PRÉSENTATION
L
modèles d’élevage, compagnons de l’homme
exaltées qu’écrivait Delacroix dans son journal
ou encore objets d’étude scientifique. À mesure
à propos des lions et des tigres aperçus au zoo :
qu’ils devenaient familiers et accessibles, on se
« Combien il est nécessaire de se secouer de
préoccupa de leurs conditions d’existence. Le
temps en temps, de mettre la tête dehors, de
discours de préservation des espèces menacées
chercher à lire dans la création, qui n’a rien de
et la reconnaissance de l’animal en tant qu’« être
commun avec nos villes et avec les ouvrages
doué de sensibilité » allaient de pair avec cette
des hommes 3! ».
attention nouvelle. Ce plaidoyer, qui sous-tend
Lorsqu’il en appelle à l’étude de la création,
aujourd’hui beaucoup de représentations
c’est-à-dire de l’ensemble des êtres vivants
animalières, se retrouve dans les portraits de
peuplant le monde, Delacroix semble vouloir
bêtes sauvages de Laurent Baheux. Ainsi, le
revenir au lien originel unissant humanité
choix de représenter la faune africaine est-il
et animalité, lien qui s’apparente pour lui
chez lui l’expression d’un parti pris idéologique
à un rapport de forces. Les bêtes sauvages
e t e s t h é t i q u e . L e s f é l i n s e t l e s g ra n d s
peuplant le monde primitif seraient un danger
mammifères d’Afrique constituent en effet un
qu’il appartient à l’homme de subjuguer. Les
inépuisable répertoire de formes où l’élégance
nombreuses chasses au lion qu’il représente
des silhouettes et la majesté des attitudes le
dans ses tableaux témoignent ainsi d’une
orsque Laurent Baheux arrive
disputent à la rudesse des mouvements. Il y
osmose entre l’homme et la nature, même si
en Afrique, il devient l’un de ces « errants sur
a chez Laurent Baheux le souhait de préserver
elle se résout dans la mort. Delacroix percevait
la terre préhistorique, sur une terre qui avait
le spectacle de cette nature primitive et de
certes le lion comme un prédateur animé de
l’aspect d’une planète inconnue », comme la
contribuer à la conservation de ces animaux,
passions mauvaises — lorsqu’il le représente au
décrit Joseph Conrad 1. L’Afrique qu’il découvre,
auxquels il insuffle une âme et une individualité.
repos, il traduit la fureur contenue du félin par
au paysage brut et barbare, est peuplée des
l’œil luisant et la tension des muscles —, mais
ultimes vestiges d’une faune primitive en
Des portraits de fauves empreints de dignité et
il est aussi attentif à l’expression individuelle de
train de s’effacer devant l’homme, aussi le
de douceur
l’animal et à la manifestation de ses sentiments.
photographe voudrait-il retenir le témoignage
Laurent Baheux s’est saisi de l’appareil
Même si les portraits de lion de Laurent Baheux
de ce monde qui s’évanouit, capter l’innocence
photographique là où d’autres s’étaient emparés
sont empreints de douceur et de dignité
et la vulnérabilité des dernières bêtes sauvages.
du pinceau ou de la gouge. Si le médium qu’il
davantage que de force indomptée, le parallèle
Confronté à la bestialité absolue, Laurent
emploie et les moyens techniques dont il dispose
entre le peintre et le photographe s’impose.
Baheux se sent devenir animal lui-même ;
le distinguent des peintres et des sculpteurs qui
Là où Delacroix faisait figure de précurseur,
d’ailleurs, « l’homme n’est-il pas le seul animal
l’ont précédé, il partage avec eux un même
Laurent Baheux milite aujourd’hui pleinement :
qui s’ignore », comme il aime à dire ? De ce
attrait pour le règne animal. Au début du
il prend en compte la sensibilité animale jusqu’à
retour du photographe à l’état de nature,
XIX siècle, les artistes romantiques furent
préférer, à la fréquentation des hommes, celle
de ce parcours de l’explorateur sur la terre
parmi les premiers à proposer une évocation
des territoires sauvages, où s’épanouit une vie
des origines, ne subsiste que le sentiment
autre que la vision documentaire ou symbolique
primitive et intemporelle.
d’un voyage idyllique dans le temps. Nulle
qui prévalait dans l’art animalier. Leur volonté
noirceur, nulle férocité dans les portraits de
de traduire les passions et les sentiments de
Une approche subjective de la photographie
bêtes recueillis lors de sa traversée ; l’étincelle
l’animal exotique, afin de le rendre le plus vivant
animalière
d’humanité qui se lit dans leurs regards plaide
possible, partait d’une soif de dépaysement et
Le médium photographique a sans conteste
au contraire pour la reconnaissance d’une
d’une fascination pour la démesure. Certes,
joué un rôle dans l’acceptation de l’animal en
sensibilité qui leur a été longtemps contestée.
ils devaient leurs connaissances sur le lion
tant que sujet. Certes, la technique ne s’est pas
« Laissez-les un peu se définir eux-mêmes »,
et autres bêtes féroces avant tout à leur
prêtée d’emblée à la représentation animale,
réclamait déjà La Bruyère au nom des animaux
fréquentation assidue du Jardin des Plantes,
la sensibilité réduite des premiers négatifs
qu’il voyait maltraités par ses contemporains 2.
mais l’exaltation qui les gagnait face au
empêchant les photographes d’obtenir des
Dans l’histoire ambiguë du rapport de l’homme à
spectacle offert par les contrées lointaines
images satisfaisantes, le caractère imprévisible
l’animal, les artistes occupent une place à part.
et l’impression qu’ils avaient d’y redécouvrir
du comportement et de l’activité des animaux
Envisager l’animal en tant que sujet artistique,
un éden perdu sont des sensations que l’on
ajoutant encore à la difficulté de la tâche. Les
traduire en images la curiosité, l’admiration ou
retrouve dans la quête que poursuit Laurent
premières images photographiques d’espèces
la peur qu’il suscite, tout cela ne revient-il pas
Baheux en Afrique, où subsistent les dernières
exotiques voient le jour dans les jardins
en effet à lui conférer ne serait-ce qu’un début
réserves naturelles, lieu d’une nature préservée
zoologiques durant les années 1850, mais
d’humanité ? Laurent Baheux se réclame de
des interventions de l’homme. C’est pour lui un
une longue série d’innovations techniques est
cette filiation artistique, en même temps qu’il
retour aux origines du continent africain, avant
nécessaire avant de réussir à fixer une image
hérite du profond bouleversement qu’entraîna
le développement démographique qui entraîna
nette. Une meilleure sensibilité des négatifs et
l’invention de la photographie dans la relation
la construction de villes et d’infrastructures.
le développement d’obturateurs permettant un
de l’homme aux bêtes. Sujets de prédilection
Le conflit qui oppose vie sauvage et
temps d’exposition très bref permettent alors de
des photographes, les animaux sont apparus
civilisation était déjà source de questionnement
capter les attitudes, jusque-là invisibles à l’œil
d’abord comme trophées de chasse, puis comme
pour les romantiques. Il se lit dans les lignes
nu, d’animaux en mouvement. Les téléobjectifs
e
autorisant l’observation à distance, le flash et les
Photographer, dans laquelle il a été récompensé
dès que possible à s’affranchir des règles.
négatifs couleur viennent compléter la panoplie
en 2007, ait été celle qui répondait le mieux à
D’abord, le photographe est en observation,
du photographe naturaliste. En parallèle des
ses aspirations. Héritier d’une longue tradition
il suit les animaux dans leur déplacement,
progrès techniques, la photographie animalière
artistique vouée à la photographie argentique,
s’appropriant peu à peu son sujet. À ce travail
est légitimée au sein des sociétés de géographie
il revendique la prise de vues en noir et blanc,
de repérage succède l’attente du moment
et d’histoire naturelle, qui soutiennent les
qui demande non seulement une technique
parfait, celui où l’osmose entre l’animal et son
expéditions de photographes afin d’étoffer
confirmée, mais aussi un œil exercé à percevoir
environnement confère à la scène un caractère
la documentation sur les espèces exotiques
dans leurs variations les plus fines contrastes
intemporel. Enfin, un temps de latence est
et lancent les premières campagnes pour la
et gradations de lumière. Cette parfaite
nécessaire avant la sélection finale des épreuves
préservation de celles qui sont menacées. Grâce
maîtrise lui permet d’atteindre la richesse de
suivant des critères esthétiques — cadrage,
à la photographie, il est désormais possible
la gamme tonale, le velouté des contours et le
composition, lumière —, ultime manifestation
d’approcher de très près l’animal et de le saisir
savant clair-obscur que l’on observe dans ses
de la subjectivité du photographe.
dans son habitat naturel, libre, spontané, d’où
images. Dans les photographies d’Afrique de
C’est donc une succession de rencontres
une nouvelle façon de le percevoir. Ainsi naît
Sebastião Salgado et de Peter Beard, consacrées
fortuites, tantôt drôles, tantôt émouvantes, mais
la photographie de nature, qui suppose de
respectivement à la misère des populations
toujours intenses et touchant parfois au sublime,
figurer les occupants d’un espace sauvage d’où
et à l’extermination des espèces menacées,
que nous livre Laurent Baheux à travers ses
l’homme est absent.
la force symbolique des motifs et l’impact du
œuvres. Son message de préservation des
Si Laurent Baheux se place dans cette lignée,
message de dénonciation sont en grande partie
espèces animales se passe d’images choquantes
il ne se reconnaît pas dans le qualificatif de
redevables à l’usage classique du noir et blanc.
ou de symboles ; il réside tout entier dans l’éclat
photographe naturaliste. Serait-ce parce que
À l’instar de ces prédécesseurs, Laurent Baheux
d’un regard et la simplicité charmante d’une
la pratique de la photographie de nature s’est
privilégie l’usage du noir et blanc, qui permet
attitude. En Afrique, Laurent Baheux a été
vue trop souvent enfermée dans les limites
de focaliser le regard sur l’essentiel de la scène
saisi par la splendeur et l’authenticité de la vie
étroites d’un genre considéré comme mineur
au lieu de le disperser par les effets d’attirance
sauvage. Il poursuit aujourd’hui son entreprise
par les milieux artistiques ? Des concours
et de répulsion de certaines couleurs, et qui
créatrice, avec pour quête ultime l’absolue
spécialisés, tels le Wildlife Photographer of the
confère grandeur et élégance aux compositions.
magnificence d’un règne animal qu’il se refuse
Year, prix du meilleur photographe de nature
G r â c e à u n e t e c h n i q u e p h o t o g ra p h i q u e
à voir disparaître.
organisé par le Muséum d’histoire naturelle de
perfectionnée au long des treize années passées
Londres, contribuent à en dicter les règles 4. En
sur le terrain, Laurent Baheux parvient à
dépit des apparences pourtant, celles-ci ne se
exploiter tout le potentiel esthétique de la
limitent ni à l’observation documentaire mise
faune africaine. La beauté graphique du pelage
au service de la zoologie ni à l’éthique d’une
des zèbres et des silhouettes de girafes donne
prise de conscience environnementale. La
matière à des compositions travaillées, où se
pratique, telle qu’elle apparaît dans les statuts
répondent et s’enchevêtrent formes animales
du concours ainsi que les témoignages des
et formes végétales. Dans ses portraits en
lauréats, n’est en fait pas dénuée d’aspirations
plans moyen et rapproché de lions, d’éléphants
esthétiques. Ainsi, l’art de la composition et
et de rhinocéros, il privilégie un traitement
l’usage novateur de la technique font-ils partie
sensible, mettant en avant le regard ou
des critères d’appréciation de la compétition.
saisissant l’animal dans une attitude qui traduit
S’y ajoute « l’interprétation authentique
la dignité, la puissance et la spontanéité de la
de la nature », une association de termes
vie sauvage. Le rendu précis des textures place
pour le moins contradictoires qui dévoile la
l’animal en interaction avec son milieu : boue
dichotomie à l’œuvre dans le genre naturaliste :
et sable le maculent, le vent agite son pelage,
le photographe est incité à restituer fidèlement
l’eau l’éclabousse… Laurent Baheux parvient à
la réalité en saisissant l’animal dans des
transposer ainsi en photographie le naturel et
attitudes et comportements distinctifs de son
la simplicité de l’existence des bêtes sauvages,
espèce, mais il est en même temps invité à
ainsi que cette force tranquille qui chez eux le
exprimer sa subjectivité en sélectionnant dans
frappe tant.
la nature les formes qui stimulent sa sensibilité.
L’approche créative en photographie animalière
Fedora Parkmann
suppose également de mettre en valeur Les images intenses d’une vie sauvage sans
le cheminement qui a précédé la prise de
l’homme sublimées par la somptueuse palette
vues. Le travail d’exploration du terrain,
du noir et blanc
qui est l e même pour l es photographes
Par ses choix techniques et esthétiques, Laurent
documentaires et les photographes d’art, se
Baheux adopte une démarche artistique où
double chez ces derniers d’une attente de
l’attitude interprétative prévaut sur la vision
l’instant décisif. Nulle préméditation chez
documentaire, aussi n’est-il pas étonnant que la
Laurent Baheux, qui affirme se reposer
catégorie « Vision créative » du concours Wildlife
sur le hasard des rencontres et cherche
1 Joseph Conrad, Au Cœur des ténèbres, Paris, LGF-Livre de Poche, 1988, p. 135, trad. Catherine Pappo-Musard. 2 Jean de La Bruyère, « Des Jugements », in Les Caractères, éditions Antoine Adam, Paris, Gallimard, 1989, chapitre 12, paragraphe 119. 3 Eugène Delacroix, « Journal, 19 janvier 1847 », in Journal 1822-1863, édition revue par Régis Labourdette, Paris, Plon, 1980, p. 117, préface d’Hubert Damisch. 4 « Wildlife Photographer of the Year », site Internet du Natural History Museum, Londres. URL : http://www.nhm.ac.uk/visit-us/wpy/index. html, consulté le 25 mai 2015.
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