, est peuplée des
Des portraits de fauves empreints de dignité et
il est aussi attentif à l’expression individuelle de
tels le Wildlife Photographer of the Year, prix
Grâce à une technique photographique perfec-
ultimes vestiges d’une faune primitive en train de
de douceur
l’animal et à la manifestation de ses sentiments.
du meilleur photographe de nature organisé
tionnée au long des treize années passées sur
s’effacer devant l’homme, aussi le photographe
Laurent Baheux s’est saisi de l’appareil pho-
Même si les portraits de lion de Laurent Baheux
par le Muséum d’histoire naturelle de Londres,
le terrain, Laurent Baheux parvient à exploiter
voudrait-il retenir le témoignage de ce monde
tographique là où d’autres s’étaient emparés
sont empreints de douceur et de dignité
contribuent à en dicter les règles 4. En dépit des
tout le potentiel esthétique de la faune africaine.
qui s’évanouit, capter l’innocence et la vulnéra-
du pinceau ou de la gouge. Si le médium qu’il
davantage que de force indomptée, le parallèle
apparences pourtant, celles-ci ne se limitent ni
La beauté graphique du pelage des zèbres et
bilité des dernières bêtes sauvages. Confronté
emploie et les moyens techniques dont il dispose
entre le peintre et le photographe s’impose.
à l’observation documentaire mise au service
des silhouettes de girafes donne matière à
à la bestialité absolue, Laurent Baheux se sent
le distinguent des peintres et des sculpteurs qui
Là où Delacroix faisait figure de précurseur,
de la zoologie ni à l’éthique d’une prise de
des compositions travaillées, où se répondent
devenir animal lui-même ; d’ailleurs, « l’homme
l’ont précédé, il partage avec eux un même
Laurent Baheux milite aujourd’hui pleinement :
conscience environnementale. La pratique, telle
et s’enchevêtrent formes animales et formes
n’est-il pas le seul animal qui s’ignore », comme
attrait pour le règne animal. Au début du
il prend en compte la sensibilité animale jusqu’à
qu’elle apparaît dans les statuts du concours
végétales. Dans ses portraits en plans moyen et
il aime à dire ? De ce retour du photographe à
XIXe siècle, les artistes romantiques furent
préférer, à la fréquentation des hommes, celle
ainsi que les témoignages des lauréats, n’est en
rapproché de lions, d’éléphants et de rhinocéros,
l’état de nature, de ce parcours de l’explora-
parmi les premiers à proposer une évocation
des territoires sauvages, où s’épanouit une vie
fait pas dénuée d’aspirations esthétiques. Ainsi,
il privilégie un traitement sensible, mettant en
teur sur la terre des origines, ne subsiste que le
autre que la vision documentaire ou symbolique
primitive et intemporelle.
l’art de la composition et l’usage novateur de la
avant le regard ou saisissant l’animal dans une
sentiment d’un voyage idyllique dans le temps.
qui prévalait dans l’art animalier. Leur volonté
technique font-ils partie des critères d’apprécia-
attitude qui traduit la dignité, la puissance et la
Nulle noirceur, nulle férocité dans les portraits de
de traduire les passions et les sentiments de
Une approche subjective de la photographie
tion de la compétition. S’y ajoute « l’interpréta-
spontanéité de la vie sauvage. Le rendu précis
bêtes recueillis lors de sa traversée ; l’étincelle
l’animal exotique, afin de le rendre le plus vivant
animalière
tion authentique de la nature », une association
des textures place l’animal en interaction avec
d’humanité qui se lit dans leurs regards plaide
possible, partait d’une soif de dépaysement et
Le médium photographique a sans conteste
de termes pour le moins contradictoires qui
son milieu : boue et sable le maculent, le vent
au contraire pour la reconnaissance d’une
d’une fascination pour la démesure. Certes,
joué un rôle dans l’acceptation de l’animal en
dévoile la dichotomie à l’œuvre dans le genre
agite son pelage, l’eau l’éclabousse… Laurent
sensibilité qui leur a été longtemps contestée.
ils devaient leurs connaissances sur le lion
tant que sujet. Certes, la technique ne s’est pas
naturaliste : le photographe est incité à restituer
Baheux parvient à transposer ainsi en photogra-
« Laissez-les un peu se définir eux-mêmes »,
et autres bêtes féroces avant tout à leur fré-
prêtée d’emblée à la représentation animale,
fidèlement la réalité en saisissant l’animal dans
phie le naturel et la simplicité de l’existence des
réclamait déjà La Bruyère au nom des animaux
quentation assidue du Jardin des Plantes, mais
la sensibilité réduite des premiers négatifs
des attitudes et comportements distinctifs de
bêtes sauvages, ainsi que cette force tranquille
qu’il voyait maltraités par ses contemporains .
l’exaltation qui les gagnait face au spectacle
empêchant les photographes d’obtenir des
son espèce, mais il est en même temps invité à
qui chez eux le frappe tant.
Dans l’histoire ambiguë du rapport de l’homme à
offert par les contrées lointaines et l’impres-
images satisfaisantes, le caractère imprévisible
exprimer sa subjectivité en sélectionnant dans
L’approche créative en photographie animalière
l’animal, les artistes occupent une place à part.
sion qu’ils avaient d’y redécouvrir un éden
du comportement et de l’activité des animaux
la nature les formes qui stimulent sa sensibilité.
suppose également de mettre en valeur le
Envisager l’animal en tant que sujet artistique,
perdu sont des sensations que l’on retrouve
ajoutant encore à la difficulté de la tâche. Les
traduire en images la curiosité, l’admiration ou
dans la quête que poursuit Laurent Baheux en
premières images photographiques d’espèces
Les images intenses d’une vie sauvage sans
travail d’exploration du terrain, qui est le même
la peur qu’il suscite, tout cela ne revient-il pas
Afrique, où subsistent les dernières réserves
exotiques voient le jour dans les jardins
l’homme sublimées par la somptueuse palette
pour les photographes documentaires et les
en effet à lui conférer ne serait-ce qu’un début
naturelles, lieux d’une nature préservée des
zoologiques durant les années 1850, mais
du noir et blanc
photographes d’art, se double chez ces derniers
d’humanité ? Laurent Baheux se réclame de
interventions de l’homme. C’est pour lui un
une longue série d’innovations techniques est
Par ses choix techniques et esthétiques, Laurent
d’une attente de l’instant décisif. Nulle prémé-
cette filiation artistique, en même temps qu’il
retour aux origines du continent africain,
nécessaire avant de réussir à fixer une image
Baheux adopte une démarche artistique où
ditation chez Laurent Baheux, qui affirme se
hérite du profond bouleversement qu’entraîna
avant le développement démographique qui
nette. Une meilleure sensibilité des négatifs et
l’attitude interprétative prévaut sur la vision
reposer sur le hasard des rencontres et cherche
l’invention de la photographie dans la relation
entraîna la construction de villes et d’infrastruc-
le développement d’obturateurs permettant un
documentaire, aussi n’est-il pas étonnant que la
dès que possible à s’affranchir des règles.
de l’homme aux bêtes. Sujets de prédilection
tures. Le conflit qui oppose vie sauvage et
temps d’exposition très bref permettent alors de
catégorie « Vision créative » du concours Wildlife
D’abord, le photographe est en observation,
des photographes, les animaux sont apparus
civilisation était déjà source de questionnement
capter les attitudes, jusque-là invisibles à l’œil
Photographer, dans laquelle il a été récompensé
il suit les animaux dans leur déplacement,
d’abord comme trophées de chasse, puis comme
pour les romantiques. Il se lit dans les lignes
nu, d’animaux en mouvement. Les téléobjectifs
en 2007, ait été celle qui répondait le mieux à
s’appropriant peu à peu son sujet. À ce travail
modèles d’élevage, compagnons de l’homme
exaltées qu’écrivait Delacroix dans son journal
autorisant l’observation à distance, le flash et les
ses aspirations. Héritier d’une longue tradition
de repérage succède l’attente du moment
2
Fedora Parkmann
cheminement qui a précédé la prise de vues. Le
1 Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres, Paris, LGF-Livre de Poche, 1988, p. 135, trad. Catherine Pappo-Musard. 2 Jean de La Bruyère, « Des Jugements », in Les Caractères, éditions Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1989, chapitre 12, paragraphe 119. 3 Eugène Delacroix, « Journal, 19 janvier 1847 », in Journal 1822-1863, édition revue par Régis Labourdette, Paris, Plon, 1980, p. 117, préface d’Hubert Damisch. 4 « Wildlife Photographer of the Year », site Internet du Natural History Museum, Londres. URL : http://www.nhm.ac.uk/visit-us/wpy/index. html, consulté le 25 mai 2015.
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